La reconnaissance des souvenirs. Son rapport à l’appétit et au mouvement.
I. Comment a lieu la reconnaissance des idées. — II. Conclusions sur révolution de la mémoire dans le passé et dans l’avenir.
« Considérez, dit Kant, le cerveau d’un homme, par exemple d’un savant, avec tous ses souvenirs : une puissance supérieure n’aurait qu’à dire : Que la lumière soit ! aussitôt un monde paraîtrait à ses yeux. »— Cette lumière que Kant suppose répandue à la fois sur tous nos souvenirs, nous sommes obligés nous-mêmes de la projeter successivement sur une partie, puis sur une autre, et d’éclairer peu à peu comme d’un jet de lumière quelques points de la scène intérieure, sans jamais pouvoir l’illuminer par une conscience qui l’embrasserait tout entière. Cette conscience successive et partielle de nos souvenirs est leur reconnaissance, et c’est l’opération vraiment caractéristique de la mémoire intellectuelle. On connaît des exemples frappants de cette reconnaissance, qui se produit parfois après de longues années. Abercrombie raconte qu’une dame de Londres fut conduite mourante à la campagne ; on lui amena sa petite fille, qui ne parlait pas encore et qui, après une courte entrevue avec la mère, fut reconduite à la ville. La dame mourut quelques jours après ; la fille grandit sans se rappeler sa mère jusqu’à l’âge mûr. Ce fut alors qu’elle eut l’occasion de voir la chambre où sa mère était morte. Quoiqu’elle l’ignorât, en entrant dans cette chambre elle tressaillit, et comme on lui demandait la cause de son émotion :
« J’ai, dit-elle, l’impression distincte d’être venue autrefois dans cette chambre. Il y avait dans ce coin une dame couchée, paraissant très malade, qui se pencha sur moi et pleura80. »Cette impression distincte et cependant indéfinissable constitue la reconnaissance. Tant qu’il n’y a en nous qu’un jeu d’images se conservant, puis se réveillant à un moment donné, — par exemple l’image d’une chambre et d’une dame couchée dans son lit, — il n’y a pas encore de vrai souvenir. En effet, tout reste présent, et le rapport avec le passé n’existe pas encore ; or, ce rapport est essentiel pour qu’on puisse dire : je me souviens. Par quel artifice intérieur puis-je donc rapporter l’image présente à la sensation passée qui n’est plus ? — Nous sommes loin de l’époque où Reid, après s’être posé ce grand problème, concluait qu’il faut renoncer à expliquer la merveille :
« C’est qu’il a plu à Dieu, disait-il, de nous donner la connaissance directe et immédiate du passé. »Avec ce miracle trop opportun, Reid admettait une contradiction dans les termes. La présence immédiate du passé dans notre conscience est contradictoire, puisque le passé est, par définition même, ce qui n’est plus présent. Et d’ailleurs, le cerveau ne peut jamais être deux fois dans le même état, pas plus que notre pensée, à laquelle on peut justement appliquer le mot d’Héraclite :
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ni dans le même courant de représentations. »Ceux à qui la métaphysique, cette recherche des causes, inspire une sorte de sacer horror, prendraient volontiers pour devise, à l’encontre de Virgile :
Aussi renvoient-ils le problème de la reconnaissance, comme celui de la notion du temps, à ce que les Allemands appellent la « critique de la connaissance ». Mais, répondrons-nous, cette critique même est une question psychologique et non pas seulement métaphysique. Il ne faut pas abuser d’une méthode positiviste qui dispense de toutes les questions profondes et vraiment difficiles, de celles qui portent sur le cœur même des choses. Tel psychologue annonce au lecteur une simple étude de « psychologie descriptive », mais en réalité, outre les descriptions psychologiques les plus ingénieuses et les plus savantes, il est bien obligé de lui présenter encore une série de pures hypothèses, et il aboutit, en somme, à des solutions d’un caractère exclusivement mécaniste. Par peur de la métaphysique et même de la critique des connaissances, il se réfugie avec Maudsley dans ce système de métaphysique particulier selon lequel, — on s’en souvient, — la conscience serait le résultat accidentel d’un fonctionnement de molécules. Certes, si vous commencez par présupposer et le discernement du temps et le discernement de la ressemblance, il ne vous restera plus qu’à « décrire » le mécanisme de la mémoire ; mais le discernement du temps et surtout celui de la ressemblance, c’est la mémoire mentale elle-même, c’est le fond du souvenir, non seulement au point de vue métaphysique ou critique, mais même au point de vue psychologique. Tout le reste est, sinon accidentel, du moins préliminaire ou extérieur ; tant qu’on n’a pas essayé de montrer comment se sent la ressemblance à travers le temps, on n’a fait que tourner autour de la mémoire et en analyser les rouages les plus visibles, sans pénétrer jusqu’au grand ressort.
