Année 1862
Le jour de l’an, pour nous, c’est le jour des morts. Notre cœur a froid et
fait l’appel des absents.
Nous grimpons chez notre vieille cousine Cornélie, en sa pauvre petite chambre du
cinquième. Elle est obligée de nous renvoyer, tant il vient la voir de dames, de
collégiens, de gens, jeunes ou vieux, qui lui sont parents ou alliés. Elle n’a pas assez
de sièges pour les asseoir, ni assez de place pour les garder longtemps. C’est un des
beaux côtés de la noblesse, qu’on n’y fuit pas la pauvreté. Dans les familles
bourgeoises, il n’y a plus de parenté au-dessous d’une certaine position de fortune,
au-dessus du quatrième étage d’une maison.
* * *
— Le pas d’un mendiant, auquel on n’a pas donné, et qui s’en va, vous laisse
son bruit mourant dans le cœur.
* * *
— De quoi est faite très souvent la renommée d’un homme politique ? — de grandes fautes
sur un grand théâtre ! C’est être un grand homme d’État que de perdre une grande
monarchie. On mesure l’homme à ce qu’il entraîne avec lui.
* * *
— Une scène qui se passe devant moi à la Bibliothèque, et qui juge M. Thiers, ses
livres et l’universalité de sa gloire.
Un quidam arrive : « Je voudrais un roman. — On ne donne pas de romans. — Eh bien,
alors, donnez-moi M. Thiers ! — Quel ouvrage ? — L’Histoire de France.
— Il n’a pas fait d’histoire de France. — Alors, l’Histoire
d’Angleterre. — Il n’a pas fait d’histoire d’Angleterre. »
Là-dessus le quidam s’en est allé avec un grand désappointement sur la figure.
L’art n’est pas un, ou plutôt il n’y a pas un seul art. L’art japonais a ses beautés
comme l’art grec. Au fond, qu’est-ce que l’art grec : c’est le réalisme du beau, la
traduction rigoureuse du d’après nature antique, sans rien d’une
idéalité que lui prêtent les professeurs d’art de l’Institut, car le torse du Vatican
est un torse qui digère humainement, et non un torse s’alimentant d’ambroisie, comme
voudrait le faire croire Winckelmann.
Toutefois dans le beau grec, il n’y a ni rêve, ni fantaisie, ni mystère, pas
enfin ce grain d’opium, si montant, si hallucinant, et si curieusement énigmatique pour
la cervelle d’un contemplateur.
* * *
— Ce temps-ci n’est point encore l’invasion des barbares, il n’est que l’invasion des
saltimbanques.
* * *
— Je ne me rappelle plus ce que me racontait aujourd’hui ma maîtresse, mais j’ai
attrapé au milieu de son récit, se passant je ne sais où, cette réjouissante phrase :
« Je me serais trouvée mal, si j’avais osé ! »
Je me trouvais au quai Voltaire, chez France, le libraire. Un homme entra, marchanda un
livre, le marchanda longtemps, sortit, rentra, le marchanda encore. C’était un gros
homme, à mine carrée, avec des dandinements de maquignon. Il donna son adresse pour se
faire envoyer le livre : M*** à Rambouillet.
— Ah ! dit le libraire en écrivant, j’y étais en 1830 avec Charles X.
— Et moi, reprit le gros homme, j’y étais aussi… J’ai eu sa dernière signature. Vingt
minutes avant que la députation du gouvernement provisoire arrivât… J’étais là avec mon
cabriolet… Ah ! il avait bien besoin d’argent… Il vendait son argenterie, et il ne la
vendait pas cher… J’en ai eu vingt-cinq mille francs pour vingt-trois mille… Si j’étais
arrivé plus tôt…
Il en a vendu pour deux cent mille… C’est que j’avais quinze
mille bouches à nourrir… sa garde. J’étais fournisseur.
— Ah ! bien, s’écria le libraire, vous nous nourrissiez bien mal… Je me rappelle une
pauvre vache, que nous avons tuée dans la campagne !
Le hasard les avait mis face à face, le vieux soldat de la garde de Charles X, et le
fournisseur qui avait grappillé sur une infortune royale et acheté la vaisselle d’un roi
aux abois : le soldat, pauvre libraire ; le fournisseur, gros bourgeois épanoui, sonnant
d’aisance et de prospérité.
J’ai voulu voir ce qu’il achetait : c’était une Histoire des crimes des
papes.
* * *
— Les idolâtries populaires ! Sait-on combien Marat mort a eu d’autels et de tombeaux ?
Quarante-quatre mille !
* * *
— Le grand caractère de la fille tombée à la prostitution : c’est l’impersonnalité.
Elle n’est plus une personne, plus quelqu’un, mais seulement une unité dans un troupeau.
La conscience et la propriété du moi s’effacent chez elle, à ce point que dans les
maisons aux gros numéros, les filles prennent indistinctement avec les doigts dans
l’assiette de l’une ou de l’autre.
Je crois que depuis le commencement du monde, il n’y a guère eu de vivants aussi
engloutis, aussi abîmés que nous, dans les choses de l’art et de
l’intelligence. Là où ça fait défaut, il nous manque quelque chose comme la respiration.
Des livres, des dessins, des gravures bornent l’horizon de nos yeux. Feuilleter,
regarder, nous passons notre existence à cela :
Hic
sunt tabernacula nostra
. Rien ne nous en tire, rien ne nous en
arrache. Nous n’avons aucune des passions qui sortent l’homme d’une bibliothèque, d’un
musée, — de la méditation, de la contemplation, de la jouissance d’une idée ou d’une
ligne ou d’une coloration.
L’ambition politique, nous ne la connaissons pas, l’amour n’est pour nous, selon
l’expression de Chamfort, que « le contact de deux épidermes ».
Nous dînons avec Flaubert chez les Charles Edmond. La conversation tombe sur ses amours
avec Mme Colet. Flaubert déclare que l’histoire de l’album, dans son
livre Elle et Lui, est complètement fausse. Il a le reçu, un reçu de
800 francs. Point d’amertume, point de ressentiment du reste chez lui contre cette
femme, qui semble l’avoir enivré avec son amour de folle furieuse. Il y a une truculence
de nature dans Flaubert, se plaisant à ces femmes terribles de sens et d’emportements
d’âme, qui nous semblent devoir éreinter l’amour à coups de grosses émotions, de
transports brutaux, d’ivresses forcenées.
Un jour, elle est venue le relancer jusque sous le toit maternel, et elle a exigé une
explication, en présence
de sa mère, de sa mère qui a toujours gardé au fond
d’elle, comme une blessure faite à son sexe, le ressouvenir de la dureté de son fils
pour sa maîtresse. « C’est le seul point noir entre ma mère et moi ! » s’écrie
Flaubert.
Il avoue toutefois qu’il l’a aimée avec fureur cette femme ! si bien qu’un jour il a
été tout près de la tuer, et si près qu’au moment où il marchait sur elle, il a eu comme
une hallucination de sa poursuite : « Oui, oui, j’ai entendu craquer sous moi les bancs
de la cour d’assises ! »
Il ajoute qu’un de ses grands-pères a épousé une femme au Canada. Il y a effectivement
parfois chez Flaubert du sang de Peau-Rouge avec ses violences.
* * *
— Notre charbonnière vend son fonds. Rose me dit qu’elle est malade de l’idée qu’elle
n’aura plus d’argent dans sa poche : l’argent de la vente allant et venant sous le
tablier. Il paraît que c’est la grande désolation des petits marchands qui se retirent
du commerce, de ne plus sentir sur leur ventre le flux et le reflux de la monnaie, du
gain sonnant et brinquebalant, qu’à la fois, on palpe et on écoute.
* * *
— C… se trouvait à souper en tête à tête avec R… à la Maison d’Or. Une fantaisie leur
prend de ne pas continuer à souper seuls. Et l’un des soupeurs, après avoir sonné
inutilement, se penche sur l’escalier, pour envoyer le chasseur leur chercher des
compagnes. Il voit le chasseur plongé dans la lecture d’un
livre. Il a la
curiosité de lui demander ce qu’il lit.
— Je lis ce que Monseigneur m’a dit de lire ! répond un grand garçon blond, à l’air
bonasse.
— Quel Monseigneur ?
— Mais Monseigneur de Nancy, d’où je viens. Il m’a dit : « Tu vas à Paris, c’est un
pays de perdition… lis Tertullien. » Et je lis Tertullien.
Oui, cet homme lisait Tertullien, dans l’escalier de la Maison d’Or, entre deux courses
chez la Farcy. Jamais l’imagination n’approchera des invraisemblances et des antithèses
du vrai.
C’est la première représentation de Rothomago. À un entracte je sors.
Gautier m’accroche le bras sur le boulevard, s’appuie lourdement dessus, et nous fumons
en causant :
« Voilà comme j’aime le théâtre… dehors. J’ai trois femmes dans ma loge qui me
raconteront le spectacle… Fournier, un homme de génie ! Jamais avec lui une pièce
nouvelle. Tous les deux ou trois ans, il reprend Le Pied de Mouton. Il
fait repeindre un décor rouge en bleu ou un décor bleu en rouge ; il introduit un truc,
des danseuses anglaises… Tenez, pour tout, au théâtre, il faudrait que ce soit comme ça…
Il ne devrait y avoir qu’un vaudeville, on y ferait quelque petit changement de loin en
loin… C’est un art si grossier, si abject, le théâtre… Ne trouvez-vous pas ce temps-ci
assommant ?… Car enfin on ne peut s’abstraire de son temps. Il y a une morale imposée
par les bourgeois contemporains, à laquelle il faut se
soumettre. Il est de
toute nécessité d’être bien avec son commissaire de police. Qu’est-ce que je demande ?
C’est qu’on me laisse tranquille dans mon coin !
— Oui, vous voulez une carte de sûreté du gouvernement ?
— C’est cela… Eh bien ! j’étais très bien avec les d’Orléans, 48 arrive, la République
me met pendant des années au rancart. Je me rarrange avec ceux-ci. Me
voilà au Moniteur, puis arrivent ces affaires… cet homme qui va à
droite, à gauche, on ne sait pas ce qu’il veut… Enfin, pas possible de rien dire. Ils ne
veulent plus du sexe dans le roman. J’avais un côté sculptural et plastique, j’ai été
obligé de le renfoncer. Maintenant j’en suis réduit à décrire consciencieusement un mur,
et encore je ne peux pas raconter ce qui est quelquefois dessiné dessus.
Puis la femme s’en va. Elle n’est, à l’heure qu’il est, qu’une gymnastique vénérienne
avec un petit fonds de Sandeau… Et c’est tout. Plus de salon, plus de centre, plus de
société polie enfin… Une chose curieuse ! J’étais l’autre jour chez Walewski. Je ne suis
pas le premier venu, n’est-ce pas ? Eh bien, je connaissais à peu près deux cents
hommes, mais je ne connaissais pas trois femmes. Et je ne suis pas le seul ! »
* * *
— Lorsque l’incrédulité devient une foi, elle est moins raisonnable qu’une
religion.
Il neigeote. Nous prenons un fiacre, et nous allons porter nos
livraisons de
L’Art du dix-huitième siècle à Théophile
Gautier, 32, rue de Longchamps, à Neuilly.
C’est dans une rue aux bâtisses misérables et rustiques, aux cours emplies de
volailles, aux fruiteries, dont la porte est garnie de petits balais de plumes noires :
une rue à la façon de ces rues de banlieue que peint Hervier de son pinceau
artistiquement sale. Nous poussons la porte d’une maison de plâtre, et nous sommes chez
le sultan de l’épithète. Un salon garni de meubles en damas rouge, aux bois dorés, aux
lourdes formes vénitiennes ; de vieux tableaux de l’école italienne avec de belles
parties de chairs jaunes ; au-dessus de la cheminée, une glace sans tain, historiée
d’arabesques de couleur et de caractères persans, genre café turc : une somptuosité
pauvre et de raccroc faisant comme un intérieur de vieille actrice retirée, qui n’aurait
touché que des tableaux à la faillite d’un directeur italien.
