« à force de ne voir partout que des faits, on avait oublié les idées ». Les idéalistes, ayant d’abord profité de cette chute, choppèrent contre recueil opposé. Pour avoir voulu régénérer le roman par l’emploi d’une psychologie presque uniquement dressée à surprendre et à noter le jeu des plus furtifs mouvements de l’âme, ils ont quintessencié à l’excès, ils ont trop raffiné, trop subtilisé ; ils sont vite devenus ennuyeux. Toutefois, ni le naturalisme, ni l’école psychologique ne disparurent sans laisser des traces de leur influence. Un grand nombre d’œuvres notoires dérivent, actuellement encore, de Flaubert, des Goncourt et aussi de Zola. Le roman d’aujourd’hui leur doit un renouveau d’exactitude, un rajeunissement pittoresque, une attention plus soutenue et plus éclairée dans la peinture des milieux, ainsi que le souci d’un cadre élargi et précisé, souci presque inconnu jusqu’à Madame Bovary. N’hésitons point, en revanche, puisque c’en est ici l’occasion, à rendre le naturalisme responsable de l’une des plaies qui ont le plus violemment attaqué l’organisme du roman moderne depuis le jour où l’école de Médan parvint à triompher. Je veux parler de la pornographie littéraire. Ce n’est pas que la grivoiserie et même l’obscénité ne soient toujours demeurées comme un feu latent qui couve à toutes les époques dans les sous-sols du donjon romanesque, et cela, je le crois bien, dans toutes les littératures. Car c’est fort injustement que la langue française, véhicule universel des idées et des sentiments, se trouve incriminée par le fait de tous les impudents qui, pour arriver à une profitable diffusion, lui empruntent son admirable lexique. Sans nous occuper même des ignominies fabriquées en terre batave et mises au compte de la France, il ne faut pas oublier que les livres français les plus audacieux et les romans les plus cyniques restent plutôt des articles d’exportation. Lus à l’étranger, presque uniquement par des étrangers, — auxquels il serait bien aisé pourtant, s’ils le voulaient, de trouver dans leurs propres officines de quoi satisfaire leurs goûts les plus spéciaux, — ces ouvrages contribuent à faire la fortune du lieu commun légendaire « de la corruption française », non moins que celle du cliché classique sur le « dévergondage » de la littérature au pays de Molière. Cette protestation contre un préjugé qu’il est assez agaçant de voir entretenir avec une ferveur trop intéressée pour n’être pas tendancieuse, ne peut nous dispenser d’admettre la responsabilité de quelques-uns des plus célèbres écrivains dans cette délicate matière. C’est un signe des temps nullement négligeable, que certaines investigations, jadis abandonnées aux exploiteurs de scandale ou réservées à quelques spécialistes dissimulés, soient aujourd’hui pratiquées au nom d’un prétendu droit de tout dire, par des artistes supérieurement doués d’ailleurs. Parfois même, ce culte d’un amoralisme aisé, très favorable aux dilettanti, pousse des esprits blasés, las du bel air et des vices alanguis, jusqu’aux pires recherches, et l’on voit des romanciers originaux employer leur art ironique et subtil à écrire des romans déconcertants, comme le Bubu de Montparnasse dû à M. Charles-Louis Philippe, ou comme le Tigre et Coquelicot signé par M. Charles-Henri Hirsch, qui sont narrées avec quelques qualités de style, les véritables éphémérides des hors-la-loi et de la crapule. Des lettrés, enfin, se réclamant de leur sincérité et de leur ingénuité de nature, affirment que tout être humain a le droit de dire ce qu’il a vu, de décrire tous les milieux qui ont façonné son moi et toutes les influences qu’il a subies, — eût-il assisté aux pires débauches, eût-il vécu dans une atmosphère irrespirable de pourriture, eût-il enduré des contacts inavouables. — Si l’un d’eux est un écrivain de génie, il peut lui arriver alors de créer des livres dont l’émouvante et exécrable ardeur énerve et révolte. Mais le cas est rare, et l’écueil le plus redoutable de cet appel fait aux séductions de la décadence réside dans l’imitation imbécile et plate que cherchent à réaliser des scribes du dernier ordre, innommables ravaudeurs du vice, séduits par le succès de quelques privilégiés. La fortune du roman psychologique n’a point subi un retour aussi défavorable que celle du roman naturaliste. Si ses excès ont fatigué les lecteurs qui veulent surtout trouver dans le récit imaginatif un divertissement, l’influence de ses promoteurs demeure plus actuelle et plus durable, aujourd’hui même, que l’action déjà étrangement caduque des naturalistes exagérés. Et, d’abord, n’est-ce pas à l’école de M. Paul Bourget qu’il faut attribuer l’honneur, pour le roman français à la fin du xixe siècle, d’avoir prêté à la vie de l’âme et à la mentalité des personnages mis en scène, une observation plus exacte, plus intuitive, et une attention plus sympathique ? N’est-ce pas la réaction provoquée par lui qui a réintégré dans le roman le souci du sentiment poétique et l’élégance qui substitue à la crudité des termes certaine préoccupation cérébrale désormais muée en ironie, — une ironie que nous apprécions d’autant plus qu’elle éloigne l’écrivain comme le lecteur des bassesses recherchées autrefois ?
*
* *
S’il n’existe plus à proprement parler d’écoles ou, du moins, s’il est vrai de dire
qu’aucune école ne peut prétendre conduire le mouvement actuel, il s’est formé des
groupements, sortes de
chapelles sans dogmes neufs, mais qui
visent à faire prévaloir certaines esthétiques nettement distinctes les unes des autres.
