Le plus important ou, si l’on veut, le plus long chapitre de ce nouveau recueil d’essais,
appartient à un genre littéraire tout à fait démodé, la Réfutation . Peut-être a-t-on fini
par s’apercevoir que les bons livres sont irréfutables et que les mauvais se réfutent
eux-mêmes. C’est assez juste ; mais cela me serait davantage si tous lès livres méritaient
l’une ou l’autre de ces qualifications extrêmes. Il y en a de bien faits et de
construction sérieuse dont la façade accueillante trompe sur les pièges intérieurs ; la
maison a l’air honnête, elle est confortable : on y entre, on s’y plaît, on y demeure ;
veut-on sortir, c’est une prison.
Je n’aime les prisons d’aucune sorte ; c’est pourquoi, entré chez M. Albalat, je me sais
permis de déraciner quelques serrures. Il les remplacera, si cela lui convient, car après
tout, il est mettre chez lui ; et s’il se fâche contre moi, je n’insisterai pas, le priant
même d’excuser mon indiscrétion et ma mauvaise humeur.
Car c’est la mauvaise humeur, bien plus que tout bon sentiment dont je pourrais me
vanter, qui m’excita à cette petite entreprise. Les confidences d’un possesseur de la
vérité me font rire certains jours et d’autres, me fâchent. Il est aussi absurde de
chercher la vérité — et de la trouver, — quand on a atteint l’âge de raison, que de mettre
ses souliers dans la cheminée, la nuit de Noël. « A cette heure, me disait l’un des
créateurs d’une science nouvelle, nous ne pouvons établir aucune théorie, mais nous
pouvons démolir toutes celles qu’on établirait. » Il faut tâcher d’en rester toujours à ce
stade : la seule recherche féconde est la recherche du non-vrai. ,
Ainsi, et seulement ainsi, la critique fait une œuvre supérieure. « Mon métier est de
semer des doutes » Ce mot de Pierre Bayle confient toute une méthode et toute une morale.
La vérité est tyrannique ; le doute est libérateur.
Aux affirmations de M. Albalat j’ai donc substitué des doutes. Cela est moins plaisant
pour le commun des hommes, qui vit de vérités, exactement comme d’herbe le bœuf. Il n’y a
pas que des bœufs ; sans quoi comment se ferait dans les organismes humains la génération
des pensées ?
Le « problème du style » est important, si l’art est important, si la civilisation est
importante. Il est insoluble dans le sens où M. Albalat a voulu le résoudre. On n’apprend
pas à écrire, c’est-à-dire à acquérir un style personnel ; sans quoi rien ne serait plus
commun, et rien n’est plus rare. C’est le côté pédagogique de la question et le côté vain.
Le véritable problème du style est une question de physiologie. S’il est impossible
d’établir le rapport exact, nécessaire, de tel style à telle sensibilité, on peut
cependant affirmer une étroite dépendance. Nous écrivons, comme nous sentons, comme nous
pensons, avec notre corps tout entier. L’intelligence n’est qu’une des manières d’être de
la sensibilité, et non pas la plus stable, encore moins la plus volontaire.
En disant que cette étude appartient au genre Réfutation, je n’entends aucunement dire
qu’elle soit une réfutation véritable. Son but, bien moins rigoureux, est plutôt de
développer cinq ou six motifs de ne pas croire mes recettes de ta rhétorique. Mais le fait
est que, sans les ouvrages didactiques de M. Albalat, je n’aurais peut-être jamais
réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ, je leur dois beaucoup : je
voudrais avoir donné au public plus qu’ils ne m’ont prêté. Cela serait mon excuse.
Il n’est presque rien dans le reste du volume qui ne se relie au problème du style, qu’il
s’agisse de l’origine ou de la technique de la poésie symboliste, de la destinée de l’art
nouveau ou de quelques subtilités grammaticales.
M. Albalat vient d’entreprendre encore une fois de nous guider par la main vers la
conquête du style. Il nous donne le manuel du métier d’écrire, après en avoir rédigé
d’abord la théorie1. Ce manuel porte un titre
redoutable, tout pareil à ceux que l’on épelait avec effroi jadis sur les grimoires et
les clavicules, ou naguère au front chauve des traités d’économie politique. Le voici,
formidable ; c’est tout un programme, c’est un monde : De la Formation du
style par l’assimilation des auteurs
2.
Il y a un maître et des apprentis. La leçon commence et développe ce principe ; il faut
lire. Tout le monde lit, pour se divertir, pour s’instruire ; ce n’est pas cela. Il faut
lire bien. Lire bien, c’est lire avec fruit. Lire avec fruit, c’est « lire les auteurs
dont le style peut apprendre à écrire et laisser de côté ceux dont le style n’apprend
pas à écrire ». Car il s’agit de s’assimiler des procédés et là où il n’y a point de
procédés, là où le génie fleurit dans toute l’innocence de sa sensibilité, la lecture
sera improductive. Alors, à quoi bon ? La simplicité de ce raisonnement charmera tout
d’abord les intelligences pratiques. Il est d’ailleurs irréfutable. S’il y a un art
d’écrire, et si cet art se peut apprendre, il faut fréquenter les écoles où on
l’enseigne. C’est avec des déductions de cette netteté et de cette force que M. Albalat
a réuni autour de sa chaire, ses livres, un auditoire fidèle et reconnaissant. Ainsi
jadis du Bellay, mais sur un autre ton, tout de même, et pour des besognes un peu
différentes, poussait au pillage la troupe ardente des jeunes poètes : « Là doncques,
François, marchiez courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves
despouilles d’elle comme vous avez fait plus d’une fois) ornez vos temples et autels …
Donnez en cette Grece menteresse, et semez encore un coup la fameuse nation des
Gallogrecs. Pillez-moi, sans conscience, les sacrés thresors de ce temple Delphique … »
Du Bellay ne fut que trop bien compris. M. Albalat, venant, à son tour, nous enseigner
la formation du style par l’assimilation des procédés homériques, vient-il à son heure ?
Est-il un héraut ou un nécrophore ?
Donc, et encore comme du Bellay qui rejetait toute la vieille littérature française,
éducatrice de l’Europe au profit de la France, vous mépriserez, candidats à
l’assimilation, tous ces inutiles dont la compagnie est sans bénéfice. Vous ne lirez
point Descartes ; il n’a que des idées, et pas de style visible. Sa pensée a une peau
qui tient à la chair et point de robe à ramages ; et celle de Pascal non plus : elle est
toute nue et parfois suante de fièvre, jaunie par le jeûne, ou tout d’un coup rouge d’un
sang qui fuit le cœur et le laisse glacé. Elle est nue comme une âme. Vous ne lirez
point Pascal. Vous ne lirez pas non plus ce dédaigneux Retz, qui n’est couvert que d’une
impudeur transparente, ni aucun de ces écrivains qui se rapprochent de la nature jusqu’à
parfois se confondre avec elle. C’est du temps de perdu. Autant vaudrait, presque, vivre
et sentir par soi-même, ouvrir les yeux, tendre les oreilles, exercer ses mains, méthode
lente qui n’apprend à écrire qu’à ceux qui en ont reçu le don.
Ces écrivains nus ont un autre défaut, nous dit M. Albalat, Ils n’ont pas de goût. Or
le goût, c’est la clef de la méthode.
Qu’est-ce que le goût ?
« On le définit : un discernement spécial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer
certains rapports … »
Mais je me récite Bouvard et Pécuchet. Reprenons.
Qu’est-ce que le goût ?
Rien du tout, ceci :
trahit sua quemque voluptas
. Cependant, on
arriverait, en décomposant cette notion, à l’idée de beauté (Pécuchet aussi y arrive),
et le goût serait la tendance à ressentir certaines émotions qui éveillent l’idée de
beauté. Ce que donne cette dernière idée à l’analyse, on le sait. La beauté, pour faire
un emprunt à la mythologie transcendantale de M. Jules de Gaultier, c’est un des pièges
que nous tend le génie de l’espèce. Elle est variable, hormis en sa forme primitive, qui
est le corps humain, et le goût, organe, varie selon ce qu’il doit goûter, par
accommodation. Il y a toujours accord, à une certaine heure de l’évolution littéraire,
entre la beauté et le goût ; cela prouve bien qu’ils se modifient de concert et qu’ils
réagissent intimement l’un sur l’autre. Cependant, M. Albalat croit qu’il y a un goût
absolu, de même qu’il tient pour très probable l’existence d’un beau immuable. Va-t-il
le dire ? Il le dit, et j’en suis tout ébloui : « Les beautés littéraires sont fixes. »
Il ajoute, il est vrai, que leurs formes sont diverses. Mais qu’est-ce donc que ce beau
en soi et qui hante le cerveau des esthéticiens, tel le fantôme d’Hippolyte, sans forme
et sans couleur ? Un mot et, pour préciser, un mot collectif. Nous donnons ce même nom
de beauté littéraire à des sources d’émotion fort différentes, tellement qu’il y a là un
abus de langage. Si M. de Pourceaugnac est une belle chose, qu’est-ce
que le Lac ? Une belle chose. Avouons plutôt que nous n’avons qu’un
seul groupe de sons pour exprimer cinquante ou soixante sensations différentes et
parfois contradictoires. Proféré isolément, sans aucun déterminatif, ce groupe de sons
n’a pas un sens beaucoup plus clair que tel préfixe abstrait, ante,
cum, ou pro. Il faut un complément. Ici il sera à la fois de
temps et de lieu, et la formule générale se dira ainsi : Les beautés littéraires varient
avec les royaumes et avec les époques.
Cependant, M. Albalat harnache, las de chevaucher l’absolu, cette maigre haquenée : il
y a un goût dominant, il y a aussi des goûts particuliers. On les négligera, et même le
sien propre, pour se mettre en quête de la rose qui parle, du goût en soi. Le moyen de
découverte est la lecture des livres « où il y a du talent ». C’est en les lisant qu’on
se forme le goût. Mais comme il faut déjà du goût pour discerner le talent, me voilà
enfermé dans une piste de cirque où la haquenée me promènerait pendant l’éternité, si M.
Albalat ne venait obligeamment m’ouvrir la porte de la prison. Il prend ma monture par
la bride, nous guide et nous sert des rafraîchissements. « Il faut, nous dit-il, lire
beaucoup d’auteurs du premier, du deuxième et du troisième ordre. » On commencera par
les grands crûs, afin de se façonner un critère pour déguster les autres « qui pourront
alors être lus sans péril ». Hé ! Dieu, comme dit le pauvre François Villon, que n’ai-je
eu un tel maître « au temps de ma jeunesse folle » ! Je n’aurais pas pris la mauvaise
habitude de lire sans discernement sans souci des trois ordres, allant jusqu’au dixième,
jusqu’au centième peut-être ! Victor Hugo prétendait ne lire que les livres que personne
ne lit. J’ai une tendance à la même dépravation. M. Albalat sait où cela mène, qui se
connaît en belles lettres. Mais quoi ? Je n’ai pas remarqué que les livres que personne
ne lit soient plus absurdes que ceux que tout le monde lit. Quant à la peur de se gâter
le style, c’est bon pour un Bembo, qui use d’une langue factice. Le style peut se
fatiguer, comme l’homme même ; il vieillira, de même que l’intelligence et la sensibilité
dont il est le signe ; mais, pas plus que l’individu, il ne changera de personnalité, à
moins d’un cataclysme psychologique. Le régime alimentaire, le séjour à la campagne ou à
Paris, les occupations sentimentales et leurs suites, les maladies ont bien plus
d’influence sur un style vrai que les mauvaises lectures. Le style est un produit
physiologique, et l’un des plus constants, quoique dans la dépendance des diverses
fonctions vitales.
« Les littérateurs, nous dit M. Albalat, lisent pour goûter le talent, les savants,
pour s’instruire, et les femmes pour sentir. » Mais de quelle sorte est-il donc, ce
littérateur qui ne veut pas s’instruire et qui n’a pas de joie à sentir ? Est-ce Goethe,
par hasard, ou Sainte-Beuve, ou Flaubert ? Suivons notre martre sans plus de questions
indiscrètes. Goûter le talent, c’est, paraît-il, s’assimiler l’art. A quoi cela est-il
bon ? Nous le saurons, patience. S’assimiler l’art, c’est la seconde clef du coffre.
Lire les bons auteurs, comment ? M. Albalat nous conseille une aimable lenteur et sa
propre méthode, qui est de ne pas prendre de notes, mais de « souligner d’un coup de
crayon les passages à retenir ».
Voilà enfin un trait de caractère. M. Albalat aime à lire ; il n’aime pas les
livres.
On voit, tout le long de cet élégant traité, confondues avec persévérance, l’imitation
dans l’intérieur d’une même littérature et l’imitation entre deux littératures
différentes.
Il y a donc peu à retenir de ce que nous dit M. Albalat sur Virgile imitant Homère,
Racine imitant Euripide, Corneille imitant Sénèque. Les uns et les autres se choisissent
dans une littérature vénérée un maître selon leur tempérament ; les classiques français
furent les élèves des Latins et des Grecs, comme les romantiques furent les élèves des
Anglais et des Allemands. Une nouveauté en littérature, en art, en politique, en mœurs,
ne peut jamais sortir du groupe ethnique même. Chaque groupe, une fois formé, une fois
individualisé, est astreint à une production uniforme, ou du moins systématisée en
variétés fixes ; la race, le soi, le climat déterminent la nature particulière de ses
actes et de ses œuvres et en limitent la diversité . L’homme a cette faculté de pouvoir
changer, mais il ne peut changer spontanément : un ferment extérieur à la pâte est
toujours nécessaire. Des botanistes ont admis cependant la « variation spontanée » ;
si cela veut dire « variation sans cause », cela est absurde ; si cela implique une
cause, la cause étant nécessairement extérieure à l’objet, on lira tout bonnement dans
cette expression un aveu d’ignorance. La Chine murée n’a que fort peu changé au cours
des siècles une fois son ossification achevée. Les peuples qui changent le plus sont
ceux qui reçoivent le plus d’étrangers ; ici le botaniste pourrait penser aux plantes
qui reçoivent le plus d’insectes. L’Angleterre, dont plusieurs parties de l’organisme
semblent immuables, est moins visitée, en la plupart de ses provinces, que l’Afrique
centrale ou l’Amazonie ; un étranger y ameute la populace ; les paysans de quelque
Coventry crurent naguère à une invasion de Boers. L’Australie, à peine formée, est en
dégénérescence, faute de ferments ; fermés à l’immigration, les États-Unis tomberaient
en langueur, sans les voyages en Europe de leur aristocratie, sans la diversité extrême
des climats, des sols et par conséquent des races en évolution dans ce vaste empire. Les
échanges entre peuples sont aussi nécessaires à la revigoration de chaque peuple que le
commerce social à l’exaltation de l’énergie individuelle. On n’a pas pris garde à cette
nécessité quand on parle avec regret de l’influence des littératures étrangères sur
notre littérature. Il n’est pas un siècle, depuis le onzième, où la pensée française
n’ait été ranimée par un nouveau ferment ; sa force fut de supporter sans peine tant de
bouillonnements successifs et de se montrer, après chaque crise, plus fraîche et plus
vive. Des femmes pareillement (et des hommes aussi) sont rajeunies par un nouvel amour
et trouvent en des passions presque ininterrompues le principe même de leur activité
vitale. Au douzième siècle, c’est la légende celtique, le cycle de la Table Ronde, à
quoi on rattacha Tristan qui rénove la chanson de geste ; puis la
légende grecque, Eneas, Alexandre ; puis la courtoisie provençale avec
Chrestien de Troyes ; plus tard, ce sont les fabliaux, qui viennent de loin, du fond de
l’Orient, et jusqu’à la Renaissanc où il gonfla en torrent, l’afflux étranger ne cessa
d’enrichir normalement la littérature française, d’en permettre le renouvellement
continuel, de multiplier sur la vieille tige les jeunes fleurs.
L’esprit national n’est pas plus contrarié par ces apports que le sang d’un homme n’est
vicié par une nourriture saine ; il suffit que la nourriture soit saine. Si elle est
mauvaise, l’organisme qui souffre fait un effort et s’en débarrasse. Nous avons failli,
il n’y a pas longtemps, être empoisonnés par le lichen scandinave ; il n’y paraît plus.
Les particules alimentaires que contenait Ibsen ont été absorbées, non sans profit ;
mais Björnson a été vomi, qui nous faisait mal à l’estomac. Une maladie n’est pas
toujours inutile, ni une débauche ; l’influence dynamique d’une mauvaise littérature
étrangère vaut encore mieux que l’atonie et que l’ennui où s’endort une pensée
solitaire. Il faut agir, n’importe en quel sens ; or, et c’est le principe même de là
loi d’inertie, il n’y a pas de mouvement sans cause. Une force n’agit pas sur soi-même,
mais sur d’autres forces. La rivière coule en vain, si les aubes d’une roue ne
surgissent en travers de son courant. Mais quand on entend le tic-tac du moulin, la
rivière se devine ; chaque fois que vous voyez un mouvement dans une littérature,
cherchez en dehors de cette littérature la force qui l’anime. Il faudrait, si tel était
l’objet de ces notes, distinguer entre l’influence d’une littérature sur une autre, qui
provoque un plein virement, un tête-à-queue, et l’influence d’un mouvement littéraire
sur un esprit particulier, laquelle peut se produire dans l’intérieur d’une littérature
donnée. Ainsi, le génie de Flaubert est surexcité par le romantisme, précisément parce
que le romantisme représentait pour Flaubert, mi-normand, mi-champenois, une véritable
littérature étrangère. De là le choc. On pourrait presque déterminer scientifiquement
quel devrait être, relativement à sa vitesse et à sa masse, l’éloignement initial d’un
influx littéraire, pour que son contact soit fécondant. Une petite nouveauté venant de
très loin peut fort bien valoir, en force utile, une innovation plus considérable, mais
d’origine trop prochaine.
Il semble que l’on comprendra facilement maintenant qu’imiter Euripide, ce qui, avec du
génie, donne Racine, n’est pas la mêmes chose, pour un poète français, que d’imiter
Racine, ce qui, avec un peu de génie aussi, donne Voltaire. Aujourd’hui l’influence
d’Euripide pourrait encore déterminer, en un esprit original, d’intéressantes œuvres ;
l’imitateur de Racine dépasserait à peine le comique involontaire. L’étude de Racine ne
deviendra profitable que dans plusieurs siècles et seulement à condition que,
complètement publié, il semble entièrement nouveau, entièrement étranger, tels que sont
devenus pour le public d’aujourd’hui Adenèsli Rois ou Jean de Meung . Euripide était
nouveau au dix-septième siècle ; Théocrite l’était, alors que Chénier le transposait.
« Quand je fais des vers, insinuait Racine, je songe toujours à dire ce qui ne s’est
point encore dit dans notre langue. » André Chénier a voulu exprimer cela aussi, dans
une phrase maladroite ; s’il ne l’a dit, il l’a fait. Horace a bafoué les serviles
imitateurs ; il n’imitait pas les Grecs, il les étudiait. Un artiste n’imite pas un
peintre en faisant de ses tableaux des gravures ou des dessins. « Dieu dont l’arc est
d’argent » n’était pas une imitation ; cela ne s’était jamais lu en français.
M. Albalat confond aussi l’imitation des sujets et l’imitation du langage, quoi qu’il
n’y ait rien de plus différent. Le sujet, en art, n’a d’intérêt que pour les enfants et
les illettrés. Quel est le sujet du plus beau poème de la langue française, de notre
Odyssée, l’Education Sentimentale ? L’imitation des sujets n’est pas
seulement permise, elle est inévitable. M. Georges Polti a catalogué les situations
dramatiques et n’en a trouvé que trente-six. On a classé les thèmes des contes
populaires ; leur nombre est fort limité. J’ai dit quelque part que Maupassant avait
inventé presque tous les sujets de ses récits ; c’est inexact. A les bien étudier, on
les reconnaît presque tous ; ce qui les dénature superficiellement, c’est le dénouement
pessimiste que leur impose le romancier, alors que, dans la littérature orale, le conte
finit toujours « bien ». Cette disette des sujets est même le grand obstacle aux
recherches sur l’origine des contes populaires, la même histoire ayant pu être inventée
dans plusieurs pays différents. La peinture et la sculpture ne vivent que de traiter
éternellement les mêmes sujets. Nous vivons dans un relatif dont la circonférence n’est
pas très grande ; le changement n’est qu’un retour au passé et le futur, plein
d’inconnu, ne contient, en somme, que des vieilles lunes.
Laissons donc de côté l’imitation des sujets ; Goethe imitait un sujet en écrivant Faust, et il y a eu, depuis Goethe, cinq ou six Fausts
dont l’infériorité ne tient pas à ce qu’ils reposent sur une fable devenue banale .
Laissons M. Albalat s’est engagé à nous donner d’heureux exemples d’imitation
stylistique entre écrivains de même langue. Cela est excitant. Écoutons, car il s’agit
de nous laisser persuader que l’originalité s’acquiert par l’imitation. Voici un
exemple : « La Bruyère, qui a immortellement imité Théophraste … » Hélas la confusion
continue ! M. Albalat n’arrivera-t-il donc jamais à comprendre que La Bruyère, écrivain
français, n’a pu, au sens réel et péjoratif du mot, imiter Théophraste, écrivain grec ?
Il l’a traduit, il l’a , voilà tout. Il l’a traduit en La Bruyère ; il a
transposé son style en un autre style, tout différent et très personnel. Et encore je
songe, en écrivant cela, à la traduction même des Caractères de
Théophraste ; la suite, les Caractères de La Bruyère ne doivent au grec que ce que
l’auteur français en a pris, non par nécessité, mais par superstition. La manie de
l’antiquité poussait les écrivains de ce temps-là à des actes et à des professions de
modestie qu’il ne faut accepter qu’avec crainte. Inconnu, La Bruyère se couvre d’un nom
célèbre ; ainsi avaient ait Corneille, Boileau, Racine. La mode était à se défier de
soi-même ; il en fallait au moins la feinte. L’imitation des anciens n’est, au
dix-septième siècle, qu’un prétexte à des créations dont on n’osait prendre la
responsabilité. Jamais, en somme, l’originalité du style ne fut plus nette qu’à cette
époque merveilleuse où des maîtres naïfs se traitaient humblement en pauvres
écoliers.
Voici enfin une allusion au véritable sujet du livre, M. Albalat cesse d’éluder la
difficulté et n’hésite pas à nous apprendre que Chateaubriand, en écrivant « la
palpitation des étoiles », ne fait qu’imiter une expression antérieure, « le
scintillement des étoiles ». Parler des étoiles, c’est imiter plusieurs milliards
d’êtres humains, vifs ou morts ; en parler dans les termes qu’emploie Chateaubriand,
c’est n’imiter personne, en un cas où l’imitation et la banalité seraient l’écueil des
plus grands écrivains. De tous les exemples que pouvait choisir, pour défendre sa thèse,
M. Albalat, celui-ci est à coup sûr le plus mauvais . La sensation vulgaire éprouvée par
le monsieur (ou la dame) qui contemple la « voûte éthérée » est celle de lumière.
L’élève de M. Albalat consulte en vain le dictionnaire des lieux communs littéraires,
celui de Goyer-Linguet, par exemple, qui s’appelle mirifiquement le Génie
de la Langue française (1846) ; il verra les étoiles s’allumer, briller,
scintiller, rayonner, flamboyer ; étinceler, rire, rougir, pâlir ;
il apprendra qu’elles ont des yeux, des regards, qu’elles lancent des lueurs, qu’elles
sont pareilles à des diamants, qu’elles sont la parure du firmament ; il pourra même
noter cette expression « les tremblantes étoiles », et ce sera toujours l’idée de
lumière. Dans Chateaubriand, c’est l’idée de vie ; elles brillent et elles tremblent,
mais comme un collier de diamant sur une gorge nue ; le monde s’anime, la nuit est une
femme couchée au-dessus de la terre … On trouve cela, quand on a une grande sensibilité
et quand on a longtemps, depuis son enfance, contemplé le ciel nocturne ; on ne trouve
pas cela en s’essayant, selon la méthode Albalat, à réparer de vieilles phrasés, comme
on répare de vieux souliers, en leur mettant des épithètes neuves, en leur mettant des
semelles neuves.
Nous retrouverons Chateaubriand plus d’une fois, car c’est l’un des principaux
personnages de la comédie du style. C’est en l’imitant, paraît-il, que Lamartine est
devenu un grand poète . Comme M. Albalat ne spécifie jamais ce qu’il entend par
imitation, on ne sait que dire. Sans doute, Lamartine, comme tous les jeunes gens de son
âge, a subi Chateaubriand. Comment y aurait-il échappé ? Cela est sensible en certains
morceaux, le Crucifix, l’Isolement. D’avoir feuilleté ses œuvres, il
est resté comme une odeur de Chateaubriand aux doigts du poète. Est-ce donc imiter que
d’avoir été ému et d’incorporer à son œuvre un peu du souvenir de son émotion ? On ne le
dirait que par un abus des mots, et dans le sens où tout n’est qu’imitation. Vivre,
c’est imiter. Il y a une forme générale de la sensibilité qui s’impose à tous les hommes
d’une même période. Il arrive aussi que à des œuvres qu’on a trop admirées on demeure
comme imprégné. Alors il y a une sorte d’imitation lointaine qui devient fatale ; elle
est très différente de l’imitation voulue et systématique, préconisée par M. Albalat.
« Le grand écrivain, dit Hello, donne son style, c’est-à-dire la parole. Il est permis
de s’en nourrir. »
Cette nourriture est très capable, surtout versée en des organismes très délicats, de
déterminer une tendance à l’imitation involontaire ou subconsciente. Nul écrivain, nul
grand écrivain même, n’y échappe à ses débuts. Celui qui va devenir le plus orgueilleux
novateur commence très souvent par imiter humblement, avec dévotion, avec naïveté. On
répète un air, l’ayant entendu avec plaisir ; il y a dans le beau style une mélodie qui
s’impose au souvenir. Avec l’âge, le cerveau devient plus dur, moins docile, plus riche
aussi en mouvements propres issus des sensations accumulées, et il résiste mieux aux
suggestions de l’amour et de l’admiration. On voit pourtant des écrivain de talent
original conserver longtemps une impressionnabilité presque juvénile ; ce sont les plus
ouverts, les plus curieux de nouveauté, les plus fiévreux : un livre lu les trouble
comme un paysage contemplé ; fin peintre, brusquement, « change de manière », parce
qu’il a été ému par une œuvre qui jusque-là lui était demeurée mystérieuse. Il ne s’agit
pas de volonté, il s’agit d’émotivité. Sous les influences de Lamartine, de Théophile
Gautier, de Leconte de Lisle, Victor Hugo, lui aussi, changea de manière, en demeurant
toujours original ; il n’eût pas, sans les Mystères de Paris, écrit
les Misérables, et quelle distance pourtant de couleur et de style
entre ces deux romans ! Il faut accepter l’influence des oeuvres au même degré que
l’influence de la vie, dont elles sont l’expression ; il ne faut ni la fuir, ni la
chercher volontairement.
Ce n’est pas l’avis de M. Albalat, qui nous adresse cette admonestation : « On doit
toujours avoir devant les yeux les grands modèles classiques, se préoccuper incessamment
de leur pensée, de leur forme, de leur style … Il faut se demander après Longin :
comment est-ce qu’Homère aurait dit cela ? » Mais non. C’est absurde et Longin est un
bas rhéteur. Il faut se demander : comment est-ce que je sens cela, comment est-ce que
je vois cela ? Et ne s’occuper ni des Grecs, ni des Romains, ni des classiques, ni des
romantiques. Un écrivain ne doit songer, quand il écrit, ni à ses maîtres, ni même à son
style. S’il voit, s’il sent, il dira quelque chose ; cela sera intéressant ou non, beau
ou médiocre, chance à courir. Mais travailler à duper les ignorants ou les imbéciles en
transposant avec adresse quelque morceau célèbre ! Le vil métier et la sotte attitude !
Le style, c’est de sentir, de voir, de penser, et rien de plus.
C’est avec un sang-froid redoutable que notre guide en l’art d’écrire, après le
chapitre de l’amplification ( « D’une idée en faire deux. — Dédoubler les points de vue.
— Ajouter des traits frappants. — Surenchérir »), aborde la question de la nature du
style. Il le divise en deux sortes ; il y a le « style descriptif ou le style de
couleur » et le « style abstrait ou style d’idées » . Il faut donc, si M. Albalat ne se
trompe pas, que Flaubert, ayant de la couleur, manque d’idées et que Taine, ayant des
idées, manque de couleur. Cela ne va pas très bien. C’est qu’une telle classification
n’a rien de scientifique. Souvenez-vous toujours du mot de Buffon qui, malgré M.
Albalat, avait de la couleur à la fois et quelques idées. Buffon faisait de la science.
« Le style est l’homme même » est un propos de naturaliste, qui sait que le chant des
oiseaux est déterminé par la forme de leur bec, l’attache de leur langue, le diamètre de
leur gorge, la capacité de leurs poumons. La question du style n’est du ressort des
grammairiens que s’ils veulent bien s’appuyer sur de solides notions
psycho-physiologiques.
Il y a bien deux sortes de styles ; elles répondent à ces deux grandes classes
d’hommes, les visuels et les émotifs. D’un spectacle, le visuel gardera le souvenir sous
forme d’une image plus ou moins nette, plus ou moins compliquée ; l’émotif se souviendra
seulement de l’émotion que le spectacle avait suscitée en lui. Ainsi encore, ayant lu un
roman, le visuel en retracerait facilement les scènes successives qui se maintiennent
dans son cerveau à l’état de panorama ; l’émotif pur sait seulement que ce livre est
beau, spirituel et ennuyeux, mais quelquefois il en pourra réciter des pages. Le savant
Mauryfeuilletait un livre dans sa mémoire et le lisait avec autant de certitude qu’un
livre réel. Restreinte aux seuls caractères d’imprimerie, la mémoire visuelle ne peut
aucunement jouer dans l’élaboration du style le rôle des mémoires tellement concrètes ;
s’il s’agissait d’un passage et non d’un livre, ceux qui la possèdent ne se
souviendraient plus que de l’impression que le paysage a pu faire sur leur
sensibilité.
Au point de vue du style, ce sont des émotifs.
Il peut arriver, mais cela est très rare, que la mémoire visuelle et la mémoire émotive
règnent équilibrées dans le même cerveau. Le résultat donnera, selon la physiologie
particulière de cet homme, selon sa race, selon le sol qui l’a nourri, un Chateaubriand,
un Flaubert. Chez Flaubert l’équilibre est si parfait qu’on demeure, l’ayant bien
étudié, frappé d’étonnement. Dans Chateaubriand, la mémoire visuelle est dominante.
C’est pourquoi il fut jusqu’à la fin de sa vie la proie du style, tandis que Flaubert,
dans sa dernière œuvre, avait pu le restreindre à son vrai rôle, qui est de second plan
et d’accompagnement.
Ecrire bien, avoir du style, et, selon M. Albalat, user d’un style « descriptif ou de
couleur », c’est peindre. La faculté maîtresse du style, c’est donc la mémoire visuelle.
Si l’écrivain ne voit pas ce qu’il décrit, ce qu’il raconte, paysages et figures,
mouvements et gestes, comment aurait-il du style, c’est-à-dire, en somme, de
l’originalité ? Le peintre qui travaille « de chic » a devant les yeux la scène
imaginaire qu’il traduit à meure. De fort belles œuvres ont été aites ainsi. Qui dit
peintre, dit visuel. M. Jules Claretie a noté, à propos de Ziem, que presque tous les
peintres « écrivent bien » ; c’est inévitable : ils racontent ce qu’ils voient et
cherchent un à un les mots qui traduisent leur vision, comme ils feraient des couleurs,
ayant à peindre. Si, à la mémoire visuelle, l’écrivain joint la mémoire émotive, s’il a
le pouvoir, en évoquant un spectacle matériel, de se replacer exactement dans l’état
émotionnel qui suscita en lui ce spectacle, il possède, même ignorant, tout l’art
d’écrire. Des illettrés savent faire des récits où rien ne manque que le goût,
c’est-à-dire l’art de conformer un don esthétique naturel à la mode littéraire et aux
préjugés du jour. L’instruction alourdit souvent ce talent de prime saut, l’écrase même,
l’étouffé ; et ce sont les élèves de M. Albalat qui brillent aux concours et dans les
journaux, ayant acquis « par l’assimilation » ce style composite et baroque qui
appartient à tous les « bons esprits » et à personne.
Sans la mémoire visuelle, sans ce réservoir d’images où puise l’imagination pour de
nouvelles et infinies combinaisons, pas de style, pas de création artistique. Elle seule
permet, non seulement de peindre au moyen de figures verbales les divers mouvements de
la vie, mais de transformer aussitôt en vision toute association de mots, toute
métaphore usée, tout mot isolé même, de donner, en somme, la Vie à la mort. C’est de ce
pouvoir que sont nées les allégories, les littératures, telles que le
Pasteur d’Hermas, la Consolation philosophique, la Vita nuova, le Romant de la Rose, le Palais de
l’Amour divin ; le style de Michelet, celui de Taine (comme on le verra plus
loin) sont le produit de cette faculté très heureuse de métamorphoser l’abstrait en
concret, de faire respirer la pierre même et « palpiter les étoiles ». La langue est
pleine de clichés3 qui furent à l’origine des images
hardies, d’heureuses trouvailles du pouvoir métaphorique. Tous les mots abstraits sont
la figuration d’un acte matériel : penser, c’est peser. L’expression de Quinte-Curce,
pensare animi consulta ; montre comment, appliqué à une opération
qui semblait alors sans lien avec la matière, un mot s’est, par cela même, peu à peu
dématérialisé. Tout n’est qu’images dans la parole ; le discours le plus uni est un
tissu de métaphores plus rugueuses qu’une page de Goncourt où de Saint-Pol-Roux. On a
dit médailles usées ; c’est presque juste. Mais, usées ou neuves, médailles ; avec un
avers qui est le sens de départ et un revers, qui est le sens d’arrivée. Il est
des avers et des revers si effacés que l’imagination la plus tyrannique ne peut plus
les animer. Cependant beaucoup de ceux qui se servent de ces monnaies avec prédilection
se servent aussi de leurs yeux au moins pour classer les ternes richesses verbales
entassées dans leur mémoire. Au lieu qu’au prononcé du mot océan une
immensité glauque, ou une plage de sable ou des falaises, ou telle vision surgisse
devant eux, ils voient, simplification admirable ! le mot même écrit dans l’espace en
caractères d’imprimerie, Océan. Plus avancés intellectuellement que
les visuels, ces individus privilégiés se groupent au pôle négatif de l’aimant dont les
artistes occupent le pôle positif. Un grand pas a été fait vers la simplification ; au
monde des choses s’est substitué le monde des signes. Mais le progrès est plus grand
encore quand le monde des signes n’apparaît aux yeux sous aucune forme perceptible,
quand les mots enfermés dans le cerveau, comme dans un appareil de distribution, passent
directement de leurs cases au bout des lèvres ou au bout de la plume, sans aucune
intervention de la conscience et de la sensibilité. C’est merveilleux, non moins que
l’agitation systématique d’une fourmilière ou d’une ruche. Tandis que les visuels
doivent, même dans les phases subconscientes, traduire leur vision exactement comme un
peintre, et chercher les mots et les combinaisons de mots comme un peintre les couleurs
et les combinaisons de couleurs ; aux mécanistes, les mots, les épithètes viennent sans
heurt, fluidement, tout le travail de passage du réel à l’idée et de l’idée au réel
ayant été fait d’avance pour eux par les écrivains antérieurs. Ils se servent volontiers
de tout ce qui a été sacré par l’usage, des phrases connues, riches de ferments
émotionnels pour avoir traîné partout, des locutions, des proverbes, de tout ce qui
abrège, de tout ce qui résume.
Mais, et voici le point capital, dans un début de roman aussi vulgaire que : « C’était
par une radieuse matinée de printemps », il peut y avoir une émotion vraie. Cela
affirme, sans aucune contradiction possible, que l’auteur n’est pas universel, n’est pas
un artiste, mais non pas qu’il soit dépourvu de sensibilité ; au contraire, il est par
excellence un émotif ! Seulement, incapable d’incorporer cette sensibilité personnelle
en des formes stylistiques de formation originale, il choisit des phrases qui, l’ayant
ému lui-même, doivent encore, croit-il, émouvoir ses lecteurs. Il est même inutile de
supposer un calcul là où il n’y a, en réalité, que l’association ingénue d’un mot et
d’un sentiment.
Les mots n’ont de sens que par le sentiment qu’ils renferment et dont on leur confère
la représentation. Les propositions géométriques mêmes deviennent sentiments, a dit
Pascal, en une de ces phrases prodigieuses que l’on a mis trois siècles à comprendre. Un
théorème peut être émouvant et, résolu, faire battre le cœur. Il est devenu sentiment,
en ce sens qu’il n’est plus perçu qu’associé à un sentiment ; il peut contenir un monde
de désirs, être un objet d’amour. Les mots les plus inertes peuvent être vivifiés par la
sensibilité, peuvent « devenir sentiments ». Tous ceux dont abusent certaines
philosophies politiques, justice, vérité, égalité, démocratie, liberté, et cent autres,
n’ont de valeur que par la valeur sentimentale que leur attribue celui qui les profère.