Comme nous lui demandons si nous le dérangeons : « Pas du tout. Je ne travaille jamais
chez moi. Je ne travaille qu’au Moniteur, à l’imprimerie. On m’imprime
à mesure. L’odeur de l’encre d’imprimerie, il n’y a que cela qui me fasse marcher. Puis
il y a cette loi de l’urgence. C’est fatal. Il faut que je livre ma copie. Oui, je ne
puis travailler que là… Je ne pourrais maintenant faire un roman que comme cela, c’est
qu’en même temps que je le ferais, ou m’imprimerait dix lignes par dix lignes… Sur
l’épreuve on se juge. Ce qu’on a fait devient impersonnel, tandis que la copie, c’est
vous, votre main, ça vous tient par des filaments, ce n’est pas dégagé de
vous… Je me suis toujours fait arranger des endroits pour travailler, eh bien ! je n’ai
jamais rien pu y faire… Il me faut du mouvement autour de moi. Je ne travaille bien que
dans le sabbat, au lieu que, lorsque je m’enferme pour travailler, la solitude
m’attriste… On travaille encore très bien dans une chambre de domestique à tabatière,
avec une table de bois blanc, du papier bleu à sept sous la rame, et dans un coin un
pot, pour ne pas descendre pisser…
De là, Gautier saute à la critique de La Reine de Saba. Et comme nous
lui avouons notre complète infirmité, notre surdité musicale, nous qui n’aimons tout au
plus que la musique militaire : « Eh bien ! ça me fait grand plaisir, ce que vous me
dites là… Je suis comme vous. Je préfère le silence à la musique. Je suis seulement
parvenu, ayant vécu une partie de ma vie avec une cantatrice, à discerner la bonne et la
mauvaise musique, mais ça m’est absolument égal…
« C’est tout de même curieux que tous les écrivains de ce temps-ci soient comme cela.
Balzac l’exécrait. Hugo ne peut pas la souffrir. Lamartine lui-même, qui est un piano à
vendre ou à louer, l’a en horreur… Il n’y a que quelques peintres qui ont ce
goût-là. »
… « En musique, ils en sont maintenant à un gluckisme assommant, ce sont des choses
larges, lentes, lentes, ça retourne au plain-chant… Ce
Gounod est un pur
âne1. Il y a au second acte deux chœurs de Juives et de Sabéennes qui
caquettent auprès d’une piscine, avant de se laver le derrière. Eh bien ! c’est gentil
ce chœur-là, mais voilà tout. Et la salle a respiré et l’on a fait un ah ! de
soulagement, tant le reste est embêtant… Verdi, vous me demandez ce que c’est. Eh bien !
Verdi, c’est un Dennery, un Guilbert de Pixerécourt. Vous savez, il a eu l’idée en
musique, quand les paroles étaient tristes, de faire trou trou trou au
lieu de tra tra tra. Dans un enterrement, il ne mettra pas un air de
mirliton. Rossini n’y manquerait pas. C’est lui qui, dans Sémiramide,
fait entrer l’ombre de Ninus sur un air de valse ravissant… Voilà tout son génie en
musique, à Verdi. »
Alors Gautier se met à se plaindre de son temps : « C’est peut-être parce que je
commence à être un vieux. Mais enfin dans ce temps il n’y a pas d’air. Il ne s’agit pas
seulement d’avoir des ailes, il faut de l’air… Je ne me sens plus contemporain… Oui, en
1830, c’était superbe, mais j’étais trop jeune de deux ou trois ans. Je n’ai pas été
entraîné dans le
plein courant : Je n’étais pas mûr… J’aurais produit, autre
chose… »
Enfin, la causerie va sur Flaubert, sur ses procédés, sa patience, son travail de sept
ans sur un livre de 400 pages : « Figurez-vous, s’écrie Gautier, que, l’autre jour,
Flaubert me dit : “C’est fini, je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire, mais j’ai
toutes mes chutes de phrases.” Ainsi, il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a
pas encore faites ! Il a ses chutes, que c’est drôle, hein ?… Moi, je crois qu’il faut
surtout dans la phrase un rythme oculaire. Par exemple, une phrase qui
est très longue en commençant, ne doit pas finir petitement, brusquement, à moins d’un
effet. Puis très souvent, son rythme, à Flaubert, n’est que pour lui seul et nous
échappe. Un livre n’est pas fait pour être lu à haute voix, et lui se gueule les siens à
lui-même. Or, il y a des gueuloirs dans ses phrases qui lui semblent
harmoniques, mais il faudrait lire comme lui, pour avoir l’effet de ces gueuloirs. Nous
avons des pages tous les deux, vous dans votre Venise, moi dans un tas
de choses que tout le monde connaît, aussi rythmées que tout ce qu’il a fait, sans nous
être donné tant de mal…
« Au fond, le pauvre garçon a un remords qui empoisonne sa vie. Ça le mènera au
tombeau. Vous ne le connaissez pas, ce remords, c’est d’avoir accolé dans Madame Bovary deux génitifs, l’un sur l’autre :
Une couronne
de fleurs d’oranger
. Ça le désole, mais il a eu beau chercher, il lui a
été impossible de faire
autrement… Voulez-vous savoir ce qu’il y a dans la
maison ? »
Et il nous mène dans la salle à manger où ses filles déjeunent, puis en haut, dans un
petit atelier d’où l’on voit un jardin aux arbrisseaux maigres, dessiné en carrés de
légumes. Là, il nous montre les dons des artistes à sa critique, — pauvres dons qui
attestent toute l’avarice et la lésinerie de ce monde de l’art envers un homme qui, pour
un si grand nombre, a bâti des piédestaux en feuilletons, et a mis de la gloire autour
de leurs noms inconnus avec le patronage de ses belles phrases et de ses descriptions si
colorées.
Des dessins de Férogio, une charmante esquisse d’Hébert, un blond Baudry, une Nuit de
Rousseau, qui est comme le « Songe d’une nuit d’été » de Fontainebleau, des Chassériau,
des fleurs de Saint-Jean, une Macbeth de Delacroix ; enfin, deux petits tableaux de
femmes nues, dont le faire va de Devosge à Devéria, — deux tableaux du maître, chez
lequel Gautier apprit la peinture au faubourg Saint-Antoine.
* * *
— Je m’aperçois tristement que la littérature, l’observation, au lieu d’émousser en moi
la sensibilité, l’a étendue, raffinée, développée, mise à nu. Cette espèce de travail
incessant, qu’on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son cœur, cette
autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus
délicates, à les faire
jouer de la façon la plus tressaillante. Mille
ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir.
On devient, à force de s’étudier, au lieu de s’endurcir, une sorte d’écorché moral et
sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense, sans enveloppe, tout
saignant.
Nous allons visiter les catacombes avec Flaubert. Des os si bien rangés, qu’ils
rappellent les caves de Bercy. Il y a un ordre administratif qui ôte tout effet à cette
exhibition. Il faudrait, pour la montre, des montagnes, des pêle-mêlées d’ossements et non des rayons. Cela devrait monter tout le long de
voûtes immenses et se perdre en haut dans la nuit, ainsi que toutes ces têtes se perdent
dans l’anonymat… Puis l’agacement de ces Parisiens loustics, un vrai train de plaisir
dans un ossuaire, et qui s’amuse à jeter des lazzis dans cette caverne du néant…
En regardant tous ces restes, tout ce peuple d’os, je me demandais :
Pourquoi ce mensonge d’immortalité, le squelette ?
* * *
— Le plus fin critique du xviiie
siècle est peut-être
Trublet, oui cet abbé ridicule, qui a trouvé cette définition du génie de Voltaire :
« la perfection de la médiocrité »
, et qui a eu l’audace de mettre La
Bruyère au-dessus de Molière.
Nous sommes à l’Opéra, dans la loge du directeur, sur le théâtre…
… Tout en causant, j’ai les yeux sur la coulisse qui me fait face.
Accrochée à un montant de bois, montée contre un quinquet qui l’éclaire, la Mercier,
toute blonde, et toute chargée de fanfreluches dorées et de strass, rayonne dans une
lumière rousse, qui fait ressortir la blancheur mate de sa peau, sous les éclairs des
bijoux faux. Une joue, une épaule, baisées, flambées par ce jour ardent du quinquet, la
Mercier se modèle pareillement à la petite fille au poulet, dans La Ronde
de nuit de Rembrandt. Puis derrière la figure lumineuse de la danseuse, un fond
merveilleux de ténèbres et de lueurs, d’obscurité trouée de réveillons, montrant à demi,
en des lointains fumeux et poussiéreux, des silhouettes fantasques, des têtes de
vieilles femmes aux chapeaux cabossés, le bas du visage dans une mentonnière faite d’un
mouchoir, puis tout en haut, sur des traverses, ainsi que des passagers passant les
jambes par le bastingage, des corps et des têtes et des blouses d’ouvriers, attentifs
dans des poses de singes.
À propos de cette lumière, de cette espèce de gloire entourant la Mercier, et la
faisant nager dans un rayonnement, je me demandais, — cela me rappelle tellement les
effets de Rembrandt ; — je me demandais si Rembrandt usait de la bête d’habitude de
faire poser ses modèles dans un atelier éclairé par la lumière du nord, ainsi que tous
nos peintres. Dans un atelier exposé au nord, on n’a, pour ainsi dire, que le cadavre du
jour et non sa vie radieuse.
Et j’aime à me figurer que l’atelier de
Rembrandt était au midi, et que par un système quelconque, un arrangement de rideaux,
par exemple, il dirigeait un jour ensoleillé sur son modèle, l’amassait sur ce qu’il
voulait, le dardait à sa volonté, peignant, en un mot, les choses et les êtres non plus
éclairés par un jour des Limbes.
… La toile tombe, les rochers descendent dans le troisième dessous, les nuages
remontent au cintre, le bleu du ciel regrimpe dans les frises, les praticables démontés
s’en vont par les côtés, pièce à pièce, l’armature nue du théâtre peu à peu apparaît.
L’on croirait voir s’en aller une à une les illusions de la vie. Ainsi que ces nuages,
ainsi que ce lointain, se renvoient lentement au ciel l’horizon de la jeunesse, les
espoirs, tout le bleu de l’âme ! Ainsi que ces roches, s’abaissent et sombrent une à une
les passions hautes et fortes !
Et ces ouvriers, que je vois de ma loge sur la scène, et qui vont et qui viennent sans
bruit, mais empressés et enlevant par morceaux tous ces beaux nuages, firmaments,
paysages, roulant les toiles et les tapis, ne figurent-ils pas les années, dont chacune
emporte dans ses bras quelque beau décor de notre existence, quelque cime où elle
montait, quelque coupe qui était de bois, de bois doré, mais qui nous semblait d’or.
Et comme, perdu là-dedans, les idées flottantes, je regardais toujours le théâtre tout
nu, tout vide, une
voix d’en bas cria : « Prévenez ces messieurs de
l’avant-scène. »
Il paraît que l’opéra était fini. Mais pourquoi les opéras finissent-ils ?
L’éprouvette du raffinement en art d’un homme, ce ne sera ni le choix du bronze, du
tableau, du dessin même ; c’est le choix de ce produit, où l’industrie s’élève à la
chose artistique la plus chatouillante pour l’œil d’un amateur, et en même temps la plus
indéchiffrable pour l’œil d’un profane. Je veux parler du laque, dont la qualité
supérieure, la beauté suprême, le resplendissement parfait, sont si peu voyants : le
laque qui vous ravit par ses reliefs qu’il faut presque deviner, par la laborieuse
dissimulation de son éclat, par le discret emploi des ors usés, enfin
par l’effacement distingué de son luxe et de sa richesse.
À l’avenue des Champs-Élysées, près l’Arc de Triomphe, nous allons voir l’exposition
d’Anna Deslions, la fille que nous avons eue si longtemps en face de nous, et qui du
quatrième de notre maison, s’est élancée à cette fortune, à ce luxe, à ce scandale
retentissant.
Après tout, ces filles ne me sont point déplaisantes, elles tranchent sur la monotonie,
la correction, l’ordre de la société, elles mettent un peu de folie dans le monde, elles
soufflettent le billet de banque, et elles sont le caprice lâché, nu et libre et
vainqueur,
à travers un monde de notaires et ses raisonnables et économiques
joies.
Tout chez la Deslions est du gros luxe d’impure, et d’impure de bas étage. Un salon
blanc et or, une chambre à coucher en satin rouge, des boudoirs en satin jaune, et
partout de la dorure, et encore un cabinet de toilette avec des cuvettes et des pots à
l’eau, en cristal de Bohême jaune, énormes, gigantesques, demandant le biceps d’Hercule
pour les soulever. Il y a aussi des tableaux là-dedans dont le choix semble une ironie.
Au milieu de la soie claire d’un panneau, un noir Bonvin, représentant un homme attablé
dans un cabaret, apparaît à la façon d’un portrait de famille, d’un ressouvenir de basse
origine, du père de la fille passant la tête au milieu de sa fortune. Sur l’autre
panneau, des travailleuses des champs, faneuses ou glaneuses, par Breton, pliant sous le
labeur, et la sueur au front, mettent, en cet intérieur de prostitution, l’image du
travail de la campagne hâlée arrachant son pain à la terre avare.
Dans la bibliothèque — car elle avait une bibliothèque — j’ai vu, à côté des bréviaires
du métier, Manon Lescaut, les Mémoires de Mogador,
etc., etc., les Questions de mon temps par Émile de Girardin. Imaginez
l’offrande de la « Triangulation des pouvoirs » à la Vénus Pandemos.
Pour les bijoux remplissant une vitrine : c’était l’écrin d’une Faustine, trois cent
mille francs d’éclairs, qu’elle faisait encore jouer hier sur sa peau, au rose
fauve. En les regardant, penché dessus, je revoyais dans leur lumière, comme
en une lueur du passé, la Deslions demandant à notre bonne, lorsque nous donnions à
dîner, — demandant, avant notre rentrée, de faire le tour de notre table servie, pour se
régaler les yeux d’un peu de luxe.