Ainsi pourrions-nous, sans nous arrêter aux pseudo-écoles du naturisme ou de l’humanisme,
distinguer aujourd’hui, dans le roman français, trois ou quatre courants principaux.
Il y aurait surtout à y rechercher la répercussion du tourment social contemporain,
répercussion plus ou moins étroitement associée au réveil des études historiques, ainsi
qu’à l’examen des forces qui, à travers les temps, ont pesé sur les sociétés : la fortune
du roman de mœurs sociales et collectives s’explique par-là merveilleusement.
Cette même hantise a fait surgir chez beaucoup de romanciers l’inquiétude
traditionaliste, un désir pressant de retour au passé. Ces élans, à leur tour, unis déjà
chez certains d’entre eux à l’inquiétude des forces morales signalées plus haut et à la
poursuite documentaire des fastes historiques, se sont rencontrés principalement parmi les
artistes les plus attachés à leur province, parmi des conteurs régionalistes qui, dans la
connaissance exacte et chaleureuse de leur sol, ont puisé d’excellentes raisons pour aimer
plus tendrement leur foyer natal, le sûr et sacré palladium des mœurs ancestrales.
Tandis qu’ils se livrent au démon intérieur qui fixe à leur activité un but, une pensée
d’apostolat, de solidarité ou d’enseignement, d’autres, très nombreux, continuent à
n’écrire que pour faire œuvre d’art, à ne conter que pour le plaisir de conter. Des soucis
de culture classique, l’utilisation d’une langue mordante ou savoureusement pastichée
d’après l’ancien langage du xviie
siècle, figurent au
premier plan de leur idéal esthétique. C’est à tort, d’ailleurs, que l’on a voulu voir une
fausse renaissance du classicisme dans ces contes philosophiques et satiriques dont
M. Anatole France fut presque seul à associer la ciselure verbale à des vues nihilistes de
pamphlétaire social. Il serait, enfin, aussi puéril qu’injuste de ne point mettre en
valeur l’un des faits les plus significatifs que le roman français ait eu à enregistrer
naguère dans ses annales : je songe à l’envahissement du genre, — sous la poussée du
féminisme à la mode, — par un nombre toujours croissant de femmes écrivains.
Est-ce là tout et aurons-nous dit le nécessaire, au moins, quand nous aurons repris avec
quelque détail l’analyse de chacun des courants caractéristiques indiqués ici ?
Non, puisque, dans la multiplicité des romanciers indépendants
qui semblent n’appartenir à aucun de ces courants, quelques-uns se sont imposés au public
d’une manière irrésistible. C’est ainsi que l’évolution de M. Joris-Karl Huysmans vers
l’art catholique nous a valu des œuvres fortes et singulières ne relevant presque plus de
l’imagination, mais plutôt du genre des mémoires et de l’autobiographie, et qui resteront
comme de ferventes études lyriques d’art religieux. La Cathédrale, Sainte Lydwine
de Schiedam, l’Oblat, les Foules de Lourdes ont achevé l’œuvre qu’En
route faisait entrevoir déjà. De tels travaux, qui contribuent à l’exaltation de
la pensée catholique, permettent de joindre aux fidèles de la tradition cet ironiste
terrible et courroucé, cet idéaliste enflammé qui, en même temps, demeure un tenant du
réalisme incorrigiblement amer, un écrivain savoureux à la plume corrosive, pittoresque et
comme perforante. Sans doute ; M. Huysmans fut attiré vers l’Église par le prestige de sa
grandeur morale et par le culte qu’il portait en lui de la beauté mystique. Gardons-nous
néanmoins de négliger le symptôme de ce retour vers l’Éternelle combattue, à l’heure grave
dont le glas sonne à nos oreilles et, nous reportant au début du xixe
siècle, après la tourmente révolutionnaire, songeons qu’un élan analogue
— toutes proportions gardées d’ailleurs ! — trouva son incomparable expression dans le
Génie du Christianisme…
L’exotisme, enfin, a été développé par le goût des voyages et par les facilités nouvelles
que créèrent les incessants progrès scientifiques. Ce sera, apparemment, le durable
prestige dont l’œuvre entière de Pierre Loti demeurera auréolée, que l’âme des races
enfantines ait pu trouver dans cette œuvre une aussi saisissante expression, en même temps
qu’elle y trahissait toute sa grâce voluptueuse et un peu obscure. Depuis dix ans environ,
— et jusqu’aux Désenchantées, l’un de ses succès les plus retentissants, —
Pierre Loti a surtout fixé dans ses écrits les souvenirs d’une existence aventureuse, avec
des silhouettes et des fantômes d’Extrême-Orient. Cela forme une série d’ouvrages où son
originalité de peintre inimitable de l’exotisme s’est montrée toujours grandissante : les
Reflets sur la sombre route, Vers Ispahan, la Troisième Jeunesse
de Mme Prune, l’Inde (sans les Anglais), les Derniers
Jours de Pékin, etc. Dans ce dernier volume, par exemple, — qui nous reporte aux
événements dont la Chine fut le théâtre après
la prise de
Pékin, et tandis que les batailles finissaient dans l’effondrement des pagodes ou dans les
sinistres lueurs d’incendies grandioses, — apparaissent un laisser-aller plein d’art, une
ordonnance savante dans son apparent désordre, des impressions qui ont l’air d’être
fugitives et dont la mémoire demeure obsédée. Une gradation insensible y élève notre
émotion de la simple curiosité à l’angoisse, de la vibration patriotique aux méditations
inquiètes du philosophe et du moraliste. Qui mieux que Pierre Loti a su atteindre la
puissance communicative dans les sensations que son art provoque ? L’aiguë et pénétrante
sensibilité de celui d’entre nos écrivains qui a le plus fidèlement exprimé l’anxiété
mortelle et vague qui pèse sur une époque préoccupée de l’anéantissement final, — la
cruelle nostalgie du poète expert à rendre, d’une façon crispée jusqu’à l’oppression, la
fuite irréparable des choses, la ruine des civilisations et des empires, — ont trouvé des
moyens nouveaux d’expression et éveillé en nous des impressions non ressenties encore.
