La sensation
I. Rôle de l’appétit dans la genèse et le développement des sensations. — II. Intensité des sensations. Rôle de l’appétit. — III. Qualité des sensations. Peut-on réduire toutes les sensations à une sensation primordiale ? — IV. La spécificité des sensations implique-t-elle leur simplicité ? — V. Elément relationnel des sensations. — VI. Rapport nécessaire de la sensation au mouvement.
Rôle de l’appétit dans la genèse et le développement des sensations
« genèse des nerfs et des sensations », une belle hypothèse, qui est une application des lois d’où naissent l’habitude et les actions réflexes. Ces lois se ramènent, en définitive, à celles de la direction du mouvement selon la ligne de la moindre résistance. Si l’on suppose une masse de substance vivante, de protoplasma ayant une irritabilité ou sensibilité confuse, sur laquelle tombe une excitation venue du dehors, il se produira dans cette masse un mouvement, et ce mouvement se propagera selon la ligne de la plus faible résistance entre les molécules les plus délicates, les plus facilement modifiables, les plus vibrantes. Quand ce mouvement aura parcouru une ligne une première fois, il y aura plus de facilité selon cette ligne pour une seconde transmission du mouvement. Une voie de communication s’établira donc entre certains points par le mécanisme qui produit l’habitude. Le long de ces lignes finira par se distribuer la partie la plus excitable du protoplasma, et un nerf prendra ainsi naissance. Supposez un être sensible qui soit homogène ou à peu près, mais diversement modifié par les changements divers du milieu, tel qu’un changement provenu d’un foyer de chaleur L’être sensible s’échauffera seulement du côté tourné vers ce foyer. Ce ôté deviendra, aussi longtemps que durera la modification, un organe de sensation plus intense et plus distincte. Mais ce ne sera encore, selon l’expression de Delbœuf, qu’un organe adventice et momentané. Si le milieu reprend son état primitif, l’organe tendra à y revenir, lui aussi ; il restera pourtant une trace, si faible soit-elle, de l’action qu’il avait subie dans l’intime arrangement de ses molécules. Soumis une seconde fois à la même action, il reprendra plus aisément son rôle d’organe momentané. En effet, le changement extérieur, quand il a affecté cette partie de l’être sensible, y a rencontré et surmonté certaines résistances ; par là, les forces qui unissaient entre elles les molécules de cette partie ont été, sinon annulées, tout au moins affaiblies ; et si ce même changement se reproduit souvent sur le même endroit, cet endroit finira par acquérir une aptitude spéciale et par se mettre plus aisément à l’unisson avec l’extérieur. C’est ainsi que le contact souvent répété d’un aimant finit par aimanter un barreau d’acier, parce que les molécules de l’acier, souvent dérangées, finissent par rester dans la position qu’on leur fait prendre ; ainsi l’organe passager devra se transformer en organe permanent. Il peut naître, dans un animal, divers organes selon les diverses espèces de mouvements physiques. Par exemple, du côté tourné vers la lumière, il pourra se former un organe spécialement sensible aux ondes lumineuses. Spencer a essayé, en étendant et compliquant son explication, d’expliquer en partie la formation de l’œil rudimentaire chez les animaux inférieurs, de l’œil plus complexe chez les animaux supérieurs. Si l’on admet, avec certains physiologistes et psychologues, que le triage des sensations n’a pas lieu dans les nerfs, mais dans l’organe périphérique, comme l’œil, l’ouïe, ou encore dans les centres nerveux, la même théorie pourra toujours s’appliquer à l’organe et expliquer la formation du palais, de l’odorat, de l’œil, de l’ouïe, des divers centres nerveux, etc.5. Tout se réduit toujours à des manières différentes de vibrer, et l’organisme tout entier pourrait être comparé à une lyre vivante dont les cordes, d’abord à l’unisson, finiraient par se tendre de diverses manières et par rendre des sons divers sous la diversité des ondes vibratoires qui viennent les ébranler du dehors. Ainsi se formerait dans la lyre une proportion et une harmonie représentatives des proportions et des harmonies du dehors. D’une manière plus ou moins analogue naît en nous la perception des qualités, qui répondent aux manières différentes dont les objets agissent et dont nous réagissons. Toutefois, ce n’est pas le mécanisme seul qui peut rendre raison ni des qualités mêmes des objets, ni des sensations par lesquelles elles s’expriment dans la conscience. De plus, outre les hasards des circonstances extérieures, il est un élément qui a joué le rôle capital dans le développement des organes des sens et des sensations : c’est l’appétit. Spencer a bien vu l’action du dehors sur l’être vivant ; il n’a pas montré la réaction de ce dernier et sa part active dans l’évolution. Considérée en elle-même ou dans son effet le plus immédiat et le plus primitif, la sensation est une modification de cette activité appétitive qui constitue la vie, et toute sensation complexe résulte d’une série d’actions et de réactions entre l’appétit intérieur et le milieu extérieur. L’évolution des sensations, leur passage de l’homogénéité à l’hétérogénéité, est déterminé par le