Comment a lieu la reconnaissance
« Lorsqu’une idée, dit à son tour Maudsley, devient de nouveau active, c’est simplement que le même courant nerveux se reproduit, avec la conscience que ce n’est qu’une reproduction : c’est la même idée, plus la conscience qu’elle est la même. »Mais cette conscience est précisément ce qu’il y a de moins « simple » à expliquer, et elle ne saurait se confondre avec la reproduction pure : il ne suffit pas, comme fait Spencer, de déclarer les deux choses identiques pour se tirer d’embarras. En fait, elles sont séparables dans la mémoire même ; la reproduction des semblables peut avoir lieu automatiquement sans être reconnue par la conscience. La pathologie montre la possibilité de cette séparation81. Autre chose est donc la suggestion de plusieurs images semblables, qui les a fait surgir nécessairement dans notre mémoire ; autre chose est l’acte de jugement par lequel je m’aperçois de leur similitude. Les Anglais appellent quelquefois la reconnaissance d’un nom expressif : le « sentiment de la familiarité ». A-t-on quelquefois réfléchi à cette chose étrange et cependant continuelle en nous ? Parfois nous ne pouvons nous rappeler où nous avons vu un visage, où nous avons lu une phrase, et cependant nous sentons que ce visage n’est pas nouveau, que cette phrase nous est déjà familière, à un degré aussi faible que possible, mais réel. Parfois, au contraire, la familiarité est si grande que le présent fait renaître le passé avec tous ses détails et toutes ses circonstances :
Les psychologues, même ceux de l’école anglaise, ne nous semblent pas avoir donné une suffisante explication du sentiment de familiarité, par conséquent de la reconnaissance, qui le présuppose. Selon nous, il eût fallu d’abord chercher l’explication dans ce même principe qui explique et la conservation et le rappel des idées : l’habitude. Le connu, le familier, c’est ordinairement l’habituel ; comment donc distinguons-nous l’habituel de ce qui est pour ainsi dire neuf et original ? Est-il nécessaire ici, avec les spiritualistes, de faire intervenir le « pur esprit » comparant, du fond de son unité, les divers termes que le temps apporte et remporte ? Est-ce à l’aide du pur esprit qu’un chien reconnaît son maître, et les visages familiers, et la maison familière ? Nous ne le pensons pas. A notre avis, la familiarité se ramène d’abord à la facilité de représentation, conséquemment à une diminution de résistance et d’effort. Cette diminution supprime le choc intérieur, la transition brusque, le sentiment de la surprise dont parle Bain. Notre activité se sent couler dans un lit tout fait ; notre pensée rencontre un cadre tout préparé à la recevoir : l’image présente, et en ce sens nouvelle, se trouve remplir une sorte de vide intérieur dont nous avions le sentiment, et c’est ce sentiment vague que nous appelons attente. Cherchez à vous souvenir d’un nom, d’un vers oublié, vous sentirez en vous cette sorte de vide qui est doué d’un pouvoir d’attraction comme les tournants d’une rivière. En retrouvant ensuite le nom ou le vers, vous sentirez une adaptation intérieure à votre attente, une facilité de représentation qui vous révèle une familiarité plus ou moins grande avec l’objet. Quand nous soulevons un fardeau, nous sommes obligés d’accommoder notre force à la résistance et nous avons conscience de cette accommodation ; nous apprécions le fardeau par l’intensité de notre sentiment d’effort ; un sentiment analogue nous permet d’apprécier, dans le cours de nos représentations, le facile, le familier, le connu et le reconnu. Ici, le poids soulevé une première fois se trouve moins lourd la seconde : l’accommodation se trouve à moitié faite. C’est l’habitude, tantôt à l’état naissant, tantôt plus ou moins complète, qui se révèle à elle-même dans la conscience par un sentiment spécial, et ce sentiment spécial fait le fond de la reconnaissance. D’autre part, l’habitude est une adaptation au milieu, selon la grande loi de sélection universelle ; c’est l’adaptation de la puissance à la résistance, de l’activité à son objet. Reconnaître, c’est donc avant tout avoir conscience d’agir avec une moindre résistance. Mais, pour que l’habitude ainsi formée devienne consciente de soi, il faut que nous puissions apercevoir tout ensemble la différence et la ressemblance du nouveau avec l’ancien, de l’inaccoutumé avec le familier. Reconnaître, c’est donc saisir à la fois des différences et des ressemblances, saisir