L’aperception et son influence sur la liaison des idées
I. Nature de l’aperception. Son rapport avec l’attention et l’appétition. — II. L’aperception est-elle libre ? Produit-elle des associations d’idées non réductibles à l’association par contiguïté et similarité ?
« Je suppose, dit-il, le tic-tac d’un métronome se produisant à intervalles réguliers et avec une intensité toujours égale ; en ce cas, tout le monde sait que nous pouvons grouper deux par deux, trois par trois, quatre par quatre, les sensations successives : ce groupement volontaire est dû à l’aperception. »— Selon nous, ce groupement ne diffère pas des effets habituels et nécessaires de l’association : nous associons un souvenir de rythme, avec temps forts et temps faibles, aux battements indifférents du métronome, d’autant plus que tous nos mouvements et toutes nos réactions cérébrales tendent, en vertu même de la constitution des organes, à prendre une forme rythmée comme le balancement de notre jambe. Au reste, nous avons l’habitude de grouper toujours nos sensations, parce que c’est pour nous une économie de force et d’attention. Les mêmes remarques s’appliquent à un autre exemple de Wundt :
« En chemin de fer, dit-il, nous pouvons transformer en un air quelconque le bruit régulier des roues ; nous modifions donc les sensations par l’aperception. »Non, mais nous enchevêtrons un souvenir d’air, une association de notes par contiguïté avec le dessin rythmique des bruits de roue : un enchevêtrement de plusieurs images ou de plusieurs associations n’exige pas un mode de liaison supérieur à l’association ordinaire, ni un acte vraiment libre. Wundt attribue aussi à l’aperception le fait suivant : dessinez au tableau un dé dont les arêtes seules soient indiquées,
« vous pourrez mettre en avant dans votre esprit celle des deux faces que vous voudrez, selon que vous vous représenterez intérieurement le dé vu de dessous ou vu de dessus. »Mais qu’y-a-t-il de plus simple que ce changement de perspective, dû à la manière dont nos souvenirs intérieurs s’associent avec les lignes extérieures ? Il est clair que le dé du tableau est une esquisse grossière qui éveille par association un souvenir plus précis, et ce souvenir, selon les hasards de l’imagination ou selon l’intérêt pris par nous à la chose, peut affecter lui-même deux formes diverses. Est-il besoin d’imaginer ici un mode de liaison spécifiquement distinct des lois nécessaires de similarité ou de contiguïté ? Pareillement, on peut voir par l’imagination un grand nombre de formes dans les nuages, dans les roches, dans les simples accidents d’une table en bois. On prétend que Léonard de Vinci recommandait à ses élèves, lorsqu’ils cherchaient un sujet de tableau, d’étudier avec soin l’aspect des surfaces de bois ; on finit par voir se dessiner, au milieu des lignes confuses, certaines formes d’animaux, des têtes humaines, des groupes pittoresques. Il n’y a dans tout cela qu’une soudure des images intérieures avec des points de repère extérieurs, comme quand on fait passer une courbe par des points donnés. Cette soudure explique certains effets étranges d’hallucination. On persuade à une malade qu’il existe sur une table voisine un oiseau, puis, sans la prévenir, on interpose un prisme devant un de ses yeux : la malade s’étonne alors de voir deux oiseaux ; si on lui donne une lorgnette, l’oiseau imaginaire s’éloigne ou s’approche selon le bout par lequel elle regarde. Une jeune fille hystérique voyait la Vierge lui apparaître : en lui pressant l’œil, on dédoublait invariablement cette apparition miraculeuse, et on lui faisait voir deux Vierges. C’est que, selon nous, toutes ces hallucinations sont attachées à quelque point réel dont elles sont comme une auréole imaginaire, tel point de la table où on croit voir l’oiseau, tel point de la fenêtre où on croit voir la Vierge : si vous dédoublez le point d’attache ou centre de localisation, si vous l’éloignez ou le rapprochez par des instruments d’optique, vous transférez le même effet à l’image hallucinatoire. Ces faits prouvent que l’imagination n’est ni entièrement esclave ni entièrement indépendante des excitants extérieurs, et qu’il se fait une combinaison de ce qu’on voit avec ce qu’on imagine ; mais cette combinaison a toujours lieu par des points de contact, qui sont des points de contiguïté. Il n’y a pas là de lien particulier provenant d’un « acte d’aperception » libre et dégagée des lois de l’association ordinaire. La direction volontaire des idées par l’attention ne fait qu’ajouter un courant intérieur et constant aux autres courants d’idées, qui se trouvent alors subir une orientation comme dans les phénomènes d’induction électrique. Le révérend Georges Henslaw, doué d’une faculté qu’avait déjà Gœthe, voit, quand il ferme les yeux et qu’il attend un moment, l’image claire de quelque objet : cet objet change de formes pendant aussi longtemps qu’il le regarde avec attention ; mais, en étudiant la série de formes qui se succèdent, on reconnaît que le passage de l’une à l’autre est fourni tantôt par des relations de contiguïté, tantôt par des relations de ressemblance réductibles