Troubles et désagrégations de la conscience. L’hypnotisme et les idées-forces
I. La folie, LE sommeil naturel.
II. Le sommeil hypnotique. Sa nature et ses causes. Explications psychologiques et physiologiques.
III. Effets de l’hypnotîsme sur l’idéation et la motion.
IV. Effets de l’hypnotisme sur la vie organique. Action curative de l’hypnotisme.
V. Communications possibles entre les cerveaux. Le rapport hypnotique et l’électivité.
VI. Les dédoublements de la conscience.
VII. Conclusion.
La folie, le sommeil naturel
Nature et causes de l’hypnotisme
« C’est sa propre foi qui l’endort. Nul ne peut être hypnotisé contre son gré, s’il résiste à l’injonction. »Il y a là une exagération. M. Ochorowicz déclare avoir plusieurs fois endormi
« des personnes qui ont résisté de toute leur énergie. »C’est que l’influence de l’idée-force subsiste encore là où le consentement de la volonté manque. L’idée d’un sommeil extraordinaire, dû au pouvoir merveilleux d’un magnétiseur, produit son effet de vertige sur celui même qui y résiste. Il y a un manque de confiance en soi, un doute qui subsiste, puis une soumission inconsciente, ou du moins involontaire, et M. Ochorowicz a raison de dire :
« Dès qu’un sujet est sensible et que vous lui suggérez l’idée du sommeil, cette idée peut réaliser le sommeil malgré son opposition175. »C’est une sorte de fascination qui fait qu’une idée à laquelle on ne consent pas s’impose quand même. Quelque influence que nous venions d’attribuer aux idées et, par conséquent, à la suggestion dans l’hypnotisme, nous n’allons pourtant pas jusqu’à nier, comme le fait l’école de Nancy, ce qu’il y a d’original dans la condition physiologique de l’hypnotisé. Il se produit alors un changement dans l’équilibre nerveux qu’on ne saurait expliquer par la simple suggestion psychologique, et qui, au contraire, devient une condition préalable de suggestion. De même, dans le sommeil ordinaire, quelque rôle que jouent les idées, il est clair que leur forme hallucinatoire et leur combinaison en rêves présupposent un certain état physiologique, qui est le sommeil même. Au point du vue de la physiologie, les deux principales explications de l’hypnose par les lois normales de l’organisme sont celle de Heidenheim (arrêt des fonctions du cerveau), et celle de Lehmann (phénomènes vaso-moteurs de l’attention)176. Ces deux théories, loin de s’exclure, nous paraissent se compléter. Selon Lehmann, l’hypnose dépend de la distribution du sang dans les diverses parties du cerveau.
« Quand un organe entre en activité, dit-il, il reçoit un plus grand afflux de sang par l’action réflexe du mécanisme vaso-moteur, et ce changement peut se localiser dans d’étroites limites. »La carotide interne et ses ramifications ne différent pas en structure des autres artères ; nous pouvons donc admettre que l’activité spéciale d’une partie quelconque du cerveau produit un plus grand afflux de sang dans cette partie. C’est le processus physiologique qui, selon Lehmann, répond à l’attention. L’attention involontaire est, physiologiquement, un réflexe vaso-moteur qui suit immédiatement l’excitation de telle ou telle partie du sensorium par un stimulus extérieur. L’attention volontaire est celle qui dépend de l’intérêt offert par quelque représentation à laquelle elle s’attache, et cet intérêt provient de ce que cette représentation est associée avec un groupe d’autres représentations d’un caractère agréable ou pénible. Du côté physiologique, l’attention volontaire est la direction du mécanisme vaso-moteur par la portion du cerveau où se produit une représentation offrant un certain intérêt. A cette représentation répond un afflux de sang d’autant plus grand qu’elle est plus intéressante. Cet afflux, à son tour, accroît l’excitation des centres vaso-moteurs et des réflexes dépendant de cette excitation. Seulement ces réflexes n’ont plus le caractère immédiat de l’attention involontaire : ils sont provoqués par l’intermédiaire de la portion du cerveau qui préside au mécanisme de l’inhibition et de la direction. Dans tous les cas, la distribution du sang est modifiée. Si l’afflux à une certaine partie du cerveau atteint son maximum, il est diminué sur les autres points : c’est ce qui explique physiologiquement que l’attention à une idée cause la disparition des autres idées. De même, pourquoi une sensation ne peut-elle avoir une existence consciente sans un certain degré d’attention ? C’est que, pour atteindre un certain degré d’intensité distincte, la partie du sensorium affectée doit recevoir un « surplus de nutrition ». Et ce surplus pouvant varier en quantité et en rapidité, l’attention elle-même peut être plus ou moins intense, plus ou moins vive, enfin plus ou moins concentrée. Nous avons vu plus haut l’application de ces lois au sommeil naturel ; Lehmann les applique également au sommeil artificiel. Le sommeil naturel est, pourrait-on dire, diffus, sans concentration stable de la conscience sur telles et telles représentations, sans direction précise provenant de la volonté. De là l’incohérence des rêves. Pourtant, même dans le sommeil naturel, l’exemple de la mère attentive à l’enfant malade montre qu’une concentration et direction de la conscience demeure encore possible sur un point déterminé, ce qui produit sur ce point comme une persistance de la veille au milieu même du sommeil. La mère reste impressionnable à tout un groupe d’impressions systématisées autour de l’idée de son enfant. De même, l’hypnotisé reste impressionnable à toute une classe d’impressions systématisées autour de l’idée de l’hypnotiseur. La mère s’endort dans la pensée-fixe de son enfant ; l’hypnotisé, dans la pensée fixe de l’hypnotiseur. De là un « rapport » subsistant entre la mère et l’enfant, entre l’hypnotisé et l’hypnotiseur. C’est ce que Bertrand avait déjà fait observer ; c’est ce que Lehmann a mis en pleine lumière. Nous avons dit que l’attention persistante à un stimulus monotone et sans intérêt, en causant la fatigue et la stagnation de l’activité mentale, tend à produire le sommeil : si donc vous abandonnez le sujet à lui-même, il tombe en effet dans un sommeil difficile à distinguer du sommeil ordinaire ; mais l’hypnotiseur n’abandonne pas le sujet à lui-même. Pendant toute la durée du processus, l’attention du sujet est dirigée vers les manœuvres de l’opérateur. Son esprit doit donc rester fixé dans « une attitude de réponse » aux impressions venant de cette source, même lorsqu’il devient insensible à tout le reste. L’hypnotiseur, s’emparant de ce « rapport » spécial, intervient pour arrêter à moitié chemin le processus de somnolence. Comme, de plus, il continue de suggérer au sujet des représentations et des actions, ces idées et ces actes maintiennent le dormeur dans un état de veille partielle, et lui font rêver une série de rêves ayant leur centre commun et leur point de départ dans la représentation persistante de l’hypnotiseur. Cette fixation unilatérale de l’attention a pour contre-partie physique de rendre fixe un certain arrangement vaso-moteur, grâce auquel une certaine portion limitée du sensorium est seule à recevoir une nutrition suffisante pour soutenir l’activité mentale. Cette nutrition est même exagérée proportionnellement au reste. Aux actions vaso-motrices si bien analysées par Lehmann, il convient d’ajouter, avec Wundt, les actions neuro-dynamiques qui en sont inséparables. De même qu’il y a un certain équilibre de la distribution sanguine, il y a aussi dans l’organisme un certain équilibre de la distribution neuro-dynamique, avec des contre-balancements qui augmentent d’un côté ce qui a diminué de l’autre. On peut donc admettre la loi proposée par Wundt :
« Quand une partie considérable de l’organe central, par suite d’actions inhibitoires, se trouve en état de latence fonctionnelle, l’excitabilité de la partie qui fonctionne est augmentée, et cette augmentation sera d’autant plus grande que la quantité de force latente existant dans l’organe central aura été moins dépensée par un travail précédent. »On a constaté dans l’hypnose l’existence d’une certaine hypérémie cérébrale. Comment l’expliquer ? C’est, répond Lehmann, que la nutrition du cerveau dépend de la rapidité du cours du sang, si bien qu’une diminution de rapidité signifie une nutrition plus imparfaite. Les récentes recherches de Geiger sur les conditions mécaniques de la distribution du sang dans le cerveau montrent que la dilatation des capillaires, qui produit l’hypérémie, implique une moindre rapidité du cours.