des rapports, comparer. Le problème de la reconnaissance nous fait ainsi toucher aux dernières profondeurs de la conscience et aux actes les plus simples de l’esprit. Ici encore, nous allons voir qu’on s’en tient trop au point de vue géométrique et statique, au lieu d’introduire le point de vue dynamique de l’activité motrice et de l’effort, de l’appétit et de la volonté. Si on imagine, à l’exemple de Spencer, une conscience « toute sérielle », qui ne peut saisir qu’un état à la fois, la comparaison et la synthèse des états différents sera impossible dans le souvenir : quand le second état existera, le premier sera entièrement évanoui ; chaque état sera toujours premier, toujours nouveau, et le sentiment de familiarité sera impossible. Il faut donc un certain lien qui unisse les deux termes, il faut dans la mémoire une certaine synthèse simultanée des différences successives. Spencer lui-même finit par reconnaître que
« le changement incessant n’est pas la seule chose nécessaire pour constituer une conscience et une mémoire ». On peut très bien concevoir, ajoute-t-il, un être sensible qui serait
« le sujet de changements perpétuels et infiniment variés », comme un miroir devant lequel passeraient les choses les plus disparates, sans qu’il se produisît pourtant rien de semblable à ce que nous nommons une conscience, à plus forte raison une mémoire. A la bonne heure ! mais que faut-il donc ajouter pour produire la conscience ? S’il fallait en croire Spencer, il suffirait d’ajouter la régularité dans le changement même :
« La conscience, dit-il, est une succession régulière de changements. »— Non, répondrons-nous, ce n’est pas encore assez. Que le miroir reflète des images régulières ou des images désordonnées, qu’importe ? Un défilé de choses régulières, et conséquemment semblables, n’est toujours point la perception ni de la régularité, ni de la différence, ni de la ressemblance : il n’est ni une conscience, ni a fortiori une mémoire. Il ne suffit pas de mouvoir un kaléidoscope pour produire la conscience du mouvement et du changement, même si ses dessins reviennent à intervalles réguliers. Ce qui cause ici l’embarras de l’école anglaise et l’expose aux objections, c’est toujours le caractère linéaire qu’elle attribue à la conscience. Mais ce caractère n’est qu’apparent, et la « ligne » de nos états intérieurs n’est pas plus une ligne véritable que toute autre ligne visible et concrète. Quand au plaisir succède la douleur, l’image du plaisir, sa résonance affaiblie, qui en est l’image mnémonique, ne subsiste-t-elle pas jusque dans l’état de souffrance ? Les deux termes sont présents à la fois dans la conscience, et ils n’y sont que des parties ou éléments d’un ensemble complexe à développement continu. Voilà pourquoi leur différence réelle est en même temps une différence sentie, que je pourrai ensuite dégager et abstraire ; voilà pourquoi aussi je puis me souvenir du plaisir au sein de la douleur. Il faut donc admettre dans la mémoire une certaine composition, une présence simultanée de termes différents. Nous verrons plus tard que tout contraste implique un certain choc, conséquemment une force exercée et une résistance éprouvée, un mouvement arrêté et réfléchi sur soi. C’est dans les sensations vraiment primitives et élémentaires, comme celles qui résultent du déploiement ou de l’arrêt des fonctions vitales, que cet élément dynamique est le plus visible ; la souffrance ou appétit contrarié est la conscience d’une opposition entre deux forces. Cet élément dynamique, qui, selon nous, existe jusque dans les représentations les plus abstraites et contribue à faire de toute idée une idée-force, est aussi ce qui rend le souvenir possible. Par exemple, tant qu’un objet nous fait jouir, agit sur nous, la sensation subsiste avec une vivacité continue ; à chaque moment, l’image du plaisir déjà éprouvé et le plaisir nouveau coïncident ; quand, au contraire, l’objet cesse d’agir, il ne reste plus qu’une représentation et appétition de plaisir qui, par l’intensité, demeure au-dessous de notre attente ; le senti ne coïncide plus avec l’imaginé ni avec le désiré. Nous sommes comme si nous voulions prendre un point d’appui sur un objet qui s’affaisse. C’est ce qui établit entre l’image mnémonique du plaisir et la réalité du plaisir une différence, et cette différence est appréciable pour la conscience par son caractère même de discontinuité, de contraste : elle enveloppe un sentiment de