besoin, par le désir de vivre. La loi primitive de l’appétit et du vouloir, c’est de déployer le plus d’énergie avec la moindre peine, par cela même d’obtenir le maximum de jouissance avec le minimum de souffrance. En vertu de cette loi, c’est le rapport des sensations aux émotions agréables ou pénibles, d’une part, et, d’autre part, aux mouvements correspondants, — mouvement en avant ou mouvement de recul, — qui a déterminé, parmi toutes les sensations possibles, le triage des plus avantageuses à l’individu : celles-ci, par une série de différenciations et d’intégrations, sont parvenues à un degré d’intensité, de durée et de qualité capable de les rendre distinctes dans la conscience. Par suite, le degré de perfectionnement atteint par chaque organe des sens correspond exactement au besoin fonctionnel, c’est-à-dire à l’utilité et à la force qu’en retirait l’individu dans la lutte pour la vie, à l’augmentation de bien-être qui en dérivait pour lui et pour son espèce. C’est là un résultat des lois biologiques et de l’élimination forcée des individus mal adaptés à leur milieu. Prenons des exemples. Pourquoi avons-nous une sensation exquise de la température ? C’est que le triage et le développement de cette sensation, dans l’ensemble confus des impressions venues du dehors, s’est trouvé nécessaire à notre existence et à la satisfaction de l’appétit vital ; si cette sensation manquait, nous pourrions, sans nous en douter, être tués par le froid ou par la chaleur. Les êtres chez qui elle ne s’est pas assez développée en intensité et en qualité ont été fatalement victimes des accidents de la température ; les autres ont survécu et, transmettant à leur génération des organes thermométriques de plus en plus délicats, achevé le triage des sensations de température ; ils ont donné à ces sensations une existence de plus en plus distincte dans la conscience, un relief et une saillie dans la sensibilité. Ces sensations enveloppent, encore aujourd’hui, des formes d’émotion agréable ou pénible ; seulement, la vivacité du plaisir et de la douleur s’y étant émoussée peu à peu, elles ont acquis un caractère plus voisin de l’indifférence, une physionomie moins affective et plus représentative. La fusion en un tout d’une multitude de plaisirs ou de peines à l’état naissant a fini par paraître étrangère au plaisir et à la peine, mais ne vous laissez pas prendre à cette apparence : toute sensation de chaleur ou de fraîcheur est du plaisir ou de la peine qui commence, c’est de l’émotion qui s’apprête et sollicite la volonté, c’est un ébranlement qui se prépare à passer de l’état moléculaire à l’état massif. Si nous avons un sens pour la chaleur, un autre encore plus délicat et plus utile pour la lumière, grâce auquel le toucher à distance remplace le toucher immédiat, nous n’avons, en revanche, aucun sens pour l’électricité. —
« Tandis que nous percevons l’augmentation ou la diminution de chaleur ou de lumière, a dit le naturaliste allemand Nægeli, nous ne savons pas si l’air dans lequel nous respirons contient ou non de l’électricité libre, si cette électricité est positive ou négative. »Toutefois, dans les journées d’orage, nous avons une vague sensation de lourdeur et de tension, qui n’a rien de bien spécifique. Touchez un fil de télégraphe, vous ne sentirez pas si ses particules sont à l’état de repos ou de mouvement électrique. Les darwinistes ne sont pas embarrassés pour fournir l’explication de ce fait. Il n’y avait point de nécessité vitale à ce que le sens de l’électricité se développât d’une façon spéciale chez les animaux supérieurs et chez l’homme : n’est-il pas tout à fait indifférent pour la conservation de notre espèce que, chaque année, quelques individus soient ou non frappés de la foudre ? Les animaux insensibles aux variations délicates de l’électricité ont donc pu survivre et perpétuer leur race : le germe des sensations électriques a dû ainsi s’atrophier faute d’usage, et l’homme est devenu, en quelque sorte, aveugle à l’électricité comme la taupe à la lumière. Supposez, au contraire, que le danger de la foudre menaçât journellement tous les individus : la sensation de l’électricité, — que les animaux inférieurs possèdent en germe au même degré que la sensation de la lumière ou de la chaleur, et qui doit exister distinctement chez la torpille ou le gymnote, — se serait développée davantage ; nous sentirions autour de nous les moindres changements de l’état électrique, les plus faibles courants positifs ou négatifs ; nous pourrions saisir au passage les secrets du fil télégraphique, prendre sur le fait les dépêches qui le traversent sans avoir besoin, comme dans la guerre avec l’Allemagne, de les détourner vers quelque appareil récepteur. On l’a justement remarqué, le manque d’un organe distinctement sensible à l’électricité chez l’homme aurait pu être cause que nous n’eussions jamais rien connu de l’électricité même. Supposez l’atmosphère du globe terrestre sans éclairs ni tonnerre, ce qui n’a rien d’impossible ; les fortes décharges de la foudre n’auraient pas éveillé notre attention. Si, de plus, n’avaient pas été faites quelques observations fortuites, comme celle de la force attractive ou répulsive développée par le frottement de la résine, nous n’aurions eu aucun pressentiment de l’électricité,