« Dans l’hypnose, en conclut Lehmann, la fixation unilatérale de l’attention consiste en une « contraction tétanique de certains vaisseaux sanguins, produisant un mouvement accéléré du sang dans la partie éveillée du cerveau ».Cette contraction tétanique, jointe à la stagnation sanguine dans le reste du cerveau, semble expliquer, en une certaine mesure, pourquoi, dans l’hypnose profonde, le sujet est insensible aux plus violentes impressions qui ne viennent pas de l’opérateur. De même, l’impossibilité d’éveiller le dormeur par les moyens ordinaires serait une conséquence de cet arrangement vaso-moteur devenu fixe. Nous croyons qu’il y faut ajouter une certaine communication nerveuse entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé, communication dont la nature n’est pas encore connue et qui rend les nerfs du sujet sensibles à la moindre action de l’opérateur. Il y a des lois de statique et de dynamique nerveuses encore plus subtiles que celle de l’hydrostatique sanguine. En somme, l’hypnose est un sommeil partiel dans lequel une portion restreinte du cerveau reste excitable et même surexcitable, grâce à l’afflux de sang qui vient s’y localiser. Dans le demi-sommeil ordinaire, il n’existe plus aucune direction ni concentration provenant de la partie encore éveillée, tandis que, dans l’hypnose, il y a direction systématique de la pensée par l’idée dominante de l’hypnotiseur. Cette idée demeure une porte ouverte à l’hypnotiseur lui-même pour prendre la direction des autres idées. Le sommeil ordinaire peut être transformé en sommeil hypnotique. Bernheim a souvent opéré cette transformation en posant la main sur le front du dormeur et en disant : « Dormez tranquillement, ne nous éveillez pas. » Le contact, dit Lehmann, éveille à demi le dormeur, assez pour qu’il soit capable d’entendre ce qu’on lui dit : il reconnaît la voix du médecin et, étant accoutumé à obéir aux ordres provenant de cette source, il continue de dormir ; mais son attention est désormais dirigée vers l’hypnotiseur, de manière à être en rapport avec lui. Les analogies de l’hypnotisme avec le sommeil n’empêchent pas les différences. Les stages lucides de l’hypnotisme, principalement, sont caractérisés par des phénomènes musculaires et par des phénomènes d’hyperesthésie ou d’anesthésie qu’on ne remarque pas dans le sommeil normal. L’esprit, dont l’état est confus dans le sommeil ordinaire, peut, dans l’hypnotisme lucide, avoir une claire conscience de ce qu’il fait. Selon l’école de Nancy, l’hypnose ne serait pas un sommeil, mais
« un état psychique particulier qui exalte la suggestibilité et qui a son analogie dans l’état de veille normal. C’est la suggestion, dit M. Bernheim, c’est l’action de l’idée sur le corps qui détermine tous les phénomènes ; ces phénomènes ne sont pas d’ordre pathologique, mais d’ordre psychologique : hypnotiser quelqu’un, c’est provoquer un état psychique particulier qui exalte la suggestibilité. »Assurément, mais cet état psychique ne peut être provoqué que par l’intermédiaire d’un état physiologique, lequel à son tour n’est point naturel et normal, mais artificiel et anormal, par conséquent voisin d’un état pathologique. M. Bernheim aura beau répéter à quelqu’un : « Vous ne pouvez plus remuer votre bras » ; si le cerveau ne s’engourdit pas en partie par quelque procédé à la fois physiologique et psychologique, la suggestion n’aura aucun effet appréciable ; il faut que, dans l’écorce cérébrale, se produise une inhibition comparable à l’arrêt, du cœur sous l’influence de l’irritation du nerf pneumo-gastrique. Et il est difficile de soutenir qu’une aliénation de la personne qui rappelle ou la folie, ou le somnambulisme naturel, ou les deux à la fois, soit un état sans aucun élément pathologique. L’école de la Salpêtrière, pour d’autres raisons que l’école de Nancy, rejette aussi toute comparaison de l’hypnose avec le sommeil et n’y veut voir qu’un phénomène de physiologie pathologique. Elle considère l’hypnose comme l’équivalent d’une attaque d’hystérie, comme une phase isolée ou anormalement prolongée de la période passionnelle de la grande attaque. L’hypnose ne ressemblerait « en rien » au sommeil naturel177. C’est aller bien loin, et ces assertions dogmatiques semblent d’autant plus exagérées qu’elles ne sont admises ni par l’école de Nancy, ni par M. Delbœuf, ni par Morselli, ni par Lehmann et Wundt, ni par une foule d’autres. La vérité nous semble être que l’hypnose consiste en une combinaison de sommeil partiel et de trouble nerveux, engendrant un état de suggestibilité anormale. Il n’est même pas démontré qu’il n’y eût rien de vrai dans l’ancienne hypothèse du fluide magnétique, si on entend par là une surexcitation du système nerveux produisant des ondulations capables de s’irradier au dehors de l’organisme et d’établir une communication anormale entre deux systèmes nerveux. Les actions inhibitoires ne semblent pas être ce qu’il y a de plus important dans l’hypnose, et il faut surtout considérer les actions excitantes, qui sont liées aux premières ou qui s’y ajoutent. L’exaltation de la sensibilité sur certains points est plus étonnante encore que son abolition sur d’autres points ; le développement anormal de certaines facultés est plus merveilleux encore que le rétrécissement du champ de la conscience. On ne peut donc savoir s’il ne se produit pas des phénomènes vraiment analogues à l’aimantation d’un objet. Nous ne connaissons pas toutes les forces en jeu dans la nature, c’est-à-dire tous les grands modes possibles d’ondulations éthérées. L’électricité et le magnétisme des physiciens ne sont point le dernier mot de la nature, et le système nerveux doit être le siège de forces plus subtiles encore.
Effets de l’hypnotisme sur l’idéation et la motion
« il ne leur vient pas à l’esprit qu’ils aient le pouvoir de choisir179 ». Les anormalités de la conduite sont proportionnelles à l’affaiblissement de l’idée du libre choix ; l’idée de liberté, cette constante auto-suggestion qui se réalise elle-même, fait donc partie des conditions normales de la conduite : elle est par excellence, comme nous l’avons montré, l’idée-force normale et aussi l’idée-force morale. III. — En somme, loin d’être un phénomène exclusivement mécanique, l’hypnotisme est essentiellement une attitude mentale, une manière d’être anormale de la volonté, qu’on a plongée à tâtons dans une nuit artificielle, en ne lui laissant pour guide que la lueur de telle ou telle idée. L’« inconscient » est désormais chassé du domaine de l’hypnotisme, où on avait voulu lui élever des autels comme à un dieu inconnu. L’hypnose est un état de la conscience où se réalise, dans sa plénitude, le règne des idées-forces. Le phénomène de la catalepsie est celui qui manifeste le mieux cet état d’absorption dans une idée et dans l’acte correspondant. Alors éclatent les deux lois fondamentales des idées-forces, qui sont que toute idée exclusive et isolée entraîne toujours : 1° le mouvement où elle se traduit, 2° la croyance à la réalité de son objet. On sait que Condillac supposait une statue en qui on introduirait une sensation, et seulement une sensation ; eh bien, dit avec raison M. Pierre Janet, Condillac n’a point deviné le phénomène principal que cette sensation allait produire : il n’a pas vu qu’à chaque sensation nouvelle la statue allait se remuer. « La plus simple expérience nous montre tout de suite ce phénomène important. Que, dans une conscience vide, survienne une sensation quelconque produite par un procédé quelconque, et aussitôt il y aura un mouvement. » Telle est la loi que manifestent les phénomènes les plus simples de la catalepsie. Soulevez le bras d’un cataleptique, if conserve son altitude ; mettez-le en mouvement, il continue ce mouvement. Les forces physiques de la pesanteur tendraient à faire tomber le bras soulevé ; il faut donc, pour le maintenir, une contraction persistante des muscles. Qu’est-ce qui peut donner à ces contractions leur unité et leur persistance ? M. Pierre Janet ne voit d’autre réponse que celle-ci : — C’est une sensation persistante.