elles-mêmes à la contiguïté. Ainsi, dans une de ses expériences, les images suivantes se présentèrent : un arc, une flèche, une personne tirant de l’arc et n’ayant que les mains visibles, un vol de flèches occupant complètement l’œil de la vision (contiguïté), des étoiles tombantes, de gros flocons de neige (ressemblance), une terre couverte d’un linceul de neige (contiguïté), une matinée de printemps avec un brillant soleil (contiguïté et contraste), une corbeille de tulipes, disparition de toutes les tulipes à l’exception d’une seule ; cette tulipe unique, de simple, devient double ; ses pétales tombent rapidement, il ne reste que le pistil, le pistil grossit, etc. Nous voilà revenus à la fleur que Gœthe, en penchant la tête, voyait s’épanouir, se ramifier et se métamorphoser. Eh bien, quand Gœthe composait Faust, il était également obligé d’attendre la résolution intérieure d’une équation qui avait pour termes des images et des idées : son attention et son « aperception » réagissaient pour éliminer ce qui ne convenait pas au dessein choisi ; elles établissaient un intérêt dans le développement du spectacle interne, un nœud dramatique. Fait d’importance capitale, sans doute, qui n’est cependant encore qu’une complication des lois nécessaires de l’association ; c’est toujours l’introduction d’un courant supérieur qui, comme un tourbillon atmosphérique de force irrésistible, se subordonne le reste, emporte tout dans son cercle propre, impose sa direction aux feuilles des arbres qu’il détache, à la poussière qu’il soulève, aux vagues de la mer qu’il agite, aux voiles des barques qu’il gonfle et pousse devant lui. Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé l’inspiration de l’artiste à un souffle qui entraîne toutes ses pensées : ce souffle est un sentiment dominateur, un désir déterminé et déterminant. Nous ne voyons pas davantage que l’aperception joue un rôle mystérieux dans la formation des idées générales. — Celles-ci se forment, dit Wundt, par la mise en relief d’un caractère important, aperçu et trié parmi les autres ; ainsi, parmi tous les caractères du cheval, il y en a un qui a vivement frappé l’Arya primitif, la vitesse ; pour les Aryas, le cheval fut le rapide ; l’homme fut le penseur ou le mortel, la terre la labourée, la lune la brillante. — Ici encore, nous demanderons à Wundt ce qu’il y a de mystérieux et de vraiment libre dans l’attention prêtée par les peuples primitifs aux caractères des choses qui les intéressaient le plus. Il est clair que l’esprit n’est pas un miroir passif : l’être vivant fait un triage dans ses sensations suivant les convenances et les nécessités de sa nature, comme les cordes tendues vibrent seulement sous l’influence des sons qui ont avec elles des rapports harmoniques. Helmholtz a montré, dans son Optique physiologique, combien il y a de sensations visuelles dont nous ne nous apercevons pas : taches aveugles, mouches volantes, images consécutives, irradiation, franges chromatiques, changements marginaux de couleur, doubles images, astigmatisme, mouvements d’accommodation et de convergence, antagonisme des deux rétines, etc. Nous ne savons pas même sur lequel de nos yeux tombe une image, jusqu’à ce que nous ayons appris à discerner la sensation locale propre à chaque œil ; aussi peut-on, depuis des années, être aveugle d’un œil et ne pas le savoir. Y a-t-il dans tout cela l’action d’un pouvoir indépendant et supérieur à l’association ordinaire ? Nullement ; dans le chaos des sensations, notre appétit réagit nécessairement à l’égard de celles qui ont pour nous de l’agrément ou de l’utilité, ou qui sont en elles-mêmes plus intenses et distinctes.
« Mais, objecte Wundt, on ne peut établir de rapport constant et mesurable entre l’action déterminante des motifs extérieurs et la réaction de l’aperception intérieure : la loi de la matière est la conservation de l’énergie ; la loi de l’esprit est une production illimitée d’énergie88. »Nous ne saurions entrer ici dans une discussion sur le déterminisme universel ; mais, prises à la lettre, les propositions de Wundt nous semblent insoutenables ; le déterminisme psychologique est sans doute beaucoup plus flexible, plus indéfini, plus incalculable que le déterminisme physiologique ; ce n’en est pas moins, à nos yeux, un déterminisme. La « production d’énergie intellectuelle » n’est point illimitée89 ; l’attention n’est libre que d’une liberté toute relative ; « l’aperception » est une certaine quantité de force donnée à une image, à une idée, elle est une des conditions de ce que nous appelons l’idée-force, mais, encore une fois, la réaction intellectuelle qui la constitue est elle-même causée par l’état général de la sensibilité, par l’intérêt que nous prenons à la chose, — intérêt déterminé, fini, en rapport avec les deux termes subjectif et objectif, et qui, en somme, est un désir. Sans doute le désir d’un état de jouissance plus grande est insatiable et, en ce sens, on peut dire que la réaction psychique va toujours de plus en plus loin, mais chacun de ses pas en avant est lui-même provoqué et déterminé par ses antécédents immédiats, internes et externes.