Si l’on croit nécessaire de connaître la méthode générale qui a guidé l’auteur dans cette
seconde série de Masques, on se reportera aux pages placées en tête du
premier tome.
Gœthe pensait :
« Quand on ne parle pas des choses avec une partialité pleine d’amour, ce qu’on dit ne
vaut pas la peine d’être rapporté. »
C’est peut-être aller loin. La critique négative est nécessaire ; il n’y a pas dans la
mémoire des hommes assez de socles pour toutes les effigies : il faut donc parfois briser
et jeter à la fonte quelques bronzes injustes et trop insolents. Mais c’est là une besogne
crépusculaire ; on ne doit pas convier la foule aux exécutions. Quand nous l’appellerons,
ce sera pour qu’elle participe à une fête de gloire.
Certains critiques ont toujours l’air de juges qui, leur sentence rendue, attendent le
bourreau.
« Ah ! voici le bourreau ! Nous allons faire un feu de joie et danser autour des cendres
de nos amours ! »
Il n’y a plus besoin de bûchers pour les mauvais livres ; les flammes de la cheminée
suffisent.
Les pages qui suivent ne sont pas de critique, mais d’analyse psychologique ou
littéraire. Nous n’avons plus de principes et il n’y a plus de modèles ; un écrivain crée
son esthétique en créant son œuvre : nous en sommes réduits à faire appel à la sensation
bien plus qu’au jugement.
En littérature, comme en tout, il faut que cesse le règne des mots abstraits. Une œuvre
d’art n’existe que par l’émotion qu’elle nous donne ; il suffira de déterminer et de
caractériser la nature de cette émotion ; cela ira de la métaphysique à la sensualité, de
l’idée pure au plaisir physique.
Il y a tant de cordes à la lyre humaine ! C’est déjà un travail considérable que d’en
faire le dénombrement.
Voici un poète bucolique. Il y a Virgile, et peut-être Racan, et un peu Segrais. Nulle
sorte de poète n’est plus rare : il faut vivre à l’écart dans les vraies maisons de jadis,
à la lisière des bois gardés par les seules ronces, au milieu des ormes noirs, des chênes
ridés et des hêtres à la peau douce comme celle d’une amie très aimée ; l’herbe n’est pas
un gazon vain tondu pour simuler le velours des sofas : on en fait du foin, que les bœufs
mangent avec joie en cognant contre la crèche l’anneau qui attache leur licou ; et les
plantes ont une vertu et un nom :
Cela fait partie d’un « mois de mars » raconté par Francis Jammes (pour l’Almanach des Poètes de l’an passé), petit poème qui parut tel qu’une violette
(ou une améthyste) trouvée le long d’une haie, parmi les premiers sourires de l’année.
Tout entier, il est admirable d’art et de grâce et d’une simplicité virgilienne. C’est le
premier fragment connu de ces « Géorgiques Françaises » où de bonnes volontés s’essayèrent
jadis, en vain.
C’est avec la même sécurité, la même maîtrise que M. Jammes nous dit les travaux du mois
de mars :
Il n’y a sans doute pas aujourd’hui en France un autre poète capable d’évoquer un tableau
aussi clair et aussi vrai avec des mots aussi simples, avec une phrase qui semble celle
d’une causerie distraite et qui pourtant, comme par hasard, forme des vers charmants, purs
et définitifs. Cependant le poète suit bien sagement son calendrier et, comme Virgile
oublie un instant les soins que l’on donne aux abeilles pour nous conter l’aventure
d’Aristée, M. Francis Jammes, arrivé à la fête des Rameaux, nous dit en quelques vers une
histoire de Jésus belle et tendre ainsi que les vieilles gravures que l’on clouait dans
les alcôves.
Quand nous aurons (et peut-être l’aurons-nous) un calendrier complet écrit dans ce ton de
simplicité pathétique, il y aura d’ajouté aux tomes épars qui sont la poésie française un
livre inoubliable.
M. Francis Jammes offrit ses premiers vers au public en 1894. Il devait avoir vingt-cinq
ans et sa vie avait été ce qu’elle est restée, solitaire au fond des provinces, vers les
Pyrénées, mais non dans la montagne :
Les femmes des paysans « ont la peau en terre brune », mais les matins sont bleus et les
soirées sont bleues,
Voilà, tout déchiqueté, vu par bribes, le paysage où évoluèrent les émotions de ce poète
dont la solitude a exaspéré et parfois troublé l’originalité. Soucieux d’abord de dire son
impression du moment, il se répète volontiers, variant par de faibles nuances les détails
de la vie qu’il aime. Mais que de visions émues, que de jolies imaginations, et comme les
mots viennent doucement écrire des pages dont la fraîcheur fait envie ! Ainsi le tableau,
de chaste volupté :
et cet autre, d’un sentiment plus intime :
et la complainte d’amour et de pitié qui commence ainsi :
et (malgré une strophe mauvaise) la discrète élégie que résument ces quatre vers d’une
musique si tiède et si lasse :
Après encore un an ou deux d’une vie sans doute toujours pareille, le poète a pris une
conscience plus décisive de lui-même ; son émotion devient parfois presque plaintive en
même temps que la sensualité de l’homme s’exalte, s’avoue avec moins de pudeur, mais
toujours sœur d’un sentiment et alors toujours pure malgré sa franchise et la nudité de
ses gestes. Ce triple aspect humain, orgueil, émotion, sensualité, le poème en dialogue,
appelé Un Jour, le développe, en couleurs vives et douces ; quatre
scènes où la poésie vole au-dessus d’une vie monotone et presque triste, quatre images
très simples, et même, si l’on veut, naïves, mais d’une naïveté qui se connaît et qui
connaît sa beauté. Plus que d’ambitieuses paraphrases c’est bien là la journée (ou la vie)
d’un poète, qui perçoit le monde extérieur d’abord comme une sensation brute (ainsi que
tout autre homme), puis en dégage aussitôt, en son esprit prompt aux généralisations, la
signification symbolique ou absolue. Et tout ce poème est plein de vers admirables et
graves, des vers d’un vrai poète dont le génie encore en croissance éclate, tel des rayons
de soleil à travers une haie d’acacias :
comme la
mer qui
noie ceux qui y sont allés
.
Ne semble-t-il pas que la gaucherie ou le dédaigneux laisser-aller de ce dernier vers
ajoute à la pensée sérieuse comme un sourire ? Il y a beaucoup de ces sourires dans la
poésie de M. Francis Jammes. Je ne trouve pas qu’il y en ait trop ; j’aime le sourire.
Voilà donc un poète. Il est d’une sincérité presque déconcertante ; mais non par naïveté,
plutôt par orgueil. Il sait que vus par lui les paysages où il a vécu tressaillent sous
son regard et que les chênes tout secoués parlent et que les rochers resplendissent comme
des topazes. Alors il dit toute cette vie surnaturelle et toute l’autre, celle des heures
où il ferme les yeux : et la nature et le rêve s’enlacent si discrètement, dans une ombre
si bleue et avec des gestes si harmoniques, que les deux natures ne font qu’une seule
ligne, une seule grâce :
Il est grand temps, pour notre bon renom, de donner de la gloire à ce poète et, pour
notre plaisir, de respirer souvent cette poésie, qu’il a appelée lui-même une poésie de
roses blanches.
Celui-ci fait des ballades. Il ne faut rien lui demander de plus, ou de moins,
présentement. Il fait des ballades et veut en faire encore, en faire toujours. Ces
ballades ne ressemblent guère à celles de François Villon ou de M. Laurent. Tailhade ;
elles ne ressemblent à rien.
Typographiées comme de la prose, elles sont écrites en vers, et supérieurement
mouvementés. Cette typographie a donné l’illusion à d’aimables critiques que M. Paul Fort
avait découvert la quadrature du cercle rythmique et résolu le problème qui tourmentait
M. Jourdain de rédiger des littératures qui ne seraient ni de la prose ni des vers ; il y
a bien de la désinvolture dans ce compliment mais ce n’est qu’un compliment Si la ligne
qui sépare le vers de la prose est souvent devenue, en ces dernières années littéraires,
d’une étroitesse presque invisible, elle persiste néanmoins ; à droite, c’est prose ; à
gauche, c’est vers ; inexistante pour celui qui passe, les yeux vagues, elle est là,
indélébile, pour celui qui regarde. Le rythme du vers est indépendant de la phrase
grammaticale ; il place ses temps forts sur des sons et non sur des sens. Le rythme de la
prose est dépendant de la phrase grammaticale ; il place ses temps forts sur des sens et
non sur des sons. Et comme le son et le sens ne peuvent que très rarement coïncider, la
prose sacrifie le son et le vers sacrifie le sens. Voilà une distinction sommaire qui peut
suffire, provisoirement.
La question ne se pose d’ailleurs pas à propos des Ballades Françaises,
lesquelles sont bien d’un bout à l’autre en vers, ici très pittoresques, très vifs, là
très sobres, très beaux ; et non pas même en vers libres (sauf quelques pages) ; en ce
vieux vers « nombreux », mais dégagé heureusement de la tyrannie des muettes, ces
princesses qu’on ne sait comment saluer. Avec un instinct sûr d’homme de l’Isle-de-France,
il les a remises à leur vraie place, leur imposant quand il le faut le silence qui
convient à leur nom.
Et tout ce petit poème, vraiment parfait :
J’aime beaucoup de tels vers : je n’aime guère que de tels vers, où le rythme par des
gestes sûrs affirme sa présence et pour une syllabe de plus, une de moins, ne s’évanouit
pas. Qui s’aperçoit que le troisième des vers que voici n’a que onze syllabes
accentuées ?
Mais assez de rythmique ; il est temps que nous aimions la poésie et non plus seulement
les vers des Ballades Françaises. Elles chantent sur trois tons
principaux ; le pittoresque, l’émotion, l’ironie régissent successivement, et parfois en
même temps, chacun de ces poèmes dont la diversité est vraiment merveilleuse ; c’est le
jardin des mille fleurs, des mille parfums et des mille couleurs. Le livre premier est le
plus charmant : c’est celui des ballades qui empruntent à la chanson populaire un refrain,
le charme d’un mot qui revient comme un son de cloche, un rythme de ronde, une légende ;
on sent que le poète a vécu dans un milieu où cette vieille littérature orale était encore
vivante, contée ou chantée. De vieux airs sonnent dans ces ballades d’un art pourtant si
nouveau :
Voici une ronde (peut-être) qui fera encore mieux entendre sa musique oubliée :
L’émotion régit le second livre. C’est celui de l’amour, de la nature et du rêve : celui
des paysages doux et nuancés, bleu et argent. La mer est d’argent, les saules sont
d’argent, l’herbe est d’argent ; l’air est bleu, la lune est bleue, les animaux sont
bleus.
L’Aube a roulé ses roues de glace dans l’horizon. La terre se découvre en gammes de
jour pâle. Un mont reflète, humide, les dernières étoiles, et les animaux bleus boivent
l’herbe d’argent.
Et c’est gai, pur, un peu triste aussi comme quand on regarde l’étendue des campagnes, ou
la mer, ou le ciel. Les choses ont une manière si solennelle de se coucher dans la brume,
une telle attitude d’éternité quand elles sont couchées que nous devenons graves, tout au
moins, à ce spectacle qui trouble la mobilité de nos pensées et les arrête et les fixe
douloureusement ; mais il y a une joie dans la vue de la beauté, qui, à certaines heures
de la vie, peut dominer les autres sensations et nous préparer à l’état de grâce
nécessaire à la communion parfaite. C’est le mysticisme dans sa fraîcheur la plus ingénue
et dans son amour le plus éloquent. Ainsi la ballade : L’ombre comme un parfum
s’exhale des montagnes Je veux déclarer que cet hymne est beau comme un des
beaux chants de Lamartine :
La rime manque, parfois même l’assonance ; on n’y prend garde. C’est, renouvelée par de
belles images inédites, la grande poésie romantique. Mais, sans être unique, une émotion
aussi profonde est rare dans les Ballades. Le poète a pour l’humour un
penchant qu’il veut satisfaire même hors de propos et voici, après un livre sentimental
(vieilles estampes en demi-teinte), toute une bizarre mythologie, Orphée, Silène, Hercule,
restaurée avec quelque hardiesse, puis l’ Louis XI, curieux
homme, et Coxcomb, plus étrange encore, puis des ballades
étranges encore et encore, ― et pas une où il n’y ait quelque trait d’originalité, de
poésie ou d’esprit. Nous avons donc le livre le plus varié et les gestes les plus
dispersifs. On a peine, si tôt, à y bien retrouver son chemin, tant les pistes s’enroulent
et s’enlacent sous les branches, disparaissent dans les buissons, dans les ruisseaux, dans
les mousses élastiques, tant l’animal entrevu est singulier, rapide et mouvant. On a
défini M. Paul Fort, dans une intention sans doute amicale : le génie pur et simple.
Ironique, cela ne serait pas encore très cruel ; sérieux, cela dit une partie de la
vérité. Ce poète en effet est une perpétuelle vibration, une machine nerveuse sensible au
moindre choc, un cerveau si prompt que l’émotion souvent s’est formulée avant la
conscience de l’émotion. Le talent de Paul Fort est une manière de sentir autant qu’une
manière de dire.
Des hommes ne sont pas d’accord avec leur temps ; ils ne vivent jamais de la vie du
peuple ; l’âme des foules ne leur apparaît pas bien supérieure à l’âme des troupeaux.
Si l’un de ces hommes réfléchit sur lui-même et arrive à se comprendre et à se situer
dans le vaste monde, peut-être va-t-il s’attrister, car il sent autour de lui une
invincible étendue d’indifférence, une nature muette, des pierres stupides, des gestes
géométriques : c’est la grande solitude sociale. Et, ― au fond de son ennui, il songe au
plaisir simple d’être d’accord, de rire avec naïveté, de sourire d’un air discret, de
s’émouvoir aux longues commotions. Mais aussi une fierté peut lui venir de son renoncement
et de son isolement, soit qu’il ait adopté la pose du stylite, soit qu’il ait fermé sur
ses plaisirs la porte d’un palais.
M. Rebell a choisi ce dernier mode : il se présente à nous dans l’attitude de
l’aristocrate heureux et dédaigneux.
En un temps où, petits plagiaires de Sénèque le philosophe, les agents de change, les
avocats populaires, les professeurs retirés dans un héritage, les millionnaires, les
ambassadeurs, les ténors, les ministres et les banquistes, où toute la « noblesse
républicaine », hypocritement joyeuse de vivre, s’attendrit avec soin sur le « sort des
humbles », au moment même qu’elle leur met le pied sur la nuque, en ce temps-là, il est
agréable d’entendre quelques paroles de franchise et M. Rebell dire : « Je veux jouir de
la vie telle qu’elle m’a été donnée, selon toute sa richesse, toute sa beauté, toute sa
liberté, toute son élégance ; je suis un aristocrate. »
Cela ne signifie pas qu’insensible à toutes les souffrances naturelles il dédaigne le
peuple (comme le bourgeois-type qui hait au-dessus de lui et méprise au-dessous) ; il
l’aime au contraire, mais d’un amour trop raisonnable et trop élevé pour que le peuple en
soit touché. Au pauvre monde que de stupides sermons ont incliné vers les satisfactions de
la vanité et du civisme, il enseignerait volontiers la joie toute simple d’être un brave
animal. Les plaisirs intellectuels, à quoi bon en suggérer le désir à des cerveaux
infailliblement rétifs aux émotions désintéressées, aux élixirs qui n’ont pas tout d’abord
gratté le palais et chauffé le ventre ? Donc « le devoir présent est de guérir les vignes
malades et de replanter les vignes détruites, afin d’enivrer la France entière ».
Dans le dialogue où je recueille cette phrase, pour une telle opinion le personnage se
fait traiter d’humanitaire et d’utopiste, mais on vient à son aide, l’on prouve qu’il en
est de l’intelligence comme d’un fleuve et que de trop nombreuses saignées font baisser
son niveau. La conclusion est le vieux panem et circenses, du pain, du
vin et les jeux, ― et fermer les musées et les bibliothèques « et briser les urnes
abominables qui, durant tout un siècle, auront livré à la canaille le destin et la pensée
des plus grands hommes ». Opinions, comme on le voit, assez insolentes ; il n’est pas
nécessaire de les taxer d’excessives : assez de bons esprits les trouveront monstrueuses,
car les bons esprits s’éloignent peu des idées communes.
Transporté dans les œuvres d’imagination, l’aristocratisme de M. Rebell devient obscur,
se confond volontiers avec la licence des mœurs. On est un peu dérouté. Il n’est pas bien
certain que le gitonisme soit une forme très heureuse du mépris des convenances sociales ;
ni que l’opposition d’un cardinal débauché à un capucin malpropre soit une démonstration
très probante de la supériorité de l’aristocrate sur le mercenaire ; ni qu’un peintre
hystérique et vaniteux nous fasse songer aussitôt à Titien ou à Véronèse ; ni qu’une
courtisane familière des bouges évoque sans faillir les images émouvantes de la volupté
vénitienne. Il y a bien des défauts et bien de la grossièreté dans cette
Nichina qui a mis en lumière le nom de M. Rebell ; mais c’est tout de
même une œuvre vivante, amusante et riche. On y voit une Venise à la fois délicate et
basse, opulente et sordide, superstitieuse et lubrique, plus près sans doute de l’histoire
que de la légende ; c’est pourquoi quelques-uns furent choqués.
Nul, au surplus, n’a cru que ce livre dût être regardé comme capital ; essai qui pour
d’autres apparaîtrait un considérable effort, la Nichina n’est qu’un
prologue pour Hugues Rebell romancier : on attend de lui des histoires et des combinaisons
moins arbitraires, des récits dont la tragi-comédie accoucherait d’une idée. Des idées, il
en est riche, autant que le plus opulent penseur d’hier et d’aujourd’hui : il ne lui
manque que de savoir les insérer plus solidement dans le cerveau de ses personnages.
Ouvrir les Chants de la pluie et du soleil, c’est tomber dans une mine où
l’on puiserait longtemps sans l’appauvrir. Ce sont des poèmes en vers ou en prose, mais où
le souci de l’expression est toujours dominé par la volonté de dire quelque chose de
nouveau. Le thème fondamental est la joie de vivre, d’être un homme libre, fier, qui ne
songe qu’à accomplir son destin naturel en aimant la beauté, en jouissant de tous les
plaisirs des sens et de l’intelligence, et cela sans mesure, sans hypocrisie, avec une
fougue ignorante de tous les ménagements et de toutes les morales. C’est un livre
tumultueux, grondant, qui donne l’impression d’une gare immense pleine de locomotives, de
sifflements, de cris et de baisers d’adieu ou de retour. C’est un livre vraiment tout
gonflé d’idées où la nature, ivre de sève, se fleurit des rouges et des verts les plus
puissants. On peut, le comprendre aussi selon son vrai titre ; il est bien de pluie et de
soleil (il y a des pages lumineuses, il y en a de troubles), mais à condition qu’on y
joigne l’idée d’une foule en rut qui s’exalte dans la poussière ou hurle dans la boue.
Je crois que c’est là qu’il faut, au moins provisoirement, aller chercher la vraie pensée
de M. Hugues Rebell et ses vraies chimères. Cet écrivain est d’ailleurs apte à nous
surprendre de plus d’une manière avec tout ce qu’il y a en lui de liberté d’esprit,
d’imaginations audacieuses. Mais dès maintenant son originalité est visible et
indiscutable : il est celui qui préfère le manteau de soie au fichu de coton, le tapis de
pourpre au paillasson socialiste, la beauté à la vertu, la splendeur de Vénus nue aux
« yeux funèbres de la pâle Virginité ».
Il est aristocrate et païen.
Le véritable théoricien du naturalisme, l’homme qui contribua le plus à former cette
esthétique négative dont Boule-de-Suif est l’exemple, M. Th…, n’écrivit
jamais. C’est par des causeries, par de petites remarques doucement sarcastiques qu’il
apprenait à ses amis l’art de jouir de la turpitude, de la bassesse, du mal. Sa
résignation aux ennuis de la vie était discrètement hilare : avec quel air fin, prudent et
satisfait je l’ai vu fumer un mauvais cigare ! Il avait le projet d’un livre, un seul,
d’une synthèse de la vie offerte par les moyens les plus simples, les plus frappants. Un
vieux petit employé se lève un dimanche, dans une banlieue, et il met du vin en
bouteilles ; et quand toutes les bouteilles sont pleines, sa journée est finie. Rien que
cela, sans une réflexion d’auteur (cela est réprouvé par Flaubert), sans un incident
(autre que, par exemple, la crise d’un bouchon avarié), sans un geste inutile,
c’est-à-dire capable de faire soupçonner qu’il y a peut-être, derrière les murs, une
atmosphère de fleurs, de ciel et d’idées. Ce M. Th… est resté pour moi, car son esprit me
charmait, le type de l’écrivain qui n’écrit pas. Si sa vie n’a été qu’une longue ironie,
s’il y avait de l’amertume au fond de cette délectation morose, nul ne s’en est jamais
douté : on l’a toujours vu fidèle à conformer sa conduite à des principes qu’il avait
patiemment déduits de son expérience et de ses lectures.
M. Félix Fénéon n’est pas moins mystérieux que ce théoricien secret.
Ne jamais écrire, dédaigner cela ; mais avoir écrit, avoir prouvé un talent net dans
l’exposé d’idées nouvelles, et tout d’un coup se taire ? Je crois qu’il y a des esprits
satisfaits dès qu’ils savent leur valeur ; un seul essai les rassure. Ainsi des hommes
froids ayant expérimenté leur virilité abandonnent un jeu qui pour eux n’était que la
recherche d’une preuve. M. Fénéon est un cerveau froid.
Froid, non pas tiède, car le dédain de l’écriture n’a pas entraîné chez lui le dédain de
l’action : les cœurs froids sont les plus actifs et leur patience à vouloir est infinie.
Ayant donc des idées sociales (ou anti-sociales), M. Fénéon décida de leur obéir
jusqu’au-delà de la prudence. Cet homme qui s’est donné l’air d’un méphistophélès
américain eut le courage de compromettre sa vie pour la réalisation de plans qu’il jugeait
peut-être insensés, mais nobles et justes : une telle page dans la vie d’un écrivain
rayonne plus haut et plus loin que de rutilantes écritures. On ne doit pas, comme un
Blanqui, se rendre esclave des idées au point de s’ensevelir vivant dans la vanité du
sacrifice perpétuel, mais il est bon d’avoir eu l’occasion de témoigner quelque mépris aux
lois, à la société, au troupeau des citoyens ; si d’une vaine lutte on emporte quelque
blessure, la cicatrice est belle.
Il ne fallait guère moins de courage pour opposer, en 1886, au « brocanteur Meissonier »
le « radieux Renoir », pour vanter Claude Monet « ce peintre dont l’œil apprécie
vertigineusement toutes les données d’un spectacle et en décompose spontanément les
tons ». M. Fénéon se prouvait, il y a plus de dix ans, non seulement juge hardi de la
peinture nouvelle, mais excellent écrivain. Il analyse ainsi les marines de Monet : « Ces
mers, vues d’un regard qui y tombe perpendiculairement, couvrent tout le rectangle du
cadre ; mais le ciel, pour invisible, se devine : tout son changeant émoi se trahit en
fugaces jeux de lumières sur l’eau. Nous sommes un peu loin de la vague de Backnysen,
perfectionnée par Courbet, de la volute en tôle verte se crêtant de mousse blanche dans le
banal drame de ses tourmentes. » M. Fénéon avait toutes les qualités d’un critique d’art :
l’œil, l’esprit analytique, le style qui fait voir ce que l’œil a vu et comprendre ce que
l’esprit a compris. Que n’a-t-il persévéré ! Nous n’avons eu depuis l’ère nouvelle que
deux critiques d’art, Aurier et Fénéon : l’un est mort, l’autre se tait. Quel dommage !
car l’un ou l’autre aurait suffi à mettre au pas une école (la speudo-symboliste) qui,
pour un Maurice Denis et un Filiger, nous donna toute une bande de copistes infidèles ou
maladroits !
En cherchant bien, on grossirait la valise littéraire de M. Fénéon. Outre qu’après la
disparition de la Vogue il continua dans la Revue
Indépendante ses notes sur les peintres, il signa aussi dans cette revue
mémorable des pages amusantes de petite critique littéraire. On peut les relire ; cela
mord à froid, comme l’eau seconde, et cela laisse parfois dans la blessure le sous-entendu
d’un venin très spirituel. D’un mot il définit tel génie : « Les contes que l’on connaît,
petits travaux de fleurs et plumes. » ― En somme, juste assez d’écritures pour qu’on
regrette ce qui est resté dans les limbes du possible ; mais si M. Fénéon s’imagine qu’il
y a, en ce moment, trop d’écrivains, quelle erreur ! Il y en a si peu, qu’un seul de plus
serait un renfort très appréciable. Surtout, il pourrait nous donner l’aide d’une critique
sûre et semer, avec ironie, quelques vérités souriantes.
M. Fénéon a pris trop à cœur son état de fidèle de « l’église silencieuse » dont parle
Gœthe, et que, nous autres, nous fréquentons trop peu.
M. Bloy est un prophète. Il eut soin, parmi ses écrits, de nous le certifier lui-même :
« Je suis un prophète. » Il pouvait ajouter, il n’y a pas manqué : ― et aussi un
pamphlétaire : « Je suis incapable de concevoir le journalisme autrement que sous la forme
du pamphlet. » Les deux mots sont des équivalents historiques : le pamphlétaire a remplacé
le prophète, le jour où les hommes ont perdu la puissance de croire pour acquérir la
puissance de jouir. Le prophète fait saigner les cœurs ; le pamphlétaire écorche les
peaux ; M. Bloy est un écorcheur.
Non pas le tortionnaire élégant qui, romain ou chinois, décortique un sein, une joue, un
hémicrâne, selon la science parfaite de la douleur animale ; mais le boucher qui après une
entaille circulaire, arrache toute la dépouille, comme un fourreau. Tel de ses patients,
toujours au vif, crie encore aussi haut qu’à l’heure où on lui enlevait sa tendre robe de
chair ; l’homme est tout nu et à travers la transparence de sa seconde peau on voit le
double cloaque d’un cœur putréfié : privés de leur hypocrisie, les hommes ainsi pelés
apparaissent vraiment comme des fruits trop mûrs ; l’heure est passée des vendanges, on ne
peut plus en faire que du fumier.
Le spectacle (même celui du fumier) n’est pas désagréable. Il y a des besognes auxquelles
on ne voudrait pas mettre le doigt (peut-être par lâcheté ou par orgueil), mais que l’on
aime à voir brassées par des mains sans dégoût, et quand la place est propre, on est
content ; on se réjouit, dans la simplicité de son âme, d’une atmosphère meilleure ; les
parfums retrouvés passent sans se corrompre d’une rive à l’autre par-dessus le ruisseau
purifié, et la vie des fleurs sourit encore une fois au-dessus des herbes reverdies.
Hélas ! qu’elle est fugitive, la purification des cloaques ! A quoi bon écraser un Albert
Wolff si la racine du champignon, restée sous la terre gluante, doit repousser le
lendemain un nouveau nœud vénéneux ? « J’ai mépris et dédain », disait Victor Hugo.
M. Bloy n’a qu’une arme, le balai : on ne peut lui demander de la porter comme une épée ;
il la porte comme un balai, et il râcle les ruisseaux infatigablement.
Le pamphlétaire a besoin d’un style. M. Bloy a un style. Il en a recueilli les premières
graines dans le jardin de Barbey d’Aurevilly et dans le jardinet de M. Huysmans, mais la
sapinette est devenue, semée dans cette terre à métaphores, une puissante forêt qui
escalada des sommets, et l’œillet poivré, un champ resplendissant de pavots magnifiques.