contrariété, parce que le réel résiste à notre désir et ne s’y adapte plus. Les animaux inférieurs ne connaissent pas d’abord d’autres souvenirs que ceux du plaisir et de la peine, de l’activité aidée et de l’activité contrariée : ce contraste primitif est le premier moment de la mémoire, moment d’antithèse, où la conscience ne retrouve pas, ne reconnaît pas ce qu’elle avait éprouvé. Le second moment est au contraire celui où elle reconnaît, et il a lieu lorsqu’au sentiment de différence succède celui de similitude. Dans ce second sentiment, nous montrerons plus loin qu’il existe encore un caractère d’activité trop méconnu82. D’un semblable à l’autre, d’une sensation présente à une image similaire il y a transition facile pour notre activité intellectuelle et sensible, sans choc, sans résistance ; l’accommodation se fait toute seule, la première idée s’adapte à l’autre sans effort : la ressemblance produit une facilité de représentation et d’ajustement qui fait que l’objet remplit notre attente. Quand je parcours un champ de neige, l’image affaiblie de ce que je viens de voir, l’image mnémonique persiste à côté de chaque sensation actuelle ; de plus, entre l’image mnémonique et la sensation, il y a une réciprocité d’adaptation telle que mon attente n’est jamais trompée. Je reconnais ce que j’attendais : je n’ai aucun choc intérieur, aucune résistance à vaincre. C’est ce qui fait qu’en général le souvenir des semblables est une harmonie et un plaisir : ma pensée trouve dans la réalité une aide. À l’origine, le sentiment de reconnaissance était enveloppé dans la satisfaction même de l’appétit : l’enfant qui aspire le lait maternel, à chaque aspiration, sent la coïncidence de la sensation nouvelle avec l’image de la sensation passée ; son imagination se remplit, pour ainsi dire, de la même manière que sa bouche : on peut dire qu’ainsi il reconnaît le plaisir déjà éprouvé et le lait déjà sucé. Plus tard, le sentiment de reconnaissance se subtilise et s’applique à des objets plus indifférents, mais il conserve toujours cet élément actif d’une énergie facilement déployée, qui va et revient d’un terme à l’autre sans heurt et sans secousse. Notre théorie nous dispense d’invoquer, avec Ravaisson et Louis Ferri, un pur esprit chargé de faire la comparaison du passé avec le présent et d’en reconnaître la similitude par un acte tout « intellectuel ». L’animal n’a pas besoin de cet acte intellectuel pour sentir et reconnaître, sous des couleurs différentes qui se succèdent, ce je ne sais quoi de semblable, qui est impression continue de couleur sans être telle couleur particulière, et qui n’est pas son ou contact ; il y a sous les sensations visuelles une manière commune de sentir et de réagir qui, par la répétition et la variation des circonstances, se dégage elle-même des sensations particulières et devient souvenir ou image mnémonique. L’image mnémonique se distingue spontanément de la perception parce fait même qu’elle est enveloppée d’autres images analogues plus ou moins vagues, d’autres souvenirs naissants qui lui font comme une estompe et en sont inséparables. Quand je reconnais un visage familier, je le vois accompagné d’une série indéfinie de reproductions plus faibles, comparables à la répétition d’un objet par deux glaces parallèles : toute image qui a ainsi une répétition d’elle-même dans un cadre de contiguïtés différentes se projette comme souvenir, et je ne tarde pas à distinguer ce genre d’image aussi aisément que je distingue, dans un paysage, la nuance bleuâtre du fond et la couleur vive du premier plan. Loin d’être une ligne, comme le soutiennent l’école anglaise et aussi Wundt, la conscience est un dessin compliqué, un monde simultanément saisi. Aussi le contraste s’établit-il tout seul entre la perspective d’images faibles constituant le passé et le tableau d’images vives constituant le présent, comme font contraste au grand soleil mon corps et son ombre, parce que les différences sont données ensemble et éclairées d’une même lumière. Se souvenir, c’est avoir dans cette même lumière une image vive et une image faible, semblables en qualité, différentes non seulement par l’intensité, mais encore par les relations avec les circonstances concomitantes : reconnaître son souvenir, c’est superposer les deux images, comme un géomètre superpose deux figures, et avoir conscience de leur identité partielle en même temps que de leurs contiguités différentes83. Ce qui prouve que la reconnaissance