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— Chasse aux rats, la nuit, dans les rues de Paris.
Un homme marche en avant.
Un autre le suit.
Le premier a la face glabre, le visage en museau de fouine. Il porte une casquette de loutre dont la visière est relevée. On ne lui voit pas de linge. Une corde plutôt qu’une cravate est roulée autour de son cou. Il est habillé d’un veston de jockey. Le mutisme d’un Mohican. En passant près de lui, un saoulard se retourne en disant : « Tiens, Honoré ! » Honoré tient de la main droite une petite tige de fer, de la main gauche, une sorte de troublette. C’est le traqueur.
Derrière lui marche un hercule barbu, balançant, au bout d’un gros bâton, une cage de bois dont un côté est grillé de fer.
La nuit est claire, la lumière de la lune lutte et se bat étrangement avec les lueurs des réverbères.
Comme nous disons : le beau temps ! le traqueur d’une voix sourde et brusque et coupée par des temps, comme s’il semait, en marchant, des maximes
et des axiomes : « Besoin de pluie… tuyaux engorgés… alors ils sortent… »
Devant nous, à vingt pas du traqueur, trottine quelque chose de grisâtre qui s’arrête, puis repart flairant : « Trim ! » fait le traqueur, et le chien aux oreilles coupées, à la queue rognée, se remet à courir, le museau en terre, jusqu’à ce qu’il plonge le nez dans une gargouille et s’immobilise.
L’homme à la cage écarte le paquet d’épinards qui bouche d’ordinaire la gargouille, et pendant que le traqueur y place sa troublette, lui, passe dans la rainure du conduit la baguette de fer que suit le nez du chien, et le bout du filet s’agite et le traqueur l’élève en l’air, et montre un rat qui sautille, en disant : « Un gaspardo. »
Il a été pris une vingtaine de rats en deux heures.
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— Rien que cela pour le portrait moral d’un bourgeois.
Enfin, c’était une homme qui s’était fait peindre en officier de la garde nationale, — en ballon !
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— Leboucher dit à Chabouillet, venu chez lui pour prendre sa première leçon de savate : « Mon petit, donne-moi 60 francs et je t’apprendrai à crever un homme ! »
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— « Une nuit, c’était au bal masqué de la Renaissance : je me trouvais avec ma s… bougresse. Nous étions tous les deux beaux comme des soleils ! — on
reconnaît le verbe de Gavarni, — quand voilà qu’on me présente un monsieur avec des cheveux longs de savantasse, des gants de filoselle… Ward enfin !… Eh bien, un quart d’heure après, nous étions dans le coin d’une loge à causer tous deux métaphysique ! »
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— Le rire est le son de l’esprit : de certains rires sonnent bête comme une pièce sonne faux.
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— Homme attendant l’Empereur, à un retour de Fontainebleau, pour l’assassiner. Description psychologique de l’homme en cette attente. Retard de deux heures du train impérial. L’homme va les passer dans une maison de prostitution et fait un enfant à une fille. Cet enfant sera le héros de notre livre.
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— Marchal le peintre, déjeunant le matin, en son habit de soirée, à la crémerie, avec les domestiques de la maison où il avait été invité au bal, connaissait les secrets de tous les riches intérieurs de Paris.
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— Placer dans un roman un chapitre sur l’œil et l’œillade de la femme, un chapitre fait avec de longues et sérieuses observations. À ce propos je me rappelle qu’à la prise de voile de Floreska, deux sœurs, deux fillettes du monde, se mirent à me faire l’œil pendant le discours de l’abbé. Dans ce tendre discours et tout allusif à ces noces de l’âme avec Jésus-Christ, à ces fiançailles mystiques, l’œil des deux jeunes filles soulignait, à mon adresse, d’un éclair rapide, tous les mots hyménéens et
toutes les phrases suavement et chrétiennement sensuelles.
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— Veuillot, l’aboyeur des idées de M. de Maistre.
