« Dans cette boutique, ci-gît le plus beau corps de Paris. De modèle qu’il était, il s’est fait marchand de tableaux. À côté de tasses de Chine se trouve un Diaz, et j’en connais un plus beau. C’est un jeune homme et une jeune femme. La chevelure de l’adolescent se mêle aux cheveux déroulés de la dame, et la Vénus, comme dit Tahureau :Ce Diaz-là, mes amis, a bien voyagé ; mais, Dieu merci, il est revenu au bercail. J’ai vu quelqu’un qui sait tous ses voyages et qui m’a conté le dernier. Mlle ***3 l’avait envoyé à Mlle ***4. Mlle *** l’a renvoyé à Mlle *** avec cette lettre :
« Ma chère camarade, « Ce Diaz est vraiment trop peu gazé pour l’ornement de ma petite maison. J’aime le déshabillé d’un esprit charmant, je ne puis admettre cette nudité que l’Arsinoé de Molière aime tant. Ne me croyez pas prude. Mais pourquoi vous priverais-je d’un tableau que je serais obligée de cacher, moi ! « Mille remerciements quand même, et croyez-moi votre dévouée camarade. « *** »Et Mlle*** a repris son Diaz, ô gué ! elle a repris son Diaz, turelure ! et a répondu à Mlle*** en le raccrochant au mur déjà en deuil et tout triste :
« Chère camarade, « Je suis une folle, et presque une impie d’avoir cru mon petit tableau digne de votre hôtel. Mais ma sottise m’a du moins valu un précieux renseignement sur les limites de votre pudeur. Permettez-moi seulement de défendre contre vous le répertoire comique que vous invoquez ici un peu à contre-sens, car c’est justement dans les tableaux qu’Arsinoé n’aime pas les nudités,Et ces vers de Tahureau, nous ne les avions pas pris dans Tahureau, dont les éditions originales sont de la plus grande rareté, nous les avions pris dans le Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xvie siècle de Sainte-Beuve, — oui, dans ce livre couronné par l’Académie. N’est-ce pas, ça n’a pas l’air vraisemblable ? Et cependant c’est parfaitement vrai. Du reste, le ministère de la justice d’alors, qui nous faisait poursuivre, n’avait-il pas eu, vingt-quatre heures, l’idée de poursuivre en police correctionnelle, dans un article de je ne sais qui du Paris, une ligne de points, paraissant avoir un sens obscène à M. Latour-Dumoulin. Mais dans cette poursuite, il s’agissait vraiment bien de littérature. Le Paris passait pour la continuation du Corsaire. M. Latour-Dumoulin, en ce temps d’aplatissement, était personnellement blessé par les allures de Villedeuil, qui, lorsque sur la présentation de sa carte n’était pas immédiatement reçu, remontait dans sa voiture. On l’accusait, à tort ou à raison, de jouer à la baisse. On allait même jusqu’à lui faire un grief de ne pas solliciter pour son journal des invitations aux Tuileries, aux soirées de Nieuwerkerke. Nous personnellement, à ce qu’il paraît, nous passions, à cause de nos relations avec les Passy, pour des orléanistes fougueux. Il circulait même, dans le faubourg Saint-Germain, un refus très insolent de nous — une pure légende — à une demande de cantate de la part du gouvernement. M. Armand Lefebvre, notre parent, écrivait en notre faveur à M. de Royer, procureur général, qui lui répondait une lettre ne laissant aucun doute sur l’imminence des poursuites. Et dans une entrevue au ministère de la justice, M. de Royer lui annonçait que nous serions condamnés, que nous aurions même de la prison, ajoutant que si nous voulions adresser un recours en grâce à l’Empereur, il serait le premier à l’appuyer. Nous attendions, ainsi que des gens menacés de la justice d’une chambre correctionnelle sous un Empire — nerveux et insomnieux pendant de longues semaines — lorsque dans la fumée de tabac d’une fin de dîner d’amis, tombaient chez nous les assignations. Et, à quelques jours de là, nous comparaissions devant un juge d’instruction presque poli, mais qui perdait soudainement toute politesse dans son embarras et son déconcertement, quand nous lui montrions les cinq vers incriminés, tout vifs imprimés dans le Tableau historique et critique de la poésie française. Il nous fallait un avocat. Un allié de notre famille, M. Jules Delaborde, avocat à la Cour de cassation, nous recommandait de bien nous garder de confier notre défense à un avocat brillant dont le talent pouvait blesser et irriter le tribunal. Il nous conseillait de prendre un avocat « ayant l’oreille des juges », un nom et une parole très peu sonores, une de ces médiocrités dont le néant attire sur ses clients une sorte de miséricorde ; enfin un de ces verbeux qui, doucement, platement, ennuyeusement, soutirent un acquittement comme une aumône. L’homme qu’il nous indiqua réunissait toutes ces conditions. Dans son salon, il avait une jardinière dont le pied était fait par un serpent en bois verni qui montait en s’enroulant vers un nid d’oiseau. En voyant cette jardinière, j’eus froid dans le dos, et je devinai l’avocat qui m’était