est bien un jeu tropique intérieure produit par des opérations appétitives et sensitives, c’est que la mémoire, dans la reconnaissance des idées comme dans les autres actes, est sujette à des illusions et à des maladies. Ces illusions sont inexplicables pour les partisans du pur esprit. Il y a des cas de « fausse mémoire » où on se rappelle ce qui n’a pas eu lieu, où on croit reconnaître ce qu’en réalité on n’avait pas connu antérieurement : on projette alors dans le passé ce qui n’est que présent ; on prend pour un souvenir une impression actuelle, pour une répétition une nouveauté. Wigan, dans son livre sur la dualité de l’esprit, rapporte que, pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte dans la chapelle de Windsor, il eut tout à coup le sentiment d’avoir été autrefois témoin du même spectacle. Un malade, dit Sanders, en apprenant la mort d’une personne qu’il connaissait, fut saisi d’une terreur indéfinissable, parce qu’il lui sembla qu’il avait déjà éprouvé cette même impression.
« Je sentais que, déjà auparavant, étant couché ici, dans ce même lit, on était venu et on m’avait dit : Millier est mort. »Le cas de fausse mémoire le plus complet, selon Th. Ribot, est celui que rapporte le docteur Pick. Un homme instruit, raisonnant assez bien sa maladie, et qui en a donné une description écrite, fut pris, vers l’Age de trente-deux ans, d’un état mental particulier. S’il assistait à une fête, s’il visitait quelque endroit, s’il faisait quelque rencontre, cet événement, avec toutes ses circonstances, lui paraissait si familier, qu’il se sentait sûr d’avoir déjà éprouvé les mêmes impressions, étant entouré précisément des mêmes personnes ou des mêmes objets, avec le même ciel, avec le même temps, etc. Faisait-il quelque nouveau travail, il lui semblait l’avoir déjà fait et dans les mêmes conditions. Th. Ribot explique ces cas curieux en disant que le mécanisme de la mémoire « fonctionne à rebours » : on prend l’image vive du souvenir pour la sensation réelle, et la sensation réelle, déjà affaiblie, pour un souvenir. Nous croyons plutôt qu’il y a là un phénomène maladif d’écho et de répétition intérieure, analogue à celui qui a lieu dans le souvenir véritable : toutes les sensations nouvelles se trouvent avoir un retentissement et sont ainsi associées à des images consécutives qui les répètent ; par une sorte de mirage, ces représentations consécutives sont projetées dans le passé. C’est une diplopie dans le temps. Quand on voit double dans l’espace, c’est que les deux images ne se superposent pas ; de même, quand on voit double dans le temps, c’est qu’il y a dans les centres cérébraux un manque de synergie et de simultanéité, grâce auquel les ondulations similaires ne se fondent pas entièrement ; il en résulte dans la conscience une image double : l’une vive, l’autre ayant l’affaiblissement du souvenir ; le stéréoscope intérieur se trouvant dérangé, les deux images ne se confondent plus de manière à ne former qu’un objet. Au reste, toute explication complète est impossible dans l’état actuel de la science, mais ces cas maladifs nous font comprendre que l’apparence du familier et du connu tient à un certain sentiment aussi indéfinissable que l’impression du bleu ou du rouge, et qu’on peut considérer comme un sentiment de répétition ou de duplication. James Sully nous dit qu’il possède lui-même le pouvoir, quand il considère un objet nouveau, de se le représenter comme familier. C’est sans doute qu’il y a dans son esprit répétition, résurrection vague d’images d’objets semblables à celui qui est actuellement perçu. Le même mécanisme explique pourquoi on peut se souvenir sans reconnaître qu’on se souvient et en éprouvant le sentiment de nouveauté ; c’est qu’alors la duplicité normale des images est abolie et on n’en voit qu’une quand il en faudrait voir deux. C’est l’inverse des cas de fausse mémoire, où l’unité normale des images est abolie au profit d’une duplicité anormale. Parfois enfin le sentiment de familiarité et de reconnaissance produit par une impression nouvelle vient de ce que nous avons rêvé des choses analogues. Du monde de nos rêves nous arrivent parfois, dit James Sully, comme de brusques éclairs qui passent au milieu de nos sensations présentes, et ces éclairs sont trop rapides pour que nous reconnaissions la région d’où ils viennent. Radestock, dans son livre sur le sommeil, dit qu’il a eu la preuve de cette invasion des rêves au milieu de la réalité.