« de cette force qui, dit Nægeli, joue un si grand rôle dans la nature inorganique et organique, qui provoque les affinités chimiques, qui, dans tous les mouvements moléculaires des êtres organisés, a probablement une action plus décisive qu’aucune autre force, de laquelle enfin nous attendons les plus importants éclaircissements pour expliquer les faits physiologiques et chimiques encore à l’état d’énigmes. »Nos sens n’ont donc eu nullement pour « but » de nous procurer la connaissance des phénomènes naturels, ni de nous éclairer sur ce que Platon appelait leur « essence » intime. S’ils finissent par revêtir une telle fonction, ce n’est que secondairement et ultérieurement, à l’époque où la connaissance théorique elle-même acquiert une valeur pratique dans la lutte universelle pour l’existence, où elle assure la supériorité à certaines races et, avec une force supérieure, développe une jouissance supérieure. Il en résulte que nos sensations actuelles ne représentent pas distinctement tous les phénomènes de la nature : nous n’avons pas de réactifs spéciaux pour tous les agents naturels. Nous n’avons de sens particuliers que pour les influences extérieures qui peuvent être favorables ou défavorables à notre existence, et seulement dans la proportion des nécessités ou des appétits do notre espèce. Aussi n’est-il aucun de nos sens qui n’ait été surpassé de beaucoup par l’organe correspondant de quelque autre espèce animale, pour laquelle une plus grande finesse de perception était une condition d’existence : nous n’avons ni l’œil de l’aigle ni l’odorat du chien. Peut-être certaines espèces ont-elles un sens de l’orientation qui nous manque et que nous aurions eu si, comme une sorte d’aiguille aimantée, nous eussions été dans la nécessité de nous tourner vers le nord. Nos yeux sont sensibles aux couleurs du spectre, mais ils ne saisissent pas l’ultraviolet, qui joue pourtant un grand rôle dans la végétation. Dans l’univers il peut exister des animaux ayant des sensations toutes différentes des nôtres : ils ont sans doute, avec la même volonté de vivre, des formes de perception et de raisonnement analogues aux nôtres, mais la matière de leurs sensations, leur liste de sensations peut être toute différente. Cette notion est familière depuis Micromégas. Entre le plus haut son sensible, qui n’a pas quarante mille vibrations par seconde, et le plus bas rayon de lumière perceptible, ayant à peu près quatre quatrillions d’ondulations par seconde, il existe un nombre énorme de mouvements rythmiques dont aucun n’a obtenu sa contrepartie subjective dans l’organisme humain. Les sensations correspondantes n’eussent pas été d’un grand usage comme signes ou comme guides de la volonté pour les habitants de notre planète, ce qui fait qu’elles ne se sont pas développées par sélection ; mais qui sait si, comme on l’a supposé, elles ne sont pas les plus utiles de tous les guides dans quelque autre monde et si elles n’y remplissent pas entièrement la conscience de ses habitants6 ? On voit l’importance de la sélection naturelle dans le développement de la sensibilité. La nature est comme un vase immense auquel viennent puiser tous les êtres et où chacun finit par distinguer et trier ce qui doit alimenter sa propre existence, satisfaire son « vouloir-vivre » ; peu à peu, les diverses espèces arrivent à discerner ce qui leur est conforme ou contraire par des sensations souvent aussi fines que celles du dégustateur qui, dans une liqueur complexe, discerne l’arôme subtil de tel ou tel élément. Si nous étions sensibles à toutes choses d’une sensibilité distincte, notre être serait d’une impressionnabilité trop grande pour pouvoir conserver son capital d’énergie : nous serions usés, brûlés, consumés en un instant ; il a donc été inévitable, d’un côté, que notre sensibilité s’émoussât et, de l’autre, qu’elle s’aiguisât : de là des ombres et des lumières dans le tableau de la conscience ; de là des lacunes, des trous, des vides apparents entre nos diverses sensations distinctes, comme il y a un vide apparent entre les étoiles brillant dans la nuit. Au dehors de nous, le monde est une immense mêlée de mouvements en tous sens, un fourmillement confus, un continum infini, — comme disent William James et James Ward, — où chaque mouvement procède de tous les autres par degrés insensibles. Au contraire, dans le monde des sensations externes règne une discontinuité au moins apparente : entre le son, par exemple, et l’odeur, quels sont les intermédiaires ? Nous ne les sentons pas, ou nous ne les sentons que comme une masse confuse de sensations organiques et internes, sur lesquelles viennent se détacher ici le groupe tranché des odeurs, là le groupe tranché des sons. Même dans le domaine d’un seul sens, il y a des discontinuités ou tout au moins des différences tellement accentuées, qu’elles sont comme des hiatus. Fermez les yeux, tout un monde de formes et de couleurs s’anéantit en un instant. Passez d’une couleur à l’autre, des sensations se succèdent entre lesquelles, sur certains points, les transitions échappent. Mieux encore, regardez l’arc-en-ciel ou le spectre solaire, et passez des rayons violets aux rayons ultra-violets : les premiers étaient visibles, les seconds ne le sont plus. Est-il certain qu’il y ait dans les mouvements de la lumière une différence aussi capitale objectivement que cette opposition subjective entre la lumière et les ténèbres ? C’est chose peu probable. De même, entre le son aigu que vous entendez encore, et le son suraigu qui cesse de vous être perceptible, y a-t-il, comme Lange se le demande, un abîme aussi abrupt qu’entre ne pas entendre et entendre ? On a donc bien le droit de dire que nos sens sont des organes de sélection. L’optique de Helmholtz renferme une étude approfondie des sensations visuelles dont le commun des hommes ne s’aperçoit jamais, ne prend jamais une conscience distincte : taches aveugles, mouches volantes, images consécutives, irradiation, franges chromatiques, changements marginaux de couleur, images doubles, astigmatisme, mouvements d’accommodation et convergence des yeux, rivalité des deux rétines, etc., etc. Nous ne savons même pas sur lequel de nos yeux tombe une image : on peut être aveugle d’un œil depuis des années et ne pas le savoir. C’est que, dans nos sensations, nous ne faisons attention qu’aux éléments ou ingrédients qui sont pour nous des signes d’objets utiles ou nuisibles, conséquemment des signes de plaisir ou de douleur possible. C’est donc bien l’intérêt, l’appétit, qui opère la sélection dans les sensations mêmes, qui met en relief les unes et laisse les autres dans l’ombre. Comme l’a remarqué William James, les sensations dont l’attention se détourne, d’abord chez l’individu, puis chez la race même, vont s’affaiblissant et s’oblitérant. Chez ceux qui sont atteints de strabisme, l’oeil non exercé et dont on fait abstraction finit par s’affaiblir et perd souvent la vision. De même, nous sommes restés sans vision et sans yeux pour tous les éléments de la réalité qui ne nous intéressaient pas, qui ne se rapportaient pas à du sentiment possible, à du plaisir ou à de la douleur, à la satisfaction de l’appétit par des mouvements appropriés. En faisant le triage de ce qui, dans la lutte pour la vie, peut protéger l’être, chaque organe des sens prend pour son domaine une certaine forme de mouvements et ignore les autres formes aussi complètement que si elles n’existaient pas. L’œil est sourd pour le son, l’oreille est aveugle pour la lumière. La conscience, d’abord uniforme, confuse et diffuse, devient ainsi un monde de contrastes ; chaque sens a sa langue propre, qu’il entend et que les autres sens n’entendent pas. Spencer dit qu’il y a une langue mère dans laquelle toutes les autres peuvent être traduites : la langue de la résistance ; selon nous, il y a une langue plus universelle, plus primitive, celle de l’appétition. Les sciences de la nature transcrivent tous les phénomènes en termes de mouvement ; mais les mouvements eux-mêmes ne sont encore qu’une langue dérivée, une algèbre propre à exprimer des rapports : le fond même de la vie, l’original de l’existence échappe à toutes ces translations mécaniques et ne se saisit qu’en termes de l’ordre mental. Les plus récents psychologues s’accordent à rejeter l’hypothèse de Kant qui imagine, à l’origine de la vie psychique, un ensemble de sensations détachées, sans aucun lien non seulement logique, mais même psychologique, et attendant là que le sujet pensant veuille bien faire leur synthèse. Kant raisonne un peu à la manière de Condillac, qui introduisait tout d’un coup dans sa statue une odeur de rose, de sorte que la conscience de cette statue eût été, à ce premier moment, tout entière odeur de rose, puis, si on veut, à un second moment, odeur de lis ou d’œillet, puis son de cloche, puis vision d’éclair, etc. En juxtaposant ces sensations détachées, on aurait la conscience primitive imaginée par Kant. Mais nous ne commençons pas ainsi par une « poussière de sensations » qui s’envolent ; il y a plutôt à l’origine un bloc non taillé, non différencié. C’est par l’idée du continu qu’il faut, avec Leibniz, débuter. Leibniz supposait plus vraisemblablement, à l’origine » une conscience confuse enveloppant une infinité d’impressions venues du monde extérieur, et où peu à peu se sont produites des différences, c’est-à-dire des perceptions plus relevées, ayant elles-mêmes pour éléments de petites perceptions non distinguées à part. A priori, on ne comprend guère comment une sensation absolument nouvelle de tout point, telle que l’odeur de rose, pourrait s’introduire tout d’un coup dans une conscience auparavant vide, qui n’eût pas déjà enveloppé en soi de quoi faire la combinaison subtile et complexe appelée parfum, et parfum de rose. En outre, en supposant une conscience tout d’un coup remplie par l’odeur de rose, comment pourra-t-on y introduire de nouveau, ex abrupto, l’odeur du lis ou le son de la cloche ? Le premier champ de conscience pourra-t-il ainsi se transformer en un autre champ de conscience hétérogène ? Par quelle magie auront lieu ces soudaines créations de sensations dont chacune apparaît comme un monde tiré du néant ? Si, de ces considérations a priori, nous passons aux données de la biologie, nous voyons qu’une sensation nouvelle implique une différenciation d’organes préexistants et qu’il ne peut se produire tout d’un coup un nouvel organe