Non seulement le contenu du mot est devenu sentiment pour celui qui l’emploie, mais sa
forme matérielle même, et l’atmosphère qui l’entoure. Tout mot, toute locution, les
proverbes mêmes, les clichés vont devenir pour l’écrivain émotif des noyaux de
cristallisation sentimentale. Ne possédant pas de jardin, il achète des fleurs et rêve
qu’il les a cueillies. Inutilisée à créer, sa sensibilité demeure abondante ; et
d’ailleurs il n’en répand que des parcelles autour des mots qu’il veut embaumer ; il lui
en restera pour la vie, pour l’amour, pour toutes les passions. L’écrivain de style
abstrait est presque toujours un sentimentaL du moins un sensitif. L’écrivain artiste
n’est presque jamais un sentimental, et très rarement un sensitif ; c’est-à-dire qu’il
incorpore à son style toute sa sensibilité, et qu’il lui en reste très peu pour la vie
et les passions profondes. L’un prend une phrase toute faite ou rédige une phrase
facile, à laquelle il suppose, trompé par sa propre émotion, une valeur émotive ;
l’autre, avec des mots qui ne sont rien que des poignées de glaise, construit les
membres de son œuvre et dresse une statue qui, belle ou gauche, lourde ou ailée, gardera
tout de même, en son attitude, un peu de la vie qui animait les mains dont elle fut
pétrie ; cependant le vulgaire ressentira plus d’émotion devant la phrase banale que
devant la phrase originale ; et ce sera la contre-épreuve : au lecteur qui tire son
émotion de la substance même de sa lecture s’oppose le lecteur qui ne sent sa lecture
qu’autant qu’il peut en faire une application à sa propre vie, à ses chagrins,
espérances. Celui qui goûte la beauté littéraire d’un sermon de Bossuet n’en
peut pas être touché religieusement, et celai qui pleuré sur la mort d’Ophélie n’a pas
le sens esthétique. Ces deux catégories parallèles d’écrivains et de lecteurs
constituent les deux grands types de l’humanité cultivée. Malgré les nuances et les
enchevêtrements, aucune entente n’est possible entre eux ; ils se méprisent, ne se
comprenant pas. Leur animosité s’étend en deux larges fleuves, parfois souterrains, tout
le long de l’histoire littéraire.
Pour que nous puissions nous en servir, il faut qu’un mot représente quelque chose.
Laissé de côté le cas où il est le symbole d’un objet réel, nettement déterminé, ce qui
est fort rare (vie usuelle, sciences), il ne peut correspondre qu’à une sensation et,
d’abord, à une vision, ou à une émotion, ou dernière ressource, à une notion.
J’omets à dessin la source auditive, à cause de l’équivoque, mais je ne la méconnais
pas. Je sais tout ce que doivent à leurs oreilles les poètes musicaux et les bons
prosateur. L’oreille est à la porte d’entrée des impressions rythmiques ; par elle aussi
toutes sortes d’idées pénètrent en nous, et même des images à l’état de reflet, déjà
transposées en verbe ; c’est-à-dire qu’en dehors de son rôle propre de perceptrice des
sons elle possède, comme l’œil, la propriété de recevoir, sous la forme de signes, une
représentation du monde extérieur.
Porte des sons, elle a une influence capitale sur tout ce qu’il y a de musical dans le
style ; porte des idées ou des images verbales, elle ne peut pas plus influer sur le
style que l’œil considéré comme instrument de lecture. Il y a là deux organes qui ont
des fonctions absolument différentes selon qu’il sont considérés dans leur rôle primitif
ou dans leur rôle secondaire. C’est faute d’avoir songé à ce dualisme que M. Victor
Egger a pu écrire : « L’homme de lettres, prosateur ou poète, est toujours plus auditif
que visuel ; au fond, en principe, toute sa vie, il est un auditif. Quand il se compare
au sculpteur ou au peintre, il se trompe ou il s’amuse. C’est au musicien qu’il
ressemble ; il est un compositeur qui remplace les notes par des mots, et la mélodie par
des propositions plus ou moins complexes, versifiées ou non, et qui, en conséquence,
compose des suites d’idées en même temps que des suites de mots » Cette analyse est
incomplète de tout le commencement de l’opération, M. Egger confond deux choses : voir
la vie et traduire sa vision.
Un musicien peut fort bien être un visuel, quand il se souvient ; et ne devenir un
auditif que quand il veut noter ses souvenirs ou les combiner imaginativement.
Il n’y a aucune contradiction initiale entre les deux types. Quand Beethoven compose
une « symphonie pastorale », on peut supposer qu’il voit les arbres, les prés et les
animaux en même temps qu’il les entend vivre ; à moins que le musicien n’ait la faculté
de localiser des souvenirs auditifs sans le secours de la mémoire visuelle. C’est
possible4. La mémoire auditive est
fort utile au romancier et surtout au poète dramatique ; mais sans la mémoire et sans
l’imagination visuelles, les paroles de leurs personnages seraient de purs échos aptes à
êtres proférés par des murs aussi bien que par des êtres humains. Quant à l’auditif pur
qui se mêlerait d’écrire, ce serait un simple perroquet ; de même que le type visuel
(celui qui voit les idées et les choses sous la forme d’un mot imprimé) serait un simple
copiste. Sans doute, la vision des écrivains se transforme en mots, c’est-à-dire en
paroles, c’est-à-dire en sons ; mais tous sont-ils conscients de la dernière de ces
métamorphoses ? On ne le croit pas. Il y a des styles si rudes qu’ils n’ont certainement
pas été contrôlés par l’oreille. D’excellents écrivains, d’autre part, n’ont aucune
mémoire auditive, ne peuvent retenir ni un vers, ni douze notes de musique. Enfin il est
constant qu’il y a des hommes en qui tout mot suscite une vision et qui n’ont jamais
rédigé la plus imaginaire description sans en avoir le modèle exact sous leur regard
intérieur.
Il peut arriver que le souvenir visuel passe inaperçu de la conscience et que la phrase
surgisse toute faite des limbes où s’élaborent les phrases ; ce ne sera pas un motif
suffisant pour nier la vision initiale ; et, en sommé, un expert en styles la
reconstituera très facilement. Le style fait de « choses vues » se reconnaît entre tous,
non pas nécessairement à sa beauté, mais à une certaine ingénuité inaccessible aux
simulateurs.
Cette digression sur la mémoire auditive n’est qu’une parenthèse ; nous ferons
maintenant comme M. Albalat, qui semble ignorer son existence et son
rôle très grand dans la poésie et la prose rythmée, et nous attendrons que ce maître de
tous les styles, et même du non-style, nous donne « la formation du vers par
l’assimilation des poètes ». — Les autres sens, le goût, l’odorat et le toucher, ont
leur influence en littérature ; des écrivains traduit par des mots les impressions
qu’ils leur ont fournies ; mais cela ne va pas très loin, la vision et l’émotion
demeurant les deux grandes sources du style. Selon ce qu’il symbolise, le mot sera donc
plastique ou émotif ; cela dépend de la construction de la phrase, encore bien plus que
de sa sonorité, de sa rareté ou de la pureté de sa race (qui constitue la beauté propre
des mots, et peut-être toute beauté). A l’état de notion pure, le mot représenterait une
idée ; qu’est-ce qu’une idée ? Si cela est immatériel, comment cela peut-il être senti
par les cellules nerveuses, qui sont de bonne et réelle matière ? Une idée n’est pas une
chose immatérielle, il n’y a pas de choses immatérielles ; c’est une image, mais usée et
dès lors sans force ; elle n’est utilisable qu’associée à un sentiment, que « devenue
sentiment ». Les deux catégories se reforment encore une fois, pour rejoindre
définitivement les deux divisions de M. Albalat : style concret, style où la sensibilité
s’incorpore et permet l’art ; style abstrait, style ou la sensibilité restée extérieure,
seulement associée par contact, ne permet pas l’art, ou ne permet qu’une sorte d’art
très particulier, presque géométrique, d’insinuation, plus que de réalité.
De ces deux catégories, la seconde ne sera disqualifiée que si l’on attribue, comme M.
Albalat, une importance extrême à une certaine manière d’écrire, au « style en soi ».
Mais il faut se hâter de faire observer à M. Albalat lui-même et à ses nombreux élèves
que, si déplaisant que soit très souvent le style abstrait, la plupart des styles
concrets sont bien plus mauvais encore. La qualité du style imagé répond à la qualité de
l’œil, à la qualité de la mémoire visuelle, et aussi à la qualité de la mémoire verbale.
On apprend à dessiner, on n’apprend pas à peindre ; le sens de la couleur est inné et le
sens de l’équilibre est une acquisition. D’ailleurs, la plupart des styles excellents
que M. Albalat qualifie d’abstraits sont réellement concrets. Voltaire, type banal de
l’écrivain abstrait, est certainement un visuel, presque autant qu’un émotif. Que l’on
ouvre sa correspondance : « … Depuis Œdipe, il (Saint-Hyacinthe) m’a toujours suivi
comme un roquet qui aboie après un homme qui passé sans le regarder. Je ne lui ai jamais
donné le moindre coup de fouet, mais enfin je lui las …(Cirey, 16 février 1739). » Les
choses de la vie ne sont point réparties symétriquement en de petites cases ; elles
chevauchent, elles s’emmêlent ; presque aucune n’est assez raisonnable pour se tenir à
la place, que lui assignent les professeurs de philosophie et de belles-lettres. Quand
on a, avec beaucoup de peine, établi des catégories, il faut bien souvent se résigner à
n’avoir rien à enfermer dans l’enclos : les jolies bêtes s’échappent et vont jouer dans
la forêt voisine. C’est cependant une grande satisfaction pour l’esprit que
rétablissement des catégories : on est rassuré ; on inspecte la nature avec calme ; on
garde l’intime conviction que les troupeaux, fatigués de leur liberté, regagneront un
jour ou l’autre les délicieux bercails où le foin de la logique pend à toutes les
crèches. Qui dit style dit mémoire visuelle et faculté métaphorique, combinées en
proportions variables avec la mémoire émotive et tout l’apport obscur des autres sens.
Doser la proportion, c’est analyser les styles ; on n’en trouvera aucun qui soit pur
d’éléments hétérogènes. J’ai expliqué ailleurs que le style du visuel pur, le style créé
de toutes pièces, composé d’images inédites, serait absolument incompréhensible ; il
faut du banal et du vulgaire pour lier comme par un ciment les pierres taillées. Les
deux catégories, abstrait et concret, ne sont que des limites.
Renan a écrit : « L’ouvrage accompli est celui où il n’y a aucune arrière-pensée
littéraire, où l’on ne peut soupçonner un moment que l’auteur écrit pour écrire ; en
d’autres termes, où il n’y a pas trace de rhétorique. Port-Royal est le seul réduit du
dix-septième siècle où la rhétorique n’a pas pénétré. » Emporté par sa haine
rationaliste de l’art (qu’il appelle rhétorique, par confusion volontaire), il ne
recherche pas la cause réelle de cette immunité apparente de Port-Royal ; mais s’il
l’avait cherchée, peut-être ne l’eût-il pas trouvée. Elle est maintenant des plus
faciles à formuler. Les solitaires écrivaient d’un style tout extérieur, où ils
n’incorporaient presque aucune parcelle de leur sensibilité, la gardant toute pour leur
vie, pour leur activité religieuse.
Ce n’est pas là un titre de gloire ; c’est un fait de psychologie, et rien de plus.
Leurs livres avaient un but édifiant ou démonstratif. Ils voulaient prouver la bonté de
leur cause ou gagner des fidèles à leur foi particulière ou encore, tout bonnement,
travailler à la gloire de Dieu. L’art est incompatible avec une préoccupation morale ou
religieuse ; le beau ne porte nie la piété, ni à la contrition, et la gloire de Dieu
éclate principalement en des ouvrages de la mentalité la plus humble et de la rhétorique
la plus médiocre. Exempt d’art, à un degré inconcevable, Port-Royal cultiva, quoi que
dise Renan, une rhétorique spéciale, et glaciale, où la ferveur de la foi se congèle en
des phrases immobiles, en des épithètes paralysées. Que l’on prenne le discours
préliminaire des « Vies des Saints Pères des déserts », d’Arnaud d’Andilly ; on y verra
tous les artifices de la rhétorique pieuse : « La sainte et bienheureuse retraite où il
a plu à Dieu de m’appeler par son infinie miséricorde — les délices saintes — les grands
prodiges — les plus fidèles serviteurs — les âmes si pieuses — ces belles vies — les
plus célèbres auteurs — ferventes prières — puissantes exhortations » — et pendant de
longues pages mornes chaque substantif malingre est attaché à son tuteur par un brin
d’osier pourri ! Vilaines fleurs de rhétorique dans un triste jardin ! Il n’est pas
loyal de confondre l’art avec la rhétorique, Bossuet avec Arnaud. Lui aussi, Bossuet
écrit pour édifier ou pour convaincre, mais sa sensibilité générale est si riche, sa
vitalité si profonde, son énergie si violente, qu’il peut se dédoubler, et rester un
écrivain en ne voulant être qu’un apôtre. La rhétorique est la mise en œuvre des
procédés de l’art d’écrire préalablement décomposés par un habile homme — tel M.
Albalat ; l’art est l’exercice spontané et ingénu d’un talent naturel.
Saint-Simon, artiste de style, est pur de toute rhétorique. Quand il
écrivait, toute sa sensibilité passait dans ses longues et dures écritures, et avec elle
toutes ses rancunes, toute sa rage d’être un duc si obscur, tout le dédain secret de
l’homme qui juge pour des gens dont l’importance, par le jugement même qu’ils subissent,
est amoindrie et limitée. Saint-Simon est un grand écrivain parce qu’il fut un médiocre
homme d’action ; très loin de son écriture, il devait être grossier, méchant, raide et
maladroit.
La littérature française viendrait tout entière, s’il le fallait, témoigner que le
style est une spécialisation de la sensibilité et que plus un écrivain se rapproche de
l’artiste, moins il est apte à faire figure dans les diverses manifestations de
l’activité humaine. Dès qu’il commence à écrire, Jean-Jacques change de caractère ; sa
sensibilité tout entière passe dans son style. Il trouble et reste calme. Dans ses
livres, il se montre passionné et discoureur ; dans sa vie, il est revêche et muet.
C’est un ours sensible ; ours en réalité, sentimental en fiction. Elles ne sont pas
absurdes, ces vieilles locutions : « écrire avec amour — caresser ses phrases
amoureusement ». Racine, dont le style est si rarement plastique, garde pour ses
maîtresses d’abord, pour Dieu ensuite, presque toute sa sensibilité. Le sentiment
profond de l’amour, qui était en lui, n’a passé que dans les actes de ses personnages ;
ils expriment des passions extrêmes en un style abstrait, glacé et diplomatique.
Musset ; le sentiment se gonflait autour de ses vers ; ils répandaient comme un parfum
de volupté. L’association, tout extérieure, a été fugitive, le parfum s’est évaporé et
il reste des poèmes transparents, flacons dédorés qui laissent voir l’absence d’art
intime et secret. Nul n’a jamais incorporé moins de sensibilité dans une œuvre pourtant
sentimentale ; il vivait trop « avec amour », pour écrire encore « avec amour ».
Pourtant il lui est arrivé, en des périodes sans doute de vie réelle moins intense, de
laisser filtrer jusqu’au fond de son style un peu de cette sensibilité vagabonde : et
c’est son théâtre. Type littéraire absolument opposé à Musset, Chateaubriand est d’une
sérénité sentimentale absolue. C’est dans ses phrases qu’il met son coeur. Il est tout
en sensations ; ses organes sont en communication constante avec le monde extérieur : il
regarde, il écoute, il sent, il touche et cette moisson sensorielle, il la verse sans
réserve dans son style. Baudelaire est de la même famille physiologique, avec une
prédominance des sensations de l’ouïe, du goût, de l’odorat et du tact. Victor Hugo, au
contraire, représente le type visuel presque pur. Il est si peu auditif qu’il ne peut
figurer une sensation musicale qu’en la transformant en vision :
L’un et l’autre, Hugo et Baudelaire, mais Hugo plus absolument, incorporèrent à leur
style toute la sensibilité générale dont ils disposaient. Hugo est d’un mécanisme
simple, presque élémentaire, et parfait. Toutes les sensations qu’il éprouve, et ce sont
les yeux surtout qui l’enrichissent, il les traduit en verbe au moyen d’images
visuelles, uniformément ; et de même toute notion acquise par la lecture ou la parole
devient, dès qu’il veut l’exprimer, une vision. Il dira, pour caractériser son influence
linguistique, qui fut immense :
J’ai mis le bonnet rouge au vieux dictionnaire
Avec une telle faculté, on peut avoir un stylé barbare, excentrique, incompréhensible ;
on ne sera jamais banal. Placé devant le spectacle qu’évoque
; sa mémoire ou son imagination,, l’écrivain doit devenir un peintre, ou s’abstenir. Il
lui serait plus difficile d’user de clichés que d’ordonner des combinaisons de mots
nécessairement nouvelles. Cependant le type paradoxal du visuel écrivant par clichés est
possible ; mais l’examen seul du style ne permet pas de le découvrir.
Toute sensation actuelle ou emmagasinée dans les cellules nerveuses est propice à
l’art. Si, au lieu de sensations, de souvenirs matériels, le cerveau n’a gardé que
l’empreinte d’une émotion, ou si la perception des sens s’est rapidement transformée en
une notion abstraite, ou en une idée émotive, l’art n’est plus possible, car il n’y a
d’art que plastique et la matière a fui, ne laissant que sa trace le long du chemin. On
pourrait donc généraliser et diviser les écrivains en deux classes : les sensoriels et
les idéo-émotifs ; en d’autres termes : les plastiques et les sentimentaux. Laissant de
côté la question du style, un peu étroite et accidentelle, on appliquerait assez bien,
en tenant compte des nuances, ces deux couleurs fondamentales à toute l’humanité
civilisée. On saurait alors presque exactement ce que veulent dire les mots réalisme et
idéalisme, ou plutôt spiritualisme5. Récemment un
groupe politique s’est lui-même appelé ; les intellectuels. En réalité, ces
intellectuels sont (ou étaient) des idéo-émotifs, des sentimentaux, des spiritualistes.
Il n’y a pas de type intellectuel, l’intelligence pure ne pouvant entrer directement en
contact avec la vie ; tout son labeur, quelle qu’en soit la complexité apparente, se
borne à prendre et reprendre éternellement connaissance du principe d’identité. Dans la
vie, ce principe n’est valable qu’associé à des émotions qui le corrompent. Il n’y a de
certitude que dans les chiffres sans contenu ; les réalités sont incomparables et
rebelles à l’identification. C’est pourquoi le témoignage des sens est supérieur au
témoignage intellectuel, toujours vicié par une émotion née à propos de l’objet et non
sortie de l’objet même. Même fausse, une sensation est vraie physiologiquement et peut
avoir les effets mêmes de la réalité ; l’idéo-émotion, toujours hallucinatoire, ne donne
du mondé extérieur qu’une image fantastique, vaine et inapte à réagir franchement sur la
physiologie. Revenons au style : les idéo-émotifs s’épanouissent en déclamations ; les
sensoriels, en descriptions. La matière, aux uns est parfois trop abondante ; aux
autres, elle manque : c’est la disette, et ils poussent des cris de famine.
M. Albalat, accoudé sur une pile d’autorités, entreprend de nous démontrer que le style
abstrait et le style concret abondent à un moment donné selon la mode et selon les
exemples ; ensuite que le même écrivain peut à son gré écrire en l’autre style. En
résumé, le cerveau serait, d’après notre maître, l’esclave de la volonté, à laquelle
obéiraient, ainsi que des soldats bien dressés, les neurômes et toutes les cellules
cérébrales. Un peintre, grâce à cette découverte prodigieuse, se transforme en musicien
ou en géomètre ; le voyant est frappé de cécité mentale et le monde se déroule en
tableaux, devant l’imagination éblouie de l’écrivain qui la veille encore était dénué de
toute mémoire visuelle. Des savants, ou qui se croient tels, s’occupent depuis quelques
années à reconstituer l’âme, ce fantôme évanoui. Ils ne disent plus l’âme ; ils disent
la mentalité, et cette abstraction toute neuve, ils la promènent de cerveau en cerveau,
pareille à un bébé dans sa petite voiture. La mentalité diffère de l’âme en ceci qu’elle
est contagieuse ; cela se gagne comme la variole et cela s’inocule et cela est bon ou
mauvais selon que la mentalité est du type supérieur ou de l’inférieur. La qualité du
type est déterminée par un comité de professeurs de sociologie. L’un de ces professeurs
n’a-t-il point découvert récemment que le langage est un fait social, extérieur à
l’individu, indépendant de ses organes ! Pour les inventeurs de la mentalité, l’éducation
est tout et la physiologie rien . Conséquents avec leurs principes, ils poussent les
enfants vers d’innombrables écoles où la réalité est suppléée par des mots que l’on
apprend par cœur. Leur système est florissant : la vie peu à peu se remplit d’êtres
spectraux qui, incapables de sentir la minute où il respirent, bâtissent avec des sons
et des signes une cité future qu’ils peuplent de notions, d’archanges et de discours.
Taine disait grossièrement : le cerveau sécrète la pensée comme le foie secrète, la bile
. Les professeurs de sociologie, avec une hypocrite décence, insinuent doucement que le
cerveau n’est peut-être qu’une concrétion de la pensée, qui se débarrasse ainsi de ses
impuretés pour continuel plus fluide son voyage éternel dans je devenir. Demain, s’ils
sont logiques, ils feront tourner des tables. Le cerveau est tout, ou rien ; il est
l’organe de la pensée ou un obstacle à la pensée.
Les inventeurs de la mentalité sont des disciples maladroits et compromettants de M.
Tarde. D’une théorie utile et heureusement mise en circulation, ils n’ont retenu que la
partie fragile et légère ; ils ont coupé la fleur en négligeant la tige et ses racines
qui plongent dans la chair comme le gui dans l’aubier dont il vit. L’imitation est un
fait physiologique ; la vue d’un mouvement incline la tête, le torse ou les membres à en
simuler les courbes ; beaucoup d’animaux sont imitateurs, les singes, les oiseaux. Il y
a des imitations assez fortes pour changer la forme initiale d’un être. La phyllie, un
grand insecte de l’Inde qui vit dans les feuilles, ressemble à une feuille, dont elle a
la couleur et les nervures ; ses pattes ont l’aspect de feuilles naissantes ou de
moitiés de feuilles. Un poisson d’Australie nage dans les algues et simule une algue, à
s’y méprendre. Beaucoup de poissons, d’insectes, de reptiles ont acquis la couleur de
leur milieu habituel ; les mammifères et les oiseaux des neiges perpétuelles sont
blancs. Mais ce fait, que les savants appellent mimétisme, est loin d’être universel, la
plupart des animaux sont de forme et de couleur, en désaccord
absolu avec leur habitat. Le mimétisme est accidentel, donc inexplicable par une
tendance générale. Des êtres sont imitateurs, d’autres gardent intacte leur apparence
hétéroclite. On peut donc se demander si le mimétisme n’est pas une illusion ; si les
insectes qui sont des feuilles, mantes et phyllies, sont devenus tels parce qu’ils
vivaient au milieu des feuilles, ou s’ils ne furent pas attirés par les feuilles, comme
par des sœurs, précisément par cette analogie de forme et de nuances. Tant d’autres
insectes vivent sur les feuilles et vivent de feuilles, qui sont demeurés de petites
boules rouges ou noires ! L’explication la plus sensée serait peut-être celle de
l’alimentation, ou de l’accommodation au milieu, s’il ne s’agissait que de couleur ;
mais la forme ! Laissant de côté les cas extrêmes, il faut nécessairement admettre que
le mimétisme existe à l’état de possibilité chez presque toutes les espèces animales et
que le mécanisme de cette fonction, parfois très active, est purement physiologique. Or
l’homme n’étant pas moins un animal que le reste de l’animalité, le mimétisme humain ne
doit en rien différer du mimétisme animal. Négligeons l’alimentation, qui comprend les
influences du sol, du climat ; elle n’est jamais assez individuelle pour modifier un
être particulier, seul au milieu de congénères qui resteraient conformes au type
primitif. Il reste l’accommodation au milieu ; humainement, c’est la sincérité ; comme
la résistance au milieu, qualité générale du vertébré, représente, magnifiée dans
l’homme, le mensonge. Le mimétisme apparaîtrait dès lors telle qu’une survivance de la
docilité des invertébrés qui s’accommodent de tout milieu, se faisant identiques de
chaleur à la chaleur ambiante, adoptant pour leur lymphe la densité du liquide où ils
plongent, conformant leur vie aux conditions que leur offre le monde extérieur, au lieu
de réagir, de se couvrir, par exemple, d’une fourrure d’hiver, de creuser un trou, au
lieu, ingéniosité unique de l’homme, d’inventer le feu6.
L’imitateur est un invertébré. Il est resté beaucoup de l’invertébré chez l’homme, type
longtemps mobile, à cause de la variété de ses aptitudes, et peut-être de sa croissance
relativement rapide. C’est à cette survivance qu’il doit sans doute d’avoir gardé encore
une certaine plasticité, malgré l’ancienneté de son espèce. Le singe, fixé à un état
inférieur, possède néanmoins de remarquables facultés, au moins extérieures,
d’accommodation au milieu ; et il les exerce dans la forme même où elles sont le plus
sensibles chez l’homme, surtout chez la femelle de l’homme. Des singes apprennent à
manger à table, à se servir d’une fourchette, à boire dans un verre ; une vachère
s’initie très rapidement à la vulgaire mimique mondaine.
L’imitation n’est pas le mensonge, faculté noble et primordiale, base de toute la
civilisation, de toute la création sociale, de tous les arts, et de toutes les
littératures ; c’est tout le contraire, c’est la sincérité, c’est la naïveté. Il y a des
écrivains ou des peintres qui se vantent de leur sincérité, et qui vraiment appellent
cet éloge. On ne saurait les qualifier différemment : ils sont sincères, c’est-à-dire
sans réaction contre le milieu littéraire ou artistique qui les entoure et ils font
naïvement, avec l’illusion de créer, c’est-à-dire de réagir, la peinture à la mode, la
littérature à la mode. Ce sont des invertébrés.
On va très bien comprendre maintenant toute la valeur anti-scientifique de ce passage
d’un livre qui s’appelle ironiquement : la Méthode scientifique de
l’histoire littéraire. L’auteur, M. Georges Renard, s’exprime ainsi, distinguant
deux classes d’écrivains :
« Les écrivains d’idées, ceux qui s’adressent surtout à l’intelligence, recherchent le
raisonnement serré, la langue vive, sèche et abstraite ; ils ont dominé chez nous au
XVIIe et au XVIIIe siècle ; les écrivains
d’images, ceux qui tiennent à parler aux sens et veulent les frapper
par l’évocation directe des choses visibles ; ces derniers ont abondé au XVIe siècle ; ils ont retrouvé un éclat éphémère sous la minorité de
Louis XIV ; puis ils ont reparu avec le romantisme et plus encore avec les écoles qui
l’ont suivi. »
Il faut relire cela avec soin, en rêvant une seconde sur les verbes de volonté : s’adressent — recherchent — tiennent à
parler — veulent. On dirait le préambule d’une démonstration
spiritualiste ; il y a des facultés actives et des facultés passives. Celles qui
engendrent le style apparaissent d’une redoutable activité. Voyez avec quelle aisance
les écrivains sensoriels et les idéo-émotifs changent tout à coup de mentalité. Ils
l’envoient chez le perruquier qui la frise ou la lisse selon le goût du jour ; et cette
mentalité postiche, de quelle grâce ils la campent sur leur crâne rasé comme la table
des philosophes. Peut-être cependant M. G. Renard a-t-il voulu dire que les écrivains
appartenant à une même famille physiologique naissent par séries ? Cela serait bien
étonnant et bien peu conforme aux habitudes de la nature. Il est plus probable qu’il n’a
rien voulu dire, qu’il a cru constater un fait évident dont l’explication lui a paru ou
inutile ou impossible.
Le fait paraît évident ; mais il y a des évidences trompeuses. L’immobilité de la terre
fut pendant si longtemps une évidence que toute évidence est suspecte. Peut-être
qu’aujourd’hui encore les habitants du soleil (s’il y en a) croient décrire autour de
l’assemblée fixe des planètes un cercle intérieur ; car ils éprouvent l’illusion de qui
regarde passer un train de bateaux le long d’une rive, comme nous avions jadis
l’illusion d’immobilité qui consterne ; la péniche suspendue entre les berges mouvantes.
Toute vieille évidence est destinée à s’effacer devant une évidence nouvelle. On se
résoudra difficilement à classer parmi les écrivains abstraits Bossuet, La Bruyère,
Fénelon, Saint-Simon, Buffon et cent autres appartenant à cette période de presque deux
siècles qui va de l’avènement de Louis XIV au romantisme. La vérité est que le
xviiie
siècle, qui passe pour une période de style
terne, créa cependant un nombre fort appréciable d’images nouvelles ; seulement, ces
images, presque toutes ingénieuses, ont passé dans la langue, sont devenues des clichés,
et on ne les voit plus. Il faudrait, pour les faire reparaître, user des plus violents
réactifs de l’analyse linguistique, répandre les chlores et les eaux régales . Mais quel
travail ! Suivre jusqu’à leur origine, en remontant les années, chacun des clichés qui
fleurirent de 1800 à 1830 les parterres du Journal des Débats !
Une vie patiente s’userait à ce labeur, peut-être vain. Il était possible autrefois,
pendant les années où, la nouveauté des expressions et leur singularité étaient encore
sensibles ; et, comme il était possible, il a été fait. Deux dictionnaires nous
renseignent avec une précision malheureusement inégale sur l’œuvre de création
stylistique du dix-huitième siècle. Le Dictionnaire néologique de
l’abbé Desfontaines serait utile, s’il n’était presque uniquement satirique, Il faut
s’en tenir au Dictionnaire des richesses de la langue française et du
néologisme qui s’y est introduit … depuis le commencement du xviiie
siècle7. C’est là que l’on voit bien le travail obscur et précieux de tous ces
maîtres petits écrivains, les Coyer, les Desfontaines, les La Beaumelle, les Staal, et
d’autres encore moins connus, s’il est possible d’être moins connu que l’abbé Coyer, qui
fut pourtant l’un des plus adroits manieurs de la langue française. Quoi de plus banal,
maintenant, que les expressions formées du mot envelopper ? Elles furent neuves et
matérielles : « Elle feignit d’ignorer tout ce que disait le public, et s’enveloppa de
son innocence », dit La Baumelle. L’image est nette. Sans doute Racine et Boileau ont
déjà employé ce mot au figuré, mais c’est peut-être la première fois qu’on voit le geste
des mains ramenant et croisant les bords du manteau. Je ne veux pas insister sur un
sujet aussi périlleux que la recherche de l’origine d’une métaphore. Chaque citation
d’Alletz demande une vérification, exige une enquête dans deux ou trois dictionnaires ;
rien de plus pénible. Tenons provisoirement pour avéré que le dix-huitième siècle compte
un certain nombre de bons écrivains sensoriels (beauté piquante, pour
séduisante, semble bien de l’abbé Coyer) ; mais il convient
d’admettre que la tendance générale, de Massillon à Joseph Chénier, va au style
abstrait ; il y eut, corrigée par Buffon, une longue période géologique qui pourrait
s’appeler le règne littéraire de l’invertébré. L’image neuve et, par conséquent hardie
passe pour du mauvais goût ; l’écrivain sensoriel, le Chardin ou le Watteau de
l’écriture, doit s’atténuer, se noyer, sous peine d’être traité de barbare. Il est
toujours possible d’éteindre son style et le premier professeur venu fera du Sarcey avec
du Gautier ; l’inverse était impossible avant l’ingénieuse invention des dictionnaires
analogiques. C’est, appliqué au style, ce que le forçage est aux légumes et aux fleurs.
Venus hors de saison et à l’ombre, ils n’ont ni saveur, ni couleur ; on ne les reconnaît
qu’à la forme ; c’est de l’eau congelée en figure d’asperges ou de lilas. Le style
analogique est des plus faciles à démasquer ; on connaît tous les écrivains naturalistes
qui ont puisé dans Boissière leurs épithètes gommées et leurs métaphores en gélatine.
Ces travaux de patience sont négligeables dans une psychologie du style, témoins
innocents d’un système intellectuel dépourvu de colonne vertébrale.
Les écrivains sensoriels qui consentent à éteindre leur style, parce que la mode est
aux vêtements sombres, n’appartiennent pas à un type supérieur ; cette faculté
d’imitation, quoique exercée à rebours, les classe, eux aussi, parmi les invertébrés. Le
mystère d’un siècle ne produisant guère qu’un type d’écrivains Se réduit à cette
formule : un siècle ne produisant que fort peu de grands écrivains. Quant au mystère du
dix-neuvième siècle, il s’explique de lui-même par Chateaubriand, Hugo, Gautier,
Flaubert et quelques autres qu’il est difficile de soupçonner de complaisance pour le
style à la mode, pour le goût du jour. Un homme supérieur se reconnaît à ceci qu’il crée
son milieu, loin de le subir ; mais il le crée, cela est inévitable, avec les matériaux
mêmes qui composent ce milieu ; le cerveau est un moulin qui a besoin de blé pour donner
de la farine. La finesse de la fleur dépend des meules et du blutoir, mais non sa teneur
en éléments physiologiques. La littérature d’une période revêt, vue de loin, une couleur
générale due au mélange de toutes les nuances particulières et à la vivacité de quelques
tons plus vifs, qui s’allument çà et là. Cette apparence se modifie singulièrement quand
on examine le tableau d’assez près pour en distinguer les détails. Comment examiner en
détail cette immensité qu’est la littérature française ? Les généralités et les
généralisations sont utiles ; mais à la condition qu’on en connaisse bien la fausseté
fondamentale et que l’on sache que ce qui est exact dans l’ensemble est inexact en
particulier. C’est tout ce que j’ai voulu dire. Il est moins facile de s’entendre sur
cette opposition écrivains d’idées, écrivains d’images. Ici surgit la question Taine.
Qu’un écrivain d’idées, un écrivain idéo-émotif, ne puisse traduire en images ses
idées, ou les émotions qu’il associe aux idées, cela est incontestable, puisque, par
définition, il ne voit pas. C’est un aveugle mental. Au souvenir d’une aventure
amoureuse, il éprouvera une émotion, qui semblera se localiser en l’un ou l’autre des
plexus nerveux ; cela sera au cœur, cela sera dans une autre région sensible ; peut-être
verra-t-il de vieilles lettres dont l’écriture paraîtra lisible à ses yeux ; il pourra,
par un effort à extérioriser son émotion, revivre, en idée, les diverses phases de son
aventure, en les distinguant les unes des autres par l’intensité des états émotifs ; il
ne verra pas, ce que l’on appelle voir, cette série de tableaux nets, presque lumineux,
qui remettent sous les yeux d’un homme doué d’une puissante mémoire visuelle, chaque
moment mémorable ou même insignifiant de sa vie ; et, ne voyant pas, il ne peut peindre.
S’il s’entête à peindre, quelle pourra être la valeur de cette peinture ? Il faut dire
que peu de personnes sont à ce point dénuées de mémoire ou d’imagination visuelle.
Depuis Reynolds qui évoquait son modèle l’extériorisait vivant, et peignait8, jusqu’à ce pauvre cerveau tout noir où rien n’est
demeuré visible du passé, il y a des nuances infinies ; mais il faut toujours pousser une
théorie à l’extrême, si l’on ne veut pas être tout à fait incompris.
A l’inverse, cet homme possède la mémoire claire qui vient d’être décrite ; il est
également doué de l’imagination correspondante. S’il raconte sa vie, c’est qu’il la
voit ; s’il décrit un spectacle, un paysage, c’est qu’il le voit ; de même, tous les
mots prononcés devant lui se traduisent en images, n’arrivent à son intellect qu’en
images : serrer, deux mains se pressent, une vis est tournée ; chanter, une femme
s’avance, décolletée ou c’est un grotesque de la rue ; arbre, chien, oiseau, c’est un
arbre, un chien, un oiseau particularisés, dessinables. Les mots abstraits eux-mêmes se
symbolisent en des figures, en des gestes : l’infini sera une vue de la mer, d’un ciel
constellé, ou même une représentation, nécessairement arbitraire et absurde, mais
visuelle, des espaces interplanétaires. Que le nom d’une fleur, d’un mets, d’une étoffe
se traduise dans la sensibilité par des impressions d’odeur, de saveur, de contact, cela
est plus rare, mais normal chez certains individus. Il y a des sensoriels très complexes
en qui l’idée d’amour soulève de tumultueuses hallucinations.
Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu : les sens sont la
porte unique par où est entré tout ce qui vit dans l’esprit, et la notion même de la
conscience, et le sentiment même de la personnalité. Une idée n’est qu’une sensation
défraîchie, une image effacée ; raisonner avec des idées, c’est assembler et combiner,
en une laborieuse mosaïque, des cubes décolorés, devenus presque indiscernables :
l’ouvrier qui les manie ne les reconnaît qu’à la secousse particulière qu’il éprouve à
leur contact, à l’émotion qui s’en irradie, au sentiment qui les enveloppe d’un réseau
électrique. « Les propositions géométriques elles-mêmes deviennent sentiments. » Si le
sentiment n’intervient pas dans la manœuvre des idées, c’est le psittacisme pur ; mais
alors autant prêter l’oreille au discours d’un beau perroquet gris à queue rouge ; ce
sont d’excellents parleurs, et capables, autant et pieux que quiconque, de réciter les
immortels aphorismes de la « raison pratique ». Le raisonnement au moyen d’images
sensorielles est beaucoup plus facile et beaucoup plus sûr que le raisonnement par
idées. La sensation est utilisée dans toute sa verdeur, l’image dans toute sa vivacité
9. La logique de l’œil et la logique de chacun des autres sens suffisent à
guider l’esprit ; le sentiment inutile est rejeté comme une cause de trouble et l’on
obtient ces merveilleuses constructions qui semblent de pures œuvres intellectuelles et
qui, en réalité, sont l’œuvre matérielle des sens et de leurs organes comme les cellules
des abeilles avec leur cire et leur miel. La philosophie, qui passe vulgairement pour le
domaine des idées pures (ces chimères !), n’est lucide que conçue et rédigée par des
écrivains sensoriels. C’est ce qui fait la solidité des œuvres d’un Schopenhauer, d’un
Taine, d’un Nietzsche ; et c’est aussi ce qui les condamne au dédain des philosophes
idéo-motifs. Mais le dédain est réciproque, ces deux classes d’esprit étant
irréconciliables. Que l’on se souvienne des invectives de Schopenhauer contre Hegel, de
Taine contre les spiritualistes et des spiritualistes contre Taine. Il s’agissait de
doctrines, sans doute, mais qu’est-ce qu’une doctrine, sinon la traduction verbale d’une
physiologie ?