échu. Nous étions pour lui un composé d’hommes du monde et d’êtres louches. D’une main il nous eût confié sa montre, de l’autre main il nous l’eût retirée. Nous étions cités à comparaître en police correctionnelle devant la 6e chambre. C’était une chambre pour ces sortes d’affaires, une chambre dont on était sûr et qui avait fait ses preuves. Ses complaisances lui avaient valu l’honneur de la spécialité des procès de presse et des condamnations politiques. Flanqués de notre oncle, M. Jules de Courmont, maître des comptes, nous allâmes faire les visites à nos juges. On nous avait appris que la justice exigeait cette politesse. C’est un petit : Morituri te salutant, dont ces messieurs sont, à ce qu’il paraît, friands. Nous allâmes d’abord chez notre président L… Il demeurait en haut de la rue de Courcelles, tout près de la place Monceau… Il était sec comme son nom, froid comme un vieux mur, jaune, blême, exsangue, une mine d’inquisiteur dans un appartement qui sentait le moisi du cloître. Puis, nous vîmes les deux juges. D…, descendant de l’avocat général de Bordeaux, et qui, lui, n’eut pas l’air de nous trouver extraordinairement criminels, et après D…, le juge L…, une sorte d’ahuri qui ressemblait à Leménil prenant un bain de pieds dans Le Chapeau de paille d’Italie, fourré dans l’affaire comme un comique en un imbroglio, et qui avait de lui, dans la pièce où il nous reçut, un portrait en costume de chasse, un des plus extravagants portraits que j’aie vus de ma vie. Imaginez Toto Carabo à l’affût. La dernière visite fut pour le substitut qui devait requérir contre nous. Celui-ci avait tout à fait les manières d’un gentleman. Il nous déclara que pour lui, il n’y avait aucun délit dans notre article, mais qu’il avait été forcé de poursuivre sur les ordres réitérés du ministère de la police, sur deux invitations de Latour-Dumoulin ; qu’il nous disait cela d’homme du monde à homme du monde, et qu’il nous demandait notre parole de ne pas en faire usage dans notre défense. Et cet homme qui avait de la fortune, qui avait beaucoup de mille livres de rente, allait demander le maximum de la peine pour un délit dont nous n’étions pas coupables. Il nous le déclarait naïvement, cyniquement en face. — « Quelles canailles que tout ce monde ! » dit mon oncle sur le pas de la porte. Ce qu’il voyait, ce qu’il entendait, la déclaration de ce substitut, les dénégations de Latour-Dumoulin qui lui avait dit travailler à arrêter les poursuites, tout cela, le sortant de son égoïste optimisme, faisait tout à coup, ainsi que du feu d’un caillou, jaillir de l’indignation de ce vieux bourgeois habitué par sa longue vie à ne s’indigner de rien. De là, nous allions tous deux chez Latour-Dumoulin, désireux d’avoir une explication avec lui. On nous faisait attendre assez longtemps dans une antichambre, où un garçon de bureau lisait un livre de M. de La Guéronnière devant un portrait de l’Empereur à demi emballé pour une sous-préfecture. Et quand nous entrions, nous avions l’air de si mauvaise humeur que, se méprenant sur notre démarche, il croyait que nous venions le provoquer en duel. Alors c’était une défense maladroite de Rachel « qui ne se serait pas plainte », ce qui était inutile à dire si cela était vrai, ainsi que je le crois. Enfin, c’était une tirade contre Janin, la bête noire du ministère de la police. Car j’ai oublié de dire que les lettres de N… et de R… avaient été copiées par nous sur les autographes, enrichissant un curieux exemplaire de Gabrielle d’Augier, faisant partie de la bibliothèque du critique des Débats. Le lendemain, qui était un samedi, Villedeuil nous menait au Palais de Justice dans sa calèche jaune, une calèche qui tenait du carrosse de gala de Louis XIV et d’un char d’opérateur. Jamais si triomphante voiture ne mena des gens en police correctionnelle. Et le maître de la voiture, pour lequel notre procès était une grosse affaire de représentation, s’était fait faire pour la cérémonie un carrick prodigieux, un carrick cannelle à cinq collets, comme on en voit sortir à l’Ambigu des berlines d’émigrés. Ce fut à la grille du Palais une descente prestigieuse : ce jeune homme, tout en barbe, dans ce carrick, et sortant d’une voiture d’or. À la porte de l’audience, l’huissier ne voulant pas le laisser entrer : « Mais, criait Villedeuil, je suis bien plus coupable qu’eux, je suis le propriétaire du journal ! » En ce moment, il eût donné sa voiture avec son cocher et ses chevaux pour être poursuivi. La salle avait deux fenêtres, une horloge, un papier vert. La Justice bourdonnait là-dedans. Le banc des prévenus se vidait et se remplissait à chaque minute. Et cela était rapide à épouvanter. Une, deux, trois années de prison tombaient sur des têtes à peine entrevues. La peur venait à voir sortir de la bouche du président la peine, ainsi que