« Ainsi, ajoute-t-il, se vérifie par l’expérimentation une des idées les plus fécondes d’un de nos philosophes, qui a dit (dans la Liberté et le Déterminisme) : — Toute idée est une image, une représentation intérieure de l’acte ; or la représentation d’un acte, c’est-à-dire d’un ensemble de mouvements, en est le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l’action commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé ; l’idée d’une action possible est donc une tendance réelle, c’est-à-dire une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. »Toutefois, nous ne saurions admettre entièrement l’explication que M. Pierre Janet donne des phénomènes cataleptiques. En premier lieu, nous ne croyons pas que la conscience de la personne cataleptique puisse être proprement déclarée « vide », analogue à la statue de Condillac : ce vide prétendu est un ensemble de tendances vitales et d’impulsions confuses produisant la sourde rumeur de la vie végétative et animale, et qui ne peuvent cesser qu’avec la vie même. La personne en catalepsie conserve toujours le « vouloir-vivre ». Nous ne pensons pas qu’une sensation puisse se produire dans un être vivant sans affecter l’appétit vital : la sensation n’est même, selon nous, qu’une certaine affection de cet appétit ; ce n’est pas un phénomène suspendu en l’air et détaché, c’est la vibration totale d’un organisme vivant et sentant. Bien plus, une sensation ne saurait être consciente sans provoquer une certaine attention de l’être conscient, et l’attention est un acte de la volonté. Ce qui est vrai, c’est que, dans la catalepsie, la sensation unique absorbe toute la somme d’attention dont le sujet est resté capable, et en même temps toute sa volonté. Nous avons donc, en définitive, outre la sensation musculaire du bras tendu, admise par M. Pierre Janet, une direction simultanée de l’attention et de l’appétition dans le sens de cette sensation même. De là vient, selon nous, la contraction persistante ; c’est une résultante extérieure et mécanique qui exprime au dehors la résultante interne et mentale. En un mot, la conscience n’ayant plus dans son obscurité qu’une seule image claire et distincte, à savoir la sensation du bras tendu, la volonté n’a plus rien autre chose à apercevoir et à vouloir que cette sensation présente : la volonté est donc toute à cette sensation, qui persiste, et elle fait ainsi persister l’attitude même du bras. C’est un cas de volonté sans choix et unilinéaire, d’appétit déterminé en un seul sens, mais c’est toujours de l’appétit et de la volonté, non un état de sensation passive. Le mouvement simultané qui se produit dans le bras tendu est la manifestation externe de la réaction due à l’appétit vital, non pas seulement de la sensation et de l’excitation périphérique. Après la continuation d’une attitude ou d’un mouvement, le second phénomène remarquable que présente la catalepsie est l’imitation et la répétition des actes. Nouvel exemple de la force des idées et images ; au lieu de lever le bras du sujet, l’hypnotiseur lui montre son bras levé, et l’hypnotisé met lui-même le sien dans une position identique. C’est que la vue du bras levé est une excitation sensitive et impulsive qui, introduite dans le cerveau, doit nécessairement se dépenser ; or elle ne peut se dépenser en éveillant une autre idée, parce que le cerveau est trop engourdi ; la voie naturelle qu’elle prend est donc la voie centrifuge, et la direction précise qu’elle prend est celle du bras, parce que l’image du bras et le bras sont en rapport immédiat180. Il y a d’ailleurs des cas où les choses se passent un peu autrement. Si le cerveau n’est pas complètement engourdi, l’excitation produite par la vue d’un mouvement, au lieu de se dépenser en un simple mouvement imitatif, peut se dépenser aussi en autres idées associées, qui, elles-mêmes, entraînent les mouvements associés. Joignez les mains de la cataleptique, cette sensation des mains jointes entraînera l’idée de la prière avec l’attitude correspondante, puis l’idée de la communion avec l’attitude correspondante, etc. L’association des idées ou des actes a pour base, selon nous, l’association plus profonde des sentiments ou des impulsions ; celle-ci, à son tour, a pour cause un état général de la conscience, une direction générale de la volonté. Celle-ci enfin, une fois produite, tend à persister et à s’exprimer au dehors. L’ensemble d’images et de mouvements constituant l’état général de la volonté dans la dévotion est donc suscité par la sensation des mains jointes et, une fois produit, il devient le mobile de toute une scène où les altitudes diverses de la dévotion se succèdent et s’enchaînent. Là encore physique et mental sont inséparables : ce sont deux rapports différents d’une même série de faits. En vertu de la théorie des idées-forces, de même qu’il n’y a jamais sensation, idée, hallucination sans un mouvement correspondant, de même il n’y a jamais abolition d’une sensation ou d’une idée, jamais d’« anesthésie » ou d’« amnésie », sans une suppression ou une modification des mouvements immédiatement liés à cette sensation ou à cette idée : si j’ai oublié le nom ou la place d’un objet, je ne puis pas prononcer ce nom, ni faire le mouvement convenable pour prendre l’objet à sa place. C’est ce que M. Pierre Janet a fort bien montré. Une hystérique qui perd complètement le souvenir de toute espèce d’images verbales, ou qui perd les images kinesthésiques répondant aux mouvements d’un membre, ne peut plus parler ou ne peut plus remuer ce membre.
« Ici encore le côté extérieur et visible de l’activité humaine n’est que l’ombre de son activité intérieure et psychologique. En réalité, ces deux choses, l’oubli et la paralysie, ne sont, dit M. Pierre Janet, qu’un seul et même phénomène considéré de deux côtés différents, comme l’image et le mouvement181. »En d’autres termes, à toute suppression d’idée répond une suppression exactement corrélative de force motrice sur le point intéressé, comme à toute introduction d’idée répond une production proportionnelle de mouvement, sous une forme ou sous une autre182. L’hypnotisme confirme encore une dernière conséquence de la loi des idées-forces, qui veut que toute idée non contre-balancée par une autre apparaisse comme une réalité et soit projetée immédiatement dans le monde extérieur. Dans l’état de monoïdéisme, de même que la conscience est réduite tout entière à une sensation, de même le monde extérieur est tout entier réduit à une image. De là les hallucinations des hypnotiques. Toute hallucination qui leur est suggérée semble vivre d’une vie propre et se développe par le ressort intérieur des associations d’images répondant aux associations de mouvements. Vous faites boire au sujet, sous le nom de champagne, un verre d’eau vinaigrée, il trouve le champagne excellent et finit même par présenter tous les signes de l’ivresse. Inversement, une ivresse réelle peut être dissipée par suggestion. Un flacon d’ammoniaque présenté comme eau de Cologne prend une odeur délicieuse ; une poudre noire présentée comme prise de tabac, ou même simplement l’idée du tabac, provoque l’éternuement. Les images différent des perceptions en ce qu’elles sont moins distinctes et plus sujettes au contrôle volontaire ; l’hypnotisé ayant perdu la direction de ses idées et de ses images mentales, les représentations qu’on lui suggère ont pour lui la fixité et l’indépendance des perceptions. Si donc elles sont suffisamment distinctes, elles sembleront être des objets actuellement présents. On objectera que, diaprés les expériences de Beaunis, les hallucinations hypnotiques seraient en réalité indistinctes. Beaunis suggère à l’hypnotisé qu’il va sur un morceau de papier un dessin représentant un chien ; puis il ordonne d’en tracer les contours avec un crayon. Il n’obtient d’ordinaire qu’un dessin grossier et peu ressemblant. Mais Lehmann répond avec raison qu’autre chose est de voir un chien par l’imagination, autre chose de le dessiner. Le dessin suppose une certaine habileté de la main. Lehmann lui-même raconte que, venant de voir un chien qui jouait, il essaya vainement d’en reproduire la forme sur le papier, bien qu’il eût fait grande attention à l’animal. Stout, à son tour, dit qu’il lui arrive de s’apercevoir qu’il rêve tout en continuant d’avoir les hallucinations du rêve ; or, plusieurs fois il essaya de soumettre à l’analyse les images alors présentes à son esprit, mais il s’aperçut que cet examen était impossible : par aucun effort il ne pouvait distinguer de nouveaux détails dans la représentation totale183. On peut donc admettre que les images hypnotiques, même quand elles sont faibles, sont encore relativement assez intenses pour produire, au milieu du vide cérébral, l’effet d’une réalité. L’hallucination suggérée peut être suivie d’une image consécutive, comme si c’était une sensation réelle : suggérez l’hallucination d’une croix rouge sur du papier blanc, le sujet, en regardant une autre feuille de papier, verra une croix verte. La vibration cérébrale a donc produit, par contagion, une sorte de courant centrifuge dans les nerfs optiques. L’hallucination peut être doublée par un prisme ou un miroir, amplifiée par une lentille ; tracez un trait sur une carte blanche et dites ait sujet que c’est la photographie de Victor Hugo, il apercevra la photographie. Placez une loupe sous les yeux du sujet, il verra la photographie grossir ; le prisme la lui fera voir double. M. Dinet explique ces faits par le « point de repère » que fournit le petit trait noir tracé sur la carte, et qui est devenu le noyau de l’hallucination » Ces phénomènes hypnotiques prouvent que des images toutes cérébrales peuvent être projetées sous forme d’objets réels. Inversement, des sensations réelles peuvent être abolies par la seule idée qu’elles n’existent pas. On peut arracher des dents, amputer un bras, en affirmant au sujet endormi qu’il ne sent rien. On peut abolir la sensation de la faim : un patient est resté ainsi quatorze jours sans nourriture. Sa foi seule le nourrissait. La force de l’idée, ainsi que de la croyance qui accompagne nécessairement toute idée non contredite par une autre, reçoit dans ces expériences la plus éclatante confirmation.
