Amy Robsart et les Jumeaux, œuvres dramatiques posthumes. (Hetzel et Quantin.)
Et maintenant, comme vous êtes un homme sérieux qui ne s’amuse point à telles fariboles, et comme du reste vous me demandez : « Et où est le masque de fer dans tout cela ? » je vais vous citer la plainte exquise que dit l’homme au masque de fer dans sa prison, la gracieuse élégie, un peu molle de ton, mais charmante, par où s’ouvre l’acte II :
Ne sont-ils pas délicieux, ces deux vers d’idylle, simples et nus, et si charmants d’allure ?
Hélas ! mon cher masque de fer, c’est le sort de beaucoup d’hommes qui n’ont pas une capuche de velours noir sur le visage ; et m’est avis que vous tournez ici au symbole. Mais, nonobstant, Victor Hugo vous a donné, pour une fois, un bien beau langage.
Étude littéraire et dramatique par M. Léon Lafoscade.
L’influence d’Ossian est très visible dans toutes les œuvres de la première jeunesse de Musset. Celle de Byron, comme vous le savez assez, l’est plus encore. Byron est véritablement le dieu du romantisme français. Il a agi puissamment sur Lamartine, sur Musset, sur Vigny et même sur Gautier première manière. Je ne vois guère que Victor Hugo qui lui ait échappé, mais celui-ci, complètement. C’est pour cela qu’on ne tient pas encore assez compte de Byron quand on fait l’histoire du romantisme français, le grand nom de Victor Hugo dominant le romantisme et un peu l’absorbant. Mais si l’on faisait l’histoire du romantisme, abstraction faite de Victor Hugo, ce qui, du reste, serait bizarre, c’est Byron et Walter Scott que l’on trouverait à chaque pas. L’influence anglaise a été dix fois plus forte sur le romantisme français que l’influence allemande. Vous entendez bien que M. Lafoscade a traité sommairement, car il était terriblement limité, mais fortement, la question si souvent débattue de l’influence de Shakespeare sur Musset. Elle fut immense. Musset, pendant une bonne dizaine d’années, a vécu dans et avec « le grand ami Shakespeare ». Tout le monde s’est aperçu de cela. Pour renouveler la question, M. Lafoscade s’est attaché au détail, au détail un peu minutieux, mais probant ; et il a eu raison. Il mettra, par exemple, en parallèle ces deux dialogues de les Deux Gentilshommes de Vérone et de les Caprices de Marianne ;
« Protéo : Ainsi, à t’entendre, je ne suis qu’un fou ? — Valentin : Ainsi, à t’entendre, je crains bien que tu ne le deviennes. — Protéo : C’est de l’amour que tu médis ; et moi je ne suis pas l’amour. — Valentin : L’amour est ton maître ; car il te maîtrise et celui qui se laisse ainsi subjuguer par un fou ne devrait pas, ce me semble, être subjugué par un sage. »Et maintenant, dans Musset :
« Cœlio : Octave ! Ô fou que tu es, tu as un pied de rouge sur les joues. — Octave : Ô Cœlio, fou que tu es, tu as un pied de blanc sur les joues. — Cœlio : Que tu es heureux d’être fou ! — Octave : Que tu es fou de n’être pas heureux ! »Ce dialogue sur raquette, avec quelque chose d’un peu fantasque qui corrige la régularité mécanique, défaut ou péril de ce genre, Shakespeare et Musset l’ont adoré, peut-être trop, et c’est certainement à Shakespeare que Musset l’a emprunté. Il lui a emprunté des choses meilleures, et par exemple son délicieux instinct féerique. La féerie de Shakespeare est exquise ; elle est légère, aérienne et céleste. Celle de Musset est aussi spirituelle, mais plus terre à terre. Elle sent le poète, certes, mais elle sent un peu l’écolier qui s’amuse et qui souffle des bulles de savon, ou l’étudiant qui suit d’un regard amusé les spirales de la fumée de sa cigarette. Mais qu’elle est gentille ! Et elle se