Taine est nettement un écrivain sensoriel. Cependant on lit dans l’Histoire de la littérature française de M. Émile Faguet, et M. Albalat a
recueilli avec soin ce badinage :
« Le style de Taine est un miracle de volonté. Il est tout artificiel. On sent que non
seulement il n’est pas l’homme, mais qu’il est le contraire de l’homme. Ce logicien, qui
a vécu dans l’abstraction, a voulu se faire un style plastique, coloré et sculptural,
tout en relief et tout en images, et il y a réussi. Et c’est pour cela que Taine est un
modèle ; car, puisque le style naturel ne s’apprend pas, il reste que c’est dans Taine
et dans les écrivains qui lui ressemblent que l’on apprendra le style qui se peut
apprendre. »
M. Albalat continue10 :
« Sarcey, dans ses souvenirs, nous avait déjà dit que Taine, d’abord écrivain abstrait,
avait plus tard coloré son style artificiellement. »
Voilà de belles autorités et une recette facile à suivre. Ne croirait-on pas lire la
célèbre réclame des « pilules roses pour personnes pâles » ? Au point où nous en sommes
de ces études sur le style, il n’est pas un lecteur qui puisse lire sans surprise
l’entrefilet de M. Faguet. M. Faguet est un homme d’érudition grave et de jugement
mobile. Impersonnel, il professe volontiers, pour une journée, l’opinion de sa dernière
lecture ; il accumule volontiers les opinions ; il les collectionne, les classe et les
catalogue ; Sarcey lui a confié que Taine « avait plus tard coloré son style
artificiellement », et cela lui suffit. Voyez sa désinvolture à railler Buffon, sans le
nommer, mais en laissant entendre qu’il n’est pas, lui, M. Faguet, dupe de l’homme aux
manchettes. Ébloui, M. Albalat le suit des yeux, le boit ; car M. Albalat, comme nous le
verrons bientôt, connaît Buffon à merveille, et le juge.
Cependant, on goûtera mieux le raisonnement de M. Faguet, en le lisant ainsi
transposé :
« Le nez de Cléopâtre est un miracle de volonté. Il est tout artificiel. On sent que
non seulement il n’est pas la femme, mais qu’il est le contraire de là femme. Cette
logicienne, qui a vécu dans les fards, a voulu se faire un nez plastique, aquilin et
sculptural, tout en relief et tout en profil, et elle y a réussi. Et c’est pour cela que
Cléopâtre est un modèle ; car puisque le nez naturel ne se modifie pas, il reste que
c’est chez Cléopâtre et dans les femmes qui lui ressemblent que l’on apprendra à
sculpter les nez qui se peuvent sculpter. »
Les facultés artistiques, basées sur l’exercice de la sensation, ne peuvent être
antérieures aux sensations. Les sens se développent par cette éducation naturelle que
donne la vie. Un style sensoriel, un style d’images n’est jamais précoce ; il s’affirme
à mesure que les sensations s’accumulent dans les
cellules nerveuses et font plus denses, plus riches et plus complexes les archives du
souvenir. Un jeune homme qui a surtout vécu dans l’étude, qui a lu plutôt que vu, dont
les sens sont presque vierges, comment aurait-il un style imagé ? L’appareil
photographique ne donne que des plaques brouillées, simplement salies, si on le dirige
vers rien, vers le vide et le vague des espaces. C’est la vie, c’est l’habitude des
sensations qui créera l’image stylistique ; mais le cerveau, même à cette période
indécise, manifeste d’invincibles tendances. Le cerveau de Taine était, dès sa jeunesse,
celui d’un visuel et d’un sensoriel ; le mécanisme ne fonctionna pleinement que lorsque
l’objectif se trouva braqué sur un milieu inhabituel. Le voyage de Taine aux Pyrénées
agit sur son appareil sensitif comme un déclic, ou comme l’aiguille de l’opérateur qui
abaisse une cataracte. Cela fut si fort qu’il en eut de l’effroi et, garçon timide, il
s’excusa de ce que, contrairement aux usages de l’école, il se servait de ses yeux pour
regarder la vie et non … pour en lire, dans les livres, la description traditionnelle.
Taine publia quelques-unes de ses premières pages en 1855, dans la Revue de
l’Instruction publique, qui ne détestait alors ni une certaine hardiesse ni une
certaine nouveauté. On y lit des phrases ainsi ordonnées : « Cette vive imagination, si
vivement touchée par les beautés naturelle, est commune au seizième siècle … et la
source riante et capricieuse a coulé jusqu’au jour où Malherbe vint l’emprisonner dans
ce conduit bien maçonné, géométrique et massif, qu’on appelle les règles de la poésie
lyrique. » La métaphore, nettement visuelle, est sans banalité ; c’est un souvenir
arrangé littérairement. Sur la Rochefoucauld : « Il ouvre son livre en jetant un regard
inquiet vers la Sorbonne … Au dix-septième siècle, toutes les fois qu’on entamait un
sujet de philosophie ou de morale, on se tournait vers l’Église, … et l’on entrait en
matière en examinant de temps en temps les quatre coins de l’horizon, pour voir à temps
s’il ne s’amassait pas, en quelque endroit, un orage théologique. » La période est un
peu haletante, mais comme elle vit, comme elle transforme en gestes naturels une
inquiétude toute morale ! Il voit les métaphores de La Rochefoucauld « se cacher sous
les verbes ». Aujourd’hui, « on peint à plus gros traits ; là où l’écrivain du
dix-septième siècle posait une légère teinte demi-grise, l’artiste du dix-neuvième
applique rudement une large plaque de pourpre éclatante. » La vision est si aiguë déjà
qu’elle va jusqu’au « demi-gris », et l’artiste, conscient de l’usure du mot pourpre, le
relève par une épithète qui, bien que banale, acquiert par opposition une valeur
certaine. Encore ceci écrit à propos d’un auteur moderne : « Il caresse avec
complaisance et d’une main légère les élégantes pensées qui s’élèvent en essaims devant
ses yeux. » La vision est trouble et sa traduction gauche, mais c’est une vision. On
dirait d’ailleurs qu’il a voulu rendre le geste d’un fumeur qui roule son doigt dans les
volutes bleues de son cigare, et qu’il n’a pas osé tant de réalisme : de là l’essaim,
qui n’a pas le sens commun. Le Taine de cette période primitive n’est d’ailleurs pas
très brillant. C’est un bon élève avec des audaces mesurées. Il ne comprend rien à La
Rochefoucauld (dont là pensée ne le cède qu’à Pascal), le traite d’amateur à qui les
idées sont venues en causant11. Les idées naissent comme
elles peuvent. Celles de Taine, à ce moment où l’école le domine encore, sont en
sommeil. Elles vont sortir de leur coque quelques mois plus tard. Il commence à rédiger
les premiers chapitres de ses Philosophes français, le plus curieux
livre de polémique métaphysique que nous possédions en langue française. Tout, jusqu’aux
plus fuyantes abstractions des Laromiguière et des Jouffroy, y est traduit en images ou
en reliefs. « Pour la formation du style de Taine, nous dit M. Albalat dans une note
insidieuse, comparer ses Philosophes à son Tite-Live
et à son La Fontaine. » Cela n’est pas sérieux ; on ne compare pas une
thèse de doctorat, écrite avec le souci de ne pas déplaire à M. Géruzez, ou un discours
académique, corrigé d’après les conseils de l’Académie, avec une œuvre de libre
critique. Les vrais débuts de Taine, c’est, avant même les Philosophes, le Voyage aux Pyrénées. Il fut écrit en 1854. Le
Tite-Live est de 1853 (version corrigée, 1855). C’est donc en quelques mois, en une
année tout au plus, que Taine aurait modifié son style, c’est-à-dire le mécanisme de sa
pensée, alors que M. Faguet, qui écrit depuis trente ans, s’efforce en vain depuis
trente ans de « colorer artificiellement » la pâleur jaunâtre de son écriture
universitaire. « Le style de Taine est un miracle de volonté. » Sachez donc vouloir à
votre tour, au lieu de nous vanter béatement une vertu dont vous êtes incapable !
Je n’aurais pas poussé plus loin cette démonstration, si M. Albalat n’avait eu la
candeur de me conseiller la lecture de l’excellent livre de M. Victor Giraud, Essai sur Taine ». Il ne faut jamais renvoyer le lecteur à un ouvrage
que l’on n’a pas lu soi-même. Sait-on ce qu’il peut y avoir dans ces pages, dont, avec
trop de confiance, on invoque l’autorité ? J’ai ouvert, au bon endroit, « l’excellent
livre » de M. Giraud, et voici ce que j’y ai trouvé.
M. Giraud rapporte l’opinion de M. Faguet et la juge irrecevable. Ce n’est qu’au
théâtre Robert-Houdin, et pour des enfants de six à dix ans, que la volonté peut tirer
du vin d’une bouteille vide ou des plis d’un mouchoir un bouquet de roses,
pratiques reprises avec fruit, devant la science émerveillée, par la célèbre Eusapia
Paladino . La raillerie de M. Giraud est presque muette, mais elle est profonde. Il
appartient à une génération qui n’ignore plus (comme celle de M. Faguet) le mécanisme
physiologique de la pensée et qui sait que la volonté n’est pas autre chose qu’un état
de tension nerveuse, parfaitement involontaire. C’est sans le moindre sourire visible
qu’il cite, en un texte qui diffère extrêmement de celui donné par M. Albalat, les
naïves informations de Sarcey, origine de la légende. Taine, dans sa jeunesse, n’avait
pas à proprement parler de style ». C’est plus tard qu’il a senti « l’impérieux besoin
d’avoir un style ». Il hésita longtemps « entre le style de Voltaire et celui qu’il a
adopté définitivement aujourd’hui !… ». Cependant Sarcey a une sorte de gros bon sens,
et il ajoute : « Je n’oserais pas affirmer que tout soit voulu et factice dans cette
manière ; mais je penche à croire que Taine, tout en obéissant peut-être à un instinct
secret, etc. » Nous voilà loin de l’aphorisme désinvolte de M. Faguet, mais sans être
beaucoup plus près de la vérité. Le style concret n’est jamais un style de jeune
écrivain ; on a expliqué pourquoi12. Victor Hugo a rédigé ses
premiers vers dans le goût d’Andrieux et de Legouvé ; les images ne naissent sous sa
plume qu’à mesure qu’elles naissent dans son œil, qu’elles se classent dans son cerveau.
Mais les facultés sensorielles de Taine furent entravées dans leur développement par une
cause particulière, l’école normale. A l’âge où la plupart des écrivains entrent dans la
vie en hommes libérés des férules, il redevenait élève, et bon élève. Tout écart de
style, toute tentative de couleur lui était comptée comme une tare ; il se refréna, il
éteignit ses phosphorescences, il se noya. « Les professeurs, d’ordinaire, dit M.
Giraud, goûtent peu le style métaphorique et ils n’encouragent pas à le cultiver. » M.
Giraud, l’homme d’aujourd’hui qui, avec M. Boutmy, a le plus profondément étudié Taine,
refuse d’admettre que son écriture doive la moindre de ses vertus « au procédé ou à
l’artifice ». Ceux qui parlent ainsi oublient que c’est traiter un grand écrivain de
pasticheur, c’est-à-dire, nier, par la formule même qui veut l’expliquer, et son génie
et son talent. « Tout simplement, conclut M. Giraud13, Taine a suivi sa pente : il avait à un degré presque égal la passion des
idées générales et le goût des choses concrètes ; il a fondu ces deux passions dans son
œuvre écrite ; il a voulu aller jusqu’au bout de sa nature, et donner à son besoin
« d’atteindre l’essence » comme à son imagination naturellement violente les
satisfactions que ces deux facultés réclamaient. Qu’on ne croie pas que les pages
descriptives du Voyage aux Pyrénées, par exemple, soient de purs et
simples « exercices de virtuosité ». Il a prononcé à cet égard un mot décisif et qu’il
faut retenir : « Je demande pardon pour ces métaphores, écrit-il ; on a l’air d’arranger
des phrases, et l’on ne fait que raconter ses sensations. » Et qu’il ait, pour mieux
« raconter ses sensations », obéi aux influences d’alentour ; qu’il ait profité des
leçons et des exemples de Gautier et de Flaubert, de Sain-Victor et peut-être même des
Goncourt, rien de plus naturel, et d’ailleurs rien de plus légitime. Mais il n’aurait
pas écrit comme eux s’il n’avait pas « vu les choses comme eux ». Que M. Albalat
retienne ce petit mot, vu ; c’est la réfutation absolu, en deux lettres de l’alphabet,
de ses deux manuels et de son pénible système.
Le témoignage de M. Boutmy est extrêmement curieux et probant : « Plusieurs
propositions abstraites de suite lui causaient à la fin une sorte de malaise. Il avait
un besoin impatient de les retraduire en langage concret, d’accompagner chaque idée
d’une sensation, de l’éclairer par une de ces comparaisons lumineuses, admirablement
tenues jusqu’au bout et rigoureusement parallèles dont il avait le secret, de la
confirmer par une file serrée de petits faits où il mettait de la couleur et de la vie
14. » Taine a dit lui-même : « On ne se donne
pas son style ; on le reçoit des faits avec qui l’on est en commerce. » L’analyse est
incomplète. Il faudrait lire : « On ne se donne pas son style ; sa forme est déterminée
par la structure du cerveau ; on en reçoit la matière des faits avec qui l’on est en
commerce. »
La sensation est la base de tout, de la vie intellectuelle et morale aussi bien que de
la vie physique. Deux cent cinquante ans après Hobbes, deux cents ans après Locke, telle
a été la puissance destructive du kantisme religieux, qu’on en est réduit à insister sur
d’aussi élémentaires aphorismes. Il est vrai qu’il est bien curieux, le mécanisme de ce
circulus vital qui, parti de la sensation, y retourne éternellement et nécessairement !
La sensation se transforme en mots-images ; ceux-ci en mots-idées, ceux-ci en
mots-sentiments. C’est un cercle fermé ; mais cela serait une chute perpétuelle dans le
néant, si le sentiment n’avait une tendance presque invincible à passer à l’action. Il
faut qu’il meure ou qu’il rentre dans la vie, alternative naïve, comme la vie elle-même
qui n’est qu’une propagation inlassée de mouvements circulaires. Ainsi, successivement,
la sensation puise et rejette dans le torrent vital les images nécessaires à l’exercice
de l’intelligence ; atténuées par le mécanisme cérébral, devenues les vaines idées
abstraites, elles sont recueillies et ranimées par le sentiment, et c’est alors qu’elles
agissent, vénéneuses ou curatives, qu’elles déterminent les gestes humains, sources de
nos sensations les plus fortes et les plus actives. Cela ressemble beaucoup (peut-être
trop) à la circulation du sang. Les troubles de la circulation des idées produisent
toute la littérature, tout l’art, tout le jeu, toute la civilisation.
Et tout n’est que matière, ou rien n’est matière. « Bouvard ne croyait même plus à la
matière. »
Pour M. Albalat, tout l’art d’écrire consiste dans la description. Et il analyse la
manière des maîtres. Le plus grand est Homère, « dont les poèmes doivent être le livre
de chevet de tous ceux qui veulent se former un style descriptif ». Mais quel Homère ?
Celui de Dacier, celui de Bitaubé, celui de Leconte de Lisle ? C’est le dernier venu
qu’utilise M. Albalat. Il semble lui reconnaître une valeur absolue ; il identifie le
poète et le traducteur. C’est peut-être aller un peu vite et un peu loin. « La
traduction de Leconte de Lisle, me disait un de nos poètes, Hellène de naissance, sous
son semblant de force et de pittoresque, elle est banale et incolore. » Il ajoutait,
tout en y reconnaissant un réel progrès d’interprétation : « Je préfère presque Mme
Dacier. » Leconte de Lisle était un traducteur singulier : Théocrite écrit ἔφαϐος, il
écrit éphabe, trouvant ainsi le moyen d’être dorien en français ! Sa
transcription brutale et anti-phonétique des noms grecs scandalise les Grecs
eux-mêmes :
Il m’est difficile de contrôler la valeur de la traduction de Leconte de Lisle ; je lui
accorde une valeur d’exactitude au moins périodique ; il rend toujours le même mot grec
parle même mot français. C’est très homérique, mais Homère avait sans doute des
intentions devenues impénétrables. Ses épithètes, étaient délicieuses, probablement ;
elles sont devenues fastidieuses. Dans Leconte de Lisle, elles me gênent ainsi que des
chevilles. Je n’y comprends rien ; ces jambes rapides, cette pique éclatante, cette mort
dure, cette flèche amère me feraient craindre, si c’est là du véritable Homère, qu’il
n’ait été bien senti que par Ronsard. J’ouvre l’Iliade au hasard et à
la page 111, sous ce fronton fâcheux, Rapsôdie VI, je lis : « Et
Hektôr gagna les belles demeures d’Alexandros, que celui-ci avait construites-lui-même à
l’aide des meilleurs ouvriers de la riche Troié. » Si c’est là de l’Homère, Homère
écrivait bien mal. Voici un souvenir des Natchez ou du Dernier des Mohicans, le « sentier de la guerre ». Ailleurs, je tombe sur une
expression que je reconnais : cou délicat ; elle est jolie : Flaubert l’a déjà prise à
André Chénier. Les prétendants, attaqués par Ulysse, « regardaient de tous
côtés sur les murs sculptés, cherchant à saisir des boucliers
et des lances ».
Homère est un poète. Lui ôter le rythme et l’harmonie, c’est lire une à une, comme
épèle un enfant, les notes de la Symphonie héroïque. L’Iliade de M.
Leconte de Lisle est, aussi bien que celle de Mme Dacier, une Henriade . La Henriade amusait ceux qui la liaient
comme un roman ; mais le détail en est ridicule. Voici comment m’apparaît, non le
véritable Homère, que je laisse dans son mystère, mais l’Homère parnassien : c’est un
écrivain où l’on découvre avec surprise un mélange, inexplicable d’adresse et de
naïveté. Il est primitif et décadent. Il accumule les détails les plus vains, il
prolonge les énumérations les plus enfantines, et en même temps il joue avec les mots,
combine d’adroites phrases ; c’est un jongleur, comme on dira plus tard, mais un
jongleur raffiné, sérieux, froid par excès de science, riche de rhétorique et de
redondances. Dolon, effleuré par la lancede Diomède, « s’arrêta, plein de crainte,
épouvanté, tremblant, pâle et ses dents claquaient ». Il lui faut cinq épithètes, là où
un écrivain de bonne époque n’en mettrait qu’une, et peut-être aucune. La moitié de
l’Iliade est en épithètes imprécises et inutiles. En général, elles
ne qualifient ni les actes, ni les sensations, ni rien d’accidentel ; les piques sont
toujours éclatantes ; la terre est nourricière ; les nefs et les chevaux, rapides ; les
flèches, amères ; la guerre, lamentable ; le lait est blanc ; les brebis sont blanches ;
il y en a de plus vagues ; voici le doux baume, le solide baudrier, le rude combat .
Comme il abonde en adjectifs, il abonde en comparaisons, adjectifs complexes. Elles sont
meilleures que les épithètes ; on dirait que l’auteur manque de mots et que son
imagination est bien plus riche que sa langue. La comparaison supplée à cette pauvreté.
C’est la partie pittoresque et agréable de ce style lent et vide. Il y en a de
charmantes, il y en a d’admirables ; très peu sont banales. Mais elles sont en si grand
nombre qu’elles fatiguent, d’autant plus que l’auteur les jette n’importe où et qu’elles
sont invariablement composées en dyptique : de même — de même, ainsi— ainsi :
« Patroklos le frappa de sa lance à la joue droite et l’airain passa à travers les
dents, et comme il le ramenait, il arracha l’homme du char. Ainsi un homme assis au
faite d’un haut rocher qui avance, à l’aide de l’hameçon brillant et de la ligne, attire
un grand poisson hors de la mer, Ainsi Patroklos enleva du char, à l’aide de sa lance
éclatante, Thestor, la bouche béante ; et celui-ci, en tombant, rendit l’âme. »
La comparaison est la forme élémentaire de l’imagination visuelle. Elle précède la
métaphore, comparaison où manque l’un des termes, à moins que les deux termes ne soient
fondus en un seul. Il n’y a pas de métaphores dans Homère ; et c’est là un signe
incontestable de primitivité. Les poèmes homériques appartiennent à une civilisation
bien plus jeune que les poèmes védiques, quelles que soient les dates que l’on puisse
historiquement assigner aux uns ou aux autres. Œuvre, en leur forme dernière, d’une
caste de prêtres qui étaient aussi des grammairiens, les Védas sont
une expression toute symboliste de la poésie. A un ancien fond, qui est la comparaison,
déjà plus libre que dans Homère, moins parallèle, on voit superposé le champ moderne de
la métaphore. Qu’un poète dise les vaches pour les nuages, parce que les nuages
nourrissent la terre de leur pluie, comme les vaches, l’homme de leur lait, et qu’il
appelle l’aurore la mère des vaches15, à cause que
le ciel oriental est souvent nuageux le matin, c’est un effort dont nos littératures
sont à peine capables depuis un siècle. Ce n’est-il pas de la poésie d’aujourd’hui
même ? Je transcris littéralement16 : « Devant la moitié orientale du firmament humide, la
mère des vaches a fait la lumière, elle s’est répandue elle-même de plus en plus large,
remplissant les seins du père et de la mère (le ciel et la terre)… — Cette fille du ciel
paraît soudain à l’est, vêtue de lumière ; le long du chemin de l’ordre elle va droit au
but ; comme qui connaît la vraie voie elle ne séjourne pas dans les régions du ciel … —
… Comme une femme désirant son mari, l’Aurore bellement parée, souriante, déclôt son
sein … La vierge qui brille à l’orient attache au timon le joug des vaches rouges ; haut
maintenant elle éclate, droit va sa lumière ; le feu visite chaque maison … — A ton
apparition, les oiseaux quittent leur nid, et les hommes qui cherchent aussi leur
nourriture ; celui qui demeure à la maison, tu apportes beaucoup de bien, Aurore divine,
à ce pieux mortel. »
La métaphore est très rare dans la Chanson de Roland
17. Au recommencement des civilisations, quand la vie est violente et la pensée
calme, quand la main est prompte et le langage paresseux, quand les sens, bien
équilibrés, bien étanches, fonctionnent droitement, sans empiéter les uns sur les
autrès, comme il arrive alors que la sensibilité générale s’est développée à l’excès, la
métaphore pure est impossible. Les sensations étant successives, le langage est
successif. Homère décrit un fait ; puis il le compare à un autre fait analogue ; les
deux images restent toujours distinctes, quoique grossièrement superposables. M. Albalat
remarque avec naïveté : « Homère ne nous dit pas qu’il tomba baigné dans son sang, comme
auraient dit vaguement Fénelon, Florian, Raynal ou Saint-Lambert. Il nous dit : « Un jet
de sang sortit de sa narine. » Homère ne peut pas dire : baigné dans son sang ; c’est
une métaphore. Deux images, dans cette expression devenue banale, mais qui fut neuve,
sont unies en une seule : l’image d’une quantité de sang répandu autour d’un homme ;
l’image d’un homme plongé dans l’eau. Homère est exact, par impuissance à mentir. Il ne
peut mentir ; les impressions lui arrivent une à une, il les décrit à mesure, sans
confusion … Flaubert, qui a une capacité de mensonge, donc une capacité d’art infinie,
n’est pas exact en écrivant : « Les éléphants … Les éperons de leur poitrail comme des
proues de navire fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. » Il
n’amalgame si bien les deux images (éléphants et cohortes, navires et flots) que parce
qu’il les a vues d’un seul regard. Ce qu’il nous donne, ce ne sont plus deux dessins
symétriquement superposables, mais la confusion, visuellement absurde et artistiquement
admirable, d’une sensation double et trouble. M. Odilon Redon, qui a voulu nous rendre
visibles certaines images de Baudelaire et de Flaubert, n’y est parvenu, malgré son
génie du mystère, qu’en sacrifiant la logique visuelle à la logique imaginative. On peut
illustrer Homère littéralement, faire voir le texte ; toute illustration de Flaubert, en
dehors de la méthode Odilon Redon, qui est inimitable, ne sera jamais qu’une trahison
stupide. Que l’on essaie de faire voir l’image double des éléphants-proues, des
cohortes-flots ! Il faudra une mer agitée qui sera une véritable mer et pourtant faite
non de vagues, mais de poitrines et de têtes de légionnaires ; et des éléphants qui,
tout en restant des éléphants, seront aussi des navires. Avec Homère, qui traite
successivement les deux tableaux, nul embarras ; une sérié alternée de panneaux et de
diptyques rendrait l’Iliade ligne à ligne. Les images ne peuvent être
traduites en peinture, art direct et en somme géométrique, que lorsqu’elles ne sont pas
des métaphores.
Quand M. Albalat pose Homère en modèle absolu : « Tu imiteras Homère », il donne un
mauvais conseil, parce qu’il ne faut imiter personne, mais surtout parce que le style
homérique, représentatif d’une manière primitive de voir la vie, est en contradiction
absolue avec nos tendances « synesthésiques »18 Il nous est impossible de dissocier les images doubles ou triples qui
naissent simultanément, à l’idée d’un fait, en nos cerveaux troublés par des sensations
tumultueuses ; comme il était impossible à Homère d’opérer une association qui
maintenant se fait toute seule et malgré nous. Le style de l’Iliade,
comme celui de la Chanson de Roland, est aussi loin de nous que
l’architecture de l’Acropole. Nous n’avons plus besoin de multiplier les longues
colonnades, parce que les
Romains ont inventé la voûte. Nous n’avons plus besoin d’établir d’abord le fait exact
que nous voulons noter, puis de relater ensuite un autre fait analogue qui l’explique,
ou le renforce, ou l’atténue ; l’art est acquis, à tout jamais, d’énoncer du même coup
les deux faits, entrelacés avec le degré d’habileté dont chaque talent est capable.
Assez hardis pour risquer cette opération, à laquelle Homère n’a jamais songé, nous
sommes assez subtils pour l’analyser instantanément, au vol de la parole ou de la
lecture.
Le charme des belles métaphores, c’est qu’on en jouit comme d’un mensonge. Chaque
métaphore est un conte ; des histoires très compliquées, des métamorphoses, des
enlèvements, des amours, des conquêtes, nous sont dites en quelques mots et parfois en
un seul. Les premières métaphores, mai comprises par la simplicité populaire, créèrent
certaines mythologies secondaires ; mais Homère nous prouve que les dieux sont
antérieurs à la métaphore. Tout esprit successif est enclin à croire à la réalité des
métaphores. A force de comparer les vierges à des colombes, les chrétiens avaient fini
par voir la métamorphose de la vierge en colombe. L’âme des vierges martyres s’envole
sous la forme d’une colombe ; « In figure de colomb volat a ciel » dit
Le Cantilène de sainte Eulalie . A force d’appeler les petits
enfants des anges, les femmes du peuple croient fermement que, s’ils meurent, ils
deviennent des anges ; cette métaphore s’est même vulgarisée sous une forme brutale .
Les contes de fées ne sont souvent qu’une métaphore expliquée et mise en tableaux. La
crédulité n’est pas morte ; elle fut même rarement plus vigoureuse ; mais une certaine
naïveté est morte. Peut-être que quand l’archevêque Turpin disait à ses compagnons :
« Qu’il ait toutes vos âmes, Dieu le glorieux, — Au paradis qu’il les mette en saintes
fleurs », peut-être voyaient-ils leurs âmes épanouies, tels des lys sur l’autel ;
aujourd’hui de pareilles métaphores sont trop usuelles pour tromper l’esprit le plus
successif.
Leur absence donne au style une sécheresse rebutante, évitée par la science elle-même.
« On les voit alors (certains théoriciens), dit Claude Bernard, tordant et mutilant les
faits. » Kant lui-même était métaphorique : « s’asseoir sur la pierre du doute. » La
métaphore nous est indispensable ; ceux qui, par la constitution de leur cerveau, sont
inaptes à en créer de nouvelles, usent de celles qui ont cours. Tout cliché fut une
métaphore neuve et reste une métaphore banale. Le cliché est une monnaie jetée dans la
circulation ; la métaphore est le premier exemplaire de cette monnaie : il retournera à
la fonte, entrera en quelque collection de raretés, ou bien il sera tiré à des millions
et deviendra si vulgaire que nul ne songera jamais à considérer sa face. Il nous est
aussi impossible de revenir, au style d’Homère que de reprendre l’arc et le bouclier.
Encore Homère n’est-il qu’un primitif de la dernière heure. Si les comparaisons qui
fleurissent l’Iliade sont réellement homériques, si on ne doit pas y
reconnaître une touche postérieure, des « agréments » posés sur le poème comme une suite
de petites fresques sur la nudité magistrale d’un mur de granit, Homère n’est pas le
modèle qui aurait dû enchanter M. Albalat. Le réalisme, qu’il vante, est obscurci à
chaque instant dans l’Iliade par des comparaisons qui en affaiblissent la netteté,
Homère décrit une blessure en termes qui diffèrent peu de ceux qu’emploierait un
chirurgien ; mais aussitôt le poète intervient, et une image qu’il superpose sur son
premier dessin nous cache la vérité. Je demande si c’est le même qui est le technicien
et le poète ?
Avec la Chanson de Roland, l’impression est beaucoup plus brutalement
réaliste. Nulle comparaison ne s’interpose jamais entre notre œil et le fait nu . Quel
dommage que M. Albalat tienne en mépris (ou ignore) l’admirable littérature du onzième
siècle ! Que de belles leçons de simplicité et de force il en eût tirées ! Car c’est
merveilleux de trouver une profonde poésie en ces rudes œuvres, Saint
Léger, Alexis Roland, modelées avec le la réalité pure ! Que c’est supérieur à
Homère (à l’Homère de M. de Lisle) ! Le récit se déroule lentement, mais sans arrêt,
avec une certitude scientifique ; l’unité d’impression est absolue. La Chanson de Roland n’est pas un poème, c’est de la vie fixée, arrêtée, non dans
l’espace, mais dans le temps ; ce n’est pas de l’art, c’est de la réalité toute crue,
avec les lumières, les mouvements, les reliefs et les ombres. S’il était permis de
prendre des modèles, hors de la vie elle-même, on pourrait les prendre là. Le danger de
l’imitation cesse, quand il n’y a rien à imiter. Roland ne nous offre
ni métaphores, ni comparaisons19, ni
maniérisme syntaxique ; l’inconnu qui le composa possédait assurément un des cerveaux
les plus sains qui aient jamais fleuri au sommet d’une plante humaine. On peut le
fréquenter sans danger. Voyez la mort de Turpin : l’archevesque tout blessé, voyant
Roland pâmer, prend son olifant pour aller puiser de l’eau ; à Roncevaux, à une eau
courante, — il veut aller, en donnera à Roland. — Tant s’efforça qu’il se mit sur ses
pieds (en estant) ; — à petits pas il marche tout chancelant, — si faible qu’il ne peut
aller en avant ; — il n’en a force, trop a perdu de sang. — Ains qu’il eut fait un seul
arpent du camp, — le cœur lui faut et il tombe en avant … » Et quel tableau que celui de
ces deux hommes blessés à mort qui se dévouent l’un à l’autre jusqu’au dernier souffle,
échangent de leurs mains tremblantes d’inutiles secours, et cela sans que l’auteur gâte
par un mot maladroit la beauté de sa vision, sans qu’il paraisse, sans qu’il fasse
semblant d’exister, Roland revient de pamoison, comprend que l’archevêque est mort et le
poète ne dit que ceci : « Il a grand douleur. » Le réalisme de Roland est violent et
charmant ( « énorme et délicat ») : « Le comte Roland voit l’archevêque à terre, —
dehors son corps voit sortir les boyaux, — » dessus le front lui jaillit la cervelle, —
sur sa poitrine, entre les deux aisselles, — il a croisé ses blanches mains, les
belles. » De pareils tableaux, comparables en précision réaliste aux plus nettes
peintures homériques, les vieux poèmes français en sont pleins. Qu’on lise ceci dans le
Roman de Rou : « Moult épais volent les sagettes — qu’Anglais
appellent vibettes (mouches). — Ainsi advint, qu’une sagette — frappa Héront dessus
l’œil droit — et l’un des yeux lui enleva, — Et Héront l’a de colère arrachée, — jetée là
après l’avoir brisée. — Puis baissant la tête où il a grand mal — il l’appuya sur son
écu. » Il n’y a rien de plus beau dans Homère ; mais ici la superstition classique ne
permet pas que l’on admire. Je ne suis pas superstitieux.
Si M. Albalat avait lu la Chanson de Roland, il en aurait tiré plus
d’un parti, et sa thèse, que les grands écrivains s’imitent les uns les autres, aurait
pu se trouver renforcée de quelques bons arguments, C’est en effet dans la traduction de
Génin que Victor Hugo trouva le germe de ces périodes énumératives dont il a tant abusé
dans ses dernières œuvres. Roland cherche ses compagnons morts ; « Par le camp va tout
seul, — regarde aux vals, regarde aussi aux monts ; — là il trouva Ivori et Ivon, —
trouva Gerin, Gerar son compagnon, — là il trouva Engeler le Gascon, — trouva aussi
Bérenger et Oton ; — là il trouva Anséïs et Lamson, — trouva le vieux Gérard de
Roussillon. » Mais M. Albalat ne connaît qu’Homère. D’après lui, tous les bons écrivains
ont imité Homère. Quel Homère ? Car ils sont fort rares, par bonheur peut-être, les
écrivains français qui aient su le grec. Dans la joie de son invention, M. Albalat
oublie de préciser ce point délicat.
Pour Chateaubriand, le doute n’est guère possible ; s’il a pratiqué Homère, ce fut
l’Homère de Bitaubé. On ne voit pas qu’il en ait tiré grand chose de bon. Les différents
Homères qui furent en vogue depuis celui de Salel (1674) n’enseignèrent à certains
écrivains trop dociles, ou un moment troublés, que l’art affreux, hors des poèmes
homériques, de doubler d’une comparaison la notation de chacun des gestes et des
attitudes qu’ils décrivent. C’est ainsi qu’Homère, à moins que cela ne soit Macpherson,
gâta les premiers pommes de Chateaubriand. M. Albalat a la bonté de nous citer quelques
passages des Martyrs où ce procédé ridicule s’affirme naïvement d’une
comparaison gauchement greffée sur l’image principale : « La hache de Mérovée part,
siffle, vole et s’enfonce dans le front du Gaulois, comme la cognée dans la cime d’un
pin. » Mais Homère n’est jamais incohérent ; ici Chateaubriand divague : l’image de
renfort est absurde ; qui songea jamais à enfoncer une cognée dans la cime d’un pin ;
pourquoi faire ? Et, d’ailleurs, il faudrait d’abord atteindre cette cime, et le
parallélisme est faux. Voilà où mène l’imitation. Le vrai Chateaubriand, celui qui ne
songe plus à vulgariser les poèmes homériques ou les poèmes gaéliques, ne tombe jamais
dans de telles erreurs ; dès qu’il se traduit lui-même, dès qu’il raconte sa propre
vision, il est exact, il est sage » il est admirable, il vivifie logiquement les idées
les plus et les rend belles en les rendait vivantes. Il emploie ia
métaphore et non plus ta comparaison. Ni le vrai Chateaubriand ne doit rien à Homère, ni
le vrai Flaubert, celui qui a raconté en poèmes synthétiques la vie quotidienne, banale
ou excentrique, des hommes et des femmes de son temps, Flaubert et Homère : c’est
autrement que ces deux noms se joignent, car Flaubert est notre Homère autant que notre
Cervantès, tant son œuvre contient pour nous de réalité et de poésie, de philosophie et
de physique des mœurs.
Les imitateurs définitifs d’Homère (Bitaubé encore), ceux qui n’allaient pas plus loin
et restaient rivés & leur maître par la chaîne tenace des comparaisons superposées,
ce sont les Marchangy et les Baour Lormian . Je n’ai pas le premier sous la main n’ayant
jamais voulu m’accabler sous les quatorze tomes de la Gaule poétique
et de Tristan le voyageur, mais voici les Veillées
poétiques et morales : « Comme sur la prairie, au matin arrosée. — Étincelle et
s’épand une fraîche rosée, … — Ainsi ma jeune sœur a brillé sous mes yeux. » — « Tel
qu’un daim qu’a percé la flèche du chasseur — Traverse des forêts la sauvage épaisseur :
— Il se roule, il bondit … — Et partout, à travers mille arbustes sanglants, — Il
emporte le trait qui tremble dans ses flancs. — Tel de ce faible cœur, siège de mon
supplice, — Je voudrais arracher l’image de Narcisse. » La comparaison homérique ou
ossianesque (elles sont de même ordre), guirlande de fausses fleurs, est la ressource
ornementale des poètes qui, privés du don de la métaphore, veulent égayer leurs funestes
romances. Chateaubriand, à mesure qu’il devenait lui-même, à mesure qu’il se
cristallisait en un merveilleux prisme, abandonna peu à peu ce procédé naïf ; ses
dernières couvres, les belles, n’en contiennent plus aucune trace ; elles abondent en
riches et neuves métaphores, M. Albalat, pour nous démontrer que Chateaubriand imite
Homère, prend soin de citer de l’un et de l’autre les pages les plus nettement
contradictoires. Que l’on compare à Homère ceci, description du club des Cordeliers :
« Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent
avaient été arrachés ; la basilique écorchée ne présentait plus aux
yeux que ses ossements et ses arêtes … » Les mots
que je souligne ne sont pas seulement des métaphores ; elles sont poussées au degré où
un nouveau nom serait nécessaire. Non seulement l’image complémentaire est intimement
intriquée dans l’image fondamentale, mais les deux images, réagissant l’une sur
l’autre ; se sont fondues en une troisième absolument inattendue ; cette fusion, art
suprême, est obtenue en passant sous silence l’objet même qui sert de point de
comparaison ; mais cet objet qui n’est pas nommé, il était inutile de le nommer. Il ne
vient à l’esprit que si, comme j’ai été obligé de le faire, on réfléchit un bon moment
sur les mystères de ce mécanisme. Le procédé homérique, qui n’est un procédé que depuis
Homère, eût été moins discret : « Telle une baleine … » C’est bien à une baleine que
songeait Chateaubriand ; après avoir hésité entre ossements et arêtes, il écrit les deux : arêtes rejoint l’image à
la réalité, les formes animales aux formes architecturales.