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— Les tragédies de Ponsard ont le mérite artistique d’un camée antique — moderne.
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— « J’attendrai ! » la devise du cardinal de Bernis me sourit.
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— Gavarni nous disait que la première fois qu’il vit Balzac, c’était à La Mode, chez Girardin. Il vit un petit homme rondelet, aux jolis yeux noirs, au nez retroussé, un peu cassé, parlant beaucoup et très fort. Il le prit pour un commis de librairie.
Gavarni nous disait encore que physiquement, du derrière de la tête aux talons, chez Balzac, il y avait une ligne droite avec un seul ressaut aux mollets ; quant au-devant du romancier, c’était le profil d’un véritable as de pique. Et il se mit même à découper une carte pour nous montrer l’exacte silhouette de son corps.
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— J’étais ce soir dans un café. Le gaz s’était éteint en même temps que minuit. J’avais devant moi un verre et une cannette de cristal, lignés de l’étroit éclair lumineux des toiles chardinesques. Dans le fonds ténébreux, entre les flammes droites des deux bougies sur lesquelles montaient les fumées bleues des pipes, des crânes luisants, avec d’intelligentes virgules de lumière sur les tempes de gens ayant une
idiote discussion, à propos d’une partie de dominos. Par la baie d’une porte ouverte, un garçon étendant un tapis sur un billard, et derrière lui un autre entrant dans la pièce avec un matelas roulé sur sa tête.
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— Gavarni nous racontait aujourd’hui que, tout jeunet, il avait été envoyé chez M. Dutillard, rue des Fossés-du-Temple, pour apprendre l’architecture, et qu’il en faisait, monté sur une chaufferette, tant il était encore petit. Il n’y restait que jusqu’à midi. Mais quand Dutillard sortait par hasard avant cette heure et que le gamin avait à dresser le plan d’un quatrième étage, le gamin ouvrait un compas et le faisait tourner, se promettant, si la pointe allait du côté du boulevard, qu’il se donnerait campo, — et recommençait, vous le comprenez bien, jusqu’à ce que la pointe allât du côté désiré.
Mme Dutillard, elle, était une grande liseuse de romans, et envoyait souvent le petit chercher des livres, dans un cabinet de lecture voisin.
Le cabinet de lecture, où il allait chercher le plus généralement des romans d’Anne Radcliffe, était situé dans la maison, d’où devait partir, à bien des années de là, la machine infernale de Fieschi, et la bossue qui le tenait, avait pour commis un certain garçon, que Gavarni retrouva plus tard jouant les Amours dans les gloires des Funambules, et plus tard encore, libraire et éditeur de plusieurs séries de ses dessins.
Puis Gavarni nous parle du salon de la duchesse d’Abrantès, où un moment il alla beaucoup. Là se donnaient rendez-vous toutes sortes de mondes. Un jour il y vit l’amiral Sydney Smith mettre un genou en terre pour baiser la main de la duchesse. La duchesse, une femme très forte avec un peu de la voix d’une harengère, mais avec un beau port de corps et de grandes manières. On y voyait Mme Regnault de Saint-Jean-d’Angely, la duchesse de Bréant, etc., etc., un bataillon de vieilles femmes, mais qui avaient conservé ce je ne sais quoi des femmes qui ont été belles. Un jour, Gavarni y rencontra une petite femme grassement commune et, selon son expression, « puant la petite bourgeoisie ». Il demanda qui c’était, on lui répondit : « Mme Récamier. »
* * *
— Dans la maison en face la mienne, il me semble m’apercevoir qu’une femme regarde, regarde sans cesse du côté de nos fenêtres. C’est une femme honnête qui a une voiture et un mari. Pendant que, de son cabinet de toilette, la vue de cette femme me cherche, le mari, de sa chambre à lui, où il passe une partie de ses journées, penché sur la barre de sa fenêtre, fixe, des heures entières, un pavé de la cour, toujours le même. Ce mari, à la calvitie très visible, a quelque chose d’un oiseau déplumé et mélancolique. Ni trop jeune, ni trop belle n’est la femme, qui n’a rien même de ce que j’aime chez une femme. Parfois, je m’amuse à observer derrière mes persiennes ; m’aperçoit-elle, aussitôt, tout en paraissant
occupée pour la bonne à caresser sa petite fille, elle fait monter vers moi des regards de flamme.