— J’ai vu aujourd’hui la Gloire chez un marchand de bric-à-brac : une tête de mort
couronnée de lauriers en plâtre doré.
C’est une grande force morale chez l’écrivain que celle qui lui fait porter sa pensée
au-dessus de la vie courante, pour la faire travailler libre et dégagée et envolée. Il
lui faut s’abstraire des chagrins, des ennuis, des tribulations, des malaises de
l’existence, à l’effet de s’élever à cette sérénité cérébrale où se fait la conception,
la création… Et ce n’est pas, croyez-le, une opération mécanique et de simple
application comme de faire des additions.
C’est la mi-carême. Nous dînons chez Mme Desgranges. Il y a
Théophile Gautier et ses filles, Peyrat, sa femme et sa fille, Gaiffe, et un de ces
interlopes quelconques, qui semble toujours faire le quatorzième de la société.
Les filles de Gautier ont un charme singulier, une espèce de langueur orientale, des
regards lents et profonds, voilés de l’ombre de belles paupières lourdes, une paresse et
une cadence de gestes et de mouvements
qu’elles tiennent de leur père, mais
élégantifiées par la grâce de la femme : un charme qui n’est pas tout à fait français,
mais mêlé de toutes sortes de choses françaises, de gamineries un peu masculines, de
paroles garçonnières, de petites mines, de moues, de haussements d’épaules, d’ironies
montrées avec les gestes parlants de l’enfance ; toutes choses qui en font des êtres
tout différents des jeunes filles du monde, de jolis petits êtres personnels, d’où se
dégagent franchement, et d’une manière presque transparente, les antipathies et les
sympathies. Des jeunes filles qui apportent dans le monde la liberté de parole et la
crânerie d’allures d’une femme qui a le visage caché par un loup, et des jeunes filles
au fond desquelles on perçoit une naïveté, une candeur, une expansion aimante, qu’on ne
trouve pas chez les autres !
L’une d’elles, en manquant de respect, tout bas, très fort à sa mère, qui veut
l’empêcher de boire du champagne, me conte sa première passion de couvent, son premier
amour pour un lézard qui la regardait avec son œil doux et ami de
l’homme, un lézard qui était toujours en elle et sur elle, et qui passait, à tout
moment, la tête par l’ouverture de son corsage pour la regarder et disparaître. Pauvre
petit lézard, qu’une camarade jalouse écrasa méchamment, et qui, ses boyaux derrière
lui, se traîna pour mourir près d’elle. Et elle me confie ingénument qu’elle lui creusa
alors une tombe sur laquelle elle mit une petite croix — et qu’elle ne voulait plus
prier,
plus aller à la messe ; enfin que sa religion était morte, tant
l’enfant, chez elle, était révolté de l’injustice de cette mort.
— L’enfant n’est pas méchant à l’homme, il est méchant aux animaux.
L’homme en vieillissant devient misanthrope et charitable à la nature.
Flaubert est assis sur son divan, les jambes croisées à la turque. Il parle de ses
projets, de ses ambitions, de ses rêves de romans. Il nous confie le grand désir qu’il a
eu, désir auquel il n’a pas renoncé, d’écrire un livre sur l’Orient moderne, sur
l’Orient en habit noir. Il s’anime à toutes les antithèses que son talent trouverait
dans le bouquin. Scènes se passant à Paris, scènes se passant à Constantinople, scènes
se passant sur le Nil, scènes d’hypocrisie européenne, scènes sauvages du huis-clos de
là-bas, et noyade et tête coupée pour un soupçon, une mauvaise humeur : une œuvre qui
ressemblerait assez bien, selon sa comparaison, à ces bateaux qui ont sur le pont, à
l’avant, un Turc habillé par Dusautoy, et à l’arrière, sous le pont, le harem de ce
Turc, avec ses eunuques et toute la férocité des mœurs du vieil Orient.
Flaubert s’éjouit et se gaudit à la peinture de toutes les canailles européennes,
grecques, italiennes, juives, qu’il ferait graviter autour de son héros, et il s’étend
sur les curieux contrastes que présenterait, çà et là, l’Oriental se civilisant, et
l’Européen
retournant à l’état sauvage, ainsi que ce chimiste français qui,
établi sur les confins de la Libye, n’a plus rien gardé des mœurs et des habitudes de sa
patrie.
De ce livre, en ébauche dans son cerveau, Flaubert passe à un autre qu’il dit caresser
depuis longtemps : un immense roman, un grand tableau de la vie, relié par une action
qui serait l’anéantissement des uns par les autres, dans une société basée sur
l’association des 13, et où l’on verrait l’avant-dernier des survivants, un homme
politique, envoyé à la guillotine par le dernier : un magistrat — et pour une bonne
action.
Flaubert voudrait aussi fabriquer deux ou trois petits romans non incidentés et tout
simples, qui seraient le mari, la femme, l’amant.
Le soir, après dîner, nous poussons jusque chez Théophile Gautier, à Neuilly, que nous
trouvons encore à table à neuf heures, fêtant un petit vin de Pouilly qu’il proclame
très agréable, en même temps que le prince Radziwill qui est son hôte. Gautier est gai à
la façon d’un enfant : une des grandes grâces de l’intelligence.
On se lève de table, on passe dans le salon, et l’on demande à Flaubert de danser l’Idiot des salons. Il emprunte un habit à Gautier, il relève son
faux-col ; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je ne sais pas ce qu’il
fait, mais le voici soudain transformé en une formidable caricature de l’hébétement.
Gautier, pris d’émulation, ôte sa redingote, et tout perlant de sueur, son gros derrière
écrasant
ses jarrets, danse à son tour le Pas du
créancier, et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies farouches
dont le prince Radziwill jette merveilleusement la note stridente.
Au quatrième, nº 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait comme tout le monde, nous
ouvre, dit en souriant : « Messieurs de Goncourt ! » pousse une porte, et nous sommes
dans une très grande pièce, une sorte d’atelier.
Contre la fenêtre du fond, par où vient un jour crépusculaire de cinq heures, et à
contre-jour, se tient une ombre grise sur cette lumière pâle, une femme qui ne se lève
pas, reste immobile à notre salut de corps et de paroles. Cette ombre assise, à l’air
ensommeillé, est Mme Sand, et l’homme qui nous a ouvert est le
graveur Manceau. Mme Sand a un aspect automatique. Elle parle d’une
voix monotone et mécanique qui ne monte, ni ne descend, ni ne s’anime. Dans son
attitude, il y a une gravité, une placidité, quelque chose du demi-endormement d’un
ruminant. Et des gestes lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de somnambule, des
gestes au bout desquels on voit incessamment — et toujours avec les mêmes mouvements
méthodiques — le frottement d’une allumette de cire jeter une petite flamme, et une
cigarette s’allumer aux lèvres de la femme.
Mme Sand a été fort aimable, fort élogieuse pour nous, mais avec
une enfance d’idées, une platitude d’expressions, une bonhomie morne qui fait froid
comme la nudité d’un mur de chambre. Manceau cherche à animer un rien le
dialogue. On parle de son théâtre de Nohant où l’on joue pour elle seule et sa bonne,
jusqu’à quatre heures du matin… Puis, nous causons de sa prodigieuse faculté de
travail ; sur quoi elle nous dit que son travail n’est pas méritoire,
l’ayant toujours eu facile. Elle travaille, toutes les nuits, d’une heure à quatre
heures du matin, puis retravaille encore dans la journée, pendant deux heures — et,
ajoute Manceau, qui l’explique un peu comme un montreur de phénomènes : « C’est égal
qu’on la dérange… Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, vous le
fermez… C’est comme cela chez Mme Sand. — Oui, reprend Mme Sand, ça m’est égal d’être dérangée par des personnes sympathiques,
par des paysans qui viennent me parler… » Ici une petite note humanitaire.
Lorsque nous prenons congé d’elle, elle se lève, nous donne la main et nous reconduit.
Alors nous voyons un peu de sa figure, bonne, douce, calme, les couleurs éteintes, mais
les traits encore délicatement dessinés dans un teint pâli et pacifié, dans un teint
couleur d’ambre. Il y a au fond une ténuité et une fine ciselure dans ses traits, que ne
rendent pas ses portraits, qui ont grossi et épaissi son visage.
Aujourd’hui j’ai visité un fou, un monstre, un de ces hommes qui confinent à l’abîme.
Par lui, comme par un voile déchiré, j’ai entrevu un fonds abominable, un côté effrayant
d’une aristocratie d’argent blasée, de l’aristocratie
anglaise apportant la
férocité dans l’amour, et dont le libertinage ne jouit que par la souffrance de la
femme.
Au bal de l’Opéra, il avait été présenté à Saint-Victor un jeune Anglais, qui lui avait
dit simplement, en manière d’entrée de conversation « qu’on ne trouvait guère à s’amuser
à Paris, que Londres était infiniment supérieur, qu’à Londres il y avait une maison très
bien, la maison de mistress Jenkins, où étaient des jeunes filles d’environ treize ans,
auxquelles d’abord on faisait la classe, puis qu’on fouettait, les petites, oh ! pas
très fort, mais les grandes tout à fait fort. On pouvait aussi leur enfoncer des
épingles, des épingles non pas très longues, longues seulement comme ça, et il nous
montrait le bout de son doigt. « Oui, on voyait le sang !… » Le jeune Anglais ajoutait
placidement et posément : « Moi j’ai les goûts cruels, mais je m’arrête aux hommes et
aux animaux… Dans le temps, j’ai loué, avec un ami, une fenêtre, pour une grosse somme,
afin de voir une assassine qui devait être pendue, et nous avions avec nous des femmes
pour leur faire des choses — il a l’expression toujours extrêmement
décente — au moment où elle serait pendue. Même nous avions fait demander au bourreau de
lui relever un peu sa jupe, à l’assassine ! en la pendant… Mais c’est désagréable, la
Reine, au dernier moment, a fait grâce. »
Donc aujourd’hui Saint-Victor m’introduit chez ce terrible original. C’est un jeune
homme d’une trentaine d’années, chauve, les tempes renflées comme
une
orange, les yeux d’un bleu clair et aigu, la peau extrêmement fine et laissant voir le
réseau sous-cutané des veines, la tête — c’est bizarre — la tête d’un de ces jeunes
prêtres émaciés et extatiques, entourant les évêques dans les vieux tableaux. Un élégant
jeune homme ayant un peu de raideur dans les bras, et les mouvements de corps, à la fois
mécaniques et fiévreux d’une personne attaquée d’un commencement de maladie de la moelle
épinière, et avec cela d’excellentes façons, une politesse exquise, une douceur de
manières toute particulière.
Il a ouvert un grand meuble à hauteur d’appui, où se trouve une curieuse collection de
livres érotiques, admirablement reliés, et tout en me tendant un Méibomius, Utilité de la flagellation dans les plaisirs de l’amour
et du mariage, relié par un des premiers relieurs de Paris avec des fers
intérieurs représentant des phallus, des têtes de mort, des instruments de torture, dont
il a donné les dessins, il nous dit : « Ah ! ces fers… non, d’abord il ne voulait pas
les exécuter, le relieur… Alors je lui ai prêté de mes livres… Maintenant il rend sa
femme très malheureuse… il court les petites filles… mais j’ai eu mes fers. » Et nous
montrant un livre tout préparé pour la reliure : « Oui, pour ce volume j’attends une
peau, une peau de jeune fille… qu’un de mes amis m’a eue… On la tanne… c’est six mois
pour la tanner… Si vous voulez la voir, ma peau ?… Mais c’est sans intérêt… il aurait
fallu qu’elle fût enlevée sur une jeune fille
vivante… Heureusement, j’ai
mon ami le docteur Bartsh… vous savez, celui qui voyage dans l’intérieur de l’Afrique…
eh bien, dans les massacres… il m’a promis de me faire prendre une peau comme ça… sur
une négresse vivante.
Et tout en contemplant, d’un regard de maniaque, les ongles de ses mains tendues devant
lui, il parle, il parle continûment, et sa voix un peu chantante et s’arrêtant et
repartant aussitôt qu’elle s’arrête, vous entre, comme une vrille, dans les oreilles ses
cannibalesques paroles.
* * *
— Le corps humain n’a pas l’immutabilité qu’il semble avoir. Les sociétés, les
civilisations retravaillent la statue de sa nudité. La femme qu’a peinte
l’anthropographe Cranach, la femme du Parmesan et de Goujon, la femme de Boucher et de
Coustou sont trois âges et trois natures de femme.
La première ébauchée, lignée dans le carré d’un contour embryonnaire, mal équarrie dans
la maigreur gothique, est la femme du moyen âge. La seconde dégagée, allongée, fluette
dans sa grandeur élancée, avec des tournants et des rondissements d’arabesques, des
extrémités arborescentes à la Daphné, est la femme de la Renaissance. La dernière,
petite, grassouillette, caillette, toute cardée de fossettes, est la femme du
xviiie
siècle.