Il y a loin de cette complexité & la simplicité homérique : il y a trente siècles
et huit ou dix civilisations. Le Chateaubriand des Mémoires
d’outre-tombe est un fleuve de chatoiements métaphoriques. Chez lui les parfums,
les sons, les couleurs, les saveurs et les attouchements se confondent en de
perpétuelles synesthésies : la pluie, en voyage, un grignotement sur la capote de la
voiture ; l’orage, les éclairs s’entortillent aux rochers ; la nuit, l’azur du lac
veillait derrière les feuillages ; les sons du cor sont veloutés ; ceux de l’harmonica
sont liquides. Mais de temps à autre l’image est une simple transcription, trait pour
trait, des faits observés. Que de fois n’ai-je pas vu comme lui, de la maison voisine de
la sienne, rue du Bac, les mêmes hirondelles « s’enfoncer en criant dans les trous des
murailles » ! En citant cette phrase si simple, M. Albalat n’a démontré que la moindre
des images de Chateaubriand est un produit de ses sensations. Il a vu cela et il ne le
dit que parce qu’il l’a vu. L’art de décrire, c’est l’art de voir, c’est l’art de sentir
par tous les organes, par toutes les papilles nerveuses, et rien de plus.
Tout à coup, oubliant Homère, M. Albalat s’écrie : « Chateaubriand s’est formé par
l’assimilation de Bernardin de Saint-Pierre, en étendant, en repétrissant, en poussant
la description de Paul et Virginie, des Harmonies,
des Etudes et des Voyages. Sa filiation est reconnue
par tous les critiques », Tous les critiques, cela veut dire un critique copié par tous
les autres. Il ne faut s’en laisser imposer ni par l’unanimité, ni par la singularité.
Un écrivain, et, même un grand écrivain, dépend toujours, pour commencer, de ses
lectures et de ses admirations et même des lectures et des admirations contemporaines.
Ce qui est intéressant, ce n’est pas le départ, c’est l’arrivée. Le point de départ est
commun à tous ; les arrivées sont particulières. Deux cents hommes de lettres,
prosateurs ou poètes, avaient déjà été influencés par Paul et
Virginie, quand Chateaubriand produisit Atala. C’est pour ce
qu’il apportait de différent et non pour ce qu’il contenait de semblable que le nouveau
roman fut placé à côté de l’ancien. « Ne croirait-on pas, dit M. Albalat, après avoir
cité une page de Bernardin de Saint-Pierre, lire du Chateaubriand ? » Nullement . Le
puéril auteur de Paul et Virginie est exact, minutieux et, comme Homère, successif. Il
énumère les souvenirs que lui ont laissés ses sensations avec ordre et mesure, sans être
jamais troublé par aucune synesthésie ; chaque figure de son dessin, chaque plante,
chaque bête est entourée d’un trait noir qui la sépare du reste ; les sens n’empiètent
pas les uns sur les autres ; tout est correct et propre. Enfin, épreuve capitale, dans
Bernardin de Saint-Pierre il n’y a pas de métaphores ; la représentation est naïve.
C’est un paysagiste honnête, consciencieux, un guide excellent et qui vous fera voir, au
meilleur moment et du meilleur endroit, le soleil couchant qui éclaire en dessous le
feuillage des arbres « de ses rayons safranés », les fait briller « des feux de la
topaze et de l’émeraude ». C’est un guide, et non pas un poète. Ne lui parlez ni de la
« cime indéterminée des forêts », ni « de la molle intumescence des vagues » ; il ne
comprendrait pas sa langue, très pauvre, ne brille que par reflet ; elle semble riche,
quand il raconte les tropiques, comme à la lueur d’un incendie, la populace semble vêtue
d’or et de pourpre. Regardé à la loupe, le style de ce bonhomme enfantin est d’une
vulgarité triste. C’était d’ailleurs un sot, comme il prit soin de le démontrer
longuement, par la suite, avec ses ports creusés par Dieu en vue des bateaux futurs, ses
melons côtelés par la Providence pour le bonheur des familles, et toutes les finalités
qu’imagine son optimisme pieux et grossier dans les Etudes et dans les
Harmonies. Or, un sot, quelle que soit son habileté à singer le
talent, n’a jamais de style ; il fait semblant d’en avoir.
Ce qu’on vient de dire de Chateaubriand se pourrait presque littéralement répéter de
Flaubert. Comme tous les écrivains de son temps, et d’avant, et même d’après, Flaubert a
subi l’influence initiale de Chateaubriand ; cela n’est ni miraculeux ni trié
important. Sorti de toute autre école, Flaubert fût pareillement devenu ce qu’il était,
lui-même. La vie est un dépouillement. Le but de l’activité propre d’un homme est de
nettoyer sa personnalité, de la laver de toutes les souillures qu’y déposa l’éducation,
de la dégager de toutes les empreintes qu’y laissèrent nos admirations adolescentes. Une
heure vient où la médaille décapée est nette et brillante de son seul métal. Mais selon
une autre image, je songe au dépouillement du vin qui, délivré de ses parties troubles,
de ses vaines fumées, de ses fasses couleurs, se retrouve, quelque jour, gai de toute sa
grâce, fier de toute sa force, limpide et souriant ainsi qu’une rose nouvelle. Comme
Flaubert est l’un des écrivains les plus profondément personnels qui furent jamais, l’un
de ceux qui se laissent le plus clairement lire à travers la dentelle du style, il est
facile de suivre dans l’œuvre le dépouillement progressif de l’homme. Pour cela, il faut
lire successivement Madame Bovary, l’Education sentimentale, Bouvard et
Pécuchet ; ce n’est que dans ce dernier livre que l’œuvre est achevée, que le
génie de l’homme paraît dans toute sa beauté transparente. Les quelques phrases où il
imite Chateaubriand, pour l’avoir trop lu et l’avoir trop longtemps charrié dans ses
veines, que c’est peu de chose en une telle épopée ! Les livres de Flaubert les plus
admirés aujourd’hui, la Tentation et Salammbô
(dotation qui suffirait encore à combler deux grands écrivains) sont les moins purs et
les moins beaux. Il n’y a de livres que ceux où un écrivain s’est raconté lui-même en
racontant les mœurs de ses contemporains, leurs rêves, leurs vanités, leurs amours et
leurs folies. Qu’est-ce que les descriptions de Salammbô et leurs
longues phrases cadencées vis-à-vis des brèves notations et des résumés de Bouvard et Pécuchet, ce livre qui n’est comparable qu’à Don
Quichotte, qui noua amuse comme le roman de Cervantès amusa le dix-septième
siècle et qui, la période familière achevée, demeurera la pièce d’archives où la
postérité lira clairement les espoirs et les déboires d’un siècle ? Et l’Ame d’un homme
aussi. Ce livre est tellement personnel, tellement tissé comme avec des fibres
nerveuses, qu’on n’a jamais pu y ajouter une page qui ne fit l’effet d’une pièce de drap
à une robe de tulle. Le miracle, c’est que cette œuvre de chair semble toute
spirituelle. On dirait d’abord d’un catalogue de petites expériences que le premier
homme soigneux va compléter facilement ; on n’y peut toucher : c’est une bête vivante
qui remue et crie dès qu’on y enfonce l’aiguille pour faire la couture. Tout Flaubert
semble impersonnel. C’est passé en adage. Comme si un grand écrivain, comme si un homme
d’une sensibilité forte, excessive, dominatrice, , pouvait être — quoi ? le
contraire du seul mot qui le puisse définir ! Une œuvre d’art impersonnelle, une œuvre
de science impersonnelle ! Si jamais je me suis rendu coupa|ble d’un tel abus de mots,
qu’on me le pardonne. C’était par ignorance. Mais je sais maintenant qu’il n’y a
d’impersonnelles que les œuvres médiocres, et qu’il y a plus de personnalitédans les
Leçons de Physiologie expérimentale de Claude Bernard que dans la Confession d’un Enfant du siècle. Il n’y a pas telle ou telle sorte
d’art ; il n’y a pas d’un côté la science et de l’autre la littérature ; il y a des
cerveaux qui fonctionnent bien et des cerveaux qui fonctionnent mal.
Flaubert incorporait toute sa sensibilité à ses œuvres ; et par sensibilité j’entends,
ici comme partout, le pouvoir général de sentir tel qu’il est inégalement développé en
chaque être humain. La sensibilité comprend la raison elle-même, qui n’est que de la
sensibilité cristallisée. Hors de ses livres ; où il se transvasait goutte à goutte,
jusqu’à la lie, Flaubert est fort peu intéressant ; il n’est plus que lie : son
intelligence se trouble, s’exaspère en une fantaisie incohérente. Lui, dont l’ironie
écrite n’est dupe d’aucune parade sociale, d’aucun masque, d’aucun rêve, il se laisse
prendre aux faux talents (Sand) et aux fausses amours (Colet) ; il se roule dans la
sentimentalité poétique ou bien hurle contré les bourgeois des injures stupides. Loin
que son œuvre soit impersonnelle, les rôles sont ici renversés : c’est l’homme qui est
vague et tissé d’incohérences ; c’est l’œuvre qui vit, respire, souffre et sourit
noblement. On songe à la Ligeia d’Edgar Poe, à la Vera de Villiers.
Après les bons imitateurs d’Homère, voici les mauvais. M. Albalat retombe sur Fénelon,
qui imite mal Homère. Pour M. Albalat, l’imitation est une carrière ; c’est un devoir :
il faut imiter Homère ; on verrait très bien son traité dans la collection des manuels
impératifs publiés, je pense, par la même maison d’édition : Tu seras agriculteur ! — Tu
seras imitateur d’Homère ! Il m’est pénible de penser que si M. Leconte de Lisle n’avait
utilisé ses loisirs de bibliothécaire à franciser les poètes grecs, M. Antoine Albalat
ne saurait comment enseigner les arcanes du style descriptif. Toutes ses théories
reposent sur cet Homère hypothétique, putatif et chimérique, sur un Homère qui, s’il
avait écrit en grée comme on le fait écrire en français, serait un prosateur lourd,
discord, gauche, avec de curieuses imaginations contrariées par un sens violent de la
réalité.
Mais il s’agit de Fénelon, et nous changeons d’Homère. Il passe pour avoir su le grec ;
le savait-il assez pour goûter littérairement la poésie homérique ? C’est un point que
M. Albalat ne se soucie point d’éclaircir ; nous ne sommes informés que de ceci ;
Fénelon fut un mauvais imitateur d’Homère.
L’imitation des écrivains les uns par les autres, de ceux qui ne sont plus par ceux qui
vont être, est un fait nécessaire et fort inutile à ériger en précepte. Pour un
adolescent, — et il y a des adolescences prolongées ; — admirer, c’est imiter. Les deux
actes se rejoignent fatalement. La période imitatrice de la carrière d’un poète est
intéressante historiquement ; aussi, on pénétrera mieux sa psychologie si l’on connaît
les origines de son talent et de quelles beautés littéraires son cerveau fut d’abord
imprégné ; mais l’intérêt véritable, l’intérêt d’art commence quand la personnalité est
dégagée, tellement qu’elle est devenue incomparable. C’est parfois tardif. Fénelon, qui
a écrit beaucoup dans une vie modérément longue, n’arriva que sur le soir à un
dépouillement complet, dix ou quinze ans après Télémaque, avec la Lettre à l’Académie et le Traité de l’existence de
Dieu. A l’époque du Télémaque, et bien qu’il eût quarante-quatre ans20, il se formait encore. Ceci fera rire les jeunes gens qui se
croient des fruits précoces et qui ne sont que des fruits noués, dorés et desséchés en
même temps, par quelques journées de soleil ; cela ne fera pas rire ceux qui ont vu Lope
de Véga composer A soixante-dix ans sà merveilleuse Dorothée, et Gcethe écrire à
soixante-dix sept ans la première ligne de son Second Faust. Télémaque
fut pour Fénelon un exercice et un travail de préceptorat, plutôt qu’une couvre ; sans
la renier, il ne la reconnut jamais et la première édition authentique n’en fut publiée
qu’après sa mort, par ses héritiers.
Dans ce roman improvisé au jour le jour, il donne de l’antiquité l’idée qu’il s’en
fait. Pourquoi veut-on qu’il imite Homère ? Il se souvient de ses factures, d’Homère,
d’Hérodote et de Platon ; mais comment parler de la Grèce ancienne sans puiser dans sa
littérature ? Il conte un voyage dans les livres et non un voyage dans les cités, dans
les campagnes et sur les mers ; cela est évident et Flaubert n’a pas composé autrement
Salammbô. Il n’est pas et il ne peut être ni Homère ni Platon ; il
est Fénelon, quoique pas encore tout à fait. S’imagine-t-on qu’une œuvre d’art, poétique
ou plastique, existe en soi ? Elle est ce qu’elle est sentie. Nous nous figurons
aujourd’hui mieux comprendre Homère que le dix-septième siècle ; nous le comprenons
différemment, voilà tout. Sans doute l’archéologie, une plus sûre exégèse, de meilleures
méthodes ont modifié l’aspect objectif des poèmes homériques ; mais si nous les
comprenons autrement que les contemporains de Mme Dacier, c’est
surtout que nous avons changé de sensibilité. Les excellents travaux d’un Samuel Bernard
sur la Bible, d’un Dupin sur l’histoire de l’Église avaient, au dix-septième siècle,
diminué très sérieusement les apparences surnaturelles du christianisme ; cela n’eut
aucune influence sur la manière qu’avaient les hommes de comprendre la religion ; parce
que comprendre, c’est sentir ; et parce que la sensibilité générale des croyants n’avait
pas été modifiée. Le monde, étant devenu romantique, voulut un Homère romantique, un
Homère digne de collaborer au Parnasse, Leconte de Lisle s’en chargea ; quand il lui
fallut un Christ romanesque, un Christ devant qui on pût déclamer le Saule et les Nuits, Renan fut tout prêt. Depuis plus de trente
cinq ans, la France voit Homère dans Leconte de Lisle ; c’est un meilleur miroir que
Bitaubé, mais tout de même, c’est un miroir. M. Albalat voudrait que Fénelon, lui aussi,
eût vu Homère dans Leconte de Lisle ; c’est bien de l’exigence, Je crois que Virgile le
voyait dans une lumière plus semblable à l’atmosphère du Télémaque
qu’à celle des Poèmes antiques. Un livre que la vénération des siècles
a sacré n’est plus un livre ; c’est une partie de la nature. Nous le lirons comme un
paysage, comme une cité, et nous y sentirons ce que nous pouvons y sentir.
Albalat revient affirmer son erreur, que Fénelon écrit en clichés. En vain lui a-t-on
démontré que la plupart des images de Télémaque, livre lu, copié,
appris par cœur pendant cent cinquante ans par les enfants de l’Europe entière, sont au
contraire l’origine des clichés qu’elles sont devenues. Sans doute, il y a des phrases
toutes faites dans Télémaque ; mais croit-on qu’il n’y en a pas dans
les Oraisons Funèbres, ou dans les Mémoires
d’Outre-Tombe, ou dans la Tentation de saint Antoine ? La
phrase toute faite est là condition même de la clarté d’un style. Il faut savoir effacer
l’image neuve pour mettre à sa place l’image vieille, pourrie, mais phosphorescente et
qui jalonne de lueurs la route inconnue. Une page sans clichés estime suite d’énigmes ;
cela rebute l’esprit le plus curieux, l’« œdipe » le plus patient. Le célèbre « gazon
émaillé de fleurs » était un cliché au temps de Fénelon, quoique moins usé qu’il n’est
devenu ; Richelet, en 1680, cite : L’émail des prés (Godeau) ; l’aurore émaille la terre
de rosée (Sarrasin) ; les fleurs de toutes parts émaillent les vallons (Godeau) ; la
terre s’émaillait de fleurs (La Suze) ; et je trouve exactement dans la Vie de M. de
Renty par Saint-Jure, « gazon esmaillé de fleurs ». Mais cela remonte bien plus haut. On
lit dans une ode de Ronsard :
M. Albalat, péremptoirement, déclare que l’on trouve le style de Télémaque dans la Clélie, dans Cyrus, et
surtout dans l’Astrée. C’est une démonstration à faire. Je connais l’Astrée ; j’en ai relu plusieurs livres sans y trouver l’origine
d’aucun cliché. La préciosité de ce roman est toute dans la psychologie des
personnages ; le style en est calme et uni, d’un vert de pré que de rares fleurs
« émaillent » fort discrètement. A défaut de métaphores, l’Astrée est
pleine de fines observations notées avec délicatesse. C’est un « roman d’âmes », écrit
par un homme tendre, spirituel et perspicace. Je me souviens de ceci, sur une fille qui
se laisse courtiser, puis rompt brusquement l’entretien : « Vous me faites souvenir,
Philis, de ces chèvres qui, après avoir rempli le vase de leur lait, donnent du pied
contre et le cassent », L’Astrée a fourni des lieux communs, bien
plutôt que des clichés ; c’est également, pour un livre, un grand honneur. Comme Télémaque, l’Astrée a dû être, en sa fleur, un
délicieux et peut-être un admirable roman. C’est par sa grâce que se développe chez les
poêtes d’entre Malherbe et Racine un certain goût des choses de la nature, c’est dans
l’Astrée que Jean-Jacques, avant de vivre par lui-même, commença
l’éducation de sa sensibilité, et il lui en resta toujours quelque chose. Ce livre, qui
est une des têtes de chapitre de la littérature française, est devenu très ennuyeux,
beaucoup plus ennuyeux que Télémaque ; comme on n’a pu l’imiter que
dans son fond et que sa forme est restée inerte, il est surtout très vieux ; Télémaque a toujours l’air d’avoir été écrit la semaine dernière par un
digne professeur en retraite, nourri des bons auteurs et des saines philosophies. On
l’imite encore ; et chaque imitation est, pour le bouquin rajeuni, un nouveau bail avec
la vie. Il n’y a pas de milieu pour un livre : ou devenir incompréhensible, ou devenir
banal. Qui pourrait dire, aujourd’hui, si les Fables de La Fontaine
sont de bonne
ou mauvaise poésie ? On ne sait plus. Ce sont des proverbes, des manières de fausses
elefs avec quoi on ouvre mille difficultés de raisonnement, toutes les serrures
embrouillées par des maladroits. A quoi tient la gloire de La Fontaine ? A l’idée tout à
fait ridicule, en somme, de mettre en vers les fables d’Ésope, que tous les écoliers
déjà apprenaient par cœur21. C’était
à peu pris aussi raisonnable que d’entreprendre de versifier les plus beaux traits de
l’histoire de France ou les paraboles de l’évangile selon saint Mathieu. Cela a réussi.
Le succès de Télémaque est plus facile à expliquer. Il faut
précisément partir de Clélie, comme le demande inconsidérément M.
Albalat, et du Grand Cyrus . Ces romans n’étaient point historiques.
Les personnes de la cour et de la ville, au courant des récentes anecdotes royales et
littéraires, substituaient facilement les véritables noms aux noms factices des héros de
l’illustre Sapho. Mais pourtant les dupes étaient nombreuses, loin de Paris, ou dans les
milieux moins éveillés, ou à l’étranger, qui prenaient pour de l’histoire ce qui n’était
que ragot. Peu à peu on s’habituait, et même parmi les courtisans demi-lettrés, à
certaines confusions entre le présent et le passé, Louis XIV était galant ; pourquoi le
Grand Cyrus ne l’eût-il pas été ; et pourquoi Euripide n’eût-il pas eu de l’esprit,
puisque M. Racine en avait, et du plus fin ou du plus cruel ? Les grands romans de
Madeleine de Scudéry sont réfractaires à toute analyse. Prenons ses Conversations, petit recueil où il y a des contes et des tableaux de mœurs.
Voici les Bains des Thermopyles. C’est la Grèce du temps d’Alcibiade.
Les personnes de qualité s’assemblent là, durant l’été, pour mener une vie à la fois
galante et vertueuse ; si on lorgne Aspasie, on écoute Euripide ; et Xénophon est fort
entouré, parce qu’il répète volontiers les bons mots de Socrate. Je sais bien qu’il
s’agit de Spa, sans doute, et de Ninon et de quelque duc de Grammont, de Racine, et de
Malebranche ivre de Descartes ; oui, mais le procédé n’en est pas moins une imposture.
On commence par appeler Ninon, Aspasie ; puis on croit que Ninon était une Aspasie ; et
enfin qu’Aspasie était une Ninon. Les mœurs n’ont jamais beaucoup changé ; le fond de la
vie est identique, à peu près,
à tous les moments de l’histoire ; le canevas est le même, la broderie est différente.
Tout l’intérêt est dans la broderie, puisque le canevas est immuable, et connu une fois
pour toutes par tous les hommes dès qu’ils sont des hommes et qui exercent les passions
élémentaires. Si l’on avait demandé à l’un ou à l’autre des Scudéry, étroits
collaborateurs, la vie véritable du Grand Cyrus, ils l’eussent écrite les yeux fixés sur
le grand Roi, Racine, tout imprégné qu’il fût de la véritable grécité, ne distingue pas
bien la psychologie d’un héros homérique ’d’avec celle d’un héros de la Fronde. Tout est
confus alors dans l’histoire, et sur le même plan ; quand on voulait se représenter
l’antiquité, c’était à travers la galanterie historique des romans à la mode. Télémaque
fut une révélation.
Ce livre d’ailleurs ne m’intéresse nullement ; mais l’exactitude m’intéresse. J’ai dit
que Fénelon était un écrivain du type visuel, qu’il créait lui-même ses métaphores ; je
vais achever de le prouver. Voici une page tirée du Traité de l’existence
de Dieu :
« La substance du cerveau, qui conserve avec ordre des représentations si naïves de
tant d’objets dont nous avons été frappés depuis que nous sommes au monde, n’est-elle
pas le prodige le plus étonnant ? On admire avec raison l’invention des livres, ou l’on
conserve la mémoire de tant de faits et le recueil de tant de pensées ; mais quelle
comparaison peut-on faire entre le plus beau livre et le cerveau d’un homme savant ?
Sans doute ce cerveau est un recueil infiniment plus précieux et d’une plus belle
invention que le livre. C’est dans ce petit réservoir qu’on trouvé à point nommé toutes
les images dont on a besoin. On les appelle, elles viennent ; on les renvoie, elles le
renfoncent je ne sais où, et disparaissent pour laisser place à d’autres : on ferme et
on ouvre son imagination comme un livre ; on en tourne pour ainsi dire les feuillets ; on
passe soudainement d’un bout à l’autre : on a même des espèces de tables dans la
mémoire, pour indiquer les lieux où se trouvent certaines images reculées … »
Cette description, métaphoriquement si juste, de la fonction générale du cerveau,
n’indique-t-elle pas une imagination nettement visuelle ? Ce qui va suivre est plus
frappant encore :
« L’empire de l’âme sur les organes corporels se montre principalement par rapport aux
images tracées. dans notre cerveau. Je connais tous les corps de l’univers qui ont
frappé mes sens depuis un grand nombre d’années : j’en ai des images distinctes qui me
les représentent, en sorte que je crois les voir lors même qu’ils ne sont plus. Mon
cerveau est comme un cabinet de peintures dont tous les tableaux remueraient et se
rangeraient au gré du maître de la maison. Les peintres, par leur art, n’atteignent
jamais qu’à une ressemblance imparfaite. Pour les portraits22 que j’ai dans ta tête, ils sont si fidèles que
c’est en les consultant que j’aperçois les défauts des peintres, et que je les corrige
en moi-même … »
Cela suffit. Fénelon savait voir ; et quand il avait vu une fois, il n’oubliait plus.
Son cerveau (c’est le sien qu’il explique, nécessairement) était dans les conditions
requises pour déterminer un style pictural. Il se souvient, non au moyen
d’idéo-émotions, mais au moyen d’images ; elles sont si vives qu’après de longues années
elles n’ont rien perdu de leur netteté. Mais cette phrase : « C’est dans ce petit
réservoir », et cette autre : « Mon cerveau est comme un cabinet de peintures … », que
sont-elles donc, sinon de neuves et d’exactes métaphores ? Tout le chapitre est
davantage encore une leçon de psychologie expérimentale. Cet évêque parle un langage qui
est plus voisin de la science que celui de nos professeurs de belles lettres et de nos
critiques littéraires : il sait qu’à la base de toute représentation mentale il y a une
image. Transportant cette notion dans la critique du style, il dira (Dialogues sur l’éloquence) : « Un peintre et un poète … l’un petit pour les
yeux, l’autre pour les oreilles ; l’un et l’autre doivent porter les objets dans
l’imagination des hommes … Il faut non seulement instruire les auditeurs des faits, mais
les rendre sensibles et frapper leurs sens par une représentation parfaite de la manière
touchante23 dont ils sont
arrivés. » Et dans le Discours de réception A l’Académie : « On a
enfin compris qu’il faut écrire comme les Raphaël, les Carrache, les Poussin ont peint,
non pour chercher de merveilleux caprices, … mais pour peindre d’après nature. On a
aussi reconnu que les beautés du discours ressemblent à celles de l’architecture.
Il ne faut pas admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement ; mais
visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties
nécessaires à soutenir un édifice. » Sans insister sur une brève phrase qui contient en
trente mots toute la théorie de l’architecture et peut-être de l’art tout entier, on
fera remarquer que les comparaisons de Fénelon sont toujours tirées de ses souvenirs
visuels. C’est un des types visuels
les plus nettement caractérisés de la littérature française. De là l’originalité d’un
style où s’incorporent naturellement les sensations entrées dans le cerveau par la porte
de l’oeil. Il est très peu capable de rhétorique ; quoi que dise M. Albalat, il ne sait
pas écrire ; il est gauche ; il répète le même mot à satiété, préoccupé de ce qu’il
voit, bien plus que de la manière scripturale dont il le rend. Son vocabulaire est
restreint, quoique les mots familiers ne lui déplaisent pas. Il écrit comme il vit, avec
timidité ; mais sa pensée aune certaine hardiesse et son imagination, de certains vols.
Il serait un plus grand écrivain s’il avait osé davantage. Il a trop souvent renvoyé les
images nouvelles qui venaient à lui pour faire accueil à de vieilles connaissances :
pure bonté d’âme, car il était plus riche qu’aucun autre de ses contemporains. Il
voyait, il contemplait ; il contemple même l’invisible ! Les mystiques sont presque
toujours dotés d’une puissante imagination visuelle. Fénelon regarda le monde et fixa
Dieu éperdument.
Télémaque, malgré de jolies pages, n’est guère qu’un mélange de
morceaux descriptifs et d’exercices oratoires. Les deux genres sont fort déplaisants et
parmi les plus inutiles. On ne devrait jamais raconter que ce que l’on a vu, soi, de ses
yeux propres, bien lucidement. Tout le reste est peut-être absurde. Les descriptions de
batailles, qu’elles soient d’Homère ou de Chateaubriand, ou même de Flaubert, ne valent
pas telles malhabiles pages de mémoires écrites par une main lourde sous la dictée
confuse du souvenir. Il est vrai que les visions des acteurs historiques (comme celles
des autres acteurs) sont toujours fragmentaires ; Stendhal, avec une belle ironie, a mis
cela en roman ; si l’on veut le tableau complet, il faut l’intervention d’un écrivain
de métier. Quel que soit son talent, la description sera toujours inexacte, c’est-à-dire
qu’elle ne sera conforme à aucune vision réelle. L’exactitude littéraire, c’est la
conformité d’un récit avec les images fixées dans le cerveau ; elle est impossible dans
un arrangement de seconde main, surtout si le compilateur opère sur des documents de
différentes origines. Le plus honnête serait alors de donner successivement la parole
aux témoins originaux. C’est en ce sens que l’on a dit que la meilleure histoire de
France serait un Recueil de textes ; chimérique pour les périodes
modernes, cela a été commencé et cela se continue pour les périodes primitives. Mais
s’il est parfois utile de rédiger une description historique, on ne voit pas bien, loin
des romans-feuilletons, la place d’un faux naufrage ou d’un faux déraillement. Ce n’est
pas l’avis de M. Albalat, qui nous dit avec le plus grand sérieux : « Il faut étudier
les descriptions qui ont été faites sur nature et appliquer ensuite à votre sujet
artificiel les procédés de facture vraie. » Comme cette phrase fait comprendre et aimer
le dégoût de la littérature que l’on voit naître de toutes parts ! Sentez-vous la
supériorité, je né dis pas du paysan qui herse son blé, ou du vigneron qui sarcle sa
vigne, mais du balayeur qui râcle les ruisseaux, sur le rhétoricien qui construit une
catastrophe artificielle avec tes procédés de facture vraie ?
Cependant, « joignant l’exemple au précepte », M. Albalat nous soumet différentes
exécutions de « sujets artificiels ». Il nous prend par la main, nous frappe sur
l’épaule : « Supposons que nous ayons à décrire la morgue de l’hospice du mont
Saint-Bernard … » Mais je refuse d’entrer dans cette supposition et dans cette morgue
artificielle. A moins de devenir délirant, je ne décrirai pas la morgue du mont
Saint-Bernard, ne l’ayant pas vue. Plus brave, M. Albalat ayant invoqué Homère (« Que
ferait Homère devant un tel sujet ? ») commence ainsi :
« Ces morts, alignés dans une pose vivante, étaient épouvantables à voir !… » Les cinq
paragraphes suivants, qui complètent le poème, débutent tous d’une façon aussi
originale :
« Un porte-balles, sac au dos, en veston de laine bleue » — A côté de lui, un vieux en
guêtres de cuir … — Plus loin un grand brun, hâlé, de haute taille … — Il y en avait un
autre, vêtu d’un sarau bleu … — Un autre en chapeau de feutre … »
Et dire que M. Albalat s’est assimilé Homère jusqu’à la dernière goutte, et tous les
grands écrivains possibles, et qu’il enseigne le style ! Quelle leçon, non pour
lui-même, mais pour ceux qui, d’après ses insidieuses déductions, auraient eu, l’espace
d’un moment, l’illusion qu’ils allaient apprendre à écrire ! Voilà ce que c’est que de
vouloir peindre des morgues artificielles ! Je suis sûr que, revenant des Alpes, il nous
donnerait d’excellentes notes de voyage et fort exactes et d’un relief tout homérique ;
privé de la réalité, il a colorié avec soin et en vain une petite image d’Epinal à
compartiments étanches.
Ce n’est pas que je réprouve la notation imaginative de choses « non vues ». Il ne faut
point borner l’art aux données immédiates des sens. L’imagination est plus riche que la
mémoire, mais elle n’est riche que des combinaisons nouvelles qu’elle impose aux
éléments que lui fournit la mémoire. Imaginer, c’est associer des images et des
fragments d’images ; cela n’est jamais créer. L’homme ne peut créer ni un atome de
matière ni un atome d’idée. Toute la littérature imaginative repose donc, comme la
littérature positive, et comme la science elle-même, sur la réalité. Mais elle est
affranchie de tout souci d’exactitude absolue, ne restant soumise qu’à cette exactitude
relative qui est la logique générale, et les lois de la logique générale sont assez
souples pour nous faire admettre la Divine Comédie ou les Voyages de Gulliver. Les procédés d’illusion de Dante et de Swift sont fort
différents de ceux d’Homère ; ces grands poètes n’en ont pas moins conquis l’assentiment
et l’admiration des générations humaines.
L’élève de M. Albalat s’étant assimilé la pharmacopée du style descriptif, il passera à
là deuxième partie du manuel, et y trouvera dévoilés les mystères du style abstrait.
« L’antithèse est la force du style abstrait … En dehors du style descriptif, elle est
la grande ressource de l’art d’écrire. » Aussi, toujours fidèle à sa méthode, M. Albalat
persiste à considérer l’art du style comme tout à fait indépendant de la matière du
style. Il ne conseille pas de contempler le spectacle de là vie, ni de se former, par
expérience et par réflexion, des idées. Cela est secondaire, pourvu que l’on sache, fort
des procédés antiques, décrire n’importe quoi, opposer les unes aux autres les premières
idées venues.
Voulue et appuyée, l’antithèse est une manière de discourir assez fâcheuse ; ingénue,
elle est une nécessité. Rien n’existe en soi ; tout est relatif. Décrire un objet, c’est
le comparer ; exposer [une idée, c’est la comparer ; et comparer, c’est mesurer.
L’antithèse est une opération arithmétique. Les chiffres ne refusent aucun contenu ; on
peut incorporer aux nombres de l’antithèse toute réalité et toute chimère. Les esprits
communs les chargent de fardeaux immédiatement dissemblables : vie-mort, blan-noir,
vertu-vice. Quelques autres savent tirer moins loin leurs oppositions antithétiques :
une seule idée leur suffit parfois, noix creuse qu’un geste sûr sépare en deux coques
vides. L’antithèse est généralement naïve ; il serait naïf de vouloir atteindre la
vérité en changeant, comme en algèbre, la valeur des signes qui relient les valeurs de
chaque terme. S’il est pénible de voir éternellement opposés le Bien et le Mal, il l’est
également que l’on prétende fondre entré elles des qualités élémentaires et
contradictoires. « Le mal est le bien, le beau est le laid », c’est de la métaphysique
de sorcières, et ridicule, hors du prologue de Macbeth. Le bien et le
mal sont aussi nettement sentis par un homme civilisé que le chaud et le froid. Dire
qu’il y a un « au-delà le bien et le mal », ce n’est pas nier l’existence des deux
régions primitives ; c’est en découvrir une troisième où la sensibilité s’exerce sur un
mode nouveau. Le bien et le mal n’y existent plus, parce qu’on n’y considère les actes
que sous la catégorie activité. Non haec regio omnium Il y a un
au-delà de l’antithèse. Dans ce royaume des confusions supérieures et volontaires, les
sages distinguent parfaitement les deux couleurs, le blanc, le noir ; mais ils savent
que l’une est la totalité du spectre et l’autre la somme des trois fondamentales et ils
savent aussi que, quoique le blanc soit à l’opposé du noir, il le contient, et la
réciproque.
L’antithèse dont nous entretient M. Albalat est le plus humble des procédés littéraires
et celui qu’un écrivain véritable fuira toujours avec soin. C’est un escalier à cinq
volées et qui mène aux greniers de la rhétorique, ayant parcouru successivement : I.
L’antithèse par phrases entières ; II. L’antithèse énumérative ; III. L’antithèse
symétrique ; IV. L’antithèse portrait ou le Portrait ; V. L’antithèse-parallèle ou le
Parallèle. On lit ceci dans la recette de l’antithèse-portrait : « Si les traits d’un
personnage de roman peuvent s’appliquer à toute espèce de personnes, le personnage est
mauvais » ; il faut particulariser ; jamais de types, jamais d’êtres synthétiques tels
que : le Roi, la Jeune Fille, le Paysan, le Héros. Voilà un réalisme bien étroit et bien
intolérant ! Cependant toute la littérature proteste contre cette théorie mesquine. Les
plus belles figures de femmes créées par les poètes sont fort peu particularisées ;
elles représentent, Iphigénie, Béatrice, Berthe, Marguerite, Atala, bien moins un
caractère unique que l’idéal moyen d’un homme et de son temps. Sans doute, Emma Bovary
est très particularisée ; mais, comment exprimer cela ? elle est particularisée avec des
traits tellement généraux qu’il n’y en a peut-être aucun dans son portrait qui lie se
retrouvât en n’importe quelle autre femme secrètement amoureuse. Le détail disparaît
dans le souvenir, n’y laissant que l’image d’une victime des romances et des légendes
sentimentales. Il n’y a pas deux hommes absolument semblables ; il y en a peu dont les
différences offrent un réel intérêt psychologique. Sans le roman honnêtement réaliste
tous les personnages se ressembleraient à un degré effroyable ; on a essayé de dire
l’histoire stupide des larves dont le grouillement forme l’humanité ; c’est difficile et
répugnant. Il faut donc particulariser, c’est-à-dire idéaliser. Même pour le réaliste le
plus têtu, la réalité n’est qu’un point de départ. Comment, avec les pâles personnages
humains, les grands poètes ont-ils créé des héros mille fois plus forts, plus nobles et
plus beaux, ou plus laids, plus venimeux que les êtres qu’ils avaient sous les yeux ? Je
ne crois pas que cela soit par le procédé naïf du « détail circonstancié » . Aux prises
avec une Mme Humbert, pourtant si exceptionnelle, Balzac la
repétrit, lui insuffle son génie, la conduit au succès et à la domination. La réalité
n’a aucun sens ; tout détail est inutile, qui n’est que réel. Particulariser, ce n’est
pas en accumulant les petits faits, en notant les manies, en décrivant, comme un
zoologiste, l’animal, ses mœurs et son habitat ; particulariser, c’est mettre une idée
dans ce qui, réel, n’était qu’une anecdote.