L’œil d’une femme, de n’importe quelle femme, toujours guettant le vôtre, toujours accroché à votre fenêtre, à la longue, a l’attirance d’un aimant, magnétique. Et c’est une persécution que ce regard… Je le rencontre toute la journée, je le rencontre toute la soirée, je le rencontre à l’heure de la toilette de minuit, derrière les rideaux, qu’une forme blanche écarte de temps en temps, pour s’assurer si ma lampe est encore allumée.
Un œil qui ne se décourage pas, est, décidément, irrésistible. Je me mets à prendre l’habitude de fumer à la fenêtre, l’œil, chaque jour, prenant un rinforzando… Et le regard devient, tour à tour, un regard suppliant de désir, un regard fauve, un regard violateur dont je suis le pôle. Enfin, je finis par vouloir d’une femme dont je n’ai pas envie.
* * *
— Mme *** s’habille, noue avec toutes sortes de lenteurs les rubans de son chapeau, met et remet ses gants, explique à son mari avec de grands gestes pourquoi elle sort, regarde en l’air, appelle de l’œil, descend l’escalier, se montrant longuement aux fenêtres des paliers, passe sous la porte cochère.
Je me jette à sa suite. Je vois sa robe grise et son mantelet noir tournant au coin de la rue Olivier. Je marche un assez long temps derrière elle, puis ramassant tout mon courage, je la dépasse, reviens
sur elle, la salue très émotionné, et, après quelques mots vagues et balbutiants, lui demande la permission de lui écrire.
— « M’écrire… qu’avez-vous à m’écrire ? me dit-elle avec un sourire indéfinissable.
— Oh ! Madame, je suis affreusement timide, et j’ai à vous écrire ce que je n’ose vous dire.
— Mais quoi ? Est-ce que vous avez à vous plaindre ? Est-ce que ma petite crie trop fort ? Est-ce qu’elle vous dérange dans votre travail ? Du reste, nous allons bientôt partir pour la campagne.
— Vous allez aux bains de mer avec Mme ***, et je lui nomme une femme de la société de sa connaissance.
— Les bains de mer me sont défendus.
— Par qui donc, Madame ?
— Mais par les médecins, oui, Monsieur, j’ai une maladie noire.
— Le spleen ?
— Le spleen, si vous voulez… Je m’ennuie… On ne s’en douterait pas. Tout le monde qui me voit, me dit : Comme vous êtes bien portante !… Mon mari voulait m’emmener à Fontainebleau. Mais c’est trop sévère, nous irons sans doute à Ville-d’Avray, j’aime beaucoup le parc de Saint-Cloud.
Un silence. On était près de La Belle Française. — J’entre ici un instant, fait-elle. J’attends. Elle ressort presque aussitôt et dit : — Ce serait plus court par la rue de Provence, mais revenons par là. Quelle flâneuse je fais !
— Vous souffrez de l’ennui, Madame. En effet, votre vie me semble passablement ennuyeuse. Vous déjeunez, on attelle ; vous rentrez, on dételle ; vous dînez, on réattelle ; vous rentrez, on déréattelle… et là-dessus, vous vous couchez.
— On m’a dit, Monsieur, que vous étiez très moqueur. Une dame…
— Moi, Madame, comme je vous l’ai dit, je suis horriblement timide ; je m’en cache en raillant quelquefois… Mais je vous promets de ne plus rire, si vous le voulez.
— Et de ne plus fumer ? Car combien fumez-vous de pipes ?… Vous devez avoir le gosier brûlé… Fi, que c’est vilain !
— Je vous jure de vous faire le sacrifice d’une pipe par jour, si vous le désirez.