Influence des idées sur la vie organique. Action curative de l’hypnotisme
« créons l’agrandissement de la plaie à force de la sentir et d’avoir notre attention fixée sur elle». L’hypnotisme, qui distrait cette attention, opère en sens inverse de la douleur : il diminue le mal en faisant que nous n’y songions plus. On explique aussi par là, dans une certaine mesure, une partie de l’action des remèdes ordinaires. En calmant les symptômes, les remèdes calment l’esprit, et peut-être leur attribue-t-on parfois une efficacité qui est due « à l’imagination tranquillisée du malade. » Il y a donc du bon même dans la médecine des symptômes186. Considérés philosophiquement, ces faits prouvent, une fois de plus, que la douleur et la pensée ne sont pas, dans la nature, des « épiphénomènes » sans influence, dont l’être vivant pourrait se passer. Douleur et idée impliquent certains processus de l’onanisme qui ont leur action propre dans le résultat final.
« Dans certains cas exceptionnels et morbides, dit M. Delbœuf, ne peut-il pas se faire qu’à la sensation éprouvée se joigne la modification organique correspondante ? »— Non seulement, répondrons-nous à M. Delbœuf, cela peut se faire, mais, selon la théorie des idées-forces, cela doit se faire : la sensation douloureuse est, du côté physique, une modification organique en un sens opposé au mouvement de la vie ; la sensation agréable est une modification organique qui relève la puissance vitale. L’image, l’idée, la sensation du mieux, c’est la réalisation du mieux. Le mental et le physique ne font qu’un dans la réalité concrète ; il n’y a point de mouvement du corps qui n’ait sa contrepartie mentale ; il n’y a point de fait mental qui n’ait son efficacité organique.
Communications possibles entre les cerveaux
« Je suis venue… J’ai vu M. Janet. J’ai réfléchi qu’il ne faut pas que je prenne la rue d’Etretat : il y a trop de monde188… »Cette expérience fut recommencée avec succès, une fois devant M. Paul Janet, venu au Havre pour y assister, une autre fois devant M. Myers, venu d’Angleterre, M. Marillier et M. Ochorowicz189. La transmission des sensations, et non plus seulement des pensées, se fait, par une véritable télépathie, de M. Ochorowicz raconte ainsi une de ses expériences de suggestion mentale ;
« Lève ta main droite ! Je concentre ma pensée sur le bras droit de la malade, comme s’il était le mien ; je m’imagine son mouvement à plusieurs reprises, tout en voulant contraindre la malade par un ordre intérieurement parlé… Première minute : action nulle ; deuxième minute : agitation dans la main droite ; troisième minute : l’agitation augmente, la malade fronce les sourcils et lève la main droite, qui retombe quelques secondes après… Va à ton frère et embrasse-le. Elle se lève, s’avance vers moi, puis vers son frère. Elle tâte l’air près de sa tête, mais ne le touche pas, s’arrête devant lui en hésitant ; elle se rapproche lentement et l’embrasse sur le front en tressaillant. »La Société pour les recherches psychiques, en Angleterre et en Amérique, s’est livrée à des expériences très patientes et très minutieuses sur la transmission de la pensée à des personnes hypnotisées et même non hypnotisées. Ces résultats, quoique frappants dans certains cas, ne nous semblent guère probants dans l’ensemble. M. Pierre Janet à Mme B… Si, dans une autre chambre, M. Pierre Janet boit et mange pendant que Mme B… est endormie, celle-ci croit boire et manger, et on voit sur sa gorge les mouvements de déglutition. Elle distingue si M. Pierre Janet a mis dans sa bouche du sel, du poivre ou du sucre. Si, dans une autre chambre, M. Pierre Janet se pince fortement le bras, Mme B… endormie pousse des cris et s’indigne d’être pincée au bras. En se tenant dans une autre chambre, M. Jules Janet, frère de M. Pierre Janet, et qui avait aussi sur Mme B… une très grande influence, se brûla fortement le bras pendant que Mme B… était en léthargie. Mme B… poussa des cris terribles, et M. Pierre Janet, qui était avec elle, eut de la peine à la maintenir190. Il y a souvent, nous l’avons vu, chez les hypnotisés, une hyperacuité des sens qui rappelle la perfection avec laquelle les aveugles distinguent les choses au toucher, ou avec laquelle les sourds-muets lisent la parole sur les lèvres. Selon M. Delbœuf, un sujet, après avoir soupesé une carte blanche prise dans un paquet de cartes On a émis cette hypothèse que la pensée de l’hypnotiseur se transmet à l’ouïe de l’hypnotisé par l’intermédiaire de la parole. Nous ne pensons point, en effet, sans prononcer mentalement des paroles, et nous ne les prononçons pas mentalement sans les prononcer aussi physiquement avec le larynx ; penser, c’est parler tout bas. Les idées sont tellement inséparables du mouvement qu’elles se traduisent toujours, dans notre larynx, par des bruits musculaires très faibles, qu’une oreille plus fine pourrait entendre. L’hypnotisé peut avoir l’acuité de l’ouïe nécessaire pour entendre un ordre qui lui est donné par la parole intérieure. M. Ch. Féré et M. Ruault ont même pensé que l’hypnotisé peut, comme le sourd-muet, lire les mots sur les lèvres. Lorsque l’expérimentateur veut suggérer mentalement à son somnambule de lever la jambe, il dit en lui-même : « Levez la jambe. Je veux que vous leviez la jambe », et plus il veut donner cet ordre, plus il tend à articuler des mots. On conçoit donc que le sujet puisse, comme le sourd-muet, mais avec beaucoup plus de délicatesse, discerner ces mots presque articulés, en observant les mouvements extérieurs que détermine chez l’hypnotiseur le jeu très atténué des organes de la parole191. Quoi qu’il en soit, le moyen de transmission, pour la pensée, doit être un mode d’énergie vibratoire transmise par un milieu : c’est là le seul procédé par lequel des changements, dans une portion de matière, se reproduisent eux-mêmes en une autre portion de matière éloignée. De plus, il s’agit ici d’une reproduction par un cerveau de ce qui a lieu dans un autre cerveau. Enfin, ce qui se reproduit, c’est une idée-force, avec ses effets moteurs. L’hypnotiseur qui concentre fortement sa volonté sur l’idée d’endormir à distance une autre personne se met artificiellement lui-même dans un état de monoïdéisme, où tout est subordonné à une seule idée, devenue le centre actuel du cerveau et de ses mouvements. D’autre part, on sait que, chez le sujet hypnotisable, l’idée du sommeil voulu par l’hypnotiseur suffit pour réaliser le sommeil même. Il faut les deux idées à la fois pour produire le sommeil. Ces idées n’ont pas besoin d’être claires et distinctes quand le sujet est très impressionnable. Il suffit que le cerveau, par un moyen quelconque, reçoive les vibrations qui, d’ordinaire, aboutissent à l’idée du sommeil voulu par telle personne. Comme l’hypnose est précisément la dépression des éléments prédominants dans la conscience normale et l’exaltation d’éléments qui, d’ordinaire, sont effacés sous les autres, on comprend que l’effet, à distance, puisse et doive se produire dans les éléments subconscients ou, en quelque sorte, dans le sous-sol de la conscience, qui est le siège même du sommeil hypnotique. En un mot, on peut admettre une certaine tension cérébrale, nerveuse et musculaire, capable de produire une orientation de la force nerveuse dans une seule direction, et qui, par son intensité même, détermine des ondulations extérieures. Ces ondulations, rencontrant un cerveau d’un équilibre excessivement instable et habitué, sous leur influence, à tomber dans le sommeil, y produisent leur effet habituel malgré la distance. Faites résonner un diapason : un autre diapason, à l’unisson du premier, se mettra à résonner. Les ondulations sonores du premier se sont donc reproduites dans le second, grâce au milieu aérien qui les a transmises. Au témoignage de Gurney, le révérend Newmann adresse mentalement à sa femme une question ; sa femme, sans le voir, assise devant la planchette des médiums, écrit automatiquement la réponse à la question adressée, et elle n’a eu conscience ni de la demande ni de la réponse. On peut donc encore supposer ici une transmission de la pensée, soit par des ondulations aériennes, soit par des ondulations éthérées qui passent d’un cerveau à l’autre. En outre, cette transmission a lieu à la région subconsciente du cerveau, où se produit d’ordinaire le somnambulisme ; l’individu doué de l’écriture automatique (on médium) est un hémi-somnambule ; il n’a qu’une