Le roman du dix-septième siècle s’est noyé dans le synthétisme ; le roman du
dix-neuvième s’est brisé sur le particularisme. Les deux nefs en sont au même point,
toutes deux coulées au fond des océans. Les bonshommes trop particularisés de Dickens et
de Daudet sont tout aussi défunts que les Cléopâtres, les Clélies et les Cyrus du grand
siècle. Le secret de longue vie n’est pas dans les procédés, mais dans le mépris des
procédés. Les détails précis amusaient il y a vingt ans comme, il y a deux siècles et
demi, les longs discours des belles passions éloquentes ; on semble aujourd’hui goûter
davantage les histoires très simples et précisément très synthétiques. Une autre mode
viendra, portée par une autre génération. L’art d’écrire, qui ne peut être que l’art
d’écrire à la mode du jour, est trop changeant pour pouvoir être enseigné. Le professeur
de coupe n’a pas fini son discours que déjà les manches, qui étaient étroites comme des
écorces, sont devenues de larges calices fleuris de mains blanches.
Non content de nous avoir fait assimiler le style descriptif, puis le style
antithétique, M. Albalat propose encore à notre appétit « quelques autres procédés
assimilables », parmi lesquels l’ampleur et la concision. Voulez-vous être concis ?
Prenez Montesquieu. Voulez-vous être ample ? Prenez Buffon. Mais ne faites pas comme M.
Albalat, qui va chercher ses exemples dans les derniers volumes des Oiseaux, lesquels ne sont pas de Buffon, mais de son collaborateur, l’abbé Bexon
24.
Ce Bexon, homme d’une intelligence assez ordinaire, écrivait avec feu. Il avait
beaucoup d’imagination, une grande facilité et des tendances au poétique. Ce qui
ennuyait surtout Buffon, homme de science et philosophe, c’étaient les descriptions. Il
en avait chargé Daubenton pour les quadrupèdes ; Guéneau et Bexon l’en débarrassèrent
pour les oiseaux. Buffon donnait à son secrétaire des notes précises, avec des conseils,
peut-être un plan ;
Bexon mettait les notes en littérature, et Buffon revoyait, corrigeait à maintes
reprises jusqu’à ce que la plus grande exactitude fût obtenue, exactitude noble et de
goût, mais avant tout scientifique. Buffon n’a rien d’un rhéteur. Il disait : « On
n’acquiert aucune connaissance transmissible qu’en voyant par soi-même. » Il écrivait à
Bexon : « Tâchez, Monsieur, de faire toutes vos descriptions d’après les oiseaux mêmes ;
cela est essentiel pour la précision. » Cuvier le jugeait plus exact que Linné.
« Seulement, ajoute Flourens, il n’écrivait pas ses descriptions en termes techniques,
et c’est ce qui a trompé beaucoup de naturalistes qui ne se reconnaissent guère en ce
genre d’écrits qu’autant qu’ils y trouvent un langage particulier, convenu, et, si je
puis ainsi parler, le langage officiel de la nomenclature. » Réflexion très juste et qui
se peut étendre à bien des objets, à toutes les branches de la philosophie, par exemple,
où l’on ne conquiert que par le jargon l’estime des spécialistes enlisés dans la
scolastique verbale. En cherchant toujours l’expression la plus noble, Buffon ne perd
jamais de vue le point essentiel, qui est l’exactitude, et ce double souci lui fait
éviter ces termes étroits dont la laideur est évidente et l’exactitude subordonnée à la
connaissance approfondie d’un vocabulaire, d’ailleurs variable. On serre la nature de
bien plus près en langage général qu’en langage technique, et surtout on la fait mieux
comprendre. Le détail sans doute ne peut s’étudier qu’en termes spéciaux ; mais il n’est
rien de visible, de sensible, — qui n’entre volontiers dans une phrase claire formée de
mots d’usage. C’est une question des plus graves pour l’avenir même des sciences que
celle de la langue des sciences. Jamais on n’a tant parlé que de nos jours de l’esprit
scientifique, et jamais cet esprit ne régna moins sur les intelligences. C’est que les
sciences elles-mêmes sont inabordables : il y a entre elles et les esprits de bonne
volonté une barrière terrible, la langue. Sans se servir d’aucun mot barbare, Buffon
créa l’histoire naturelle de l’homme, c’est-à-dire l’anthropologie et l’ethnographie ;
aussi, quand on lisait Buffon, y avait-il dans la littérature plus de notions exactes
sur l’homme qu’on n’en trouve maintenant, malgré les efforts d’une immense, mais
médiocre vulgarisation. Depuis un siècle et demi, les connaissances scientifiques ont
augmenté énormément ; l’esprit scientifique a rétrogradé ; il n’y a plus de contact
immédiat entre ceux qui lisent et ceux qui créent la science, et (je cite pour la
seconde fois la réflexion capitale de Buffon) :
« On n’acquiert aucune connaissance transmissible qu’en voyant par soi-même ; les
ouvrages de seconde main amusent l’intelligence et ne stimulent pas son activité.
Buffon est un grand savant, en même temps qu’un grand écrivain. C’est en savant et en
écrivain qu’il corrige les feuillets de ses collaborateurs, Guéneau de Montbéliard,
Daubenton, Bexon. Les premiers tomes des Oiseaux sont de Guéneau en
grande partie, et c’est à Bexon qu’il faut faire l’honneur des tomes six à neuf.
Quelques-uns des chapitres les plus célébrés de Buffon appartiennent presque absolument
à l’humble chanoine de la Sainte-Chapelle, l’Oiseau-mouche, le Cygne, la
Fauvette. Pour le Cygne, Buffon le reconnaît lui-même, écrivant
à Bexon : « Je fais cet arrangement dans la vue de commencer le neuvième volume par le
bel article du cygne … Ainsi vous avez tout le temps de peigner votre beau cygne. »
D’ailleurs, on a les manuscrits.
A l’Albatros, Bexon avait débuté par un préambule de vingt-cinq
lignes : « Sur cette mer immense qui s’étend … sur ces mers vastes, orageuses, terribles
… ce pôle où la terre engloutie, submergée, laisse l’antique océan régner seul, plages
perdues pour la moitié de la nature vivante et qui ne connaissent d’habitants que ceux
qui roulent leur masse sous les vagues, ou qui, plus hardis, se jouent avec les vents à
leur surface. De ces derniers, l’oiseau appelé Albatros est le plus
remarquable comme le premier en grandeur entre les oiseaux de mer … » Le morceau n’est
pas des plus ; mauvais ; il ferait avec quelques retouches un bon
modèle d’ampleur pour M. Albalat, et le Buffon de la légende aurait pu en être loué dans
les choix de lectures. Le vrai Buffon rature toutes ces belles phrases, et, dédaigneux
d’être ample, commence ainsi brusquement :
« Voici le plus gros des oiseaux d’eau, sans même en excepter le cygne, et, quoique
moins grand que le pélican ou le flammant, il a le corps bien plus épais … »
Rien ne pousse à la concision comme l’abondance des idées ; Buffon en a beaucoup. Ses
corrections sont très souvent des suppressions ; c’est presque la seule marque de sa
main qui paraisse dans l’oiseau mouche, de Bexon : il a rayé une phrase et ordonné de
petits arrangements de style ». M. Albalat en cite un passage, disant : « Buffon à tiré
de beaux effets de la prose drapée et majestueuse. Voici un de ces morceaux, écrit en
style assez ample et qui pourtant ne manque pas de vie. » M. Albalat donne le texte des
éditions de Buffon ; voici celui du manuscrit de Bexon ; ainsi, on pourra faire une
comparaison divertissante, sans recourir aux originaux :
« Rien n’égale la vivacité des oiseaux-mouches, si ce n’est leur courage ou plutôt leur
audace : on les voit poursuivre avec furie des oiseaux infiniment plus gros qu’eux,
s’attacher à leur corps et, se laissant emporter par leur vol, les becqueter à coups
redoublés, jusqu’à ce qu’ils aient assouvi leur petite colère. Quelquefois même ils se
livrent entre eux de ces combats très vifs ; l’impatience paraît être leur âme : s’ils
s’approchent d’une fleur et qu’ils la trouvent fanée, ils lui arrachent toutes ses
feuilles, avec une précipitation qui marque leur dépit. On voit, dit-on, sur la fin de
l’été, des milliers de fleurs ainsi dépouillées par la rage des oiseaux mouches. Ils
n’ont pas d’autre voix, outre leur bourdonnement, qu’un petit cri de screp,
screp, fréquemment répété. Ils le font beaucoup entendre dans les bois dès
l’aurore, jusqu’à ce qu’aux premiers rayons du soleil tous prennent l’essor et se
dispersent. » Et, paragraphe omis par M. Albalat :
« Mac Grave compare le bruit de leurs ailes à celui d’un rouet et l’exprime par les
syllabes hour, hour, hour ; leur battement est si vif que l’oiseau
s’arrêtant dans les airs paraît non seulement immobile, mais tout à fait sans action ;
on le voit s’arrêter ainsi quelques instants devant une fleur et partir comme un trait
pour aller à une autre ; il les visite toutes, plongeant sa petite langue dans leur sein
25
… »
« Voici maintenant, dit M. Albalat, la même description prise dans Michelet. Le style
en est tout différent. » Pour le démontrer, il suffit de souligner les mots ou les idées
communes aux deux descriptions :
« Leur battement d’ailes est si vif que l’oeil ne le perçoit pas ; l’oiseau-mouche
semble immobile, tout à fait sans action. Un hourl hourl continuel en
sort, jusqu’à ce que, tête basse, il plonge du poignard de son bec au fond d’une fleur,
puis d’une autre, en tirant les sucs et, pêle mêle, les petits insectes26 ; tout cela
d’un mouvement si rapide que rien n’y ressemble ; mouvement âpre, colérique, d’une
impatience extrême, parfois emporté de furie contre qui ? contre un gros oiseau qu’il
poursuit et chasse à mort, contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne pas de ne
point l’avoir attendu. Il s’y acharne, l’extermine, en fait voler les pétales. »
Le plagiaire, en cette fin, est bien maladroit de remplacer fanée par dévastée ; car
c’est précisément, comme le dit Bexon, parce que la fleur est fanée que l’oiseau la
dévaste. Dévastée d’avance, il ne s’en approcherait pas. Le plagiaire, on devine que ce
n’est pas Michelet ; seulement, il est fâcheux que le grand écrivain ait couvert de son
nom de pareils pillages. Il a même eu la constance de les réviser, de les récrire même,
d’y enfoncer l’empreinte de son pouce. Sa femme, pour le récompenser, dès qu’il fut
mort, délaya, en tisane sucrée de niaiseries, les tablettes où il avait gravé par des
traits puissants quelques-unes des visions de sa vie intime. Une rapide collation ne m’a
révélé aucun autre emprunt de l’Oiseau aux Oiseaux ;
mais il est probable que d’autres parties du livre ont des origines analogues. Cela ne
lui enlève pas toute valeur. Dressées et parées par Michelet, les gerbes ont bon aspect
et contiennent beaucoup de bon grain. C’est encore le meilleur des livres à côté du
magnanime rêveur. A aucun degré l’indélicatesse de sa femme ne doit retomber sur lui.
Il n’était pas tenu, ni personne, de savoir par coeur l’Histoire
naturelle, et c’est en toute innocence qu’il a corrigé Buffon, comme Buffon
corrigeait Bexon, Guéneau et Daubenton. Ce n’est pas moi qui tenterai de diffamer des
livres que j’aime parce que j’y sens malgré tout la présence réelle d’un grand
écrivain.
Nul n’a plus aimé la femme que Michelet : s’il a été trahi dans sa littérature par
celle-là même qu’il avait élue entre toutes les femmes, ce n’est pas lui qui doit en
souffrir devant la postérité.
M. Albalat, au lieu de nous présenter comme « tout différents » deux morceaux de style
dont le second est un abrégé du premier, aurait pu tirer de la confrontation d’utiles
réflexions sur le plagiat. La psychologie du plagiaire se rattache naturellement à celle
du voleur et toutes les deux à celle de l’autruche. Le plagiaire est ignorant et croit
tout le monde ignorant ; ou bien il sait, et alors la vanité lui fait croire qu’il est
seul à savoir. Qui, aujourd’hui, se disait Mme Michelet, lit les Oiseaux de Buffon ? Moi, et nul autre. Qui les lira jamais ? Personne.
Et si un curieux s’y jette, aura-t-il présentes à la mémoire les quinze lignes que je
viens d’en ? C’est impossible. D’ailleurs, je n’ai pas copié, j’ai résumé :
c’est le travail de l’historien ; comme M. Michelet, je lis un document et j’en tire la
moelle. Et puis, si l’oiseau-mouche fait hour, hour avec ses ailes,
puis-je écrire autre chose ? Rien n’est plus strict que l’onomatopée. Ici, le plagiaire
se trompait, presque aucuns cris ou bruits des animaux n’étant perçus, ni surtout rendus
identiquement par des observateurs différents et surtout de langues différentes. C’est
même la dissemblance entre les onomatopées les plus banales qui est la preuve de leur
ingénuité. L’âne brait : oncat asinus, disaient les Latins.
Sur les autres points, le raisonnement n’était pas mauvais ; car l’ignorance de la
littérature française est immense et ceux qui écrivent, lisant encore moins que les
autres, en savent encore moins long que certains curieux bénévoles. Mais il faut
toujours compter avec le hasard, et savoir que rien n’est plus ordinaire que
l’, plus légal, plus légitime ; « Nous rangeons par la pensée, dit Laplace
27, tous les événements possibles en diverses classes et
nous regardons comme ceux des classes qui en comprennent un très petit
nombre. Ainsi au jeu de croix et pile, l’arrivée de croix cent fois de suite nous paraît
parce que le nombre presque infini des combinaisons qui peuvent arriver
en cent coups étant partagé en séries régulières, ou dans lesquelles nous voyons régner
un ordre facile à saisir, et en séries irrégulières, celles-ci sont incomparablement
plus nombreuses. La sortie d’une boule blanche, d’une urne, qui, sur un million de
boules, n’en contient qu’une seule de cette couleur, les autres étant noires, nous
paraît encore ; parce que nous ne formons que deux classes d’événements,
relatives aux deux couleurs. Mais la sortie du n°79, par exemple, d’une roue qui
renferme un million de numéros, nous semble un événement ordinaire ; parce que,
comparant individuellement les numéros les uns aux autres, sans les partager en classes,
nous n’avons aucune raison de croire que l’un d’eux sortira plutôt que les autres. »
Le joueur à la loterie pense un chiffre et croit qu’il sortira ; le plagiaire pense un
chiffre et croit qu’il ne sortira pas. Tous les chiffres peuvent également sortir ;
c’est pourquoi il est déraisonnable de jouer à la loterie, de voler, même des millions,
et de copier, même quinze lignes, dans un ouvrage en cinquante volumes.
Il y a des plagiaires innocents. La mémoire, que les spiritualistes persistent à
considérer comme une des facultés de l’âme, n’est pas autre chose qu’une bibliothèque
de clichés sensoriels ; les uns sont vifs, les autres altérés ou effacés. Ainsi le
souvenir d’une lecture peut se conserver dans le cerveau en même temps que s’y trouve
abolie toute trace des circonstances qui localisaient cette lecture, la situaient dans
la réalité ; le souvenir prend la forme de l’inspiration, de la création subconsciente
et l’auteur croit recueillir à sa source l’eau pure et nouvelle d’un poème jaillissant,
alors qu’il ne fait que transvaser des liquides antiques. En un récent roman, qui a
parfois l’intérêt d’une thèse de psychologie, M. Louis Dumur a conté le drame ridicule
et triste qui peut naître de ces partielles amnésies. Il explique par le somnambulisme
l’oubli des circonstances où a eu lieu ta lecture, ce qui donne au récit une possibilité
immédiate ; mais l’étude des maladies ordinaires de la mémoire suffirait à justifier les
gestes de son héros grotesque. M. Ribot28 cite des cas très curieux de souvenirs tronqués,
amputés de leurs racines. Linné, sur la fin de sa vie, relisait ses œuvres en s’écriant
parfois : « Que c’est beau ! que je voudrais avoir écrit cela ! » Macaulay, et ici c’est
le mécanisme même du plagiat innocent, avait, devenu vieux, une mémoire littérale très
vive et une mémoire localisatrice très faible ; « si on lui lisait quelque chose dans la
soirée, il se réveillait le lendemain matin l’esprit plein des pensées et des
expressions entendues la veille ; il les écrivait de la meilleure foi du monde, sans se
douter qu’elles ne lui appartenaient pas. » Une forme plus fréquente et moins dangereuse
de la mémoire tronquée est celle où l’on garde le souvenir des circonstances locales et
secondaires tout en oubliant le principal, ce qui fut le but même et le centre de l’acte
dont nous n’avons gardé entre nos doigts que l’enveloppe. Que de livres avons-nous lus
et dont rien ne nous reste que la certitude de les avoir lus ! Mais ici il peut y avoir
illusion, le contenu du livre est peut-être entré dans la mémoire subconsciente, et nous
revenons au cas du vieux Macaulay, à moins qu’il n’y ait eu une saine et normale
digestion de nos lectures. Le plagiat innocent est toujours le symptôme d’une maladie et
toujours lié à un affaiblissement cérébral, soit passager, soit définitif, ou à un état
épileptique. Le plagiat volontaire signale également une maladie, mais de la
moralité.
La critique littéraire, qui devrait savoir tout, usera certainement, un jour prochain,
de la méthode scientifique dans l’appréciation des œuvres et des écrivains ; jusqu’ici
elle se tapit derrière une prudente et forte ignorance. M. Albalat, en intercalant dans
son livre un chapitre singulier à la louange du pastiche, n’a pas pris garde que cet
exercice, tout comme le plagiat, se divise en deux séries : le pastiche volontaire et le
pastiche involontaire. Le premier est un jeu auquel on peut se divertir et qui a même
une certaine valeur critique ou satirique, bien manié et bien dirigé. Le pastiche
involontaire est au plagiat ce que le lieu commun est au cliché ; c’est Une imitation
qui s’éloigne du trait strict, mais qui suit, en deçà ou au-delà, la courbure générale
des lignes ; qui néglige la forme limitée des figures pour en garder expression
particulière. Pierre Bayle, dans un passage où M. Albalat a cru voir exposé le mécanisme
du pastiche involontaire, donne celui du plagiat innocent : « Il m’est arrivé dans ma
jeunesse que si j’écrivais quelque chose après avoir lu tout fraîchement un certain
auteur, les phrases de cet auteur se présentaient à ma plume sans même que je me
souvinsse distinctement de les y avoir lues. » Le pastiche est tout autre chose ; il
doit contenir les mots favoris de l’auteur original et même certains débuts de phrase
qui reviennent textuellement dans un style ; mais aucunement des phrases entières. Ce
serait alors, si l’imitation est avouée, le centon, exercice tout à fait différent et
auquel Ausone a presque réussi à donner un semblant de valeur littéraire.
Le pastiche involontaire, et alors maladroit, troublé de remords, coupé de repentirs,
c’est presque toute la petite littérature courante. Dès qu’un roman atteint au grand
succès, ses pastiches sortent en douzaines de partout. Les faux Caractères, pour faire suite à ceux de M. de La Bruyère, sont des livres encore
communs à rencontrer dans leur veau sévère ; au début du dix-neuvième siècle, on
pastichait encore Télémaque. Il y eut des pastiches si heureux qu’il
est peu d’œuvres complètes d’anciens auteurs où l’on ne doive faire place à des pièces
restées douteuses malgré la loupe des philologues.
Le pastiche volontaire n’a pas toujours été innocent ; il joue son rôle dans les pièces
douteuses. Au moyen âge, c’était une des supercheries littéraires les plus communes de
ces temps de ruse, si riches en impostures qu’on en découvre encore de nouvelles.
Pétrone fut si bien pastiché au dix-septième siècle qu’on eut un temps l’illusion
déposséder complet le fragmentaire Satyricon
29. Les pastiches littéraires ne trompent plus personne ; en peinture, ils
représentent une tige toujours fleurissante de l’art international.
Un rien, et le pastiche se transforme en parodie ; il y en a aussi d’involontaires. La
parodie a été dédaignée par M. Albalat. Quel genre pourtant témoigne d’une plus intime
« assimilation des auteurs » ? Ne fallait-il pas savoir par cœur les Orientales pour écrire les Occidentales ? « Ô la vilaine
chenille — Qui s’habille — Si tard un soir d’Opéra ! » La parodie a un charme : son
rire. C’est une autruche, ivre d’avoir avalé un in-octavo, qui danse la gigue.
Ce n’est qu’au chapitre final que M. Albalat aborde ce qui aurait dû être la partie
importante de son livre, et ce qui n’en est que l’appendice : « Le style sans
rhétorique. » Il faut bien en venir là, et montrer qu’il n’y a qu’un style, le style
involontaire, riche ou pauvre, imagé ou nu. Ce n’est point tout à fait ainsi que M.
Albalat entend le style sans rhétorique ; à cette idée, il songe à Voltaire . Qui fut,
au contraire, plus gonflé de rhétorique que Voltaire ? Dès qu’il s’applique il devient
oratoire ; plat, dès qu’il n’est plus spirituel, il endort dès qu’il ne fait plus
sourire. Voyez quelle idée il avait du naturel : dans la lettre même qu’à titre
d’exemple on nous donne il vante l’ingénuité de Mme de Sévigné,
cette précieuse charmante qui n’a jamais exprimé un sentiment qu’enjolivé de
mignardises. La préciosité n’est pas désagréable quand elle est soutenue Mme de Sévigné pare ses sentiments dès le matin, comme elle se pare elle-même ;
elle leur passe l’habit de cour. Chez elle, qui allait à la cour avec délices, ces
précautions ne sont pas des simagrées ; cela ne représente pourtant pas le naturel ;
c’est de l’aisance, ce n’est pas de l’ingénuité. Le naturel de Voltaire est fait de
grimaces, pénibles quand elles n’amusent pas. Voltaire n’est pas simple ; ce n’est pas
un vice particulier aux gens spirituels. L’homme banal et vulgaire n’est jamais simple ;
s’il l’était, on ne verrait pas sa banalité ; on la voit, donc il se guinde. L’imbécile
qui écrit se guinde nécessairement. Ce que dit Duclos de leurs actes est vrai de leur
style : « Les sots qui connaissent souvent ce qu’ils n’ont pas, et qui s’imaginent que
ce n’est que faute de s’en être avisés, voyant le succès de la singularité, se font
singuliers… Ayant remarqué ou plutôt entendu dire que des génies reconnus ne sont pas
toujours exempts d’un grain de folie, ils tâchent d’imaginer des folies, et font des
sottises. » Écrire par images, si l’on n’est pas un imaginatif visuel, c’est faire le
« sot singulier ». C’est imiter la femme de chambre qui se rend grotesque sous la
défroque de sa maîtresse, tandis que, soubrette et vêtue proprement selon son état, elle
peut être piquante et se voir préférée par un homme de goût à la fausse grande dame. La
platitude et la pompe sont les deux écueils extrêmes, sables ou brisants, où tombent
ceux qui n’étaient pas faits pour jouer avec la parole. Mais si l’on a quelque
intelligence, on s’en tire, même sans gouvernail, même sans talent. Il suffit d’ignorer
toutes les rhétoriques, de n’user que de mots dont on connaît bien le sens, c’est-à-dire
la connexité symbolique avec la réalité, de ne dire que ce que l’on a vu, entendu,
senti. Un sot ingénu n’est plus un sot. La sottise sincère et vraie a d’ailleurs son
utilité. C’est l’huile versée sur les rouages et les joints de la machine sociale ; c’est
la ouate ou la paille d’emballage. Un esprit des plus médiocres, Eckermann, a laissé un
livre immortel, parce qu’il a consenti à n’être que les copeaux de la caisse où il
serrait de précieuses porcelaines.
Cependant M. Albalat, qui ne désarme jamais, veut que l’on tente de s’assimiler jusqu’à
l’absence du style voltairien. « About, dit-il avec le plus grand sérieux, a pu mériter
parfois le titre de petit-fils de Voltaire. » Il a en effet réalisé le singe qui
s’agitait en Voltaire, et c’était bien inutile. Est-ce faire un éloge que d’écrire :
« Anatole France a souvent des pages qui sont du pur Renan ? » Dans l’esprit de M.
Albalat, c’est un éloge, parce que c’est un des arguments qu’il croit décisifs pour sa
théorie. Mais il a tort de prendre Renan pour un sceptique. L’attitude du vieillard gâté
par la popularité ne peut faire illusion sur la vraie nature de l’homme. Renan fut un
croyant, un fanatique : sulpicien de la science, et plus sulpicien encore que véritable
savant.
On en vient enfin, vers l’avant-dernière page, à trouver une phrase sur le fond opposé
à la forme : « Le fond des choses a bien moins d’importance que la forme ; c’est la
manière dont on les dit qui les rend saisissantes et en fait l’originalité. Cinq
peintres de talent peindront différemment le même paysage. La matière n’aura pas changé,
c’est l’exécution qui la fera autre. » Voilà du bon idéalisme, et qui serait meilleur
encore si l’on avait songé plutôt qu’à la main des peintres, à leur personnalité. Mais
laissons les peintres. Ce qui vaut d’être peint vaut rarement d’être dit ; et l’inverse,
puis qu’on n’a jamais pu illustrer un roman. Le désaccord est moindre entre la peinture
et la poésie, du moins une certaine poésie descriptive et même les paysages de passion
et de rêve. Tout de même, le tableau donne une impression synthétique, et le poème une
impression analytique ou successive. Il est donc impossible de baser sur des
rapprochements entre deux arts si différents une théorie aussi grave que celle qui
sacrifie en littérature le fond à la forme. Le fond a peu de valeur en peinture ; cela
est admis, encore qu’il ne faille point aller à l’extrême et approcher les concombres de
Chardin des androgynes de Léonard. En littérature, le fond des choses a une importance
absolue ; aucune des variétés de la littérature ne peut se soustraire à la nécessité de
creuser des fondations et de les maçonner solidement. Au poète, on concédera parfois le
droit de faire quelque chose avec rien ; mais il y a riens et riens. Les bagatelles de
l’amour sont des riens, mais d’une importance prodigieuse, comme tout ce qui touche à la
transmission de la vie. Décidément, et en tout, c’est le fond qui importe. Un fait
nouveau, une idée nouvelle, cela vaut plus qu’une belle phrase. Une belle phrase est
belle et une belle fleur est belle ; mais leur durée est à peu près pareille, une
journée, un siècle. Rien ne meurt plus vite que le style qui ne s’appuie pas sur la
solidité d’une forte pensée. Cela se ratatine comme une peau détendue ; cela tombe en
tas comme un lierre à qui manque, pourri, l’arbre où il s’enroulait. Et si on dit que le
lierre garde de la chute un arbre aux racines desséchées, je le veux bien ; le style est
aussi une force, mais sa valeur est d’autant plus vite diminuée qu’elle s’exténue à
préserver de l’anéantissement, la fragilité qu’elle embrasse et qu’elle
soutient.
C’est peut-être une erreur de vouloir distinguer la forme et la matière. Ce
raisonnement scolastique servait à S. Thomas d’Aquin pour disserter sur l’union de l’âme
et du corps ; il prouvait facilement que la forme est la fonction de l’âme et que, avant
ou après l’arrivée ou le départ de l’âme, l’embryon et le cadavre ne peuvent avoir que
des formes illusoires. Ces distinctions ne sont plus valables. Il n’y a pas de matière
amorphe ; toute pensée a une limite, donc une forme, étant une représentation partielle
de la vie, telle que vraie ou possible, réelle ou imaginaire. Le fond engendre la forme
comme la tortue ou l’huître l’écaillé et la nacre de sa carapace ou de sa coquille.
Les philosophes mêmes qui apportèrent du nouveau en idées l’apportèrent avec sa forme,
nouvelle aussi : Platon, Aristote, Hobbes, Descartes, Pascal, Schopenhauer, Nietzsche
sont tous de grands écrivains, et quelques-uns de grands poètes. Il faut se méfier d’une
philosophie empêtrée dans la boue de la scolastique : elle s’enlise, parce qu’elle s’est
attardée à tendre des pièges à la raison. Au moment où on lui croit les mains nettes et
libres, Kant dispose le trébuchet à prendre les oiseaux qu’il porte à Luther.
Quant aux grands savants, presque tous, dès qu’ils prirent la peine d’écrire, furent
des écrivains parfaits. Ce sont des imaginatifs visuels, nécessairement ; qu’ils
décrivent ce que l’on voit ou ce que l’on verra, leur parole produit des images : le
mathématicien lui-même, et le géomètre et le joueur d’échecs sont des voyants. Linné,
Galilée, Leibnitz, Lavoisier, Lamarck, Gauss, Claude Bernard, Pasteur écrivent avec
sûreté, avec force ; Gœthe n’a pas mis moins de génie littéraire dans ses travaux
scientifiques que dans ses poèmes.
La forme sans le fond, le style sans la pensée, quelle misère ! Cette misère est
réalisée à miracle dans la prose de Banville, pour ne pas citer trois ou quatre de nos
illustres contemporains. Le contraste entre la beauté souple et chatoyante de la robe et
le squelette corporel a quelque chose d’émouvant, comme un cimetière en fleurs. Tant
vaut la pensée, tant vaut le style, voilà le principe.
Les erreurs de jugement à ce sujet viennent de ce que l’on croit qu’il n’y a pas de
style, quand il n’y a pas de « style poétique ». On fait exception pour Pascal, mais
c’est pour dénombrer ses antithèses et les ranger sur du papier glacé, ainsi que des
pierres précieuses. Cela, c’est l’ombre de Montaigne ; le vrai Pascal émet une telle
lumière que l’antithèse y est noyé, invisible : comme quand il pose l’erreur en principe
d’utilité donnant au faux et au vrai la même valeur modératrice de l’inquiétude
humaine.
Si rien, en littérature, ne vit que par le style, c’est que les œuvres bien pensées
sont toujours des œuvres bien écrites. Mais l’inverse n’est pas vrai ; le style seul
n’est rien. Il arrive même, car en esthétique, comme en amour tout est possible, que le
style, qui fait vivre un temps certaines œuvres, en fait périr d’autres prématurément.
Cymodocée est morte étouffée sous sa trop riche et trop lourde
robe.
Le signe de l’homme dans l’œuvre intellectuelle, c’est la pensée. La pensée est l’homme
même. Le style est la pensée même.
Voici la première anthologie que l’on publie des nouveaux poètes français30. Elle est assez
complète, bien ordonnée, enrichie de notes et de notices. C’est un bon livre, et un bon
prétexte à rechercher quelles sont les tendances du mouvement littéraire appelé le
Symbolisme, et aussi quelles furent ses véritables origines.
Quand il se fait un changement dans la littérature d’un pays, la cause en est toujours
extérieure. La récente littérature française a subi plusieurs influences ; ce fut d’abord
l’ascendant des idées germaniques. Villiers de l’Isle-Adam, jusque vers ses dernières
années, avait été un hégélien éloquent et convaincu ; or Villiers a eu sur quelques-uns
d’entre nous une domination réelle. Il nous a familiarisés, par exemple, avec la notion de
l’identité des contraires, à laquelle plusieurs jeunes écrivains doivent d’avoir gardé un
certain équilibre intellectuel et le sens du désintéressement ironique. Schopenhauer nous
apprit à reconnaître dans les phénomènes sociaux la lutte de l’intelligence et de
l’instinct ; il nous apprit aussi à mieux analyser les causes de l’amour, et aussi à ne
pas nous effrayer du mal et même à reconnaître sa nécessité. Enfin, avant même que
Nietzsche n’eût été traduit en français, ses idées avaient pénétré en France et déterminé
pour les idées d’individualisme une sympathie qui, d’abord, ne fut pas toujours très
clairvoyante.
Mieux connu, Nietzsche nous sera peut-être un rempart contre les révoltes de la barbarie.
Je considère la popularisation en France de Nietzsche par les Pages
choisies qu’en a données M. Henri Albert comme un bienfait public ; en même temps,
par son volume de Kant à Nietzsche. M. Jules de Gaultier nous a fait
mieux comprendre l’importance de l’œuvre du grand penseur et du grand poète. Dès à présent
Zarathustra a marqué de son signe plus d’un écrivain.
L’influence allemande ne s’est guère exercée sur nous depuis dix ans que par la seule
philosophie. D’autres pays ont eu une influence plus directement littéraire.
D’abord l’Amérique, par Edgar Poë, dont Stéphane Mallarmé renouvela les poèmes, et
surtout par Walt Whitman que nous firent connaître quelques traductions de Jules Laforgue
et de M. Francis Vielé-Griffin . Le vers libre, tel que le comprend ce dernier poète,
vient en partie de Whitman ; mais Whitman était lui-même un fils de la Bible et ainsi le
vers libre, ce n’est peut-être, au fond, que le verset hébraïque des prophètes : c’est
bien également de la Bible, mais de la Bible allemande, cette fois, que semble nous venir
une autre nuance du vers libre, celle qui a valu sa réputation à M. Gustave Kahn. Mais M.
Kahn n’est biblique que de forme ; M. Vielé-Griffin l’est aussi d’intelligence et de cœur.
Le premier est un poète tantôt lyrique, tantôt sensuel ; le second est un esprit
religieux qui, tout en cherchant une nouvelle forme de poésie, reste imprégné des vieilles
croyances et de la morale traditionnelle.
Les noms de deux autres poètes également d’origine étrangère (il s’agit de races et non
de nationalités politiques) sont encore liés à l’histoire du vers libre. Il s’agit de M.
Moréas, hellène, et de M. Verhaeren, flamand, tous les deux du tempérament le plus
différent, ce qui ne saurait surprendre. M. Moréas, extrêmement plastique, devint, après
quelques années de séjour à Paris, un Français presque excessif. Il entra successivement
dans l’âme et dans le génie de chacun de nos siècles littéraires ; il fut le trouvère du
XIIIe siècle, l’allégoriste du XVe ; il
ronsardisa ; il fréquenta chez Malherbe ; il essaya la perruque de La Fontaine. En
d’autres termes, il étudia la langue française avec une patience admirable et fructueuse.
De cette intimité naquirent plusieurs recueils de vers un peu gauches, et très beaux,
parfois. Pour achever M. Moréas, il faudrait deux générations : il est le précurseur d’un
grand poète qui ne naîtra pas.
Il faudrait également, pour amener à une parfaite blancheur la farine du moulin de M.
Verhaeren, qu’on la fît repasser par un second blutoir plus fin et plus patient. Mais,
trop blanche, la farine perdrait peut-être de sa saveur, quand, pétrie et cuite, elle
serait devenue du pain ou des poèmes. Il y a aussi de la gaucherie dans les vers de
Verhaeren ; mais c’est une gaucherie fougueuse et passionnée qu’il faut accepter comme
représentative d’une race qui est elle-même fougueuse et gauche.
Pour compléter ce groupe de poètes, qui ont été d’autant plus remarqués qu’ils semblaient
plus originaux, non seulement par leur talent, mais aussi par leur manière non
traditionnelle de sentir ou d’écrire, il faudrait nommer M. Maeterlinck, qui représente à
la fois dans notre littérature le moyen-âge flamand, la philosophie individualiste
d’Emerson et la rêverie de Novalis ; mais il est avant tout un prosateur.
C’est un fait assez considérable dans l’histoire littéraire de la France qu’à un certain
moment quelques-uns des poètes français les plus aimés aient été des hommes d’origine ou
d’éducation étrangère à la race . On y verra en même temps et un signé du cosmopolitisme
croissant des idées, et un signe de la persistante domination littéraire de la France. Il
y a de grands écrivains dans tous les pays de l’Europe et les plus grands écrivains de
l’heure présente ne sont pas des Français ; mais il semble qu’en France seulement il y ait
une littérature complète, également bien représentée dans tous les genres par des
écrivains véritables, ayant un égal souci de l’idée et de la forme, par des artistes qui
ne comprennent pas l’idée privée de sa parure verbale. Surtout la France est, plus que
jamais, la terre des poètes. On en compterait aujourd’hui quinze et peut-être vingt ayant
un talent véritable et même original ; il y en a au moins dix qui pourraient publier leurs
vers sans les signer : nul lecteur avisé ne les pourrait confondre avec ceux d’un autre
poète. On s’explique l’attraction qu’un tel milieu exercé sur les jeunes poètes étrangers.
L’éclosion des littératures nationales dans l’Europe germanique scandinave et russe n’a
pas diminué la force d’expansion de la littérature française, mais désormais les
influences sont réciproques. Non seulement une partie de nos livres sont imprégnés d’idées
qui ne sont plus nationales, mais quelques-uns de ces livres, et des meilleurs, sont
écrits par des étrangers
A ces influences la poésie française a gagné un peu, mais elle a peut-être perdu
davantage. Elle a gagné en liberté d’allures, en imprévu ; elle a perdu en pureté de
forme, en clarté. La clarté n’est pas une qualité essentielle de la poésie ; il est-même
dangereux pour un poète d’être trop clair et de laisser trop bien voir le fond,
généralement assez pauvre, de sa pensée. La pureté de forme, au contraire, et cela
comprend le rythme et l’harmonie générale du poème, est une qualité essentielle tellement
essentielle qu’un mot mal choisi, un vers boiteux, une rimé où une assonance défectueuses
suffisent à gâter irréparablement le plus beau poème. La poésie qui n’est pas parfaite
n’existe pas : la poésie parfaite est parmi les produits les plus précieux et les plus
utiles de l’esprit humain.
Le ridicule Boileau qui, quoique ridicule, a dit tant de choses vraies, trop vraies,
avait raison :
Un sonnet sans défauts vaut seul un long poème.
Depuis Boileau, peu de poètes réussirent à démontrer pratiquement ce théorème. Enfin
Heredia vint … Il n’est pas douteux que tel sonnet de M. de Heredia ne vaille tel volume
entier de vers libres. Ce qui manque le plus au vers libre d’aujourd’hui, c’est la
perfection. Nous sommes toujours au pays des précurseurs : précurseurs de talent,
précurseurs de génie, si l’on veut, mais précurseurs. Cependant ce jugement est peut-être
prématuré ; les innovateurs du vers libre ont encore vingt ans devant eux ; jusque-là, on
n’a pas absolument le droit de dire qu’ils ont été pareils à l’apprenti sorcier de Gœthe
et qu’ils ont déclenché un mécanisme dont ils ne connaissaient pas parfaitement tous les
secrets. M. Vielé-Griffin est devenu, de plus en plus, le maître de ce vers renouvelé ; il
est chef d’école, et très admiré et très aimé. Si cette nouvelle poétique est capable de
la perfection antique, c’est par lui qu’elle y atteindra, très probablement.