retrouve pourtant dans les drames les plus « humains », comme dit très bien M. Lafoscade. Remarquez, nous dit-il très agréablement, dans On ne badine pas avec l’amour « la grâce toute poétique de ce milieu de convention » qui vous maintient « dans une région intermédiaire entre la réalité et le pays du rêve, et, en face de paysans si délicats, de prairies si fraîches, de sentiers et de fontaines si pénétrés de charme, vous vous sentirez bien loin des vulgarités terrestres ». De même « la Bavière idéale de Musset, avec ses princes invraisemblables et ses étudiants exquis vous donnera l’impression d’un pays bleu, peuplé de fantômes légers, et vous n’auriez aucun étonnement à voir apparaître quelque Titania ou quelque Obéron parmi les bleuets au milieu desquels est assis Fantasio ». Et précisément, puisque le nom de Fantasio arrive, remarquez-vous que non seulement dans Shakespeare il y a une féerie du lieu, des costumes, des figures et des personnages, mais aussi comme une féerie du dialogue ? Les personnages ont souvent comme un langage de rêve, flottant, indécis ou brusquement capricieux, le tout dans une grâce et une aisance de vols d’hirondelles. C’est un langage, lui aussi, détaché de la terre, et qui est comme celui des nuages, des rayons et des oiseaux. La Tempête de Shakespeare et le merveilleux premier acte de Fantasio sont tout entiers, à très peu près, écrits dans ce style-là. Le tort de Musset, ou sa défaillance, c’est de ne pouvoir pas le soutenir aussi longtemps que son divin maître. Ainsi, faites cette preuve : relisez tout le premier acte de Fantasio. Il ne faut pas barguigner : Shakespeare n’a jamais fait mieux en ce genre. Il ne faudrait même pas me pousser beaucoup pour me faire dire qu’il n’a jamais fait aussi bien, aussi purement, qu’il n’a jamais écrit un acte où la fantaisie aventureuse, mélancolique et spirituelle se maintînt toujours aussi bien dans son ton, dans son vrai ton, sans chute dans la turlupinade ou sans écart dans le coq-à-l’âne. Mais passez à l’acte II. Ah ! ah ! c’est encore bien joli. Mais cependant, la fantaisie de Fantasio commence à sentir la fatigue, un peu, si peu que vous voudrez, mais un peu.
« Comment appelez-vous cette fleur-là, s’il vous plaît ?
— Une tulipe. Que veux-tu prouver ? — Une tulipe bleue ou une tulipe rouge ? — Bleue, à ce qu’il me semble. — Point du tout ! C’est une tulipe rouge ! — Comment arranges-tu cela ? — Comme votre contrat de mariage. Qui peut savoir sous le soleil s’il est né bleu ou rouge ? Les tulipes elles-mêmes n’en savent rien. Les jardiniers et les notaires font des greffes si extraordinaires que les pommes deviennent des citrouilles et que les chardons sortent de la mâchoire de l’âne pour s’inonder de sauce dans le plat d’argent d’un évêque. Cette tulipe que voilà s’attendait bien à être rouge ; mais on l’a mariée et elle est tout étonnée d’être bleue. C’est ainsi que le monde entier se métamorphose sous les mains de l’homme, et la pauvre dame Nature doit se rire parfois au nez de bon cœur quand elle mire dans ses mers et dans ses lacs son éternelle mascarade. »Sentez-vous assez qu’il y a ici un peu de fatigue et que Fantasio ne laisse pas ici de faire de la fantaisie ? C’est ce que vous trouverez assez rarement, je crois, dans le divin William. Je n’ai pas besoin de dire que M. Lafoscade parlant de Musset imitateur de Shakespeare a étudié de très près Lorenzaccio. Son étude est très bonne sur ce point. Je ne serais pas toujours de son avis et par exemple je ne le suivrais pas quand il dit que Lorenzaccio est « plus compliqué qu’Hamlet » ; car je trouve que c’est