— Oh ! je ne vous demande pas de sacrifice.
— C’est vrai, on ne demande de sacrifice qu’à ceux qu’on aime.
Un silence.
— Je vais entrer un instant à Notre-Dame-de-Lorette… Au fait, on m’a dit que vous étiez un vieillard ?
— Mais, Madame, qui m’a desservi ainsi ; je n’ai que l’esprit de vieux, le reste… Où vous revoir, dites ?
Elle s’arrête, se passe la main sur les yeux :
— Non, c’est impossible, il vaut mieux ne pas nous revoir.
— Voyons, Madame, vous qui vous ennuyez, si vous mettiez un roman dans votre vie !
— Un roman, un roman ? (soupirant) ah ! c’est bien sérieux pour moi ! (souriant à demi) mon mari me défend d’en lire… (me regardant brusquement) quittons-nous !
— Mais, Madame, vous avez l’air de ce personnage de comédie qui dit toujours : « Je vais me coucher ! »
Elle a un petit mouvement de dépit, traverse la rue, pose le front, mordu d’un coup de soleil, contre la grille de l’église, où, dans le moment, monte une noce.
— Voyons, Madame, vous ne me laisserez pas ainsi ! Je vous reverrai ?
— Mettez votre lorgnon et regardez la mariée… Est-elle jolie ?… Écoutez-moi… Oui, il y a quelqu’un de coupable dans tout ça, c’est moi… Je vous ai provoqué… Cette fenêtre, je ne voulais pas y aller, je me mettais en colère contre moi-même, et j’y allais… C’est vrai, je vous ai provoqué, j’ai excité chez vous un petit sentiment… Allez, ce n’est pas une chose bien grave tout cela, chez vous… Je déménagerai, et ça ne laissera pas une grande trace… Tout de même, j’ai bien du plaisir à vous voir de près, moi qui ne vous vois que de si loin… Saluez-moi et partez… Voilà mon mari ! »
* * *
— Rue des Fossés-du-Temple (la rue derrière les théâtres), rue noire fermée d’un côté par un mur peu élevé, au-dessus duquel pyramident des piles de bois, un mur troué par de grandes portes cochères et des baies de marchands de vin et de pauvres
crémeries, à la devanture de demi-tasses de grosse porcelaine, et au fond desquelles on voit des hommes en blouse attablés. Un marchand de vin dont la lanterne porte, sur un fond bleu, un pierrot en blanc avec au-dessus : Au vrai Pierrot. L’autre côté de la rue fait par un immense mur, semblable à un mur d’une caserne, et dans ce mur, comme percées au hasard, et dues à la fantaisie d’un conseiller Krespel, une multitude de fenêtres, toutes inégales et de formes différentes, fenêtres en feu et paraissant éclairées par un incendie intérieur.
Dans la rue quelques gamins à la tête gouailleuse de blagueurs de paradis, mêlés à de misérables filles qui raccrochent en bonnet et en pèlerine noire jetée sur une robe de coton. Puis, de temps en temps, dans le silence de la rue, le bruit d’une porte à contrepoids qui s’entrouvre violemment et donne passage à deux ou trois hommes, coiffés de petits bonnets de toile, traversant au pas de course la chaussée, et entrant chez un marchand de vin.
* * *
Janin nous disait aujourd’hui dans un accès de franchise :
« Savez-vous pourquoi j’ai duré vingt ans ?… Parce que j’ai changé tous les quinze jours d’opinion… Si je disais toujours la même chose, il n’y aurait plus d’intérêt, plus de curiosité de mon feuilleton… on me saurait par cœur, avant de me lire. »
— Je lis dans un journal que Valentin, le
dessinateur de L’Illustration, est mort d’une attaque d’apoplexie, à Strasbourg.
C’était un brave et gros et rude garçon, qui, dans les milieux parisiens, s’était conservé paysan de sa province, avait gardé le lourd accent vosgien, vous accostait d’un coup de poing et d’une franche poignée de main.