En attendant, c’est chez les poètes de la vieille tradition française qu’il faut la
chercher cette perfection dont nous sommes avides et qui nous réjouit comme une belle
femme, chez Henri de Régnier, chez Albert Samain. M. de Régnier est le premier parmi les
poètes nouveaux par le talent et par la réputation . Il n’a pas eu l’ambition de créer un
vers nouveau, mais il a enrichi l’ancien. Il n’a pas renversé l’idole ; il lui a, au
contraire, apporté son offrande ; il lui a passé au doigt une nouvelle bague ornée d’un
très beau rubis. Sans doute, M. de Régnier a fait, lui aussi, des vers libres ; mais, par
une sorte de magie, ses vers libres finissaient toujours par être réguliers, par retrouver
cette plénitude reposée du rythme qui nous rassure et nous semble la seule véritable
musique. Peut-être pourrait-on dire qu’il est plus artiste que poète, car chez lui
l’émotion est rare et toujours fort discrète. Mais cette discrétion, qu’elle pourrait être
d’un bon exemple !
Nous avons besoin de beaux vers et non de beaux sentiments. Un beau vers porte avec lui
son émotion propre, qui est l’émotion esthétique. Assez de mauvais poètes nous ennuient
avec leurs petits bobos à l’âme ! M. de Régnier, qui n’a que des mélancolies dédaigneuses
et symboliques, n’est ni un poète
familier ni un poète tendre. Cette absence complète de sentimentalisme a restreint son
influence sur une jeunesse devenue sentimentale ; il est le gardien un peu isolé de l’art
pur. M. Albert Samain, qui vient de mourir, eut un caractère assez différent ; il n’est
pas familier non plus, mais il est tendre. Il y a en lui un peu du meilleur de Verlaine ;
il a écrit les plus doux vers d’amour de ce temps et dans une langue souvent parfaite,
quoique pas très riche. J’ai dit de lui autrefois, il me semble, que c’est un poète
d’automne ; oui, il regarde tomber les feuilles, mais il nota leur plainte avec beaucoup
de soin quand le vent les faisait tournoyer et il n’oublia pas de faire proférer à son
cœur des mots choisis. Ce sentimental a su se dominer et se régler. Il rappelle encore en
cela l’admirable parnassien Léon Dierx dont l’émotion, si forte qu’elle fût, n’a jamais
fait trembler la main.
Il y eut un fantaisiste délicieux et doué, de l’âme la plus tendre et de l’esprit le plus
fin, Jules Laforgue. Sa gloire n’est pas d’avoir, le premier, esquissé des vers libres ;
elle est plutôt d’avoir su joindre l’ironie à la sensibilité et d’avoir caché sous une
gaîté qui va jusqu’au grotesque la mélancolie de « celui qui va mourir ». Ce jeune homme,
mort à vingt-sept ans, fut un des héros de l’esprit français ; rien de biblique ne l’avait
touché ; sa morale était charmante, instinctive et libre ; une vie d’art et de cœur
s’épanouissait en lui. Il fut unique en son genre, et il le reste, car on ne lui voit ni
disciples ni même d’imitateurs. De même qu’Arthur Rimbaud, cerveau étrange, enfant malade,
méchant tour à tour et très doux, jadis athée, mort dévot, il fut l’être original dont la
mémoire doit être chère à ceux qui, dans l’humanité, n’aiment et ne révèrent que les
exceptions. Rimbaud est moins aimable ; mais il est de ceux à qui une heure de génie vaut
le pardon plénier ; il a écrit le Bateau ivre, qui restera une des
merveilles excentriques de la langue française. Ce singulier individu, mort récemment en
de lointaines aventures commerciales, avait achevé à vingt ans sa carrière intellectuelle.
Il vécut comme poète ce que vit un champignon — peut-être vénéneux — et il traîna pendant
vingt ans, sur les mers et les sables, la vie hasardeuse d’un marchand des « Mille et une
Nuits ».
Si Verlaine, surtout comme poète sentimental, a laissé des héritiers qu’on n’écoute pas
sans plaisir, Stéphane Mallarmé, lui, est mort sans postérité . Certes il a influencé
profondément la nouvelle littérature, il a contribué à lui donner le goût du mystère, du
vague, du délicieux imprécis ; mais il ne pouvait léguer à personne son génie artistique,
qui était un génie avant tout verbal et presque grammatical. Tous lui doivent beaucoup, et
nul n’est son héritier direct.
Tous, et ils sont une église, plutôt qu’un cénacle. Depuis quelques années, il y eut une
floraison excessive de poètes. Il semble qu’à mesure que le public se désintéresse
davantage de la poésie les poètes deviennent plus nombreux et plus hardis. C’est que
chaque poète nouveau ajoute une unité au petit auditoire qui écoute volontiers les poèmes
inédits. A cette heure, à défaut du grand public, qui ne veut entendre parler que de trois
ou quatre noms, les poètes sont en assez grand nombre pour composer à eux seuls un public
vivant, parce qu’il est passionné. C’est devant cet Aréopage très sérieux, de jugement sûr
et même sévère, que chaque poète vierge comparaît à la fois avec orgueil et avec
tremblement. Sans être du premier coup définitive, la sentence est grave, car elle est
sincère. La réputation d’un poète est l’œuvre des poètes.
Voilà ce que l’on apprend en feuilletant avec soin les Poètes
d’Aujourd’hui. Mais on y apprend aussi que s’il y a deux courants dans notre poésie
contemporaine, c’est le courant français qui va l’emporter . Les derniers venus parmi les
jeunes poètes, Francis Jammes, Paul Fort, Charles Guérin, — trois représentants l’un du
midi, l’autre du centre, l’autre du nord — sont uniquement d’esprit français, de tradition
française . Ils ont profité des influences subies avant eux-mêmes. C’est d’ailleurs ainsi
que finissent, en tout pays, tous les mouvements littéraires. Après un moment d’ivresse
puisée dans les vignes étrangères, l’esprit de la race retourne au vin natal, à la
tradition, A la paix, — parfois au sommeil !
Le livre de M. Beaunier sur la « poésie nouvelle »31 sera estimé pour plusieurs raisons. D’abord, conçu avec méthode, il
est exécuté avec beaucoup de soin ; mais ce qui ne manquera pas d’intéresser les lecteurs
réfléchis, c’est que la vision qu’il nous soumet est une vision très extérieure à son
objet . Ce n’est pas l’un d’eux qui parle des poètes récents, ni un écrivain de longtemps
familier avec leurs œuvres et leurs personnes ; c’est un critique venu exprès pour les
regarder, et d’assez loin, attiré par leur renommée, par le charme répandu autour d’eux et
qui s’est . Une période de la poésie française est ici étudiée et fixée en de
sérieux portraits, avec aussi peu d’ironie que s’il s’agissait d’un groupe anglais ou
scandinave. Cela semblera singulier à ce critique hebdomadaire qui, malgré la gravité du
lieu où il débite, se croit tenu à souligner d’un geste de pitre le vers qu’il citera de
Moréas ou de Jammes. Cette attitude grossière, imitée sottement de la désinvolture aimable
de M. Jules Lemaître, trahit l’embarras du besogneux intellectuel qui craint également le
ridicule d’admirer et le ridicule de ne pas admirer. M. Beaunier est très franc. Il aime
et il admire, et l’avoue. Sans peur, il parle de la « révolution symboliste », du ton dont
tel autre parlerait de la révolution romantique. Et cela est juste : nous sommes aussi
loin de M. de Banville, à cette heure, que la poésie de mil huit cent trente l’était de
M. de Parny ou de M. l’abbé Delille . Sans qu’il y ait eu de Victor Hugo, sans qu’il y ait
eu de Ronsard, il y a quelque chose de changé dans la poésie française, de même qu’après
Ronsard, de même qu’après Hugo. La pléiade n’a pas de maîtresse étoile, mais il y a une
pléiade. Les poètes d’aujourd’hui me font songer à ceux d’une autre période, moins
illustre, mais d’une grande beauté pour qui sait voir, à ceux qui firent du règne de Louis
XIII une véritable poussinière de porte-lyres. Dans cette poussinière, M. Beaunier a
choisi une douzaine d’élus, et il les a bien choisis, si certaines omissions sont
volontaires et dictées par des considérations de technique. Les élus sont : Arthur
Rimbaud, Jules Laforgue, Gustave Kahn, Jean Moréas, Émile Verhaeren, Henri de Régnier,
Francis Vielé-Griffin, Maurice Maeterlinck, Stuart Merrill, Francis Jammes, Paul Fort, —
et le groupe des « poètes simples » : Max Elskamp, Victor Kinon, Thomas Braun.
L’introduction expose principalement les principes du vers libre, étude que l’auteur
reprend et développe, au cours de ses portraits, quand il arrive aux principaux
protagonistes de cette méthode. Elle m’a semblé à la fois trop cruelle pour le Parnasse et
trop favorable au vers libre, — qu’il ne faut pas confondre avec le vers libéré. Si le
symbolisme avait été aussi étroitement lié au vers libre que le croit M. Saunier, son
évolution eût été singulièrement entravée. Il faut beaucoup de talent pour écrire un bon
poème en vers libres ; il en faut peut-être davantage pour le bien lire et le sentir. Le
vers libéré, tout en restant fidèle au nombre, triche avec le nombre et joue avec les
muettes qu’il chasse ou qu’il rappelle. Comme on l’a déjà dit, il n’est pas nécessaire
qu’un vers ait douze syllabes réelles, il faut qu’il paraisse les avoir. Mais la commune
mesure étant le nombre réel, il faut qu’à des intervalles presque réguliers un vers plein
surgisse, qui rassure l’oreille et guide le rythme. Il n’y a pas de poésie sans rythme, ni
de rythme sans nombre.
Dans la musique, même de marche ou de danse, des temps sont escamotés, çà et là, que
l’oreille, tout naturellement, se restitue à elle-même. Ut musica ut
poesis (de la musique avant toute chose).
En français la question du rythme se complique de la question de l’e
muet. Son nom indique nettement son rôle, il est muet ; les
grammairiens, même avant la création de la phonétique, ne s’y sont pas trompés. Mais, et
voilà où commence le mystère, cet e, bien que phonétiquement inexistant,
se prononce parfois, — notamment dans le ton oratoire, le ton lyrique, le ton passionné .
C’est M. Robert de Souza qui a fait le premier cette remarque. Elle est intéressante, elle
a été utile provisoirement, mais elle n’est pas scientifique. La prononciation passionnée
de l’e muet est le résultat d’un conflit entre l’œil et l’oreille. Que
le langage se ralentisse, où s’emphase, ou se précise, l’organe vocal cherche des appuis
supplémentaires, et il les prend là où l’œil lui a enseigné qu’il y a une voyelle
disponible. Les chanteurs, qui ne sont pas libres d’appuyer leur voix où les convieraient
les habitudes de
l’œil, et qui d’ailleurs sont auditeurs par nature et non liseurs ne se gênent pas pour mettre des e muets, des suites d’e
muets après toute consonne finale : amou-re, coeu-re, ca-re, etc. La poésie populaire a
profité de cet usage, purement lyrique, pour féminiser délicieusement le mot cœur, Écoutez
cet alexandrin coupé en deux derniers ;
Dors-tu, cœure mignonne ?
Dors-tu, cœure jolie ?
Ici la langue est prise sur le fait. Voilà un e muet qui n’existe ni réellement, ni de
tradition, et qui se renforce au point de n’être plus du tout muet et de se prononcer en,
avec une énergie digne du douzième siècle. Cœure (eu) est tout aussi
légitime que leurre (eu) ; il y a, dans l’écriture, ici un e, là absence d’e. En réalité, il n’y en a ni ici ni là ; — mais
toute prononciation passionnée de l’un ou l’autre mot, tout prolongement de la vibration
de l’r crée, non un e, mais bien un eu.
L’e figuré et non prononcé est ancien dans la langue française. Aneme (âme — anima), dans un vers de la Vie
de saint Alexis (onzième siècle), se prononce an’meu ; le mot est
devenu âmeu, puis âm. La figuration âme représente une
tradition graphique, mais non une réalité phonétique. Tous les mots terminés en am se prononcent exactement comme ceux terminés en ame.
Aucune différenciation n’est possible entre Yu-Nam et cinname : les deux finales se terminent en vibration sur un meu
très faible, formé par la fermeture des lèvres, sans laquelle l’m se
terminerait en n.
L’orthographe actuelle, qui a sa valeur, a de graves défauts. La langue parlée évoluant
beaucoup plus vite que la langue écrite, il en est résulté un désaccord qui va
s’accentuant entre le son et sa représentation graphique. Amare donna en
français amèr, puis aimèr, puis aimer prononcé aimé. Là, il ne représente plus rien du tout ;
c’est un témoin de l’évolution phonétique du mot, et pas davantage. Les poètes des trois
derniers siècles qui firent rimer ce mot avec amer et mer furent absurdes. La prononciation aimère était provinciale
(normande) au temps de Malherbe ; Corneille en use encore, mais déjà par artifice.
Cependant, la présence graphique de cet r a ramené en ces derniers
temps, sous l’influence de l’œil, des prononciations telles que aiméraboire (aimer-à-boire), certainement vicieuses, malgré la présence
virtuelle
de l’r démontrée par les autres temps du verbe. Scientifiquement,
l’écriture ne compté pas pour qui étudie la phonétique d’une langue ; mais il est
difficile de l’éliminer littérairement : de là le conflit insoluble entre l’oeil et
l’oreille.
Pour obéir aux suggestions de l’œil, l’oreille et par suite la parole se torturent jusqu
à l’absurde. Trompé par son œil, Verlaine écrit (neuf syllabes) :
De la musique avant toute chose.
Le conseil est bon ; mais comment prononcer le vers, s’il faut donner les neufs syllabes
qu’il exige ? A Toulouse, qui traite le français comme le faisait le XIIe siècle, on ne serait pas embarrassé ; mais nous sommes en l’Ile-de-France. Il
n’y a que deux moyens : ou allonger tout’ (en se gardant bien de faire
entendre le son eu autrement que très bref et très faible) ou, laissant à
tout’ sa valeur normale, appuyer sur chose et lui donner, la valeur de deux temps.
Mais si, au lieu d’une suite de vers égaux, ou d’un groupe de strophes régulières, on
avait à lire des vers de nombres variés, des strophes ou laisses capricieuses, et que ces
vers fussent construits avec un mélange de syllabes muettes et de syllabes réelles, on
éprouverait un grand embarras. M. de Souza avait imaginé dans ses Fumerolles de figurer par de l’italique les e muets, alors tenus
pour absents ; cet équivalent de l’(’) des chansonniers ne manque pas
d’élégance, mais il a l’inconvénient de modifier l’aspect commun de la typographie. On
peut le retenir, du moins, comme un aveu : l’italique ou l’(’) témoignent que des e existent dans l’écriture que la parole ignore. Cela n’est point
particulier à l’e ; l’ou manifeste dans le langage
rapide du peuple, une tendance à la syncope : s’coupe pour soucoupe, l’i
ne persiste souvent qu’en se transformant en é (Emélie,
Mélie, pour Emilie) ; de même le son net eu ne résiste qu’en devenant u (Ustache pour Eustache), ou o (anquelie devient, dès le XIVe siècle, ancolie), ou a (hanap était jadis henap). Ces deux mots sont réunis, à des moments divers
de leur vie, dans cette phrase (1365) : « Henap esmaillié d’ancolyes et de lys. »
Il ne suffit pas d’avoir des dons lamartiniens pour disserter sagement de la valeur des
lettres dans un mot ; mais l’instinct du poète a sa valeur. Quand M. Vielé-Griffin dit
qu’il y a cinq ou six nuances d’e en français, il se trompe sur le
terme, non sur le fait. Il confond l’e avec la vibration finale
nécessaire à la production vocale d’une consonne quelconque ; mais il ne se trompe pas en
notant que cette vibration peut passer par une nombreuse série de gradations. C’est un
motif de plus pour limiter le choix de la nuance vibratoire par la fixité du nombre. Au
poète de créer sa phrase poétique telle qu’elle s’ajuste parfaitement au nombre visuel
qu’il a choisi. Le même vers peut avoir neuf, dix, onze, douze, treize syllabes et plus,
selon que l’on prononcé ou non les e qu’il contient, écrits ou non
écrits ; la déclamation rythmique, même intérieure, le ranimera ou l’élèvera à douze, si
douze est le nombre type inscrit à la clef. Ainsi on écrirait en neuf, en onze, en douze,
en quatorze, comme on écrit en ré, en fa, en sol, en si. Ainsi ce vers de M.
Vielé-Griffin, lui-même, faisant partie d’un morceau en douze, a vraiment douze syllabes,
quoique l’on ne puisse, réellement, lui en trouver que onze,
Dans ma virilité virginale d’archange,
et ce même vers, s’il était,
Dans la virilité virginale des archanges.
il ne différerait en rien, sous cette forme, de sa forme première ; seulement, ici on
prononcerait nal bref, et là on le prononcerait long. Nal-des vaudrait deux noires, équivalent exact de la blanche représentée par le
nal du premier vers.
Il faut que les poètes sachent bien que la croyance à l’e est une
survivance, comme la croyance aux fantômes. Mais on peut, par des jeux de glaces, créer
des fantômes factices, et c’est ce qu’ils font, quand ils nous donnent à prononcer dans
leurs vers une voyelle qui, en vérité, n’existe pas. Le dernier e serait
mort vers le seizième siècle, j’entends l’e non pas muet, mais prononcé
eu, s’il n’y avait en français des monosyllabes tels que je, te, le, de. Ces petits mots proférés seuls donnent nécessairement jeu, teu, deu, leu ; mais dès qu’ils entrent en composition, leur voyelle devient
instable. Elle persiste ou demeure selon des lois qui ne sont pas claires. Je
te le donne peut se prononcer de quatre manières : jeut’leudon’
— j’teul’don’ — jeuteul’don’ — j’t’leudon’. La meilleure semble la seconde, mais la première n’est pas rare, la
quatrième, très rapide, s’entend aussi, et la troisième est possible surtout dans le ton
affirmatif. Un notaire, pour avérer son cadeau, dirait peut-être même : Jeu-teu-leu-don’ ; mais ceci ressort à la psychologie de l’affectation et non à la
phonétique. L’instabilité de l’e des monosyllabes a cet intérêt de nous
faire comprendre, par des exemples vérifiables, comment le son eu s’est éteint dans la
langue française, et pourquoi. Ce qui l’a tué c’est son inutilité. Chaque fois que la
langue le peut, elle s’allège. Le mot latin patrem est devenu en
français pédre, puis pére, père, puis per, mot réduit à ses éléments indispensables, mot invariable, et, dont le pluriel
ne peut être, sans faute grave contre la langue, indiqué par la parole. De deux syllabes
nettement prononcées, pédreu, il n’en reste qu’une dont le son est
identique à celui de pair et, abstraction de la consonne initiale, de
mère, de paire, de serre, de perd, de sert.
Car il n’y a pas que l’e qui ne se prononce pas dans les mots
français ; presque toutes les consonnes finales, ou même intérieures, peuvent se trouver
dans le cas d’être purement figuratives et de jouer ainsi un rôle qui, du moins par son
mutisme, n’est pas sans analogie avec celui de l’e. De même que l’e, écrit et non parlé, garde, grâce à l’œil, une valeur que d’aucuns
s’efforcent de ne pas vouloir illusoire ; de même certaines consonnes finales, à force de
se faire voir, ont fini par se faire prononcer, ou re-prononcer. L’ancienne langue
marquait dans la parole des finales qui se sont amuies ; la vulgarisation de récriture
leur a rendu la vie. On entend but traité comme butte ; las devient lasse.
Et le véritable rôle de l’e est ainsi méconnu, car son utilité est
précisément de spécifier que la consonne qu’il suit doit être entendue dans la
prononciation petit-petite. Phonétiquement, on indiquerait que le
féminin de peti se forme en ajoutant un t au
masculin : petit. L’e final est, dans ces cas, pareil
à une lanterne qui, par sa présence, éclairerait la consonne finale ou, par son absence,
la laisserait dans l’ombre. Ce n’est plus une voyelle, c’est un signe phonétique, — il est
vrai incertain (mat, dot, rit).
Du moment que la poésie française a enfin renoncé à la rime pour les yeux, il serait
important qu’elle eût des règles pour différencier les finales identiques à l’œil en
claires et en sourdes. Les Parnassiens faisaient rimer plat et mat, nus et Vénus, aimer et amer ;
cela n’est plus possible. Il faudra donc tout au moins un catalogue de l’usage. Ce point
est secondaire. Il n’est pas indispensable de l’avoir élucidé pour essayer une nouvelle
étude des rimes masculines et des féminines. En premier lieu on dirait : tous les féminins
des participes et adjectifs en é, tous les mots en ée,
ne peuvent fournir que des rimes masculines, — et, comme cela est évident, l’e étant une fiction, aucune différence de prononciation n’étant possible entre é et ée, cela troublerait singulièrement les
imaginations.
Une dissertation, même sommaire, sur l’e muet serait incomplète sans un
essai de classification des rimes ; j’en ai antérieurement posé le principe32 ; des
exemples le fortifieront. Il y a en français deux sortes de mots (selon ce point de vue
spécial) : les mots terminés par lime consonne et les mots terminés par une voyelle. Les
mots terminés par une consonne peuvent être appelés à finalité vibrante ou indéfinie ; les
mots terminés par une voyelle peuvent être appelés à finalité sourde ou finie. On dira
mots masculins, les mots sourds ; mots féminins, les mots vibrants.
Le nouveau classement enrichirait les rimes masculines actuelles des mots terminés en aie
(= ait) ; ée (=é — er, aimer) ; eue (= eux) ; ie (= i — it) ; iée (= ié — ier) ; née (— ué
— uer) ; oie (= oi — oit — ôid) ; oue (— ou — out) ; — ue (= u — ut) ; uie (= ui — uit) ;
ye (abbaye — obéit).
Les rimes féminines gagneraient : ao (= aque, sauf exception : tabac, etc.) ; ail (=
aille) ; air (= aire) ; al (= aie) ; ar, ard, art (— are) ; at (= atte, dans mat) ; ef (=
effe) ; eil (— eille) ; el (= elle) ; em (— ème-aime) ; er-ert (= ère-aire, dans fer,
amer, etc.) ; est (= est, dans l’est, ouest) ; euil (= euille) ; eul (— eule) ; eur (=
eure ; ex (= exe) ; iel (= ielie) ; il (= ille) ; ir (= ire) ; is (= isse, dans Iris) ; it
(= ite, dans zénith) ; ob (= obe) ; oif (= oife) ; oil (= oile) ; oir (— oire) ; oi (=
oie) ; or (= ore) ; ouil (= ouille) ; our (= oure) ; ul (= ule) ; um (= ome, dans
pallium) ; ur (=ure) ; as (=usse, dans Sirius) ; ut (= ute, dans rut).
Les sons indiqués en comparaison ne doivent pas toujours âtre pris pour des équivalents
phonétiquement exacts ; mais tout et boue ne diffèrent pas plus de ton et de valeur que
flamme et femme par exemple, et peuvent former deux rimes, ou du moins deux assonances
très agréables, La prononciation de Paris identifie absolument pensé et pensée ; des
dialectes, et le normand d’abord, appuient un peu plus sur le féminin que sur le masculin.
On peut tenir compte de cela, surtout lorsque l’on sait que la tendance générale de Paris
est de donner une longueur égale à toutes les syllabes d’un mot, ce qui n’est pas
favorable à la musicalité de la langue. L’accent « traînard » des faubourgs est le signe
de cette tendance ; il n’est pas indispensable de la favoriser l’illusion du sexe des mots
fera aussi qu’on n’accouplera pas volontiers un masculin en é ou i avec un féminin en ée
ou ie ; mais c’est affaire de tact, plutôt que de science. Dès qu’il est bien admis que le
vers s’adresse à l’oreille, mille nuances surgissent à l’attention, dont on ne se souciait
pas aux temps de la rime pour l’œil. D’une peinture à la chinoise, la poésie est devenue
une musique. Ses règles ont changé dans la mesure où ce qui est applicable à la musique ne
l’est pas à la peinture. Musique, cela permet l’allitération, vieux procédé qui se peut
rajeunir ; cela permet aussi l’assonnance, vieux système aussi, mais que l’on peut adapter
aux exigences de notre oreille.
Il en est de délicates qui accepteraient plus volontiers lame — arme que infâme — gamme. La langue
française possède environ seize voyelles et quarante-deux nuances de voyelles, qui n’ont
comme truchement graphique que cinq signes différents et six combinaisons de signes : on
voit l’écart entre la richesse parlée et la pauvreté écrite. La grammaire dénombre
dix-sept consonnes ; il y en a vingt-deux, mais dont plusieurs sont représentées dans
récriture par des groupes variés (huit pour le son k). Il faut donc,
lorsqu’on veut écrire musicalement, n’interroger que son oreille et se défier de ses
yeux.
La fausseté des poétiques, par exemple du monstrueux Petit traité de poésie
française de Théodore de Banville, est née de la fausseté des grammaires, fruit de
leur ignorance en phonétique. Mais après les traités de Darmesteter, de Nyrop, après le
Dictionnaire général
33, il n’est plus permis
d’ignorer les éléments de la philologie française. Ces livres, et d’autres, sont sous la
main du passant. Il n’y a nul mérite à les connaître et à les avoir pris pour point de
départ de recherches particulières. Le ridicule, ce serait d’écrire sur la versification
française sans avoir lu les écrits de ceux qui élucidèrent la philologie romane et
exposèrent l’histoire de la langue française.
Mais, dans le tâtonnement même qui a précédé la période scientifique, des esprits lucides
avaient très bien constaté l’inexistence de le féminin, au moins dans les finales.
Théodore de Bèze s’exprime ainsi : « Galli e fœmineum propter imbecillam et
vix sonoram vocem appellant. » Les poètes de la Pléiade, Desportes encore,
suppriment volontiers l’e à la fin des mots. Ils écrivent Proté, labyrinth’, choléricq’ ; or Desportes, scandalisant Malherbe, va jusqu’à
ceci ( qui doit représenter la prononciation de la fin du xvie
siècle) :
De ces amants légers dont les amours sont faintes,
Finissans aussi tost qu’ell’ ont commencement.
L’s tombait en même temps que la muette à laquelle ou l’avait joint. La
prononciation familière d’aujourd’hui supprime à la fois l’l et l’e, mais garde l’s : èz-ont ; le masculin est iz-ont.
En 1685, Mourgues indique que les mots tels que homme, utile, rare, se
prononcent hom, util, rar. Beaucoup plus tard (1735), un grammairien
ingénieux et sagace fit une observation analogue, notant l’identité des finales dans David et avide, bal et balle, sommeil
et sommeille, mortel et mortelle, caduc et caduque, froc et croque. M. Nyrop, à qui j’emprunte
plusieurs de ces exemples, croit34 qu’aujourd’hui il n’y a plus en français que des oxytons,
c’est-à-dire que tous les mots sont accentués sur la dernière syllabe, c’est-à-dire que
les finales en e ne constituent pas une syllabe, que cette voyelle est
un signe d’écriture ne correspondant à rien dans la parole, une illusion graphique. Le
féminin intérieur n’a pas une vie mieux constatée. L’orthographe le garde ou le supprime
arbitrairement en des mots analogues. Conservé dans bourrelet, carrefour,
laideron, pelouse, il est tombé dans les mots qui s’écrivaient autrefois belouse, chauderon, larrecin, beluter, berouette, praierie, voierie. Il ne
se prononce pas davantage dans les mots où il figure que dans ceux dont il est absent.
Pour durer, le féminin intercalaire doit, comme l’i bref, se transformer
en é. Ainsi desir, querir, guerir, peril sont devenus
désir, quérir, guérir, péril. La Comédie-Française a gardé la
tradition de dsir ; des dialectes, pour quérir, disent
cri. Il y a dans du Bartas un très curieux distique qui montre très
bien que l’e muet, au xvie
siècle,
n’avait plus qu’une valeur conventionnelle :
Et les doux rossignols avoyent la voix
divine
D’Orphée, d’Amphion, d’Arion et de Line35
L’avis des grammairiens et des historiens de la langue, depuis Bèze jusqu’à Darmesteter,
depuis d’Olivet jusqu’à Nyrop, confirme donc le sentiment personnel d’un observateur qui
ne serait pas grammairien et qui de l’histoire ne connaîtrait que les présentes années.
Prenez, dit d’Olivet, un aveugle-né et soumettez-lui les finales de fleur
vermeille, jour vermeil . Aujourd’hui que l’on enseigne l’orthographe même aux
aveugles, qui pourraient être nos arbitres phonétiques, cela ne suffirait pas. Prenons un
homme en des conditions telles que son œil n’a pu contaminer son oreille ; soumettons des
mots français à un Anglais, des mots anglais à un français ; ou mieux encore des mots
français et des mots anglais à un Allemand, ignorant de ces deux langues, et qu’il dise
qu’elle est la dernière lettre dans pain et dans pêne,
dans sweet et suite, dans beam et
abîme, dans ram et rame, dans soul et saule. Mais s’il y en français un
e final ayant valeur de voyelle, il y en a donc un aussi en anglais ? S’il n’y en a
pas et si l’e final anglais est une illusion, que l’on nous dise au
moins en quoi diffère la prononciation des consonnes ultimes dans pure
et pure, more et pore, bore et bore,
corne et homme, dare et père. Les Anglais ne se
sont jamais vantés de posséder un e muet ; c’est un cadeau que nous
pourrions leur faire.
Mais en quelle langue ne trouverait-on pas d’e muets ou telles voyelles
muettes ? Le latin, sur la fin de l’empire, en était plein, si bien que, les grammairiens
faisant défaut, elles sont tombées, tout doucement. Anima devient am’n-âme ; femina devient fem’ne — femme ; upupa devient
up’pe — huppe ; navigare devient nav’gar’ — nagier —
nager ; et quotidiennement par le même mécanisme des mots même récents s’allègent et se
contractent.
Il y a des lettres muettes dans toutes les langues romanes : l’e final
de l’italien signore, par exemple. L’o féminin est
très souvent muet en provençal et en catalan ; il s’élide, exactement comme notre e.
L’e muet, il y en eut en grec ancien, au moins dans certains dialectes.
Le chyprien différenciait par un signe le v final vibrant du v final nasal. Au grec Πτὸλιν, Ἠδάλιον, βασιλεῦς correspondaient les formes
chypriennes potoline, etalione, basileuse (s dur).
En arménien, la lettre que l’on transcrit par ě correspond exactement à
notre e muet. Elle est d’ailleurs rare, étant omise la plupart du temps.
Tandis qu’elle se prononce eu au commencement des mots, comme dans ěz, préfixe de l’accusatif (persan az), ězhac (panem), elle est presque nulle dans Vormězti (prononcez Vorm’zti), Ormuz, ou dans něma (illi) qui se dit n’ma. Elle a disparu de Zruan, qui est normalement zeruan, χρονος
Les mêmes observations se feraient en albanais où la lettre écrite ε ou œ, en
transcription, possède à peu près les divers sons de notre e muet, y
compris le son nul. Dans βελέζερ, le premier ε est nul, le second très bref. Ce mot se
transcrit lettre à lettre en latin et en anglais : f’rater, b’rother. Le pluriel donne une concordance encore plus curieuse, surtout en
anglais :
Β ε λ έ ζ ε ρ ι τ ε
F . r a t . r e s.
B . r e th e r e n. (3e e nul)
L’ε final de βοὑκε (pain) répond exactement à l’a final muet de bucca et à l’e final muet de bouche.
En somme, une voyelle se prononce ou ne se prononce pas ; si elle ne se prononce pas, si
elle est muette, elle n’existe pas. Il faut être mort ou vivant.
De la non-existence d’un e féminin en français il ne faudrait, pas
conclure au droit pour les poètes d’accumuler dans un même vers, sans discernement, les
finales sonores, qu’un e y soit ou non figuré. Une finale sonore et très
vibrante est nécessairement longue, car il faut la lier par un prolongement de son à la
syllabe initiale suivante. Ces deux demi-vers : la fleur que j’aimais
et : la femme que j’aimais se rangent tous les deux sous le nombre six
et on les lui accordera instinctivement si, — comme il a été expliqué déjà, le ton du
poème est en Six ou en Douze. Mais, comme il appartient à la parole de précipiter ou de
ralentir l’émission des sons, de les rendre lourds ou légers, lents ou brefs, on
reconnaîtra encore instinctivement six syllabes, dans les mêmes conditions de ton, à ce
demi-vers ainsi modifié : la douce fleur que j’aimais — la
douce femme que j’aimais. Entre ses deux groupes de sons la douceur de
l’amour et la douce heure de l’amour, où est l’habile qui
établira une différence phonétique ? Le maniement des finales vibrantes demande un sens
musical exquis, beaucoup d’oreille et de fermer les yeux. Chante, écrivait Victor Hugo à
un mauvais poète aveugle :
Chante, Homère a chanté ; chante, Milton chantait.
Les poètes français, s’ils ne veulent pas continuer à être victimes du désaccord entre la
parole et l’écriture, qu’ils fassent les aveugles, qu’ils oublient les chimères de
l’orthographe et qu’ils n’écrivent rien sans consulter l’oracle, — l’oreille.
Y a-t-il deux sortes d’avis, un art régulier, normal, accessible à tous, et un art
exceptionnel, irrégulier, destiné à ne recréer qu’une élite ?
Deux arts ; M. Pica le croit et aussi M. de Roberto36 ; plus
patients que Tolstoï, qui, dans un livre terrible, n’en admet qu’un seul, — celui qui
est intelligible au peuple.
L’une et l’autre opinion me semblent identiques au fond, c’est-à-dire fausses, car je
crois que l’art est, par essence, absolument inintelligible au peuple. Qu’il s’agisse de
Racine ou de Mallarmé, de Raphaël ou de Claude Monet, le peuple ne peut comprendre,
artistiquement, ni un poème ni un tableau, parce que le peuple n’est pas désintéressé et
que l’art, c’est le désintéressement. Pour le peuple, tout est dans le sujet du poème et
du tableau ; pour « l’intellectuel », tout est dans la manière dont le sujet est traité
Le peuple s’arrête devant l’Heureuse Famille de Greuze (ou quelque
niaiserie de cet ordre) ; mais celui qui aime la peinture désire que les Greuze soient
retournés contre le mur parce qu’ils gênent son œil amusé & une cruche ou à un
chaudron de Chardin . Tous ceux qui se promènent dans les Musées ont pu faire de telles
observations : jamais un visiteur de hasard ne prononça un mot qui trahisse une
sensation d’art ; ce qui chatouille ce brave homme ou cette jeune fille, c’est
l’anecdote, c’est ce geste maternel ou amoureux, cette belle robe, ce beau cri de
bravoure que profère dans la fumée l’homme à panache ; dans les poèmes, c’est l’anecdote
encore et le sentiment : la poésie qui n’est pas lyrique, qui conte des histoires, est
la seule qui ait jamais été populaire en aucun pays.
Il est donc bien indifférent, relativement au peuple, que telle œuvre d’art soit
obscure ou lumineuse, puisqu’il ne la jugera jamais comme œuvre d’art, mais seulement
comme œuvre dramatique, comme œuvre représentative d’une action. Il comprend l’acte
exprimé ou ne le comprend pas ; s’il le comprend il l’accueille ou le rejette pour des
raisons qui n’ont rien à voir avec l’art, puisque l’art, indifférent aux actes, ne
s’intéresse qu’à la manière dont l’acte est simulé. Des cochons à l’auge peuvent faire
une œuvre d’art, bien supérieure (ceci est, je pense, incontestable) à tel cadre où
fleurissent les fleurs les plus fraîches ; ne mettez pas à même de choisir entre les
deux toiles un homme sans éducation : si vous croyez, comme Tolstoï, l’infaillibilité
artistique du peuple, cela pourra vous donner des déceptions.
Il faut donc laisser le peuple de côté ; le peuple n’est pas fait pour l’art, ni l’art
pour le peuple. Le peuple ne gôûte pas l’exception, et, je le maintiens, l’art est une
perpétuelle exception.
C’est sur ce mot exception que M. de Roberto a entamé sa querelle.
D’accord avec M. Pica, il est persuadé que vraiment Verlaine est plus d’exception que
Victor Hugo ; et son critérium semble être ceci : que Victor Hugo plaît à un plus grand
nombre de lecteurs que Verlaine. Victor Hugo, et M. de Roberto allègue des polémiques
déjà vieilles de quelques années, aurait été, par des poètes et des critiques récents,
relégué parmi les écrivains bons pour réjouir les masses, tandis que Verlaine était
accueilli comme le miroir des âmes d’élite et le diapason des sensibilités les plus
neuves. Sans doute, mais cela prouve seulement que chaque génération se choisit un
poète ; la nôtre aima Verlaine, comme celle de M. Coppée aimait Victor Hugo, mais elle
n’aima pas Verlaine parce qu’il était plus d’exception que Victor
Hugo, elle l’aima, au contraire, parce qu’il était plus près de son cœur et de son
intelligence, parce qu’il était, pour elle, plus clair, plus familier, plus éloquent. On
donne aux poètes récents, aux écrivains innovateurs des noms génériques qu’il ne faut
jamais prendre à la lettre. Ainsi, l’expression ridicule Décadents
l’expression obscure Symbolistes ont dérouté pendant bien des années
des lecteurs pourtant attentifs et curieux ; ils crurent que Verlaine était vraiment
pareil à quelque affranchi de la Rome impériale, aussi débauché de mœurs que de langage,
amusé à corrompre et à torturer la belle langue que lui avaient léguée les sévères
romantiques ; son éditeur, borné dans un commerce obscur, sottement ce
préjugé que les œuvres de Verlaine étaient « des curiosités littéraires » et il les
vendait quasiment au poids de l’or, — et des Américains croyaient acheter des cartes
transparentes d’art ! La mort et deux années ont changé la manière de voir même des
Américains, et Verlaine est aujourd’hui dans le monde entier, — je parle du Verlaine
expurgé de quelques excès — représentatif d’un moment et d’une nuance de la poésie
française. Poète d’exception cependant, il le fut ; il le fut comme Hugo, car tout génie
original est d’abord ignoré ou contesté par la foule de ses contemporains, en même temps
qu’il est adoré dans un cénacle qui, peu à peu, devient l’Église universelle. Nul, en
pays démocratique, n’entre de plain-pied dans la gloire ; et plus ce pays est cultivé,
plus l’instruction moyenne y est répandue, plus la trouée est dure à tailler dans la
muraille de l’indifférence.