« Souvent, dit-il, dans une promenade, l’idée m’est venue que j’avais déjà vu, entendu ou pensé auparavant ceci ou cela sans que je pusse me rappeler dans quelles circonstances. C’est ce qui m’est arrivé en particulier à l’époque où, en vue de la publication de mon livre, je prenais soigneusement note de tous mes rêves. Je pouvais donc, après des impressions de ce genre, me reporter à mes notes, et j’y ai généralement trouvé la confirmation de cette conjecture que j’avais déjà rêvé quelque chose d’analogue. »Gœthe, qui nous raconte dans le détail sa première enfance, soupçonne lui-même qu’il a bien pu rêver parfois ce dont il croit se souvenir. La mémoire a donc ses spectres et ses revenants, qui lui viennent du monde vaporeux des songes. Qui sait même si, comme le croyait Platon et comme un darwiniste serait porté à le soutenir, nous n’avons pas parfois des réminiscences d’une expérience antérieure à notre naissance, et conséquemment ancestrale ? On déterminera peut-être un jour, dit James Sully, ce que l’expérience de nos ancêtres est au juste capable de nous fournir, si ce sont des tendances mentales vagues, ou des représentations presque définies. Si, par exemple, on constatait qu’un enfant qui appartient à une famille de marins, mais qui n’a jamais vu la mer aux sombres reflets, qui même n’en a jamais entendu parler, manifeste le sentiment de reconnaissance au moment où il la contemple pour la première fois, nous pourrions conclure à peu près sûrement qu’il y a là quelque chose comme un souvenir des événements antérieurs à la naissance. Quand le petit enfant fixe les yeux pour la première fois sur le visage humain, qui sait s’il n’éprouve pas le vague sentiment d’une chose qui n’est pas absolument nouvelle et qu’il a vue comme dans un songe ? Mais, tant que nous ne posséderons pas de documents précis sur ces points, il semble plus sage de rapporter les souvenirs nuageux qui hantent parfois l’esprit à des faits rentrant dans l’expérience personnelle de l’individu. En tout cas, si la mémoire a une véritable certitude quand elle est « fraîche », elle se perd parfois dans le lointain du temps et vient se fondre avec le rêve comme la mer à l’horizon se fond avec le ciel.
« Beaucoup de ce qui passe pour une explication physiologique des faits mentaux est simplement la traduction de ces faits en termes de physiologie hypothétique. »Mais supposons que le physiologiste connût parfaitement toutes les conditions organiques, tous les mouvements cérébraux qui correspondent au souvenir : en serait-il plus près de comprendre la sensation même, premier élément de la conscience et du souvenir ? Non, car toutes les conditions physiques de la sensation ne nous rendent pas raison de la sensation, par exemple de ce que nous éprouvons en sentant une brûlure, en voyant une couleur, en entendant un son. L’élément irréductible à l’analyse, c’est donc la sensation : le mental ne peut se ramener au mécanique ; c’est, au contraire, le mécanique qui se ramène au mental, puisque le mécanique n’est lui-même qu’un extrait des sensations de mouvement et de résistance. L’automatisme est un mode d’action et de réaction entre des éléments dont nous ne pouvons nous figurer la nature intime que sous des formes empruntées à notre conscience, et les lois mêmes du mécanisme, après tout, sont encore un emprunt à la conscience, à la pensée. Dès lors, nous consentons bien à dire avec les mécanistes :
« Il n’y a rien dans la conscience et dans la mémoire qui ne soit un changement de sensations explicable par les lois des changements mécaniques »; mais nous ajoutons : — Rien, excepté la sensation même85.