M. Bloy est un des plus grands créateurs d’images que la terre ait portés ; cela soutient
son œuvre, : comme un rocher soutient de fuyantes terres ; cela donne à sa pensée le
relief d’une chaîne de montagne. Il ne lui manque rien pour être un très grand écrivain
que deux idées, car il en a une : l’idée théologique.
Le génie de M. Bloy n’est ni religieux, ni philosophique, ni humain, ni mystique ; le
génie de M. Bloy est théologique et rabelaisien. Ses livres semblent rédigés par saint
Thomas d’Aquin en collaboration avec Gargantua. Ils sont scolastiques et gigantesques,
eucharistiques et scatalogiques, idylliques et blasphématoires. Aucun chrétien ne peut les
accepter, mais aucun athée ne peut s’en réjouir. Quand il insulte un saint, c’est pour sa
douceur, ou pour l’innocence de sa charité, ou la pauvreté de sa littérature ; ce qu’il
appelle, on ne sait pourquoi, « le catinisme de la piété », ce sont les grâces dévouées et
souriantes de François de Sales ; les prêtres simples, braves gens malfaçonnés par la
triste éducation sulpicienne, ce sont « les bestiaux consacrés », « les vendeurs de
contremarques célestes », les préposés au « bachot de l’Eucharistie », ― blasphèmes
effroyables, puisqu’ils vont jusqu’à tourner en dérision au moins deux des sept sacrements
de l’Eglise ! Mais il convient à un prophète de se donner des immunités : il se permet le
blasphème, mais seulement par excès de dilection. Ainsi sainte Thérèse blasphéma une fois
quand elle accepta la damnation comme rançon de son amour. Les blasphèmes de M. Bloy sont
d’ailleurs d’une beauté toute baudelairienne, et il dit lui-même : « Qui sait, après tout,
si la forme la plus active de l’adoration n’est pas le blasphème par amour, qui serait la
prière de l’abandonné ? »
Oui, si le contraire de la vérité n’est qu’une des faces de la vérité, ce qui est assez
probable.
Il est fâcheux qu’on ne discute pas davantage les notions théologiques de M. Bloy ; elles
sont curieuses par leur tendance vaine vers l’absolu. Vaine, car l’absolu, c’est la paix
profonde au fond des immensités silencieuses, c’est la pensée contemplative d’elle-même,
c’est l’unité. Les efforts magnifiques de M. Bloy ne l’ont pas encore sorti assez souvent
du chaos des polémiques contradictoires ; mais s’il n’a pas été, aussi souvent qu’il
aurait dû, le mystique éperdu et glorieux qui profère les « paroles de Dieu », il l’a
peut-être été plus souvent que tout autre ; il a été éliséen en certaines pages de la
Femme Pauvre.
Comme écrivain pur et simple, ― c’est le seul Bloy accessible au lecteur désintéressé de
la crise surnaturelle, ― l’auteur du Désespéré a reçu tous les dons ; il
est même amusant ; il y a du rire dans les plus effrénées de ses
diatribes : la galerie de portraits qui s’étage en ce roman du LVe au
LXe chapitre est le plus recueil des injures les plus
sanglantes, les plus boueuses et les plus spirituelles. On voudrait, pour la sécurité de
la joie, ignorer que ces masques couvrent des visages ; mais quand tous ces visages seront
abolis il restera : que la prose française aura eu son Juvénal.
Il faut que tout le monde meure, y compris M. Bloy ; que des générations soient nées sans
trouver dans leur berceau des tomes de Chaudesaignes ou de Dulaurier ; que notre temps
soit devenu de la paisible histoire anecdotique : alors seulement on pourra glorifier sans
réserves ― et sans crainte d’avoir l’air d’un complice, par exemple de la Causerie
sur quelques Charognes ― des livres qui sont le miroir d’une âme violente,
injuste, orgueilleuse ― et peut-être ingénue.
C’est, depuis un grand nombre de siècles, le jeu de l’humanité de creuser des fossés pour
avoir le plaisir de les franchir ; ce jeu devint suprême par l’invention du péché, qui est
chrétienne. Qu’il est agréable de lire les vieux casuistes espagnols ou le
Confessarius Monialum, œuvre italienne et cardinalice, si riches en
questions singulières, si pleine des délicieuses opinions du tolérant Lamas et du
complaisant Caramuel. Charmant Caramuel que tu aurais de bonnes et fructueuses causeries
avec Jean Lorrain, rue d’Auteuil, dans le salon où il y a une tête coupée, sanglante et
verte ! Tu aurais sur les genoux ta Théologie des Réguliers, avec à la page
contestée ton bonnet carré dont la houppette pendrait comme un signet ; et, en face de
toi, Lorrain te lirait un des sermons qu’il médita dans son Oratoire.
Il faut des choses permises et des choses défendues, sans quoi les goûts hésitants et
paresseux s’arrêteraient à la première treille, se coucheraient sur le premier gazon venu.
C’est peut-être la morale sociale qui a créé le crime et la morale sexuelle qui a créé le
plaisir. Qu’un pacha doit être vertueux au milieu de trois cents femmes ! J’ai toujours
pensé que la destruction de Sodome fut un incendie volontaire, le suicide d’une humanité
lasse de voir toujours le désir mûrir implacable dans le fastidieux verger de la
volupté.
De ce fruit éternel, M. Jean Lorrain, au lieu de le manger tout cru, fait des sirops, des
gelées, des crèmes, des fondants, mais il mêle à sa pâte je ne sais quel gingembre
inconnu, quel safran inédit, quel girofle mystérieux, qui transforme cette amoureuse
sucrerie en un élixir ironique et capiteux. Le chef-d’œuvre d’un tel laboratoire, il me
semble bien que c’est le petit volume allégué plus haut : Jamais l’art n’alla plus loin
dans le dosage méticuleux du sucre et du piment, de la confiture de rose et du poivre
rouge. Autre « drageoir à épices », plus véritable et moins innocent, il semble sortir de
la poche d’un de ces abbés damnés capables de boire le vin de la messe dans le soulier de
leur maîtresse ; livre vénéneux et souriant, fallacieux bréviaire où chaque vice a sa
rubrique et son antiphone et qui tire ses « leçons » du martyrologe de Lesbos !
Oratoire parfumé à l’ambre gris, des femmes y ferment les yeux sous la voix de l’abbé
Blampoix, de l’abbé Octave, du frère Hepicius, du père Reneus ; elles ne sont pas bien
sages sur leurs chaises ; d’aucunes, tout à coup, tombent à genoux ; d’autres se
renversent, comme de grandes fleurs pleines de larmes ; et les doigts se crispent et
cherchent on ne sait quoi parmi le froissis des soies et le cliquetis des bracelets.
L’abbé de Joie monte en chaire : on écoute, la paume appuyée sur les seins, avec émoi,
avec délices, car l’abbé prêche Adonis sous le nom de Jésus et son discours équivoque va
changer en amoureuses les fidèles du Christ…
M. lorrain a, lui aussi, beaucoup prêché Adonis, car comment retenir les femmes si on ne
prêche Adonis ? Et, comment les observer, si on les laisse fuir ? Sous ce titre insolent,
Une Femme par jour, et sous ce titre doux, Ames d’Automne,
il a noté la complexité de la physionomie féminine, la naïveté ou l’inconscience de ces
petites âmes, leurs détresses, leurs férocités, leur folie ou leur grâce. Toutes les
pénitentes de l’Oratoire et quelques autres se sont confessées avec une
rare sincérité.
Il y a bien de la méchanceté en tel ou tel chapitre de ce dernier livre, auquel je
reviens toujours avec amour, bien de la cruauté, certaines gaucheries, mais quel charme
aussi en cette première fleur, même empoisonnée, de l’esprit de serre chaude, de la plante
rare qu’est M. Jean Lorrain !
Depuis ces temps, il y a dix ans, l’auteur de tant de chroniques a été très prodigue de
son parfum originel, mais il n’a pu l’épuiser, et l’arbuste a garde assez de sève pour
fleurir avec persévérance : ce sont alors des poèmes, des contes, de petites pages où l’on
retrouve, avec plus ou moins de miel, tout le poivre sensuel, toute l’audace parfois un
peu sadique du disciple, ― du seul disciple de Barbey d’Aurevilly. Né dans l’art,
M. Lorrain n’a jamais cessé d’aimer son pays natal et d’y faire de fréquents voyages. S’il
est enclin à la maraude, aux excursions vers les mondes du parisianisme louche, de la
putréfaction galante, le monde « de l’obole, de la natte et de la cuvette », dont un
rhéteur grec (Démétrius de Phalère) signalait déjà les ravages dans la littérature, s’il
a, plus que nul autre et avec plus de talent que Dom Reneus, le culte de sainte
Muqueuse, s’il a chanté (à mi-voix) ce qu’il appelle modestement « des amours bizarres »,
ce fut, au moins en un langage qui, étant de bonne race, a souffert en souriant ses
familiarités d’oratorien secret ; et si tels de ses livres sont comparables à ces femmes
d’un blond vif qui ne peuvent lever les bras sans répandre une odeur malsaine à la vertu,
il en est d’autres dont les parfums ne sont que ceux de la belle littérature et de l’art
pur ; son goût de la beauté a triomphé de son goût de la dépravation.
Il ne faudrait pas, en effet, le prendre pour un écrivain purement sensuel et qui ne
s’intéresserait qu’à des cas de psychologie spéciale. C’est un esprit très varié, curieux
de tout et capable aussi bien d’un conte pittoresque et de tragiques histoires. Il aime le
fantastique, le mystérieux, l’occulte et aussi le terrible. Qu’il évoque le passé ou le
Paris d’aujourd’hui, jamais la vision n’est banale ; elle est même si singulière qu’on est
surpris jusqu’à l’irritation par l’imprévu, quelquefois un peu brusque, qui nous est
imposé. Il est, même quand il n’est que cela, le rare chroniqueur dont on peut toujours
lire la prose, même trop rapide, avec la certitude d’y trouver du nouveau. Il aime le
nouveau, en art, comme dans la vie, et jamais il ne recula devant l’aveu de ses goûts
littéraires, les plus hardis, les plus scandaleux pour l’ignorance ou pour la
jalousie.
A tous ces mérites qui font de M. Lorrain un des écrivains les plus particuliers
d’aujourd’hui, il faut joindre celui de poète. En vers, il excelle encore à évoquer des
paysages, des figures, ― ou des figurines ; voici, par exemple, une image inoubliable du
danseur Bathyle :
C’est avec une sensualité discrète et rêveuse qu’il peint les Héroïnes ;
chacune est symbolisée par une fleur qui se dresse d’entre ses pieds ; cela est fort
joli.
Enilde, à ses pieds,
Elaine,
Viviane,
Mélusine,
Yseulte,
Que d’images de grâce ou de volupté, en ces verrières bleues ou glauques, avivées çà et
là de l’or d’une renoncule ou du pourpre d’un pavot ! Que de femmes de rêve ou d’effroi,
que de mortes !
Voici un beau panneau de la tapisserie des Fées :
Il y a beaucoup de fées parmi les vers de M. Lorrain. Toutes les fées, couronnées de
verveine ou « d’iris bleus coiffées », se promènent langoureuses et amoureuses dans les
strophes de cette poésie lunaire.
Quel est le vrai Jean Lorrain, celui des Fées ou celui des Ames
d’Automne ? Tous les deux et il ne faut pas les séparer l’un de l’autre.
Fondée, sous l’inspiration de M. Fénéon, par un sieur Chevrier, qui n’a pas laissé
d’autres traces dans la littérature, la Revue Indépendante passa en 1886
aux mains de M. Edouard Dujardin. Le premier fascicule s’ouvre par un programme d’une
insignifiance dédaigneuse, simple prise de possession, mais les noms des collaborateurs,
alors aimés de quelques-uns et tous devenus célèbres, affirmaient une volonté de bien dire
et de bien faire, une certitude dans l’acheminement vers un but d’art pur et de beauté nue
qu’un prologue explicite eût proclamées moins bien. Les chroniqueurs étaient ; Mallarmé,
Huysmans, Laforgue, Wyzewa. Celui-ci pendant plus d’un an analysa les livres nouveaux avec
une discrétion et un détachement prophétiques, mais il avait de l’esprit, une lecture
immense, ― et il aimait Mallarmé : c’était malgré tout impressionnant. M. Huysmans
vivisectait les peintres avec la joie d’un chat de gouttière dévorant une souris vivante ;
Laforgue était ironique, léger, mélancolique et délicieux ; M. Mallarmé expliquait
l’inutilité de compliquer les spectacles par la récitation de littératures généralement
déplorables. En deux ans presque tous les écrivains versés depuis sur les contrôles
académiques (ou bien près de subir cette formalité), M. Bourget, M. France, M. Barrès,
passèrent par cette revue d’une laideur (physique) si originale et si barbare. On y lisait
aussi Villiers, Rosny, Paul Adam, Verhaeren, Moréas ; Ibsen y débuta comme écrivain
francisé.
Dans la dernière année, M. Kahn laissant la Vogue, remplaça par un
dogmatisme utile le plaisant scepticisme de M. de Wyzewa ; en janvier 1889, la
Revue Indépendante passa en d’autres mains, perdit d’année en année son
caractère aristocratique, mourut lentement.
Seule revue d’art pendant deux ans, elle avait eu un rôle important, celui, peut-être, de
gardien du sanctuaire, héritière de tous ces recueils ouverts à la seule littérature
avouable qui s’étaient succédé depuis presque un demi-siècle, la Revue
française, la Revue fantaisiste, la Revue des Lettres et
des Arts, le Monde Nouveau, la République des
Lettres. Ces deux années furent fécondes et nous en ressentons toujours la très
bienfaisante influence. Ayant pris charge de la littérature vers le déclin du naturalisme,
M. Dujardin la conduisit par deux chemins qui devaient se rejoindre un peu plus tard, d’un
côté vers Ibsen, de l’autre vers le symbolisme français. On voit l’évolution. Elle se fit
assez vite (des Esseintes y avait déjà contribué) du précis à l’imprécis, du grossier au
doux, du reps à la peluche, du fait à l’idée, de la peinture à la musique. Avec la
Vogue, la Revue indépendante redressa bien des mauvaises
éducations, détermina bien des vocations, ouvrit bien des yeux alors aveuglés par la boue
naturaliste.
La musique, c’est-à-dire Wagner, inquiéta beaucoup M. Dujardin, à la même époque ; déjà
il avait fondé la Revue Wagnérienne, dont l’action, peu étendue, fut
profonde. Il n’y a rien de plus utile que ces revues spéciales dont le public élu parmi
les vrais fidèles admet les discussions minutieuses, les admirations franches ; la
Revue Wagnérienne, de critique sûre, de littérature vraie, créa en France
le wagnérisme sérieux et presque religieux. On croyait avoir trouvé l’art intégral, ― et
cela dura dix ans : ce fut encore M. Dujardin qui avertit le public que le culte du génie
ne doit pas être une adoration aveugle. Son article sur les Représentations de Bayreuth en
1896 est, comme le premier numéro de la Revue Wagnérienne, une date dans
l’histoire du wagnérisme. En voici l’argument : « Un art n’est-il pas d’autant plus élevé
qu’il exige moins de collaborations ? » Le rêve de Wagner, interprété sur un théâtre, par
des cabotins, par des décors et des costumes (« qui en sont l’extériorisation »), échoue à
donner l’impression d’un art absolu, complet ; tel qu’il fut conçu, le drame wagnérien est
« impossible ». Ainsi M. Dujardin a ouvert et refermé la porte.
Au milieu de ces multiples activités, et aux heures mêmes de son apostolat wagnérien,
M. Dujardin ne s’oublia pas lui-même ; il écrivit des contes, des poèmes, un roman et une
trilogie dramatique, la Légende d’Antonia.
« Un jour, comme je regardais dans un album le vague portrait d’une jeune fille,
quelqu’un passa qui dit un nom…
Ainsi je vous connus ; ayant entendu votre nom, ô vous, je vous rêvai. »
Ainsi débute un poème à la gloire de cette femme de rêve que l’on retrouve, souvenir ou
vision, « face adorable », en plusieurs autres pages où elle est le symbole de l’idéal, de
l’inaccessible. Ils sont très doux ces poèmes en prose paresseusement rythmée et d’une
grande pureté de ton ; et toujours Antonia surgit aux dernières lignes, rappelant le poète
aux impossibles amours. Mais les femmes, les vraies femmes en vraie chair et en vraies
robes détestent cette inconnue qu’elles devinent, nuage miraculeux, entre leur beauté et
les yeux du berger ; ― et la bergère dit : «. .. Et puis, nous savons bien, berger de
mensonge, que nous ne sommes pour vous que l’occasion, que le quotidien, le hasard. Vous
ne nous aimez point. Celle que tu aimes réside ail ciel de cet esprit qui s’envole si loin
au-dessus de nous. Oh ! nous finissons par comprendre que tu sois si volage, si aveugle,
si dur. La seule que tu aimes, menteur, n’est pas parmi nous… Habite-t-elle de l’autre
côté de la mer, ou sur la montagne de neige ou dans la lune ? Est-elle de là-haut ou d’en
bas ? est-elle ange, ou femme, ou bête ? Celle que tu aimes, elle est chimère. Ah ! nous
sommes de doux passe-temps, des façons de se consoler, d’attendre. Ton Antonia, je lui
ressemble, alors tu veux de moi ! moi, j’ai sa chevelure… mais voici que la voisine a le
son de sa voix ; et puis celle-là ce soir te représente un brin de ton rêve… Va, nous
savons bien que tu nous méprises au fond véritable de ton cœur de fou. Abdique le rêve,
homme ! sois époux et tu sauras si les femmes savent aimer constamment. Renonce le ciel !
nous sommes la terre ; nous ne pouvons appartenir au Chevalier du Cygne. » N’est-ce pas
d’une bonne psychologie et la juste transposition par de petites phrases très simples,
très nettes, de la secrète pensée des femmes qui est d’asservir l’homme tout en le
servant ? La poésie comme la prose de M. Dujardin est toujours sage, prudente et calme ;
s’il y a des écarts de langue, des essais de syntaxe un peu osés, la pensée est sûre,
logique, raisonnable. Qu’on lise le deuxième Intermède de Pour la Vierge du roc
ardent ; en quelques strophes aux rimes monotones, éteintes, le poète y dit
toute la vie et tout le rêve de la jeune fille. C’est une entrée de ballet, et les Jeunes
Filles s’avancent, fleurs en robes de mousseline :
Quelques-unes avant l’heure se sont
séchées,
Mais, en même temps, elles prévoient sans effroi que le jardinier va venir :
Après la résignation, le cri de joie :
Ensuite, c’est l’attente et c’est l’impatience, ― puis le don :
Il est charmant ce petit poème ; s’il contient quelques fautes d’harmonie, des vers rudes
(surtout dans la longue laisse dont nous n’avons rien cité), c’est que M. Dujardin ne fait
jamais à la netteté de sa pensée aucun de ces sacrifices auxquels les poètes se résignent
d’ordinaire si volontiers. Autre remarque par quoi l’on verra que le sens musical et le
sens poétique sont très différents : M. Dujardin, excellent musicien, ne transporte en ses
vers presque aucun des dons du musicien ; les effets qu’il cherche et qu’il trouve ne sont
pas de rythme ou d’harmonie. C’est un descriptif purement pictural ; son imagination est
visuelle, très rarement auditive : il voit, dessine, dispose, et colore ce qu’il voit.
Cette faculté de se représenter la vie, et non seulement comme un tableau, mais comme un
tableau animé où les personnages marchent, s’agitent selon les mille petits gestes, il l’a
utilisée de la façon la plus curieuse en un roman qui semble en littérature la
transposition anticipée du cinématographe.
Les Lauriers sont coupés : relu, ce petit livre garde sa candeur et son
velours ; psychologie d’un amoureux, un peu heureux, un peu berné, doux, tendre, enfin
résigné à ne plus revenir, content tout de même du souvenir d’agréables heures, de la
vision qu’il emporte de cheveux blonds dénoués. C’est un récit en forme d’aveux, et la
confession relate tous les mouvements, toutes les pensées, tous les sourires, toutes les
paroles, tous les bruits ; rien n’est omis de ce qui arrive en la vie coutumière d’un
jeune homme de moyenne fortune et de bon ton, à Paris, vers 1886 ; la notation du détail
descend à une minutie presque maladive. A rédiger ainsi l’Education
sentimentale, il aurait fallu une centaine de tomes ; et cependant ce n’est pas
ennuyeux : le personnage vit curieusement, gentiment, avec les airs d’une petite souris
, et Léa est une jolie petite chatte blonde sans méchanceté. Oui, tout cela est
un peu minuscule, mais si vivant (jusqu’à l’agacement) et si logique !
De la logique, de la sincérité, de la volonté, de la douceur et du sentiment, avec
l’amour très désintéressé de l’art surtout en ses formes les plus nouvelles, voilà des
mots que l’on peut lire, je crois, dans le caractère de M. Dujardin. Sa littérature,
quoique très volontaire, demeure toujours très personnelle ; et c’est un mérite, sans
lequel tous les autres sont nuls. Il faut se dire soi-même, chanter sa propre musique,
quitte à chanter moins bien, parfois, que si on récitait, sur des airs connus, les paroles
traditionnelles.
Il était vraiment bien modéré, bien touchant, aussi, un peu sentimental et très
verlainien le vœu de jeunesse de M. Maurice Barrès, aux dernières lignes de la préface des
Taches d’encre : « Et peut-être qu’après m’avoir été un agréable
entretien cet hiver avec des amis bienveillants, elle me sera plus tard un agréable
souvenir, la brochure un peu fanée que je relirai en souriant, tandis que la sœur
infirmière, avec onction, me tendra la douce tisane promise au bon poète devenu mûr. »
Après quatorze ans, la brochure est fraîche comme au premier jour et M. Barrès n’a siroté,
à Broussais, que peu de camomille. Mais n’est-ce point charmant de se prédire les joies
d’un maternel hôpital, par imitation, par amour pour un poète cher ? Et n’est-ce point
galamment ingénu et brave ? Oui, à moins qu’il ne faille voir là (c’est plus prudent) la
précoce ironie d’un jeune homme qui savait son destin et que les gens de son génie meurent
dans un fauteuil, au Sénat, un jour qu’ils reviennent de l’Académie. Les existences
mouvementées de l’ambitieux s’achèvent d’ordinaire parmi la paix des sinécures ; tout
l’intervalle, quel qu’il ait pu être, refleurit dans les potiches, en fleurs un peu
amères. Avoir désiré beaucoup, n’avoir rien eu, avoir eu tout, cela se rejoint un jour,
aux heures crépusculaires ; cela fait des bouquets en l’air et sur les murs ; cela
s’appelle le jardin des souvenirs. D’ici que M. Barrès cultive ce jardin-là, en quelque
beau château du temps du roi Stanislas, il faut souhaiter qu’il ait eu « tout », car cela
serait vraiment dommage qu’une vie aussi logique s’achevât en fût brisé. Ensuite l’exemple
serait mauvais : toute une génération que M. Barrès inclina vers le rêve d’agir se
coucherait, déçue, dans l’attitude de soldats qui ne voient plus sur la colline le profil
du cavalier impérieux, qui est leur maître.
Beaucoup de jeunes gens ont cru en M. Barrès ; et quelques-uns, encore, qui sont moins
jeunes que lui. Qu’enseigna-t-il donc ? Ce ne fut pas certainement l’arrivisme tout pur.
Il y a dans une intelligence jeune une originelle noblesse qui répugne à livrer à la vie
sans condition les forces de son activité : arriver, oui, mais vers une victoire et à
travers une bataille. Comme but, M. Barrès montra la pleine possession et la pleine
jouissance de soi-même ; comme moyen, la séduction des Barbares qui nous entourent,
entravent nos voies, s’opposent, par leur masse, au développement de nos activités et de
nos plaisirs. Trop intelligent pour se soucier de ce qu’on appelle la justice sociale,
trop finement égoïste pour songer à détruire des privilèges où il voulait entrer, il se
fit ouvrir par le peuple la porte de la forteresse que le peuple, alors, crut avoir prise.
Cette tactique qu’on croit celle des seuls révolutionnaires est celle de tous les
ambitieux ; elle n’a encore mené M. Barrès que dans la première enceinte, mais de là, le
jour qu’il le voudra bien et quand le boulangisme sera tout à fait oublié, il pénétrera au
cœur, dans la poudrière, ― et ne la fera pas sauter.
Jusqu’ici, une telle psychologie pourrait s’appliquer à plusieurs autres hommes, à
M. Jaurès, par exemple, qui, lui non plus, ne mettra pas le feu aux poudres ; M. Barrès,
de meilleure race et de cerveau supérieur, n’a joué sur cette carte, le Pouvoir, que la
moitié de sa fortune ; l’autre moitié, jusqu’ici plus fructueuse, fut placée par lui, et
dès la première heure, dans la littérature.
Je ne crois pas que M. Barrès, sinon peut-être tout à fait à ses débuts, ait jamais écrit
un livre, ou même une page, d’art tout à fait pur, d’un désintéressement absolu, et c’est
une véritable originalité et un mérite très rare pour des écrits de circonstance (au sens
élevé que Goethe donna à ce mot) qu’ils aient avec leur valeur d’idée et de propagande
égoïste, une valeur littéraire égale à celle des œuvres de beauté ingénue. Par cette
méthode, toute spontanée, il apparut aux uns tel qu’un philosophe, aux autres tel qu’un
poète, et les clients qui suivirent sa litière sortirent de toutes les régions
intellectuelles. Il séduisait : on demanda à sa méthode des leçons de séduction.
Quelques-uns ne suivirent M. Barrès que jusqu’au culte du moi, inclusivement ; ils
autour d’eux un individualisme un peu sauvage, mais qui a donné de beaux
fruits ; ils enseignèrent (ceci est encore du Gœthe) que le meilleur moyen de faire régner
le bonheur universel, c’est que chacun commence par faire son propre bonheur, ―boutade
qu’il faudrait malaxer avec patience pour en une pensée définitive ; enfin, ils
connurent ainsi les premiers éléments de l’idéalisme sentimental : M. Barrès a
certainement dégrossi bien des intelligences. D’autres disciples allèrent plus loin dans
la connaissance de leur maître et ils surent que pour arriver à la vie bienheureuse ― qui
comme dans Sénèque comporte beaucoup d’or et beaucoup de pourpre ― il faut plaire, et que
pour plaire il faut avoir l’air de faire coïncider sa pensée avec l’émotion générale. Ils
comprirent qu’il faut à un certain moment être boulangiste, et socialiste à un autre ;
qu’on rédige un roman anarchiste à l’heure où l’anarchisme est respiré avec bienveillance,
et une comédie parlementaire quand le Parlement compromis est le sujet des conversations
au déjeuner des gens simples : ainsi l’on devient soi-même un sujet de conversation ;
ainsi l’on arrive à hanter doucement l’esprit de ceux-là même que l’on bafoue et que l’on
méprise.
Cette coïncidence, dont M. Barrès ne s’est jamais abstenu, est-elle vraiment méthodique,
ou faut-il l’attribuer à une très vive mobilité d’esprit ? Est-il naturel qu’un homme
supérieur soit toujours inquiété des mêmes inquiétudes que la foule ? Peut-être, car il ne
faut pas oublier qu’un homme, même supérieur, s’il demande toujours les faveurs du peuple,
finit par penser en même temps que le peuple. Le triomphe de M. Barrès, c’est qu’en
écrivant un article électoral, il y met du talent et des idées et que celui-là même qui
méprise le but qu’il vise ne méprise pas le moyen qu’il emploie.