Sans doute Verlaine est loin d’avoir atteint le degré de gloire où est parvenu Victor
Hugo ; il est même probable que son nom ne grandira plus et qu’il restera parmi les
demi-dieux, comme Vigny, comme Baudelaire, et c’est en ce sens que M. Pica pourrait
maintenir son terme « littérature d’exception » ; mais à condition de ne plus lui donner
qu’un sens tout extérieur, un sens hiérarchique, si je puis dire. Verlaine serait classé
parmi ces génies malheureux qui n’ont su plaire que trop tard, quand presque tous les
sourires étaient déjà distribués. Si, au lieu de Sagesse (et cela
pouvait arriver), Verlaine avait écrit, sous la même inspiration ingénue, quelque
« Année terrible », il dormirait au Panthéon, on ne lui aurait pas marchandé un coin de
gazon pour son buste, il ne figurerait pas dans la Letteratura
d’eccezione, — et pourtant cela serait le même Verlaine !
Jusqu’au-delà de 1845, Victor Hugo fut soumis par toute la critique « sérieuse » au
régime que nous vîmes infligé pendant vingt ans à Verlaine, à Villiers de l’Isle-Adam et
à Mallarmé, qui sont les Trois, notre Trinité. Victor Hugo paraissait — et était
véritablement exceptionnel à donner le frisson aux bourgeois libéraux, fanatiques de
Béranger et encore émus au souvenir de Parny . Quel scandale à voir cette cathédrale
gothique qui croissait comme un champignon monstrueux, écrasant de son ombre, de ses
cloches et de ses pierres les humbles colonnades doriques ! Et quelles luttes pour
protéger le monstre contre les fureurs de la tragédie ! Nous n’avons pas défendu avec
assez d’énergie nos monstres, et c’est pour cela que, écornés par les pierres, ils
paraissent encore des monstres, alors que la foule devrait les regarder comme des dieux
et venir les prier, aux jours de détresse.
Le dieu, en effet, est-d’abord un monstre. L’accoutumance le divinise. Les timides
lettrés s’habituent à tout, même au génie, même à l’exception. Il est remarquable qu’en
ses romans, destinés en apparence au peuple, Victor Hugo ne fit jamais au peuple aucune
concession. Ses derniers vers représentent bien plus que les premiers tout ce que sa
fécondité verbale avait de magnifique et d’exceptionnel. Une personnalité forte
accentue, avec les années, ses caractères particuliers ; mais, tandis qu’elle devient de
plus en plus différente, les hommes la voient de plus en plus conforme : cela est dû au
travail immense d’imitation qui s’oeuvre autour de tout génie avéré. Lorsque cinquante
poètes, dont quelques-uns avaient du mérite, eurent « fait du Victor Hugo »>, le
monstre se trouva adouci et comme aplani : le peuple des lecteurs passa sans peur la
main sur son dos devenu comme du marbre ». Nous avons vu de même Verlaine popularisé par
l’imitation et, phénomène qui n’est même plus surprenant, puisqu’il est connu et
nécessaire, des poètes verlainiens fêtés et vantés au moment même que Verlaine était
encore raillé et rejeté parmi les « décadents ». C’est une erreur et une naïveté de dire
comme M. de Roberto, à propos de Verlaine, de Mallarmé et de quelques autres : « Si
l’opinion publique s’est modifiée à l’égard de ces écrivains, il faut aussi noter
qu’eux-même ont fait le premier pas, en modifiant leur esthétique, en atténuant leur
singularité. » Et il continue : « Il n’y a pas une médiocre distance entre le Mallarmé
impassible, parnassien et décadent de la première manière, et le Mallarmé des derniers
jours qui travaillait à un drame, lequel était destiné — à qui ? À tous !
L’impassible de jadis disait à Théodore de Wyzewa ; « La meilleure joie étant la
compréhension du monde, cette joie doit être donnée à tous. Le Poète doit Restituer aux
hommes cette félicité qu’il leur a empruntée. L’œuvre d’art sera donc un drame, et tel
que tous puissent le recréer ; c’est-à-dire suggéré par le Poète et non directement
exprimé par son génie particulier. » Voilà ce que M. de Roberto prend pour le programme
d’un drame populaire. Il faut bien peu connaître Mallarmé pour ne pas y voir, au
contraire, le programme d’un drame ésotérique, tout en allusions à la vie, où les idées
seraient suggérées et non exprimées. C’est bien la pure doctrine de Mallarmé, celle
d’après laquelle il a écrit ses sonnets les plus délicieusement obscurs . De cette œuvre
à laquelle Mallarmé travaillait depuis plusieurs années, on n’a malheureusement rien
trouvé que des vers épars (à peine), des mots jetés sur des pages. Aurait-elle jamais
été écrite ? On n’en sait rien, mais il est certain que, réalisée, elle eût assez mal
répondu aux désirs de Tolstoï. Jamais, sans doute, Mallarmé ne fut absolument conscient
de son obscurité ; il destinait à tous, non seulement ce drame rêvé, mais ses poèmes et
d’abord ses chroniques et ses conférences, si difficiles pourtant à goûter pleinement.
C’était l’illusion de cet homme trop intelligent de croire que les hommes étaient à la
hauteur de son oreille ; comme il comprenait la moindre nuance d’idée suggérée par un
mot, il supposait tout esprit de bonne volonté capable du même effort intellectuel. Il
s’est souvent trompé, mais là où il voulut bien user de la syntaxe commune, abandonner
son système d’allusions et d’abréviations, Mallarmé n’est plus d’exception que parle
génie : il est le poète de la grâce et de la limpidité matinale ; les idées ordinaires
retrouvent par lui une fraîcheur qu’on ne croyait plus possible ; il renouvelle tout ce
qu’il touche, — don comme de fée : Hérodiade est peut-être le poème le
plus pur, le plus transparent de la langue française.
Comme Verlaine, comme d’autres, Mallarmé attendit longtemps une lueur de gloire, mais
avec beaucoup de patience, semble-t-il. Il savait bien que pas plus aujourd’hui que du
temps de Racine, ce n’est le peuple qui fait les durables réputations. Je suppose que
dans l’état actuel de l’Europe, un livre de littérature véritable, d’art sincère, ne
peut pas conquérir un public beaucoup plus étendu qu’au XVIIe
siècle. De Théophile de Viau, qui fut le poète le plus aimé de 1620 à 1680, on vendait à
peu près une édition nouvelle tous les ans ; à ce taux-là un poète de nos jours serait
qualifié de « populaire ». Ni Verlaine ni Mallarmé n’ont eu pareille fortune. Il faut en
conclure : ou que M. Pica a raison et qu’ils furent des poètes d’exception, destinés à
faire la joie d’un petit nombre de malades intellectuels ; ou que
le « public lettré », de plus en plus gâté par les journaux et la mauvaise littérature,
n’a plus le goût assez sensible pour différencier le faux art d’avec l’art ingénu. C’est
cette dernière conclusion que je désire adopter. lime serait vraiment trop difficile de
considérer, avec M. de Roberto, Verlaine et Mallarmé comme des « curiosités
esthétiques » qu’il est parfaitement permis de ne pas admirer, « sans mériter pour cela
d’être confondu avec le vulgaire ». Le vulgaire, en effet, c’est, par excellence, tous
ceux qui n’aiment ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Villiers, ni Laforgue, — ni quelques
autres qui ne sont pas encore descendus parmi les ombres.
Il n’y a pas tris longtemps que l’art appelé tantôt industriel, tantôt décoratif, n’est
plus méprisé. On ouvrait les musées aux pièces anciennes ; on fermait les salons aux
pièces nouvelles. Un vase d’étain était bon à mettre sous nos yeux, ciselé au seizième
siècle, mais non d’hier. Depuis le machinisme on s’était habitué à considérer comme
irrévocablement mort l’art familier, celui qui ennoblit les objets usuels, les étoffes
et les verres à boire, le collier de la femme et le vase où expire
Il fut un temps que Mallarmé n’eût écrit peut-être ni ce vers ni ceux qui le précèdent
et le régissent ;
Il n’eût pas eu, — sylphe de ce froid plafond ! — pour fixer la forme imprévue d’un
songe, la vue dans l’ombre d’un vase dont le col monte pour figurer le rêve d’une
chimère accroupie : car on mettait les fleurs les plus belles ou les plus douces dans
des pots décorés, « genre anglais », par les sauvages de quelque Birmingham et empreints
de cette laideur bête et cossue chère aux Anglo-Saxons. De tristes dessinateurs, bien
dénommés « industriels », fournissaient les usines de modèles aussitôt « déposés », soit
qu’ils fussent le fruit d’une imagination modeste soit des copies. On vit défiler tous
les styles. Ils défilent encore, et l’on ira jusqu’au Louis-Philippe et au Second
Empire. Alors, consacré par le trucage, l’art délicat et ingénieux d’aujourd’hui prendra
peut-être sa place dans le roulement des séries. A moins qu’après l’Empire premier on ne
remonte d’un coup à l’un des Louis, ou au gothique ou à l’antique. En ce moment il y a
un goût pour l’antique en littérature, qui nous indique peut-être le point du cycle des
trucages où le serpent va se remordre la queue.
La beauté grecque elle-même est fâcheuse quand elle est admirée de trop près.
L’admiration passionnée tend à réaliser, c’est-à-dire à copier ; et c’est ainsi que
l’érudition artistique et les musées corrompent le goût ingénu d’une race. Copier, c’est
si tentant pour la paresse, c’est une forme si reposante de l’activité ! Le dix-neuvième
siècle ne fit que cela, en art décoratif ; il est à souhaiter que celui-ci ne prenne pas
pour devise, après quelques essais laborieux, le mot final de Bouvard et
Pécuchet : « Et ils se remirent à copier. » Aujourd’hui encore, malheureusement,
bien des personnes, honnêtes et sensées, croient qu’un fauteuil « genre Louis XV » est
plus d’art qu’une simple chaise de paille, et on
les détrompera difficilement. Il y a en de lointaines provinces des chaisiers capables
de façonner une chaise de paille que l’on qualifierait peut-être d’art naïf. La copie
n’est jamais de l’art, même rusé. La copie d’une belle chose est toujours une laide
chose. C’est, en admiration d’un acte d’énergie, un acte de lâcheté.
Il semble que nous soyons, à cette heure, revenus non à une période, mais à l’aurore
d’une période nouvelle d’énergie. On s’est lassé de copier. On a tenté de créer. Parmi
les gestes gauches, il y en a d’harmonieux.
La gaucherie, est-ce cela qui a détourné plus d’un amateur de suivre les essais de
rénovation de l’art familier ? Non, mais plutôt la prétention de quelques marchands et
le poncif immédiat de quelques faux artistes. Le modern style —
l’anglais des imbéciles n’est pas toujours aussi transparent — manqua de se discréditer
par cette formule d’une anglomanie naïve. On vit des gantières et des mastroquets se
commander des boutiques modem style. La vulgarisation avait été trop rapide, les
architectes contaminés trop vite. Un croisillon de fenêtre courbé en forme de dos de
vague émut leurs clients et les taverniers, cependant que la lithographie coloriée
émettait ce type de femme dont les cheveux bombent et se déroulent comme rubans sous le
riflard du . Cela, c’était l’art copeau. Il faut dédaigner tous ces petite
ridicules et tâcher de trouver ce qu’il y a d’important sous la surface des
manifestations hâtives.
M. Roger Marx, en son livre sur la dernière exposition, passe en revue toutes les
manifestations de l’art décoratif, et non pas seulement de l’art nouveau ou à tendances
nouvelles. Mais son travail, enrichi d’images belles et logiques, est un meilleur guide
que tel ouvrage systématique où manque justement le point de comparaison. Il fut
d’ailleurs un des premiers à comprendre la valeur de certaines tentatives et le premier
à essayer de les faire comprendre. Déjà, il y a dix ans, il notait tous les efforts de
non-imitation rencontrés à l’Expsition, les potiches de Chapelet, les argenteries de
Falize, aussi bien que le nouvel arc en fer de l’architecte Formigé et les multiples
talents de Gallé, , potier, verrier. Il avait dès alors et il a gardé ce besoin
qu’éprouvent les véritables esprits critiques de s’expliquer ce qui est nouveau et d’en
chercher la raison. A ce propos, il cite cette phrase de Renan : « L’esprit de l’homme
n’est jamais absurde à plaisir, et chaque fois que les productions de la conscience
apparaissent dépourvues de raison, c’est qu’on ne les a pas su comprendre. » Le principe
n’est pas mauvais, encore que trop absolu. Le mot conscience est mis là pour faire le
départ entre les esprits sensés et les déments ; mais la frontière qui les sépare n’est
pas une ligne droite. Ensuite, en art, s’il s’agit de comprendre, il s’agit surtout de
sentir. L’art est ce qui donne une sensation de beau et de nouveau à la fois, de beau
inédit : on peut ne pas bien comprendre et cependant être ému. « Absurde à plaisir »,
voilà le mot important de la phrase : il n’est guère d’artiste ou d’écrivain de ce
temps, pour peu qu’il eût d’originalité, qui n’ait subi vingt fois la grande injure des
imbéciles et des insensibles ; fumiste, disent-ils en leur langue, comme en la sienne,
Renan ; absurde à plaisir. Ne disons donc cela — j’y songe devant une image du livre —
ni de la Porte monumentale que nous traiterons alors de mystérieuse, ni du Pavillon bleu
(encore qu’il est bien tentant de n’y voir qu’une baleine qui, ayant mis ses côtes
par-dessus son lard, se dresserait sur les nageoires pour faire la belle), ni de
plusieurs autres phénomènes architecturaux. Aucun, sans doute, n’était « absurde à
plaisir » ; il n’en était pas moins fort difficile de les comprendre ou de les sentir.
Cette partie du livre de M. Roger Marx est indulgente.
C’est dans le bibelot, dans la pièce manuelle, le meuble, l’étoffe, qu’il faut chercher
les tentatives les plus curieuses et les plus heureuses, domaine d’ailleurs indéterminé
et charmant, celui où l’art, devenu familier, peut se goûter plus intimement.
L’art décoratif semble évoluer aujourd’hui selon deux tendances qui se complètent : 1°
renouvellement des motifs par la non-stylisation ; 2° renouvellement des ensembles par
la dissymétrie. C’est le naturalisme ou l’impressionnisme.
Les plus anciens témoignages du sens artistique chez l’homme sont nécessairement
naturalistes. Tels les dessins trouvés dans une grotte de l’époque magdaléenne. Ce que
nous appelons l’art primitif est au contraire un art d’extrême civilisation » puisqu’il
est à la fois stylisé et symétrique, Le passage de la symétrie et de la stylisation à
l’imitation directe de la nature se voit nettement dans l’œuvre de Raphaël, qui apparaît
tel que le premier naturaliste. Le style remplace alors la stylisation et la symétrie
brisée, l’antique symétrique équilibrée. De Raphaël à l’impressionnisme, il n’y a qu’une
succession logique de dégradations. La seule réaction importante contre la dissymétrie
en peinture est de date récente ; ses initiateurs furent Chassériau, Gustave Moreau, et
surtout Puvis de Chavannes qui, tout en répudiant la dissymétrie de Raphaël, gardait ses
principes généraux de style. Plus tard Gauguin chercha à allier la symétrie à
l’impressionnisme. La sculpture a suivi à peu près la même évolution, tout en restant
plus fidèle à la symétrie. Le grand haut-relief de Bartholomé est du Puvis de Chavannes
sculpté.
En art décoratif, en art familier, la symétrie et la stylisation ont régné, à peu près
sans lacunes, jusqu’à nos jours. L’idée, que l’on croit bourgeoise, du « pendant » est
celle même qui a dirigé la conception de la frise du Parthénon aussi bien que des plus
hideuses, garnitures de cheminée. Elle est contemporaine des plus anciennes
manifestations de l’art civilisé. Les tendances nouvelles de la décoration doivent donc,
à l’heure actuelle, et on pourrait l’affirmer, même en toute ignorance des faits,
reposer sur : 1° la dissymétrie ; 2° la non-stylisation. Mais on doit ajouter aussitôt
que ces tendances ne sauraient être que transitoires ; elles se résoudront si l’art doit
se rénover vraiment : 1° en une nouvelle conception de la symétrie ; 2° en une nouvelle
stylisation. Car il n’y a pas d’art naturaliste, encore qu’il puisse y avoir des génies
naturalistes, comme Claude Monet. En littérature aussi, la réaction naturaliste ne fut
qu’un acheminement vers une littérature symétrique et stylisée (que le hasard a fait
assez justement appeler symboliste) ; et en poésie le vers libre ne peut que mourir ou
se résoudre en un nouveau vers symétrique et stylisé.
La principale valeur de l’art décoratif d’aujourd’hui, c’est la richesse des motifs
qu’il utilise. Il s’est incorporé une vaste matière nouvelle ; il s’est annexé la nature
entière. Provisoirement, animaux, fleurs, feuillages, figures humaines, il nous les
offre tout crus . Dans sa hâte amoureuse de toute la nature, il choisit à peine. Quant à
ses tentatives de stylisation provisoires, elles sont rares, et rarement heureuses ;
c’est qu’il y faut peut-être la collaboration des générations et des siècles. Toute
forme d’ailleurs ne se prête pas à la simplification symbolique. La violette et le
mimosa, par exemple, l’une par la confusion de ses découpures, l’autre par sa forme
rudimentaire, offrent bien moins de ressources que l’églantine ou la pâquerette.
D’autres fleurs semblent rebelles à cause de l’extrême richesse de leurs pétales ; ainsi
la rose. Cependant l’art héraldique avait trouvé au xvie
siècle, par la gravure sur bois, une rose stylisée qui se lit clairement et cependant
n’est pas une rose.
Voici deux lustres chargés d’ampoules : ici des violettes, là des fuchsias. La
stylisation est gauche. Pour la violette, il a fallu agrandir démesurément la fleur
naturelle, et cela est louche ; pour le fuchsia, cela donne de lourds pendants
d’oreille. Ce pot orfévré s’orne de pavots trop réels ; mais comment styliser le pavot ?
Un calice, fort ingénieux, est formé d’une tige de lys, les feuilles de la hampe
s’ouvrant pour recevoir la coupe ; sur le pied en bouclier les radicelles, le chevelu du
bulbe, s’épandent collés à la coupe des boutons fermés et, non des fleurs, de longues
anthères chargées de pollen. Le morceau est beau et significatif ; il est dû à M.
Lelièvre . Exposé par un fabricant d’articles religieux, il montre que l’art nouveau a
pénétré jusque dans les sacristies, jusque sur l’autel. De telles orfèvreries
remplaceront heureusement l’éternel calice xiiie
siècle,
pur et froid, ou xiie
, riche de ses cabochons. Mais la
stylisation du lys est vraiment trop rudimentaire ; la tige, avec le relief si
caractéristique de l’attache des feuilles tombées, ce chevelu trop vivant, ces feuilles
trop naturelles, tout cela donne une impression de plante métallisée. Nous sommes là
devant un modèle magnifique qui ne demande qu’à devenir de l’art ; c’est une question de
géométrie. En art, la géométrie intervient pour arrêter et symétriser les exubérances de
la vie.
C’est la feuille, plutôt que la fleur trop violente (la fleur n’est qu’une feuille
folle d’amour), qui enrichira de stylisations nouvelles le nouvel art décoratif. La
feuille apparaît souvent toute stylisée par la géométrie de la nature. Étant plate (sauf
le type houx), on n’a pas besoin de la déformer par projection pour l’appliquer sur un
plan. Il n’y a pas deux feuilles rigoureusement pareilles, mais les différences sont en
deçà d’une forme fixe toujours reconnaissable au premier coup d’oeil. Sans doute le
feuillage du hêtre et celui du charme sont identiques pour des yeux même habiles, et on
ne distingue pas sans un peu d’expérience les feuilles de l’érable, du sycomore et du
platane : elles diffèrent cependant par les dentelures, par les angles plus ou moins
ouverts de leurs pointes. Que de beaux feuillages nous avons, et comment les a-t-on
négligés si longtemps pour l’acanthe qui vaut à peine la feuille de l’artichaut aux
profondes découpures ! Il n’en est pas de laid d’abord ; même la douce feuille du
tilleul, un peu ronde, mais relevée par une petite pointe, même la feuille du peuplier
lisse et froide, même les feuilles de l’aulne, de l’orme, du hêtre, du bouleau ont une
forme. Mais d’autres sont admirables : le chêne, le frêne, le gui, le noyer, l’érable,
la vigne, le lierre. Et il faut aller jusqu’à l’herbe, aux graminées, aux trèfles, aux
phaséoles et admirer le style délicieux de la bette, de la molène, du pain-à-coucou, de
l’éclairé, du pas-de-lion, de la renoncule, de la houlque, de la flouve, des plus
humbles, du pissenlit, du persil et du plantain ! C’est dans les bois, les prairies et
les potagers qu’il faut tenir les écoles d’art décoratif.
Tout en considérant la période actuelle comme une transition et la stylisation des
motifs comme le but nécessaire des nouvelles tendances, on ne peut, méconnaître la
sensation de fraîcheur, de joie, de vie saine que l’on éprouve devant certaines petites
compositions décoratives : ainsi ces peignes de Lalique dont le fronton sourit de
tubéreuses, ou de marguerites, ou d’un bouquet de fleurs de cerisier. Cet orfèvre, même
sur un champ aussi restreint que le dos d’un peigne de chignon, a su tirer parti d’un
motif fort différent, le corps de la femme. N’est-il pas amusant que cet entrelacs de
jambes, de bras, cette tête qui se penche vers des hanches, spectacle réprouvé dans la
vie, deviennent le thème d’un ornement que porteront, heureuses, de chastes personnes
peut-être ! L’art n’a pas encore perdu en France toutes ses vieilles libertés et il est
encore permis, ce que les nations protestantes répriment sévèrement, comme un retour au
paganisme, de mêler & l’ingénuité des fleurs et des feuillages la nudité idéale de
l’homme et de la femme. Le corps féminin est un motif particulier à l’art décoratif
français.
En somme, il y a dans une branche spéciale de l’art, dans l’art du décor, de la mode,
de la maison, de la femme, un renouveau évident, mais qui n’en est encore qu’à sa
première étape. La journée qui aura des lendemains plus riches est délicieuse dans la
grâce de la lumière rajeunie. Des artistes, des poètes, après un long hiver, découvrent
la nature, un beau matin, et ils veulent cueillir toutes les fleurs, casser des rameaux
à tous les arbres. Ils s’habitueront à leur joie, et leurs sensations, devenues purement
esthétiques, se transformeront en un art riche et sobre, harmonieux et hardi. Les mêmes
bourgeons se finissent les uns en fleurs, les autres en feuilles ; les fleurs durent
quelques matinées ; les feuilles, toute une saison.
Telles sont les méditations dont j’ai trouvé le motif dans le beau livre de M. Roger
Marx.
Le Journal officiel du 1er août 1900 publia un
décret ministériel assez singulier et dont les prétentions, un peu incohérentes, ont
surpris le public lettré, et froissé l’Académie française. Il s’agit d’une réforme
partielle de l’orthographe ; non de l’orthographe interne et fondamentale des mots, mais
principalement des modifications de genre et de nombre que subissent les mots pour se
conformer aux règles traditionnelles de l’accord. Il s’agit aussi des mots composés,
dont on change l’aspect, dont on rend plus intime l’union ; et aussi de certains
artifices commodes, de certains usages qu’il est plus facile de suivre que
d’oublier.
Si tout n’est pas mauvais ni absurde, dans ce décret, œuvre réelle du Conseil supérieur
de l’Instruction publique, s’il contient même des articles très acceptables, il faut
cependant convenir qu’en son ensemble il manque de logique et de clarté. C’est l’oeuvre
d’un grammairien ; ce n’est pas l’oeuvre d’un philologue . Le rédacteur, qui connaît
Noël et Chapsal, ignore, et ce que c’est qu’une langue en général, et ce qu’est, en
particulier, la langue française. Aussi bien ne s’agit-il pas de science, mais de
pédagogie . On a voulu faciliter à des intelligences moyennes l’acquisition de la langue
française ; il semble aussi qu’on ait songé aux étrangers et aux « protégés », aux
petits Allemands et aux petits Kabyles. Cela est gentil et courtois. Avant d’aller plus
loin, on fera bien de songer que, s’il est bon de plaire à autrui, il est meilleur
encore de ne pas se nuire à soi-même.
Dorénavant, les élèves des lycées, des collèges, des écoles de l’État, pourront, sans
que cela leur nuise, faire certaines fautes d’orthographe. Rien de mieux ; mais pourquoi
certaines fautes seulement ? L’orthographe d’une langue ne devrait ni s’enseigner, ni
s’apprendre spécialement ; on l’acquiert par l’usage, par la lecture, par l’écriture. En
somme, tous ceux qui ont besoin de savoir l’orthographe la savent ; à ceux qui ne la
savent pas, elle est inutile. Le décret serait inattaquable s’il contenait en substance
cette unique déclaration : « Les fautes d’orthographe ne seront comptées, relativement à
l’âge du candidat et au genre d’instruction qu’il reçoit, que dans la mesure où elles
sont le signe d’une intelligence médiocre, d’une inattention fâcheuse, d’une infériorité
générale. » Il aurait suffi de rédiger cette proposition en style administratif, pour
qu’une grande question fût résolue. Car, songez à tout le temps perdu par de pauvres
enfants à se mettre dans la tête des règles et des exceptions qui ne leur seront jamais
d’aucun usage ! Songez à des créatures auxquelles on enseignerait longuement la cuisine
et tous ses secrets et qui seraient destinées à vivre de lard et de pot-au-feu ! Hormis
les gens qui touchent aux lettres et dont le métier est d’écrire et de rédiger, en quoi
cela peut-il être utile de connaître le rapport que l’usage a fixé en un son et un signe
phonétique ? A rien. L’orthographe des grandes dames des siècles passés ferait frémir
une institutrice primaire, et telle cuisinière d’aujourd’hui, et ce cocher qui vomit des
injures. Elles eurent de l’esprit tout de même, et une culture supérieure, et un sens de
la langue française et de son génie que leur envieraient les meilleurs écrivains de
cette année. George Sand faisait des fautes d’orthographe, et Lamartine aussi, et
d’autres. Mais ni l’une de ces femmes d’esprit, ni aucune femme ni aucun homme de bonne
compagnie, né et élevé en pays de vraie langue française n’eût jamais dit autrefois,
comme le conseille maintenant l’Aréopage des professeurs : «
Instruites par l’expérience, les vieilles gens sont soupçonneuses » Il y a là une inconnaissance de l’usage, une insensibilité de
l’oreille qui surprennent ; on sent le pauvre homme qui n’a pas vécu et qui tient du
livre toute sa science . C’est le même pauvre homme qui fait dire à ses élèves dompeter pour dompter, et pour qui 1900 se lit dix-neufe cent ! Il sait l’orthographe et ne sait pas le français.
Cependant examinons avec quelque détail le décret qui, à cette heure, anime les
conversations universitaires. Cela sera long, et peut-être pas assez, car ce qui touche
à la langue français ne laisse personne indifférent.
On pourra écrire : Témoin ou témoins les victoires
qu’il a remportées ; et : Je vous-prends tous à témoin ou à témoins ; et encore : Des habits de
femme ou de femmes ; — Ils ont ôté
leur chapeau ou leurs chapeaux ; — Des confitures de groseille ou
de groseilles
C’est insignifiant. Ce qui surprend, c’est qu’il y ait des manuels où l’on insiste
sur de telles puérilités. N’y a-t-il pas un grammairien qui déclare qu’on doit dire de
groseilles, quand les groseilles restent entières (où a-t-il vu cela, le
grammairien ?), et de groseille, quand elles sont devenues méconnaissables (c’est
assez l’ordinaire) ?
Pour le mot témoin, on pourrait faire remarquer que ce mot, qui
représente le latin testimonium ne s’appliquait plus qu’à des
personnes ou des objets personnifiés, doit évidemment s’accorder en nombre comme tout
autre substantif. Les hommes de loi disent encore : en témoin, pour en témoignage ;
mais c’est archaïque. A la vérité, prendre à témoin est une locution, c’est-à-dire un
organisme indépendant ; mais il ne faut pas avoir la superstition des locutions. Elles
encombrent la langue ; elles tendent à la figer. Il n’est pas mauvais de désarticuler
les locutions, quand leur construction s’y prête, et de rendre au circulus vital des
éléments qui se desséchaient.
Le décret note douze mots qui sont des deux genres ou d’un genre différent au
singulier et au pluriel. Ce sont : Aigle, amour, orgue, délice, automne,
enfant, gens, hymne, œuvre, orge, Pâques, période.
La plupart de ces anomalies sont absurdes. Cependant, il serait difficile de
tolérer : les Aigles romains. Le genre vrai de aigle est le féminin, puisque le latin
est aquila ; mais le genre d’usage semble bien être le masculin.
Pourquoi amour et orgue sont-ils féminin au pluriel ? Les mots latines en orem étaient tous masculins, ils sont devenus tous féminins en
gallo-romain. Amour était donc féminin, jadis aussi bien qu’amours. Mais sous
l’influence du latin classique, le mot, au cours du dix-septième siècle, reprit son
genre ancien ; les grammairiens crurent concilier l’usage et l’étymologie en concédant
le féminin au pluriel amours. La même remarque s’applique à orgue, à aigle, à hymne, à
oeuvre, à orge, avec des variantes ou des renversements. Il est bon de laisser là un
peu d’indécision et de laisser faire l’usage. Moins on entrave l’usage, mieux la
langue se porte. Pourquoi encore les deux genres de période ? Malgré l’étymologie, que
le féminin lui suffise et qu’il s’en accommode, comme hymne, comme œuvre, comme
orge.
Sur délice, délices, il y a une hésitation, parce que ce sont en réalité deux mots
différents ; l’un représente delicium, et l’autre deliciu. Le plus ancien est le masculin singulier délice ; on peut sans faute
lui attribuer un pluriel masculin. Mais pourquoi la circulaire dit-elle que délice est
d’un usage rare ? Quel délice !
Au dix-septième siècle, quand on imagina de masculiniser œuvre, on
croyait que le mot était dérivé du latin opus. Nullement. Œuvre est exactement le pluriel de opus, opéra ; et
ce pluriel en a, et nombre d’autres, fut traité comme un féminin singulier. De là
oeuvre, orge (hordea), joie (gaudia), etc. « Si,
dans quelques expressions, dit la circulaire, le mot œuvre est employé au masculin,
cet usage est fondé sur une différence de sens bien subtile. » Cet usage est fondé sur
l’arbitraire. Il est absurde ; mais il est. Rien ne fait prévoir que l’on dise
jamais : la grande œuvre de l’alchimie, ou en parlant de maçonnerie, la grosse œuvre.
On ne comprendrait plus. Comprendrait-on : l’œuvre complète de Rembrandt ?
Peut-être.
Voici un paragraphe acceptable et qu’il n’y a qu’à citer : « La plus grande obscurité
régnant dans les règles et les exceptions enseignées dans les grammaires, on tolérera,
dans38 tous les cas, que les noms propres, précédés de l’article pluriel,
prennent la marque de pluriel : les Corneilles, comme
les Gracques ; — des Virgiles (exemplaires), comme des Virgiles (édition).
« Il en sera de même pour les noms propres de personnes : Ex : des
Meissoniers.
« Pluriel des noms empruntés à d’autres langues. — Lorsque ces mots sont tout à fait
entrés — dans la langue française, on tolérera que le pluriel soit formé suivant la
règle générale : Ex : des exeats, comme des
déficits. ».
Tout ce qui tend à « nationaliser » un mot exotique est bon ; les
exéats seront donc les bienvenus et s’ajouteront aux dominos, aux dilettantes,
aux bravos, aux Touaregs, etc. On sait, à propos de ce dernier mot, que des savants
innocents nous voudraient imposer, sous prétexte de linguistique africaine : un
Targui, des Touareg. Ce sont les frères de ceux qui crient brava à une femme et bravo à un homme, au théâtre. Pédantisme de cabinet, pédantisme de
salon.
Le chapitre des noms composés est assez faible, quoiqu’il comporte certaines
innovations heureuses. Le but du rédacteur semble surtout la suppression du trait
d’union (-) et le soudage en un seul mot des deux éléments du mot complexe. C’est une
simplification, mais qui peut avoir ses inconvénients. D’ailleurs, il faut tenir
compte de la nature de chacune des parties du nom composé.
Noms composés d’un verbe suivi d’un substantif — On relève ces
anomalies dans le dictionnaire de l’Académie : portefaix et porte-clefs, passerose et
passe-velours, tirelaine et tire-liard. Déjà, en 1867, Firmin Didot proposait l’union
en un seul de tous ces mots ; rien de plus raisonnable, et il ne faudrait même pas
reculer devant portenseigne, portépée, — que l’on trouve d’ailleurs ainsi écrits dès
1659. En beaucoup de ces mots, d’ailleurs, le sens de l’un des éléments et parfois de
tous les deux a disparu devant un sens nouveau. Que signifie maintenant39 croque dans croque-mort ? A quoi bon décomposer fessematthieu ?
Mots composés d’un substantif suivi d’un adjectif. — Il y en a très peu. Le type est
coffre-fort, que Firmin Didot proposait, comme la circulaire,
d’écrire coffrefort. On dira de même bouillonblanc, culblanc.
Mots composés d’un adjectif suivi d’un substantif. — Ils sont plus
nombreux. On peut les souder, sans oublier grandmère et tous ces
mots où une apostrophe absurde figurait l’ignorance des anciens grammairiens. On dira
blancseing, rougegorge, — mais dira-t-on aussi bien petitoie ? Cela serait peut-être hardi. Il est vrai qu’en un ou deux mots ce
mot n’est plus qu’une curiosité. La circulaire réclame, au pluriel, une exception pour
gentils-hommes. Cela est sage ; mais on peut faire remarquer que
la tendance populaire va vers le pluriel régulier ; les enfants disent des bonhommes.
Noms composés de deux adjectifs. — La circulaire ne conseille que
la suppression du trait d’union. On pouvait aller plus loin. Pourquoi pas des sourdmuets, une sourdmuette ? Cette formation est
d’ailleurs rare. A joindre au mot cité, je ne vois guère que douce-amère et verte-longue (nom d’une poire), si peu
usités, si peu connus même qu’il est inutile de s’en occuper. Quant à faux-fuyant, ce n’est pas un mot composé, mais un mot décomposé. La forme
normale serait forfuyant, d’après l’ancien français forfuiance, et le verbe logiquement supposé forfuir. Quand
on voit, et ils sont par centaines en français et dans toutes les langues, des mots
aussi absurdes que faux-fuyant, on considère l’orthographe avec un
certain scepticisme. Cependant, continuons à être de notre temps, c’est-à-dire à
regarder les choses avec un sérieux démocratique.
Noms composés de deux substantifs.— La circulaire ajoute :
« construits en apposition. » Tous les mots composés de deux substantifs sont à cette
heure
construits en apposition. Il y a deux ou trois exceptions apparentes ; dans hôtel-Dieu, sang-dragon, le mot Dieu est en réalité une sorte de
génitif et il faut comprendre ï hôtel de Dieu, sang. de dragon. C’est une des rares
traces de l’ancien français restées dans le français moderne. On retrouve la même
abréviation dans les Quatre fils Aymon, lesquels étaient les fils
d’Aymon. Laissons donc intacte cette curiosité. Pour tous les autres mots composés de
cet ordre, il y a apposition et les deux éléments gagneront à être réunis : timbreposte, cheflieu, choufleur.
Bain-marie et terre-plein sont cités parmi les
mots composés d’un substantif et d’un adjectif « dont l’un est, en réalité, le
complément de l’autre ». Le rédacteur est bien affirmatif. Terre-plein n’est rien de plus qu’un mot italien francisé, terrapieno, substantif verbal de terrapienare, remplir de
terre ; il faut sans hésiter l’écrire terreplein. Quant à bain-marie, sur lequel le Dictionnaire général garde
un silence prudent, je ne sais qu’en penser.
Tel ouvrage d’alchimie, comme le Ciel des Philosophes, donne « la
manière de faire le feu au baing marin » ; on lit, dans tel autre,
la Chrysopée de Jean Aurelle :
Si Jean Aurelle a raison, bain-Marie serait une formation analogue
à hôtel-Dieu. Le même dictionnaire, qui est pourtant une merveille
de science, est également muet sur gomme-gutte. Ce mot singulier est
la transcription du latin gummi gutta ; de gutte,
pris pour le nom d’une gomme particulière, on a fait guttier, nom
d’arbre ; et cela est très logique, quoique le point de départ soit une erreur, gutta n’ayant jamais eu d’autre sens, même en latin d’officine, que
goutte ou larme. Comme-gutte fera très bien en
un seul mot.
La circulaire termine ce paragraphe par une remarque qui en dit long sur la sottise
des manuels : « Il est inutile de s’occuper dans renseignement élémentaire et dans les
exercices du pluriel du mot trou-madame, désignant un jeu inusité
aujourd’hui. » Ainsi il y a des instituteurs (et des institutrices) pour « pousser des
colles » aux enfants sur de telles questions. Ce n’est plus de l’, mais de
l’hystérie. Il y a dans l’Université une hystérie de l’orthographe.