subconscience de la question et de la réponse qu’il y fait : le dialogue a lieu au-dessous de la conscience, claire du moi. Nous entrons maintenant dans un domaine encore plus merveilleux et encore mal exploré. Selon MM. Gurney et Myers, beaucoup de personnes ont éprouvé des impressions de diverses sortes représentant une personne éloignée qui, au même moment, était ou mourante ou en proie à quelque grande émotion. Les plus frappantes de ces impressions, recueillies par une minutieuse enquête, consistaient dans la vision de la personne absente ou dans l’audition de sa voix : c’étaient des hallucinations de la vue ou de l’ouïe, mais des hallucinations « véridiques ». Les faits cités par M. Gurney sont très nombreux ; beaucoup sont peu significatifs, plusieurs sont frappants. M. Gurney en conclut la possibilité d’une communication à distance, dans des circonstances exceptionnelles, entre des personnes qui sont reliées par les liens de l’affection. Cette sympathie à distance serait la vraie télépathie. Elle ne produirait pas toujours des hallucinations complotes ; parfois, c’est seulement l’idée de la mort d’une personne aimée qui surgit tout d’un coup dans l’esprit, sans aucune apparition sensible de cette personne. M. Gurney explique la chose par ce fait que le mourant a lui-même l’idée de sa propre mort, et que la sympathie à distance fait se reproduire cette idée dans le cerveau de la personne qui l’aime. Ce serait un phénomène d’induction nerveuse analogue à ceux de l’induction électrique. Mme Severn se réveille en sursaut, sentant qu’elle a reçu un coup violent sur la bouche. Au même moment, son mari, qui naviguait sur un lac, avait reçu sur la bouche un coup violent de la barre du gouvernail. Si le fait est vrai, une sensation semble ici transmise comme par une sympathie à distance. Dans d’autres cas, c’est une vision qui est transmise. Mme Bettany se promenait dans la campagne en lisant ; tout d’un coup, elle a la vision de sa mère étendue dans son lit et mourante ; elle va chercher un médecin, le ramène, trouve sa mère telle qu’elle l’avait aperçue dans sa vision. Ici, ce n’est pas la sensation de défaillance qui s’est transmise, mais la vision de la mère défaillante. Mme C… était à l’église :
« Quelqu’un m’appelle, s’écrie-t-elle tout d’un coup, il y a quelque chose. »Le lendemain, on l’appelait au lit de mort de son mari, qui était dans une autre ville. Deux frères qui s’aimaient beaucoup habitaient l’un l’Amérique, l’autre l’Angleterre. L’un d’eux, qui n’avait aucune raison d’inquiétude sur son frère, le voit assis sur son lit, l’air triste. Frappé de cette vision, il regarde l’heure (en bon Anglais) ; il écrit en Amérique et apprend que son frère était mort au moment où il l’avait vu apparaître. Il y aurait parfois, selon M. Gurney, des apparitions volontaires. Deux étudiants de l’école navale d’ingénieurs à Portsmouth avaient l’habitude de se livrer à des séances d’hypnotisme. L’un d’eux, avant d’être hypnotisé par l’autre, prit la résolution d’apparaître pendant son sommeil à une jeune dame de Naudsworth. On prétend qu’il y réussit : il aurait eu la vision de la dame et lui serait apparu à elle-même comme un fantôme. Deux sœurs se promenaient aux champs ; elles s’entendent appeler par leur nom : « Connie ! Marguerite ! » En même temps, leur frère s’écriait dans le délire de la fièvre : « Marguerite ! Connie ! Marguerite ! Connie ! Oh ! elles se promènent le long d’une haie et ne font pas attention à moi. » Ici, nous aurions une hallucination réciproque. Dans d’autres cas, il y aurait des hallucinations collectives, où la même apparition est vue par plusieurs personnes. On nous raconte aussi des histoires peu convaincantes : le révérend Godfrey, en se mettant au lit, désira, avec toute l’énergie de sa volonté et toute la concentration de sa pensée, apparaître au pied du lit de son amie Mme X… Il rêva qu’il l’avait en effet visitée, et lui demanda si elle l’avait vu en rêve : « Oui. — Comment ? — Assis près de moi. » La même dame, la même nuit, se réveille et se lève pour prendre « quelque soda-water » ; en se retournant, elle aperçoit M. Godfrey, debout sous la fenêtre. M. Keulemans, au milieu d’une occupation quelconque, aperçoit tout d’un coup en imagination un panier contenant cinq œufs, dont trois fort gros. Au lunch, il voit deux de ces œufs sur la table. Et il se trouve que sa nourrice avait placé cinq beaux œufs dans un panier pour les lui envoyer. Ces détails de home anglais sont amusants, mais est-il probable que l’extraordinaire se produise à propos de choses si ordinaires ? Dans la majorité des apparitions, « l’agent » qui apparaissait était en proie à quelque grande crise, et, dans le plus grand nombre de cas, c’était la crise suprême : la mort. Sur six cent soixante-neuf cas de « télépathie spontanée et involontaire », quatre cents sont des cas de mort, en ce sens qu’il s’agissait d’un mal sérieux qui, en peu d’heures ou en peu de jours, s’est, terminé par la mort. Ces cas sont aussi nombreux aussitôt après la mort qu’aussitôt avant. Il n’y a que 47 pour 100 des cas où ait existé un lien de parenté entre les parties ; la consanguinité comme telle aurait donc peu d’influence ; c’est le lien d’affection qui constitue le rapport le plus étroit. D’autres fois, le rapport consiste en une simple similarité d’occupation mentale au moment de la vision. Dans neuf cas, il y eut une convention antérieure entre les parties, par laquelle celui qui mourrait le premier s’efforcerait de rendre sensible sa présence. Dans un des cas, un frère avait supplié son frère de lui apparaître ; dans un autre, raconté par miss Bird, l’auteur anglais de livres de voyages, il y avait eu promesse de la personne qui mourut et apparut ensuite. Une hallucination est une perception à laquelle manque la base objective dont elle suggère la croyance, mais qui ne peut être reconnue comme étant sans base objective que par la réflexion distincte. Or, il faut se rappeler que, dans la perception même la plus véridique, il y a une construction de l’objet par nous : voir une maison, ce n’est point demeurer passif, c’est, réunir en un tout une multitude de signes séparés, c’est interpréter ces signes, c’est, induire la réalité d’après des apparences, juger de la situation dans l’espace, dans le temps, etc. Percevoir, c’est donc toujours imaginer, ajouter par association des détails de toute sorte à l’esquisse incomplète que la réalité fournit et qui n’est qu’un point de repère. Dès lors, il suffit peut-être qu’une impression plus ou moins vague soit transmise télépathiquement pour constituer un point de repère et un centre d’association. L’impression deviendrait une idée, l’idée entraînerait une émotion, l’émotion donnerait le branle à l’imagination, qui construirait une vision et l’objectiverait : de là une hallucination, œuvre de celui qui l’éprouve, mais cependant provoquée par une impression qui se serait transmise d’un cerveau à un autre. Quand il y a des détails d’apparition qui n’ont pu être imaginés par les visionnaires, M. Gurney pense que le mourant, ayant lui-même dans son esprit, à l’état conscient ou subconscient, sa propre image, a pu en envoyer quelques traits et comme une esquisse, en même temps que l’idée de lui-même et que l’impression de sa souffrance. Jusqu’à présent, les faits de télépathie sont bien loin d’offrir une certitude scientifique. Il faut faire la part du hasard et des coïncidences fortuites, de l’exagération, du mensonge involontaire, des oublis, et même de ces hallucinations de la mémoire qui font que certaines personnes s’imaginent avoir vu ce qu’elles n’ont point vu. Mais la sympathie à distance et l’hyperacuité exceptionnelle des sens iront en soi rien de contraire aux données de la science. Il est possible qu’il y ait, ou plutôt il est impossible qu’il n’y ait pas des modes de communication à travers l’espace qui nous sont encore inconnus. On peut construire des télégraphes sans tous les fils télégraphiques ordinaires. Un téléphone reproduit à une distance énorme les vibrations reçues de la voix, par l’intermédiaire d’un fil conducteur, ou même sans cet intermédiaire, comme le montrent les récentes expériences faites en Angleterre192 ; on ne saurait donc nier à priori que certaines ondulations cérébrales ne puissent se transmettre au loin par un conducteur dont nous ignorons la nature et produire un effet sensible sur des cerveaux particulièrement en sympathie.