Peu élégiaque de sa nature, il aimait les fortes joies, et la bière et le vin et l’eau-de-vie, et, quand il était gris, disait avec un accent tout plein d’un gaudissement sensuel : « Je suis ramplan ! » Et rien n’était si drolatique, au bal masqué, que sa courte personne costumée en Alsacien, avec un gros bonnet de fourrure sur la tête, des bretelles rouges au dos : il avait l’air d’un poussah qui tiriliserait, aurait dit Henri Heine.
Je le revois dans son atelier de la rue Navarin : la grande estampe de La Conversation galante, de Lancret sur un mur ; sur un autre, des costumes et des coiffures de la vieille Alsace, parmi lesquels une garniture de tête, en fleurs artificielles, de danseuse espagnole, donnée par une célébrité chorégraphique de Madrid, tenait la place d’honneur ; puis l’immense table avec l’amoncellement de bois vierges ou dessinés dans leurs papiers de soie, et son grand plat de vieille faïence enfermant une gerbe de pipes merveilleusement culottées.
Et encore, dans cet atelier, traînaient sur un vieux divan, deux bouquins à la reliure tout usée, les seuls et uniques livres du logis : une Bible dont
Valentin lisait un peu le matin ; un Rabelais dont Valentin lisait un peu le soir.
Là, il travaillait du petit jour au crépuscule, — car c’était un piocheur inlassable, — il travaillait de cinq à six heures du matin à six ou sept heures du soir, heure où il sortait pour aller dîner chez Ramponneau.
Dans l’après-midi on trouvait presque toujours, tenant compagnie à Valentin, le peintre Hafner, le naturiste coloriste, le maître des champs de choux violets, l’original artiste à l’aspect de caporal prussien, et déjà ivre depuis le déjeuner, et qui, le menton calé sur sa canne, en la pose que j’ai vue à l’oncle Shandy, dans une vieille illustration du roman de Sterne, regardait vaguement travailler son ami jusqu’à l’heure du dîner.
Valentin, nous le rencontrions souvent, à l’heure de minuit au Grand Balcon dont il appréciait fort le bock et le kinsing, en leur nouveauté à Paris. Nous lui prêchions une grande illustration de Paris, une série de dessins représentant la Morgue, Mabille, un salle d’hôpital, un cabaret de la Halle, etc. ; enfin un tableau pris dans le Plaisir ou la Douleur, à tous les étages et dans tous les quartiers, mais cela fait rigoureusement d’après nature et non de chic, et pouvant servir de document historique pour plus tard — nous plaignant de ce que les siècles futurs n’auraient pas de renseignements de visu authentiques sur le « Paris moral » de ce temps.
Il nous répondait qu’il y avait bien songé, qu’il
ne cherchait qu’à faire des études d’après nature, qu’il n’y avait que cela de bon, qu’il lui arrivait de dessiner souvent dans les rues, qu’il avait même proposé à L’Illustration de prendre une page, pour lui faire des scènes parisiennes, comme celles dont nous lui parlions, mais qu’on était si peu intelligent dans cette boutique, qu’on n’avait pas voulu. Et il ajoutait tristement : « Jusqu’à présent, je n’ai rien fait… mais un jour, je ferai de grandes scènes comme cela, et alors j’aurai fait quelque chose. »
La dernière fois que nous le vîmes, c’était sur le boulevard, en face le Café de Paris. Il vaguait, muet, au bras d’un ami. Nous allâmes à lui. Il nous regarda longtemps, cherchant qui nous pouvions être, puis s’écria : « Nom de D… je ne vous reconnaissais pas, oui, je deviens aveugle ! » Et il disait cela, les yeux clignotants avec dedans un regard blessé — et triste comme la mort. Il ne pouvait presque plus travailler. Ses regards se croisaient sur le bois qu’il dessinait… puis c’étaient des douleurs soudaines, comme si on lui tirait des coups de fusil à travers la tête. Voilà deux ans qu’il souffrait ainsi.