L’idéaliste amer et désabusé qui double chez Pierre Loti un réaliste instinctif et génial,
surgit ainsi à chaque page de ce livre pour extraire une leçon grandiose d’un épisode
véhément ou furtif. Tout le passé fantasmagorique qui se résume aux yeux de nombreuses
générations éblouies dans cette expression « Céleste Empire », s’abolit sous nos yeux : et
cette débâcle tragique, Pierre Loti l’a décrite en quelques tableaux effrayants, éclairés
d’une observation directe, mais imprégnés inoubliablement d’une mélancolie recrue et d’une
sorte d’horreur. Lui qui, dans ses délicieux volumes sur le Japon, nous donna des albums
d’un pittoresque si aigu, lui qui sut évoquer avec une si lumineuse fidélité des paysages
de féerie, des scènes comiques ou attendries, voire des gestes de simple grâce animale, il
a découvert ici l’élan aveugle de la brute humaine déchaînée et l’épouvante des tortures
ingénieuses, affinées par des siècles de pratique infernale.
Dans son art, néanmoins, la même simplicité des moyens se manifeste toujours. Pierre Loti
a vu ce que tous ont pu voir ; mais les choses fermées le plus hermétiquement aux yeux de
tant d’autres, les symboles les plus jalousement gardés le frappent, lui, et s’illuminent
pour ses regards de voyant. Un don mystérieux précise dans son imagination les images
éblouissantes ou corrosives qu’il veut sauver de l’oubli. Et sa palette d’artiste lui
offre toujours, à point nommé, des couleurs entre toutes adéquates et
reconnaissantes. Puis il parle, et une solidarité intense est éveillée en
nous par sa parole ; on croit entendre le cri d’une âme tordue par des affres déchirantes
et subtiles. C’est qu’il y a au fond même de sa personnalité d’écrivain, une large
tendresse de cœur, un sens d’apitoiement toujours éveillé, et prêt à comprendre toutes les
douleurs et toutes les misères. Quand nous lisons les Désenchantées, nous
nous demandons si quelque vague de ce courant si puissant de solidarité, — que nous
verrons envahir les plus remarquables romans d’aujourd’hui, — n’a pas effleuré l’âme de
Pierre Loti à son tour et si ce n’est pas comme une contribution à l’élan de nos
romanciers vers un art social et économique qu’il faut envisager ce roman de pitié et de
compréhension fraternelle ? Nous n’avons pas à rappeler aux lecteurs de la
Revue les beautés du récit et la magnificence de son cadre ; il importe
pourtant de faire admirer l’enthousiasme et l’éternelle jeunesse de cœur qui brûle, comme
un feu mystérieux, sous la conception de l’artiste. Ce ne sont pas seulement
d’incomparables paysages dont les lignes se profilent avec une grâce ensorcelante, c’est
toute la vie lamentable et somptueuse des pauvres femmes turques, opprimées dans l’étau de
coutumes millénaires, qui est reconstituée et racontée avec autant, de généreuse
mélancolie que de flamme indignée. L’atroce détresse de ces malheureuses, desséchées
moralement et physiquement étiolées sous le ciel paradisiaque de Stamboul, parce que sur
elles semble retombée la lourde pierre d’une civilisation morte, voilà ce que les
Désenchantées ont pour jamais buriné dans notre mémoire.
* *
« Une foule, un groupe quelconque a une âme qui n’est pas la somme de toutes celles qui la composent, mais qui en est plutôt la résultante. »C’est ainsi que l’on peut rattacher l’avènement de ce genre au retour des curiosités vers l’histoire pittoresque et aux progrès de la psychologie collective. L’histoire politique a incontestablement dominé la pensée sociale et philosophique de M. Paul Adam et de MM. Paul et Victor Margueritte. Les romans de l’auteur du Thé chez Miranda et principalement la Force, la Ruse, l’Enfant d’Austerlitz, etc., présentent, à côté de leurs défauts, de très grandes qualités. M. Paul Adam intéresse toujours, soit qu’il ait pour principal objet de peindre la vie tumultueuse, grisante, la frénésie des appétits jouisseurs, comme dans la Force, soit qu’il choisisse pour sujet la Restauration, époque grise, contradictoire et confuse, et qu’il s’attache à en raconter les complots, les menées conspiratrices et tout le douloureux travail clandestin qui la mina. Doué d’un pouvoir d’imagination qui n’a pas été accordé à beaucoup de ses imitateurs, capable, dans ses reconstitutions, de préciser les larges teintes des ensembles par une notation exacte du détail le plus mince, et, en apparence, le plus fugitif, M. Paul Adam « voit » les choses sous un angle inédit, et il sait donner à ses décors un relief saisissant, presque toujours vrai. Mais il lui arrive de céder à sa facilité même et au furieux débordement d’idées et de métaphores qui envahissent son cerveau. L’imagination maîtresse agrandit, magnifie tout dans sa vision. MM. Paul et Victor Margueritte ont tenté avec succès une entreprise analogue. L’œuvre qu’ils ont édifiée et qui, sous le titre d’Une Époque, comprend le Désastre, les Tronçons du Glaive, les Braves Gens, la Commune, demeurera le monument comme moratif, grave et triste, d’une épopée entre toutes inoubliable. Histoire vécue plutôt que roman, c’est comme le journal de la guerre de 1870, tenu minutieusement à jour, racontant par le détail tous les événements, expliquant le retentissement et le contrecoup qu’ils eurent, sur l’heure même, dans l’intelligence, dans l’âme et dans le cœur de ceux qui en ont été les acteurs et les victimes, et unissant à une dramatique précision une chaleur et une émotion communicatives. De superbes qualités morales, de vigoureuses qualités d’art caractérisent cette odyssée grandiose et frémissante. Nous aurons vite fait de dire lesquelles. Et, d’abord, qui ne louerait le sentiment si élevé qui a dicté aux fils du