Conclusions sur l’évolution de la mémoire
« Notre mémoire psychologique ignore le nombre des marches, notre mémoire organique le connaît à sa manière, ainsi que la division en étages, la distribution des paliers et d’autres détails : elle ne s’y trompe pas. »Pour la mémoire organique, ces séries bien définies sont
« les analogues d’une phrase, d’un couplet de vers, d’un air musical pour la mémoire psychologique ». Il résulte de ces lois l’établissement de séries dont un terme est associé à tous les autres et les suggère. Enfin, une fois la coopération parfaitement établie dans la société de cellules, celles-ci fonctionnent d’elles-mêmes sans l’intervention de la volonté centrale : il n’y a plus mémoire consciente, mais instinct. C’est le troisième moment de l’évolution. La mémoire, selon Spencer, est un instinct en voie de formation : l’instinct est une mémoire complètement organisée, d’abord dans l’individu, puis dans l’espèce : c’est une « mémoire organique » et héréditaire. On pourrait dire plutôt que c’est une mémoire confiée par les centres supérieurs aux centres inférieurs, qui ont reçu peu à peu l’éducation nécessaire et sur lesquels le moi s’est déchargé de son travail. En somme, c’est toujours l’émotion résultant de l’appétit qui est le premier ressort, le primum movens ; l’intelligence en est le substitut progressif et l’abréviation. La mémoire intellectuelle est un ensemble de signes au moyen desquels la conscience arrive à renouveler les idées par leurs contours sans renouveler les émotions et efforts qui en occupaient primitivement le fond. Quant à l’habitude et à l’instinct, ils sont un automatisme façonné peu à peu par la sensibilité même, par l’intelligence, par la volonté, pour les suppléer et accomplir sans effort ou faire accomplir par d’autres le même travail qui avait exigé un effort propre. La loi d’économie ou de moindre dépense n’est que la loi de moindre peine et de plus grand plaisir. C’est en vertu de cette loi que la nature tend à un minimum de complication, que la conscience distincte abandonne progressivement tous les phénomènes physiologiques où elle ne peut plus être d’aucun usage, que la mémoire enfin tend à se convertir en automatisme. En faut-il de nouveau conclure, avec Maudsley et Th. Ribot, que la conscience soit elle-même une forme superficielle, sans efficacité propre ? — Mais, répondrons-nous, puisque la sélection naturelle élimine le facteur de la conscience là où il est inutile, c’est donc qu’il sert parfois à quelque chose, c’est qu’il a ses moments d’utilité, d’activité, d’efficacité, c’est qu’il fait partie des forces qui concourent à produire le développement de la vie. Bien plus, la conscience ne s’élimine sous un mode, — tel que l’effort volontaire ou l’intelligence réfléchie, l’émotion pénible ou même agréable, — que pour subsister sous un autre mode plus fondamental, comme l’appétit, le sentiment immédiat de la vie, le bien-être continu et indistinct : la conscience n’a pas pour cela entièrement disparu. Supposons, avec Pascal, un homme devenu machine en tout un homme dont les sens seraient entièrement fermés aux impressions nouvelles, dont la conscience même serait close à tout état nouveau, idée, image, sentiment ou désir,
« les séries d’états de conscience et de souvenirs auxquelles cet homme serait réduit finiraient à la longue, dit Th. Ribot, par s’organiser si bien et d’une façon si monotone, qu’on ne trouverait plus en lui qu’un automate à peine conscient. »Les esprits bornés ou routiniers, ajoute le même auteur avec finesse, réalisent cette hypothèse en une certaine mesure, et c’est ce que Pascal avait déjà montré :