Parmi les études annoncées dans le prospectus des Taches d’encre, un titre
frappe : Valets de Gloire : le Nouveau Moyen de parvenir ; je ne sais si ce
pamphlet fut écrit ; il aurait dû l’être, car M. Barrès, de tous les hommes arrivés (ou
qui arriveront), est celui qui ressemble le moins à un parvenu. Nul n’a passé plus
simplement, avec plus d’aisance, de l’ombre à la pénombre et de la pénombre à la lumière.
Il a le sens inné de l’aristocratisme et ce sens lui a quelquefois servi de critère pour
juger tout un mouvement littéraire : « … les dernières recrues du naturalisme, ces plats
phraseurs, ces fils grossiers de paysans obtus, cerveaux pétris par des siècles de roture
et qui ne savent ni penser ni sourire… » M. Barrès sait penser et il sait écrire ; et
sourire : le sourire est même son attitude familière et peut-être le secret de sa
séduction.
Non pas rire ; cela est vulgaire ; sourire : de tout, de tous, de soi-même. Il faut être
très heureux pour ne jamais rire. C’est sans doute cette sérénité intérieure, cette
certitude indifférente ou déjà blasée qui permet à M. Barrès de produire une œuvre en
trois volumes appelée le Roman de l’énergie nationale, avec les titres de
« tableaux » tels que la Justice ! l’Appel à l’épée. Cette
manifestation doit-elle troubler la véritable idée que nous avons de M. Barrès dilettante,
sceptique et aimable ? Il y a des moments où don Juan rêve de mariage ; il y a des moments
où le dilettante songe à s’enfermer dans la prison d’une idée forte.
Ensuite, il en est des intelligences personnelles comme de ces intelligences collectives
qu’on appelle des civilisations : après un long labeur vers la complexité, elles se
couchent dans la sérénité de la paix conquise. Cette attitude est presque toujours belle ;
plus belle que les gestes disparates de la période ascendante : le repos est plus beau que
le travail. C’est le moment des amours et des enfantements, l’heure de la plus grande
richesse humaine : et celui, alors, qui sous le soleil déclinant appelle la flamme de
l’épée, trouble les âmes sans faire vibrer les muscles, ni son propre cœur.
Aussi je ne verrai provisoirement dans cette oraison à l’énergie que le spectacle d’un
homme qui élève une barrière ingénieuse, ou quelque monument commémoratif, entre le passé
et le futur de sa vie. Ce que l’on en connaît témoigne que M. Barrès sait réfléchir encore
bien mieux qu’il ne sut agir et qu’il ne sait imaginer. Les Déracinés sont
moins un roman qu’une thèse de philosophie sociale ou encore autre chose, les premiers
mémoires d’un conspirateur qui analyse son système et inspecte son arsenal.
Disraéli, s’il ne réussit pas, parfois s’exaspère et devient Blanqui ; il paraît que
c’est toujours de l’énergie : comme la caricature est encore un portrait. M. Barrès a déjà
conspiré, sans craindre le ridicule d’une défaite ; raconte-t-il ses désillusions ou ses
espérances ? Ses espérances : un homme comme M. Barrès n’est jamais déçu ; il a en lui
trop de ressources et il s’estime trop lui-même pour avouer un insuccès, sans sourire en
même temps : et le sourire cicatrise toutes les blessures de l’amour-propre. Le repos où
nous le voyons n’est donc que passager ; mais il devra se lever seul et combattre seul :
il y compte bien : ses ambitions ne sont pas de celles qui ont besoin de complices
intelligents ; il n’a pas d’élèves en politique, parce que ses disciples, restés à la
phase littéraire, ont pris pour but ce qui n’est pour lui qu’un moyen et une méthode.
Peut-être qu’à vouloir se faire le champion d’une vertu, M. Barrès s’est trompé de
vertu : la persévérance semble lui convenir mieux que l’énergie. L’énergie, c’est
Napoléon ; la persévérance, c’est Disraéli. Se servir de tout pour arriver à tout, c’est
du Disraéli. La devise est brutale ; M. Barrès en a fait une prière qui ne se dit pas sur
l’Acropole, mais dans les salons, et cela prend, le long de l’Ennemi des
Lois, par exemple, un air innocent et pieux qui a ravi une génération bien
décidée à mettre des gants blancs pour toucher à la vie.
Arriver est donc devenu, dès l’adolescence, l’occupation de toute la jeunesse française.
Ce qui est nouveau dans ce fait, c’est le « dès l’adolescence » et aussi le cynisme de
l’attitude avouée et affichée. M. Barrès est certainement responsable, non du cynisme mais
de l’attitude ; ce qu’elle a de laid doit être imputé à l’inélégance croissante de la
race. Quand Stendhal voulait coucher avec la Duchesse pour tirer de ses caresses le profit
d’un avancement dans la carrière, il se dérobait à lui-même sa honte en se couvrant du nom
de Banti ; il ne jouissait qu’en secret d’une turpitude imposée par les mœurs à un homme
qui aurait eu le goût d’amours moins productives ; les Banti d’aujourd’hui avouent
volontiers de telles combinaisons et les duchesses, qui en seraient froissées, n’en
seraient pas surprises. C’est que M. Barrès, qui avait des raisons d’estimer hautement son
moi et de le juger intachable, n’a pu transmettre ces raisons
essentielles à la foule de ses imitateurs. Le danger des opinions extrêmes c’est que
sorties du cerveau qui les engendra, comme d’une fleur où elles étaient gracieuses, elles
s’en vont, germes insensés, se décomposer dans les terrains les plus revêches à produire
de la grâce et des fleurs. Ce danger n’a pas arrêté M. Barrès ; il n’eût jamais écrit le
Disciple, même s’il y avait songé ; car il sait que la responsabilité
n’est qu’un mot quand il s’agit de l’idée et que le verbe, qui est un commandement, ne
peut commander aux volontés que dans le sens de leur nature et selon l’élasticité de leurs
gestes.
Une telle apologie, si elle n’était très courte, seulement indiquée, aurait quelque chose
de désobligeant : on ne défend pas les droits de l’intelligence, puisqu’ils sont absolus.
Il reste que M. Barrès, quelle que soit sa fortune future, a eu des idées originales et
qu’il les a dites en beau langage ; c’est tout ce que l’on peut exiger, pour le mettre au
premier rang, d’un écrivain qui s’est offert aux discussions des hommes : le reste,
l’homme seul peut l’exiger de lui-même.
D’une précocité intellectuelle comparable, pour la date, à celle de Maurice Barrès, homme
des lentes avenues, ou à celle de Charles Morice, homme des méandres et des labyrinthes,
M. Mauclair est l’homme des déductions et des prolongements. Tempérament fin et à longues
fibres souple à la façon des ployantes cimes des pins, il s’incline sous les vents du
large et accepte leur direction avec une fière simplicité. Selon une autre image, on le
verrait, berger des idées, surveiller la croissance et la toison des brebis, les mener
paître aux pâturages gras, les rassembler par des cris vers la douce étable ; il les
aime ; c’est sa vocation.
On l’a représenté tel qu’un disciple de M. Barrès ; il le fut aussi de M. Mallarmé, de
M. Maeterlinck, de plusieurs modes d’art, de plusieurs philosophies, de toutes les
manières nouvelles de vivre et de penser. Nul plus que lui n’a passionnément cherché la
fleur qui ne se cueille pas, celle qu’on regarde, celle dont on emporte pour toujours le
parfum dans les yeux : s’il chante le rêve ou s’il conseille l’énergie, c’est que, au
cours de sa promenade fiévreuse, il a rencontré les iris bleus de l’étang vert ou deux
taureaux aux cornes entrelacées. Tout entier à sa dernière rencontre, c’est sur elle qu’il
reporte toutes ses dilections anciennes, au risque de dérouter ceux qui sans avoir oublié
celle de la veille, écoutent la confidence de l’heure présente. En cela un peu féminin, il
se donne sincèrement à des passions successives dont le sourire lui dérobe le reste du
monde et il se couche aux pieds de l’idole qu’il renversera demain.
Je crois bien que cette variété de gestes dans une même attitude est caractéristique de
tous ceux qui ont le bonheur d’être inquiets, c’est-à-dire d’avoir des sens tellement
délicats que le moindre bruit les émeut, ou la moindre odeur, ou la moindre lueur. La
certitude a sa beauté ; l’inquiétude n’est pas laide. Elle est le signe d’une intelligence
particulière, celle de l’abeille quêteuse, en opposition à celle de l’abeille maçonne.
M. Mauclair est supérieurement intelligent. Il n’y a pas d’idées qu’il ne puisse
comprendre et s’assimiler aussitôt ; il les revêt immédiatement avec une élégance
suprême ; elles semblent toutes mesurées à sa taille : il y a là un sortilège singulier ;
on dirait qu’il possède, comme la marraine de Cendrillon, le don de transformer les choses
en objets immédiatement utilisables ; il a touché à tout et tiré parti de tout ce qu’il a
touché.
Son intelligence est pure ; cela veut dire qu’elle n’est pas sensualiste et que la
définition de Locke ne lui est pas applicable. Loin que les idées lui entrent uniquement
par les sens, il semble au contraire que les sens n’aient qu’un rôle mineur dans leur
élaboration. Il les reçoit à l’état de boutures plus souvent qu’à l’état de graines : mais
comme le terreau est excellent, elles reprennent, elles verdoient, elles fructifient. Il
fait en ses mois d’août d’abondantes cueillaisons.
Je suppose que, moins influencé par la vie que par la pensée, il réfléchit plus
volontiers sur une phrase que sur un fait, sur un aphorisme que sur une sensation. Il aime
les syntaxes affirmatives ; les complexités lui plaisent non pour en débrouiller
l’écheveau, mais pour en certifier l’essence. Les choses disent des paroles
contradictoires ; il n’en retient qu’une et il la ; il est simplificateur, parce
que les modes de son intelligence sont successifs. Cela lui permet de tenter des analyses
dont le titre seul est un prodige, et d’écrire, par exemple, une « Psychologie du
Mystère » très raisonnable, puisque tout y est ramené à l’unité du moi. Le besoin de
comprendre explique de tels jeux, mais résoudre une question n’est pas la même chose que
de traiter une question. Quant M. Maeterlinck a écrit sur la « Parole intérieure », il n’a
fait qu’enrichir de quelques étoiles la nuit profonde où se meuvent nos âmes ; quand
M. Mauclair a écrit sur le « Mystère », il a détruit par son affirmation le mystère
lui-même. On voit la différence des deux esprits : l’un médite et l’autre conclut ;
M. Maeterlinck creuse davantage le mot illisible, M. Mauclair le comble. Lequel de ces
travaux nous sera-t-il le plus profitable ? L’un ou l’autre, selon que nous aurons besoin
de boire, ou selon que nous serons désaltérés.
Il faut beaucoup de subtilité et de magnifiques ressources logiques pour vaincre
l’entêtement des mots, pour les agenouiller dans une posture humble, quand ils sont
orgueilleux, gracieuse, quand ils sont laids. D’une telle lutte M. Mauclair sort toujours
vainqueur, et on le vit forcer le symbolisme à ne plus être qu’un système d’allusions, un
pont de lianes jeté au-dessus de rien pour relier l’abstrait au concret. Ce pont de
lianes, c’est une des méthodes préférées de M. Mauclair dans sa dialectique ; il cherche
toujours et réussit toujours à relier ensemble un mot connu et une signification
inusitée ; mais le pont ne chevauche pas le néant ; il passe hardi et svelte au-dessus du
fleuve des idées qui bouillonnent au fond du précipice. Penché sur le parapet, M. Mauclair
regarde et songe.
Il songe que de la luxure qui est un péché, parce qu’elle est une diminution, on peut
faire une vertu, peut-être une religion (ce qui serait moins neuf), ou, selon une courbure
un peu forte des significations, un art : « Elle est l’ancienne joie de l’humanité et elle
participe de l’art et de notre désir de ce qui est caché. » Ici, la jonction a lieu entre
deux idées, l’idée de jouissance physique, presque impersonnelle à force d’être animale,
d’être la nécessité qui recrée incessamment les races, et l’idée de jouissance
intellectuelle, si noble qu’elle constitue à elle seule comme le signe d’une caste.
M. Mauclair réussit parfaitement à réunir, pour le temps que durent ses pages d’écriture,
ces deux antinomies, la femme debout dans ses voiles à la proue d’un vaisseau et la femme
couchée nue dans une alcôve ; son analyse, qui procède par juxtaposition de termes,
trouble les logiques coutumières ; on éprouve la fugitive sensation de coucher avec les
madones de Raphaël ou avec les nymphes de Jean Goujon : sensation rare, mais peu désirable
et peut-être glaciale. La dialectique du rêveur a joué victorieusement, quoique sans
résultat définitif, sur ce que le mot luxure comporte de petites idées adventices toutes
prêtes, semble-t-il, à s’emmêler aux cheveux de l’Antiope, mais le luxurieux, qui regarde
froidement cette nudité peinte, n’est pas sûr « que la sensualité ait été mêlée à
l’esthétique depuis les origines ». Les hommes, ceux du commun, ont-ils vraiment tort de
se révolter contre la confusion des mots et de ne pas vouloir comprendre que « la luxure
est si princièrement riche en songes qu’elle atteint à la pureté » ? Ils ont tort, mais
seulement quand c’est M. Mauclair qui parle, car il faut se laisser convaincre par
l’éloquence.
Quel charme en ses phrases et que ses périodes sont belles ! Si pour thème d’un discours
il prend ce mot de M. André Gide : « J’appelle symbole tout ce qui paraît », nous sommes surpris, mais non déconcertés, car nous savons que de cette
formule obscure M. Mauclair va tirer une suite de formules dont l’élégance, fatalement,
clarifiera, jusqu’au blanc éclatant, la pensée douteuse qu’il a choisie pour ses
expériences. Il faut que cela devienne lumineux ; il faut que nous soyons éblouis à fermer
les paupières. La formule de M. Gide, qui n’est pas claire, n’est même pas expressive, en
soi ; résumé d’une manière de sentir toute personnelle, il semble que sa vérité soit,
réduite à un mot, incommunicable à tout autre esprit. Elle est banale au degré où la
vérité est banale ; riche des significations que son auteur seul peut lui donner ; pauvre,
s’il la délaisse. Il paraîtrait donc que, simple manière de dire, elle fût
particulièrement impropre à supporter un logique et surtout un
précis. C’est un Sunt cogitationes rerum, qui tire toute sa valeur de la
valeur même de l’intelligence qui le proféra.
Or, et voici où l’éloquence triomphe magnifiquement, M. Mauclair s’empare de cette
formule sèche et rude, l’enveloppe dans les somptueux plis de son style opulent ; il
drape, il ajuste, il ordonne, il dispose ; les longues étoffes deviennent tunique, robe et
manteau ; le mannequin s’anime ; en vérité il sourit et on croit qu’il respire ; la
créature est complète : on la voit, on l’admire, on l’aime. D’une phrase sombre toute une
théorie du symbole vient de naître, qui s’épanouit dans sa richesse verbale. Peut-être
qu’ensuite nous reviendrons à la phrase sombre précisément parce qu’elle est sombre, mais
nous aurons joui, merveilleux intermède, de toutes les douceurs de la lumière.
M. Mauclair fait parfaitement comprendre la justesse de cette vieille métaphore, « la
magie du style ». Son style est magique non par l’éclat des couleurs, ou par l’éclat des
sonorités, mais pour la beauté de sa couleur unique et la pureté de son timbre. Il
ressemblerait à ces rivières qui coulent avec une fluidité riche sur un fond de sable doré
mêlé de cailloux dont la résistance se résout en une musique lente, profonde et continue.
Si cela ne devait être totalement incompréhensible, je dirais que je perçois dans ce bruit
des harmoniques métaphysiques, et, à la surface, la perpétuelle lueur des idées que
charrie la rivière.
Quelle qu’en soit la cause, il y a un grand charme dans tous les écrits de M. Mauclair,
qui sont déjà très variés et prouvent une fécondité exceptionnelle. Tout jeune encore,
plus jeune même qu’on ne le supposerait raisonnablement, il se veut, non le mentor, sans
doute, mais le frère aîné et le conseiller indulgent de la Jeunesse ; cette charge lui
convient, mais il l’exercera mieux quand son intelligence, moins avide de toutes les
idées, de toutes les fleurs, se tiendra plus volontiers dans la forteresse de la ruche.
Mais n’est-il pas surprenant qu’il parle avec maîtrise, à l’âge où d’autres savent à peine
écouter, et qu’on ne l’ait jamais connu écolier, et que son premier livre,
Eleusis, soit aussi substantiel que l’Orient vierge, qui
paraissait naguère ? Le secret de ce prestige et de cette autorité, je le trouve peut-être
dans cet aveu : « Je me préoccupe de me donner tout entier à toute minute de ma vie… », et
dans cet autre : « … en m’offrant aux variations sensitives de la minute qui va
venir… »
Hier encore prêtre de l’église catholique, apostolique et romaine, M. Charbonnel est un
esprit libre, si la liberté est autre chose que la négation pure et simple, si elle est le
choix que l’on fait volontairement parmi l’abondance des vérités intellectuelles, morales
et religieuses, qui nous sont offertes depuis les siècles. Qu’on lui accorde un impératif
catégorique, la révélation intérieure, il n’en demande pas davantage : ayant sauvé ce
thème de son apostolat, il concède à tout ce qui n’est pas essentiel une belle force
symbolique, une indiscutable valeur de figuration. C’est donc un esprit religieux,
puisqu’il soulève le manteau des apparences pour contempler respectueusement la nudité
divine, et un esprit mystique, puisqu’il délaisse l’appareil des mages populaires pour
n’admettre que les rapports directs entre l’âme et l’infini.
La plupart des hommes sont si mal fixés sur ce que les anciens grammairiens appelaient la
propriété des termes que certains seront surpris de voir opposer deux mots que leur
ignorance a l’habitude confondre. M. Charbonnel les a délimités lui-même en plusieurs
passages de son essai sur les Mystiques d’aujourd’hui. Il a constaté que ce
n’est plus que par exception que le mysticisme est réellement religieux, quoiqu’il adopte,
presque toujours, des allures religieuses. La religion, c’est de croire en Dieu, en
acceptant toutes les conséquences d’une croyance précise ; le mysticisme, c’est de croire
à l’échelle de Jacob. Où mène-t-elle nécessairement ? Nulle part, qu’en haut. Où
mena-t-elle Plotin, où mena-t-elle Spinoza ? En joignant les deux termes on arrive à un
troisième état d’esprit où les deux tendances se confondent, où l’échelle de Jacob, montée
du cœur où elle s’appuie, ne s’arrête en son ascension qu’en ce point de l’infini où
commence la certitude. Il y a un mysticisme divin ; il y a un mysticisme sans Dieu et,
entre ces deux extrêmes, plusieurs nuances où les intelligences jouent à sauter de branche
en branche, comme les oiseaux d’une forêt.
Le mysticisme qui chanta récemment dans la littérature et dans l’art était le concert de
tous ces oiseaux. M. Charbonnel s’en est fait le critique exact et ironique, et il a très
bien senti courir et murmurer sous la mélancolie dominante, un peu affligée, un second air
plus vif qui disait les joies de l’idéalisme, de la liberté retrouvée, de l’idée
reconquise. Il ne lui a pas échappé que le mysticisme moderne se sert de la religion, mais
ne la sert pas ; que la théologie n’a plus de servantes, qu’elle balaie elle-même ses
sanctuaires, et que, sans le vouloir expressément mais par son attitude, elle en défend
l’entrée à tout ce qui est intelligence, originalité, poésie, art, libération. Les
écrivains naturellement portés vers le catholicisme ont dû s’éloigner presque tous : leur
mysticisme, s’il boit encore aux sources pures de Denys et de Hugues, a renoncé à
s’abreuver au lac devenu le marécage de toutes les bêtes amphibies. Où est le temps où
Gerbert était élu pape parce qu’il était le plus grand génie de l’Europe ?
Mais non seulement le mysticisme, la religion elle-même, nous est-il affirmé, s’est
séparée de l’Eglise. L’homme le plus hautement religieux de notre temps, Tolstoï, est
hérétique à toutes les confessions. M. Charbonnel a expliqué cela, en analysant une
doctrine à laquelle il reconnaît « la grandeur et aussi le caractère absolu de
l’héroïsme ». Il a bien fallu admettre, puisque Tolstoï est chrétien, qu’il y a un
christianisme essentiel hostile à la religion, de même que la religion lui est hostile ;
et il a bien fallu mesurer les deux tendances et chercher laquelle se rapproche le plus
des origines évangéliques. Beaucoup d’esprits se sont inquiétés d’un tel problème et il
s’est trouvé à la fois parmi les catholiques et parmi les protestants des hommes prêts à
provoquer non une réforme des dogmes, mais une réforme dans la manière d’interpréter les
dogmes. M. Sabatier créa le nouveau symbolisme religieux dont la science de M. l’abbé
Duchesne avait posé les premiers principes.
C’est là le point de contact entre les deux mysticismes, entre la religion et la
littérature : tout se rejoint parfaitement dans l’idéalisme, qui aura vaincu le jour où il
aura pleinement résorbé la morale. Elle est encore libre. M. Charbonnel veut la sauver.
Evangélique ou naturelle, il lui offre l’abri de la conscience ; il la veut intérieure et
non extérieure à l’homme. Ensuite pour protéger sous un même toit les deux sœurs, il
édifiera un temple vaste, religieux et solennel. On en trouvera les premières pierres dans
l’ouvrage qu’il vient d’achever, la Volonté de vivre.
« Notre vie n’est rien, si elle n’est pas vraiment notre vie. » L’originalité de la vie
est aussi nécessaire et plus belle encore que toutes les autres originalités. Il faut être
différent des autres êtres ; par l’âme, comme on est différent par les apparences
corporelles, « craindre que l’habitude, la routine, ne dominent notre conduite,
prolongeant en nous l’envahissement d’une vitalité étrangère ». Les grands tyrans à
craindre, ce sont les mots ; il y a là une page remarquable :
« Qui dira jamais le pouvoir des mots sur la vie ? Ils mènent l’humanité et parfois les
plus libres consciences. Les mots de devoir, de vertu, d’honneur, de dignité, de liberté,
de dévouement, exaltant la volonté jusqu’aux résolutions aveugles et jusqu’à l’héroïsme.
Nous vivons de mots, je crois. Or, la force qu’ils semblent avoir, d’où leur vient-elle,
sinon du conventionnel prestige que les hommes leur ont constitué ? Chacun de nous ne les
entend guère qu’avec la signification que tous leur ont donnée et qui fait leur efficacité
morale. Obéir à des mots, c’est en somme obéir au vouloir confus et obscur que l’opinion
humaine profère et impose à la manière des antiques oracles. Inconsciemment soumis à
l’habitude et au pouvoir des mots, nous ne sommes point hors de servitude. »
Nous devrons nous défier encore de nos instincts, même s’ils nous « poussent vaguement à
faire œuvre de bien, de bonté et de justice » ; l’instinct n’est pas la conscience ; c’est
à la conscience et non à l’instinct que nous devons obéir. Arrivés à ce degré, capables
« de puiser à la seule source pure de notre âme le jaillissement des eaux fécondes qui
feront fleurir la vie dans nos mains », il ne faudra pas nous reposer même un instant, car
« la chair ressaisit toujours ce que l’esprit a créé ».
Là, il y a la page des dentellières, qui est un des plus beaux poèmes des récentes
littératures, du style le plus pur, du symbolisme le plus élégant ; elle signifie que, de
même que les dentellières « font œuvre d’artistes suprêmes et n’en ont pas le sentiment »,
si, en faisant œuvre de vie, nous faisons œuvre de beauté, « cette beauté, ce n’est pas
nous qui l’avons conçue ».
« Or, et le thème reprend, notre vie n’est rien si elle n’est pas vraiment notre vie.
»
C’est en nous-mêmes que nous en devons chercher le principe. De l’extérieur il ne peut
guère nous venir que la science, mais « c’est un peu le mal du temps d’avoir compté sur
l’action du savoir plus que sur l’énergie spontanée ». Ibsen, sur ce point, s’accorde avec
l’auteur de l’Imitation, qui rejette les versets des prophètes et ne veut
ouvrir l’oreille qu’au verbe suprême. Ce verbe, il suffit peut-être de se taire et on
l’entend. Pour converser avec l’infini, il ne faut que de la bonne volonté, du silence et
une âme. L’âme est le seul principe d’égalité entre les hommes ; c’est ce bien commun à
tous, mystérieux et sûr, qui est la grande richesse, le grand jardin dont la culture est,
pour tous, rémunératrice et significative.
Cependant, l’énergie acquise, il faut sortir du jardin pour exercer son énergie. Selon
quel principe ? Le principe du devoir, mais entendu comme Emerson : « Ce que je dois
faire, c’est ce qui concerne ma personnalité et non ce que les gens pensent que je dois
faire. » Quel que soit le conseiller, son autorité et son caractère, nous ne lui obéirons
pas ; nous écouterons sa parole avec bienveillance, en nous souvenant que nous sommes les
souverains juges de nous-mêmes.
Nous voici à la liberté de la conscience, à la morale personnelle ; il s’agit de
rattacher ces principes au sentiment religieux, qui est le « sentiment d’une dépendance
absolue ». C’est facile. La révélation intérieure dénoue le drame et, finalement, l’homme
est libre en Dieu.
M. Charbonnel est donc un spiritualiste mystique ; il n’expose pas une doctrine, mais une
méthode, en même temps qu’il introduit la littérature dans une région qu’elle ne fréquente
guère. Emerson, lu trop souvent à travers M. Maeterlinck, semble l’avoir guidé pendant ce
voyage spirituel qui s’apothéose par une belle prière au Dieu inconnu, cantique d’amour
divin, d’une pureté toute métaphysique. Ainsi, il élève à côté de l’église des dogmes une
chapelle sans dôme, d’où on voit le ciel sans regarder à travers des nuages d’encens. Il
agrandit un horizon que le clergé d’aujourd’hui a réduit aux dimensions d’un panorama, et,
comme les mystiques catholiques de race grecque, il fait entrer dans sa religion la
philosophie de son temps.
On dirait qu’il a particulièrement souffert de la grossièreté et du matérialisme
ecclésiastiques, du contact de tant de superstitions pieuses et lucratives. Il s’en est
écarté et il est entré en lui-même, seule demeure digne d’une âme délicate. Mais incapable
d’égoïsme même intellectuel, dès qu’il a été assuré d’avoir récolté de bonnes graines, il
est sorti pour les semer au hasard du geste. Il accomplit, selon la vérité morale,
l’apostolat qu’il n’a pu se résoudre à entreprendre selon la vérité religieuse. Il n’est
pas un négateur, mais il est loyal ; s’il tait ce qu’il ne doit pas nier, il n’affirme que
ce qu’il peut croire.