le sourcillement d’une fontaine, toujours égal et intarissable et sans arrêt. Interrogatoire, témoignages, défense, cela durait cinq minutes. Le président se penchait à droite et à gauche, les juges faisaient un signe de tête, et le président psalmodiait quelque chose : c’était le jugement. Une larme tombait parfois sur du bois et cela recommençait. Trois ans de liberté, trois ans de vie ainsi ôtés d’une existence humaine en un tour de Code ; le délit pesé en une seconde avec un coup de pouce dans la balance, et l’habitude de ce métier cruel et mécanique de tailler à la grosse, pendant des heures, des parts de cachots. — Il faut voir cela pour savoir ce que c’est. Précisément avant nous, fut appelé un petit jeune homme maigriot, aux regards d’halluciné, qui avait, de son autorité privée, condamné à mort l’Empereur, et envoyé son acte de condamnation à toutes les ambassades. On le condamna au pas de course à trois ans de prison5. Enfin on appela notre cause. Le président dit un : « Passez au banc », qui fit une certaine impression dans le public. Le banc, c’était le banc des voleurs. Jamais un procès de presse, même en cour d’assises, n’avait valu à un journaliste de « passer au banc » ; il restait près de son avocat. Mais on ne voulait rien nous épargner. « Il y a eu répétition hier, je le sais d’un avocat », me dit Karr, en s’asseyant avec nous entre les gendarmes. Nous étions émus, indignés. La colère fit trembler nos voix quand on nous demanda nos noms, que nous jetâmes avec un timbre frémissant comme à un tribunal de sang. Le substitut prit la parole, ne trouva pas grand-chose à dire sur les vers de Tahureau, ni sur une femme qui, dans notre article, rentrait de dîner, son corset dans un journal (le second passage souligné au crayon rouge), passa à un article de notre cousin de Villedeuil, qui mettait en doute la vertu des femmes, s’étendit longuement sur ce doute malhonnête, puis revint à nous ; et, pris d’une espèce de furie d’éloquence, nous représenta comme des gens sans foi ni loi, comme des sacripants sans famille, sans mère, sans sœur, sans respect de la femme, et, pour péroraison dernière de son réquisitoire — comme des apôtres de l’amour physique. Alors, notre avocat se leva. Il fut complètement le défenseur que nous attendions. Il se garda bien de répéter ce qu’avait osé dire Paillard de Villeneuve, l’avocat de Karr, demandant au tribunal comment on osait requérir contre nous, à propos d’un article non incriminé, et dont l’auteur n’était pas avec nous sur le banc des accusés. Il gémit, il pleura sur notre crime, nous peignit comme de bons jeunes gens, un peu faibles d’esprit, un peu toqués, et ne trouva pas à faire valoir, pour notre défense, de circonstances atténuantes, plus atténuantes, que de déclarer que nous avions une vieille bonne qui était depuis vingt ans chez nous. À cette trouvaille bienheureuse, noyée dans une marée de paroles baveuses, nous sentîmes le murmure d’une cause gagnée courir l’auditoire… Mais ne voilà-t-il pas que la cause était remise à huitaine. « C’est cela, disions-nous, ils veulent faire passer notre condamnation au commencement, aujourd’hui, ils n’osent pas, l’auditoire nous est trop favorable. » Et cependant ce fut notre salut que cette remise de l’affaire. Dans la semaine le procureur général était changé. Rouland succédait à de Royer. Rouland avait des attaches orléanistes. Il était parent de la femme de Janin qui l’intéressait à nous. Et il y avait des relations non encore brisées entre Rouland et les Passy, qui parlaient chaudement en notre faveur, et le samedi 19 février, le président de la 6e chambre donnait lecture, à la fin de l’audience, du jugement dont voici le texte :« Je reprends donc mon petit Diaz, un peu confus de son excursion téméraire, et je cache sa confusion dans ma chambre où M. A… peut seul le voir. « Votre très dévouée, « *** »
« En ce qui touche l’article signé Edmond et Jules de Goncourt, dans le numéro du journal Paris, du 11 décembre 1852 ; « Attendu que si les passages incriminés de l’article présentent à l’esprit des lecteurs des images évidemment licencieuses et dès lors blâmables, il résulte cependant de l’ensemble de l’article que les auteurs de la publication dont il s’agit n’ont pas eu l’intention d’outrager la morale publique et les bonnes mœurs ; « Par ces motifs : « Renvoie Alphonse Karr, Edmond et Jules de Goncourt et Lebarbier (le gérant du journal) des fins de la plainte, sans dépens. »Nous étions acquittés, mais blâmés. Un cocher de fiacre du xviiie siècle, blâmé comme nous par une Cour de justice, s’écria, après le blâme : — Mon président, ça m’empêchera-t-il de conduire mon fiacre ? — Non. — Alors je… (Mettez ici l’expression la plus énergique de la vieille France.) En sortant de la salle du tribunal, nous pensions l’expression du fiacre 6.