* * *
Nous sommes ce soir dans la loge de Saint-Victor, à la première représentation des Volontaires,
une pièce qui inquiète l’Europe, une pièce à la
fin de laquelle Paris attend une émeute, une pièce où les titis doivent crier bis à l’abdication de Napoléon Ier. Rien de tout
cela n’est arrivé. L’ennui a désarmé la passion politique. La pièce aurait endormi une
révolution. Canova fit un jour un lion en beurre, Séjour a fait un Napoléon en
guimauve.
Dans la loge à côté, où est Gramont-Caderousse, avec Marguerite Bellanger, j’ai près de
moi, coude à coude, Anna Deslions, toujours belle, pacifique et superbe à la façon d’une
Io. Elle est en grand deuil de sa mère. Il y a cette année une épidémie sur les mères de
ses pareilles… Elle me dit qu’elle regrette bien que nous n’ayons pas fait connaissance
avec elle, quand elle était notre voisine, que nous aurions vu, nous qui écrivons, des
choses bien curieuses chez elle. Puis, causant de sa vente et du peu de chic de son cabinet de toilette, après qu’elle m’a dit qu’il lui faudrait un
hôtel, un hôtel dans lequel elle ferait faire une piscine en marbre où elle recevrait…
elle s’interrompt, songeuse, et reprend, joliment souriante, qu’elle est arrivée à la
réalisation de son rêve : une mansarde, — et elle va avoir cela à Neuilly, et elle
passera tout son temps à faire de la tapisserie sous les saules.
« Vous savez, moi, dit-elle, je n’ai jamais été au-devant de tout ça. C’est arrivé tout
seul. Je n’ai pas cherché à être riche. Quand l’argent est venu, j’en ai profité, voilà
tout ! »
Elle dit vrai. Il existe chez cette femme le véritable
et intime caractère
de la fille : la passivité. Elle roule inconsciemment, insouciamment sous la fatalité de
sa vie. Elle s’est laissé accoster par la fortune comme par un passant, — quelqu’un qui
monte, qu’on accepte, qui s’en va et qu’on oublie.
Oui, M. Thiers passe et passera auprès de la postérité pour un amateur. Et je l’ai
entendu de mes oreilles, ces années-ci, demander chez Rochoux ce que c’était qu’une
gravure avant les armes, et aujourd’hui, j’apprends qu’il pousse le
goût de la propreté de l’art, jusqu’à faire gratter la patine des bronzes antiques de sa
collection.
* * *
— A-t-on remarqué que jamais une vierge, jeune ou vieille, n’a produit une œuvre ou
quoi que ce soit ?
* * *
Ces dimanches passés au boulevard du Temple, chez Flaubert, sauvent de l’ennui du
dimanche. Ce sont des causeries qui sautent de sommets en sommets, remontent aux
origines des mondes, fouillent les religions, passent en revue les idées et les hommes,
vont des légendes orientales au lyrisme d’Hugo, de Boudha à Goethe. On se perd dans les
horizons du passé, on rêve aux choses ensevelies, on pense tout haut, on feuillette du
souvenir les vieux chefs-d’œuvre, on retrouve et on retire de sa mémoire des citations,
des fragments, des morceaux de poèmes, pareils à des membres de Dieux, sortant d’une
fouille dans l’Attique.
Puis de là, à un moment, on descend aux mystères des sens, à l’inconnu des
goûts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les perversions, les
toquades, les démences de l’amour charnel sont étudiées, creusées, analysées,
spécifiées. On philosophe sur de Sade, on théorise sur Tardieu. L’amour est couché sur
une table d’amphithéâtre et les passions passées au speculum. On jette
enfin dans ces entretiens, qu’on pourrait appeler les cours d’amour scientifiques du
xixe
siècle, les matériaux d’un livre sur l’amour,
qu’on n’écrira peut-être jamais, et qui serait pourtant un beau livre : L’Histoire naturelle de l’amour.
* * *
— La vie est hostile à tout ceux qui ne suivent pas le grand chemin de la vie, à tous
ceux qui ne rentrent pas dans les cadres de la grosse armée régulière, à tous ceux qui
ne sont ni fonctionnaires, ni bureaucrates, ni mariés, ni pères de famille. À chaque pas
qu’ils font, toutes sortes de grandes et de petites choses tombent sur eux, comme les
peines afflictives d’une grande loi de conservation de la société.
Quand le passé, religieux et monarchique sera entièrement détruit, peut-être
commencera-t-on à juger le passé littéraire, et peut-être arrivera-t-il qu’on trouvera
qu’un Balzac vaut Molière, et que Victor Hugo est le plus grand de tous les poètes
français.
Nous allons à la campagne
avec Saint-Victor, à la façon des commis de
magasins, et tout en nous rendant au chemin de fer, nous nous disons qu’au fond
l’Humanité — et c’est son honneur — est un grand don Quichotte. Il a bien, à son côté,
Sancho qui est la Raison, le Bon Sens, mais il le laisse en arrière. Les plus énormes
efforts, les plus immenses sacrifices de l’humanité ont été faits en l’honneur de
questions idéales. Une preuve indiscutable de cela, c’est le tombeau du Christ, rien
qu’une idée, pour laquelle l’Europe entière se remuait encore hier.
Et nous voilà à marcher le long de la Seine à Bougival. Dans l’herbe, une société lit
tout haut une joyeuseté bête de petit journal ; sur l’eau, des canotiers en vareuses
rouges chantent du Nadaud ; au détour d’un saule nous rencontrons une connaissance :
c’est un millionième d’agent de change ; enfin dans un coin, où nous espérions être à
nous-mêmes, il y a un paysagiste qui peint, à côté d’une côte de melon oubliée.
… La nature pour moi est ennemie. La campagne me semble mortuaire. Cette terre verte me
paraît un grand cimetière qui attend. Cette herbe paît l’homme. Ces plantes poussent et
verdissent de ce qui meurt. Ce soleil qui luit, si riant, si clair, est le grand
pourrisseur. Arbres, ciel, eau, tout cela me fait l’effet d’une concession à temps, dont
le jardinier renouvellerait un peu les fleurs au printemps, et où il aurait mis un petit
bassin avec des poissons rouges…
… Non, rien de tout cela de la nature ne me parle, ne me dit quelque chose
à l’âme. Non, ça ne me touche pas, comme cette femme qui, tout à l’heure me montrait, à
table, le haut de la tête de la Charité d’André del Sarte et la bouche de la goule des
Mille et une Nuits… non, ça ne me touche pas comme la causerie d’hier, la causerie
alerte et cruelle du fils B… sur Mirès.
Physionomie de femme et parole d’homme : là seulement est mon plaisir, mon intérêt.
On ne devinerait guère sur quel lit est mort Béranger. Il est mort sur le lit de
travail articulé, où l’Impératrice est accouchée du Prince impérial, lit que les
Tuileries ont offert à l’agonie du chansonnier du grand Empereur.
* * *
— Bar-sur-Seine. Une femme meurt sur la place. Une fenêtre éclairée et comme vivante au
milieu des ténèbres, des cierges allumés, du blanc de rideaux et, sur les feux des
cierges, des ombres qui passent, une ombre qui se penche : c’est l’Extrême-Onction qu’on
donne à la malade : un mystère qui passerait sur une flamme.
La nuit est noire et pleine d’étoiles, l’heure semble homicide et sereine. Il y a
répandu, et comme tombant de cette fenêtre, ce je ne sais quoi de solennel, d’horrible
et de sacré, que la Mort amène avec elle en une maison. Dans l’air, dans la nuit, dans
l’haleine de l’ombre, il y a un souffle qui s’exhale, une aile
qui s’essaye.
Quelque chose qui a été quelqu’un va s’envoler.
* * *
— Songe-t-on au sort d’un curé d’une de ces paroisses de France où l’on fait six liards
à la quête de la grand-messe, le dimanche ?
La peine, le supplice, la torture de la vie littéraire : c’est l’enfantement.
Concevoir, créer : il y a dans ces deux mots pour l’homme de lettres un monde d’efforts
douloureux et d’angoisses. De ce rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première
idée d’un livre, faire sortir le
punctum saliens
,
tirer un à un de sa tête les incidents d’une fabulation, les lignes des caractères,
l’intrigue, le dénouement : la vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de
vos entrailles et qui fait un roman. Quel travail ! C’est comme une feuille de papier
blanc qu’on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée,
griffonnerait de l’écriture vague et illisible… Et les lassitudes mornes, et les
désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir impuissant dans son ambition
de création. On tourne, on retourne sa cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on passe
la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination… On se dit qu’on ne peut
rien faire, qu’on ne fera plus rien. Il semble qu’on soit vidé.
L’idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et méchante fée
dans un nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la piste ; on
recherche l’insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit ; on tend à
les rompre sur une concentration unique toutes les cordes de son cerveau. Quelque chose
vous apparaît un moment, puis s’enfuit, et vous retombez plus las que d’un assaut qui
vous a brisé… Oh ! tâtonner ainsi, dans la nuit de l’imagination, l’âme d’un livre, et
ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n’en rien
rapporter, se trouver entre le dernier livre qu’on a mis au monde, dont le cordon est
coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la
chair, être en gestation du néant : ce sont les jours horribles de l’homme de pensée et
d’imagination.
Tous ces jours-ci, nous étions dans cet état anxieux. Enfin les premiers contours, le
vague fusinage de notre roman, la jeune Bourgeoisie (Renée Mauperin), nous est apparu ce soir.
C’était en nous promenant derrière la maison, dans la ruelle étranglée entre de hauts
murs de jardins. Un souffle passait comme un murmure dans la cime des grands peupliers.
Le coucher du soleil glaçait, de je ne sais quelle vapeur de chaleur, les verdures au
loin. À ma gauche, le massif des marronniers de la Vieille-Halle se détachait en noir,
avec les contours des dernières feuilles digitées sur l’or pâlissant du soir, ainsi que
le dessin d’une agate arborisée, et avec dans le sombre des arbres de petits jours,
ressemblant à des étoiles.
C’était l’effet étrange de ce Soir du paysagiste
Laberge
qui est au Louvre, découpant la nuit des arbres, et collant leurs feuilles d’ébène sur
un ciel d’une lumière infinie, d’une magnificence mourante. — Les livres ont leurs
berceaux.
La maladie fait, peu à peu, dans notre pauvre Rose, son travail destructeur. C’est une
mort lente et successive des manifestations, presque immatérielles, qui émanaient de son
corps. Sa physionomie est toute changée. Elle n’a plus les mêmes regards, elle n’a plus
les mêmes gestes ; et elle m’apparaît comme se dépouillant, chaque jour, de ce quelque
chose d’humainement indéfinissable, qui fait la personnalité d’un vivant. La maladie,
avant de tuer quelqu’un, apporte à son corps de l’inconnu, de l’étranger, du non lui, en fait une espèce de nouvel être, dans lequel il faut chercher
l’ancien… celui dont la silhouette animée et affectueuse n’est déjà plus.
Le docteur Simon va me dire, tout à l’heure, si notre vieille Rose vivra ou mourra.
J’attends son coup de sonnette, qui est pour moi celui d’un jury des assises rentrant en
séance… « C’est fini, plus d’espoir, une question de temps. Le mal a marché bien vite.
Un poumon est perdu et l’autre tout comme… » Et il faut revenir à la malade, lui verser
de la sérénité avec notre sourire, lui faire espérer sa convalescence dans tout l’air de
nos personnes… Puis une hâte nous prend de fuir l’appartement
et cette
pauvre femme. Nous sortons, nous allons au hasard dans Paris ; enfin, fatigués, nous
nous attablons à une table de café. Là, nous prenons machinalement un numéro de L’Illustration, et sous nos yeux tombe le mot du dernier rébus : Contre la mort, il n’y a pas d’appel !
La péritonite s’est mêlée à la maladie de poitrine. Elle souffre du ventre
affreusement, ne peut se remuer, ne peut se tenir couchée sur le dos ou le côté gauche.
La mort, ce n’est donc pas assez ! il faut encore la souffrance, la torture, comme le
suprême et implacable finale des organes humains… Et elle souffre cela, la pauvre
malheureuse ! dans une de ces chambres de domestique, où le soleil, donnant sur une
tabatière, fait l’air brûlant, comme en une serre chaude, et où il y a si peu de place,
que le médecin est obligé de poser son chapeau sur le lit… Nous avons lutté jusqu’au
bout pour la garder, à la fin il a fallu se décider à la laisser partir. Elle n’a pas
voulu aller à la maison Dubois, où nous nous proposions de la mettre : elle y a été
voir, il y a de cela vingt-cinq ans, quand elle est entrée chez nous ; elle y a été voir
la nourrice d’Edmond qui y est morte, et cette maison de santé lui représente la maison
où l’on meurt. J’attends Simon, qui doit lui apporter son billet d’entrée pour
Lariboisière. Elle a passé presque une bonne nuit. Elle est toute prête, gaie même. Nous
lui avons de notre mieux tout voilé. Elle aspire à s’en aller.