Son attitude, très indépendante, ne fut jamais conciliatrice. Il n’ignora ni la
profondeur des fossés ni la fragilité des ponts que l’on peut jeter, phrases, d’une rive à
une autre rive. Il n’y a pas, en ses écrits, de traces de ces illusions malheureuses qui
ont incliné des hommes, d’ailleurs sages, à réconcilier des contraires, à nouer la tête et
la queue du serpent. Aussi quand il se crut mis en demeure de choisir entre ses idées et
son état, il choisit de garder ses idées, sans se demander si l’abandon de son état
n’allait pas diminuer l’intérêt même de ses idées. Le prêtre hardi deviendra-t-il un
philosophe modéré, ou bien de nouvelles hardiesses seront-elles le fruit de sa
libération ? On verra bien. Je disais de lui, avant cette aventure :
« Je veux juger de la forme et non de la qualité de son influence. Je ne sais si nous
avons besoin d’un surcroît d’idées morales, mais je sais que M. Charbonnel parle à
beaucoup d’âmes et qu’il fut salutaire à beaucoup d’inquiétudes. Sa face qui semble rude
est pleine de tendresse pour ceux que la vie a déconcertés, pour les barques dont les
voiles folles battent le long des mâts : il redresse les vergues, il oriente de nouveau la
voilure, il donne le coup de barre qui décide le voyage ; il est le bon pilote qui connaît
la carte des écueils et la rose des vents. »
Je disais encore, et si ce n’était pas une prophétie, maintenant c’est un espoir :
« Qu’importe où va la barque, pourvu qu’elle ne fasse pas naufrage en route ? »
On a beaucoup célébré les mérites des fondateurs d’ordres religieux ; on a dit leur foi
en l’idéal, l’enthousiasme de leurs rêves, la persévérance de leurs gestes d’espoir vers
la gloire d’avoir vécu généreusement, leur prosternement devant l’infini, leur culte de
cet art suprême, la charité, leur amour des formes nouvelles de l’activité sociale, leur
génie à plier à leurs désirs la paresse humaine, la peur humaine, l’avarice humaine.
De ces ordres, les uns se sont éteints, après avoir donné au monde ce qu’ils avaient de
lumière ; les autres ont prolongé dans les siècles l’agonie lente qui étouffé doucement
les institutions en désaccord avec les goûts de l’humanité ; d’autres enfin n’ont vécu
qu’en pliant et en repliant leurs statuts selon les transformations si rapides et si
déconcertantes de l’idéal éternel. Mais quelles qu’aient pu être ces différentes fortunes,
une période est surtout intéressante dans l’histoire des ordres, celle des débuts, celle
de la lutte contre la première hostilité.
Pareillement, on écrirait de curieux chapitres sur les fondateurs de revues littéraires,
et l’on trouverait, sans doute avec étonnement, que Philippe de Néri et tel de nos
contemporains ont des caractères communs, par exemple le goût de l’inconnu et le
désintéressement qui sacrifie à la fortune d’une idée les satisfactions présentes.
Pour qu’une œuvre soit importante, c’est-à-dire inexplicable, inexcusable, admirable dans
le bien, exécrable dans le mal, il faut qu’elle apparaisse désintéressée, que les roues
initiales qui la meuvent soient d’un métal absurde, d’un système incompréhensible, que
tout le mécanisme se déroule selon le mystère de principes tout à fait inabordables au
peuple des fidèles. Quoi de plus stupide, aux yeux d’un socialiste, que le renoncement à
toute joie tangible d’une créature qui se voue au soin de vieillards malades, dans le seul
but de « gagner le ciel » ? Et quoi de plus stupide aux yeux du chroniqueur parisien, que
le renoncement de l’écrivain qui, pouvant gagner de l’argent, voue sa fortune ou sa
jeunesse au seul but de faire du nouveau, d’ouvrir le long de la montagne un sentier de
plus menant vers rien, vers l’art pur, vers une statue toute nue de la Beauté ?
C’est peut-être là qu’il faut placer le fameux sperne te sperni, car il
arrive que les entreprises les plus méprisées deviennent une source de gloire et une
source de bonheur. Il arrive, dans le domaine social, qu’une association fondée par une
servante bretonne soulage à Paris plus de pauvres que l’Assistance publique ; et il
arrive, dans l’ordre littéraire, qu’une revue fondée avec quinze louis a plus d’influence
sur la marche des idées, et par conséquent sur la marche du monde (et peut-être sur la
rotation des planètes), que les orgueilleux recueils de capitaux académiques et de
dissertations commerciales.
Misère et stérilité de l’argent, de l’argent pourtant vénérable et adorable, car il est
le signe de la liberté et l’une des seules chasubles qui donnent aux épaules humaines leur
grâce et leur force ! Heureusement que la foi et la bonne volonté sont ses immédiats
succédanés et qu’il y a des paroles magiques qui valent de l’or. Tout organisme, dès qu’il
est né, tend vers sa réalisation ; les organismes conditionnés par la société ne peuvent
se réaliser que selon le plan social ; alors vivre c’est créer de la richesse ; le mot est
inéluctable. Mis en activité, un million ou une idée ont des aboutissements pareils ;
seulement le million est limité par son chiffre, tandis que l’idée, outre qu’elle est
invulnérable, peut, matériellement, être productive à l’infini.
Ceci n’est pas un jeu d’allusions : j’écris des figures dans l’espace. Cependant, il
s’agit d’un fondateur : ainsi ces pages vont se relier aux suivantes par la seule sonorité
d’un mot.
Identifiées dès la naissance du Mercure de France avec la revue qu’il
avait nettement contribué à faire naître, M. Alfred Vallette en est devenu, par la suite,
le fondateur réel, puisque toutes les pierres au-dessus de la première ont été touchées
par ses seules mains, et puisque seul il y représente, depuis le premier couple marteau,
le principe de continuité, qui est le principe même de la vie. A partir donc du moment où
il assuma cette charge, sa littérature a été tout en actes ; il n’a plus exercé qu’une
imagination pratique, une critique à conséquences immédiates et certaines.
Il n’y eut là aucun phénomène de dédoublement ou de rénovation : une intelligence
naturellement réaliste s’adaptait à des fonctions réalistes, comme d’abord, elle s’était
adaptée, en littérature, à l’analyse logique et minutieuse de la réalité. Ecrire un roman
ou le vivre, il n’y a entre les deux occupations qu’une différence musculaire, tout
extérieure : quel que soit le geste, le travail du cerveau est identique ; l’équivalence
est parfaite entre l’acte et l’idée de l’acte, ce qui rend inutile leur superposition ;
devenu matériellement actif, et avec surabondance, M. Vallette ne pouvait plus écrire ;
s’il abandonnait ses fonctions actuelles, il se remettrait à écrire, immédiatement. C’est
la rivière qui, selon la vanne remontée ou descendue, coule par ici ou par là.
L’intelligence n’est libre que dans les limites des lois dynamiques.
Il faut cependant noter que l’activité extérieure de M. Vallette surpasse ce qu’on lui a
connu d’activité intérieure. Il n’aurait jamais été un écrivain fécond, de ceux qui,
l’œuvre achevée, la jettent sans souci, déjà pleins d’un amour exclusif pour celle qui va
naître. Capable de s’abstraire pendant des années dans une idée et dans une œuvre unique,
il est de ceux qui ont le souci de ne pas achever pour n’avoir pas la peine de
recommencer. Les commencements épouvantent certaines intelligences : mais ce sont
celles-là qui ont le sens de la continuité, ce qui est une grande vertu, c’est-à-dire une
grande force. La patience de Flaubert est presque incompréhensible pour ceux qui vivent
dans un océan d’idées dont les vagues battent ; mais l’agitation de Balzac déconcerte les
esprits méthodiques.
M. Vallette est de l’école de Flaubert.
Observer la vie un peu de loin, sans prendre part au combat des intérêts, comme s’il
s’agissait d’une autre race, c’est la première règle de l’écrivain réaliste ; il ne doit
mettre aucune passion dans ses peintures. Flaubert l’observa fidèlement, car les aveux que
l’on découvre sous ses phrases toujours oratoires sont la trace que l’inconscient laisse
dans une œuvre profondément pensée ; il y a aussi, en l’unique roman de M. Vallette, des
marques personnelles, çà et là, de ces empreintes qui prouvent à Robinson qu’un homme a
passé par là, mais le Vierge n’en est pas moins un des romans les plus
objectifs que l’on puisse citer, un de ceux qui furent écrits avec un sentiment parfait de
l’inutilité définitive de tout. Ce sentiment, qui n’est aucunement négateur d’une activité
sociale, ne s’oppose pas davantage à l’activité purement cérébrale : il permet au
contraire à un esprit de se condenser dans une direction unique, sans regret de tous les
possibles, puisque, en somme, toutes les directions se valent, sentiers tracés vers le
même néant. Alors on se recueille dans une vie très seule et l’on dissèque M. Babylas,
labeur d’autant plus difficile que la psychologie du personnage est plus élémentaire.
Babylas est en effet une figuration de la vie représentée par l’absence même de la vie ;
c’est la créature à laquelle il n’arrive jamais rien que de très ordinaire, qui se meut
dans un milieu on dirait fluide où les chocs sont rares et adoucis, à laquelle rien ne
réussit, mais qui, d’ailleurs, n’entreprend à peu près rien ; souffre-douleur né, mais
souffrant peu comme il s’amuse peu, Babylas est surtout content d’être assis sans rien
faire « dans une pose de petite fille qui s’ennuie à la messe » ; changeant d’âge sans
changer de besoins, il est à peine touché par la puberté, enfin meurt encore jeune, ou
toujours vieux, sans avoir jamais pu, malgré des luttes contre sa couardise maladive, se
renseigner personnellement sur la différence des sexes. Babylas n’est pas le médiocre d’un
milieu humble ; c’est un être nul arrêté dans son développement vers une nullité
équilibrée ; et encore autre chose, car il contient du grotesque : c’est une larve, un
gnome. Il n’a ni cheveux, ni barbe ; dès sa première jeunesse, il doit couvrir d’une
perruque son crâne de poussin duveté à peine ; pourtant, ce n’est ni un idiot ni un noué :
c’est une maquette.
Il est presque prodigieux que l’auteur ait réussi à donner l’existence à un être qui
semble si peu fait pour vivre, à déterminer ses paroles, ses gestes et jusqu’à sa vie
intérieure, à le bien poser d’aplomb dans son ambiance, debout sur ses maigres jambes,
bien logique avec lui-même du dehors au dedans et du dedans au dehors. On est en présence
d’une création baroque, bizarre, falote, mais tout de même d’une création ; tels, un
ivoire de Chine, un bronze du Japon nous donnent, si loin qu’ils soient de nos goûts
secrets, l’impression d’une œuvre d’art.
S’il est réussi, c’est-à-dire si l’impression première qu’il laisse est celle que
l’auteur a voulue, un livre offre par surcroît une impression seconde qui peut varier
selon les lectures ou selon l’heure des lectures ; ainsi, il m’a semblé que la misère dont
souffrait Babylas est la misère de l’isolement par timidité sentimentale : et alors le
grotesque gnome devient un être humain et sa timidité en fait un frère de l’orgueilleux.
Le même mal peut tourmenter l’humble victime qui a peur et le superbe qui dédaigne
d’avouer son désir.
On pouvait, après ce premier livre, attendre une suite d’études dans le même ton de
sincérité et de détachement ; l’ironie sans doute se serait accentuée et, portant sur des
faits plus généraux, aurait donné aux analyses une force plus convaincante. Il n’est rien
de durable sans l’ironie ; tous les romans de jadis qui se lisent encore, le
Satyricon et Don Quichotte, l’Ane d’or et
Pantagruel se sont conservés dans le sel de l’ironie. Ironie ou poésie ;
hors de là, tout est fadeur et platitude. Peut-être ne saurons-nous jamais si M. Vallette
eût manié supérieurement ce don, mais nous savons qu’il le possède : en écrivant de
littérature, il faut regretter que la Vie soit intervenue et, d’un geste un peu satanique,
ait renversé l’encrier sur la page commencée.
Mais il n’y a pas d’activités inférieures en soi, comme il n’y a pas de matière
méprisable, et l’intelligence peut s’exercer aussi bellement à gérer le bien temporel des
écrivains qu’à rédiger des écritures. L’important est que l’intelligence soit : dès
qu’elle est, elle agit ; et partout où elle agit on sent le bienfait de sa présence.
Voici une âme de Flandre et d’en haut. Dans les campagnes nues ou dans les cathédrales
fleuries, qu’il regarde la mélancolie de l’Escaut jaune et gris ou la sérénité des vieux
vitraux couleur de mer, qu’il aime les douces Flamandes aux bras nus ou Marie-aux-cloches,
Marie-aux-îles, Marie des beaux navires, Max Elskamp est le poète de la Flandre heureuse.
Sa Flandre est heureuse, parce qu’il y a une étoile à la pointe de ses mâts et de ses
clochers, comme il y avait une étoile sur la maison de Bethléem. Sa poésie est charmante
et purificatrice.
Je veux dire avec lui d’abord les chansons du Pauvre homme de Flandre. Il y en a six,
seulement six, parce que le dimanche, c’est la chanson des cloches.
Et à mesure que chantait le pauvre homme, le poète a écrit les chansons de la semaine de
Flandre, ensuite a taillé dans le bois des images naïvement nouvelles, ensuite a fait avec
tout cela un petit livre qui semble tombé par la cheminée un jour de Noël, tant il est
miraculeusement doux. J’aime que les poètes aient le goût de la beauté extérieure et
qu’ils vêtent de grâces réelles leurs grâces rêvées : mais que nul ne veuille la pureté
d’art des Six chansons de Pauvre homme ; il ne saurait, ― car la semaine
est finie, et
Les idées se présentent presque toujours à M. Elskamp sous la forme d’images
significatives ; sa poésie est emblématique. Vraiment, et surtout dans son premier
recueil, Dominical, elle a l’air parfois de raconter les emblèmes dont
s’ornaient les singuliers livres où l’on s’édifiait jadis, surtout en pays flamand, le
Miroir de Philagie (Den Spieghel van Philagie) ou cette Contemplation du
Monde (Beschouwing der Wereld) que l’art admirable de Jan Luiken diversifie
à l’infini. L’âme, personnifiée en un jeune homme, une jeune fille, en un enfant, traverse
des paysages, agit sur les éléments, subit la vie, travaille à des métiers, se promène en
barque, pêche, chasse, danse, souffre, cueille des roses ou des chardons ; c’est très
mièvre le plus souvent et diffamé par une naïveté qui a d’elle-même une conscience trop
précise. Pourtant il y a une poésie mystique, en ces estampes et voici comment M. Elskamp
la sent et l’exprime :
Ici, l’intention emblématique est évidente. L’emblème est une figure par laquelle on
matérialise, mais sous leurs noms, les idées, les passions, les vertus des hommes, ainsi
que les abstractions pures, et surtout l’âme qui alors se trouve dédoublée et jouant dans
la vie son rôle d’âme vis-à-vis du corps qui joue son rôle de corps. Cela diffère donc du
symbole, car le symbole monte de la vie à l’abstraction et l’emblème descend de
l’abstraction à la vie…
(En réfléchissant sur cette question, je songe que la littérature de M. Maeterlinck
paraît emblématique, le plus souvent : La Mort de Tintagiles semble une
vraie estampe de Luiken ; pareillement dans l’effroyable, le fiévreux, l’occulte, le génie
de M. Odilon Redon est emblématique.)
… L’emblème pose tout d’abord l’abstraction ; il se sert de paysages, de personnages, de
matérialités, mais vues selon des attitudes volontairement significatives ; tandis que le
symbole présente la nature telle qu’elle est et nous laisse la liberté de
l’interprétation, l’emblème affirme la vérité qu’il exprime ; il l’affirme avant tout et
ne se sert de figurations que comme d’un moyen purement mnémonique.
Tels emblèmes peints comme enluminures dans les missels de M. Max Elskamp sont d’une
obscurité magnifique et qui fait rêver longuement. Je ne crois pas que, depuis la
Nuit obscure de l’âme, la poésie emblématique se puisse vanter de
plusieurs aussi belles images :
les
anges en allés tout un grand jour loin d’Elle
mais les plus petits
anges sont encor très loin
;
et la bien-aimée attend, inquiète, les anges attardés. M. Elskamp est familier avec les
anges ; on dirait qu’il y en a toute une légion répandue autour de son rêve ; il les
interpelle, il leur fait des aveux et des prières ; il les voit, il voit que les oiseaux
leur mangent dans la main : poète, ces oiseaux, ce sont vos vers.
Le second livre des visions de Max Elskamp, en une légende « un peu plus dorée » salue la
Vierge, mais la Vierge de Flandre, et il monte à la tour, à la « tour de sa race », qui
est aussi la tour d’ivoire, si haut qu’il peut monter. De là, d’où les fanaux du fleuve
sont des étoiles pareilles aux étoiles d’en haut, il salue
et c’est avec bien de l’humilité qu’après de si charmantes litanies, il demande
pardon :
La mer, de sa tour, il la salue aussi, la mer et tous ses bateaux.
Le dernier volet du Triptyque à la louange de la vie est un cantique
d’amour et de bonté :
Cette vie nouvelle bourdonne dans le cœur et dans la poésie de Max Elskamp, et dans le
jardin bêché et semé de ses mains, dans le jardin fleuri par son désir. Si l’arrosoir du
jardinier semble avoir été quelquefois rempli à cette rivière de grâce,
Sagesse, c’est que la miraculeuse rivière a débordé de toutes parts et
s’est infiltrée dans toutes les fontaines : le jardin de Max Elskamp est bien la création
d’un jardinier original. Le sentiment religieux est moins large et moins profond dans la
poésie d’Elskamp que dans celle de Verlaine ; mais il est plus intime, plus pur, plus de
sanctuaire, de lampe, de cierges, de cloches ; ce n’est plus l’amour qui pleure d’avoir
mal aimé ; c’est tout au contraire l’amour qui s’exalte dans le sourire et le souvenir
d’une pureté parfaite ; c’est l’amour chaste ; nulle trace d’une sensualité même mystique,
que ceci :
et c’est tout, avec, à l’autre page, une allusion douce et triste à la plus aimée, qui
plonge, ainsi que des fleurs, ses mains aux sources de ses yeux : mais, tentation
charnelle, amour sentimental, également loin dans un paysage de maisons ou d’arbres.
Max Elskamp chante comme chante un enfant ou un oiseau de paradis. Il se veut un enfant ;
il est l’oiseau des légendes qu’un moine écouta pendant plus de cinq cents ans ; et, de
même qu’en la légende, lorsqu’on l’a écoutée et qu’on revient à la vie, il y a du nouveau
dans les gestes des hommes et dans les yeux des femmes ; les choses signifient des pensées
qu’on n’avait plus, et même ce buveur du dimanche,
semble songer à une communion avec les puissances invisibles et belles. Qui sait,
ce qu’il y a au fond des hommes muets et l’obscure chanson chantée en ces âmes qui sont
tout de même des églises ? Cette obscure chanson, M. Elskamp la devine et la transpose,
sous la protection de Saint-Jean-des-Harmonies ; il est tout musique, tout rythme ; on
dirait ses vers presque toujours modelés sur un air ; parfois trop sévèrement, car poésie
et musique c’est très différent, et il en résulte que le poète sacrifie la poésie à la
musique, la langue au rythme, le mot à la mélodie. C’est un défaut assez fréquent dans les
anciennes proses latines où le rythme et la rime riche empiètent sur le sens. Il ne faut
pas chercher la beauté d’un vers en dehors de l’accord des mots et des significations ; le
vers a naturellement une tendance à trahir la pensée : l’obscurité, si elle n’est pas
volontaire, est une défaillance.
Il y a des traces d’obscurité spontanée dans la poésie de Max Elskamp et aussi des traces
de préciosité : l’expression, qui est toujours originale, l’est parfois avec gaucherie.
Dans les pages parfaites, la pureté est délicieuse, nuancée comme un humide ciel flamand,
transparente comme l’air du soir au-dessus des dunes et des canaux ; dans toutes, on a
l’impression d’une constante recherche d’art, d’une passion charmante pour les nouvelles
manières de dire l’éternelle vie.
On peut aller sans peur vers Max Elskamp et accepter la corbeille de fruits qu’il nous
offre dorés « par un printemps très doux », et boire au puits qu’il a creusé et d’où
jaillissent « des eaux heureuses », des eaux fraîches et pleines d’amour. On mangera et on
boira de la grâce et de la tendresse.
Naguère un écrivain feignait de s’étonner que « le Mercure, revue
d’initiés, s’intéressât aux question sociales ». Initiés est bon. L’initié est celui qui
sait tous les secrets d’un métier, d’un art, d’une science ; c’est le contraire de
l’amateur. L’initié, juge de soi-même, l’est aussi de ses compagnons, et ses jugements,
qui n’ont pas à tenir compte de l’opinion publique, ont, par cela même, quelque chance de
durée et une autorité qui, pour n’être pas bruyante, n’en est que plus profonde. Confiant
dans sa propre valeur, l’initié n’est aucunement exclusif ; il s’allie volontiers, initié
d’un art, avec l’initié d’une science, et parfois, à ces fréquentations, il élargit assez
son esprit pour que plusieurs passions intellectuelles s’y développent et parlent. Le
moment de notre histoire littéraire appelé symboliste, et qui est aujourd’hui en pleine
floraison, a sonné le réveil à plusieurs clochers ; comme il réintégrait l’idée dans
l’art, il l’introduisait dans la politique, substituant à une vague conception
oscillatoire, la notion d’un développement indéfini de la liberté individuelle. Il n’est
pas un symboliste qui n’ait, au moins une fois, abandonné la page aux belles métaphores,
pour aller, en quelque journal libertaire, défendre, à côté d’ouvriers surexcités, les
droits, non plus politiques, mais humains (tout simplement), non plus du citoyen, mais de
l’homme. Nous fûmes tous anarchistes, Dieu merci ! et nous le sommes encore assez (je
l’espère) pour respecter en nous-mêmes et en autrui le développement libre de toutes les
tendances intellectuelles.
Il faut donc comprendre tout ce qu’il y a de légitime et de vrai dans la modération de
M. Henri Mazel.
Comme M. Barrès, et bien davantage, car il connaît le passé mieux et plus loin, M. Mazel
est un traditionaliste ; l’un a pris de M. Taine son art de philosopher sur de
faits ; l’autre a trouvé dans le même héritage le goût de comparer aujourd’hui avec hier,
et la force de comprendre que le dernier état social d’un peuple, s’il n’est pas le
meilleur, n’est pas non plus le pire de tous les états possibles. La théorie de la
régression, qui vient d’entrer dans le domaine des discussions ouvertes, est alléguée à
chaque page, au moyen d’un fait, dans l’œuvre historique de Taine et dans l’œuvre
scientifique de Darwin : il serait très possible que M. Mazel voulût un jour ou l’autre la
systématiser, dans l’ordre sociologique, et nous montrer enfin clairement ce que nous
avons gagné et ce que nous avons perdu par les transformations brusques de la fin du
dernier siècle. Taine a cru la Révolution beaucoup plus destructive et beaucoup plus
transformatrice qu’elle ne le fut vraiment. A-t-on observé que tel pays où les idées
révolutionnaires n’ont pas pénétré en est exactement au même point social que nous-mêmes,
et peut-être un peu plus loin dans le sens de la liberté, de la vigueur individuelle, de
l’indépendance des artisans ? Une révolution peut très bien n’être qu’une régression
violente : ce mot n’a rien de magique pour celui qui connaît l’histoire. On nous montrera
peut-être prochainement que trente ans après 1793, l’ancienne France s’était reconstituée
avec la simplicité instinctive d’une fourmilière. Tous les changements sociaux que le
siècle a subis proviennent du machinisme.
Ce sont des questions de ce genre que M. Mazel aime à traiter dans les solides études
qui, paralipomènes de ses fresques dramatiques, requièrent fréquemment ses méditations. Il
les a réunies en un volume austère, la Synergie sociale, austère, mais non
pas rébarbatif, car son esprit est clair, logique, simplificateur.
Le simplificateur veut comprendre. Parmi la quantité des faits, il choisit ceux qui
semblent d’abord contenir en eux-mêmes leur signification ; ainsi, en écartant toutes les
figures obscures, mal peintes, il se constitue un jeu de cartes logiques avec lequel il
gagne facilement la partie contre le mystère des choses. M. Mazel ne commence la bataille
que muni d’armes irréfutables ; il définit ses mots ; c’est faire preuve d’une grande
franchise et c’est, en même temps, affirmer que non seulement on veut comprendre soi-même
mais qu’aussi on désire offrir à autrui, loyalement, tous les moyens de se défendre contre
une conviction trop rapide.
Ainsi, dans un article récent où il a voulu se faire un peu théologien, M. Mazel
entreprend de démontrer que « le libre examen est à la base du catholicisme comme du
protestantisme ». Pour cela, rejetant toutes les idées secondes, il pose cette seule
affirmation : l’adhésion à une croyance est un acte de liberté. Sans doute, mais la vérité
trop franchement dite prend un ton de paradoxe ; une simplification si extrême me fait
peur et je préfère me promener dans la forêt des opinions, contradictoires.
Cette méthode un peu tranchante sera utile à M. Mazel quand l’autorité de son opinion
sera plus forte ; déjà, si elle conseille à quelques douteurs une certaine défiance, elle
doit influer heureusement sur les esprits qui aiment les logiques toutes broyées, toutes
prêtes à s’étendre en belles couleurs sur la toile qui attend. Il faut bien aussi admettre
la nécessité d’esprits affirmateurs ; si l’ensemble des idées flottait en un perpétuel
suspens, nous serions plus troublés que nous ne pourrions le supporter ; des notions
précises, fermes, sont indispensables, ainsi que des rames à un canot : le bois dont
seront faites les rames importe moins ; le hêtre est bien, le frêne aussi. Une notion
fausse est souvent d’aussi bon usage qu’une notion vraie : il sera sans doute utile à
certains de croire que le libre examen est le fondement du catholicisme ; ceux qui
choisiront la thèse contraire n’auront pas un point d’appui moins sérieux ; enfin, ceux
qui refuseront d’admettre la parenté de l’acte de foi et de l’acte de liberté et qui, au
contraire, opposeront l’une à l’autre ces deux idées, auront acquis pareillement une base
excellente pour l’évolution future de leurs déductions.
On dit que la sociologie est une science et que l’histoire est un vaste cours de
logique ; je crois plutôt que la logique est une des catégories de notre esprit et que
nous ne pouvons concevoir que logiquement un enchevêtrement de faits : c’est pourquoi
l’histoire se plie si volontiers à monter sur le théâtre qui est le paradis de la logique.
Le goût de M. Mazel pour la simplification explique aussi son goût pour le théâtre, conçu
tel qu’une refonte des grands événements ou des grandes périodes historiques. Le
Nazaréen, le Khalife de Carthage sont de larges tableaux
d’une civilisation ; l’action humaine en des décors fictifs prend quelquefois un air plus
humain que dans le cadre de la réalité ; il y a des époques du monde qu’un dialogue entre
des personnages imaginaires, mais logiques, simples, tout émus par l’unique idée qui est
leur vie, nous rend mieux que des chroniques ou des annales. Que savons-nous de la
conquête de l’Egypte par les Romains qui soit plus vrai qu’Antoine et
Cléopâtre? Le drame historique ne doit pas être dédaigné : il est seulement
fâcheux que notre goût absurde d’une mise en scène réaliste le réduise de plus en plus aux
trahisons de la lecture. Je crois d’ailleurs que M. Mazel considère ses premiers drames
comme des études plutôt que comme des pièces de théâtre ; il ne les avait que peu destinés
au plaisir des foules ; il les composa en manière d’exercices pour coordonner les divers
éléments d’un talent scénique. Au théâtre, on s’adresse à la fois à un seul et à tous, à
un homme et à une foule ; il faut être poète et tribun, artiste et logicien ; mettre en
action une idée, mais que l’action se puisse comprendre au vu de son mouvement propre. Un
art si complexe demande un apprentissage et veut aussi la plus longue patience. M. Henri
Mazel est arrivé à l’heure où l’effort se réalise, et si, en des drames donnés comme des
essais, il a pu émouvoir le lecteur du coin du feu, c’est sans doute que le théâtre est
son destin.