Les dédoublements de la conscience
« conscience inférieure. » — « Chaque homme, ajoute M. Dessoir, porte en soi les germes d’une double personnalité. »N’est-ce pas là chercher bien loin l’explication des faits d’habitude ? Quand on apprend à jouer du piano, on sait mal diriger vers le doigt la force nerveuse, et comme il y a une série de petits mouvements à enchaîner, on est obligé de faire pour chacun de ces mouvements un acte d’attention réfléchie : on ressemble à l’aiguilleur qui, au point de rencontre de deux voies possibles, est forcé de faire attention pour diriger le train dans la bonne voie. Mais, quand nous avons répété une action un grand nombre de fois, les rails sont orientés, et il n’y a plus d’autre embranchement possible ; l’aiguilleur, — je veux dire la réflexion, devient inutile : on n’a besoin que de donner la première impulsion, et le reste se fait tout seul. Ou plutôt, nous l’avons dit, ce sont les centres inférieurs du cerveau qui s’en chargent. Il reste bien des sensations sourdes dans le cerveau et probablement dans la moelle épinière, mais l’ensemble de ces sensations ne constitue point un vrai moi séparé de notre moi. M. Dessoir va jusqu’à prétendre que le moi des rêves n’est pas celui de la veille. Comment alors nous souvenons-nous ? Comment disons-nous : j’ai rêvé telles ou telles folies ? De même, selon M. Dessoir, le somnambulisme artificiel pourrait être défini : « l’état de prédominance du moi secondaire, artificiellement provoqué ». Nous ne croyons pas qu’il y ait besoin d’avoir véritablement un second moi à sa disposition pour être hypnotisé : l’hypnotisme est l’inhibition passagère d’un certain nombre de centres cérébraux ; c’est un engourdissement, un éblouissement, comme on voudra ; c’est donc bien une sorte de maladie du moi, mais ce n’est pas nécessairement la production ou l’évocation d’un second moi193. M. Dessoir, à l’appui de son opinion, a réuni de curieux documents sur le miroir magique. Depuis l’antiquité, il existe certaines personnes qui aperçoivent des visions dans un miroir, et ces visions, selon elles, répondent à des réalités présentes, passées ou même futures. Le miroir magique peut être remplacé par un verre d’eau, comme celui de Cagliostro, par une carafe, par un morceau de cristal déroché, par un diamant, en un mot, par un objet brillant. En fait, la personne nerveuse et exaltée qui consulte le miroir ou le cristal s’hypnotise elle-même à demi, tout au moins se surexcite le cerveau et arrive ainsi à se donner de véritables hallucinations. Rien de plus naturel pour des imaginations exaltées. George Sand enfant, au coin de la cheminée, contemplait le garde-feu et, dans les reflets de la flamme, apercevait des figures et des scènes. Il est des personnes douées du pouvoir de se donner à elles-mêmes des visions d’un réalisme hallucinatoire. On conçoit aussi que, sous une excitation demi-hypnotique, des souvenirs réels surgissent, en forme d’apparition, des profondeurs de la mémoire. Miss Goodrich avait détruit une lettre : quand elle veut répondre, elle ne se rappelle plus l’adresse ; après de vains efforts, elle consulte son cristal, et bientôt elle a la vision des mots Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. Elle se risque à envoyer sa lettre à cette adresse, et bientôt elle reçoit la réponse avec cet en-tête : Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. M. Dessoir veut voir là une preuve de l’activité indépendante du moi souterrain s’exerçant sans que le moi supérieur le sache. Il nous semble au contraire que la demoiselle anglaise avait parfaitement conscience de chercher une adresse, et que cette adresse, par l’effet d’une surexcitation nerveuse, lui est revenue tout d’un coup à l’esprit. C’est ce qui nous arrive chaque jour ; seulement, nous ne nous donnons pas pour cela une hallucination en concentrant nos yeux et notre imagination sur un cristal magique. On a souvent décrit une expérience bien connue et très importante chez les hypnotisés ; celle des « hallucinations négatives ». On suggère à une personne hypnotisée que, revenue à l’état normal, elle ne verra plus tel objet ou tel individu présent, et, effectivement, après son réveil, elle ne le voit plus. De là nos psychologues se sont empressés de conclure : — Pour que l’objet présent cesse d’être vu par la personne normale, il faut qu’il soit reconnu par un autre personnage subconscient, comme étant l’objet qu’on a ordonné de ne pas voir ; c’est donc le personnage subconscient, développé par l’hypnotisme, qui, après le réveil, « prend pour lui la vue de cet objet » dont il a conservé le souvenir194. — Selon nous, il ne faut pas multiplier ainsi les êtres sans nécessité, et on ne doit s’écarter que le moins possible des explications ordinaires pour expliquer l’extraordinaire. Les hallucinations négatives ont plusieurs explications possibles. Selon Wundt, le cerveau partiellement engourdi a une réceptivité moindre pour toutes les impressions sensorielles autres que celles sur lesquelles l’hypnotiseur tourne l’attention du sujet ; l’attention étant exclusivement concentrée en une autre direction, les sensations causées par l’objet que le sujet croit absent deviennent très indistinctes. Nous croyons surtout que le patient est dans un état d’obéissance passive et de foi aveugle. Est-il bien vrai, d’ailleurs, qu’une somnambule réveillée ne voie aucunement la personne qu’on lui a suggéré de ne pas voir ? Elle ne veut pas la voir, ni surtout reconnaître qu’elle la voit, tout comme il y a des gens qui se refusent à l’évidence. Elle est persuadée qu’elle ne peut pas et ne doit pas voir, ni avouer qu’elle voit ; tel est l’état de sa volonté prévenue et docile à la consigne. Cet état, à son tour, réagit sur la perception des objets environnants : il fait abstraire systématiquement telle partie, tel objet au profit des autres ; l’intelligence devient attentive à tout, excepté à cet objet. N’oublions pas que, pour la psychologie contemporaine, une perception est toujours une « synthèse de sensations et d’images » : quand vous apercevez une orange, vous n’avez que la sensation actuelle d’un disque coloré, mais vous liez à cette sensation telles images et tels souvenirs : forme sphérique, solidité, odeur et saveur. De même, pour reconnaître une personne, il faut faire une série de synthèses, qui rattachent certains souvenirs à l’ensemble des sensations actuelles. Chez l’hypnotisée, il y a après le réveil la forte persuasion de l’absence nécessaire d’une personne, jointe à l’exaltation de toutes les autres sensations ; de là un trouble de la synthèse, qui rejette dans la pénombre l’image réelle de la personne présente, l’efface même par une sorte de paralysie partielle. La mère qui dort en faisant abstraction de tout, excepté de la voix de son enfant, se suggère à elle-même une sorte « d’anesthésie systématisée », au profit d’une seule idée qui efface le reste. Si, dans tous les faits de ce genre, la besogne était réellement partagée entre deux personnalités distinctes, la communication entre les deux serait inconcevable ; on ne voit pas comment, parce que la personne inconsciente verrait l’objet qu’on a suggéré de ne pas voir, la personne consciente pourrait cesser de l’apercevoir : de ce que vous voyez un arbre que je regarde, il n’en résulte point que je cesse de le voir. On est donc obligé d’expliquer l’absence de vision dans la personne consciente elle-même, à laquelle il faut toujours revenir195. Dans ces difficiles problèmes, la nouvelle école de psychologie fait appel trop tôt aux décompositions du moi, pour expliquer des phénomènes dont une bonne partie rentre dans les lois ordinaires de la psychologie. C’est là une réaction exagérée contre l’ancienne doctrine de l’unité du moi. On admet volontiers aujourd’hui, comme éléments primitifs de la conscience, des états absolument détachés, sans aucun germe de moi et de non-moi, qui ensuite pourraient s’agréger et se désagréger de cent façons. C’est là méconnaître que le plus élémentaire des états psychologiques, enveloppant à la fois une sensation reçue du dehors et une réaction exercée du dedans, enveloppe aussi en germe le contraste du non-moi et du moi. Tout état psychique renferme, à un degré quelconque, sensation et appétition, par conséquent une opposition de fait entre l’action de l’extérieur et la réaction de l’intérieur. Cette opposition de fait n’a pas besoin d’être pensée et jugée pour être immédiatement sentie, et il est bien difficile qu’elle ne soit pas toujours sentie à quelque degré. Selon nous, une science