Oui, ce rustre, ce pataud, était, en son métier d’art, distingué, élégant, coquet. Il mettait à ce qu’il crayonnait une petite grâce mondaine, qui était juste ce qu’il fallait à L’Illustration, dont il était le dessinateur des élégances, rendant la femme contemporaine, non seulement dans la féminilité de son
siècle, mais dans la robe, la collerette, la manchette de la semaine.
Valentin me racontait que, dans les premiers temps de son séjour à Paris, il était arraché de son lit, par la curiosité d’aller voir, place de la Bourse, aux vitrines d’Aubert, la lithographie du jour de Gavarni.
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— Je me rappelle de mon enfance des parties de charades chez Philippe de Courmont, rue du Bac, quand il était avec Bonne Amie (la femme qui l’a élevé) qui l’appelait Fifi. Je me rappelle une charade dont le mot était « marabout ». On le fit avec Marat dans
sa baignoire où l’on versait de l’eau trop chaude, ce qui faisait dire au révolutionnaire : « Je bous, je bous ! » Où diable nos intelligences d’enfants avaient-elles été chercher Marat, et ce calembour ingénieux ?
Il y avait aussi là, des meubles couverts de personnages chinois brodés en soie, qui m’amusaient infiniment.
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— Il reste à exprimer en littérature la mélancolie française contemporaine, une mélancolie non suicidante, non blasphématrice, non désespérée, mais la mélancolie humoristique : une tristesse qui n’est pas sans douceur et où rit un coin d’ironie. Les mélancolies d’Hamlet, de Lara, de Werther, de René même, sont des mélancolies de peuples plus septentrionaux que nous.
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— Les deux choses stupéfiantes pour nous de l’Exposition sont : la jambe en cire exécutée par le Darthonay de la rue d’Angoulême-du-Temple et le fac-similé d’un dessin aux deux crayons de Portail.
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— Nous sommes retombés dans l’ennui, de toute la hauteur du plaisir. Nous sommes mal organisés, prompts à la satiété. Une semaine d’amour nous en dégoûte pour trois mois. Oui, nous sortons de l’amour avec un abattement de l’âme, un affadissement de tout l’être, une prostration du désir, une tristesse vague, informulée, sans bornes. Notre corps et notre esprit ont des lendemains d’un gris que je ne puis
dire, et où la vie me semble plate comme un vin éventé. Après quelques entraînements et quelques ardeurs, un immense mal de cœur moral nous envahit et nous donne comme le vomissement de l’orgie de la veille. Et, repus et saouls de matière, nous nous en allons de ces lits de dentelles, comme d’un musée de préparations anatomiques, et je ne sais quels souvenirs chirurgicaux et désolés nous gardons des aimables et plaisants corps.
J’en ai connu qui étaient, — les heureux garçons ! — moins analystes que nous : de grosses natures qui se grisaient régulièrement de plaisir sans effort, et que la jouissance mettait en appétit de jouir. Ils se retrouvaient, le lendemain comme la veille, dispos et gaillards, l’âme en rut : ils ignoraient ce grand vide qui se promène en vous, après les excès, ainsi qu’une carafe d’eau dans la tête d’un hydrocéphale.
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— La sauvagerie est nécessaire, tous les quatre ou cinq cents ans, pour revivifier le monde. Le monde mourrait de civilisation. Autrefois, en Europe,
quand une vieille population d’une aimable contrée était convenablement anémiée, il lui tombait du Nord sur le dos des bougres de six pieds qui refaçonnaient la race. Maintenant qu’il n’y a plus de sauvages en Europe, ce sont les ouvriers qui feront cet ouvrage-là dans une cinquantaine d’années. On appellera ça, la révolution sociale.