Elle est
pressée. Il lui semble qu’elle va guérir là.
À deux heures, Simon arrive : « Voici, c’est fait… » Elle ne veut pas de brancard pour
partir : « Je croirais être morte ! » a-t-elle dit. On l’habille. Aussitôt hors du lit,
tout ce qu’il y avait de vie sur son visage, disparaît. C’est comme de la terre qui lui
monterait sous le teint.
Elle descend dans l’appartement : Assise dans la salle à manger, d’une main
tremblotante et dont les doigts se cognent, elle met ses bas sur des jambes, pareilles à
des manches à balai, sur des jambes de phtisique. Puis, un long moment, elle regarde les
choses, avec ces yeux de mourant qui paraissent vouloir emporter le souvenir des lieux
qu’ils quittent, et la porte de l’appartement, en se fermant sur elle, fait un bruit
d’adieu.
Elle arrive au bas de l’escalier, où elle se repose, un instant, sur une chaise. Le
portier lui promet, en goguenardant, la santé dans six semaines. Elle incline la tête,
en disant un oui, un oui étouffé…
Le fiacre roule. Elle se tient de la main à la portière. Je la soutiens contre
l’oreiller qu’elle a derrière le dos. De ses yeux ouverts et vides, elle regarde
vaguement défiler les maisons… elle ne parle plus.
Arrivée à la porte de l’hôpital, elle veut descendre sans qu’on la porte :
« Pouvez-vous aller jusque-là ? » dit le concierge. Elle fait un signe affirmatif et
marche. Je ne sais vraiment où elle a ramassé les dernières forces avec lesquelles elle
va devant elle.
Enfin nous voilà dans la grande salle, haute, froide, rigide et nette, où
un brancard tout prêt attend au milieu. Je l’assieds dans un fauteuil de paille près
d’un guichet vitré. Un employé ouvre le guichet, me demande son nom, son âge… couvre
d’écritures, pendant un quart d’heure, une dizaine de feuilles de papier qui ont en tête
une image religieuse. Enfin, c’est fini, je l’embrasse… Un garçon la prend sous un bras,
la femme de ménage sous l’autre… Alors je n’ai plus rien vu.
Nous allons à Lariboisière. Nous trouvons Rose, tranquille, espérante, parlant de sa
sortie prochaine, — dans trois semaines au plus, — et si dégagée de la pensée de la
mort, qu’elle nous raconte une furieuse scène d’amour, qui a eu lieu hier entre une
femme couchée à côté d’elle et un frère des écoles chrétiennes, — qui est encore là
aujourd’hui. Cette pauvre Rose est la mort, mais la mort tout occupée de la vie.
Voisine de son lit, se trouve une jeune femme qu’est venu voir son mari, un ouvrier, et
auquel elle dit : « Va, aussitôt que je pourrai marcher, je me promènerai tant dans le
jardin, qu’ils seront bien forcés de me renvoyer ! » Et la mère ajoute : « L’enfant
demande-t-il quelquefois après moi ?
— Quelquefois, comme ça ! », répond l’ouvrier.
Je me réjouis d’aller ce soir au feu d’artifice, de me fondre dans la foule, d’y
égarer mon chagrin. Il me semble que la tristesse se perd parmi tant de monde.
Je me fais une fête d’être coudoyé par du peuple, comme on est roulé par les flots.
Ce matin, à dix heures, on sonne. J’entends un colloque à la porte entre la femme de
ménage et le portier. La porte s’ouvre. Le portier entre tenant une lettre. Je prends la
lettre ; elle porte le timbre de Lariboisière. Rose est morte ce matin à sept
heures.
Pauvre fille ! C’est donc fini ! Je savais bien qu’elle était condamnée ; mais l’avoir
vue jeudi, si vivante encore, presque heureuse, gaie… Et nous voilà tous les deux
marchant dans le salon avec cette pensée que fait la mort des personnes : Nous ne la
reverrons plus ! — une pensée machinale et qui se répète sans cesse au dedans de
vous.
Quel vide ! quel trou dans notre intérieur ! Une habitude, une affection de vingt-cinq
ans, une fille qui savait notre vie, ouvrait nos lettres en notre absence, à qui nous
racontions nos affaires. Tout petit, j’avais joué au cerceau avec elle, et elle
m’achetait, sur son argent, des chaussons aux pommes dans nos promenades. Elle attendait
Edmond jusqu’au matin, pour lui ouvrir la porte de l’appartement, quand il allait, en
cachette de ma mère, au bal de l’Opéra… Elle était la femme, la garde-malade admirable,
dont ma mère, en mourant, mit les mains dans les nôtres… Elle avait les clefs
de tout, elle menait, elle faisait tout autour de nous. Depuis vingt-cinq ans, elle
nous bordait tous les soirs dans nos lits, et tous les soirs, c’étaient les mêmes
éternelles plaisanteries sur sa laideur et la disgrâce de son physique…
Chagrins, joies, elle les partageait avec nous. Elle était un de ces dévouements dont
on espère la sollicitude pour vous fermer les yeux. Nos corps, dans nos maladies, dans
nos malaises, étaient habitués à ses soins. Elle possédait toutes nos manies. Elle avait
connu toutes nos maîtresses. C’était un morceau de notre vie, un meuble de notre
appartement, une épave de notre jeunesse, je ne sais quoi de tendre et de grognon et de
veilleur à la façon d’un chien de garde, que nous avions l’habitude
d’avoir à côté de nous, autour de nous, et qui semblait ne devoir finir qu’avec
nous.
Et jamais nous ne la reverrons !… Ce qui remue dans l’appartement, ce n’est plus elle ;
ce qui nous dira bonjour, le matin, en entrant dans notre chambre, ce ne sera plus
elle ! Grand déchirement, grand changement dans notre vie, et qui nous semble, je ne
sais pourquoi, une de ces coupures solennelles de l’existence, où, comme dit Byron, les
Destins changent de chevaux.
Ironie des choses ! Ce soir précisément, douze heures après le dernier soupir de la
pauvre fille, il nous faut aller à Saint-Gratien chez la princesse Mathilde qui a eu la
curiosité de nous connaître, le désir de nous avoir à dîner.
Ce matin, nous devons faire toutes les tristes démarches. Il faut retourner
à l’hôpital, rentrer dans cette salle d’admission, où sur le fauteuil contre le guichet,
il me semble revoir le spectre de la maigre créature que j’y ai assise, il n’y a pas
huit jours. « Voulez-vous reconnaître le corps ? » me jette, d’une voix dure, le
garçon.
Nous allons au fin fond de l’hôpital, à une grande porte jaunâtre, sur laquelle il y a
écrit en grosses lettres noires : AMPHITHÉÂTRE. Le garçon frappe. La porte s’entrouvre
au bout de quelque temps, et il en sort une tête de boucher, le brûle-gueule à la
bouche : une tête où le belluaire se mêle au fossoyeur. J’ai cru voir l’esclave qui
recevait au Cirque les corps des gladiateurs, — et lui aussi reçoit les tués de ce grand
Cirque : la société moderne.
On nous a fait, un long moment, attendre avant d’ouvrir une autre porte, et pendant ces
minutes d’attente, tout notre courage s’en est allé, comme s’en va, goutte à goutte, le
sang d’un blessé s’efforçant de rester debout. L’inconnu de ce que nous allions voir, la
terreur d’un spectacle vous déchirant le cœur, la recherche de ce corps au milieu
d’autres corps, l’étude et la reconnaissance de ce pauvre visage, sans doute défiguré,
tout cela nous a fait lâches comme des enfants. Nous étions à bout de force, à bout de
volonté, à bout de tension nerveuse, et quand la porte s’est ouverte, nous avons dit :
« Nous enverrons quelqu’un », et nous nous sommes sauvés !
De là nous sommes allés à la mairie, roulés dans un fiacre qui nous
cahotait et nous secouait la tête, comme une chose vide. Et je ne sais quelle horreur
nous est venue de cette mort d’hôpital qui semble n’être qu’une formalité
administrative. On dirait que dans ce phalanstère d’agonie, tout est si bien administré,
réglé, ordonnancé, que la Mort y ouvre comme un bureau.
Pendant que nous étions à faire inscrire le décès, — que de papier, mon Dieu, griffonné
et paraphé pour une mort de pauvre ! — de la pièce à côté, un homme s’est élancé,
joyeux, exultant, pour voir sur l’almanach, accroché au mur, le nom du saint du jour, et
le donner à son enfant. En passant, la basque de la redingote de l’heureux père frôle et
balaye la feuille de papier, où l’on inscrit la morte.
Revenus chez nous, il a fallu regarder dans ses papiers, faire ramasser ses hardes,
démêler l’entassement des choses, des fioles, des linges que fait la maladie… remuer de
la mort enfin. Ç’été affreux de rentrer dans cette mansarde où il y avait encore, dans
le creux du lit entrouvert, les miettes de pain de son dernier repas. J’ai jeté la
couverture sur le traversin, comme un drap sur l’ombre d’un mort.
… La chapelle est à côté de l’amphithéâtre. À l’hôpital, Dieu et le cadavre voisinent…
À la messe dite pour la pauvre femme, à côté de sa bière, on en range deux ou trois
autres, qui bénéficient du service. Il y a je ne sais quelle
répugnante
promiscuité de salut dans cette adjonction : ça ressemble à la fosse commune de la
prière…
Derrière moi, à la chapelle, pleure la nièce de Rose, la petite qu’elle a eue un moment
chez nous, et qui est maintenant une jeune fille de dix-neuf ans, élevée chez les sœurs
de Saint-Laurent : pauvre petite fillette, étiolée, pâlotte, rachitique, nouée de
misère, la tête trop grosse pour le corps, le torse déjeté, l’air d’une Mayeux, triste
reste de toute cette famille poitrinaire attendu par la Mort, et dès maintenant touché
par elle, — avec, en ses doux yeux, déjà une lueur d’outre-vie.
Puis de la chapelle au fond du cimetière Montmartre, élargi comme une nécropole et
prenant un quartier de la ville, une marche à pas lents et qui n’en finit pas dans la
boue… Enfin les psalmodies des prêtres, et le cercueil que les bras des fossoyeurs
laissent glisser avec effort au bout de cordes, comme une pièce de vin qu’on descend à
la cave.
Il me faut encore retourner à l’hôpital. Car entre la visite que j’ai faite à Rose le
jeudi, et sa brusque mort un jour après, il y a pour moi un inconnu que je repousse de
ma pensée, mais qui revient toujours en moi : l’inconnu de cette agonie dont je ne sais
rien, de cette fin si soudaine. Je veux savoir et je crains d’apprendre. Il ne me paraît
pas qu’elle soit morte ; j’ai seulement d’elle le sentiment d’une personne disparue. Mon
imagination va à ses dernières heures, les cherche à tâtons,
les reconstruit
dans la nuit, et elles me tourmentent de leur horreur voilée, ces heures !… J’ai besoin
d’être fixé. Enfin, ce matin, je prends mon courage à deux mains. Et je revois
l’hôpital, et je revois le concierge rougeaud, obèse, puant la vie comme on pue le vin,
et je revois ces corridors, où de la lumière du matin tombe sur la pâleur de
convalescentes souriantes…
Dans un coin reculé, je sonne à une porte aux petits rideaux blancs. On ouvre, et je me
trouve dans un parloir, où, entre deux fenêtres, une Vierge est posée sur une sorte
d’autel. Aux murs de la pièce, exposée au nord, de la pièce froide et nue, il y a, je ne
m’explique pas pourquoi, deux vues du Vésuve encadrées, de malheureuses gouaches qui
semblent là, toutes frissonnantes et toutes dépaysées. Par une porte ouverte derrière
moi, d’une petite pièce où le soleil donne en plein, il m’arrive des caquetages de sœurs
et d’enfants, de jeunes joies, de bons petits éclats de rire, toutes sortes de notes et
de vocalisations fraîches : un bruit de volière ensoleillée…
Des sœurs en blanc, à coiffe noire, passent et repassent ; une s’arrête devant ma
chaise. Elle est petite, mal venue, avec une figure laide et tendre, une pauvre figure à
la grâce de Dieu. C’est la mère de la salle Saint-Joseph. Elle me raconte comment Rose
est morte, ne souffrant pour ainsi dire plus, se trouvant mieux, presque bien, toute
remplie de soulagement et d’espérance. Le matin, son lit refait, sans se voir du tout
mourir, tout à coup elle s’en est allée dans un vomissement de sang qui a duré quelques
secondes. Je suis sorti de là, rasséréné, délivré de l’horrible pensée
qu’elle avait eu l’avant-goût de la mort, la terreur de son approche.