Il n’a point réussi moins bien, dans un ordre d’activité tout différent, lorsqu’il
organisa une revue, non la plus sérieuse, mais la plus grave de celles qui naquirent vers
1890, l’Ermitage. De cet ermitage qui ressembla parfois à un monastère, et
qui est devenu un petit chalet suisse, M. Mazel fut longtemps le discret prieur : c’est là
qu’il se fit connaître par des « affirmations » où déjà se dévoilaient ses tendances
simplificatrices et son goût de la critique sociale.
Il y a donc une remarquable unité dans l’œuvre de Henri Mazel ; et ses poèmes, d’une
prose ample et attristée, ne contredisent pas cette impression, c’est un écrivain qui aime
les idées et qui s’exprime avec une sincérité spontanée, mais prudente et judicieuse.
Entre les différents écrits de M. Schwob, conte, histoire, analyse psychologique, je ne
fais d’abord aucune distinction, afin de me conformer à sa méthode, à laquelle je crois.
Du réel au possible, il y a la distance d’un nom ; le possible, qui n’a pas de nom,
pourrait en avoir un et le réel souvent s’est aboli sous l’anonyme. Parmi les bustes
d’inconnus qui sont au Louvre (et partout) taillés en marbre, il y a peut-être celui qui
nous manque, de Lucrèce ou de Clodia, et, parce qu’il est innommé nous ne sentons, en le
regardant, aucun de ces frissons qui nous troublent devant les figures qui ont vécu.
Révérencieux par l’héritage d’un enseignement héroïque, nous voulons que les masques un
instant posés sur nos yeux aient abrité, ruches privilégiées, un grand mouvement de
pensées, une noble rumeur d’abeilles ; mais nous oublions que ni les idées des hommes, ni
leurs actes ne sont écrits dans leur apparence charnelle, et que d’ailleurs, vue et
reproduite par un artiste, cette apparence contient désormais le génie de l’artiste et non
le génie du personnage. Devant celui qui est né pour interpréter des figures, la face d’un
tisserand et la face de Gœthe, l’arbre obscur du bois inconnu et le figuier de saint
Vincent de Paul ont absolument la même valeur : celle d’une différence.
Le monde est une forêt de différences ; connaître le monde, c’est savoir qu’il n’y a pas
d’identités formelles, principe évident et qui se réalise parfaitement dans l’homme
puisque la conscience d’être n’est que la conscience d’être différent. Il n’y a donc pas
de science de l’homme ; mais il y a un art de l’homme. M. Schwob a dit là-dessus des
choses que je veux déclarer définitives, ceci par exemple : « L’art est à l’opposé des
idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas ; il
déclasse. » Paroles singulièrement lumineuses et qui ont encore un autre mérite : celui de
fixer nettement par quelques syllabes la tendance actuelle des meilleurs esprits. Que
j’aurais voulu, lors de la guerre en Grèce, qu’un voyageur m’eût parlé de la marchande
d’herbes qui promène sa corbeille le long de la rue d’Eole, le matin ! Que pensait-elle ?
Comment sa vie se mouvait, particulière, « unique », au milieu des rumeurs, voilà ce que
j’aurais voulu savoir. Elle, ou un cordonnier, ou un colonel, ou un portefaix. J’attends
cela aussi des explorateurs, mais aucun ne semble avoir jamais compris l’intérêt des vies,
individuelles coudoyées le long des fleuves : l’homme vit au milieu de décors qu’il n’a
même pas la curiosité de frapper du doigt pour les savoir en bois, en toile ou en
papier.
Cet art inconnu de différencier les existences, est pratiqué par M. Schwob avec une
sagacité vraiment aiguë. Sans user jamais du procédé (légitime aussi) de la déformation,
il particularise très facilement un personnage d’allures même illusoires ; pour cela il
lui suffit de choisir dans une série de faits illogiques ceux dont le groupement peut
déterminer un caractère extérieur qui se superpose, sans le cacher, au caractère intérieur
d’un homme. C’est la vie individuelle créée ou recréée par l’anecdote. Ainsi, que Lalande
mangeât des araignées, ou qu’Aristote collectionnât toutes sortes de vases de terre, cela
ne caractérise ni un grand astronome ni un grand philosophe, mais il faut compter ces
traits parmi ceux qui serviront à différencier Lalande de lui-même et Aristote de
lui-même. Faute de connaître de tels détails, le vulgaire s’imagine les hommes célèbres en
la perpétuelle attitude d’une figure de cire ; et si on les lui révèle, il s’indigne,
faute de les comprendre, contre ce qui est un des signes les plus clairs d’une vie
individuelle. Les hommes veulent que les hommes qu’on leur raconte soient logiques, sans
s’apercevoir que la logique est la négation même d’une existence particulière.
Je tente d’expliquer une méthode ; c’est plus difficile que de dire son impression sur le
résultat obtenu. Le résultat, en plusieurs volumes de contes et particulièrement dans les
Vies Imaginaires, est qu’une centaine d’êtres sont nés, remuent, parlent,
suivent les routes de terre ou de mer avec une merveilleuse certitude vitale. Si l’ironie
de M. Schwob s’était un peu inclinée vers le genre de mystification (où excella Edgar Poe)
que les Américains appellent boaxe, que de lecteurs même savants il
aurait pu duper avec cette vie de Cratès cynique, où pas un mot ne détruit
la sérénité d’une biographie authentique ! Pour arriver à donner une telle impression, il
faut une grande sûreté d’érudition, une pénétrante imagination visuelle, un style pur et
flexible, un tact fin, une légèreté de main et une délicatesse extrêmes, enfin le don de
l’ironie : avec toutes les vertus bien à leur aise dans un génie particulier, il était
très facile d’écrire les Vies Imaginaires.
Le génie particulier de M. Schwob est une sorte de simplicité effroyablement complexe ;
c’est-à-dire, que par l’arrangement et l’harmonie d’une infinité de détails justes et
précis, ses contes offrent la sensation d’un détail unique ; il y a dans la corbeille de
fleurs une pivoine que seule on voit parmi les autres abolies, mais si les autres fleurs
n’étaient pas groupées autour d’elle, on ne verrait pas la pivoine. Comme Paolo Uccello
dont il a analysé le génie géométrique, il envoie ses lignes vers la périphérie puis les
ramène au centre ; la figure de Frate Dolcino, hérétique, semble dessinée d’une seule
spirale comme le Christ de Claude Mellan, mais le bout du trait est enfin relié à son
point de départ par une courbe brusque.
L’ironie de ces contes ou de ces vies n’est que rarement accentuée comme au début de
MM. Burke et Hare assassins : « M. William Burke s’éleva de la condition
la plus basse à une renommée éternelle » ; elle est plutôt latente, répandue sur toutes
les pages comme un ton discret et d’abord invisible. M. Schwob, au cours d’un récit, ne
sent jamais le besoin de faire comprendre ses inventions ; il n’est aucunement
explicatif : cela encore donne une impression d’ironie par le contraste naturel que nous
découvrons entre un fait qui nous semble merveilleux ou abominable et la brièveté
dédaigneuse d’un conte. Mais, à un très haut degré, devenue tout à fait supérieure et
désintéressée, l’ironie confine à la pitié ; enfin, il se fait une métamorphose et nous ne
voyons plus les lumières de la vie que comme « des petites lampes qui éclairent à peine la
pluie obscure ». L’ironie a dévoré sa cause, nous ne savons plus nous distinguer d’avec
les misères qui nous faisaient sourire et nous aimons l’erreur humaine dont nous faisons
partie : diminuée de l’intérêt que nous donnions à notre supériorité, la vie ne nous
apparaît plus que comme une petite chambre d’hospice où des poupées mangent des grains de
mil dans des sous d’étain : c’est le douloureux et pourtant cordial Livre de
Monelle, chef-d’œuvre de tristesse et d’amour.
Il n’y a qu’un défaut dans Monelle, c’est que le premier chapitre est une
préface et que les paroles de Monelle, obscures et fermes, n’ont point d’application
inévitable dans l’histoire de Madge, de Bargette ou de la petite Femme de Barbe-Bleue,
toutes pages, et d’autres, d’une psychologie infiniment délicate, avec ce qu’il faut de
mystère pour relever un récit d’entre les anecdotes. M. Schwob a voulu faire dire à ces
douces petites filles plus de choses que peut-être n’en contient leur petite tête étonnée,
et même celle de Monelle : à faire alterner les explications et les figures, on gêne celui
qui voudrait trouver tout seul l’explication de la figure ; il a couru le risque, parfois,
de tuer ses imaginations par ses raisonnements. Il faut goûter les unes et les autres,
mais successivement, et ne pas trop vouloir jouir de Monelle selon les paroles de Monelle.
Les préfaces dérangent les lignes d’une œuvre d’art ; celui qui regarde ou qui lit ne
comprend pas selon qu’il est écrit par des taches ou des caractères ; il ne comprend pas
selon le génie du poète, mais selon son propre génie. J’ai vu un livre qui à un tel sembla
de pur sensualisme, incliner un autre lecteur à des vues métaphysiques et un autre à des
pensées seulement tristes. Laissons à ceux que nous sollicitons le plaisir d’une
collaboration ingénue.
Pourtant nous ferons toujours, et M. Schwob fera toujours des préfaces, mais, des
siennes, qui en valent la peine, on ordonnera des livres, à mesure dans le goût de
Spicilège, et nous ne serons pas distraits par le devoir de changer à
chaque chapitre la robe de notre poupée.
Elle est d’ailleurs importante, cette préface de Monelle, pour la
psychologie de M. Schwob et pour la psychologie générale d’une période ; j’y vois notées
en phrases décisives et prophétiques presque toutes les notions qui sont demeurées
communes aux intellectuels d’une génération : le goût d’une morale surtout esthétique,
d’une vie sentie dans le résumé d’un moment, d’un infini qui se peut encercler dans
l’espace de l’heure présente, d’une liberté insoucieuse de son but. L’humanité est
pareille à un filet nerveux, c’est-à-dire discontinu, formé d’une série de petites étoiles
dont les chevelures, dans un mouvement incessant, touchent les chevelures voisines, au
hasard pendant le sommeil et, dans la veille, selon des volontés, dont le caprice fait les
dissemblances humaines ; si l’on coupe un morceau central du nerf, les cheveux s’allongent
au-dessus de la blessure, parce qu’ils sentent le besoin de toucher d’autres cheveux : de
petits égoïsmes vitaux sont juxtaposés dans l’infini.
Les livres de M. Schwob engagent à réfléchir après qu’ils ont plu par l’imprévu des tons,
des mots, des faces, des robes, des vies, des morts, des attitudes. C’est un écrivain des
plus substantiels, de la race décimée de ceux qui ont toujours sur les lèvres quelques
paroles neuves de bonne odeur.
On a toujours vu les hommes supérieurs, dès qu’ils n’ont pas de goût à diriger la
civilisation, vivre en-dehors de la civilisation. Celui-ci, dont le nom est presque
inconnu, n’a jamais coudoyé ses frères ; à la première occasion il est parti, voué,
farouche, à un consulat lointain ; pour caverne, il a une pagode abandonnée et, sûr
qu’elles ne voient pas son âme, il promène ses yeux parmi les fourmis jaunes. Mais ces
détails même n’intéresseront personne avant cinquante ans : l’auteur de Tête
d’or est ici ou là, selon qu’il a choisi. Il importe, pour les bateaux, que le
vent souffle d’ici ou de là ; pour les livres, nullement : ils vont de tous les côtés à la
fois, ils arrivent partout, venant de partout, épaves que les naufrages roulent dans des
langes éternels. Tête d’or fut mis à la mer un jour par un homme qui
écrivit en français avec génie, il y a sept ou huit ans, et qui depuis s’est tu.
Je la prendrai par les épaules et toi par les pieds.
Pas ainsi ! Qu’elle repose la face contre le fond.
Cébès
Qu’elle repose.
Simon
Va dans la fosse où tu ne recevras pas la pluie !
C’est avec cette simplicité grandiose qu’un homme enterre son amour. L’œil de celui qui
regarde est au niveau de la douleur humaine, un peu plus haut : alors, tout s’exalte et
les mots pleurent avec sérénité. Ce qui disparaît était tout, mais n’est plus rien : une
femme, les nuits vécues, les fleurs vues ensemble, la vie écoulée comme du sable d’une
main dans une main, enfants ! le jeu est le jeu et la mort est la mort, mais pas
davantage.
Ecoute ceci que mourante elle serrait ma main sur sa joue
Et me la baisait, fixant sur moi ses yeux.
Et elle disait qu’elle pourrait me chanter des présages.
Comme une vieille barque arrivée à la fin de la mer…
… Ma fortune féminine ! Mon amour
Plus doux que le duvet que s’arrache le cygne polaire de dessous les ailes !
Va-t’en dans la fosse.
Cébès
Veux-tu que je t’aide à l’ensevelir ?
Simon
Oui.
Je le veux. Fais cela avec moi ; et que cela ne soit pas oublié !
Ces premières pages sont bien le signe du tout. Quelle douloureuse tragédie de la mort et
du néant ! L’infini humain se réduit à une petite princesse clouée par les mains : il y a
un conquérant, « car l’homme est une tragédie dont le héros est le vers conquérant » ;
d’ici le dénouement, il faut agir selon une action d’amour égoïste, jouir de tout en
méprisant tout. De la nuit éternelle nous allons à travers des obstacles vers la nuit
éternelle, nous sommes un drapeau qui flotte une journée au bout d’un mât et qu’on rentre
le soir et qui ne reverra jamais la lumière. Que l’enfant de la mort, avant de mourir,
secoue sa tête, s’il en a la force et qu’il produise dans l’air la rumeur du chêne dont le
vent remue la chevelure. Il n’y a que des gestes ; les uns font du mal, ils sont pareils à
ceux qui ne font rien que des signes dans l’air :
Je l’ai tué sans le voir, comme un gibier que l’on chasse en rêve,
Ou comme le voyageur qui se hâte vers l’auberge arrache l’importune fougère.
Un sentiment profond de la mort implique un sentiment profond de la vie. Celui qui ne
meurt pas une fois par jour ignore la vie ; les cigales sont des crécelles : elles
chantent la vie qu’elles nient par leur stupidité ; elles ne savent pas que cette lumière
renaîtra sans elles ; « cette journée et les autres jours seront la vie d’autres gens » :
il faut sentir cela pour que toute l’amertume des piqûres du soleil se change en baume.
L’amour de la vie toute bonne et simple est triste comme le regard d’un chien. Mourir,
c’est laisser en proie au hasard des yeux les yeux qui vous parlent. Tête d’or voit mourir
Cébès :
D’abord, c’est Mai joli, puis la saison se termine et les hommes tombent comme des
pommes.
L’heure est finie. Mais écoutez, à toute les heures, la chute des pommes : ainsi vous
saurez que vous vivez encore. Cébès meurt,
La Mort l’étrangle avec ses douces mains nerveuses,
et il fait un soir d’été.
Comme c’est beau, un soir d’été !
Le silence béni s’emplit
De l’odeur du blé qui fait le pain.
Les seigles, et les luzernes, et les sainfoins et les haies,
Les rondes au sortir des villages, la tranquillité de tous les êtres…
Et Cébès meurt. Et Tête d’or, des bras du cadavre passionné, bondit à l’action avec un
désespoir froid, un mépris sombre ; il pense, dès cette minute, ce qu’il dira plus
tard :
Quelle différence y a-t-il entre un homme et une taupe qui sont morts,
Quand le soleil de la putréfaction commence à les mûrir par le ventre ?
Simon est devenu le conquérant, Simon Agnel, que ses cheveux de femme blonde disent Tête
d’or. Général vainqueur, il tue l’Empereur et s’empare du trône. La scène est
shakespearienne, et même trop ; avec ses revirements de la foule dominée par une volonté,
elle rappelle trop l’ironie de Jules César. L’ironie, dans Shakespeare, est plus sûre,
plus vraie, plus simple ; l’auteur de Tête d’or nous montre trop la logique
dans l’illogisme de la foule, mais cela reste beau par le tonnerre de paroles hautaines et
brutales et par un geste : Tête d’or a jeté son épée au peuple qu’il veut mépriser et
maîtriser les mains inermes ; sur un signe, le peuple vaincu rapporte à genoux l’épée.
La fille de l’Empereur s’avance ; elle n’est plus rien ; le peuple lui parle avec une
haine de peuple, non profonde, mais jaillie de la joie de voir souffrir une princesse, une
beauté héréditaire, une grâce innée :
A présent, va-t’en vivre de glaner et de ce que te donneront les pauvres pour s’amuser
de toi,
Quand tu leur raconteras que tu fus reine
Va, épouse un rustre, travaille ! Que le soleil brûle ton visage et roussisse tes
mains !
Et on la revoit mendiante, plus tard, secourue par un cavalier qui, pour mourir, rejoint
une bataille, et la princesse mange le pain dur tiré d’une fonte :
Ô bouchée noire ! bouchée de pain plus chère que la bouche même !
Nous sommes à ce plus tard, et voici qu’un soldat déserteur survient et dans la mendiante
de pain reconnaît la princesse, et comme elle est seule et faible, il se venge sur cette
beauté dégradée de sa lâcheté, de sa misère, de sa bassesse. Aventure inexprimablement
tragique : il la cloue par les mains à un arbre, comme par les ailes, un émouchet :
Le sang jaillit de mes mains ! mais malgré ces bras renversés, je reste ce que je
suis.
Je suis fixée au poteau ! mais mon âme
Royale n’est pas entamée et, ainsi,
Ce lieu est aussi honorable qu’un trône.
Cependant Tête d’or est blessé. On le croit mort et on l’étend dans la nuit non loin de
l’arbre dont les branches tombantes cachent la reine agonisante. Elle se réveille de sa
douleur, elle crie ; Tête d’or sort de la mort, se traîne, arrache les clous. La princesse
délivrée lui pardonne et l’aime, mais Tête d’or veut mourir seul, comme un roi, sans
espoir et sans amour. Héros sauvage, il chante un chant de mort :
Ah ! je vois du nouveau ! Ah ! Ah !
Ô soleil ! Toi mon
Seul amour ! ô gouffre et feu ! ô sang, sang, ô
Porte ! Or, or ! Colère sacrée !
Je vois donc ! Ô forêts roses, lumière terrestre qu’ébranle l’azur glacé !
Buissons, fougères d’azur !
Et toi, église colossale du flamboiement,
Tu vois ces colonnes qui se dressent devant toi pousser vers toi une adoration
séculaire !
Ah ! ah ! cette vie !
Verse un vin âpre dans la souffrance ! Emplis de lait la poitrine des forts !
Une odeur de violettes excite mon âme à se défaire !
La princesse
Est-ce là mourir ?
Le roi
Ô Père,
Viens ! ô Sourire, étends-toi sur moi !
Comme les gens de la vendange au devant des cuves
Sortent de la maison du pressoir par toutes les portes,
Mon sang par toutes ses plaies va à ta rencontre en triomphe !
Je meurs. Qui racontera
Que mourant, les bras écartés, j’ai tenu le soleil sur ma poitrine comme une roue ?
Ô Bacchus, couronné d’un pampre épais,
Poitrine contre poitrine, tu te mêles à mon sang terrestre ! bois l’esclave !
Ô lion, tu me couvres, tu poses tes naseaux sur mon menton !
O… cher… chien !
Sacrée, la princesse reçoit les insignes de la royauté, ironie qui efface Tête d’or, sa
vie, sa gloire, sa mort, ― et quelle pitié quand la petite main déclouée ne peut se fermer
sur le sceptre : un officier lui presse le poing, courbe un à un ses doigts
déshonorés !
Mais ayant baisé les lèvres de l’usurpateur, elle meurt aussi, car il faut que la toile
tombe sur la scène comme une taie sur les yeux.
Ce que cette littérature forte et large doit aux tragiques grecs, à Shakespeare, à
Whitman, on le sent plutôt qu’on ne peut le déterminer. Il y a là une originalité
puissante appuyée à ses premiers pas sur la main paternelle des maîtres : mais pour
s’appuyer à ces mains hautes comme des cimes, il faut être naturellement grand. Telle
image avoue son origine ; que d’autres frappent par l’impudeur de leur beauté neuve !
… Ô la Marne dorée
Où le batelier croit qu’il vogue sur les côteaux, et les pampres et les maisons !
cela, sans doute, n’est que la paraphrase du vers d’Ausone ; c’est la Moselle, où
Mais l’habitude constante de l’auteur de Tête d’or est de puiser dans le
souvenir de ses yeux ; il a une puissante mémoire visuelle ; il voit les pensées écrites
dans les gestes de la nature : « Les hommes, comme des feuilles dans le magnifique Mai, se
donnaient des baisers tranquilles » ; et ceci, d’une femme pleurant sur un cadavre :
Voyez comme elle se penche, pareille au tournesol défleuri,
Qui tourne tout entier son visage de graines vers la terre.
Et ceci :
L’heure est triste comme le baiser de deux femmes en deuil.
Cette vision de l’Adieu :
La figure de la Cueilleuse de fleurs qui chante
S’efface tellement dans l’épais crépuscule
Qu’on ne voit plus que ses yeux et sa bouche qui paraît violette.
Le ciel, sans abaissement, rendu sensible pour notre imagination :
La transparente garenne d’étoiles, chasse brumeuse du Sagittaire.
C’est la vie vue à travers un éblouissant réseau d’images, la vie même, mais avec toute
sa féerie intérieure ; toute la nature tremble et rêve dans ces versets lents, comme une
femme portée dans une barque à travers le soir. Les abstractions mêmes lèvent des bras où
le sang coule en bleu ; voici « les Victoires qui passent sur le chemin comme des
moissonneuses, avec les joues sombres comme le tan, ― Couvertes d’un voile et appuyant un
tambour sur leurs cuisses d’or ». Des images sont d’une énergie comme surgie de
l’obscurité de la conscience nerveuse, des images qu’on dirait nées, çà et là, le long
d’un corps pensant, dans les plexus :
Les accidents les plus vulgaires de la vie animale se haussent à des significations
nobles ; l’on voit les mourants d’un champ de bataille « bourbiller comme des
crevettes ».
Pleine d’images, cette tragédie est pleine d’idées ; le solitaire « a un compagnon
partout : sa propre parole » ; « le sang, l’homme doit le répandre comme la femme, son
lait » ; et toutes, images et idées, créatures d’une magnifique richesse de sang, de
cheveux, de peau, vivantes et belles, se meuvent et fleurissent dans la forêt somptueuse
d’une tragédie surhumaine.
Il ne s’agit que de Tête d’or et déjà mes paroles débordent, sans
atteindre peut-être à la hauteur grave dont il faudrait donner l’impression. On est entré
dans un génie vaste où les pas résonnent sur les dalles d’écho en écho : la multiplicité
des sons pourrait empêcher qu’on ait bien entendu ce que des voix disent tout bas derrière
les piliers.
En ce temps où l’opinion, en littérature, obéit aux gestes honteux de plusieurs
indigences intellectuelles, il est inutile de qualifier autrement que par des allusions le
talent de l’auteur de Tête d’or. Dirions-nous qu’il a le don du tragique
et, en puissance, toutes les vertus d’un grand poète dramatique : peu de têtes se
retourneraient et peu sans un mauvais sourire. D’ailleurs, il s’est enfermé volontairement
dans un tombeau à secret, fakir de la gloire qui a préféré être ignoré que d’être
incompris. L’attitude, qui est belle, est rassurante. Donné par le poète (lui-même, il est
très vrai) le mot d’ordre du silence a été gardé depuis sept ans avec une religion
vraiment exemplaire, mais ceux qui ont souffert de se taire me pardonneront peut-être
d’avoir parlé. Je ne voudrais pas avoir vécu dans un temps où seule l’infernale médiocrité
ait été louangée ; et si j’erre, j’aime mieux que cela ne soit pas le long de la rive
d’ombre.
Relu, Tête d’or m’a enivré d’une violente sensation d’art et de poésie ;
mais, je l’avoue, c’est de l’eau-de-vie un peu forte pour les tempes d’aujourd’hui ; les
fragiles petites artères battent le long des yeux, les paupières se ferment : trop
grandiose, le spectacle de la vie se trouble et meurt au seuil des cerveaux las de ne
jamais songer. Tête d’or dramatise des pensées ; cela impose aux cerveaux
un travail inexorable à l’heure même où les hommes ne veulent plus que cueillir, comme des
petites filles, des pâquerettes dans une prairie unie ; mais il faut être impitoyable à la
puérilité : c’est pourquoi nous exigeons de l’auteur de Tête d’or et de
La Ville l’œuvre inconnue de sept années de silence.
M. René Ghil est un poète philosophique. Sa philosophie est une sorte de positivisme
panthéiste et optimiste ; le monde évolue, du germe à la plénitude, de l’inconscience à
l’intelligence, de l’instinct à la loi, du droit au devoir, ― vers le mieux. C’est la
théorie du progrès indéfini, mais affecté de sentimentalisme ; c’est le transformisme par
l’amour. Plus brièvement, quoique peut-être avec moins de clarté, on pourrait appeler cela
un positivisme mystique.
Ce positivisme mystique est, à vrai dire, le positivisme même, celui de Comte et de ses
plus fidèles disciples. Car, tandis que, dans la série des notions générales, positivisme
prenait le sens, tout moderne, de réalisme philosophique, pour les adeptes, le mot gardait
un sens religieux, sentimental et presque amoureux.
Absolument, le positivisme est le christianisme retourné bout pour bout ; ce que l’une
des croyances met au commencement, l’autre le met à la fin ; c’est une question
topographique : le paradis terrestre a-t-il été la première étape de l’humanité, ou en
sera-t-il la dernière ? Les gens irrespectueux classent cette question dans l’histoire des
superstitions populaires ; ils constatent que la croyance au paradis terrestre initial a
été et est encore répandue sur tous les points du globe ; ensuite, ils constatent encore,
et avec non moins de plaisir, que la croyance au paradis terrestre futur, si l’on néglige
le millénarisme et quelques autres rêveries, fit sa première apparition dans le monde vers
le début du xviiie
siècle ; des recherches méthodiques
fixeraient facilement une date qui doit être contemporaine des écrits utopistes de l’abbé
de Saint-Pierre, homme d’un génie aventureux.
Favorisée par les observations de Darwin et la philosophie allemande du devenir, aussi
par la puissante illusion du progrès matériel, l’idée du paradis terrestre futur est
devenue la base du socialisme : aujourd’hui, toutes les populaces européennes sont
persuadées que la réalisation du bonheur social est scientifiquement possible.
Ainsi donc, en haut, des esprits cultivés croient à la venue de plus de justice, de plus
de bonté, de plus d’amour, de plus d’intelligence ; en bas, des esprits simples croient à
la venue d’un bonheur tangible, réel, corporel : jamais un milieu plus favorable ne s’est
offert à un poète décidé à chanter les joies de l’avenir. Si M. René Ghil n’avait pas
faussé comme à plaisir son talent et son instrument, il aurait pu être ce poète, celui qui
dit au vaste peuple sa propre pensée, qui clarifie ses obscurs désirs. La langue dont a
usé M. Ghil lui a rendu ce rôle impossible.
Nous voici au chapitre de la Méthode intitulé : Manière d’art : Instrumentation
verbale.
On connaît le phénomène de l’audition colorée. Intrigués par le sonnet de Rimbaud, des
physiologistes firent une enquête ; et à cette heure il est avéré que certaines personnes
perçoivent les sons à la fois comme des sons et comme des couleurs. Ces perceptions
doubles, outre qu’on les croit assez rares, diffèrent, quant aux couleurs, selon les
sujets :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu…
Voilà qui excite aussitôt la contradiction du chœur des sympathiques malades, et aussi
l’étonnement des autres, de ceux pour qui les sons demeurent obstinément invisibles. Sans
être affligé du mal de l’audition colorée, on peut néanmoins, si l’on réfléchit, associer
une couleur et un son ; personnellement, je contesterais la classification de Rimbaud,
pour dire, par exemple : U noir, O jaune, et je serais en contradiction avec M. Ghil qui
classe l’U dans les ors et l’O dans les rouges.