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— Depuis le printemps, on s’en va en bande, presque tous les dimanches, dîner dans un petit vide-bouteille, loué par Villedeuil à Neuilly. On se promène dans un jardin où il n’y a guère que l’ombre d’une table de pierre, et l’on dîne dans une salle à
manger, où l’on vous passe beaucoup de bouteilles de toutes sortes de vins, en face de douze Césars peints sur les murs par un vitrier. Après dîner, la Landelle, le romancier de bâbord et de tribord, beugle des chants de marin ; Venet, en chapeau de paille et en cravate printanière, fredonne des airs de Colin et de Collinette ; Mlle R… chante un grand morceau d’opéra, pendant que le maître de la maison, en un coin du logis, est en conférence avec des messieurs étranges, au sujet de quelque affaire extravagante, comme le monopole des sangsues du Maroc… Et l’on monte, en revenant, sur les chevaux de bois des Champs-Élysées.
C’est au retour d’une de ces petites fêtes, un soir où, après dîner, on avait bu du rhum dans des bols à café, que Beauvoir prononça cette mémorable phrase dans l’omnibus de Neuilly. Le conducteur voulait l’empêcher de fumer. Beauvoir se tourna vers une jeune femme et lui dit avec le contournement le plus xviiie
siècle : « Madame, vous êtes la reine de l’omnibus, dites un mot et nous jetons nos cigares ; mais quant à ce bougre, s’il continue… je lui coupe les oreilles. » Et ce que vraiment il disait vouloir lui couper, était très loin des oreilles.
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— Philipon aurait une très curieuse collection de maquettes en terre coloriée qui servaient à Daumier de modèles pour ses caricatures d’hommes politiques ; maquettes exécutées avec un rare talent par Daumier et vendues par lui à Philipon, 15 francs pièce.
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— À propos d’un viol, le bon Dieu accusé d’avoir fait le printemps.
— Accusé, passez au banc… Qui vous a poussé à faire le printemps ?…
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— Post-scriptum d’une lettre du petit Pierre Gavarni à son frère Jean qui demeure avec son père :
« P. S. — Les têtards du bassin sont-ils bien gros ? »
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— Le père de Terrien, qui fait le sport anglais au Paris, était, pendant la Terreur, le commandant de la frégate La Vertu, chargée de porter en Irlande des forçats et des loups, et qui avait à bord une petite guillotine d’acajou pour couper le cou aux poulets.
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Gavarniana.