… Au milieu du dîner rendu tout triste par la causerie qui va et revient sur la morte,
Maria, qui est venue dîner ce soir, après deux ou trois coups nerveux, du bout de ses
doigts, sur le crêpage de ses blonds cheveux bouffants, s’écrie : « Mes amis, tant que
la pauvre fille a vécu, j’ai gardé le secret professionnel de mon métier… Mais
maintenant qu’elle est en terre, il faut que vous sachiez la vérité. »
Et nous apprenons sur la malheureuse des choses qui nous coupent l’appétit, en nous
mettant dans la bouche l’amertume acide d’un fruit, coupé avec un couteau d’acier. Et
toute une existence inconnue, odieuse, répugnante, lamentable, nous est révélée. Les
billets qu’elle a signés, les dettes qu’elle a laissées chez tous les fournisseurs, ont
le dessous le plus imprévu, le plus surprenant, le plus incroyable. Elle entretenait des
hommes, le fils de la crémière, auquel elle a meublé une chambre, un autre auquel elle
portait notre vin, des poulets, de la victuaille… Une vie secrète d’orgies nocturnes, de
découchages, de fureurs utérines qui faisaient dire à ses amants : « Nous y resterons,
elle ou moi ! » Une passion, des passions à la fois de toute la tête, de tout le cœur,
de tous les sens, et où se mêlaient les maladies
de la misérable fille, la
phtisie qui apporte de la fureur à la jouissance, l’hystérie, un commencement de folie.
Elle a eu avec le fils de la crémière deux enfants, dont l’un a vécu six mois. Il y a
quelques années, quand elle nous a dit qu’elle allait dans son pays, c’était pour
accoucher. Et à l’égard de ces hommes, c’était une ardeur si , si maladive,
si démente, qu’elle — l’honnêteté en personne autrefois — nous volait, nous prenait des
pièces de vingt francs sur des rouleaux de cent francs, pour que les amoureux qu’elle
payait ne la quittassent pas.
Or, après ces malhonnêtes actions involontaires, ces petits crimes arrachés à sa droite
nature, elle s’enfonçait en de tels reproches, en de tels remords, en de telles
tristesses, en de tels noirs de l’âme, que dans cet enfer, où elle roulait de fautes en
fautes, désespérée et inassouvie, elle s’était mise à boire pour échapper à elle-même,
se sauver du présent, se noyer et sombrer quelques heures dans ces sommeils, dans ces
torpeurs léthargiques, qui la vautraient toute une journée en travers d’un lit, sur
lequel elle échouait en le faisant.
La malheureuse ! que de prédispositions et de motifs et de raisons elle trouvait en
elle pour se dévorer et saigner en dedans : d’abord le repoussement par moments d’idées
religieuses avec les terreurs d’un enfer de feu et de soufre ; puis la jalousie, cette
jalousie toute particulière qui, à propos de tout et de tous, empoisonnait sa vie ;
puis, puis… puis le dégoût que les hommes, au
bout de quelque temps, lui
témoignaient brutalement pour sa laideur, et qui la poussait de plus en plus à la
boisson, l’amenait un jour à faire une fausse couche en tombant ivre-morte sur le
parquet. Cet affreux déchirement du voile que nous avions devant les yeux, c’est comme
l’autopsie d’une poche pleine d’horribles choses, dans une morte tout à coup
ouverte…
Par ce qui nous est dit, j’entrevois soudainement tout ce qu’elle a dû souffrir depuis
dix ans : et les craintes près de nous d’une lettre anonyme, d’une dénonciation de
fournisseur, et la trépidation continuelle à propos de l’argent qu’on lui réclamait et
qu’elle ne pouvait rendre, et la honte éprouvée par l’orgueilleuse créature pervertie
par cet abominable quartier Saint-Georges, des fréquentations des basses gens qu’elle
méprisait, et la vue douloureuse de la sénilité prématurée que lui apportait
l’ivrognerie, et les exigences et les duretés inhumaines des m… du ruisseau, et les
tentations de suicide qui me la faisaient, un jour, retirer d’une fenêtre, où elle était
complètement penchée en dehors… et enfin toutes ces larmes que nous croyions sans
cause ; cela mêlé à une affection d’entrailles très profonde pour nous, à un dévouement,
comme pris de fièvre, dans les maladies de l’un ou de l’autre.
Et chez cette femme une énergie de caractère, une force de volonté, un art du mystère,
auxquels rien ne peut être comparé. Oui, oui, une fermeture
de tous ces
affreux secrets, cachés et renfoncés en elle, sans une échappade à nos yeux, à nos
oreilles, à nos sens d’observateur, même dans ses attaques de nerfs, où rien ne sortait
d’elle que des gémissements : un mystère continué jusqu’à la mort et qu’elle devait
croire enterré avec elle.
Et de quoi était-elle morte ? d’avoir été, il y a de cela huit mois, en hiver, — par la
pluie, — guetter toute une nuit, à Montmartre, le fils de la crémière qui l’avait
chassée, pour savoir par quelle femme il l’avait remplacée : toute une nuit passée
contre la fenêtre d’un rez-de-chaussée, et dont elle avait rapporté ses effets trempés
jusqu’aux os avec une pleurésie mortelle !
Pauvre créature ! nous lui pardonnons, et même une grande commisération nous vient pour
elle, en nous rendant compte de tout ce qu’elle a souffert… Mais, pour toute la vie, il
est entré en nous la défiance du sexe entier de la femme, et de la femme de bas en haut
aussi bien que de la femme de haut en bas. Une épouvante nous a pris du double fond de
son âme, de la faculté puissante, de la science, du génie consommé, que tout son être a
du mensonge…
Gautier dîne à côté de nous chez Peters. Il revient d’inaugurer les chemins de fer
algériens, et il est furieux contre la civilisation, les ingénieurs qui abîment les
paysages avec leurs rails, les utilitaires, tout ce qui met dans un pays une saine
édilité. Se tournant vers Claudin qui vient de s’asseoir à sa table : « Toi tu
aimes cela… tu es un civilisé. Mais nous, nous trois, avec quatre ou cinq autres, nous
sommes des malades… des décadents… non, plutôt des primitifs, non, encore non, mais des
particuliers bizarres, indéfinis, exaltés. Il y a des moments, oui, où je voudrais tuer
tout ce qui est : les sergents de ville, M. Prudhomme, M. Pioupiou, toute cette
cochonnerie-là… Claudin, vois-tu, je te parle sans ironie, je t’envie, tu es dans le
vrai. Tout cela tient à ce que tu n’as pas comme nous le sens de l’exotique. As-tu le
sens de l’exotique ? Non, voilà tout… Nous ne sommes pas Français, nous autres, nous
tenons à d’autres races. Nous sommes pleins de nostalgies. Et puis quant à la nostalgie
d’un pays se joint la nostalgie d’un temps… comme vous par exemple du xviiie
siècle… comme moi de la Venise de Casanova, avec
embranchement sur Chypre, oh ! alors, c’est complet… Venez donc, un soir, chez moi. Nous
causerons de tout cela longuement. Nous serons, tour à tour, chacun de nous trois, Job
sur son fumier avec ses amis. »
Et puis à propos de Psyché, dont il a donné l’idée de la reprise chez
Jeanne Destourbet, dans une causerie avec le prince Napoléon, reprise qu’il voulait
tourner vers la résurrection du côté inconnu de Molière, maître de ballets, arrangeur de
divertissements, Gautier se met à rejuger Le Misanthrope, une comédie
de collège de Jésuites, pour la rentrée des classes : « Ah ! le cochon ! quelle langue !
est-ce mal
écrit ! Mais comment voulez-vous qu’on imprime cela. Je ne veux
pas m’ôter mon pain. Je reçois encore aujourd’hui des lettres d’injures, parce que j’ai
osé faire un parallèle entre Timon d’Athènes et Le
Misanthrope. »
De Molière la causerie saute à tout ce xviie
siècle, si
ennuyeux, si antipathique, d’une si mauvaise langue, entre la langue grasse du
xvie
siècle et la langue claire du xviiie
. Et voilà soudain Gautier, poussant au Roi-Soleil du temps,
à Louis XIV, et le lapidant, comme à coups d’étrons, dans un flux de paroles verveuses,
où Michelet semble doublé d’un père Duchêne :
« Un porc grêlé comme une écumoire et petit…. Il n’avait pas cinq pouces le grand Roi.
Toujours à manger et à c…. C’est plein de m…. ce temps-là. Lisez la lettre de la
Palatine. Et borné avec cela…. Parce qu’il donnait des pensions pour qu’on le chantât….
Une fistule dans le c…. et une autre dans le nez qui correspondait avec le palais… Ça
lui faisait juter par les fosses nasales les carottes et toutes les juliennes de son
temps. Et c’est vrai ce que je dis là… » fait-il en se tournant vers Claudin ahuri !
* * *
— Qu’est-ce que la vie ? L’usufruit d’une agrégation de molécules.
* * *
— Le tourment de l’homme de pensée est d’aspirer au Beau, sans avoir jamais une
conscience fixe et certaine du Beau.
Une malheureuse organisation que la nôtre. Depuis le collège nous nous
sommes toujours passionnés pour les causes battues, et aujourd’hui la défaite de
Garibaldi nous fait tout mélancoliques. Pourtant ce Garibaldi, ainsi que le dit le père
Chilly, ce n’est point notre homme, mais nous sommes ainsi faits, qu’il y a au fond de
nous, toujours une sympathie pour les hommes qui n’ont pas la vulgarité, la canaillerie
du succès.
Nous avons reçu, ces jours-ci, un petit morceau de papier imprimé, portant ceci :
« M*** vous êtes prié d’assister à la petite fête de famille, qui sera donnée à Neuilly,
rue de Longchamps, 32, le 31 août 1862.
Et nous voici ce soir, rue de Longchamps, où nous trouvons 25 ou 30 invités. C’est la
chambre des filles de Gautier qui est la salle de spectacle, où il y a une toile, une
rampe, et tous les fauteuils et toutes les chaises de la maison. La tablette de la
cheminée sur laquelle on s’assied, simule le balcon. Sur la porte, au-dessus de laquelle
se détire, en une pose anacréontique, une femme nue, est collée l’affiche :
Théâtre de Neuilly.
PIERROT POSTHUME.
La toile se lève sur la scène, où le peintre Puvis de Chavannes a peint d’assez
cocasses décors — une scène où il y a juste la place pour un soufflet et un
coup de pied dans le derrière. Et la farce commence, une farce qui paraît écrite au
pied levé, une nuit de carnaval, dans un cabaret de Bergame, avec de jolis vers qui
montent s’enrouler ainsi que des fleurs autour d’une batte.
Là-dedans passe et repasse toute la famille, les deux filles de Gautier, Judith, dans
un costume d’Esméralda de la comédie italienne, développant des grâces molles ; la jeune
Estelle, svelte dans son habit d’Arlequin, et montrant sous son petit museau noir, de
jolies moues d’enfant ; le fils de Gautier en Pierrot un peu froid, un peu trop dans son
rôle, un peu trop posthume ; puis enfin Théophile Gautier, lui-même faisant le docteur,
un Pantalon , grimé, enluminé, peinturluré à faire peur à toutes les
maladies énumérées par Diafoirus, l’échiné pliée, le geste en bois, la voix transposée,
travaillée, tirée on ne sait d’où, des lobes du cerveau, de l’épigastre, du calcaneum de ses talons : une voix enrouée, , qui semble du Rabelais
gloussé.
Bar-sur-Seine…. Il habite ici un millionnaire, d’une avarice telle, que lorsqu’il a mis
ses fils au collège, il a défendu par économie qu’on cirât leurs souliers, disant que le
cirage brûlait le cuir… et il a remis au proviseur une couenne de lard pour les
frotter.
C’est prodigieux comme Millet a
saisi le galbe de la femme de labeur et de
fatigue, courbée sur la glèbe. Il a trouvé un dessin carré, un contour fruste qui rend
ce corps-paquet, où il n’y a plus rien des rondeurs provocantes de la forme féminine, ce
corps que le travail et la misère ont aplati comme avec un rouleau, n’y laissant ni
gorge ni hanches, et qui ont fait de cette femme un ouvrier sans sexe, habillé d’un
casaquin et d’une jupe, dont les couleurs ne semblent que la déteinte des deux éléments
entre lesquels ce corps vit, — en haut bleu comme le ciel, en bas brun comme la
terre.
Il y a une vieille demoiselle ici, une ci-devant religieuse, qui terminait une longue
déploration de toutes les misères et de toutes les dégoûtations de l’humanité par cette
réclamation : « Et puis, pourquoi sommes-nous faits en viande ? »
Cette révolte contre la matérialité de notre être, et l’aspiration à la composition
d’un végétal ou d’un minéral, ne prouvent-elles pas une délicate spiritualité
féminine ?
La même vieille demoiselle nous racontait qu’une des distractions des religieuses du
couvent, où elle se trouvait, — la chose est délicate, et aurait besoin pour être contée
de la plume de Béroalde de Verville, mais ma foi tant pis, — elle nous racontait donc
que cette distraction était de p…. dans des carafes, oui, de mettre du vent en
bouteille, pour se régaler la vue des irisations du gaz captif.