sensitif. Il a fallu traverser des degrés sans nombre pour transformer peu à peu la sourde cœnesthésie du début en une sensibilité à la chaleur, puis à la lumière, au son, etc. C’est au sein d’une masse de protoplasma d’abord presque homogène que se sont produites les différenciations progressives. Aujourd’hui nous croyons aux entrées ex abrupto de sensations nouvelles, parce que nous naissons avec des organes tout formés, avec un cerveau garni de cinq fenêtres sur le dehors, dont on n’a plus qu’à ouvrir les volets. L’enfant naît avec des oreilles ; un son se produit, et il entend. Il naît avec des narines ; on en approche une rose, et le voilà en effet devenu tout d’un coup odeur de rose. « Tout d’un coup », est-ce bien sûr, même en ce cas. On peut se demander si l’homme né aveugle, mais né avec des yeux, n’a, dans le tout continu de la conscience, absolument rien qui réponde à ses yeux, aucune sensation faible et imperceptible de la lumière qui l’enveloppe. On peut se demander si le sourd est bien absolument sourd et s’il n’y a aucun élément sonore dans l’ensemble de ses sensations confuses ; s’il ne suffirait pas d’amplifier certaines de ces sensations, de les combiner d’une certaine manière, pour les enfler en un son. A coup sûr, les organes des sens sont des condensateurs, des espèces d’appareils grossissants. Il y a là un problème d’une difficulté inextricable. Ce qui est certain et ce qu’il faut accorder, ce sont les lois posées par James Ward : 1° A la première apparition de la vie psychique, toute nouvelle sensation, ou ce qu’on appelle représentation élémentaire, est en réalité une modification partielle de quelque état général de conscience préexistant, état général qui, grâce à cette différenciation, devient, en tant que tout, plus complexe qu’auparavant ; c’est le passage de l’homogène à l’hétérogène, comme dit Spencer ; 2° cette complexité et cette différenciation de parties ne devient jamais une pluralité de représentations discontinues, ayant une individualité distincte, comme celle qu’on attribue, par hypothèse, aux atomes ou particules élémentaires du monde physique7.
Intensité des sensations. Rôle de l’appétit.
Qualité des sensations
La spécificité des sensations implique-t-elle leur simplicité
« il est impossible de supposer qu’une sensation qui paraît simple et où la conscience ne saisit aucune multiplicité soit en réalité composée, parce qu’ici on ne peut plus distinguer la réalité de l’apparence, la simplicité aperçue de la simplicité réelle12 ». — Nous ne saurions admettre cette théorie. On peut bien dire que ce qui apparaît différent est nécessairement différent d’apparence, parce qu’alors il s’agit toujours de qualité ; mais, quand il est question de simplicité et d’unité, on introduit une considération de quantité et de nombre ; or, rien ne prouve que notre conscience aperçoive les sensations comme elles sont au point de vue du nombre et de la quantité, et non pas seulement comme elles apparaissent à ce même point de vue. Analyser, décomposer, juger la quantité et le nombre, c’est là une opération ultérieure, réfléchie, sujette à caution, qu’on ne saurait confondre avec une conscience immédiate : on n’a pas conscience de la simplicité d’une chose, on ne sent pas la simplicité, on la juge, on l’infère. Quand nous disons qu’une sensation nous paraît une et simple, cette prétendue affirmation est au fond une négation : nous voulons dire que nous ne voyons pas les éléments de cette sensation, s’ils existent, que nous ne les pensons pas à part, que nous ne les discernons pas ; il n’en résulte nullement qu’ils n’existent point et que ce qui est indécomposé dans la sensation soit absolument indécomposable. Non seulement l’objet peut être composé, mais la sensation même peut être complexe, quoique l’aperception, la réflexion sur la sensation n’arrive pas à distinguer les composants. Oui, il est contradictoire de dire qu’il n’y ait aucune différence entre des sensations senties comme différentes, fussent-elles des rêves, mais il n’est nullement contradictoire de dire que des sensations où la conscience ne saisit pas une certaine quantité d’éléments multiples, peuvent fort bien cependant être complexes en elles-mêmes ; la conscience est juge des qualités et de leur différence, mais elle n’est pas un instrument apte à mesurer infailliblement des quantités, à analyser des composés, à saisir des éléments absolument simples. Son impuissance n’est pas la mesure de la puissance des choses. A vrai dire, puisqu’on invoque la conscience, où existe un état de conscience simple pour la conscience même ? Où le saisir ? Où prendre sur le fait ce minimum de la conscience, cet atome mental ? Il est aussi insaisissable que l’atome physique. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de tracer artificiellement des divisions idéales dans la série complexe et continue de nos sensations, de nos perceptions, de nos plaisirs et douleurs, de nos appétitions. Mais, en premier lieu, sous le rapport du temps, nous ne saurions saisir en nous l’instantané : chaque état, même le plus indivisible, comme la vision d’une étincelle électrique, a en réalité une durée, un commencement, un milieu, une fin ; il a un avant et un après. C’est pour cela même qu’il peut devenir partie intégrante du souvenir : il y a déjà de la mémoire dans l’éclair de sensation le plus instantané : ce qui n’aurait aucun retentissement, aucune persistance, si petite qu’elle soit, aucune durée, ne laisserait aucune trace, ne naîtrait que pour mourir en un même instant. Voilà pour la prétendue simplicité dans le temps. Cherchez maintenant, en second lieu, la simplicité dans l’étendue ; essayez de réduire votre vision, par exemple, à un point indivisible avec suppression de la vision indirecte ; pouvez-vous y parvenir ? Il vous suffit d’ouvrir les yeux pour embrasser une infinité de points lumineux ; l’état de conscience enveloppé dans la sensation de la lumière est un océan aux ondes innombrables. La sensation de lumière relativement simple serait produite par un point lumineux excitant un seul cône ou bâtonnet, et une seule fibre du nerf optique : essayez de prendre sur le fait cette sensation. En outre, chaque sensation visuelle est accompagnée de sensations musculaires, venant des petits muscles qui donnent le mouvement à l’œil, et ces sensations jouent un rôle important dans l’appréciation des distances. Une foule d’éléments vibrent donc à la fois dans la plus simple excitation lumineuse, et les éléments de la sensation, ici, sont présents à la conscience sous la forme de l’effet total, quoique non séparés les uns des autres. Dans le domaine du sens qui paraît le plus primitif, le toucher, la complexité subsiste, et la simplicité n’est qu’une limite idéale, impossible à atteindre. Plongez votre corps dans l’eau d’une rivière, et vous aurez à la fois des milliards de sensations de contact, de froid, etc., qui vous arriveront de tous les points de la périphérie. Il n’est pas de pointe d’aiguille si subtile qu’elle puisse, en vous piquant, nous donner une sensation Vraiment indivisible et simple ; cette sensation a toujours un degré divisible ; sans quoi vous ne sauriez la comparer à une autre. Vous ne pouvez d’ailleurs, dans cette comparai son, saisir que des augmentations relativement considérables, des masses. Si vous examinez bien votre conscience, vous reconnaîtrez donc que dans toute sensation il y a une grandeur plus ou moins vaguement sentie, un certain volume, comme disent les Anglais : il n’y a pas de points indivisibles dans la conscience, et même quand vous ne pouvez discerner, décomposer tous les éléments, vous sentez leur présence, vous sentez que chaque sensation est légion, comme vous sentez qu’un grain de sable pressé par vos doigts, si minime qu’il soit, est pourtant un petit globe, un petit monde, Pascal disait une immensité. C’est précisément ce qui fait qu’à notre avis il y a de l’étendue en germe dans tous nos états de conscience, comme il y a de la durée. Chaque état de conscience est pour nous comme un centre de sphère d’où partent en tous sens des rayons plus ou moins saisissables. Un son même n’est pas saisi en dehors de l’espace, dans le monde des esprits, dans le paradis : il est senti corporellement, comme quelque chose qui est plus ou moins voisin ou éloigné, qui a une direction, difficile peut-être à distinguer, mais pourtant réelle. Tout état de conscience est plus ou moins localisable ; chacun a une grandeur intensive qui est implicitement ou explicitement extensive, car l’extensif n’est que de l’intensif répété et représenté dans un certain ordre simultané. Nous pouvons conclure de ce qui précède que les états de conscience, principalement les sensations, sont des composés, sous le rapport du nombre, du temps, de l’intensité, et même de l’extensivité, dont l’étendue n’est que la forme nette, bien ordonnée, combinée avec les sensations musculaires, visuelles et tactiles. Maintenant, les sensations sont-elles aussi des composés sous le rapport de la qualité, par exemple la sensation du blanc, qui semble résulter du mélange des couleurs fondamentales ?
« Puisque la conscience ne saisit ici qu’une seule sensation, dit-on, comment peut-on affirmer que cette sensation est un composé13 ? »— Nous nions que la conscience même, dans la sensation du blanc, n’aperçoive qu’une sensation ; elle a au contraire, si elle réfléchit assez sur soi-même, la sensation d’une pluralité. 1° Elle sent une pluralité de degrés dans une sensation vive de lumière blanche ; elle apprécie que cette sensation est une somme de sensations semblables ; 2° elle saisit aussi une pluralité d’éléments qualitatifs, les uns communs à toutes les sensations de lumière, les autres propres ; nous reconnaissons très bien dans le blanc, non pas la sensation du bleu et du rouge, mais la sensation de lumière, qui se retrouve dans les autres couleurs ; cette sensation de lumière nous apparaît seulement ici comme spécifiée, compliquée, particularisée. C’est cette spécification que nous ne pouvons pas expliquer ; mais, qu’elle soit simple pour être inexpliquée, c’est ce qu’on ne peut admettre. L’impossibilité de l’explication peut venir au contraire d’une trop grande complication. Ainsi il y a certains parfums qui nous paraissent composés de trop d’éléments pour que nous puissions en faire l’analyse et la description ; nous disons alors qu’ils constituent un arôme indéfinissable. De même pour l’arome de certaines liqueurs. Si les partisans