M. Ghil, d’autre part, a voulu lier le bruit des consonnes aux sons d’une série
d’instruments d’orchestre ; ainsi : r avec une lettre rouge, o, par exemple, répond à « la série grave des Sax » et aux idées de
domination, de gloire, etc. ; la même lettre r jointe à une lettre or,
u, par exemple, répond à « la série des trompettes, clarinettes,
fifres et petites flûtes et aux idées de tendresse, du rire, d’instinct d’aimer »,
etc.
Les mots assument donc, en dehors de leur sens interne, un autre sens, extérieur, moins
précis, qui leur est départi par les lettres dont ils sont formés ; de là, la
possibilité : soit de renforcer une idée en l’exprimant avec des mots contenant des
syllabes appartenant par leur son à cette famille d’idées ; soit de faire courir sous
l’idée exprimée par les mots un sens contradictoire ou atténué, en choisissant ses mots
dans une série instrumentale différente.
C’est fort ingénieux. Mais, si le principe de l’instrumentation verbale peut s’expliquer
et peut se comprendre, il ne peut être ni senti ni même perçu, le long de l’œuvre du
poète, par un lecteur même prévenu et de très bonne volonté. Si je vois les U en noir et
les O en jaune, tout l’orchestre coloré de M. Ghil jouera faux pour mon imagination
visuelle, et l’r et l’o, au lieu de sonner comme des
cuivres glorieux, me donneront, si on les joint, l’ingénuité des petites flûtes.
Ces vers simples et clairs donneraient, selon M. Ghil, une succession de tons dont les
premiers sont : bleu, blanc, rose, vermillon, rouge, bleu. Je suis arrêté par les mots :
mon enfant, la grammaire instrumentale étant muette sur la couleur des
nasales, qui sont pourtant des voyelles. L’accompagnement le long de ces cinq couleurs
pourrait être de violon, harpe, etc. Le mot lumière se traduit par de
l’or mêlé de blanc et de bleu, ce qui est assez heureux.
Mais je ne veux pas insister sur une méthode à laquelle je ne crois pas et qui a été si
dangereuse pour le seul poète qui y ait cru réellement, M. René Ghil, lui-même. Ses vers
ont heureusement une valeur que la fantaisie instrumentale a diminuée sans l’effacer
complètement. Le jour où le poète du Dire du Mieux oublierait que les
voyelles sont colorées et que les consonnes sonnent comme des cors ou des violes, nous
aurions un barde un peu rude et un peu lourd, mais capable peut-être d’épopées, sûrement
de larges et profonds lyrismes.
Telle qu’elle est, l’œuvre de M. Ghil chante avec force la vie, la terre, les usines, les
villes, les labours, la fécondité des ventres et des glèbes. Il est obscur,
volontairement ; il est brutal, quelquefois avec grandeur. Quand le sujet de son poème est
vraiment riche d’images et d’idées, il les rassemble toutes, avec la fièvre du botteleur
que presse l’orage, et il nous les jette tout odorantes encore de la terre dont elles sont
nées ; il s’agit du livre III du Vœu de Vivre, tableau tourmenté d’une
nature ivre et en sueur :
C’est de la peinture à pleine pâte, jetée fougueusement, aplatie au couteau sur la toile
comme sur une palette. La mort de la vieille paysanne, qui agonise pendant que ronfle la
machine à battre, est une belle page : et avec quelle simplicité grave est dite la vie de
la mère de toute la maison :
été autant que tous les
hommes que voilà
,
Il y a plusieurs jolies chansons intercalées à propos dans ce poème champêtre ; en voici
une pour montrer que M. René Ghil n’est pas toujours le sourd marteleur dont les vers ont
des gémissements rauques :
et lui
, que n’est-il moi plutôt
Arrivé à la partie de son œuvre qu’il appelle l’Ordre Altruiste, M. René
Ghil s’engage dans les sombres défilés d’un dangereux didactisme : il nous initie aux
mystères de la formation des cellules primordiales, mères lointaines de la triste humanité
qu’il voudrait rénover et moraliser. C’est un petit traité de chimie biologique ou
peut-être d’histologie élémentaire ; il est assez difficile de s’y reconnaître ; mais cela
serait bien inutile, puisque nous avons sur toutes ces matières une abondante littérature
scientifique. Il n’est pas certain que la Science soit le « meilleur devenir » ; elle
tend, par sa croissante complexité, à ne plus guère représenter qu’un amas de notions
infiniment incohérentes ; l’heure des synthèses est passée. On nous soumet périodiquement,
avec emphase, de nouvelles théories de la vie ; elles sont bonnes durant quelques mois,
parce qu’elles nous font réfléchir, mais aucune n’a encore proféré la première lettre de
la première syllabe du mot. Les autorités scientifiques de M. Ghil ne sont plus bonnes et
quelques-uns de ses répondants, les Ferrière et les Letourneau, ne furent jamais des
autorités. D’ailleurs il s’agit de poésie, et, sans nier que le Phosphore puisse être
chanté à l’égal des Dieux, il nous est assez indifférent que le poète, résigné à cette
tâche, soit au courant des derniers travaux du laboratoire de biologie et de physiologie
expérimentales ; il nous plairait seulement qu’il eut exprimé de la beauté, de la vie ou
de l’amour, qu’il eût égalé Lamartine ou Verlaine. Mais M. Ghil, acharné à comprendre, se
fait mal comprendre et son originalité s’éteint souvent sur le seuil de nos intelligences
comme un fanal allumé à la pointe des récifs par un naufragé solitaire. Il s’enfonce
fièrement dans les brouillards et dans les embruns de son orgueil, et la nuit retentit de
vagissements prodigieux ; des mots sonnent sous la lune voilée, qui ne sont d’aucune
langue et tombent nuls dans les oreilles humaines. A la vérité, on comprend, lorsqu’on le
veut absolument, les phrases de M. Ghil, mais ainsi que l’on comprend une symphonie très
rude et ponctuée de dissonances ; à travers le chaos des néologismes, l’amoncellement des
vocables défilés du fil de la syntaxe, on démêle de sérieuses intentions ; M. Ghil garde
une grande sérénité dans le paradoxe, et sa conviction d’être sincère amène parfois
au-dessus du torrent grondant de son verbe une flottille agréable d’herbes et de fleurs.
J’ai cité déjà quelques beaux fragments ; il y en a beaucoup de pareils dans les dix
petits volumes qu’il a offert à nos efforts divinatoires, ― mais vraiment, ceci :
IX
ou ceci :
X
qui de tous
Sens de notre grand
ceci ou cela n’appartient à aucun langage connu, et aucune musique verbale ne tempère
l’horreur de telles incohérences. Je sais bien que, même ici ou là, l’intention est encore
grave et que toute idée de mystification ou de démence doit être écartée : cependant
M. Ghil, s’il procède à un examen de conscience, ne conviendrait-il pas, à cette heure, du
droit évident des railleurs ?
Le dernier volume de l’Ordre Altruiste (et de l’Œuvre,
provisoirement) est beaucoup mieux écrit : il y a des tentatives certaines, peut-être
volontaires, peut-être inconscientes, de clarification. Des manières de dire, d’une
préciosité encore rude, y sont curieuses ; ainsi en ce passage un peu technique où il est
enseigné à l’enfant que les mots ont avec les choses qu’ils dénomment des rapports de
surface, d’aspect, et non d’essence :
c’est pourquoi
, dedans les
roses
et tout le motif des roses, et ses rappels, et la page de l’Amphore, et :
Ce dernier volume est donc une indication du poème dont serait capable M. Ghil le jour où
il secouerait le harnais qu’il endossa volontairement et qui paralyse son talent. L’art
appartient en grande partie au domaine de l’inconscient, de cette intelligence obscure et
magnifique qui rêve en certains cerveaux privilégiés ; l’intelligence ordinaire, active et
visible, ne doit avoir en art que le rôle de prudente et timide conseillère ; si elle veut
dominer et diriger, l’oeuvre se fausse, se brise, éclate comme sous de maladroits
marteaux. En d’autres termes, c’est le génie qui compose une œuvre et c’est le talent qui
la corrige et l’achève ; chez M. Ghil la spontanéité a été dévorée par la volonté.
Qu’il s’évade donc de ses méthodes et surtout de sa dangereuse instrumentation ; guidé
par ses seules forces naturelles, il entendra et nous fera entendre plus clairement
Des esprits abondent en désirs ; leur volupté est de cueillir le plus grand nombre de
fleurs et d’images ; la fièvre de l’idée exalte leur activité cérébrale : ils doivent se
réaliser perpétuellement, ou mourir. D’autres, après de brèves périodes d’action, entrent
en sommeil ; ou bien, le jeu de leur imagination est si lent qu’il faut des années de
moulin pour que la farine pleuve autour du blutoir. Il s’agit du genre et non de la
qualité des meules : Alfred de Vigny, qui fut un des plus grands, fut un des plus lents
parmi les poètes de notre siècle.
Et en regardant autour de nous, avec quelle précaution majestueuse ne voyons-nous pas
Léon Dierx espacer le long de sa vie de nobles et mélancoliques floraisons. Il ne faut
donc avoir nulle surprise devant l’infécondité de certains poètes : à peine devrons-nous
en rechercher la cause, qu’elle ait nom dédain, dégoût, défiance, ou placidité.
M. Fontainas ne semble pas le poète des violentes et fréquentes émotions. Il représente
le calme des lacs abrités et des palais sans tragédies. La vie lui est apparue telle qu’un
prétexte à songer l’oreille ouverte à de rares musiques, l’œil à demi-clos tendu vers de
sereines, et lointaines visions dont, bientôt fatigué, il se détourne avec une résignation
qui n’est pas sans amertume :
Il serait cependant maladroit d’identifier sa psychologie avec celle de ce chevalier
découragé dont les soupirs sont du désespoir :
Un tel état d’âme serait impropice à la poésie, et puisque M. Fontainas a fait des vers
et même de beaux vers, il faut bien qu’il y ait en toi quelques nerfs sensibles et
quelques veines prêtes à se gonfler par le désir, la colère ou l’amour. Cela nous est
d’ailleurs certifié par la tendresse mélancolique du poème qui scelle les Vergers
illusoires :
Les joies qu’il n’a pas trouvées dans le monde extérieur, il les implore avec certitudes
du bercail dont la porte ouverte attendit longtemps, et non pas en vain, l’aventurier.
C’est assez bien le thème de l’Enfant Prodigue. Alors le poète entre dans le calme
définitif où sa nature doit se plaire et où elle se prélasse avec un peu de
complaisance.
Les vers de M. Fontainas ont certainement été écrits dans une oasis. Travaillés avec
méthode, ils apparaissent comme des bronzes bien ciselés, débarrassés de toute mousse et
de toute bavure : ainsi ils ont acquis une grande pureté de profil ; les lignes sont
nettes, les surfaces, harmonieuses, les contours, dégagés ; l’ensemble est solide, sérieux
et d’aplomb. Si les poèmes ordonnés avec de tels vers manquent presque toujours de
fantaisie et d’imprévu, ils ont des qualités particulières : la certitude, la noblesse,
l’ampleur, la force. Jusque dans le rêve, M. Fontainas garde une grande netteté de vision
une lucidité parfaite ; voici des songes composés comme ceux de Racine avec logique et
clairvoyance, où les sensations et les images soigneusement enchaînées se déroulent selon
d’impérieuses concordances. Tel est le poème,
composition excellente et savante qui a toute la beauté et toute la froideur d’un jardin
romain. Pour bien sentir la différence qu’il y a entre un poète réfléchi et un poète
spontané, il faut comparer ce poème au Bateau ivre, de Rimbaud ; il y a
dans chacune de ces oeuvres exactement tout ce que l’autre poète n’aurait pu y mettre.
Et maintenant :
Voilà les deux tempéraments : le hasard de la sensation, les images arrachées brutalement
par touffes, herbes et fleurs mêlées, l’ivresse d’une ruche que frappe un rayon de soleil
sorti d’entre deux nuages ; d’autre part : la sensation raisonnée, pressurée jusqu’à ce
qu’il en sorte une image normale et raisonnable ; des oppositions de mots choisis pour ce
qu’ils contiennent de clarté et de vérité ; une imagination logique, sage et calme. Il y a
de l’imprudence dans cette expression absurde, mais qui frappe et séduit, les vacheries hystériques ; il y a trop de prudence dans le mot argémone, car on suppose que si nous découvrons, par hasard, que cette plante est
un vague pavot épineux, nous accepterons volontiers la somnifère douceur de ses
baisers.
Comme tous les poètes sûrs de leur instrument et assurés qu’un excès d’émotion ne leur
fera pas trembler la main, M. Fontainas est capable de très curieuses virtuosités. Il
n’abuse pas de son adresse à emmêler les sons et les images, peut-être par dédain, mais on
voit qu’il serait très capable de composer en perfection les poèmes à forme fixe les plus
compliqués et les plus décourageants. Voici une page à laquelle pour être une sextine il
n’a manqué que la volonté du poète : alors Banville l’eût citée parmi les modèles, et elle
semble d’ailleurs une fleur destinée à tous les futurs florilèges :
Oui, voilà évidemment qui surpasse les forces intermittentes des poètes dispersifs :
chacun, dans les champs de l’art, a sa place et sa besogne.
J’ai trouvé dans le volume de M. Fontainas des traces d’un emploi heureux de
l’allitération et de la répétition ; il use encore avec modération de ces artifices,
souvent nécessaires, car l’assonance intérieure, par exemple, facilite singulièrement
l’expression du rythme ; elle est des plus légitimes dans le vers de douze syllabes, alors
que l’écartement des finales empêche les rimes de donner toute leur sonorité.
C’est fort joli. Et encore :
Ceci est un peu précieux :
Et ceci, plutôt mauvais :
A ces jeux il faut préférer le lent déploiement, comme de soies changeantes, des images
translucides qui flottent et jouent sur l’Eau du fleuve:
Ce dernier vers n’est-il pas beau et pur et d’une tragique simplicité ?
Ecrite en vers libres, cette dernière partie du volume est la plus originale et la plus
agréable. Là, s’il procède, pour la technique, de M. Vielé-Griffin, il n’est aucunement
imitateur ; l’influence est légitime et tout extérieure. Tandis que dans les
Estuaires d’ombre M. Fontainas avait subi, trop exactement, l’empreinte
de M. Mallarmé, dans l’Eau du Fleuve, il se rend personnel le mode
prosodique qui s’est imposé à lui. Il donne alors au vers libre l’allure qu’il avait
donnée à l’alexandrin ; il le fait lent, calme, un peu solennel, sérieux, un peu
sévère :
Et c’est bien, dite avec grâce par lui-même, l’impression finale que donne la poésie de
M. Fontainas : l’eau calme, grave et tiède d’une anse où, parmi les roseaux, les nénuphars
et les joncs, le fleuve, dans la sérénité du soir, se repose et s’endort.
Du temps que M. Gabriel Randon sculptait la Dame de Proue d’une nef qui
n’a pas encore vu la mer, nul ne prévoyait que, nouveau Bruant, il dût lancer aux foules
troublées les apostrophes argotiques, violentes et goguenardes qui ont fait à Jehan Rictus
la réputation singulière d’un poète du pavé et d’un déclamateur du tréteau. Il y a des
vocations soudaines et des aiguillages imprévus. M. Randon avait été l’une des voix de
l’anarchisme littéraire, au temps où de futurs académiciens démolissaient (très peu) la
Société au moyen de phrases élégantes et de sarcasmes spirituels. C’est à lui, je crois,
qu’on doit le mot fameux : « Il n’y a pas d’innocent », mot terrible et digne d’un
prophète plus biblique, opinion grave qui nous mettait plus bas que la ville maudite d’où
Loth ne devait sortir, il est vrai, que pour donner un exemple fâcheux aux familles
futures. Enfin, les poètes ayant réintégré leur campement, aux sources de l’Hippocrène, on
s’aperçut de la disparition de celui qui taillait, avec un soin délicieux, la proue vierge
d’un navire en partance pour les Atlantides : peu de temps après, nous fûmes informés de
la naissance de Jehan Rictus et des Soliloques du Pauvre.
Il y avait une rumeur du côté de Montmartre : quelque chose de nouveau surgissait d’entre
la foule des diseurs de gaudrioles et de bonne aventure ; quelqu’un, pour la première
fois, faisait parler, avec un abandon original et capricieux, le Pauvre des grandes
villes, le trimardeur parisien, le loqueteux en qui il reste du bohème, le vagabond qui
n’a pas perdu tout sentimentalisme, le rôdeur en qui il y a du poète, le misérable capable
encore d’ironie, le déchu dont la colère s’évapore en malédictions blagueuses, dont la
haine recule si
dont l’amertume n’est que du désir ranci, l’homme enfin qui voudrait vivre et que
l’égoïsme des élus rejette éternellement dans les ténèbres extérieures.
C’est là un type humain, admissible à la fraternité. Il posera peut-être une bombe, un
jour de désespoir ; il ne surinera pas un pante le long des fortifs. Entre ce Pauvre et
les humanités basses que célébra M. Bruant, il y a toute la profondeur des douves qui
séparent l’homme de l’animalité et l’art de la crapule.
Le Pauvre de Jehan Rictus penche certainement vers l’anarchisme. Comme il est privé de
toute jouissance matérielle, les grands principes le laissent froid. Le Socialiste en
paletot et le Républicain en redingote lui inspirent un identique mépris et il ne conçoit
guère comment les malheureux, doucement leurrés par les politiciens gras, peuvent encore
écouter sans rire la honteuse promesse d’un bonheur illusoire autant que futur. Il n’est
pas sot, il pense à aujourd’hui et non à demain, à lui-même, qui a faim et froid, et non
aux problématiques mêmes encore prisonniers dans les reins faciles du prolétariat :
Elle est très amusante, cette ronde biscornue, la Farandole des Pauv’s ’tits
Fan-fans.
C’est surtout dans la première pièce du volume, l’Hiver, qu’il faut
chercher la pittoresque expression de ce mépris du Pauvre pour tous les professionnels de
la politique ou de la bienfaisance, pour les sereines pleureuses, entretenues par la
misère qui les écoute et les paie, rentées par les larmes des crève-la-faim, pour tous les
hypocrites dont le fructueux métier est de « plaind’ les Pauvr’s » en faisant la noce.
Dans les sociétés égoïstes et avachies, nul commerce ne rapporte davantage que celui de la
pitié, et la traite des Pauvres demande moins de capitaux et fait courir moins de dangers
que la traite des nègres. C’est tout plaisir. Jehan Rictus dit cela ironiquement, en son
langage :
Le poème le plus curieux, le plus étrange et aussi le plus connu des
Soliloques est le Revenant. On en connaît le thème : le
Pauvre attardé dans la nuit resonge à ce qu’on lui a conté jadis d’un Dieu qui s’est fait
homme, qui vécut, lui aussi, pauvre parmi les pauvres, et qui, pour sa bonté et la divine
hardiesse de sa parole, fut supplicié. Il était venu pour sauver le monde ; mais la
méchanceté du monde a été plus forte que sa parole, plus forte que sa mort, plus forte que
sa résurrection. Alors, puisque les hommes sont aussi cruels, vingt siècles après sa
venue, qu’aux jours de sa venue, peut-être l’heure a-t-elle sonné d’une incarnation
nouvelle, peut-être va-t-il descendre pareil à un pauvre de Paris, de même que jadis il
vécut pareil un pauvre de Galilée ? Et il descend. Le voilà :
Et le Pauvre continue, faisant du Christ des misérables un portrait qui, trait pour
trait, s’applique à lui, le Pauvre. L’idée n’est pas banale et je ne suis pas surpris qu’à
l’audition, dit avec émotion et force par le poète, ce morceau soit d’un effet
saisissant.
Plus loin, après avoir expose à Jésus combien sa religion a dégénéré avec la bassesse des
prêtres et la lâcheté des fidèles, Jehan Rictus, le Pauvre, se souvient qu’il est aussi
poète lyrique ; il y a là une strophe qui est belle et qui le serait davantage en style
pur :
Cela finit par de durs reproches, qui ne manquent pas de grandeur :
Ici, c’est l’idée de la résignation qui trouble le Pauvre ; comme tant d’autres, il la
confond avec l’idée bouddhiste de non-activité. Cela n’a pas d’autre importance en un
temps où l’on confond tout et où un cerveau capable d’associer et de dissocier logiquement
les idées doit être considéré comme une production miraculeuse de la Nature. Passons.
Finalement le Pauvre reconnaît qu’il a interpellé son lamentable reflet dans la glace d’un
marchand de vins. La conclusion de la troisième partie est brutale, mais bien dans le ton
de sincérité libertaire qui anime les Soliloques : Toi qui as jeté les
hommes à genoux, maintenant remets-les debout,
À la fin du livre intitulé Déception, il y a un morceau particulièrement
curieux et qui n’est pas sans faire songer que la grande poésie n’est peut-être pas
incompatible avec le style populaire, et souvent grossier, adopté par Jehan Rictus. Il
s’agit de la Mort.
Les apocopes et les mots déformés n’ont pu gâter tout à fait ces deux strophes, mais
comme elles auraient gagné à être écrites sérieusement ! Il m’est vraiment difficile
d’admettre le patois, l’argot, les fautes d’orthographe, les apocopes, tout ce qui,
atteignant la forme de la phrase ou du mot, en altère nécessairement la beauté. Ou, si je
l’admets, ce sera comme jeu ; or, l’art ne joue pas ; il est grave, même quand il rit,
même quand il danse.
Il faut encore comprendre qu’en art, tout ce qui n’est pas nécessaire est inutile ; et
tout ce qui est inutile est mauvais. Les Soliloques du Pauvre exigeaient
peut-être un peu d’argot, celui qui, familier à tous, est sur la limite de la vraie
langue ; pourquoi en avoir rendu la lecture si ardue à qui n’a pas fréquenté les milieux
particuliers où il semble que l’on parle pour n’être pas compris ? Ensuite, l’argot est
difficile à manier ; Jehan Rictus, malgré son abondance, évolue assez difficilement parmi
les écueils de ce vocabulaire. Beaucoup des mots qu’il emploie ne sont peut-être plus en
usage, car l’argot, malgré ce qu’il retient de permanent, se transforme avec tant de
rapidité que d’une année à l’autre les choses les plus usuelles ont changé de nom.
Autrefois le grand mot des voleurs (et des autres), l’argent, ne gardait que très peu de
temps son manteau argotique ; constamment rhabillé, il échappait à la connaissance
immédiate des non-initiés. Dès que le nom argotique de l’argent avait passé dans le peuple
les voleurs en imaginaient un autre. Il paraît qu’il n’y a plus de jargon ou argot spécial
aux voleurs ; c’est-à-dire que son domaine se serait étendu et aurait pénétré jusque dans
les ateliers et les usines : une telle langue n’en demeure pas moins une langue
secrète.
Tout cela ne m’empêche pas de reconnaître le talent très particulier de Jehan Rictus. Il
a créé un genre et un type ; il a voulu hausser à l’expression littéraire le parler commun
du peuple, et il y a réussi autant que cela se pouvait ; cela vaut la peine qu’on lui
fasse quelques concessions, et qu’on se départisse, mais pour lui seul, d’une rigueur sans
laquelle la langue française, déjà si bafouée, deviendrait la servante des bateleurs et
des turlupins.
La confession est un des besoins spirituels de l’homme. Or, dès que l’homme a un peu
d’intelligence, de sensibilité, de goût pour les jeux de l’esprit, il se confesse en
langage rythmé : telle est l’origine de la poésie intime et personnelle. Il y a des
élégies d’aveu ou de désespoir parmi les plus anciennes poésies connues, l’ode de Sapho ou
le « Chant de la sœur dédaignée », retrouvé sur un papyrus hiéroglyphique, et admirable.
Catulle s’est confessé avec tant d’ingénuité que toute sa vie sentimentale se trouve
écrite dans ses poèmes déjà verlainiens. Les manuscrits du moyen âge sont pleins de
confessions en rythme, mélancoliques et réprobatives, si elles sont l’œuvre de moines ou
de clercs pénitents, effrontées, à la manière d’Horace ou d’Ausone, si ce sont des
Goliards qui ont chanté leurs amours et leurs ripailles. La poésie française la plus
assurée de vivre et de plaire est celle où des âmes troublées dirent leur désir et leur
peine de vivre : il y eut Rutebeuf, il y eut Villon, Ronsard et Théophile ; il y eut
Vigny, il y eut Lamartine, il y eut Baudelaire et Verlaine ; il y en eut des centaines et
le plus gauche à découvrir son cœur nous émeut encore après des années de cimetière ou des
siècles de poussière.
En ces temps derniers on abusa un peu de cette poésie subjective. D’innombrables poètes
atteints d’un psittacisme morbide et prétentieux s’appliquèrent à publier d’abondants
décalques des aveux les plus célèbres : les arts d’imitation ne sont-ils pas la gloire de
notre industrie ? Mais rares sont les confessions où l’on ne s’ennuie à aucune redite ;
rares, les hommes dont la perversité est originale dont la candeur est nouvelle. Du
nouveau, encore du nouveau, toujours du nouveau : voilà le principe premier de l’art.
M. Henry Bataille s’y est conformé spontanément (c’est ainsi qu’il le faut) avec une
délicate simplicité.
Ce que l’on connut d’abord de M. Bataille, c’étaient de petites impressions tendres, à
propos de choses mystérieuses et vagues, d’une nature malade, évanouie, de femmes muettes
qui passaient parfumées de douceur, de petites filles sages et déjà tristes, d’une enfance
frêle et peureuse, des vers écrits dans la Chambre Blanche, des vers pour
Monelle, peut-être… Le poète s’est refait tout petit enfant, jusqu’au conte de fées,
jusqu’à la berceuse ; mais l’intérêt est précisément dans le spectacle de cette
métamorphose ; et, à voir comment le jeune homme revit son enfance, on devine comment
l’homme revivra sa jeunesse. Il y a toujours un oiseau bleu qui est parti et qui ne
reviendra plus ; hier est toujours le paradis perdu, et dans vingt ans M. Bataille songera
encore :
Et toujours il y aura des villages qu’on se souviendra d’avoir vu mourir un soir, et
qu’on n’oubliera pas, et où l’on voudrait revenir, ―oh ! un seul instant, revenir vers le
passé qu’on a vu mourir, un soir d’adolescence, un soir de jeunesse, un soir d’amour :
De toutes ces visions le poète enfin se détache avec une fermeté attristée :
Peut-être que nous n’aurons plus rien à nous dire
!
Et ainsi jusqu’à la mort chacune de nos existences successives nous sera une belle et
douce étrangère qui s’éloigne lentement et se perd dans l’ombre de la grande avenue où nos
souvenirs sont devenus des arbres qui songent en silence…
Il y a donc, dans ce livre de l’enfance, toute une philosophie de la vie : un regret
mélancolique du passé, une peur fière de l’avenir. Les poèmes plus récents de M. Bataille,
encore épars, ne semblent pas contrarier cette impression : il y demeure le rêveur
nerveusement triste, passionnément doux et tendre, ingénieux à se souvenir, à sentir, à
souffrir. Quant à ses deux drames, la Lépreuse et Ton sang,
sont-ils bien, comme l’auteur le croit, la transposition en action des mêmes sensations et
des mêmes idées que, parallèlement, il transpose en poèmes ? Poèmes et tragédies sont nés
dans la même forêt, viornes et frênes, voilà tout ce que l’on peut affirmer : ils ont
puisé à la même terre, au même vent, à la même pluie, mais la différence essentielle est
celle que j’ai dite : les deux drames sont deux beaux arbres tragiques.