* * *
— On me montrait hier un jeune jardinier, un
garçon de 25 ans, qui vient
d’épouser une cuisinière de 60 ans, pour une rente de 40 boisseaux de blé.
* * *
— Lorsque l’incrédulité devient une foi, elle est plus bête qu’une religion.
Celui-là, je le répète, ferait un livre curieux, apporterait d’intéressants documents à
l’histoire humaine et française, celui-là qui récolterait et assemblerait simplement les
anecdotes singulières, relatives à certaines physionomies provinciales. Oui, un
Tallemant des Réaux qui, ici et là, noterait tout ce qu’il entendrait sur les
personnages excentriques de la province, ferait un amusant bouquin. Quelles figures
fantasques, quels originaux, quelles silhouettes grotesques ou bizarres, puissantes ou
tranchées, s’accusant dans les souvenirs, les légendes de famille, avec une verdeur, une
saveur du cru, une turgescence de comique, qu’on ne trouve pas dans les bonshommes
parisiens.
Voici un de ces types que j’attrape au passage, parmi les récits d’après dîner. C’était
le médecin ordinaire de la maison de notre grand-père, à Sommérecourt. Une espèce de
docteur Tant-mieux, à mine rabelaisienne, le dernier porteur de la culotte, des bas, des
boucles de souliers en acier, un bon vivant qui buvait dur, et auquel
on était obligé de rationner le vin dans les maisons où il mangeait ; — du reste
parfaitement lucide, et la raison aussi vive et plus nette que jamais, en
plein vin. Il s’appelait Procureur, et habitait le petit village de Vrécourt. Une
célébrité
médicale que ce Procureur, une de ces lumières de la science de
guérir inofficielles et populaires à la façon des rebouteux, un de ces
hommes sans études, sans lectures, mais qui semblent nés dans les secrets de la nature,
qui soignent par instinct, qui sauvent par illumination, qui ont le miracle en main.
Dans toutes les Vosges on l’appelait pour les cas désespérés.
Un vrai paysan avec cela, et à peu près traité comme tel. D’ordinaire, le grand-père le
faisait dîner avec les domestiques, ne donnant l’ordre de mettre son couvert à table que
dans les grandes occasions. Ayant sauvé la maréchale de Bellune d’une maladie mortelle,
et des soins de plusieurs illustres médecins, ce fut un éblouissement, quand il fut
invité par sa malade à dîner. Il donnait des poignées de main aux domestiques, et placé
à côté de Mme de Bellune, chaque fois qu’un convive lui adressait la
parole, il saluait, ayant, par une habitude de paysan, gardé son chapeau sur la
tête.
Un jour, le grand-père lui ayant demandé son compte pour les soins donnés à lui et à sa
maison pendant sept ans, il présenta un compte de 72 francs : — Comment coquin,
soixante-douze francs ? Le pauvre Procureur troublé, balbutiait : — Mais Monsieur, je
vous assure, j’ai fait très justement le compte !
— Comment, mais c’est impossible, soixante-douze francs pour sept ans. Le grand-père ne
pouvait croire à la modicité de la somme.
Procureur avait une fille mariée. Son gendre vint se plaindre à lui que sa
fille se laissait aller à la boisson. Bon sang ne peut mentir. Sa fille avait de
vingt-cinq à trente ans. Il la fouetta comme une petite fille, et dit à son gendre :
« Dà, dà, la voilà corrigée ! ».
Un mot qui dit tout sur les juifs, qui éclaire leur fortune, leur puissance, leur
rapide ascension, en ce siècle d’argent. Mirès apprenait à Saint-Victor que dans l’école
juive, où il avait été élevé à Bordeaux, on ne donnait pas de prix de calcul, — parce
que tous l’auraient mérité.
Cette révélation fait pâlir même le mot profond du vieux Rothschild : « À la Bourse, il
y a un moment où, pour gagner, il faut savoir parler hébreu !
* * *
— X… a pris pour maîtresse une actrice, aussitôt après le bruit de son acquittement
pour avortement, un peu à cause du scandale de l’affaire, beaucoup parce que
l’avortement a amené un dérangement curieux dans la matrice de la femme. C’est un cas
qui amuse l’ancien médecin dans l’homme devenu impuissant.
Dans les entractes du théâtre, il s’en va chez un grand pharmacien qui est à côté. Et
là, dans l’arrière-boutique, en collaboration de son ami, il se livre longuement et
compendieusement à la composition d’un de ces lavements, dont la recette est perdue
depuis Molière, et rapporte le liniment, où
il a mis sa science et son cœur,
à la belle au théâtre. C’est son sac de bonbons de tous les soirs.
* * *
— Une religion sans surnaturel, — cela me fait penser à une annonce que j’ai lue, ces
années-ci ; dans les grands journaux : vin sans raisin.
Nous sommes chez de vieux amis de notre famille, chez les Armand Lefebvre, dans leur
jolie petite propriété de la Comerie, au cœur de l’Île-de-France, dans ce coin de terre
tout xviiie
siècle.
Ici c’est Chantilly, là Champlâtreux, plus loin Luzarches, un nom de site champêtre à
la mode dans les romans de la fin du dernier siècle, tout comme Salency, et pour venir
ici, on passe par l’Ile-Adam, devant la terrasse peinte dans le joli tableau d’Olivier,
qui est à Versailles. C’est plein de noms de la vieille France, les Condé, les Conti,
Molé, Samuel Bernard et jusqu’à Sophie Arnould qui y eut son prieuré. La nature même
semble du xviiie
siècle : ce sont les paysages, où
Demarne pousse ses retours de troupeaux.
* * *
Édouard me mène à Clermont voir la prison des femmes.
… Elles sont généralement bien portantes, le visage plein, le teint un peu bis, ayant à
la fois de l’aspect de la nonne et de la convalescente d’hôpital. Toutes
ou
presque toutes ont la tête carrée, des têtes de volonté et d’endurcissement, de
mauvaises têtes de paysannes — et déprimées d’une manière curieusement uniforme. Je n’y
ai pas vu une jolie figure, un visage intéressant. Ce monde aux yeux renfoncés, est dur,
concentré, avec un tas de choses amassées sous l’ensevelissement des traits. Toutes,
quand on passe au milieu d’elles, restent penchées sur leur tâche, la physionomie
fermée. Il semble qu’il y ait un mur entre votre regard et elles. Leur visage ne dit,
n’exprime rien ; on sent qu’il fait le mort.
Êtes-vous passé, et vous retournez-vous ? vous voyez les yeux lentement se soulever, et
l’on se sent dans le dos, jusqu’à la porte, les regards de toutes ces femmes dardés sur
vous, en une curiosité méchante.
… Le directeur m’entretenait des ruses de ces femmes, murées dans le silence, des ruses
pour correspondre entre elles, d’une lettre d’amour envoyée à une compagne par une
lesbienne, qui en avait découpé les lettres dans le Pater et l’Ave d’un livre de prières, et les avait cousues ensemble sur un bout de
chiffon.
Un détail curieux donné par Édouard sur la répulsion, l’épouvante produite par le
zouave sur l’imagination allemande.
Danremont, l’attaché plénipotentiaire près le roi de Hanovre, promenait un jour son
fils, habillé en zouave. Le roi de Hanovre, qui est aveugle, entend
le rire
de l’enfant, se le fait amener, le prend dans ses bras, puis soudain, à un mot dit par
son aide de camp, le laisse brusquement retomber à terre. L’aide de camp venait de dire
au Roi en quoi l’enfant était habillé.
En passant devant la fontaine Saint-Michel, devant ces monstres bourgeois, les monstres
de la Chine et du Japon me reviennent dans la pensée. Quelle imagination dans l’hybride.
Quelle invention, quelle poésie horrifique dans ces fantaisies animales. Les beaux
hippogriffes de l’opium ! Quelle ménagerie diaboliquement fantastique, faite
d’accouplements insensés, et superbes.
Mais aussi pourquoi demander des chimères à des membres de l’Institut. Ils ne
fabriqueront jamais que les monstres du récit de Théramène, le vrai monstre au goût de
la France classique et tragédique.
Nous dînons chez Gavarni. Les convives sont de Chennevières, le docteur Veyne, l’ancien
médecin de la bohème, et Sainte-Beuve. L’auteur de Volupté arrive dans
la toilette d’un petit mercier de province en partie fine, tire de sa poche une calotte
de soie noire, une calotte à la fois d’Académie et de sacristie, qu’il met sur sa tête
pour la défendre des courants d’airs.
Je lui parle de ses articles du Constitutionnel : « Oui, je compte
aller encore vingt mois avec deux mois de
congé. C’est le temps de mon
traité, mon Dieu ! J’ai de certaines facilités de sauter d’un sujet à l’autre, quoique
ce soit le plus fatigant de mon affaire. J’ai professé à Liège trois fois par semaine.
J’ai fait quatre ans de cours à l’École normale. J’ai fait vingt-deux leçons sur
Bossuet… Et puis je donne tout ce que j’ai : le fond de toutes mes notes. Je vide mon
sac. Je suis à mes dernières cartouches et je tire tout… Franchement, au fond je suis
blasé ou plutôt dégoûté, las. Toutes ces insultes, toutes ces calomnies, pour un petit
honneur qui n’est rien du tout, et qu’on estime beaucoup ! » — Ici je le sens blessé à
fond, de l’attaque d’un journal de ce matin, qui, en annonçant son invitation pour une
fournée de Compiègne, l’accusait d’avoir fait renvoyer son ami Barbey d’Aurevilly du Pays : — « Si j’avais dix mille livres de rentes, reprend-il, je sais
bien ce que je ferais, ou plutôt ce que je ne ferais pas. » Et il nous confie qu’il
n’ira pas à Compiègne, où les journaux le font aller, que sa santé ne le lui permet pas,
ses infirmités, sa vessie… Il ne pourrait rester là toute la soirée. Ce sont de trop
grandes corvées pour son âge.
On cause de l’histoire moderne, de sa supériorité sur l’ancienne, qui ne voyait jamais
ni le cadre ni le milieu des événements, et Sainte-Beuve déclare que Villemain ne sait
absolument des événements que ce qu’il y a dans les livres, et que la connaissance de
l’art d’un temps manquait jusqu’ici aux historiens. La causerie arrive au xviiie
siècle. « C’est le temps que j’aime le mieux, s’écrie
Sainte-Beuve. Il
n’y a pas pour moi de plus belles années que les quinze
premières années du règne de Louis XVI. Et quels hommes, même de second ordre : Rivarol,
Chamfort. Le mot de Rivarol : L’impiété est une indiscrétion, cela est charmant !… hum !
hum ! »
Sainte-Beuve a ainsi un petit ânonnement qui le mène d’une pensée à une autre, et lie
sa parole. « Hum ! hum !… » fait-il encore une fois, et il continue :
« Et tous les gens de ce temps-là avaient une philosophie que nous devrions bien avoir.
Il n’était pas question d’immortalité d’âme, de machines comme cela ; on vivait de son
mieux, en faisant bien, et on ne méprisait pas le matériel. Maintenant, on prend trop de
religion, on en prend trop, on force la dose… Et puis, dans ce temps-là, on avait la
société, la société, encore la meilleure invention des hommes, après tout. »
Là-dessus, il se met à parler de Michelet avec une sorte d’animosité et de rancune
colère. « Aujourd’hui, il a le style vertical. Il ne met plus de
verbes. Mais c’est une église, il a des croyants… Les premiers volumes, les premiers
volumes… mon Dieu ! ça ne vaut pas mieux que le reste. Ce sont simplement les derniers
qui font valoir les premiers. »
Puis il est successivement question d’About, et de Lamartine, et du duc de Broglie :
« About, c’est un garçon qui fait un volume de ce qui mérite une page. Son roman sur le
nez, vous savez, c’est une épigramme de Voltaire, vous vous rappelez ça… Si, si,
je vous assure que Lamartine a de l’esprit. Il en a en passant, en coulant,
sans s’arrêter dessus. Tenez, on parlait devant lui de Broglie, on disait que c’était un
bon esprit : — « Oui, un bon esprit faux », fit-il.
Pendant le dîner, nous avons l’agacement d’entendre le fin causeur, le fin connaisseur
ès lettres, parler art, à tort à travers, louanger Eugène Delacroix comme peintre
philosophique, s’étendre sur l’expression de la tête d’Hamlet dans son tableau « Hamlet
au cimetière », tirade que coupe presque brutalement Gavarni par cette phrase :
« L’expression ! mais vous pouvez mettre la tête d’Hamlet sur la tête du fossoyeur et
vice versa. »
Après dîner, Sainte-Beuve, nous voyant fumer, dit : « Ne pas fumer est un grand vide
dans la vie. On est obligé de remplacer le tabac par des distractions trop naturelles…
qui ne vous accompagnent pas jusqu’au bout. »
Et c’est dit avec un sourire de regret et de mélancolie libertine.