« Pour la plus grande partie de leur vie, la conscience est un superflu. »On ne saurait mieux mettre en lumière la part du mécanisme dans la mémoire et sa tendance à se faire suppléer par un instinct animal. Toutefois les fonctions organiques elles-mêmes, qu’on s’efforce de réduire à un pur automatisme, présupposent dans les cellules vivantes des états de conscience rudimentaires, non sous la forme de l’intelligence réfléchie, mais sous celle de la sensibilité spontanée. Ne confondons pas, comme le fait trop souvent Maudsley, le pouvoir de sentir, qui est la conscience en son acception la plus générale, avec la conscience de soi. Celle-ci peut être du « superflu » ; l’autre, pour le psychologue, est le nécessaire. L’automate « à peine conscient », dont toute la conduite n’est plus que routine, a toujours le sentiment sourd de la vie, de l’être et du bien-être86. Après l’évolution de la mémoire dans le passé, considérons son évolution probable dans l’avenir. Faut-il exagérer la pensée de Pascal jusqu’à croire que l’être vivant pourra devenir par la suite, au sens propre du mot, « machine en tout » ? Quelques philosophes ont soutenuw récemment cette hypothèse ; ils ont cru pouvoir prédire que, dans les siècles à venir, l’homme deviendra de plus en plus inconscient. Tous les actes de la vie physique ou intellectuelle, disent-ils, tendent à se faire d’une façon automatique, et c’est en cela même que consiste le progrès. Si les opérations intellectuelles pouvaient devenir aussi automatiques que celles de la vie organique, ajoutent-ils, elles seraient bien supérieures à ce qu’elles sont maintenant. Étant donnés les éléments d’un problème, l’intelligence le résoudrait avec autant de précision que les cellules contenues dans l’intérieur d’un œuf en mettent à se réunir pour former les diverses parties de l’animal, « opération bien autrement compliquée que le plus difficile de tous les problèmes que l’intelligence peut résoudre »87. L’œuf se souvient à sa manière de la loi selon laquelle il doit évoluer, lex imita ; de même, l’intelligence porterait en soi son « Discours de la Méthode » à l’état de souvenir inconscient ; la mémoire serait devenue tout organique, tout héréditaire, et la conservation des idées n’aurait pas besoin de la reconnaissance. En un mot, l’instinct, cette mémoire de l’espèce, aurait remplacé partout la mémoire et la conscience de l’individu. Telles sont les prévisions que l’on a hasardées sur l’avenir de l’humanité. Elles nous paraissent contraires aux inductions qu’on peut tirer du passé même. Le résultat des lois de l’hérédité, chez les êtres vivants, n’a pas été jusqu’ici un accroissement d’inconscience, mais au contraire un accroissement de conscience. A mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale, les êtres deviennent plus sensibles. C’est que, dans l’évolution intérieure et dans le développement des opérations mentales, il faut distinguer deux choses : les procédés mécaniques et leurs résultats dans la conscience. Par l’habitude acquise ou héréditaire, les procédés mécaniques deviennent de plus en plus inconscients et finissent par être du pur automatisme : c’est ce qui arrive, par exemple, chez le pianiste, dont les doigts fonctionnent avec l’exactitude d’un instrument de précision. S’ensuit-il que les résultats des opérations échappent à la conscience ? Au contraire, ils viennent se résumer dans une synthèse de plus en plus complète, qui n’est autre qu’une sensibilité de plus en plus riche et de plus en plus intuitive. Chopin était inconscient du jeu mécanique de ses muscles, et même du jeu de ces muscles intérieurs qui sont le raisonnement et le calcul ; était-il pour cela inconscient de ces joies ou de ces souffrances intérieures, de ces intuitions du génie où vient se concentrer tout un monde ? Sa mémoire, sans savoir comment, conservait et reproduisait mille images, mais, quand elles apparaissaient évoquées par l’inspiration, il les reconnaissait comme les émotions de toute une existence, condensées en une série d’accords joyeux ou tristes. Dans la vie comme dans l’art, ce sont les résultats qui importent et non les procédés par lesquels ils ont été obtenus : dans la mémoire, c’est la puissance de ressusciter aux yeux de la conscience un monde disparu qui importe, non les moyens de mnémotechnie naturelle ou artificielle par lesquels les idées sont conservées et associées. Si révolution semble étendre d’un côté la sphère de l’inconscience, c’est pour pouvoir étendre d’un autre côté celle de la conscience même : les chefs-d’œuvre de son subtil mécanisme ont pour effet de rendre possible une sensibilité plus subtile encore.