général Margueritte leurs premières pages, comme il n’a cessé d’animer tous leurs élans ? Ils ont compris qu’à une telle noblesse de sujet devait correspondre une compréhension non moins haute de l’œuvre à élever. Quel sujet plus poignant, en effet, plus apte à faire vibrer des âmes patriotes, et surtout des âmes de soldats, que cette guerre désastreuse, héroïque et farouche ? C’était bien ici l’occasion de réunir toutes les âmes individuelles de ce peuple, pour en faire jaillir l’âme collective ! Aussi la notion du roman collectif n’a-t-elle rencontré, aucune réalisation plus grandiose et plus adéquate que cette tétralogie d’Une Époque. Et c’est, évidemment, leur patriotisme, qui a permis à MM. Margueritte de peindre sous des couleurs aussi vives ; et qui semblent palpiter, un tel passé de tristesse. C’est aussi l’amour de la France qui leur a donné l’inébranlable conviction d’un relèvement futur. Comment eussent-ils pu, sans cet optimisme, mener à bonne fin une œuvre dont chaque page devait rappeler un découragement, un malheur ou une souffrance ? La fusion des deux personnalités qui y collaborèrent prête au style, en divers endroits singulièrement impersonnel, un accent très émouvant ; ailleurs, les écrivains ont réussi à faire jaillir d’incidents simples ou intimes une émotion singulière. À côté des tableaux dont nous sommes frappés, nous pouvons suivre dans ces romans une analyse compréhensive et serrée de l’âme et de l’esprit militaires. Et ainsi ces descriptions d’épopée se haussent à la valeur d’un véritable enseignement psychologique. Avec MM. Paul Bourget et Maurice Barres, le roman social devait acquérir pleinement ce dernier caractère.
« Une opposition radicale entre deux consciences d’époux est toujours pénible. Elle devient infiniment douloureuse quand elle porte sur ces problèmes religieux qui ont fait de tout temps, et qui continuent de faire à travers les siècles, le fond dernier de la vie humaine. Cette opposition est tragique lorsque les époux sont dans le divorce, qu’ils n’ont pas cessé de se chérir, et que le réveil de la foi chez l’un d’eux lui donne le remords quotidien de cet amour sans le détruire. Que pensera l’autre ? Avec quelle révolte il constatera ce lent, ce meurtrier empoisonnement de leur commun bonheur ! Si c’est la femme que la nostalgie de l’Église reprend de la sorte, et que le mari professe à l’égard de la religion non pas l’indifférence d’un sceptique, mais l’hostilité raisonnée d’un systématique, quel conflit ! »M. Paul Bourget a opéré, soit dans la conception des personnages mis en scène au cours de ces romans, soit dans la description de certains organismes étudiés, soit enfin dans la composition de ses tableaux, une synthèse, saisissante d’exactitude, des théories nouvelles qui cherchent à s’emparer de notre société. Nous avons rappelé Balzac à propos de l’Étape. Un divorce, par sa forme plus classique, tranche sur les aspects mouvementés et un peu théâtraux de la première étude. La lutte ici se concentre presque uniquement dans les âmes. Elle n’en est que plus âpre et plus poignante. Mais si les détails du décor et de l’action sont réduits au strict nécessaire, si les scènes sont étrangement sobres de mouvement, les caractères des personnages y apparaissent fouillés par le scalpel d’un maître. Au reste, la gravité redoutable du problème rend plus angoissant encore qu’un drame de pitié ce débat intime qui, sans aucun moyen artificiel, par le jeu des seuls événements de la vie courante, étreint quelques âmes jusqu’au plus violent désespoir.
*
* *
M. Maurice Barrès exerce sur la littérature actuelle et sur le grand public une influence
d’autant plus considérable qu’il paraît bien résumer dans sa physionomie littéraire tous
les mouvements d’idées de l’heure présente. Un livre comme
Au service de l’Allemagne appartient à la fois au roman régionaliste et
au roman social. Les Amitiés françaises relèvent du traditionalisme seul,
tandis que la trilogie des Déracinés, de l’Appel au soldat
et de Leurs figures, — qui forment le « roman de l’Énergie nationale », —
apporte une contribution importante non seulement au roman collectif et social, mais
encore au roman historique. M. Barrès, en effet, y fixe l’histoire de ces vingt dernières
années en décrivant leurs convulsions, du boulangisme au panamisme.
Rien n’est curieux comme l’évolution de cet écrivain venu de l’analyse minutieuse de son
moi, de l’égotisme et de l’individualisme le plus accusé au pur traditionalisme. Cette
évolution correspond à l’orientation de sa mentalité esthétique, qui l’a conduit au grand
roman d’idées et de mœurs collectives et aussi de peinture sociale, après que les défauts
et les écueils du roman psychologique l’eurent dégoûté de l’auto-observation poussée à
l’extrême. Comme la plupart des penseurs de sa génération, M. Maurice Barrès a été frappé
de l’importance exceptionnelle prise dans la vie intellectuelle contemporaine par l’idée
sociale. C’est un fait que les observateurs et les moralistes s’inquiètent désormais des
bouleversements possibles, des théories qui les préparent et de l’opposition qu’ils
rencontrent. Le roman devait utiliser cette préoccupation devenue générale : et, tout
naturellement, nous avons rencontré dans les romans de M. Barrès un reflet de ces
inquiétudes. C’est à l’actualité la plus immédiate que l’auteur des
Déracinés s’est attaché. Il a mis une passion et une vibration d’autant
plus frémissantes dans ses tableaux, qu’il a été lui-même mêlé de fort près aux événements
dont il parle, qu’il a été témoin et acteur dans ces batailles politiques et qu’il a pu
les observer en annaliste journalier.