La Lépreuse est bien le développement naturel d’un chant populaire : tout
ce qui est contenu dans le thème apparaît à son tour, sans illogisme, sans effort. Cela a
l’air d’être né ainsi, tout fait, un soir, sur des lèvres, près du cimetière et de
l’église d’un village de Bretagne, parmi l’odeur âcre des ajoncs écrasés, au son des
cloches tristes, sous les yeux surpris des filles aux coiffes blanches. Tout le long de la
tragédie l’idée est portée par le rythme comme selon une danse où les coups de sabots font
des pauses douloureuses. Il y a du génie là-dedans. Le troisième acte devient admirable,
lorsque, connaissant son mal et son sort, le lépreux attend dans la maison de son père le
cortège funèbre qui va le conduire à la maison des morts, et l’impression finale est qu’on
vient de jouir d’une oeuvre entièrement originale et d’une parfaite harmonie.
Le vers employé là est très simple, très souple, inégal d’étendue et merveilleusement
rythmé : c’est le vers libre dans toute sa liberté familière et lyrique :
Dans un peu de
temps je m’en irai encore loin du
pays,
Ton sang est écrit en prose, très simple aussi, et comme transparente. Je n’aime guère
cette histoire, trop médicale, de transfusion du sang, mais le thème accepté, on est en
présence d’un vrai drame d’aujourd’hui, hardi et vrai. Le ton singulier de cette tragédie
est donné par une sorte de mysticisme charnel. Les affinités corporelles sont substituées
aux affinités morales : c’est un psychisme matériel. Voici un passage du rôle de Daniel
(le jeune homme à qui Marthe a donné son sang), par lequel le principe du drame sera un
peu expliqué :
« Tu ne peux pas le voir couler dans mes veines… mais c’est si de le
contenir en moi… si étrange… si absurde et si doux… Je contemple mes mains comme si je les
voyais pour la première fois… Je ne sais quelle tiédeur fraîche y coule en cascade… et
sous le réseau transparent des veines, il me semble que je suis dans sa fuite toute la
source lâchée de ton cœur… Il y a une douceur nouvelle qui court en moi comme un
printemps… Je t’assure, pose ta main sur la mienne… elle t’appartient… je suis un peu toi
maintenant… Je veux que tu sentes se faire la confusion, je veux que tu reconnaisses en
moi le battement inconscient de ta vie… Ah ! que ma joie ne te paraisse pas puérile !… je
t’en supplie… Ta vie ! pense à cela… la vie de ta chair, à défaut de ton âme… Ce sang
m’apporte un peu de ton éternité… oui de ton passé, de ton présent, de ton avenir, et
c’est comme s’il accourait à moi du fond de ta plus lointaine et mystérieuse
enfance… »
Il n’y a peut-être pas là une seule métaphore qui n’ait été lue dans les effusions
attribuées d’ordinaire aux amants ; il semble pourtant qu’on les lise pour la première
fois, car c’est la première fois qu’elles sont justes. Cependant le style de Ton
sang n’est pas toujours assez pur, et trop parfois de vraie conversation, sous
prétexte de « théâtre ». Le prétexte n’est pas valable.
Les deux tragédies se rejoignent par cette idée que le sang de la femme, pur ou impur,
haine ou amour, est une malédiction pour l’homme. L’amour est une joie empoisonnée ; la
fatalité veut que ce qui est le suprême bien de l’homme soit la source de ses plus cruels
tourments, que le fleuve où il boit la vie soit le même où il boit la douleur et la
mort.
C’est, du moins, l’impression que j’ai retirée de cette lecture, mais, comme dit
M. Bataille dans sa Préface, « plus le drame apparaît simple et dépourvu de haute
signification, mieux le vrai but est atteint ». Une œuvre d’art, tableau, statue, poème,
roman ou drame, ne doit jamais avoir une signification trop précise, ni vouloir démontrer
quelque vérité morale ou psychologique, ni être un enseignement, ni contenir une théorie.
Il faut opposer Hamlet à Polyeucte.
M. Henry Bataille dont les idées semblent sagement imprécises ne sera jamais tenté par
l’apostolat : le goût de la beauté le préservera de se plaire dans les chambres resserrées
et malsaines de la maison des formules. Il est appelé à sentir confusément la vie, à ne
pas trop la comprendre ; c’est la condition même de l’enfantement des œuvres. Tous les
grands actes naturels de l’existence humaine sont dirigés ou dominés par
l’inconscient.
Puisqu’il ne nous laissa que de trop brèves pages, l’œuvre seulement de quelques années ;
puisqu’il est mort à l’âge où plus d’un beau génie dormait encore, parfum inconnu, dans le
calice fermé de la fleur, Mikhaël ne devrait pas être jugé, mais seulement aimé. Il était
charmant, quoique très fier ; aimable, quoique triste et replié ; doux, quoiqu’il eût à
souffrir ou de la vie, ou des importuns et des envieux, car il eut une gloire précoce,
comme son talent. A dix-huit ans déjà, son originalité était sensible : il introduisait
dans le vers parnassien, sans le déhancher ainsi que M. Coppée, une grâce mélancolique,
alors neuve surtout par le contraste de la pureté de l’accent avec la sincérité du
sentiment. La femme à la beauté impassible souffre en silence, sans gestes, sans parade,
sans larmes : sa peine est adoucie par la joie d’être belle.
Il y a sans doute, dans la Dame en deuil un peu de la psychologie de
Mikhaël : son orgueil l’enchaînait à son ennui :
Presque aucun de ses poèmes où ne se répète la plainte de l’orgueil et de l’ennui ; ce
n’est pas l’ennui de vivre ― il vécut si peu ; ce n’est pas l’ennui de ne pas vivre ― il
n’eut pas le temps de s’apercevoir que la vie donne moins qu’elle promet ; c’était un
ennui maladif et invincible, l’ennui des prédestinés qui sentent obscurément, comme l’eau
glacée d’un fleuve gonflé, monter le long de leurs membres les vagues de la mort ; et
c’était aussi l’orgueil de ne pas avouer ses pressentiments et de chercher des causes
vaines à une tristesse plus forte que l’âme qui la portait. Mais il ne faudrait pas
exagérer l’influence d’une santé chétive sur les tendances et les goûts d’une
intelligence. Nous ne savons rien de précis ni rien d’utile sur la formation des
personnalités. A chaque homme nouveau, le mystère recommence. La botanique n’est pas
applicable aux plantes humaines : au degré de différenciation où les hommes sont arrivés,
chaque exemplaire de l’humanité est une terre inexplorée, ― et inexplorable, puisque,
relativement à la conscience, l’homme lui-même, avec sa pensée comme avec ses gestes, est
un fragment du monde extérieur.
Mikhaël était ainsi : doux et fier, plein d’un ennui très triste :
Voici tout entier le Crépuscule Pluvieux, où jamais peut-être l’ennui, le
mystérieux ennui, n’a été avoué avec une éloquence aussi sereine :
Plus loin, dans l’Acte de Contrition, c’est encore le même sentiment de
déréliction et d’accablement :
Quelques mois avant sa mort, il dit, en un doux et beau vers, son état d’âme :
Cependant, vers le même temps, le poète eut des heures heureuses, des moments de joies et
d’espoir :
Et ceci, tiré de l’Ile Heureuse :
Mais où sont les jardins d’Armide ? Les conquérants de son rêve (avril 1890) qui devaient
venir le délivrer et l’emporter
les conquérants furent les anges de la nuit et nous ne savons rien de plus.
Ces vers, les derniers écrits par Mikhaël, peu de semaines, ou de jours, avant sa fin,
ont un intérêt presque testamentaire. S’il faut les prendre pour autre chose qu’un thème,
qu’un canevas où la broderie n’est qu’indiquée, si, alors, ils étaient, dans son esprit,
définitifs, ils marquent le premier pas d’une évolution du poète vers le vers libre, ― ou
vers un certain vers libre, celui qui conservant les allures des rythmes traditionnels, se
libère néanmoins de la tyrannie de la rime romantique et de la superstition du nombre
constant. L’intention de faire des vers d’une forme nouvelle me paraît évidente dans ce
morceau unique ; les assonances, heureuses et non de hasard, en témoignent :
pourpres-sourdre ; terribles-marines ; thyrse-triste ; plages-aromates, ― et, comme
Mikhaël connaissait l’ancienne poésie française et les règles précises de la vieille
assonance, il a voulu les respecter dans cet essai, qui, malgré sa brièveté, est, à ce
point de vue, remarquable. Le parnassien allait donc évoluer naturellement, vers
l’esthétique d’aujourd’hui, quand la mort le surprit ; il avait sans doute compris qu’il
ne faut pas dédaigner les manières nouvelles d’exprimer l’émotion et la beauté.
Parallèlement à ses poèmes, Mikhaël avait écrit des contes en prose ; il tiennent dans le
petit volume des Œuvres, juste autant, juste aussi peu de place que les
vers. Là encore il fut curieusement précoce et, à dix-neuf ans, il produisait des pages
tout à fait charmantes par la franchise de la philosophie, telles que le Magasin de
jouets, avec, déjà, de jolies phrases : « Ces belles Poupées, vêtues de velours
et de fourrures et qui laissent traîner derrière elles une énamourante odeur d’iris. »
Dans Miracles, l’incroyance au divin est analysée avec une belle sûreté de
main et d’intelligence ; presque partout, on sent un esprit maître de soi et qui tient à
ne revêtir de la forme que des idées qui valent la forme. Il est surtout attiré par les
histoires significatives et révélatrices d’un état d’âme hermétique : il aime la magie et
le prodige, les créatures oppressées par le mystère et qui ont mal à la raison. C’était un
lecteur assidu de Spinoza, qui lui avait enseigné, selon la juste expression de M. Pierre
Quillard, avec un mysticisme supérieur, « la vanité de la joie et de la douleur », et il
devait goûter également la vie et la philosophie nirvâniennes du philosophe de sa race. Le
chef-d’œuvre de ces proses, c’est Armentaria, poème très pur, très
clairement auréolé d’amour, fleur mystique et candide, flos
admirabilis ! Il y a des lignes comme celle-ci ; Armentaria dit : « Soyons purs dans
les ténèbres et allons au ciel silencieusement. »
Il suffit d’avoir écrit ce peu de vers et ce peu de prose : la postérité n’en demanderait
pas davantage, s’il y avait encore place pour les préférés des Dieux dans le musée que
nous enrichissons vainement pour elle et que les barbares futurs n’auront peut-être jamais
la curiosité d’ouvrir.
Avec un tempérament outrancier d’observateur ironiste, une tendance à des jovialités
rabelaisiennes, Aurier se trouva, dès ses premières années d’étudiant, engagé dans un
groupement littéraire en apparence très opposé à ses penchants. Mais, de même que tout
n’était pas ridicule dans le Décadent, tout n’est pas de simple jeu dans
les vers qu’Aurier y donnait abondamment ; ce sonnet, Sous Bois, daté de
Luchon, août 1886, n’a pas qu’une valeur de précocité :
Si, après cette estampe romantique, j’ du même recueil la
Contemplation, on aura peut-être une idée assez juste d’Aurier très
jeune, partagé entre le vouloir d’être sérieux et l’amusement de ne pas l’être :
Ces deux notes, l’une de mélancolie, l’autre d’ironie, persistèrent à sonner jusqu’à la
fin dans les vers d’Aurier, et on les retrouvera dans le Pendu et dans
Irénée.
Quant aux caractères propres, différentiels de sa poésie, ce sont, il me semble, la
spontanéité et l’inattendu. Il ne fut jamais un chercheur de pierres précieuses : il
sertissait celles qu’il avait sous la main, plus soucieux de leur mise en valeur que de
leur rareté ; mais, pêcheur de perles, il le fut aussi trop peu et, trop confiant en sa
force improvisatrice, il laissa, même en des morceaux jugés par lui définitifs, échapper
des à peu près et des erreurs. Cela vaut-il mieux que d’être trop parfait ? Oui, quand la
perfection de la forme n’est que le résultat d’un pénible limage, d’une quête aveugle des
raretés éparses dans les dictionnaires, d’un effort naïf à tirer, sur le vide d’une œuvre,
un rideau constellé de fausses émeraudes et de rubis inanes. Il est cependant une
certaine dextérité manuelle qu’il faut posséder ; il faut être à la fois l’artisan et
l’artiste, manier le ciseau et l’ébauchoir, et que la main qui a dessiné les rinceaux
puisse les marteler sur l’enclume.
Mais là, Aurier pécha moins par omission que par jeunesse, et s’il montra un talent moins
sûr que son intelligence, c’est que toutes les facultés de l’âme n’atteignent pas à la
même heure leur complet développement ; chez lui, l’intelligence avait fleuri la première
et attiré à soi la meilleure partie de la sève.
L’intelligence et le talent, voilà, je crois, une distinction qui n’a guère été faite en
critique littéraire ; elle est pourtant capitale, il n’y a pas un rapport constant ni même
un rapport logique entre ces deux manières d’être ; on peut être fort intelligent et
n’avoir aucun talent ; on peut être doué d’un talent littéraire ou artistique évident et
n’être qu’un sot ; on peut aussi cumuler ses deux dons : alors on est Goethe ou Villiers
de l’Isle-Adam, ou moins, mais un être complet.
Aurier manqua de quelques années pour s’harmoniser définitivement. Il en était encore à
la période où l’on ressent une si grande tendresse pour toutes ses idées qu’on se hâte de
les revêtir, même d’étoffes un peu frustes, de peur qu’elles n’aient froid dans la chemise
aux notules : d’ailleurs, presque rien de ce que nous connaissons de lui, en fait de vers,
n’avait reçu la suprême correction.
Mas que l’on ne prenne pas cette opinion pour absolue ; on pourrait la contrarier en
citant l’ Sarcophage vif, par exemple, ou le Subtil
Empereur :
Poète, Aurier l’est encore jusqu’en sa critique d’art. Il interprète les œuvres, il en
rédige le , ― esthète, peut-être, mais non pas esthéticien, et la valeur de sa
critique, presque toujours positive, tient en partie au choix qu’il sut faire, de main
sûre, entre les artistes et entre les œuvres.
Sa critique est positive ; il exalte le sujet de son analyse ; il dit les signifiances
obscurément voulues par le peintre et, ce disant, recompose très souvent une œuvre un peu
différente, par les tendances nouvelles qu’il y trouve, de celle qu’il a eue sous les
yeux : ainsi, dans son étude sur Henry de Groux, un grandiose pendu nous apparaît, plus
grandiose encore et plus lamentable aussi, parmi le renouveau luxuriant des sèves, que le
grandiose et lamentable bonhomme du peintre de la Violence.
Quant aux défauts des œuvres qu’il aimait, il les voyait bien, mais il préféra souvent
les taire, sachant que l’éloge doit, pour porter, être un peu partial, et sachant aussi
que le rôle du critique est de nous signaler des beautés et des joies, non des
imperfections et des causes de tristesse. A l’œuvre mauvaise, médiocre ou nulle, le
silence seul convient, et, contrairement à l’opinion d’Edgar Poe, j’affirme que la plupart
des chefs-d’œuvre même ont besoin pour être compris, à l’heure où ils éclosent, de la
charitable glose d’une intelligence amie. Malheureusement, la critique influente, si peu
qu’elle le soit encore, étant devenue prudente ou servile, il est nécessaire de la
contredire de temps à autre, rien que pour montrer que l’on n’est pas dupe : cela seul
induisit Aurier à contester non le talent, mais le génie de M. Meissonier, peintre fameux
des états-majors et des cuirassiers. Ce ne fut que par occasion qu’il livra bataille au
taureau ; il avait, comme critique, une besogne plus urgente : mettre en lumière les
« isolés », comme il disait, forcer vers eux l’attention de quelques-uns. La première
étude de ce genre, son Van Gogh eut un succès inattendu ; elle était
excellente, d’ailleurs, disait la vérité sans ménagements pour l’opinion, et vantait le
peintre du soleil et des soleils sans ces emballements puérils qui sont la tare de
l’enthousiasme. Dès là, il exprimait les deux inquiétudes dont il se souciait avant tout :
le peintre est-il sincère ? et que signifie sa peinture ? La sincérité, en art, est bien
difficile à démêler de l’inconsciente fraude où se laissent aller les artistes les plus
purs et les plus désintéressés ; l’extrême talent dégénère très souvent en virtuosité : il
faut donc, en principe, croire l’artiste sur sa parole, sur son œuvre. A la seconde
question, la réponse est généralement plus facile. Voici ce qu’Aurier dit à propos de Van
Gogh, et cela peut servir de définition assez nette du symbolisme en art :
« C’est, presque toujours, un symboliste. Non point, je le sais, un symboliste à la
manière des Primitifs italiens, ces mystiques qui éprouvaient à peine le besoin de
désimmatérialiser leurs rêves, mais un symboliste sentant la continuelle nécessité de
revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d’enveloppes intensément
charnelles et matérielles. Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe morphique,
sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l’esprit qui sait
l’y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l’Œuvre, en est, en
même temps, la cause efficiente et finale. Quant aux brillantes et éclatantes symphonies
de couleurs et de lignes, quelle que soit leur importance pour le peintre, elles ne sont
dans son travail que de simples procédés de symbolisation. »
En son étude sur Gauguin, un an plus tard, il revint sur cette théorie, la développa,
exposant, avec une grande sûreté de logique, les principes élémentaires de l’art
symboliste ou idéiste, qu’il résume ainsi :
L’œuvre d’art devra être :
« 1° Idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de
l’Idée ;
» 2° Symboliste, puisqu’elle exprimera cette idée par des formes ;
» 3° Synthétique, puisqu’elle écrira ces formes, ces signes, selon un
mode de compréhension générale ;
» 4° Subjective, puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant
qu’objet, mais en tant que signe d’idée perçu par le sujet ;
» 5° (C’est une conséquence) Décorative ― car la peinture décorative
proprement dite, telle que l’ont comprise les Égyptiens, très probablement les Grecs et
les Primitifs, n’est rien autre chose qu’une manifestation d’art à la fois subjectif,
synthétique, symboliste et idéiste. »
Après avoir ajouté que l’art décoratif est le seul art, que « la
peinture n’a pu être créée que pour décorer de pensées, de rêves et d’idées les murales
banalités des édifices humains »
, il impose encore à l’artiste le nécessaire don d’émotivité, en alléguant, seule, « cette transcendantale émotivité, si
grande et si précieuse, qui fait frissonner l’âme devant le drame ondoyant des
abstractions »
.
« Grâce à ce don, les symboles, c’est-à-dire les Idées, surgissent des ténèbres,
s’animent, se mettent à vivre d’une vie qui n’est plus notre vie contingente et relative,
d’une vie essentielle, la vie de l’Art, l’être de l’Être.
» Grâce à ce don, l’art est complet, parfait, absolu, existe enfin. »
Sans doute, tout cela est plutôt, au fond, une philosophie qu’une théorie de l’art, et je
me méfierais de l’artiste, même supérieurement doué, qui s’appliquerait à la réaliser par
des œuvres ; mais c’est une philosophie très haute et possiblement féconde : quelques
artistes en seront peut-être touchés même à travers leur cuirasse d’inconscience.
En critique, Aurier était encore d’avis que l’on doit examiner l’œuvre en soi et qu’il
est ridicule de faire intervenir dans son jugement des motifs aussi vagues et aussi
trompeurs que l’hérédité et le milieu. Il y a un lien de cause à effet, cela est naïvement
clair, entre l’homme et l’œuvre, mais de quel intérêt peut bien être la connaissance de
l’homme pour qui s’amuse aux fantastiques marines de Claude Lorrain ? La logique, si j’y
réfléchissais, m’affirmerait ce Claude Napolitain ou Vénitien, méridional tout au moins,
et qu’il soit né en Lorraine, cela me suffoquerait, si j’étais M. Taine ; l’histoire, il
est vrai, m’apprend qu’il séjourna à Naples et qu’il passa par Venise : je m’en doutais,
mais cela n’ajoute rien à mon rêve, et Cléopâtre, appuyée à l’épaule de Dellius, n’y puise
pas une beauté nouvelle.
Sans être un bon roman, ni de bonne littérature, Vieux est un roman
amusant, et, avec cela, bien ordonné. La personnalité d’Aurier n’y est pas encore bien
nette ; son esprit ne s’y affirme qu’à l’état de collaborateur, ― collaborateur de Scarron
et de Théophile Gautier, de Balzac et même de certains petits naturalistes qui tentèrent
d’être goguenards. Mais le plus grave défaut de ce livre fut qu’il n’exprimait plus, quand
il fut achevé, les tendances esthétiques de l’auteur, ou qu’il n’en exprimait que la
moitié et la partie la moins neuve et la plus caduque. Qu’on lise, cependant, le chapitre
VII : ce sont de fort belles pages et bien à leur place, quoique d’un ton plus élevé que
le reste du roman ; qu’on lise, au chapitre XXI, la psychologie de l’« heure du coucher »,
et ce qui suit : c’est d’une finesse un peu simple, mais comme c’est observé et quelle
belle ironie en action ! Qu’on lise encore la déclaration d’amour du vieux Godeau, les
tendres paroles dont se soulage le malheureux pendant que la bien-aimée se livre,
cyniquement, à d’autres soulagements : c’est d’un genre de comique qui n’a de vulgaire que
la forme, et qui laisse dans le souvenir une impression de rabelaisianisme ingénu.
Enfin, Vieux est une œuvre très imparfaite, ― mais non pas médiocre.
Aurier annonçait plusieurs romans, les Manigances, la Bête qui
meurt : comme toujours, et comme tous les faiseurs de projets, il se préoccupa
de réaliser ses promesses dans l’ordre inverse où il les avait faites. On a retrouvé dans
ses papiers un manuscrit intitulé Edwige, mais qu’il avait verbalement
débaptisé quelques semaines avant sa mort ; il a paru sous ce titre :
Ailleurs.
Plus qu’une esquisse et moins qu’une œuvre achevée, ce petit roman philosophique est
curieux : c’est un duel tragi-comique entre la Science et la Poésie, entre l’Idéalité et
le Positivisme, conté en un style adéquat au sujet, tantôt bizarrement familier, tantôt
mesuré et stellé de belles métaphores. On y retrouve l’auteur de Vieux,
mais plus sobre ; on y retrouve le poète et le critique d’art, mais plus sûr de sa
philosophie et plus maître de l’expression de ses idées ou de ses sentiments.
Aurier avait, comme romancier, un don assez rare et sans lequel le meilleur roman n’est
qu’un recueil de morceaux choisis : il savait ériger en vie un personnage, lui attribuer
un caractère absolu et dévoiler logiquement, au cours d’un volume, les phases de ce
caractère, non par de vagues analyses, mais par la mise en scène de faits systématiquement
choisis pour leur valeur révélatrice : tel, dans Vieux, M. Godeau ; tels,
dans Ailleurs, Hans et l’ingénieur. Cet ingénieur est une merveilleuse
caricature : Aurier lui prête des propos d’un comique vraiment énorme et pourtant
lamentablement vraisemblables, car c’est encore un autre de ses dons, comme romancier, de
n’outrer jamais que le vrai ou le possible : il y avait en lui le génie d’un Daumier, ― et
Daumier, seul, aurait pu conter avec des images un symbolique épisode aussi amèrement
comique que la colère du Dr Cocon accusé d’héroïsme. Aurier serait
allé très loin en ce genre, le roman de l’ironie comique, de l’amertume exhilarante : que
de joies il nous eût données !
C’était un homme de talent et d’un talent peu ordinaire, un esprit supérieur ; il ne doit
pas être oublié : on peut encore lire ses romans, goûter plus d’une page de ses vers et,
pendant longtemps, ses critiques d’art fourniront des idées, une méthode et des
principes.
Quoique les dernières évolutions littéraires se soient faites loin de M. de Goncourt et
qu’il ait eu l’orgueil ― ou la faiblesse ― de s’en désintéresser, on ne trouverait sans
doute pas à cette heure un « symboliste » de marque, et même le plus absolu en ses idées,
qui ne consentît à signer un éloge cordial de l’auteur de Madame
Gervaisais. Le doute qui assombrit l’éclat des obsèques d’Alexandre Dumas, ou les
moins illustres funérailles de M. Daudet, s’est résolu en évidente lumière et en certitude
pure et simple : les Goncourt furent un grand écrivain.
Ils en eurent tous les caractères : l’originalité, la fécondité, la diversité.
L’originalité est le don premier, mystérieux et formidable ; sans lui, toutes les autres
qualités de l’écrivain sont stériles, nuisibles, et même un peu ridicules, le jour où
l’homme de lettres laborieux et intelligent, mais pas davantage, fier de multiples
aptitudes, se veut dressé en statue sur un piédestal de tomes. Plus digne de gloire est le
génie intermittent ou soudain qui se manifeste par de capricieux éclairs ou par la lueur
inattendue ; d’un rayon seul et qu’on ne reverra pas. Les Goncourt appartiennent à la
caste des génies continus et sans défaillance ; s’ils ne doivent pas être nombrés parmi
les demi-dieux, ils le seront parmi les héros qui accumulèrent un total de belles actions
égal à une œuvre unique et grandiose. Chacun des livres des Goncourt fut une de ces belles
actions, chacune d’une beauté différente et neuve.
Historiens, appliquant aux événements d’hier la méthode documentaire d’Augustin Thierry,
ils restituèrent, en place d’une vision de parade un xviiie
siècle vivant et sincère, rajeuni par la typique anecdote, éclairé par le sourire des
femmes, expliqué par le costume, par le billet, par l’estampe, par le cri de la rue, par
l’épigramme, par le mot. Cette sorte d’histoire n’est pas toute l’histoire, mais c’est
peut-être la seule qui puisse intéresser désormais des esprits devenus sceptiques par trop
de lectures et plus curieux de comprendre les différences que de ramener à l’unité la
diversité des événements. Si l’on ne retient de l’histoire que les faits les plus
généraux, ceux qui se prêtent aux parallèles et aux théories, il suffit, comme disait
Schopenhauer, de conférer avec Hérodote le journal du matin : tout l’intermédiaire,
répétition évidente et fatale des faits les plus lointains et des faits les plus récents,
devient inutile et fastidieux ; Bossuet le rejette. Ce fut la première originalité des
Goncourt de créer de l’histoire avec les détritus même de l’histoire, tout un mouvement de
curiosité date de là ; la publication de l’Histoire de la Société française pendant
la Révolution et sous le Directoire ouvrit l’ère du bibelot, ― et que l’on ne
voie pas en ce mot une intention déprédatrice ; le bibelot historique jadis s’appela
relique : c’est le signe matériel qui témoigne devant le présent de l’existence du passé.
En ce sens, le musée Carnavalet, pour prendre un exemple bien clair, est l’œuvre des
Goncourt, ―et, s’il avait acheté la partie historique du cabinet d’Auteuil, il aurait pu
tout naturellement changer de nom on s’enrichissant.