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— La loi moderne, le Code, dans la réglementation des choses intéressant la société actuelle, n’a oublié que l’honneur et la fortune. Pas un mot de l’arbitrage de l’honneur : le duel, que la justice absout ou condamne d’après des manières de voir particulières, est jugé sans un texte. Quant à la fortune d’aujourd’hui, qui est presque toute dans des opérations de bourse, de courtage, d’agiotage, de coulisse ou d’agences de change, rien n’a été prévu pour la protéger ou la défendre, cette fortune moderne : nulle réglementation de ces trafics journaliers ; les tribunaux incompétents pour toutes transactions de bourse ; l’agent de change ne donnant pas de reçu.
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— Un rêve de Deshayes, le peintre. Il lui tombait une commande pour un endroit vague et lointain, ainsi que cela se passe dans les songes. Pas de voiture, pas de moyens de communication d’aucune sorte. Il avise une poule dans la rue. Il se disait parfaitement que ce serait ridicule, si on le voyait sur une poule, mais, tant pis, il la lâcherait avant d’arriver. Et le voici enfourchant la poule qui l’emporte en voletant. Mais, à tout moment, le chemin se séparait en deux, et il était forcé de descendre et de le raccommoder. Le matin il se levait tout courbaturé.
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M. Hippolyte Passy, un vieillard chauve, quelques cheveux blancs aux tempes, un petit œil, vif, brillant, allègre. Bavard avec délices, il parle toujours et de n’importe quoi, avec un organe zézayant, un débit pressé, une pensée nette. C’est la science universelle. Il a tout lu, tout vu, et vous dira comment se fabrique un ministère ou un cordon de soulier.
Avec cela, une grande affectation d’indépendance de l’opinion consacrée, des théories reçues, des principes adoptés, et ne voyant dans les formes gouvernementales quelconques d’un pays que des formes diverses de corruption et de vénalité. Et une admirable mémoire lui fournissant un arsenal pour la démolition des illusions et des prétendus dévouements, mémoire servie par une ironie bonhomme, et un sourire de vieil homme revenu de tout, et qui appelait Louis-Philippe : le papa Doliban de la chose. En ce scepticisme de tout l’individu, et au milieu des ruines de toute foi à quoi que ce soit, ô ironie ! la croyance ingénue à l’amélioration morale des populations, et la croyance au talent des économistes.
Ne reconnaissant, n’appréciant que l’utile, contempteur de l’art et de ce qui l’accompagne, et ne voulant voir dans les expositions de l’industrie que les eustaches à cinq sous.
Acharné railleur de la religion, et comme toute cette génération, dont la Pucelle fut la nourrice, inépuisable en voltairianismes, en malices de petit journal contre le gouvernement de Dieu, sa charte (la Bible), ses ministres responsables.
Un orateur de salon et de coin de cheminée, un charmant causeur, ami des paradoxes et des thèses sceptiques, mordant à droite, à gauche, niant les principes, rapetissant les hommes avec des anecdotes inédites, les gros faits avec de petits détails, plus jaloux de paraître ne pas ignorer que de savoir à fond, de charmer l’attention que de la subjuguer, de briller que de convaincre, et médisant de Dieu, des hommes et des choses pour la plus grande gloire de la conversation.
L’amour de la conversation, il le pousse au point que voici. Il a une discussion à Cauterets avec son neveu sur les Mérovingiens, discussion non terminée à la couchée. Il emmène son neveu partager sa chambre, qui se trouvait être une chambre à deux lits, et toute la nuit la fille de M. Passy, qui avait la chambre à côté de lui, se demande si son père est devenu fou, et ce qu’il a à parler ainsi, tout haut et tout seul, de minuit à cinq heures du matin.
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— Idée pour une nouvelle humoristique, d’un garçon n’ayant pour tout titre de noblesse, que le nom de son grand-père dans l’état des malades, qui ont été traités des maladies vénériennes, sous les yeux et par la méthode de M. de Keyser, depuis le 30 mai 1765 jusqu’au 1er septembre 1866, état inséré dans le Mercure de France, du mois d’avril 1767.