— Gavarni nous dit aujourd’hui :
« Vous ne savez pas ce que c’est que les mathématiques et l’empoignant qu’elles ont… La musique, n’est-ce pas, est le moins matériel des arts, mais encore il y a le tapement des ondes sonores contre le tympan… Les mathématiques sont bien autrement immatérielles, bien autrement poétiques que la musique… On pourrait dire d’elles que c’est la musique muette des nombres ! »
Gavarni nous dit aujourd’hui :
« Chaque jour la science mange du Dieu… N’a-t-on déjà pas mis la foudre du vieux Jupiter en bouteille de Leyde ?… Oui, oui, je crois qu’il est dans les données probables qu’un jour on expliquera scientifiquement la pensée, comme on a expliqué le tonnerre… Qu’est-ce qu’une
chose immatérielle sur laquelle un coup de pied dans le c… agit ? Non, non, il n’y pas de séparation entre l’âme et le corps. »
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— Les Drapeaux. Dans la Cité une allée se perdant dans les profondeurs d’une noire bâtisse. À droite de l’allée, tout en entrant, la porte d’une petite boutique ayant sur la rue une devanture grillagée de fer de la largeur d’une fenêtre, et voilée par un rideau du jaune sale d’un drap d’enfant qui pisse au lit. Trois marches à monter, et derrière la porte un établi hors de service, sur lequel, les coudes posés à plat, une vieille dormichonne, brinqueballant de la tête comme les gens sommeillant en voiture. Puis une chambre assez grande, sur les trois côtés de laquelle se développe un antique banc de chêne scellé à la muraille, et sur l’autre côté un vieux comptoir. Sur le banc, dans des poses ratatinées, sept à huit vieillardes, de vraies sibylles, et mises avec des loques de
spectres, les genoux ramassés sous les corps voûtés, et sur les genoux un gueux au-dessus duquel se croisent leurs deux mains, comme les deux mains qui sont sur les tombeaux. À votre entrée, vous êtes cloué au sol par un féroce : « Qu’est-ce que vous prenez ? et il faut prendre un petit verre d’eau-de-vie, de cette eau-de-vie de la basse prostitution qui vous entre dans la gorge comme un glaive à triple lames. Dans cette maison où il n’y a pas de prostituées au-dessous de 60 ans, et où ces femmes ont de vieux béguins de linge maternels, — on débite de l’amour depuis 50 jusqu’à 10 centimes aux vieux pervertis et aux tout petits jeunes gens timides du peuple.
Dans le quartier, ce lupanar est plutôt connu sous ce terrible nom : Les Parques.
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— Je ne sais pourquoi le directeur de la Porte-Saint-Martin avait exposé au foyer les portraits que Gavarni a publiés dans Le Paris, et parmi lesquels figuraient les nôtres. À ce qu’il paraît, m’apprend un ami, une jeune et jolie fille s’est toquée de mon portrait.
Cette fille me racontait, cette nuit, que, lorsqu’elle avait tenté de se noyer, elle avait passé la nuit, toute la nuit, jusqu’à quatre heures du matin, à se promener au bord de la Gironde avec la tentation de rentrer à la maison, mais empêchée par la crainte d’une moquerie. La rivière allait en pente très douce,
elle y entrait pas à pas, et quand elle avait de l’eau jusqu’aux genoux, elle était entraînée par le courant… mais, à demi noyée, elle ne perdait pas toute connaissance ; à un moment, elle avait parfaitement le sentiment que sa tête cognait contre un câble tendu et que ses cheveux dénoués se répandaient autour d’elle, et, quand elle entendit un chien sauter à l’eau, de la Verberie, elle éprouvait l’appréhension anxieuse qu’il ne l’empoignât par un endroit ridicule.
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— Ce fut un petit coup de sonnette vif et court. Il y avait bien des choses dans ce coup de sonnette : un chagrin, une larme, un dépit colère et la modestie de carillon de l’amour qui n’a plus le droit de tapage. Ah ! que de visites de femmes dites d’avance par le coup de sonnette. La première fois que la femme vient se rendre, quelle pudeur, un tout petit tintement ! Et les fois suivantes, la sonnette carillonne, orgueilleuse comme l’amour qui s’affiche. Et, à la dernière visite, pour un peu elle pleurerait.
La porte de la salle à manger ouverte, fermée plus vite qu’on ne peut dire, la portière du salon vivement écartée. Céleste était déjà assise, les mains enfoncées au fond de son manchon, l’œil dur, et raidie dans une pose de pierre.
— J’ai lu votre lettre…. Vous avez bien pensé que je vous demanderais des explications ?
— Je n’ai rien de plus à vous dire que ce que je vous ai écrit.
— Je veux que vous me le répétiez de vive voix.
— Vous êtes trop romanesque pour moi.
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— X… me disait qu’à l’hôpital, il attendait avec impatience la mort de son voisin le nº 6, par envie de sa table de nuit, et comme il demandait tous les matins au garçon de salle : « Eh bien, comment va-t-il ? » Le garçon de salle lui répondait : « Oh ! très bien, il ne passera pas la journée ! »
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— Un beau mot dit à Leroy par Daumier un peu éméché, en sortant d’une soirée chez Boissard, à l’hôtel Pimodan :
« Ah ! comme j’ai vieilli, autrefois les rues étaient trop étroites, je battais les deux murs… Maintenant, c’est à peine si j’accroche un volet ! »