Il lui devenait aisé de donner une forte unité à son œuvre, du jour où le respect de la
tradition s’imposait à son esprit et à son cœur. Aux déclamations des sophistes qui
aspirent de plus en plus à un régime opposé à tout ce qui fut la vie sociale de jadis,
l’auteur des Amitiés françaises a répondu par la calme revendication du
grand principe fondamental de toute son éthique : * *
« à savoir : que le respect de la tradition est essentiel dans la vie d’un peuple ; qu’il y a entre les générations comme entre les individus d’une même race une solidarité qui est la principale source de leur énergie ; que c’est dans le sol même de la patrie que les racines d’un peuple vont chercher la sève ».
« Comme nous serions ordonnés et plus puissants, dit Saint-Phlin (l’un des héros des Déracinés), si nous comprenions que les concepts fondamentaux de nos ancêtres formeront les assises de notre vie ! Mis à même de calculer les forces du passé qui nous commandent, nous accepterions, pour en tirer profit, notre prédestination… Un jeune être isolé de sa nation ne vaut guère plus qu’un mot détaché d’un texte… »
« Notre conscience individuelle nous vient de l’amour de notre terre et de nos morts. »Cette formule se trouve sans cesse sous la plume de M. Barrès. La vérité qu’elle renferme, Sturel, Rœmerspacher la touchent du doigt lorsqu’ils voyagent hors de France, le premier en Italie et le second en Allemagne. En comprenant l’âme de ces pays étrangers, ils comprennent mieux aussi leur patrie et que tout être vivant naît d’une race, d’un sol, d’une atmosphère…
« Si donc l’on veut réaliser la vie dans sa plénitude, il faut commencer par reconnaître les liens qui nous relient à la terre où nous sommes nés, à la race dont nous sommes issus. Loin de briser ces liens, il importe de les consolider, car ils sont la chaîne qui nous empêchera de nous égarer. Attachés au passé, nous entreprendrons de préparer un avenir qui s’harmonise avec lui. Ainsi, agrandissant notre vie personnelle, nous sentirons des milliers de vies mêlées à la nôtre. Ceux qui savent donner une expression ou une expansion nouvelle à ces vies semblables, issues des mêmes forces nationales, sont comme la première vague d’un fleuve débordé sur la plaine : elle croit entraîner la puissance même qui la pousse. »
« La Terre et les Morts, c’est le leitmotiv qui anime la pensée de M. Maurice Barrès dans la trilogie des Déracinés, de l’Appel au soldat et de Leurs figures 3. »Nous admirons dans les Déracinés une belle langue, mêlant à une fine ironie un lyrisme contenu. Elle abonde en images neuves et plastiques. Peut-être l’action, que nous trouverons plus rapide dans Au service de l’Allemagne, est-elle ici trop étouffée par les biographies ou par les spéculations métaphysiques. Mais, au-dessus de ces digressions ou de ces discussions, planent des tableaux grandioses. Aux développements un peu abscons, se mêlent des anecdotes spirituelles, — sinon édifiantes ! — des scènes tragiques, où aucun détail d’observation n’est oublié. M. Barrès a d’ailleurs résumé lui-même judicieusement la thèse des Déracinés :
« L’Université, a-t-il écrit, méprise ou ignore les réalités les plus aisément tangibles de la vie française. Les élèves, grandis dans une clôture monacale et dans une vision décharnée des faits officiels ou de quelques grands hommes à l’usage du baccalauréat, ne comprennent guère que la race de leur pays existe, que la terre de leur pays est une réalité et que, plus existant, plus réel encore que la terre ou la race, l’esprit de chaque patrie est pour ces fils l’instrument de libération. »L’Appel au soldat pose un cas de psychologie de l’âme populaire. Le boulangisme en fournit le sujet : cette crise elle-même ne fut, en somme, que le dernier soubresaut de colère et de révolte contre les abus d’un parlementarisme dégénéré. À côté de ce mouvement, on découvre une très curieuse étude psychologique de la « popularité ». Leurs figures constitue la planche la plus creusée, la plus corrosive, la plus implacable et la plus juste qui ait été burinée d’après l’âme parlementaire. M. Barrès y a montré combien « la peur » demeure toujours son secret mobile. Tout le scandale de Panama est consigné ici avec une verve à la Tacite et à la Saint-Simon, dans des pages soulevées par l’indignation et le mépris. Le style en est vif, coloré, incisif, les images saisissantes, le mouvement emporté : à chaque page surgissent des traits mordants et de vraies trouvailles d’expression. C’est aussi le parlementarisme qui est pris à partie dans les Morts qui parlent, où le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé étudie l’histoire contemporaine en philosophe. Il rattache les événements à leurs causes les plus lointaines, il recherche leur prolongement probable dans le temps et extrait de la vie de chaque jour ses éléments substantiels et significatifs. L’idée « du passé opprimant le présent » est le principe qui anime les Morts qui parlent. N’est-il pas remarquable que MM. Barrès, de Vogüé, Édouard Rod, aient attaqué avec ensemble les politiciens, à une heure où tout en France semble organisé pour les politiciens et par eux ? La thèse des Morts qui parlent est que les hommes qui, aujourd’hui, sont censés représenter le peuple au parlement, ne sont que des fantoches incarnant les idées des conventionnels. Donc, maintenant encore, les morts sont nos maîtres réels. Ce livre est pris sur le vif de la réalité. L’esprit social et traditionaliste a inspiré une autre œuvre encore à M. de Vogüé. Qu’est-ce que le Maître de la Mer, sinon une peinture vive et imagée de la lutte entre l’idéal archaïque de chevalerie et de désintéressement, gardé par le vieux monde comme un legs des temps anciens et, d’autre part, l’esprit d’arrivisme utilitaire, l’esprit prosaïque et niveleur qu’un homme du Nouveau-Monde incarne ici avec prestige ? Vigoureux et neuf, ce roman offre de belles images ; l’intérêt y est entretenu par une continuelle évocation des problèmes du temps présent : celui, surtout, de savoir si la civilisation à outrance, confinant à la cruauté froide des époques barbares, aura raison de la civilisation généreuse et policée née du christianisme.