de la chimie mentale n’ont point le droit d’admettre une entière identité de composition entre l’excitation physiologique et la sensation psychologique, les adversaires de la chimie mentale, eux, n’ont pas le droit d’admettre qu’à des conditions complexes d’excitation réponde une sensation simple, sous prétexte que cette sensation est particulière et spécifique, car il n’y a rien de plus original et de plus spécifique qu’un composé très complexe. Nous admettons donc, pour notre part, la possibilité d’une fusion, d’une combinaison, d’une synthèse entre des états de conscience, sinon entre des étais d’inconscience mentale, — entre des sensations « senties », sinon entre des sensations « non senties » ; et l’observation vérifie la réalité de ces sortes de synthèses. Par l’habitude, et surtout par l’hérédité, des sensations d’abord simples finissent par faire un tout tellement bien lié et continu que l’analyse n’en distingue plus les éléments. Si nous avions un microscope capable de produire le grossissement des sensations, nous verrions les sensations en apparence simples, surtout celle des cinq sens, qui sont des organes si complexes, se résoudre en plusieurs éléments, les uns de qualité semblable, les autres de qualité dissemblable, d’intensité uniforme ou variable, se présentant simultanément ou en succession, soit régulière, soit irrégulière. Il y a dès à présent des analyses qu’on a pu faire. Nos sensations du goût les plus spécifiques sont précisément celles qui sont compliquées de sensations du toucher et de sensations d’odorat : le piquant du poivre ou l’âpreté du vin sec sont des sensations factuelles, et leurs goûts aromatiques sont en réalité des odeurs14. Un fort coryza, en empêchant l’accès des surfaces olfactives, supprime les saveurs aromatiques. La différence entre la douceur au toucher d’une surface polie et la rudesse d’une surface non polie, quoique produisant des sensations irréductibles pour l’« introspection », est due à ce que, dans un cas, les diverses terminaisons nerveuses, simultanément excitées, le sont aussi également, dans l’autre inégalement : les pointes compriment plus les nerfs et les creux les compriment moins. Chacun connaît les expériences d’acoustique qui démontrent la complexité de nos sensations de timbre, d’acuité, etc. Une-autre preuve de la complexité des sensations spécifiques, c’est la variation de qualité qui accompagne les variations d’intensité, d’extensité et de durée. 1° A l’exception du rouge spectral, par exemple, toutes les couleurs donnent place, tôt ou tard, à un simple gris sans couleur, lorsque l’intensité de la lumière diminue ; et toutes, d’autre part, deviennent indistinctement blanches après une certaine augmentation intensité 15. 2° Une durée plus longue est aussi, en beaucoup de cas, nécessaire pour produire une sensation de telle couleur que pour produire une sensation simple de lumière ou de brillant ; le spectre solaire vu instantanément, n’apparaît pas de sept couleurs, mais seulement de deux, faiblement rouge du côté gauche et bleu du côté droit16. La sensation de couleur est donc, selon nous, une sensation de lumière spécifiée, c’est-à-dire compliquée. 3° De très petits objets, comme des taches colorées sur un fond blanc, quoique vus encore distinctement, apparaissent comme sans couleur au-dessous d’une certaine dimension ; et la relation entre l’intensité et l’extension est telle que, dans de certaines limites, plus les taches sont brillantes, plus elles peuvent être petites sans perdre leur couleur ; ou, plus elles sont grandes, plus elles peuvent être faiblement éclairées sans perdre leur couleur17. Il y a donc ici substitution d’une somme d’effets à une autre ; d’où nous concluons que la sensation est elle-même une sommation, non d’impressions inconscientes (comme le soutient Taine), mais d’impressions conscientes, dont chacune est trop faible, à elle seule, pour se détacher sur le panorama intérieur. En définitive, il y a des sensations différenciées qui, si elles sont réunies et encore mal intégrées, mal fondues, se laissent analyser par la conscience, comme certains éléments se laissent discerner par le dégustateur dans un arôme qui, pour tout autre, paraîtrait indécomposable. Augmentez la fusion, l’unification, en même temps que la complication, vous arriverez à une sensation parfaitement tranchée et d’apparence simple, qui éclatera en quelque sorte, aussi indéfinissable que nette et distincte, au sein de notre conscience. Les effets seront devenus à la fois trop complexes et trop organisés, par conséquent trop spontanés d’apparence, pour que la réflexion puisse en faire la dissection psychologique18. Par cela même, nous nous séparons à la fois et des spiritualistes qui veulent tout expliquer (ou plutôt ne rien expliquer) par des états simples de la conscience, et des matérialistes qui veulent tout expliquer par des éléments simples de quantité, ou par une qualité prétendue simple indéfiniment ajoutée à elle-même, comme serait la résistance, ou enfin par un phénomène prétendu simple, comme le choc. La simplicité est une limite idéale, la complexité et même l’infinité est le réel : l’imagination seule s’efforce de la réduire en points et en atomes, comme aussi en monades.