En revenant sur la route de Versailles, par une belle nuit froide, Sainte-Beuve, en son
paletot gris déboutonné et son gilet chamois, — il affectionne les couleurs claires,
jeunettes, printanières, — Sainte-Beuve marchant d’un pas nerveux, presque rageur, nous
entretient de l’Académie qui n’est pas, dit-il, ce qu’on pense.
Il est en bons rapports avec elle, en dépit des petits tours qu’il avoue lui avoir
joués. Les passions politiques ont eu le temps de s’apaiser depuis
douze
ans. De petites reprises de ces passions ont cependant lieu, de temps en temps, mais ça
n’a pas de suite. Falloux lui a presque pris de force les mains qu’il mettait dans ses
poches. « Il n’y a que de Broglie. Nous ne nous saluons pas… Ça se passe en famille à
l’Académie, voyez-vous. Nous ne sommes que huit depuis six mois. Il y a des séances,
quand Villemain n’est pas là, qui commencent à trois heures et demie, et qui finissent à
quatre heures moins le quart. S’il n’y avait pas un homme inventif, un Villemain, ça
n’irait plus. Il pose des questions. Il rédige un procès-verbal coquet. C’est comme
Patin pour le Dictionnaire, il ne le fait pas bien, mais il le fait, et sans lui on ne
ferait plus rien. Ce n’est pas mauvaise volonté de l’Académie, c’est ignorance. L’autre
jour à propos du mot chapeau de fleurs, M. de Noailles a dit que
c’était un mot inconnu, qu’il ne l’avait rencontré nulle part. Il n’a pas lu Théocrite,
voilà ! Et c’est ainsi à propos de tout… Pour les livres, pour les prix, ils viennent me
trouver. Ils me demandent ce que c’est. Ils se renseignent, que voulez-vous ?… Ils ne
connaissent pas un nom nouveau depuis dix ans… Et puis l’Académie a une peur atroce,
c’est la peur de la bohème. Quand il n’ont pas vu un homme dans leurs salons, ils n’en
veulent pas. Ils le redoutent. Ce n’est pas un homme de leur monde… C’est ce qui fait,
je crois, qu’Autran a des chances. C’est un candidat des bains de mer. On l’a rencontré
aux eaux. Et il a de la fortune. Et puis il est de Marseille. Il a pour lui Thiers,
Mignet, Lebrun, les trois frères
provençaux, qui se pousseront le coude pour
voter pour lui. »
La petite touche — c’est le charme et la petitesse de la causerie de Sainte-Beuve.
Point de hautes idées, point de grandes expressions, point de ces images qui détachent
en bloc une figure. Cela est aiguisé, , pointu, c’est une pluie de petites phrases
qui peignent, à la longue, et par la superposition et l’amoncellement. Une conversation
ingénieuse, spirituelle mais mince ; une conversation où il y a de la grâce, de
l’épigramme, du gentil ronron, de la griffe et de la patte de velours. Conversation, au
fond, qui n’est pas la conversation d’un mâle supérieur.
Sous la couverture mouillée que le pompier lui avait jetée, la pauvre danseuse si
horriblement brûlée hier, Emma Livry, s’était mise à genoux et faisait sa prière.
* * *
— Un superbe détail pour le soir d’une bataille. Après Isly, les vautours grisés des
yeux des morts qu’ils avaient mangés, ne trouvant pas le reste encore assez corrompu,
voletaient, trébuchaient, tombaient à terre comme des pochards.
Gavarni a organisé avec Sainte-Beuve un dîner qui doit avoir lieu deux fois par mois.
C’est aujourd’hui l’inauguration de cette réunion et le premier dîner chez Magny, où
Sainte-Beuve a ses habitudes. Nous ne sommes aujourd’hui
que Gavarni,
Sainte-Beuve, Veyne, de Chennevières et nous, mais le dîner doit s’élargir et compter
d’autres convives.
* * *
En ces années, il ne suffit pas d’écrire un livre, il faut être le domestique de ce
livre, faire les courses de son volume, devenir le laquais de son succès. Je porte donc
mes livres, ici et là, à quelques-uns qui les couperont à moitié, à d’autres qui en
parleront sans les lire, à d’autres qui en feront de quoi dîner chez un bouquiniste.
On fabriquerait, je ne sais quelle physiologie curieuse des gens de lettres, avec la
physionomie de leur portier, de leur escalier, de leur sonnette, de leur logis. J’ai
remarqué une sorte de logique, une corrélation intime chez presque tous entre l’habitant
et la coquille, l’homme et le milieu. L’homme de lettres, cela loge généralement haut,
au cinquième. Paris a le cerveau, comme l’homme, en haut ; et ce qui court, ce qui se
sert de ses jambes : boutiques, entresol, est en bas ; et ce qui digère est au premier :
— la maison est un individu.
Trois intérieurs, à trois crans de l’échelle, m’ont frappé… Au fond d’une cour, rue
Jacob, on monte cinq étages, on suit un corridor où donnent des portes de chambres de
domestiques, une sorte de labyrinthe dans des communs. Une clef est sur la porte ; après
avoir frappé en vain, on se décide à tourner la clef, on est dans une façon de resserre,
pleine de livres en désordre sur le carreau, au milieu desquels est une
paire de bottines d’homme, non faite. Une voix de l’autre pièce crie, comme du fond d’un
rêve : « Qui est là ! » On entre, on se trouve dans une chambre de grisette, de
couturière, où il y a une table de nuit, écrasée de livres brochés, tout neufs, et dans
un lit, un petit homme, maigre, maladif… Vous l’avez éveillé. Il est deux heures ! Vous
êtes chez un critique en mansarde, un homme d’un grand talent. C’est M. Montégut,
l’écrivain de la Revue des Deux Mondes.
Rue d’Argenteuil, presque en face du Gagne-Petit, ce vieux magasin
noir où l’on vend du blanc, dans cette rue où l’imagination loge volontiers, sous la
tuile, la misère d’un Restif de la Bretonne, un escalier obscur, des paliers qui sentent
le plomb, quatre raides étages, une de ces bonnes à tout faire, perdant la tête d’une
visite, et qui manque d’écraser une petite fille qui se sauve d’entre ses jambes. Un
salon où il y a des meubles d’une élégance vieillotte, dans la cheminée un feu mouillé
et désolé, aux murs beaucoup d’images quelconques qui sont dans des cadres, sur une
table un grand volume illustré pour le Jour de l’an ; dans un coin, un piano qui dit une
femme, une famille : un salon qui ressemble un peu à la pièce pauvre et solennelle, que
les relieurs ont pour recevoir leurs clients. Là-dedans un petit homme très maigre, aux
cheveux rares et longs, au teint de papier mâché, aux yeux fureteurs : c’est Édouard
Fournier, l’érudit critique de La Patrie.
En face de la Muette, sur les terrains de l’ancien Ranelagh, — j’ai reconnu
la maison sans la connaître, — ça ressemble aux tâtonnements des enfants avec les jeux
d’architecture, et où ils marient des tours à créneaux avec un kiosque chinois. Nous
entrons. Il y a des fleurs partout, des plats de Chine dans les plafonds, des Watteau
peints par Ballue, des vitrines pleines de dunkerques, du carton-pierre, des tentures de
lampas, des stores peints, des tapis comme de la mousse, des reliures surdorées, des
portes, couvertes, de bas en haut, de dessins, de lithographies, de photographies à deux
sous, un salon de jeux avec des billards polonais et des toupies hollandaises, et des
montées, des descentes, des machinations de dégagements qui ressemblent à une intrigue
de vaudeville, et partout des objets d’art à ravir une fille : une maison triomphante
avec jardin, écurie et remise, que vous montre un homme lugubre et gêné et tristement
aimable, — que vous montre Jules Lecomte.
Nous allons remercier Sainte-Beuve de l’article qu’il a fait ce matin, dans Le Constitutionnel, sur la Femme au xviiie
siècle.
Sainte-Beuve demeure rue Montparnasse. La porte, une toute petite porte, nous est
ouverte par la gouvernante, une femme de quarante ans, à tenue d’institutrice de bonne
maison. On nous introduit dans un salon à papier grenat, aux meubles en velours rouge,
aux formes Louis XV d’un tapissier
du quartier Latin. Salon bourgeois
solennellement froid, rappelant assez le salon de la maison du Rempart pour MM. de la
magistrature. Le jour y vient triste et pauvre, d’un jardinet fermé par un grand mur, et
à travers le tortillage d’une vigne aux sarments maigres et noirs. Nous montons, par un
petit escalier compliqué, à la chambre de Sainte-Beuve, juste au-dessus du salon,
chambre où l’on voit en entrant un lit avec un édredon, en face deux fenêtres sans
grands rideaux, à gauche deux bibliothèques d’acajou pleines de reliures, genre
Restauration, et montrant sur le dos des fers dans le goût du gothique de Clotilde de
Surville ; au milieu de la pièce est une table chargée de volumes, et dans les coins,
contre les bibliothèques, des amas de journaux et de brochures, un empilement, un
fouillis, un désordre de déménagement : l’aspect d’une chambre d’hôtel garni, habitée
par un bénédictin.
Nous trouvons Sainte-Beuve, je ne sais pourquoi, exaspéré contre Salammbô, et furibond et écumant à petites phrases : « D’abord c’est illisible…
Et puis c’est de la tragédie… Au fond c’est du dernier classique… La bataille, la peste,
la famine, ce sont des morceaux à mettre dans des cours de littérature… Du Marmontel, du
Florian, quoi ! » Pendant près d’une heure, quoi que nous disions en faveur du livre (il
faut défendre les camarades contre les critiques), il crache, il vomit sa lecture, en
proie à une colère enfantine, presque comique.
Aujourd’hui Sainte-Beuve me frappe par sa ressemblance avec Hippolyte
Passy, même vieille mine futée, même œil, même forme de crâne, et surtout même timbre de
voix un peu zézeyante. J’ai remarqué le zézeyament chez les grands bavards.
J’ai reçu, avec une gentille lettre de compliments sur notre livre, une invitation à
dîner, ce soir, chez la princesse Mathilde.
Nous sommes introduits au premier, dans un salon de forme ronde, aux panneaux de soie
pourpre, décorés de glaces gravées dans l’élégants cadres. Gavarni, Chennevières,
Nieuwerkerke sont déjà là, puis arrive la princesse, suivie de sa lectrice, Mme de Fly. Nous voici à table. Nous ne sommes que sept. Sauf la
vaisselle plate marquée aux armes de l’Empire, sauf la gravité et l’impassibilité des
laquais, vrais laquais de maisons princières, on ne se croirait guère chez une altesse,
tant il règne en cet aimable logis une liberté d’esprit et de parole.
Ce salon est le vrai salon du xixe
siècle, avec une
maîtresse de maison qui est le type parfait de la femme moderne.
Une femme à l’amabilité comme son sourire, le plus doux sourire du monde, — le sourire
gras des jolies bouches italiennes, — et une femme ayant ce charme : le naturel, et vous
mettant à l’aise avec une langue familière, la vivacité de tout ce qui lui passe par la
tête, une adorable bonne enfance.
Aujourd’hui elle se sent entre hommes, et se livre et s’abandonne, et est
vraiment charmante. Elle nous fait de jolies et spirituelles plaintes sur le niveau
singulièrement descendu de la femme, depuis le temps que nous avons peint, sur son ennui
de ne point trouver de femmes s’intéressant aux choses d’art, aux nouveautés de la
littérature, ou ayant des curiosités, sinon viriles, au moins élevées ou rares. Mais la
plupart des femmes qu’on voit, qu’on reçoit, dit-elle, il en est si peu avec qui l’on
puisse causer : « Tenez, qu’il entre une femme ici, je serais obligée immédiatement de
changer la conversation. Vous allez voir tout à l’heure… Oui, toutes les femmes
intelligentes de ce temps-ci, je suis prête à les recevoir… Mlle Rachel, oui, Mlle Rachel, je l’aurais parfaitement reçue…
Mme Sand, je l’inviterai quand on voudra. »
Dîner du samedi chez Magny. Sainte-Beuve a connu, à Boulogne, un vieux bibliothécaire,
nommé Isnard, lequel avait été professeur de rhétorique aux Oratoriens d’Arras, et avait
eu pour élève Robespierre. Il contait que son élève devenu avocat, avocat très peu
occupé, avait fait un poème, intitulé : « L’art de cracher et de se moucher. » Sur ce,
la sœur de Robespierre craignant qu’il ne perdît le peu de clients qu’il avait, s’il
publiait son poème, allait trouver Isnard, et lui demandait un moyen pour empêcher la
publication. Isnard se faisait lire le
poème par Robespierre, lui disait :
« C’est très bien, très bien ; mais il faudrait quelques retouches ! »
La Révolution prenait Robespierre au milieu de ses retouches, — et le poème n’était pas
publié.
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