*
* *
Traditionalistes au même degré, et, pour arriver à décrire tous les mouvements de
l’histoire contemporaine, provoquant de constants débats entre les idées contradictoires
dont le monde moderne est travaillé, tels nous apparaissent divers écrivains dont
quelques-uns sont depuis longtemps des maîtres.
Dans ce vaste ensemble que nous offre le roman provincial au cours des années écoulées,
MM. Bazin, Bordeaux, Boylesve peuvent être tenus pour les chefs d’un régionalisme
littéraire auquel nous rattacherons encore M. Louis Bertrand dont le roman de
l’Invasion eut récemment un très franc succès, mais que déjà ses premiers
livres la Cina, le Sang des Races, le Rival de Don Juan avaient mis en
vedette comme un écrivain d’avenir. Nous lui joindrons encore MM. J. Ageorges, J. Viollis,
E. Guillaumin, Francis Jammes, E. Moselly et les conteurs belges qui, depuis MM. Camille
Lemonnier, G. Eekhoud, L. Courouble et Virrès, chantres des Flandres, jusqu’à MM. des
Ombiaux, Delattre, Bency ou H. Krains, enfants enthousiastes de la Wallonie, sont avant
tout des régionalistes.
M. René Bazin pourrait se rattacher aux romanciers sociaux, puisqu’il analysa avec une
émotion ennoblie de pitié et colorée de réalisme, la condition si attachante des ouvrières
de la mode dans De toute son âme ; la dure et humble destinée des nourrices
« déracinées » dans Donatienne ; la grave question, toujours actuelle, de
la ruine agraire par l’exode du paysan vers la ville dans la Terre qui
meurt. D’autre part, en écrivant l’Isolée, il a fixé un épisode
douloureux et tragique de la persécution
religieuse. Dans les
Oberlé, où le problème de l’annexion alsacienne est traité de façon si
patriotique, M. Bazin s’est attaché à composer une sorte de roman national où l’histoire,
le patriotisme et la philosophie sociale même se prêtent un mutuel concours.
Artiste délicat et sensitif, assuré d’une influence durable parce que la puissance de son
art n’est point violente, — ni même toujours très apparente, — mais qu’elle tient à une
observation profonde de l’âme humaine et des mouvements du cœur, M. René Bazin est le
traducteur le plus exact de la mentalité et de la vie provinciales : la Sarcelle
bleue, les Noëllet, Ma tante Giron, Une tache d’encre,
Mme Corentine reflètent avec ferveur et avec une précision pittoresque cette
déformation spéciale, — tantôt heureuse et noble, tantôt piquante ou amusante, — que
l’existence de province imprime aux idées et aux habitudes morales.
Dans les romans qui caractérisent sa seconde manière et que j’ai énumérés plus haut,
M. René Bazin, en même temps qu’il élargissait sa vision, éclairait son œuvre à la lumière
d’une philosophie plus grave, envisageait la vie avec plus de hardiesse, et s’attachait à
mettre le roman social à la portée du peuple. C’est là certainement l’un des bienfaits les
plus précieux que lui devra la littérature contemporaine. Nul ne s’est mieux exprimé sur
ce sujet que lui-même ; nul n’a mieux expliqué pourquoi le roman populaire, s’intéressant
à la psychologie des travailleurs, devra forcément s’élever jusqu’au concept d’une sorte
de roman social, s’il veut échapper à la grossièreté du roman-feuilleton.