Élément relationnel des sensations
« Nous n’admettons pas d’abord, dit-il, des idées d’où sortent des jugements, puis des raisonnements ; mais la pensée pour nous commence par des raisonnements, qui conduisent aux jugements, qui eux-mêmes forment des idées. »La seule forme d’activité mentale, ajoute Wundt, qui ait le pouvoir de lier, d’unifier, c’est le raisonnement ; il est l’origine de toute synthèse, conséquemment de toute pensée ; c’est le raisonnement qui établit l’unité de composition de la pensée : la sensation est donc un composé d’états inconscients réunis par une synthèse inconsciente. — Mais, répondrons-nous, en admettant de pareils états, comment comprendre que la fusion de termes inconscients en un raisonnement inconscient fasse de la conscience ? Une pareille explication, qui vient se confondre avec celle de Hartmann, n’est-elle pas encore plus inintelligible que le fait même à expliquer ? Ce fait, c’est qu’il y a des sensations dont nous ignorons les conditions et les causes, dont nous ne pouvons même discerner les éléments, mais qui cependant sont immédiatement saisies par la conscience. Ces éléments, que nous ne pouvons séparer et rendre discontinus comme des molécules mentales, ne sont pas pour cela en dehors de la conscience21. Quant au lien qui les réunit, rien ne prouve que ce soit un lien logique ; tout porte à croire, au contraire, que c’est un lien sensitif et moteur, ce que les physiologistes nomment un lien sensorimoteur. La théorie de Wundt est une sorte de platonisme rationaliste et abstrait. On peut bien admettre que le raisonnement est la forme naturelle de la synthèse logique, mais non de toute synthèse en général. Si on veut former la sensation même avec des raisonnements, on poursuit une chimère, comme Platon qui avait fini par faire de la sensation un « mélange d’idées » ; on recule la difficulté sans la résoudre, car ce n’est pas le raisonnement même qui fournira les termes entre lesquels il établit un lien, soit logique, soit mécanique. Ne faut-il pas toujours en venir à quelque chose qui soit senti d’une manière immédiate, à quelque « marque » qui se laisse apercevoir en elle-même et par elle-même ? De ce que je ne puis exprimer ni traduire ma sensation du rouge dans la langue du raisonnement, comment inférer, avec Wundt, qu’elle soit la conclusion d’un raisonnement, sauf à se tirer ensuite d’affaire en disant que ce raisonnement est inconscient ? Tout au contraire, il faut dire que la sensation n’est pas raisonnée, ni d’une manière consciente, ni encore moins d’une manière inconsciente, mais qu’elle est sentie par un sentiment immédiat. Wundt accorde gratuitement au raisonnement le privilège exclusif « de lier, d’unifier » ; il y a un lien plus fort et plus intime dans la conscience : c’est le sentir et le vouloir. Les rapports qui constituent le raisonnement ne peuvent unir que s’ils sont saisis, et ils ne peuvent être saisis que dans un sentiment spécial où ils sont à la fois réalisés et aperçus : le rapport de ressemblance suppose, nous le verrons plus tard22, un sentiment de ressemblance ; le rapport de différence suppose un sentiment de différence : il y a toujours une certaine affection de la conscience particulière et concrète dont les rapports abstraits sont des extraits. Le sentiment seul unit d’une façon concrète. Sous le mouvement se trouve non la logique de l’entendement, mais l’impulsion de la sensibilité et de la volonté : chercher le plaisir, fuir la douleur, vouloir, et pour cela mouvoir, telle est la seule logique de la vie, dont le mouvement est le signe extérieur et dont le raisonnement des logiciens n’est que la formule inanimée. Aussi Wundt lui-même, dans les dernières éditions de son livre, est-il arrivé à faire de la volonté le fond de l’existence mentale. Riehl s’est inspiré de Wundt, mais, au lieu d’un rapport entre des phénomènes inconscients, il fait consister la sensation dans un rapport entre une stimulation inconsciente et une stimulation consciente. Selon lui, pour que la sensation puisse se produire, il doit y avoir une stimulation précédente dont nous ne sommes pas sensitivement avertis, mais par laquelle et en relation avec laquelle la stimulation nouvelle est appréhendée.
« Ce dont nous sommes conscients dans la sensation est la différence, la relation de deux stimulations, qui, seulement par leur coopération, amènent le produit : sensation. Toute sensation est un processus par lequel nous sommes avertis d’une différence définie entre deux stimulations. La stimulation dont nous ne sommes pas avertis est à celle dont nous sommes avertis comme celle-ci est à la représentation aperçue ; et le processus mental de l’aperception étant un jugement, la forme de l’acte de sensation peut aussi s’appeler un jugement. »C’est sur cette propriété que Riehl veut fonder
« la conscience immédiate de quelque chose qui n’est pas appréhendé par le sens »; et ce quelque chose qui n’est pas nous-mêmes constitue pour nous « le réel existant ». Il y a donc dans toute sensation une position du réel, une reconnaissance d’existence. La sensation ne peut être regardée comme absolue et se suffisant à elle-même ; grâce à son mode d’origine, elle est significative d’une propriété inhérente à quelque chose d’existant. — Mais, demanderons-nous, si la stimulation qui précède la stimulation actuelle est inconsciente, comment puis-je saisir la différence, alors qu’un des termes m’échappe ? N’est-il pas plus naturel de dire que je saisis la différence d’état produite par la stimulation nouvelle (comme une étincelle électrique) dans mon état précédent, dont j’avais une conscience spontanée et générale ? En outre, comment faire, avec Riehl, de la stimulation inconsciente la propriété d’une chose existante et autre que nous-même ? C’est changer un pur vide, vacuum, en une réalité. C’est changer indûment le rapport entre sensation et absence de sensation en rapport de sujet à objet. Quoi qu’il en soit du passage à l’objectif, la sensation ne peut être formée d’éléments inconscients, même combinés avec des éléments conscients, ni consister dans de simples rapports. Les relations entre les éléments sensitifs de la conscience sont des conditions de la sensation générale, mais ils n’en sont pas plus les constituants que les rapports numériques, conditions d’un accord, ne constituent l’accord même.
Rapport nécessaire de la sensation au mouvement