le contraire et que personne n’est plus compliqué qu’Hamlet ; mais je le félicite d’avoir bien vu qu’en même temps qu’un Brutus, Lorenzaccio est un artiste, un artiste du vice, que le vice amuse et qui fait relativement au vice une expérience de laboratoire, tantôt sur Florence, tantôt sur Médicis, tantôt sur lui-même. C’est très fin. Je voudrais m’étendre. Étendez-vous vous-mêmes. Après une brève étude sur Richardson, que Musset a évoqué dans Il ne faut jurer de rien, M. Lafos-cade passe aux Allemands, à Gœthe, à Schiller, que Musset a peu exploités, mais qu’on voit qu’il a bien pratiqués ; à Jean-Paul Richter enfin, trop peu connu et que j’avais, pour mon compte, signalé avec insistance comme ayant été pendant un bon temps une des idoles d’Alfred de Musset. Il a rattaché, au moins en partie, l’adoration de Musset pour les jeunes filles, à son commerce avec Jean-Paul. Très bien ! N’appuyons pas trop. Ne grossissons pas. Musset adorait les jeunes filles, malgré sa précoce dépravation (ou à cause d’elle), d’abord parce qu’il les adorait. C’est comme Molière. Je ne dis pas : c’est comme Marivaux, les jeunes filles de Marivaux étant des jeunes femmes. Ces libertins sont souvent admirables pour peindre la candeur et pour être passionnément et délicieusement amoureux de la pureté. N’est-ce pas
Mais il est vrai que Musset a pu devoir à Jean-Paul quelque chose des couleurs discrètes et délicates dont il peint ses jeunes filles, et que pour qui a lu Richter ces vers miraculeux sont comme personnes de connaissance :
M. Lafoscade passe ensuite aux Italiens et il est forcé de se restreindre plutôt qu’il n’est tenté de s’espacer, l’Italie, après Paris, car il a peu connu la France et même pas du tout, ayant été la seconde patrie de Musset, comme de Stendhal. (Sur l’Italie et les Français du temps du romantisme, il faut lire aussi l’Italie des Romantiques, par M. Urbain Mengin. C’est un livre d’une documentation minutieuse. On sent que M. Paul Bourget a passé par là.) M. Lafoscade nous révèle avec précision et avec aisance, du reste, tout ce que Musset doit à Varchi, à Bandello, à Boccace et à… l’Italie même. Musset a lu beaucoup d’italien, et je ne dirai pas du meilleur ; car il n’a pas été puiser aux sources profondes. Il ne semble pas avoir vraiment connu Dante. Le très beau procès qu’il fait à Dante sur le propos de Francesca de Rimini et la très belle définition du poète,
« grande âme immortellement triste », ne doivent pas faire illusion là-dessus. Je gagerais qu’il n’a pas lu Dante. Tout le monde connaît :
« lasciate »et
« le souvenir heureux dans les jours de douleur »sans avoir lu Dante, comme on connaît :
« Sais-tu le pays où fleurit l’oranger ? »sans avoir lu Gœthe. Ces « vases brisés » sont même un des plus grands éléments d’ennui dans la conversation et une des plus grandes sources d’erreurs dans les appréciations littéraires de la foule. Combien de personnes s’imaginent que Parny est un précurseur de Lamartine à cause des douze vers de Parny :
« Son âge échappait à l’enfance… »Et Dieu sait si Parny est un précurseur de Lamartine ! Donc Musset semble n’avoir pas lu Dante, ni le Tasse, ni l’Arioste ; mais il a lu avec délices Boccace, le Machiavel des Contes et Nouvelles et Léopardi. C’est quelque chose. Et il en a tiré bon parti. Cette finesse voluptueuse et ce libertinage spirituel des Italiens allait admirablement bien à sa nature, beaucoup plus que toute autre inspiration. Encore une analogie avec La Fontaine, qu’on rencontre toujours… d’abord quand il s’agit d’un grand poète (même de Lamartine) et particulièrement quand on parle