Noms composés d’un adjectif numéral plural et d’un substantif ou d’un
adjectif. — La circulaire donne comme exemple trois-mâts et
trois-quarts, courte liste qu’il lui aurait été difficile
d’allonger beaucoup. Avec trois-ponts, quatre-temps, elle aurait été
complète. Trois-quarts n’a pas attendu pour s’unir en un seul corps
l’autorisation officielle ; l’union a même été si intime qu’il est résulté le mot trocart. Mais, dans trois-quarts, quarts était une
corruption pour carres, cet instrument de chirurgie étant à trois
pans ou carres, c’est-à-dire muni d’une lame triangulaire.
Trois-quarts, avec ou sans trait d’union, ne désigne plus, tout en le désignant mal,
qu’un coupé un peu plus grand que les ordinaires carrosses coupés.
Il y a deux mots qui ne rentrent dans aucune des catégories de la circulaire et qu’on
peut citer ici puis qu’ils commencent par un nom de nombre : Sept-en-gueule, nom
pittoresque d’une petite poire et quatre-en-chiffre, piège à
oiseaux. Ecrira-t-on septengueule et quatrenchiffre ?
Noms composés de deux substantifs unis par une particule, etc. —
Ici la réforme est fort timide. On se borne à écrire pot au feu, tête à
tête, pied d’alouette, chef d’œuvre, etc., en supprimant le trait d’union. Nous
aurions aimé cependant à voir potaufeu — et potaujeux, —pasdelion, gueule-deloup, têtatête, etc., etc.,
car il y a beaucoup de noms ainsi formés. Le parti que prend la circulaire est le plus
mauvais, s’il n’est pas le plus ridicule. Le seul moyen que me donne l’écriture, pour
différencier le pied d’un veau et la plante appelée pied-de-veau est
précisément le trait d’union. La parole s’accompagne du geste, souvent de la chose
elle-même ; on peut s’interrompre pour expliquer, pour rectifier. L’écriture doit
remédier, par des signes évidents, à sa froideur et à sa rigidité. — Quant au mot chef-d’œuvre, il n’a de sens que comme locution. Qu’est-ce que des chefs d’oeuvre ? Le peuple primaire prononcera comme il prononce des
chefs de bataillon, et on doutera s’il s’agit des couvres importantes du génie humain
ou de chefs de chantier.
Noms composés d’éléments variés, empruntés à des substantifs, à des
verbes, à des adjectifs, à des adverbes, à des mots étrangers. — Ce paragraphe
englobe toutes sortes de formes que le rédacteur a été impuissant à différencier. Sa
connaissance superficielle de la langue se trouble d’abord devant
fier-à-bras. Le malheureux prend cela pour un nom composé. Fierabras était un
géant sarrasin que ses exploits, contés par nos vieux poèmes, ont rendu célèbre. Le
Dictionnaire général croit que ce nom n’est que la transcription,
d’ailleurs fautive, du latin fera bracchia, littérament fière brasse. En tout cas, écrit en trois mots, fierabras est un des monstres
produits par l’étymologie populaire. Ils sont plus curieux que respectables. On peut
écrire fierabras et même, au besoin, se souvenir qu’il s’agit d’un
personnage et non d’un mot composé ?
La circulaire, à côté de fier-à-bras, range pique-nique. Si c’est là un mot composé, de quoi est-il composé ? On n’en sait
rien, surtout pour le second terme, nique. Ménage, en son Dictionnaire, écrit piquenique. Les Anglais, en nous
empruntant ce mot singulier, en ont fait picnic. Le trait d’union
est assurément inutile.
J’en admets la suppression encore très volontiers, dans : soi-disant,
en-tête, plus-value, vice-roi, ex-voto ; mais on l’acceptera difficilement en
des mots à composition variable comme gallo-romain, franco-allemand,
russo-serbe, etc. Ces produits instables d’une vue historique, d’un événement
politique, doivent demeurer tels que leurs éléments soient immédiatement
perceptibles.
Quant à l’idée d’écrire un tédéum, des tédéums,
elle est un peu hardie. Il faudrait au moins, à l’appui d’une telle innovation,
pouvoir invoquer l’exemple de quelques bons auteurs. Sans doute, ainsi arrangé, Te Deum serait un peu francisé, mais très peu et très mal. Il est
d’ailleurs difficile d’oublier que ces deux mots sont latins, et qu’à leur suite vient
un cantique d’action de grâces qui a une fonction liturgique.
Chassé-croisé devrait figurer en un autre paragraphe, car il est en
réalité composé d’un substantif et d’un adjectif. Mais est-ce vraiment un mot
composé ? Peut-on, sans barbarie, écrire des chassécroisés ? La
circulaire manque vraiment de critique. Les nuances lui échappent. J’ai peur de lire
un de ces jours petipain, feuildepapier ou cochedfiacre.
Comme il faut bien s’égayer un peu, le rédacteur, A la fin de ce chapitre obscur,
signale aux rires des institutrices le mot sot-l’y-laisse, « si
étrangement formé. » Presque tous les mots de la langue française paraîtraient
étrangement formés, si on les jugeait d’après la logique moyenne. Quoi de plus étrange
que j’aimerai, qui représente je aimer ai, j’ai à aimer ? Sot-l’y-laisse est identique à l’ancien français follilaisse (fol l’y laisse), et les deux expressions désignent également la
partie d’un animal qui, quoique dédaignée pour son aspect ou sa position, est assez
savoureuse. On lit dans la Chasse de Gaston Phébus : « Puis levera
le collier que aucuns appellent follilaisse ; c’est une char qui est
demeurée entre la hampe et les épaules, et vient tout entour par dessus l’os du long
de la hampe sus le jargel. » Il s’agit du cerf. Ce mot s’est corrompu en folilet et même en follet, formes que l’on trouve dans les
anciens traités de vénerie. L’ancien français avait plusieurs autres mots de cette
sorte : folsifie (fol s’y fie), folsibee ou folibee (fol y bée), folsiprend (fol s’y prend).
Philippe de Reims, pour faire l’éloge de son héroïne, Blonde
d’Oxford, nous dit qu’elle n’est pas pareille à ces femmes légères et mobiles
comme le vent, dont le vrai nom est Faussifie :
La folibee, c’est le sot déçu dans ses projets. Dans Baudoin de Sebourg, une jeune fille dit à un galant qu’elle nargue :
Une des suivantes d’Anfélise, dans Fouque de Candie, a nom
Folsiprend, mais c’est elle qui est prise et laissée par le chevalier Guichard. Il lui
avait demandé son amour et elle le lui avait donné ;
La composition de ces mots n’a rien d’. Ce sont des morceaux de
proverbes, des locutions érigées en noms plaisants où satiriques. On trouve fol s’y fie sous la forme Folx-est-qui-s’i-fie dans
un manuscrit des Fables d’Ysopes
40.
Le chapitre concernant l’article ne fait guère que sanctionner plusieurs usages
nouveaux peut-être fautifs, mais qu’il serait téméraire de vouloir contrarier. Il y a
de bons écrivains auxquels on n’a jamais pu apprendre qu’il ne faut pas dire le Dante, comme on dit le Corrège ; mettra-t-on cette nuance dans la
tête des candidats aux plus humbles diplômes ? Tout le monde, d’ailleurs, dit le Guide, et Guide tout court ne serait pas compris.
Après tout, le Dante cela ne montre qu’un certain degré
d’ignorance.
Autre emploi de l’article. N’y aura-t-il pas toujours une nuance entre de bonne viande et de la bonne viande ? Il me semble que
l’article particularise ; c’est d’ailleurs son devoir.
Doit-on dire les arbres le plus ou les plus exposés à
la tempête ? La tendance à la simplification pousse la langue à adopter les
plus, comme si le mot déterminé était un adjectif : les plus
exposés, comme les plus beaux.
C’est sans doute après avoir lu : « Dans la locution se faire fort
de, on tolérera l’accord de l’adjectif : se faire fort, forts,
forte, fortes », que Mme Hubertine Auclert adressa aux journaux un billet ainsi
conçu :
« La féminisation des mots de notre lange importe plus au féminisme
que la réforme de l’orthographe.
« Actuellement, pour exprimer les qualités que quelques droits conquis donnent à la
femme, il n’y a pas de mots. On ne sait si l’on doit dire : une témoin,
une électeure ou une électrice consulaire, une
avocat ou une avocate.
« L’absence du féminin dans le dictionnaire a pour résultat l’absence, dans le Code,
des droits féminins.
« Voudriez-vous, monsieur et cher confrère, m’aider à déterminer une élite d’hommes
et de femmes à constituer une assemblée qui féminiserait la langue française ? »
Rien de plus intéressant que l’expression spontanée d’un sentiment fougueux, mais la
question que soulève cette dame relève plutôt de la critique que du sentiment. Il y a
des circonstances où il vaut mieux consulter le dictionnaire que son cœur. Qui ne
sait, en dehors des femmes féministes, qu’électrice figure dans la
langue depuis des siècles et sous la caution même de Saint-Simon ? Qui n’a entendu
parler de l’électrice de Brandebourg ? Avocate est
d’un français encore plus authentique, c’est-à-dire plus ancien, et il y a bien
longtemps que l’on appela pour la première fois la sainte Vierge « l’avocate des
pécheurs ». Quant à une témoin, non, c’est impossible. Mais le sexe
du mot a-t-il cette rigueur ? Les sentinelles ne sont-elles pas des
hommes ? Je veux bien que des femmes soient médecins ; voudraient-elles, par hasard,
être médecines ? Les mots qui n’ont pas de féminin, c’est que leur féminisation était
inutile. Quand il en sera besoin, les féminins se formeront tout seuls, sans qu’ils
soit besoin de réunir « une élite d’hommes et de femmes ». Et d’ailleurs les élites,
cela ne forme trop souvent, au total, qu’un cerveau assez insignifiant. L’instinct a
sur la langue plus de droits que l’intelligence.
Cependant la circulaire, enferrée dans la plus déplorable logique, affirme sans rire
qu’il est sage de permettre de dire : une demie heure, et aussi,
sans doute, une demie sœur, une demie mondaine,
une demie vierge. Cela sera singulier, sans être bien utile.
Feu et nu ont, comme demi, la
prétention d’être invariables en certains cas. On ne sait pourquoi. C’est leur
habitude. Feu, feue est un adjectif pareil à tous les autres ; son
sens étymologique est donné par la forme latine fatutum, « qui a
accompli sa destinée, fatum ». La connaissance de l’étymologie,
donne une vie nouvelle à certains mots français, obscurs, effacés, comme les figures
des vieilles monnaies. Tout le fatalisme païen revit dans ce mot feu, maintenant presque hors de l’usage, mais qui pourrait revivre, si l’on
savait tout ce qu’il contient. Balzac écrit encore : « Feue ma bonne amie, madame des
Loges … » La règle de l’invariabilité est donc récente, car Balzac se flattait de ne
le céder à personne comme puriste, et pas même à Chapelain.
Nu-tête, nu-jambes, nu-pieds sont de véritables locutions, car on
ne saurait dire nu-cou, nu-épaules, nu-gorge. Elles se construisent
d’ailleurs avec le verbe être et non avec le verbe avoir ; il faudrait donc, pour ne
pas être tout fait barbare écrire : « Elle était nue-jambes. » La
formule : « Elle était nues jambes » ne se peut ni comprendre, ni analyser. Qu’il est
donc difficile de toucher à une langue aussi délicate que le français, aussi sensible,
aussi fière !
Que nouveau-née, courtvêtue s’écrivent avec ou sans trait d’union,
en un seul mot ou en deux, cela n’a aucune importance ; mais est-il possible de lire
sans chagrin : « Approuvée l’écriture ci-dessus ? » Ici, approuvé est l’abrégé de
« j’ai approuvé », comme « ci-joint les pièces annoncées » représente : « j’ai ici
joint les pièces … » Mais, on écrit avec raison, par exemple : « Je vous envoie,
ci-jointes, les pièces … » La circulaire néglige toutes ces nuances ; il s’agit de
gagner du temps, et de se souvenir que le temps est de l’argent. Il serait si simple
de n’enseigne ? la grammaire qu’à ceux qui sont destinés à la pouvoir comprendre ou à
la devoir pratiquer ! Pour suivre la tendance démocratique, pour enseigner tout à
tous, il faudra nécessairement réduire la science, toutes les sciences, à quelques
formules faciles et puériles.
On ne sait pourquoi la circulaire informe les professeurs qu’ils doivent laisser les
enfants écrire : « Une lettre franche de port. » L’expression est bien archaïque. Nous
avons les timbres-poste et l’on dit qu’une lettre est « affranchie », il me semble.
Mais les grammairiens se copient tous les uns les autres, et le rédacteur a transcrit
sans réflexion un exemple qui était bon il y a quelque soixante ans.
Si l’on accepte, et il est bon » ce principe qu’une règle grammaticale ne doit être
que la sanction de l’usage, du « bel usage », ou admettra que la tolérance des
infractions doive être très grande lorsque la règle est quotidiennement violée par
l’usage même. Je ne vois donc pas qu’il y ait à protester contre ceci :
« Avoir l’air. — On permettra d’écrire indifféremment : elle a l’air doux ou douce, spirituel ou spirituelle. »
J’avoue que j’ai personnellement un penchant pour la féminisation des adjectifs,
chaque fois que la tradition ou l’usage le permettent. « Elle a l’air doux », cela me
semble une faute prétentieuse ; « elle a l’air joli », une absurdité pédantesque.
Avoir l’air doit s’identifier pour la construction avec paraître ou sembler, « Cette
proposition, dit Voltaire, n’a pas l’air sérieuse. » Cependant, comment mettre au
féminin le mot gai dans cette phrase de Jean-Jacques Rouseau, citée également par le
Dictionnaire général : « La tuile a l’air plus propre et plus gai
que le chaume ? » Les deux manières de dire ont peut-être leurs applications
particulières. Toujours la nuance !
Le paragraphe sur le pluriel de vingt et de cent
n’aurait pas grand intérêt si la tolérance d’écrire quatre-vingts-un
hommes ne devait pas entraîner un changement dans la prononciation. On dit quatre-vingts-z-hommes ; qui sait si on ne dira pas quatre-vingts-z-un hommes ? Tout se tient dans une langue qui est presque
aussi lue qu’elle est parlée. Il faudra que les maîtres, au lieu d’enseigner deux
orthographes aux mots vingt et cent, enseignent deux prononciations. Le gain est fort
médiocre ; il est même dangereux, car la prononciation a une autre importance générale
que l’orthographe. Qu’un monsieur écrive à son ami : « J’irai vous voir en mil neufe cent cinq », cela m’est fort indifférent et à la société ; mais
s’il profère tout haut son barbarisme, il me gêne, il me froisse, il me contamine, il
peut devenir la source d’un vice universel d’élocution. Les méridionaux, pour qui on
est à Paris trop indulgent, nous ont fait déjà bien du mal avec leur manie de
prononcer les consonnes finales que le vrai français tient pour muettes. Il est temps
de réagir contre ce sans-gêne ; mais pour avoir le droit d’être sévère, il ne faut pas
introduire dans la grammaire des prétextes à une prononciation arbitraire.
Quoi qu’en pense la circulaire, mil et mille sent
deux mots différents ; du moins le second est-il le pluriel du premier. L’un
représente le latin mille, et l’autre millia. On
doit donc dire : l’an mil et l’an deux mille. Dans
cent ans, si la langue française n’a pas été réduite à un parler négroïde, mille
entrera légitimement dans l’écriture des dates courantes. Ayons un peu de patience.
C’est encore là un des vénérables vestiges de l’ancien français et qu’il faut garder,
ainsi qu’on garde les vieilles pierres. Pourquoi ne pas expliquer ces nuances,
pourquoi ne pas joindre aux grammaires modernes quelques vieux textes ? N’y a-t-il pas
du plaisir à se plier logiquement à une règle que l’on comprend bien ? On donnerait
par exemple, pour mil, ces vers de la Chanson de Roland (c’est
Roland qui parle) :
Comme deux mots de même sens et presque de même prononciation ne peuvent coexister
dans une langue, mil a cédé la place à mille pour
l’usage commun. Faut-il le déloger du petit coin où il se garde intact ?
Voici quelque chose d’un peu plus fort que tout ce que nous avons vu :
« On tolérera la réunion des particules ci et là
avec le pronom qui les précède, sans exiger qu’on distingue qu’est ceci,
qu’est cela, de qu’est-ce ci, qu’est-ce la. On tolérera la
suppression du trait d’union dans ces constructions. »
Par quelle aberration peut on s’imaginer que qu’est ceci est
identique à qu’est-ce ci ? Dans la seconde formule, ci n’est pas,
comme le croit le rédacteur, mis pour ceci ; c’est un abrégé de ici.
Donc :
Qu’est ceci = qu’est-ce que c’est que ceci, que cet objet ?
Qu’est-ce ci = qu’y a-t-il, que se passe-t-il ici ?
Ces locutions sont d’ailleurs difficiles à bien prononcer et peu usitées. Mais ce
n’est pas une raison pour les massacrer. Il s’agit moins de savoir s’en servir à
propos que de les comprendre, rencontrées dans une lecture.
Quant à cette remarque : « Après un substantif ou un pronom au pluriel, on tolérera
l’accord de même au pluriel : les dieux mêmes », il m’est impossible
d’en comprendre l’opportunité. Cette prétendue licence représente l’usage constant des
auteurs classiques. Le Dictionnaire général en donne sans
, plusieurs exemples : Ces murs mêmes (Racine), Ces chaires mêmes (Massillon), etc. Mais peut-être que les derniers
fabricants de grammaires ont érigé en règle telle licence de Racine :
S’il y a une faute, ici ou là, peu importe. On la pardonnerait plus volontiers à
Racine que l’éternelle rime aime-même dont il abuse, par pauvreté
verbale, tout le long de ses tragédies. On la trouve plus de dix fois dans Bérénice. Cette facilité enchanta Voltaire qui répété cette misère
jusqu’à vingt fois dans Adélaïde et ses variantes. Il est vrai que
Victor Hugo n’est guère plus riche, même dans Hernani, où les je t’aime-toi-même reviennent en fastidieux échos41.
Je ne sais pourquoi les féministes ont mal accueilli la circulaire sur l’orthographe,
car il semble, au contraire, qu’elle se soit faite forte de leur plaire. Les femmes
pourraient dire, si l’opinion acquiesçait à ces réformes : Nous en sommes
toutes heureuses, pour Nous en sommes tout heureuses ; et Je suis toute à vous, pour tout à vous, etc. Mais
l’opinion, et même celle des femmes, sera rebelle, très probablement.
Car il ne s’agit pas de nuances ici, mais de couleurs crues. La circulaire, comme un
mécanicien atteint de daltonisme, confond le vert et le rouge. La catastrophe est le
ridicule. S’imagine que tout heureuses, c’est-à-dire « très
heureuses » est identique à toutes heureuses, c’est-à-dire « nous
toutes, sommes heureuses », cela va loin. Mais quelle femme, hors du rôle d’amante,
écrira à un homme, si elle a quelque délicatesse et quelque sens de la langue : « Je
suis toute à vous ? » Autant dire : « Prenez-moi », ou « Je vous
appartiens ». On n’a pas relevé dans les journaux le toutes
heureuses et le toute à vous. Il y avait pourtant de quoi
rire.
Ce n’est pas qu’on ne trouve dans les bons auteurs des exemples de l’accord. Racine a
écrit : toute interdite et même :
Tes yeux ne sont-ils as tous pleins de sa grandeur ?
Il est vrai aussi qu’on manque l’accord quand l’adjectif commence par une consonne ou
une h aspirée : toutes seules, toute contente, et
que cet usage a force de loi. Mais l’usage contraire ne ne pas marquer l’accord devant
l’h muette ou la voyelle initiale n’est pas moins rigoureux ; nos
yeux y sont habitués, et nos oreilles. Ces distinctions s’apprennent en vivant, en
parlant, en lisant.
Il y a un tout qui est un adverbe C’est celui que Molière emploie
dans ce tour elliptique : « Nos pères, tout grossiers … » Ce n’est
pas une circulaire ministérielle qui le supprimera. Même dans l’exemple tiré plus haut
de Racine, même dans le « des choses toutes opposées », de la Bruyère, tous et toutes
sont encore des adverbes, quoiqu’on les ait pliés à l’accord, par syllepse. Mais, car
les mots changent très facilement de fonction, je n’insisterai pas sur l’importance de
la métamorphose de tout en adverbe ; il est possible que, adjectif devant une
consonne, il devienne soudain adverbe devant une voyelle, et réciproquement. Les mots
se rangent comme ils peuvent dans les catégories des grammairiens ; parfois ils sont
rebelles. La seule autorité donc à invoquer ici, c’est l’usage et nos habitudes
sensorielles. Usage dit usure ; les nuances s’effacent de la vieille tapisserie
verbale tissée par les générations ; nous n’avons pas à hâter l’heure où l’étoffe
toute trouée ne laissera plus voir qu’un dessin brisé sous des couleurs confusément
pâlies.
Sur le verbe, plusieurs remarques d’accord, qui toutes se résument dans le mot
fameux : « L’un et l’autre se dit ou se disent. » La circulaire confirme des tendances
dont quelques-unes sont invincibles.
Les grammairiens accepteront malaisément : « Il faudrait que nous parlions » ; leur
goût est de dire : « Il faudrait que nous parlassions. » Cette forme, pour régulière,
devient inusitée et n’est déjà plus, en presque tous les cas, qu’une affirmation de
pédantisme. On ne peut le nier : l’imparfait du subjonctif est en train de mourir. Des
formes comme aimassiez ont peut-être été rendues ridicules par la floraison assez
nouvelle des verbes péjoratifs en asser : rimasser, traînasser, — et
par la confusion avec l’imparfait du présent des verbes comme ramasser,
embrasser, autrefois d’un usage restreint. Le discrédit s’est jeté par
assimilation logique sur les formes correspondantes des autres conjugaisons : vinssiez, dormissions ; sur les formes irrégulières et fort
embarrassantes, bouillions, fuissions (fuir), pourvoyions, cousissions (coudre), moulussions (moudre) et
l’ nuisissions ! Quant à « Il faudrait que nous sussions (savoir), reçussions (recevoir) »,
n’hésitons pas à les proférer lorsque nous voulons exciter ou le rire ou la stupeur.
On embaumera ces flexions, on les roulera dans les suaires de la grammaire historique,
et cela sera très bien.
Voici la question de l’accord des participes. Elle est facile, elle est populaire.
C’est la seule qui ait intéressé les journalistes. On a dit à ce propos que les
grammairiens vantaient l’accord et les philologues le désaccord. Au scepticisme de M.
Gaston Paris, qui sait qu’en linguistique le fait domine la logique, on opposait la
foi grammaticale de M. Gréard ; mais depuis cela, M. Bréal s’est rangé à l’avis des
Conservateurs ; là où l’on voyait deux camps, il n’y a plus que des goûts personnels
et des opinions esthétiques.
J’ai bien des motifs pour me réclamer du principe esthétique, mais j’y veux joindre
un second principe, déjà invoqué au cours de ces remarques, celui qui veut qu’en
matière de grammaire on interroge, pour obéir à sa voix, la tendance générale,
l’usage, soit établi, soit en formation. Or, nous avons vu que la tendance actuelle
est favorable aux accords. Elle conseille : « Les arbres les plus exposés », au lieu
de « le plus » ; elle conseille : « Elle a l’air bonne » ; elle conseille : « Je vous envoie, ci-jointes, les
pièces demandées. » Elle conseille même, à l’imitation de l’italien : « Des dessins et
des vignettes originales. » Il y a là une sensibilité d’oreille qu’on ne doit pas
méconnaître ; elle n’est pas logique, elle est esthétique. On nous fera donc
difficilement croire que nous devons dire : « La peine que j’ai pris ; — la femme que j’ai aimé. » Sans doute l’histoire de la
langue française et l’analyse des formes permettent de prouver que cet accord n’a pas
toujours régné. Dans « j’ai pris la peine » et dans « la peine que j’ai pris — prise »
j’ai pris est une forme verbale composée mais qui peut être traitée comme une forme
simple. Le latin, superposé à la phrase française, serait : Pœna quam ego
habeo prensum (pour prehensum) ; mais en ce cas, et même en
des siècles où la grammaire était négligée, la tentation devait être forte de dire prensam. La Vie de saint Alexis, vers le onzième
siècle, nous donne des exemples de l’accord, même dans les cas où il n’est plus
d’usage :
Et encore (Roman de Thèbes):
Chrétien de Troye aussi accorde bonnement ses participes :
Et :
Je laisse aux ennemis de l’accord, aux simplificateurs obstinés, le soin de chercher
dans les vieux textes des exemples contradictoires. Ils en trouveraient. Aussi bien
s’agit-il du présent, de l’usage d’aujourd’hui. Cet usage est en contradiction avec la
tolérance ministérielle.
Le dernier mot de la circulaire est pour autoriser certaines confusions qui,
dit-elle, « ne prouvent rien contre l’intelligence et le véritable savoir des
candidats, mais qui prouvent seulement l’ignorance de quelque finesse ou de quelque
subtilité grammaticale. » C’est bien de l’indulgence ou bien de l’insensibilité. Il
s’agit des mots qui changent de sens, plus ou moins, en changeant de genre, tels que
couple, merci, relâche ; et de ceux qui, féminins au sens
abstrait, deviennent masculins quand, au sens concret, ils s’appliquent à des hommes :
manœuvre, aide, garde, etc.
Je crois qu’il faut distinguer. La tendance populaire donne dans tous les cas le
féminin à relâche et à couple ; mais la confusion
est impossible entre « il est à ma merci » et « il m’a fait un grand merci ».
D’un mot originellement unique, mercedem (au sens de salaire), la
langue française en a fait deux qui ont chacun leur emploi. Il en est de même pour manœuvre, aide, garde. Nul n’a jamais proféré : « Les grands
manœuvres, une aide commissaire, une garde de Paris. » En ces mots comme en cornette, trompette, le genre est attaché non au mot lui-même, mais à
l’idée que le mot évoque. Nous avons cependant une sentinelle, dans tous les sens,
mais cela semble dû à l’effort des grammairiens qui savaient que l’original de ce mot
est l’italien sentinella. Divers auteurs, et même Voltaire, l’ont
fait du masculin, par la même tendance qui forçait à dire : « Le cornette et le
trompette du régiment. » Dans le même ordre d’idées, on n’accueillera pas très
volontiers des cieux-de-lit ou des yeux— de-bœuf ;
ces locutions sont trop anciennes et trop connues. De même, pourquoi conseiller la
confusion entre travail, substantif verbal de travailler, et travail
(latin tripalium), qui désigne une machine à maintenir, pour les
ferrer, les chevaux récalcitrants ? « Ce maréchal-ferrant a des
travails, ou a des travaux », cela est assez différent,
semble-t-il. Sans doute, les deux mots auraient pu acquérir le même pluriel ; mais ils
ne l’ont pas fait. Il est un peu tard pour les y contraindre.
En voilà assez pour montrer avec quelle légèreté, quelle insouciance la Circulaire
grammaticale du 31 juillet 1900 a été rédigée. A côté de tolérances que l’on ne peut
blâmer, puisqu’elles ne font que suivre l’usage ou confirmer une tendance générale,
elle est pleine de conseils arbitraires, d’insinuations malfaisantes.
Mais, il faut toujours en revenir là, pourquoi enseigner l’orthographe, ainsi qu’une
science, séparée ? Il semble que voici des enfants aveugles auxquels on apprendrait à
dessiner grossièrement des lignes, des hachures, voire des yeux, des bouches, des
oreilles et des nez ! L’accord des participes à qui est destiné à n’écrire jamais que
de rares lettres de famille, d’une main gauchie par la charrue ou la pioche ! Oui, et
ils sauront l’orthographe de bœuf, ces pauvres êtres, forcés dans les serres
scolaires, et qui, un rapport officiel le confesse, n’avaient jamais vu un bœuf
vivant !
Qu’ils écrivent beuf, qu’ils écrivent des beus,
mais qu’ils vivent, qu’ils sentent, qu’ils voient ! Le même instituteur, de qui on
tient l’aveu, désormais célèbre, du « Bœuf vivant », narrait que ses élèves
étudiaient, outre les matières courantes, orthographe, géométrie, morale civique,
l’histoire des civilisations gauloise, gallo-romaine et franque. Ils savaient que les
rois fainéants se faisaient volontiers traîner par des bœufs, mais il y en avait six
ou huit pour qui un bœuf était un animal aussi chimérique que le mastodonte ou
l’ichthyosaure.
Certes l’apprentissage d’un métier, des exercices corporels, des jeux, des promenades
à travers les choses voilà qui serait plus utile que l’étude des difficultés
orthographiques d’une langue complexe, toute en nuances et en exceptions. Mais il ne
faudrait pas que le pouvoir de l’État intervînt et se mît à enseigner, non plus-la
vraie langue française, mais un jargon simplifié, arrangé à l’usage du peuple.
Pourquoi, d’ailleurs, enseigner à des Français la langue française ? Ces règles, que
les enfants arrivent si difficilement à comprendre quand on les leur présente
abstraites et isolées de leurs causes réelles, ils les appliquent instinctivement, par
la seule raison qu’ils sont de France, et non de Flandre ou de Bavière. Les règles de
la grammaire ne sont autre chose que des usages rédigés en code par les grammairiens ;
ces usages sont l’œuvre séculaire du peuple ; il y a un droit linguistique, dont
l’existence ne tient pas à ce qu’il ait été couché par écrit.
Il n’y a donc rien de plus absurde que de vouloir réformer une langue sans le
concours du peuple, c’est-à-dire sans le concours de l’usage, le mot peuple, en
linguistique, signifiant tous ceux qui parlent une langue spontanément et par
tradition. Un journaliste, comme j’achève ces notes, propose tout bonnement ceci :
« Une commission souveraine s’assemblera et lancera cet ukase aussi bref que
bienfaisant, qui tiendrait en ces quelques mots : les exceptions sont abolies. »
Et le journaliste continue en nous affirmant que les exceptions sont l’œuvre des
grammairiens ; c’est leur tyrannie qui fait que bal et cheval ont des pluriels
différents !
Une partie du désarroi où nous vivons en France vient assurément de l’autorité que
s’est arrogée l’ignorance de certains journalistes. Il n’est pas une question que leur
fatuité ne se flatte de trancher. Mais comment, à défaut de savoir personnel, peut-on
s’imaginer qu’au point où en est la connaissance scientifique de la langue française
le problème des pluriels en als et en aux n’ait
pas encore été élucidé ?
Et comment, quand on vit et quand on respire en français, croire que l’autorité d’un
grammairien peut nous faire dire, tout d’un coup, cet hiver : « Les
baux de l’Opéra ne sont plus très brillants ?… » Car si de bal et de cheval, l’un de ces mots était dans son
tort, pourquoi ne serait-ce pas bal ? Ils ont tous deux de bonnes
raisons d’avoir chacun leur pluriel ; et, que le journaliste se rassure : au moment
où al s’est changé en a, vers le douzième
siècle, il n’y avait pas de grammairiens français, — ni même de grammaire
française.
Avec quelle vigueur ce publiciste s’emporte contre les verbes irréguliers ; qui le
déroutent avec leurs « à-coups fantasques » ! Aussi on n’essaiera pas de lui faire
comprendre que si moudre a pour participe passé moulu, c’est à cause de la disposition de nos lèvres, de notre langue et de
nos cordes vocales, et aussi parce que les formes latines l’ont ainsi ordonné.
Peut-être ignore-t-il que le verbe aller a emprunté une partie de
ses formes à deux autres verbes, l’un qui était en latin vadere,
l’autre ire ; le troisième, qu’on n’a pu retrouver, doit être tel
qu’on en puisse dériver également le vieux français aler, le
provençal anar, l’espagnol et le portugais andar,
l’italien anddre.
Mais le désir du publiciste, précisément parce qu’il est totalement ignorant en ces
matières, a son importance. Elle est même bien plus grande qu’il ne le croit, car ce
besoin obscur d’uniformité n’est que l’expression brutale d’une tendance universelle.
Il n’y a plus en français que deux conjugaisons vivantes, er et ir ; l’instinct linguistique est absolument incapable de former un
verbe sur le modèle de maudire, de croître, de vouloir, de prendre. Mais la forme en
ir elle-même disparaît. On peut affirmer que tous les verbes que formera
dorénavant notre langue suivront le modèle aimer, et aussi qu’elle fera tous ses
efforts pour ramener à ce modèle unique toutes les autres formes encore en usage. Elle
a également, et c’est où le publiciste triomphe, une tendance à régulariser les mêmes
formes d’un verbe. On ne dit pas encore j’alle et j’allerai, mais les enfants s’y laisseraient prendre. J’ai entendu, pour moudre, « mouler le café ». Je viens, dans une
chronique de Willy, de lire yeuter (de yeux), pour voir, regarder. Quel enchantement d’entendre mal parler, de prendre sur le
fait la victoire de la physiologie sur la raison ! Mais il faut laisser faire, sans
conseils, sans ordres surtout, de crainte de gauchir un geste naturel. Le mouler spontané est admirable ; le mouler par ordre serait
grotesque, et j’en rirais.
L’article de journal qui me provoque à ces remarques signale avec plus de raison
certaines incohérences de prononciation. J’ai examiné dans l’Esthétique
de la langue française la question du ch . Le son légitime de
ce groupe est celui qu’il a dans château. Le son dur qu’il prend mal
à propos dans chiromancie s’exprimerait logiquement par qu, comme dans toque, éloquence. Ces contradictions sont
d’origine savante ; la faute en est au grec, ce destructeur de notre vieille langue.
Si le mot chirurgie a échappé à cette réaction, c’est qu’il est de
formation très ancienne ; Chrétien de Troyes dit au douzième siècle, dans le Chevalier du lion :
Les grécisants du quinzième siècle rétablirent le ch ; mais tout ce
qu’ils obtinrent fut la prononciation normale de ce ch, bien
inutile. Ils se sont rattrapés depuis avec sept ou huit mots où figure initialement le
même grec, Χειρ. Chiromancie lui-même a subi leur férule barbare,
bien que l’ancienne langue, car le mot est vieux, l’écrivît cyro —
et ciromancie, ou ciromance, forme,
esthétique.
Ce n’est pas seulement de notre temps, en effet, que les érudits ont imposé au
français des mots grecs ou latins. La plupart de ceux que prononcent le plus souvent
les politiciens d’aujourd’hui datent du quatorzième siècle. Vers l’an 1350, Pierre
Berceure, moine Bénédictin, mit en français ce que l’on connaissait alors de
Tite-Live, c’est-à-dire la première et la troisième décades et les neuf premiers
livres de la quatrième. Dans le chapitre qui précède la table, Berceure établit un
catalogue de tous les mots latins que, n’ayant pu traduire, il a francisés. On y
trouve : Augure, Inauguration, Auspice, Chose publique, Colonie, Cohorte, Cirque,
Enseignes, Expier, Faction, Fastes, Magistrats, Prodiges, Station, Sénat, Sénateur,
Transfuge, Triomphe, Tribun du Peuple. A la même époque exactement, Nicolas Oresme,
chapelain de Charles V et évêque de Lisieux, donna une liste analogue des mots qu’il
avait francisés du grec ou du latin, à la suite de sa traduction de la Politique et des Economiques d’Aristote. On y trouve :
Actif, Aristocratie, Barbare, Contemplation, Démagogue, Démocratie, Despote, Héros,
Économie, Illégal, Incontinent, Législation, Mélodie, Armonie. Mercenaire, Monarchie,
Oligarchie, Période, Philanthropes, Poèmes, Poétiser, Politique, Potentat, Préteur,
Prétoire, Sacerdotal, Sédition, Spectateur, Spéculation, Tyrannie, Tyrannique,
Tyranniser. C’est donc à un moine que nous devons cirque et un
évêque qui nous donna poèmes et poétiser ;
poétique est de vingt ou trente ans plus jeune ; poète, beaucoup plus vieux, apparaît
dès le douzième siècle.
Ces mots sont loin d’être tous mauvais et inutiles ; mais il y a des anomalies
fâcheuses et vraiment trop savantes.
Pourquoi prononce-t-on amnistie et impéritie
(cie) ? Parce que le premier de ces mots est grec, et le second latin. Voilà la
sottise. La science mal dirigée, sans contrôle et sans frein, la science
inintelligente a tellement gâté notre langue que c’en est pitié. Qui nous délivrera
des barbares assermentés et diplômés ? Quand donc parlerons-nous et écrirons-nous avec
l’ingénuité les petits enfants qui lisent sur les lèvres de leur mère et obéissent à
sa main ignorante ? Je ne sais qui a dit que l’ignorance est un état, et un état de
fait aussi important et aussi intéressant que l’état de science. Sans doute ; mais il
y a un état de science qui vaut et dépasse l’état d’ignorance : c’est quand on sait,
sur telle question, tout ce qu’il est possible de savoir ; c’est quand, à défaut d’une
connaissance parfaite et définitive, on se résigne à n’écrire rien, sur cette
question, qu’après l’avoir vérifié et contrôlé avec une persévérance même pénible.
Alors seulement on se retrouve l’égal de l’ignorant. Il n’y a pas de milieu. Le
demi-savant est le produit le plus dangereux des civilisations démocratiques, et
peut-être le plus méprisable. Le « soyez plutôt maçon » est très juste. Un bon maçon
qui maçonne avec courage est une créature estimable et digne.
Savoir l’orthographe ; puisqu’il faut en revenir là et conclure, quand sait-on
l’orthographe ? Quand on sait jouir d’une faute d’orthographe, comme un naturaliste
jouit d’une monstruosité, qui n’est le plus souvent que le témoin d’une phase
ancienne ; quand on sait qu’au-dessus et au-delà des règles transitoires de la raison
d’un moment, d’un groupe ou d’une mode, il y a les raisons obscures et profondes de la
physiologie d’une race.
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