L’œuvre historique des Goncourt, laissées de côté ses conséquences et son influence, a
une valeur certaine. D’abord ils imaginèrent d’« écrire » histoire ; ils ne font ni des
discours ni des dissertations, mais des livres ; ils traitent Marie-Antoinette non pas en
sujet mais en motif autour duquel se viennent rassembler tous les petits faits de vie dont
vivait la reine : à connaître ses jeux, ses paroles, ses robes et ses coiffures, ils
pénètrent plus facilement jusqu’à son âme qui, occupée sans doute de combinaisons
politiques, l’était aussi de jeux de robes et de coiffures. Tous ces détails, que les gens
graves de l’an 1855 taxaient d’enfantillages, ne les empêchèrent pas de dégager les
premiers le véritable rôle de la reine et de montrer que tous les fils venaient se nouer
autour de ses doigts fins et redoutables. La clef de l’énigme que cherchaient en vain les
historiens « sérieux » et professionnels, les Goncourt la trouvèrent dans une boîte à
mouches, peut-être, mais ils la trouvèrent.
Leur période uniquement historique se clôt vers 1860 : alors, sans modifier leurs
procédés, ils demandent aux faits de la vie contemporaine ce qu’ils avaient demandé au
document du passé : la vérité réaliste.
Chercher la vérité semble une entreprise illusoire et paradoxale. Avec de la patience, on
atteint quelquefois l’exactitude, et avec de la conscience, la véracité ; ce sont les
qualités fondamentales de l’histoire ; on les retrouve dans les romans des Goncourt. Leurs
fictions, plus que toutes autres, inspirent confiance ; on peut y étudier la vie comme
dans la vie elle-même ; les faits, transposés selon le ton nécessaire, loin d’être
défigurés, sont encore accentués et rendus plus vivants par l’art qui les remet en leur
place et en leur lumière logiques. Le réalisme ne s’y étale jamais avec la brutalité
démocratique où il descendit plus tard ; ils manient les anecdotes sociales avec
délicatesse, comme les médecins font des plaies les plus sales ; avec pitié, avec dédain,
avec joie, ― toujours avec cette supériorité aristocratique, don de ceux qui, élevés
au-dessus de la basse vie, n’y inclinent que leur intelligence et n’y mettent pas les
mains. Tous leurs romans sont observés de haut, par un regard qui plonge ; ils dominent
leurs personnages ; ils ne sont jamais familiers, mais jamais insolents.
Observateurs désintéressés, sans croyances sans opinions sociales, ils vont dans la vie,
la poitrine bravement tournée vers la lame, et ils notent après le choc, leur sensation.
Ils se font ainsi un répertoire authentique d’attestations dont ils ont éprouvé sur
eux-mêmes la vérité immédiate. Que ces fiches soient rangées dans leur cerveau ou dans des
boîtes, c’est là qu’ils puisent s’ils ont à dire, ressentie par un de leurs personnages,
une impression analogue à celle qu’ils éprouvèrent. Aussi ils écoutaient, attentifs aux
involontaires confidences, aux cris de nature, prompts à saisir la valeur significative
d’un sourire, d’un regard d’un geste. Voulant reproduire en son élémentaire véracité la
langue des enfants, ils s’astreignirent à passer sur un banc des Tuileries d’immobiles
après-midi, figés en un feint sommeil, pour ne pas effaroucher la piaillerie des moineaux.
L’un comme l’autre, ils avaient la passion d’écouter aux portes de la vie ; ils
cherchaient des secrets comme des gens cherchent de minuscules coquillages dans le sable
des dunes ; le survivant garda jusqu’à sa dernière heure ce besoin de savoir ce qui se
passe, de regarder par la fenêtre, de soulever les stores et les rideaux. Tout ce qui ne
put logiquement trouver place dans les romans devint la matière du Journal
― ce carnet colossal d’un romancier réaliste.
On appelle réaliste le romancier qui ne travaille que d’après l’observation minutieuse
des faits de la vie ordinaire, mais un romancier qui ne serait que réaliste ne serait que
la moitié d’un romancier, ou moins : on le vit bien lorsque le réalisme fut manié par le
déplorable Champfleury. Comme méthode, le réalisme avait été inventé par les romantiques
qui se vantaient, à l’imitation de Gœthe, de mêler exactement dans leurs œuvres la vérité
et la poésie. Plus tard, tandis que les uns gardaient la seule poésie et, par Musset,
arrivaient à Octave Feuillet, les autres, rejetant toute poésie, venant de Stendhal,
aboutissaient aux sèches analyses de Duranty, ― qu’aucun effort n’a pu tirer de son
sépulcre. Cependant Flaubert, qui ne fit jamais que subir impatiemment le réalisme,
continuait la tradition de Chateaubriand. Les Goncourt perpétuèrent, en le rénovant, le
véritable romantisme des romanciers, celui de Balzac ; si l’on veut bien étudier leur
œuvre d’un peu près, se remémorer Renée Mauperin ou Sœur
Philomène, ou même la tragique Germinie Lacerteux, on sera forcé
de le reconnaître et on le reconnnaîtra un jour ou l’autre si équivoque que cela paraisse
à cette heure, après l’oraison funèbre de M. Zola : les Goncourt furent des romantiques.
Par eux, par Edmond de Goncourt qui fit la Faustin, se clôt le cycle ouvert
par Balzac.
En aucun des romans qui vont de Charles Demailly à Chérie
on ne sent cette affectation d’insensibilité, d’ironie froide qui caractérisa depuis les
œuvres de presque tous les médanistes. Il y a même chez eux un penchant à la pitié ou à la
tendresse qui va jusqu’au sentimentalisme, mais discret et si pur. René
Mauperin est un livre de ce ton, plein de larmes cachées. Soeur
Philomène est une œuvre de sentiment : dégagée par la pensée du réalisme
adventice qui l’encombre et défigure, ce roman serait en même temps que la plus émouvante,
la plus pure histoire d’amour écrite depuis Atala. Ici, la méthode a gâté
le génie, mais le génie et la tradition ont vaincu la méthode.
En même temps qu’ils continuaient une période littéraire, ils en ouvraient une autre,
fraternellement avec Gustave Flaubert. Quand parut Germinie Lacerteux,
M. Zola regardait la lune se jouer sur l’onde azurée du ruisseau bordé de saules où Ninon,
chantant une barcarolle, prend un bain sentimental. Il est inutile d’insister : tout le
naturalisme, en sa partie populaire, vient de Germinie Lacerteux ; cette
œuvre forte et hardie n’était qu’un épisode dans l’épopée des Goncourt ; les années
suivantes ils donnaient Manette Salomon, puis Madame
Gervaisais, analyse suraiguë du mysticisme maladif ; néanmoins, c’est l’histoire
de la servante hystérique qui semble avoir eu l’influence la plus décisive sur le
développement ultérieur du naturalisme, tel qu’il fut compris par M. Zola et par ses
disciples immédiats.
La domination des Goncourt s’étendit plus loin que sur une école ; hormis peut-être
Villiers de l’Isle-Adam, il n’est aucun écrivain qui ne l’ait subie pendant vingt ans, de
1869 à 1889 : leur instrument de règne fut le style.
On leur attribue le mot, démonétisé depuis, d’écriture artiste ; ils
inventèrent du moins la chose et se firent ainsi des ennemis de tous ceux qui sont dénués
de style personnel et, naturellement, des journalistes, qui rédigent en hâte, dont le
métier pour ainsi dire est de ne pas « écrire ». Ecrire, selon l’exemple des Goncourt,
c’est forger des métaphores nouvelles, c’est n’ouvrir sa phrase qu’à des images inédites
ou retravaillées, déformées par le passage forcé au laminoir du cerveau ; c’est encore
plusieurs choses et d’abord c’est avoir un don particulier et une sensibilité spéciale. On
peut cependant, par la volonté et par le travail acquérir un style presque personnel en
cultivant, selon sa direction naturelle, la faculté qu’a tout homme intelligent d’exprimer
sa pensée au moyen de phrases. Trouver des phrases que nul n’a encore faites, en même
temps claires, harmonieuses, justes, vivantes, émondées de tout parasitisme oratoire, de
tout lieu commun, des phrases où les mots, même les plus ordinaires, prennent, comme les
notes en musique, une valeur de position, des phrases un peu tourmentées, greffées
adroitement de ces incidentes qui déconcertent, puis charment l’oreille et l’esprit
lorsqu’on a saisi le ton et le mécanisme de l’accord, des phrases qui se meuvent comme des
êtres, oui, qui semblent vivre d’une vie délicieusement factice, comme des créations de
magie.
Quand on a goûté à ce vin on ne veut plus boire l’ordinaire vinasse des bas littérateurs.
Si les Goncourt étaient devenus populaires, si la notion du style pouvait pénétrer dans
les cerveaux moyens ! On dit que le peuple d’Athènes avait cette notion.
Après l’originalité de leur style, l’importance de leur rôle littéraire, historique,
artistique, ce qu’il faut admirer chez les Goncourt, et chez le survivant jusqu’à la
dernière heure, c’est la fécondité. Non pas la banale et abondante moisson de lignes
qu’ils engerbèrent en d’infinis tomes, non pas cette fécondité à la Sand toute pareille au
travail naturel de l’animal prolifique, ― mais une production raisonnée et voulue d’œuvres
choisies entre toutes celles qui leur étaient possibles, et diversifiées assez pour que
rien d’essentiel n’ait échappé à leurs mains d’entre les fruits de l’arbre. Ils ont
vraiment cueilli les fruits les plus beaux et les plus variés de forme, de couleur et de
saveur ; ils ont dit de l’homme, des choses, de la vie tout ce qu’ils avaient à en dire,
et cela méthodiquement, d’après un plan secret, mais certainement élaboré dès leurs
premières années de travail. Demeuré seul, Edmond de Goncourt compléta l’œuvre commune par
des livres où, s’il y a quelque chose de moins, il y a aussi quelque chose de plus : la
Faustin et Chérie témoignent que si les deux frères
avaient ensemble du génie, le mourant légua au survivant la part qu’il aurait pu emporter.
Quoi que l’on ait dit le second des Goncourt était peut-être le moins âpre des deux, en
même temps que le moins esclave des règles réalistes ; dans les œuvres qu’il signa seul,
le ton est plus uniforme, la tendresse plus profonde, la pitié plus humaine : peu de
livres sont aussi touchants que les Frères Zemganno et peu sont plus
poignants que la Fille Elisa. Les pages où il dit l’horreur du silence dans
les bagnes de femmes auraient fait abolir cette coutume abominable si nous étions un
peuple apte encore aux sentiments élémentaires de la miséricorde.
Enfin, et pour résumer l’impression que donne la vue panoramique de cette double
existence, si noblement prolongée par l’un d’eux jusque vers l’extrême vieillesse, les
Goncourt furent de miraculeux hommes de lettres. Victor Hugo souligna un jour sur un
contrat son nom de ces mots si vilipendés : homme de lettres. Plus justement encore,
Edmond de Goncourt eût pu signer ainsi son testament. Il était « de lettres », comme on
était jadis « de robe » ou « d’épée » ; il l’était tout entier, simplement, fièrement, ―
mais jusqu’à la souffrance et jusqu’à la manie, comme le prouve cette entreprise de
monographies japonaises, qui, œuvre de tout autre, eût paru inutile et même absurde. Il
écrivait pour se réaliser, pour dire ses sensations, ses admirations, ses goûts et ses
dégoûts. Nul autre souci, ― et surtout quel mémorable désintéressement ! En tout autre
temps, nul n’aurait songé à louer Edmond de Goncourt pour ce dédain de l’argent et de la
basse popularité, car l’amour est exclusif et celui qui aime l’art n’aime que l’art :
mais, après les exemples de toutes les avidités qui nous ont été donnés depuis vingt ans
par les boursiers de lettres, par la coulisse de la littérature, il est juste et
nécessaire de glorifier, en face de ceux qui vivent pour l’argent, ceux qui vécurent pour
l’idée et pour l’art.
La place des Goncourt dans l’histoire littéraire de ce siècle sera peut-être aussi grande
que celle même de Flaubert, et ils la devront à leur souci si nouveau, si scandaleux en
une littérature alors encore toute rhétoricienne, de la « non-imitation » ; cela a
révolutionné le monde de l’écriture. Flaubert devait beaucoup à Chateaubriand ; il serait
difficile de nommer le maître des Goncourt. Ils conquirent pour eux, ensuite pour tous les
talents, le droit à la personnalité stricte, le droit à l’égoïsme artistique, le droit
pour un écrivain de s’avouer tel quel, et rien qu’ainsi, sans s’inquiéter des modèles, des
règles, de tout le pédantisme universitaire et cénaculaire, le droit de se mettre face à
face avec la vie, avec la sensation, avec le rêve, avec l’idée, de créer sa phrase ― et
même, dans les limites du génie de la langue, sa syntaxe.
Ainsi, ils complétèrent l’œuvre de Victor Hugo qui se vantait justement d’avoir libéré
les mots du dictionnaire ; ainsi ils achevèrent l’évolution du romantisme en fondant
définitivement la liberté du style.
Hello représente la foi, en ce qu’elle doit avoir d’absolu, et la crédulité, en ce
qu’elle peut avoir de plus transitoire.
La vie de l’homme est un acte de foi et un acte de confiance (ces deux mots sont presque
des doublets) ; il faut que l’homme croie, sinon à la réalité, du moins à la véracité de
sa vie et de la vie ; il faut qu’il ait foi dans la floraison, aux heures où il plante son
verger, et foi dans la fructification aux heures où il se promène sous les fleurs. Les
fleurs qu’il désire et les fruits qu’il attend diffèrent selon la nature de son âme, mais
il croit aux fleurs et aux fruits, et qu’il mangera les fruits, et qu’il s’endormira
rassasié au pied de l’arbre de sa prédilection. Il a la foi, puisqu’il vit et puisque la
faillite de tous les vieux automnes ne l’incline pas à se coucher avant tout travail,
parmi la terrible stérilité de l’herbe.
Hello, par l’absolutisme de sa foi, est bien un représentant de l’humanité croyante, de
l’humanité qui, ayant à peine semé, se penche déjà anxieuse vers les secrets du sillon ;
mais il y a une malédiction sur le sein de la terre ; il est peut-être pourri depuis le
meurtre d’Abel : la semence ne germe pas : et l’homme recommence à jeter des graines dans
la glèbe pourrie ; il y verse du sang, il y enfonce son cœur, il y enterre son âme, il
descend tout entier dans cette tombe miraculeuse, et là, paisible sous le terrible manteau
des herbes stériles, il attend, imputrescible germe, l’heure de la germination divine.
La foi est imputrescible, puisque l’humanité vit et puisque le silence des tombes ne l’a
pas découragée de creuser de nouvelles tombes.
Hello est le croyant. Sa foi n’est pas l’espérance imprécise d’un hédoniste inconscient ;
elle est absolue dans son principe comme dans son but, et ce principe et ce but sont uns ;
parti de la vérité, il va vers la vérité. Il sait ce qu’il sème, il sait ce qu’il
récoltera, et quand il se confie à la tombe, quel fruit d’illumination, quel fruit
d’éternité.
S’il va vers la vérité, c’est par obéissance ; pour aller vers la vérité, il est forcé de
la prendre dans son cœur, de l’arracher, chair de sa chair, et de la jeter loin, devant
lui, admirable proie, qu’il disputera, sûr de la victoire, aux chiens de l’erreur.
Il sait ce que c’est que la vérité ; il sait donc ce que c’est que l’erreur.
Pour lui, le monde des idées se divise en deux hémisphères ; l’un est continuellement
éclairé par le rayonnement de l’infini ; l’autre est continuellement enténébré par les
vapeurs de l’orgueil. Il sait pourquoi l’orgueil engendre les ténèbres : l’orgueil est un
écran entre l’intelligence humaine et l’intelligence divine ; l’orgueil se contemple
lui-même et se contemple seul, car il se croit seul. C’est là l’erreur absolue, comme la
vérité absolue est de ne pas croire en soi, mais de croire en Dieu seul, qui est la vérité
unique.
La croyance d’Hello est la croyance au Dieu providentiel. « Rien n’arrive sans son ordre
ou sans sa permission. » Mais Dieu est logique ; il y a un « plan divin » : Hello le
connaît sommairement. Dieu veut ce que Hello croit. Dieu veut l’accomplissement de la
vérité ; Dieu veut s’accomplir lui-même et se réaliser partiellement en toute créature de
bonne volonté. Les moyens de Dieu sont obscurs ; ses desseins sont clairs. Ses actes sont
parfois terribles, mais ceux-là seuls en souffrent parmi les hommes qui habitent
l’hémisphère des ténèbres ; ceux qui se sont rangés du côté de la lumière peuvent être
passagèrement éblouis et navrés : un jour viendra où le souvenir même des agonies ne sera
plus que la joie de comprendre la nécessité fugitive de la douleur humaine.
La Providence, ayant organisé, administre par l’intermédiaire de l’Eglise. L’Eglise
résout les affaires courantes et de logique ; en ce domaine elle est souveraine. La
Providence se réserve l’ et l’absurde, c’est-à-dire le surnaturel ; en cet
ordre d’idées, elle opère le plus souvent au moyen des saints et d’abord de la Vierge
Marie, qui est la Sainte au-dessus des saints. Hello croit fermement à tout miracle admis
par l’Eglise ; à la vertu des reliques ; aux apparitions ; aux guérisons subites ; aux
punitions providentielles ; aux bienveillances temporaires de l’infini. Dieu est penché
sur nous ; il nous observe comme nous observons une fourmilière ; il relève, si elles
tombent trop chargées du fardeau de la croix élue, les fourmis croyantes, les fourmis au
cœur pur et mêmes les fourmis pécheresses mais en qui le souffle du péché n’a pas éteint
toutes les flammes de l’amour. Dieu parle à ses fourmis préférées ; il les encourage ; il
leur prédit l’avenir ; il leur dévoile les cataclysmes par quoi les méchants seront
avertis et inclinés au repentir, s’il en est temps encore. Hello, fourmi de bonne volonté,
s’arrête sur la pente du fétu, et rend à Dieu son regard d’amour.
Hello est chrétien et catholique absolument ; il croit avec génie ; il croit
spontanément, sans effort, mais avec l’énergie du batelier, emporté par le courant du
fleuve et qui croit au courant du fleuve. Il sait que la vie l’emporte et il sait vers
quel pays. Le paysage des rives l’intéresse à peine et ne l’intéresse pas comme paysage.
Quand il a regardé un défilé de saules, de roseaux ou de peupliers, il ferme les yeux un
bon moment et médite sur la signification des arbres, des arbustes et des herbes. Ayant
médité, il comprend, car il est apte à comprendre tout, et il comprend à l’inverse du
savant. Le comment des choses ne l’inquiète pas ; il en cherche le pourquoi, et il le
trouve toujours, toujours satisfait par l’explication la plus simple, l’éternelle
explication dont le croyant se contente : Dieu l’a voulu ainsi.
On dirait qu’il se contente de peu, mais c’est une apparence : il ne se contente que de
l’infini. A chaque pas, à chaque coup d’aviron, à chaque pont, à chaque gué, il a besoin
de l’infini, Christophe qui, pour traverser le torrent tumultueux a besoin d’un bâton
lourd et haut comme un chêne. Sans ce bâton le croyant tombe et s’évanouit : Hello manie
le sien avec certitude et avec délectation. Selon les circonstances de la route il en fait
un épieu, une perche, une passerelle, un rempart ; dans les branches il taille des
flèches ; les ramilles lui servent de verges : il a du plaisir à fustiger le monde avec
les verges de l’infini.
Le croyant n’est pas le voyant. Le voyant ne se trompe jamais humainement sur l’essence
des âmes ou des intelligences ; son regard pénètre les écorces et les carapaces et porte
jusqu’au milieu des secrets une lumière pareille à ces lampes par quoi on éclaire
subitement les cavernes et les abîmes. Le regard du croyant et sa lampe s’arrêtent à la
porte ou à la surface : il n’ose ni enfoncer les portes, ni briser les surfaces ; il est
prudent ; sa lumière s’appelle la Fon : il a peur de la diminuer, car il sait que la
diminuer, c’est la perdre. Il rôde autour du mystère comme le loup autour du troupeau, et
il croit avoir compté les brebis parce qu’il a fait le tour du troupeau pendant une nuit
sans lune. Hello n’entre jamais au cœur des problèmes, ces troupeaux d’idées ; il les
cerne, il les ceint d’un cercle d’où il leur défend de sortir, puis il leur parle ; ses
discours sont uniformes : problème, tu es simple, trop simple pour que je m’attarde autour
de toi, si simple que tu n’existes pas. Troupeau d’idées réunies là sous un berger de
hasard pour brouter l’herbe de l’erreur, tu es mon prisonnier, parce que j’ai dessiné un
cercle autour de ton pâturage et parce que tu pâtures l’herbe de l’erreur. Regarde-moi, du
fond de ta prison circulaire, vois comme les étincelles jaillissent quand mes pieds
foulent l’herbe de la vérité ; et toutes ces étincelles, vois comme elles se rejoignent en
longues et douces flammes : alors je les moissonne, je les engerbe, je les emporte sur mes
épaules, fardeau glorieux de vérité, et je te laisse pâturer l’ignominie empoisonnée.
Il y a le bien et le mal. Hello est très simplet sous son air de profondeur. C’est un
prophète infiniment naïf. Il a la naïveté du génie et la naïveté de l’ignorance. Il est
douloureusement ignorant. N’ayant vu jamais les paysages d’idées que de loin, dans un
brouillard d’aurore ou de crépuscule, il n’est pas nomenclateur : il ne sait pas comment
se nomment les arbres ; il ne sait pas comment s’appellent les hommes ; et dans le
troupeau des idées il ne fait que cette distinction : il y a des brebis blanches et des
brebis noires.
Toutes les sciences lui sont étrangères, même celles que les chrétiens cultivent en vue
de fins apologétiques. En histoire, il est demeuré à Bossuet, et de Maistre lui semble
hardi ; en philologie, presque jovial, il sait que Babel veut dire confusion, et il ne
sait guère que cela.
Ignorant, il est crédule : ne l’ayant pas lu, il suppose que l’admirable Darwin est un
farceur dans le genre de Voltaire. Il le méprise pour exalter Benoît Labre et M. Dupont
(de Tours). N’ayant de principes que des principes extérieurs à lui-même, il ne juge pas,
il accepte et il explique. Il a endossé la foi comme un vêtement ; il s’est orné de
superstitions comme de breloques. Il vante le pouvoir miraculeux de la langue de M. Olier
conservée dans un bocal à Saint-Sulpice. On dirait qu’il veut décourager l’intelligence,
mais il n’a vraiment qu’un dessein : étaler sa foi comme les lessiveuses étalent du linge
sur une haie. Il étale toute sa foi, toute la lessive et jusqu’aux linges les plus troués
et les plus tachés. Il est fier de sa foi et de son ignorance, et de sa crédulité, et de
ses chiffons mal blanchis. Il voudrait que l’Eglise lui ordonnât des croyances et des
étalages plus humiliants. Ayant baisé les sandales de Labre, la redingote de M. Dupont et
la calotte de M. Vianey, il souhaiterait de plus répugnantes joies : par un côté, la
vénération des reliques se rapproche des divagations sensuelles. Il y a des baisers qui ne
sont sensuels que parce qu’ils sont sales ; il y a des reliques qui ne sont saintes que
parce qu’elles sont malpropres.
Mais le croyant est humble. La pure cendre des palmes n’a taché son front que d’un signe
symbolique ; il lui faut de la vraie poussière, celles des sentiers où des sueurs ont
suinté, celles des dalles où des femmes accroupies ont laissé l’odeur de leurs glandes. Il
y a l’hystérie de la poussière. Il y a aussi l’hystérie du débris de cimetière et de la
pièce anatomique. La rotule a des pouvoirs et l’omoplate a des volontés : l’humble
s’agenouille devant la rotule et le croyant se signe devant l’omoplate. Il veut se faire
plus humble qu’un vieil ossement ; il veut se faire si croyant qu’il croira au pouvoir de
l’inerte et à la volonté de la mort.
Dans l’excès de l’humilité il y a de l’orgueil ; il y a de la vanité dans l’excès de la
croyance ! Hello a la vanité de la croyance et l’orgueil de l’humilité. Il accepte
l’absurde avec ostentation ; il déprécie son intelligence avec fierté. Il se donne à
croire des choses dont la stupidité ferait rire une gardeuse d’oies ; il se salit l’esprit
et les mains des contacts où hésiteraient des manouvriers, mais c’est, pour dire : Voyez
comme je suis supérieur aux gentils. Je suis supérieur aux gentils parce que je suis
obéissant, croyant et humble ; Si je suis un être d’élection, ce n’est ni par mon
intelligence ni par mon amour : l’infini m’a élu au-dessus des autres hommes parce que je
me suis couché dans la poussière, parce que j’ai léché la poussière, parce que je me suis
roulé dans la poussière, poussière sur laquelle je vous prie, frères, de marcher avec
assurance et de cracher avec mépris. Puisque l’infini m’a élu, je veux que vous me
méprisiez : cela sera ma seule récompense terrestre. Je veux paraître un Labre
intellectuel. Vous marcherez sur moi et vous ne me verrez pas : je suis si grand que je
puis, comme une vermine, me cacher dans la poussière. Je suis grand, je suis fort, je suis
beau, je suis pur, je suis vrai parce que je suis un atome imprégné de la grandeur, de la
force, de la beauté, de la pureté et de la vérité de Dieu. Quand je parle, on ne m’écoute
pas, parce que ma voix est si puissante qu’on l’entend sans l’écouter : on n’écoute pas le
tonnerre. Quand je passe, on ne me voit pas, car on ne voit pas le vent et je passe au
milieu des galères mortes comme une triomphante barque dont les voiles sont gonflées par
le souffle des anges : elle glisse comme un fantôme divin, au milieu des galères mortes,
et les rameurs s’agitent, mais elle a fui, si rapide et si tumultueuse qu’ils s’arrêtent
en se disant l’un à l’autre : quelque chose vient de passer pendant que nous dormions.
Je passe et on ne me voit pas, je parle et on ne m’écoute pas. Voit-on Dieu ? Ecoute-t-on
Dieu ? Pourtant Dieu passe incessamment parmi nous, arbres, barques, tabernacles ou
pierres ! Pourtant Dieu parle éternellement à chacun de nous, et il nous dit des choses si
douces et si merveilleuses ! On ne me voit pas et on ne m’écoute pas, parce que je suis
l’envoyé de Dieu et le porte-parole de Dieu. Je suis le génie.
« Le Génie est armé d’une partialité terrible, comme une épée à deux tranchants ! Non
seulement il aime le bien, mais de plus il hait le mal ! Cette seconde gloire lui est
inhérente tout autant que la première. J’insiste, il hait le mal, et cette sainte haine
est le couronnement de son amour. »
« Une des meilleures manières, non de définir, mais de faire deviner l’homme de génie,
serait cette parole : il est le contraire de l’homme médiocre. »
C’est encore vrai. Hello, type du croyant, n’est pas médiocre, puisqu’il est excessif ;
il est vraiment le contraire du médiocre.
Il continue :
« Peut-être une définition complète du génie est-elle impossible, parce que le génie fait
éclater toutes les formules.
» Il est tellement son nom à lui-même qu’il n’en peut pas supporter d’autres. Son nom
est le génie, son atmosphère est la gloire.
» Aucune périphrase n’équivaut à son nom, aucune atmosphère ne remplace son
atmosphère.
» Il refuse de se laisser enfermer dans une définition. Il brise tous les cadres. Il est
le Samson du monde des esprits : et quand vous avez cru le circonscrire, il fait comme le
héros juif : il emporte avec lui sur la montagne les portes de sa prison. »
Mais Hello, qui a du génie, n’est pas le génie. Il n’emportera pas sur la montagne les
portes de sa prison. Sa prison, c’est la foi. Il demeure là, il s’y trouve bien. Au lieu
de désarticuler les portes, il y ajoute de nouveaux verrous. Samson est le révolté ; Hello
est le croyant.
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