plus avancée fera reconnaître que la conscience est, pour ainsi dire, essentiellement polarisée, alors même que les deux pôles, moi et non-moi, ne sont pas conçus par l’intelligence dans leur essentielle antithèse. Brisez un aimant en particules de plus en plus petites, vous aurez encore les deux pôles, l’un propre à attirer, l’autre à repousser. De même, en tout phénomène physiologique et psychologique, il y a la direction vers le dehors et la direction vers le dedans, qui se manifestent par l’attraction et la répulsion, par le désir et l’aversion, ces deux pulsations de tout cœur qui vit. Mordre ou être mordu ne se confondront jamais, même pour le plus humble des vivants : il n’a pas besoin de savoir conjuguer aucun verbe pour discerner le passif de l’actif. Jusque dans le plus rudimentaire des réflexes ou des mouvements instinctifs, les deux directions différentes du mouvement reçu et du mouvement restitué sont discernées par l’animal, d’un discernement sensitif et non intellectuel. Le fameux passage du sujet à l’objet, qui embarrasse tant les Berkeley et les Fichte, est tout accompli dès la première sensation du dernier des animaux : cette sensation enveloppe la conscience immédiate d’une action qu’il exerce au milieu d’un monde réel qui réagit. Selon les observations d’Engelmann, les rhizopodes retirent en arrière leurs pseudopodes lorsqu’ils touchent des corps étrangers, même si ces corps étrangers sont les pseudopodes d’autres individus de leur propre espèce ; au contraire, le contact mutuel de leurs propres pseudopodes ne provoque aucune contraction. Ces animaux sentent donc déjà un monde intérieur et un monde extérieur, même en l’absence d’idées innées de causalité et probablement sans aucune conscience claire de l’espace. A plus forte raison, chez l’homme, chaque image ou groupe d’images conserve toujours un rapport réel à l’individu vivant, un lien quelconque avec la masse du cerveau et de l’organisme. De plus, le cerveau n’étant jamais tout d’un coup changé dans sa masse entière, il reste toujours dans l’état nouveau quelque chose de l’ancien. A cette masse durable du cerveau répond un sentiment permanent d’individualité. Enfin, ce qui change l’individualité en une personne consciente, c’est la synthèse des images diverses sous une idée-force, qui est l’idée du moi. Au-dessus des images particulières, une sorte d’image générale se forme, but de toutes les autres, centre de leur commune orientation. Toutes les fois qu’une sensation ou image se produit, non seulement elle s’associe à d’autres images selon certaines relations, mais encore elle se lie à l’idée du moi. Ce lien, en devenant conscient et même irréfléchi, constitue le jugement d’attribution au moi : je souffre, je jouis, je vois la mer, j’entends le tonnerre, etc. Le jugement d’attribution est, nous l’avons vu, en germe dans toute image, mais il n’y est qu’en germe, et on peut concevoir qu’une vibration en un point isolé du cerveau, le reste étant comme paralysé, aboutisse à une image sans attribution consciente au moi, presque suspendu en l’air, pour ainsi dire. Ce sera par exemple, l’idée de tel mouvement, laquelle, étant seule, entraînera aussitôt le mouvement même et, persistant, fera persister le mouvement. De là, on s’en souvient, l’état de catalepsie. Ainsi se produit la désagrégation intellectuelle. Dans les états de ce genre, le lien des images particulières avec l’ensemble et avec le sentiment du moi, n’est plus le même qu’à l’état normal : il a lieu par d’autres voies de communication et d’autres intermédiaires ; quoique subsistant toujours, il est affaibli au point d’être pratiquement comme s’il n’était pas. C’est ce qui produit une apparente mutilation de la personne, parallèle à la scission du mécanisme cérébral. Des groupes d’images semblent prendre une vie à part et un développement autonome, qui en fait comme un autre moi dans le moi. Supposez que, dans un piano, toutes les notes touchées soient rendues silencieuses par une sorte d’inhibition exercée sur les cordes vibrantes, mais qu’on entende les harmoniques qui accompagnent d’ordinaire la note principale. Quand on frappera l’ut, on n’entendra plus l’ut, mais on entendra son octave, sa tierce, sa quinte, etc. ; on aura une série de murmures d’harmoniques qui auront pris le rôle des notes principales, tandis que les notes principales auront pris le rôle affaibli et indistinct des harmoniques. Au reste, c’est ce qui aurait lieu pour une oreille incapable de percevoir les sons ayant trop d’intensité, capable au contraire de percevoir les sons d’une intensité aussi faible que celle des harmoniques. Une sonate de Beethoven serait ainsi métamorphosée en une tout autre série de notes et d’accords, liée cependant à la première par des relations déterminées. Un phénomène analogue se passe dans la conscience de l’hypnotisé : il y a paralysie pour certaines perceptions et idées qui, à l’état de veille, sont dominantes ; il y a, au contraire, conscience des sons harmoniques qui accompagnaient le son principal. On a alors une transposition étrange des états de conscience, qui conservent cependant entre eux des rapports logiques. Quand les notes principales redeviennent conscientes, leur intensité relative rend imperceptibles les notes harmoniques, qui rentrent alors dans une subconscience mal à propos confondue avec une absolue inconscience. Au contraire, le somnambulisme met-il l’étouffoir sur les notes principales, toutes les notes subconscientes deviennent seules conscientes. Il suffit d’un petit ressort pour lever ou abaisser les étouffoirs et pour changer ainsi toute la symphonie. Un mécanisme plus complexe peut même, au lieu d’une succession, amener une coexistence des deux harmonies diverses et des deux séries de mouvements musculaires corrélatifs : c’est ce qui a lieu chez ces demi-somnambules qu’on appelle les médiums. En un mot, il se produit des apparences de personnalités successives ou simultanées dans un même être vivant. Ces personnalités, ces rôles pris au sérieux et vécus sont des groupes divers d’idées-forces rangées sous une idée dominante, groupes dont la synthèse est mal opérée par le cerveau. Un phénomène d’éclairage intérieur fait monter à la lumière les éléments perdus dans l’ombre, rentrer dans l’ombre les éléments d’abord lumineux. Supposez encore qu’une substance quelconque rende vos yeux sensibles aux rayons ultra-violets du spectre, normalement invisibles, en vous enlevant la vue des rayons normalement visibles, voilà le panorama du monde changé : vous verrez des merveilles que vous n’aperceviez pas, vous cesserez de voir ce qui affectait jadis votre vision. Il y a des réactions chimiques et aussi des phénomènes de vie végétative qui sont sous la dépendance des rayons ultraviolets : peut-être ce monde subspectral vous serait-il en partie révélé. Même dans l’état actuel de notre vision, après avoir regardé un objet, nous pouvons en avoir des images complémentaires et des images négatives qui, si elles étaient plus constantes et plus systématisées, seraient pour nous un nouvel aspect du cosmos. Lorsque, dans l’état anormal de la conscience, il reste encore un souvenir de l’ancien état, l’être s’apparaît toujours à lui-même comme un : s’il y a une scission plus complète, il semble divisé en deux, et peut alors attribuer à un autre ce qu’il a fait lui-même. Telle est cette aliénée de Leuret, qui avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu’au commencement de sa folie, mais qui rapportait cette période de son existence à une autre qu’elle. Les cas de ce genre où le sujet que l’on prétend dédoublé connaît à la fois ses deux états, ne sont point encore, selon nous, des cas de dédoublement véritable. Dire : je ne suis plus le même, c’est affirmer qu’on est encore le même, puisqu’on relie par je les deux états et qu’on les embrasse d’un seul regard. Alors même qu’on désignerait les deux personnages par des noms différents, appelant l’un moi, l’autre Paul ou Pierre, le seul fait de les connaître tous les deux prouve encore qu’il y a un lien dans une même personne entre les deux sous-personnalités. Les seuls cas de vrai dédoublement sont ceux où les deux personnes sont entièrement ignorées l’une de l’autre, si bien que la première ne soupçonne même pas l’existence ou l’action de la seconde, et réciproquement. C’est ce qui paraît avoir eu lieu pour la dame américaine de Mac-Nish, qui, après un long sommeil, entrait dans une phase d’existence où elle se rappelait les phases analogues sans soupçonner les phases intercalées ; elle ne se