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— Binding, le maître du Grand-Balcon, l’introducteur du bock en France, un de ces hommes si gros qu’il leur faut un cercueil sur commande.
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— Dans notre Rêve d’une dictature nous demandions une dotation de cent mille francs pour les grands inventeurs, les grands écrivains, les grands artistes.
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— L’amour dans le rêve qui est toujours charnel et toujours produit par un contact, un attouchement, a cela de curieux que, si vous prenez le sein d’une femme, c’est comme si votre cœur la pelotait et que dans la sensation sensuelle apportée par un songe aux gens, se mêle une idéalité d’une douceur,
d’un céleste, d’un au-delà des sens physiques, d’un ravissement ineffablement spirituel.
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— Un éreintement du nommé Baudrillart, dans les Débats. Le parti des universitaires, des académiques, des faiseurs d’éloges des morts, des critiques, des non producteurs d’idées, des non imaginatifs, choyé, festoyé, gobergé, pensionné, logé, chamarré, galonné, crachaté, et truffé et empiffré par le règne de Louis-Philippe, et toujours faisant leur chemin par l’éreintement des intelligences contemporaines, n’a donné, Dieu merci, à la France ni un homme, ni un livre, ni même un dévouement.
* * *
— À la pension Saint-Victor, à la pension tenue par Goubaux, l’auteur de Richard d’Arlington, où je me suis trouvé avec les Judicis et Dumas fils, je me rappelle un de mes petits camarades, devenu amoureux fou de l’infirmière, une très belle femme de 40 ans, et qui, pour la voir et avoir le contact de ses soins caressants, se mettait une gousse d’ail dans un certain endroit, afin de se donner la fièvre.
* * *
— Physionomie originale d’un petit vieillard qui, en entrant à la Taverne anglaise, jette sur une chaise un manteau doublé d’un tartan écossais à carreaux rouges et noirs : une grosse tête renflée aux tempes, un front extraordinairement bombé avec un rentrant fait comme par un coup de marteau au-dessus du nez. Une figure en retraite, effacée, sans cils
ni sourcils, et sur laquelle se détachent les deux ailes noires du nez, ainsi que les oiseaux passant à tire-d’aile dans le ciel des paysagistes. Une bouche sans couleur et sans lèvres. Une tonsure faite par une calvitie qui a au-dessus d’elle de la lumière de nimbe. Un regard baissé vers la terre, avec des mouvements de corps impérieux et une voix autoritaire.
L’idéal au théâtre du type de Rodin.
* * *
— Rêve. Trois statues de la Mort. L’une, un squelette ; la seconde, un corps de phtisique portant une grosse tête ridicule ; la troisième, une statue de marbre noir. Ces trois statues posées sur des piédestaux dans une chambre, tandis que, dans l’ombre d’un corridor qui ne finit pas, se débattent des formes confuses faisant peur. À un moment, ces trois statues descendent lentement de leurs piédestaux, et me prenant par les bras, et me tiraillant à elles, se disputent ma personne comme des raccrocheuses de trottoir.
* * *
— Je copie ces quelques lignes dans de vieilles notes d’Edmond :
« Quand je commençai à être un jeune homme, je me rappelle qu’allant au printemps dans la campagne, j’avais une impression langoureusement triste de cette terre à la pauvre petite verdure, de ces arbres maigrelets, de toute cette puberté souffrante de la nature, et je me surprenais des larmes dans les yeux, gonflé de désirs, les glandes des seins douloureuses, l’âme, pour ainsi dire, pleine de bourgeons. À cette époque, le désir de la femme, non chaudement sensuel, mais plutôt une aspiration vers elle, grêle, malingre, souffreteusement élancée, une aspiration ayant quelque chose de l’impression donnée par la contemplation d’une statuette de vierge gothique. Et peindre ce jour du printemps, un jour non flou, non rayonnant, non tamisé de l’or des chauds soleils, mais un jour aigu, un jour frigidement clair, où les lumières semblent des hachures de blanc sabrant du papier bleu. »