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« L’amour, a-t-il dit dans une étude sur les Personnages de roman, n’est que l’épisode sur le terrain de la vie, tantôt le feu d’artifice, tantôt la lampe sage qui veille. Et que cette clarté luise ou non, le travail se poursuit sans relâche. Il est la grande loi dure de l’humanité. Il nous touche par la douleur, par les destinées qu’il nourrit, par les conditions qu’il mélange, par les antagonismes qu’il crée. Tous les états de fortune relèvent de lui ; tous les hommes sont bénéficiaires de l’effort. Et comme il groupe les êtres, il appelle et il use aussi toutes leurs facultés maîtresses. Qui pourrait ne pas trouver qu’il est beau d’étudier une intelligence aux prises avec les problèmes les plus vivants qui soient : la dépense prodigieuse d’énergie que suppose une affaire prospère ; la lutte contre la concurrence, et les angoisses, et l’orgueil des triomphes rapides ; l’obéissance d’un personnel nombreux aux ordres d’un seul homme : ces milliers d’industries qui sont autant de petits États dans l’État, ayant chacun sa politique extérieure et intérieure, sa dynastie, ses drames ? Ne serait-ce pas faire œuvre bien utile et bien haute que de montrer le combat perpétuel entre l’égoïsme et la pitié dans une âme, le trouble de conscience par où peuvent passer ceux qui s’étonnent de dépenser tant de justice sans récolter de reconnaissance, et d’essayer de dire le remède, puisque la souffrance est souvent double ici, et qu’on la trouve chez le patron qui cherche et chez l’ouvrier qui se plaint ? »Je ne puis, dans ces pages rapides, porter de jugement analytique sur chacun des romans de M. René Bazin qui ont fait sortir des limbes la figure du travailleur ainsi comprise. Les personnes qui les ont lus, depuis la Terre qui meurt jusqu’à Donatienne et au Blé qui lève, savent quelle émotion et quel souvenir charmé elles en ont gardés. Elles savent aussi de quelle parure M. Bazin excelle à embellir cette œuvre simple et noble, qui s’est mesurée avec la vie et qui en a étudié les vicissitudes dans les âmes les plus humbles. Elles ont senti que ces âmes-là, l’auteur les aime ; au risque d’être incompris de quelques-uns, il n’a pas craint de se montrer tendre, spontané, ni même de redire l’éternel. Obligé de souligner le mal, de le peindre, de s’en servir comme d’un élément, suivant son but quand même et conformant son œuvre au secret idéal qu’il porte en son imagination de poète, il a fait du grand art et, sans pose ni artifice, de l’art fier et réconfortant. M. Henry Bordeaux, dans une série de récits attachants et de plus en plus remarqués, parmi lesquels nous citerons, principalement, le Pays natal, l’Honnête femme, la Peur de vivre, la Petite Mademoiselle, les Roquevillard et Les Yeux qui s’ouvrent, a montré comment un romancier sincère qui est aussi un artiste personnel peut, sans sacrifier rien de sa personnalité, s’inspirer heureusement du traditionalisme de M. Paul Bourget, de l’individualisme de M. Barrès et du régionalisme ému et sensible de M. René Bazin. M. Henry Bordeaux a débuté par des études de critique psychologique et intuitive, où déjà se manifestait ce goût de la sensation et de la vie qui devait l’amener à l’œuvre de pure imagination. Il s’est plongé dans le passé lui aussi ; il a exploré ce sol de la Savoie où sa famille a vécu longtemps. En même temps que son esprit s’aiguisait d’ironie et se formait par une observation directe, l’émotion traditionaliste entrait en lui et agissait fortement sur toutes ses facultés. À son tour, il a vu dans le pays natal la terre sacrée où germent les vertus sublimes et d’où viennent les nobles aspirations parce qu’elle est imprégnée de toute la grandeur héroïque des ancêtres. Il a vu dans la maison paternelle le port d’attache de l’homme, tendre abri aux heures de sérénité, refuge unique dans les jours de détresse. Il a pénétré, enfin, la splendeur du dévouement, l’âpre et forte ivresse du renoncement et du sacrifice, ainsi que la sainte efficacité de la douleur. Depuis le Pays natal jusqu’aux Yeux qui s’ouvrent, M. Bordeaux a gardé l’horreur d’être un amuseur futile ; il a eu le souci d’être un remueur d’idées, un éducateur d’âmes, un excitateur d’énergie. Et, précisément à l’heure où les Déracinés de Barrès dénonçaient le mal de l’exode du sol familial vers la grande ville, le Pays natal disait l’action réconfortante opérée sur une âme par le retour au foyer après les redoutables aventures parisiennes. Au surplus M. Henry Bordeaux ne s’intéresse qu’aux figures vraies et vivantes : il aime la vie, il comprend la passion de vivre. C’est pourquoi les héros de ses romans sont toujours des passionnés. Mais cette vie ardente que l’auteur de la Peur de vivre aime à décrire, c’est la vie du devoir et non la vie éparpillée et trépidante de l’agitation dissipée. Les « vivants » qu’il met en scène sont [presque tous préoccupés du devoir. L’amour entravé par les prescriptions morales éternelles, ou la passion aux prises avec les difficultés de l’existence matérielle si fréquemment hostile aux vœux du cœur, tel est le grand élément sentimental de son œuvre. Dans toute celle-ci, l’intérêt des luttes évoquées se concentre sur les mouvements secrets des âmes où ces luttes se livrent. Il a dès aujourd’hui une action sociale nettement définie dans le roman provincial qui, sous sa plume, conclut toujours à l’honneur de la tradition et des intérêts familiaux. C’est la valeur sociale des romans de M. Bordeaux qui leur a mérité cette attention sympathique, acquise également aux récits provinciaux de M. René Boylesve par des qualités purement littéraires et par leur goût d’humanité saine et franche. Mademoiselle Cloque, la Becquée, l’Enfant à la balustrade, le Bel avenir, ont apporté dans le roman moderne de mœurs provinciales une note très neuve. M. Boylesve est un vrai classique : il l’est dans le sens français, c’est-à-dire qu’il subordonne l’émotion à la raison, mais qu’il ne dédaigne aucun des éléments d’art propres à la première de ces facultés. Doué d’un tact très net pour atteindre la vision exacte des choses, il décore ce réalisme d’une langue châtiée et pittoresque, qui est la pure langue classique française. Il s’est très vite dégagé de tout ce qui devait paraître trop voulu dans sa conception légèrement ironique de la vie provinciale. Après Sainte-Marie des Fleurs ou après le Parfum des Îles Borromées, on eût pu croire qu’il allait entrer sans esprit de retour dans le roman passionnel. Or, et le fait est curieux à remarquer, soit dans Mademoiselle Cloque, soit dans la Becquée, soit dans l’Enfant à la balustrade, l’amour n’apparaît plus ou, s’il intervient, il ne joue qu’un rôle très bref : il n’est jamais le principal élément d’émotion. Bientôt, en dépit de la Leçon d’amour dans un parc, — essai de roman leste assez longuet, — M. Boylesve atteignit pleinement son « genre » et son originalité : le roman des mœurs de province, qu’il a voulu rajeunir, renouveler, électriser, dirais-je volontiers, par une intense préoccupation d’art, par une ciselure verbale minutieuse et par un grand fonds d’indulgente bonhomie. Précis, pur, un peu maniéré parfois, le style de M. Boylesve a comme principal mérite une sobriété relevée d’exactitude. Ses dons d’analyse sont variés ; son élégance de moraliste intelligent et indulgent se revêt d’une grâce souriante où s’amalgame un mélange d’ironie et d’émotion contenue. À la fois romancier de la province et écrivain classique, M. Boylesve nous offre un détour aisé pour arriver au groupe des romanciers néo-classiques que domine M. Henri de Régnier. Ne le quittons pas, néanmoins, avant d’avoir rappelé le nom de M. André Beaunier, — aussi divertissant observateur des milieux bourgeois ou mondains dans les Dupont-Leterrier que philosophe averti et moraliste délié dans Picrate et Siméon ou dans le Roi Tobol.