rappelait ces dernières qu’une fois revenue à son premier état. Ici, la synthèse intellectuelle fait extrêmement défaut. Un autre genre de dédoublement consiste, non plus dans la succession, mais dans la simultanéité de divers groupes opposés d’impressions, d’idées, d’impulsions. M. Jules Janet endort une hystérique ayant un membre insensible, et il lui dit : — Après votre réveil, vous lèverez le doigt pour dire oui, vous le baisserez pour dire non, lorsque je vous interrogerai. — L’hystérique réveillée, M. Jules Janet la pique un certain nombre de fois à une de ses régions insensibles. — « Sentez-vous quelque chose ? » — Non, répond le personnage conscient et éveillé ; mais en même temps, suivant le signal convenu avec la partie subconsciente de la personne, avec celle qui avait été précisément en action dans l’hypnotisme, le doigt se lève pour dire oui et indique même exactement le nombre de piqûres faites. C’est dans le même cerveau que se formule la double réponse, celle du doigt qui dit oui, celle des lèvres qui disent non, mais le oui et le non sont les aboutissants de deux séries de vibrations cérébrales opposées, dont la synthèse manque. Il y a chez l’hystérique, au sein même de la veille, une sorte de rêve qui persiste comme accompagnement à la conscience distincte, une sorte de pensée machinale et crépusculaire qui n’arrive que par suggestion à s’exprimer au dehors : la suggestion, ici, a lieu par l’excitation du membre insensible. La pensée claire dit alors le mot non, mais la sensation obscure, à l’aide du doigt, répond oui. C’est qu’un groupe d’impressions confuses s’est, développé en son propre sens sous la masse des pensées distinctes. L’hystérique joue deux rôles à la fois et s’identifie avec ses deux rôles, comme un acteur qui jouerait un duo à lui seul, et qui serait tellement plein de son sujet qu’il se croirait successivement Pauline et Polyeucte, oubliant Polyeucte quand il est Pauline, Pauline, quand il est Polyeucte. L’hystérie est une demi-folie, un rêve éveillé. Nous ne changeons pas de personnalité, comme de vêtement, parce qu’en rêvant nous nous croyons successivement ou même simultanément César et Napoléon, mais il y a dans notre conscience une fausse classification de nos souvenirs, mal ramenés à l’unité. On connaît les magnifiques expériences de M. Pierre Janet. En plongeant, par de nouvelles passes, un sujet déjà endormi dans un somnambulisme nouveau et renforcé, il a développé chez un même individu des personnalités successives, telles que Léonie 1, Léonie 2, Léonie 3. Au fond, ces personnalités ne sont que des sous-mémoires diversement systématisées, avec des tendances corrélatives de la volonté également systématisées. En d’autres termes, ce sont différentes associations d’idées impulsives, d’idées-forces. Léonie 3 écrit une lettre tandis que Léonie 1 croit qu’elle coud. Lucie 3 vient réellement au cabinet du docteur, tandis que Lucie 1 se croit réellement à la maison. Ordinairement, chaque personnage a un nom particulier, auquel il répond. Adressez-vous à Lucienne, elle dira qu’elle voit tel objet ; adressez-vous à Adrienne, second nom de la même personne, elle répondra qu’elle ne voit pas cet objet. C’est une comédie à cent actes divers, dont la comédienne est dupe toute la première et ne voit pas l’unité. Ici encore, comparaison est raison, en vertu de l’harmonie du physique et du mental : nous pouvons donc comparer le tissu des idées à la toile que fabrique Io tisserand : une « chaîne » est tendue, à travers laquelle les navettes doivent faire passer les fils de diverses couleurs pour former la « trame » aux dessins changeants ; il suffit au tisserand de lever certaines portions de la chaîne, d’en tenir d’autres abaissées, pour lancer la navette à travers tels fils, non « à travers tels autres. Ceux-ci sont alors comme s’ils n’existaient pas, quoique prêts à reprendre rang plus tard. C’est l’image grossière du mécanisme cérébral : certaines chaînes d’idées et d’impulsions corrélatives peuvent être mises à l’écart ; d’autres peuvent se soulever pour recevoir tous les fils colorés qu’entraîne avec elle la navette de la pensée. Les dessins changent, et ce n’est plus la même trame d’idées, quoique la chaîne demeure toujours la même dans son fond. L’idée du moi est un centre constant de souvenirs et d’impulsions se rattachant à ces souvenirs : l’altération de l’idée du moi s’explique donc par celle de la mémoire. L’altération de la mémoire, à son tour, s’explique par celle de la sensibilité. Une des conclusions les mieux établies par la psychologie contemporaine, c’est que les souvenirs sont simplement des images ou sensations renaissantes. Ces images occupent les mêmes parties centrales du cerveau que les sensations elles-mêmes. Les modifications de la sensibilité doivent donc entraîner des modifications parallèles de la mémoire et, conséquemment, de la personnalité. Les troubles de la sensibilité exaltent ou, au contraire, dépriment et même suppriment certains groupes d’images, conséquemment de souvenirs. Or, les hystériques ont des troubles évidents de la sensibilité. De même, les hypnotisés présentent la dépression ou l’exaltation de certains sens. Le somnambulisme, dit M. Pierre Janet, change les images prédominantes, sans créer des sensibilités absolument nouvelles ; il relève de leur effacement certaines images particulières, il en fait un centre nouveau autour duquel la pensée « s’oriente d’une manière différente ». Réveillés ensuite,
« les sujets reprennent leur pensée habituelle. »Aux troubles de la sensibilité se rattachent, d’importantes perturbations dans ce qu’on appelle le « langage intérieur », c’est-à-dire dans cette conception mentale de mots sans laquelle nous ne pourrions vraiment penser. Les actions et idées un peu complexes ne peuvent se conserver dans la mémoire et se rappeler à la conscience que par le moyen d’autres images plus maniables et plus subtiles qui en sont les substituts, les signes : ce sont les mots du langage, sortes de gestes intérieurs et cérébraux substitués à des actions plus complexes. La parole n’est autre chose qu’une série de ces gestes accomplis par les muscles du larynx et associés à des représentations du cerveau. Les images verbales sont comme des points d’application faciles et rapides pour une série d’actes conscients de volonté, à la fois commencés et retenus. Or, on sait que les images qui constituent le langage intérieur ne sont pas les mêmes chez tous les individus. C’est ce qu’ont prouvé les belles recherches anatomiques et cliniques de M. Charcot, dont on trouvera le résumé dans le livre de M. G. Ballet sur le Langage intérieur. Les uns se servent de préférence de telle sorte d’images, les autres d’images différentes : en pensant, les uns entendent, les autres voient, les autres prononcent des mots. Du trouble de l’un ou de l’autre des organes cérébraux nécessaires à la fonction complexe du langage résulte une forme déterminée d’amnésie : surdité verbale (on ne comprend plus les mots que l’on entend), cécité verbale (on ne comprend plus les mots qu’on voit écrits), aphasie motrice (on ne sait plus articuler les mots), aphasie graphique (on ne sait plus les écrire). Une même lésion produit donc des effets très différents sur l’intelligence et la mémoire selon qu’elle frappe des individus qui, pour penser et parler intérieurement, usent habituellement de telle ou telle catégorie d’images. Pour un individu dont tous les souvenirs sont « cristallisés » autour des images motrices, la perte des images visuelles n’a pas grande importance ; elle supprimera, au contraire, toute mémoire et toute parole chez un autre sujet qui se sert de ces images visuelles. Selon M. Pierre Janet, il se produit chez les hystériques et les somnambules quelque chose d’analogue aux aphasies et amnésies. Pour comprendre la mémoire alternante des somnambules, qui semblent passer périodiquement d’une vie à l’autre, M. Pierre Janet suppose qu’elle est due à une « modification périodique (spontanée ou provoquée) dans l’état de la sensibilité et, par conséquent, dans la nature des images qui servent à former les phénomènes psychologiques complexes, en particulier le langage ». Une femme passe, par exemple, du « type visuel » au « type moteur » et réciproquement ; dès lors, la personne qui pensait tout au moyen des signes fournis par la vue semble disparaître pour faire place à celle qui se sert des signes moteurs. En réalité, ce sont des mémoires alternantes, qui tendent chacune à prendre la forme d’une personnalité particulière.
Conclusion