« Je disais tout à l’heure que je faisais aux romancières une place à part. En effet, il faut bien convenir qu’elles occupent aujourd’hui la première : la comtesse de Noailles, G. d’Houville, Fœmina, Marcelle Tinayre. Alors un problème se pose : Pourquoi les femmes ont-elles aujourd’hui une place prépondérante dans le roman ? « C’est assez difficile à expliquer. Pour ma part, je m’imagine que, nouvelles venues, elles ont plus de patience, plus de volonté d’arriver. Et puis, je crois qu’elles sont plus instruites. À l’époque parnassienne, les écrivains avaient une culture : ils avaient un grand passé de lectures, une éducation d’hommes de lettres. Voyez Leconte de Liste, France, Heredia, Mallarmé. Voilà ce qui manque à nos auteurs d’aujourd’hui. Actuellement, des écrivains de grand talent n’ont pas cette éducation. Ils ont un outil, mais il leur manque quelque chose. Ce “quelque chose”, je crois que les femmes l’ont, parce qu’elles ont très justement cru qu’elles ne pourraient pas s’en passer. Marcelle Tinayre a appris le latin, Mme de Noailles a lu Ronsard, Mme de Régnier a reçu de son père une forte éducation. Voilà, à mon avis, une des raisons de la supériorité des femmes dans le roman. Mais il y en a une autre, au moins chez Mme de Régnier et chez Mme de Noailles. C’est qu’elles ont trouvé un nouveau point de vue, le point de vue féminin. Depuis qu’il y a des romans, depuis l’Odyssée, le romancier se place à son point de vue d’homme. La femme représente dans un roman l’objet esthétique. Et jusqu’à présent, quand des femmes faisaient des romans, elles se plaçaient au même point de vue puisqu’elles imitaient l’homme : c’est, notamment, le cas de George Sand. Au contraire, dans la Nouvelle Espérance, on a vu, pour la première fois, une femme se placer à son point de vue de femme : dans ce roman, c’est l’homme qui devient l’objet esthétique. Et cela est une véritable révolution. »Nous ne pouvons entreprendre de caractériser même rapidement chacune de ces « authoresses ». Il nous suffira de dire que, dans Hellé, dans l’Oiseau d’orage, dans la Vie amoureuse de François Barbazanges, dans la Maison du péché surtout et dans la Rebelle, Mme Marcelle Tinayre a dépassé la plupart des romancières de son temps. Empreintes d’amertume, de poésie et de lyrisme, empreintes aussi d’une mélancolie tragique et de nostalgie aventureuse, ces compositions sont écrites dans une langue variée, insinuante et colorée, dans une langue aux images fortes et neuves, qui leur donne un charme et une saveur imprévus. De plus, ce sont des œuvres dans lesquelles l’idée ne fait pas tort à la parure dont elle est rehaussée, de même que les grâces de la forme et la diversité du cadre n’entament point la valeur de la pensée. Par malheur, cette pensée inquiète trop le moraliste. Et nous touchons ici du doigt l’une des plaies les plus aiguës et les plus attristantes de la littérature féminine moderne. Elle semble née de cet esprit de révolte contre la situation que l’égoïsme masculin a faite à la femme, ou de cette fièvre d’indépendance et d’égalité qui les travaille toutes. Les plus autorisées d’entre celles qui écrivent, loin de cacher cet esprit, le proclament et s’en font gloire. Jadis, le roman féminin, composé presque toujours par des femmes du monde en vue d’offrir aux jeunes filles un divertissement intellectuel sans danger, manquait au premier chef de franchise et de naturel et péchait par un optimisme vertueux conventionnel à l’excès. Combien nous semblons revenus de cette époque où Stendhal regrettait que les femmes auteurs ne fussent pas plus franches ! Elles le sont aujourd’hui. Depuis Gyp, qui, je crois bien, fut la première à « sortir sans fichu », — pour employer une expression chère à l’auteur de Rouge et Noir, — les femmes sont devenues singulièrement hardies dans l’exploration de l’amour, dans la description des étreintes, dans l’emploi du mot cru. Leurs romans sont presque toujours des livres « libres ». Et ce n’est pas sans un regret mélancolique que nous voyons de grands talents donner la consécration de leur autorité à des audaces de plume qui, quoi qu’on en dise ou quoi qu’on en pense, découronneront toujours la femme de cette auréole de douceur chaste et de grâce pudique qui fut, depuis l’heure lointaine où le Christianisme la releva de l’abjection païenne, le plus séduisant, le plus irrésistible, et le moins contestable de ses attraits.