d’Alfred de Musset. Mais c’est encore l’Italie elle-même, l’Italie en soi et non vue à travers ses poètes et prosateurs, qui a le plus et le mieux inspiré, pénétré, infecté Musset. Chose étrange ! Il ne l’a pas vue ! Il a vu Gênes, qui n’est pas encore beaucoup l’Italie. Il a traversé rapidement Florence, et il a été malade tout le temps à Venise ! Et tout cela en hiver, en plein hiver. Voir l’Italie en trois mois, le plus souvent de son lit et en hiver, ce n’est guère voir l’Italie ! N’importe ! L’impression a été profonde. Une bonne moitié de l’œuvre de Musset porte des traces de la sensation italienne. C’est dispersé, c’est flottant, c’est quelque fois à peine sensible ; c’est pourtant incontestable pour qui a passé par où Musset avait passé lui-même. M. Lafoscade a très bien analysé tout cela.Tenez ; ce n’est pas de M. Lafoscade que je tiens cela ; c’est de M. Urbain Mengin ; mais c’est bien à sa place ici. Parce que les deux tiers de À mon frère revenant d’Italie est fait « de chic », Musset n’ayant jamais vu ni la Sicile, ni les Abruzzes, ni Naples, ni Ischia, ni Rome, — ou plutôt parce que les deux tiers de À mon frère revenant d’Italie sont la mise en œuvre des conversations de Musset avec son frère, — on croit que d’autres détails sont d’imagination aussi et l’on sourit à ce vers sur Venise,
« Des prés à Venise, se dit-on, et des tonnelles ! Il confond avec Viroflay. » — Mais s’il vous plaît, du temps de Musset il y avait une prairie, une grande prairie à la pointe de la Guidecca, avec des guinguettes de faubourg, et une petite église dédiée à san Biago (saint Blaise), et c’est ainsi que s’expliquent et que se justifient très exactement les vers précédents et ceux aussi de la « Chanson » :Ou sur les raisins empourprés
Restent
« les raisins empourprés »que Musset n’a pu voir au mois de janvier, même en Italie. Soit. Mais il a vu la vigne sur la tonnelle et il y a laissé son cœur que les raisins de septembre ont pu entourer de leurs grappes vermeilles… — Vous allez voir, me direz-vous, que M. Lafoscade, à force de se promener en Angleterre, en Allemagne et en Italie pour y trouver les affluents de Musset, n’a oublié que ses affluents français. — Point du tout ! M. Lafoscade en tient, au contraire, le plus grand compte. Il rappelle La Fontaine, qui fut un des maîtres, des premiers et des derniers maîtres, de Musset ; il a lu de près les « proverbes » de Carmontelle et de Leclercq, où Musset a tant puisé, quelquefois avec une certaine indiscrétion. Je ne parle pas de On ne saurait penser à tout, qui est un démarquage du Distrait de Carmontelle, comme on le savait depuis longtemps, ce qui prouve que Molière n’est pas le seul à prendre son bien où il le trouve, péché bien véniel :
« Vous leur fîtes, Seigneur, en les pillant, beaucoup d’honneur. »Mais lisez-moi ceci (entre cent exemples) :
« Imaginez-vous, Madame, un fond… Je ne peux pas bien vous dire… ce n’est pas jaune, ce n’est pas blanc ; c’est soufre pâle, ou paille ; oui, c’est paille ; un ruban couleur de noisette et bleu qui entoure un faisceau de roses ; qui fait la bordure ; le milieu, des pavots et des lis, avec des grenades et des instruments de musique.
— Cela doit être superbe ! — Vous vous imaginez bien ? — Et vous vous assoiriez sur des instruments de musique ? — Oui, vraiment !… Mais, à propos, vous avez raison, cela est absurde ! Allons, me voilà dégoûté de mon meuble. Je ne l’achèverai pas… »Vous avez lu ? Est-ce d’un proverbe de Musset, ou d’une chronique de Mme de Girardin ? C’est de Carmontelle. Ajoutez à cela les conteurs et petits poètes du dix-huitième siècle dont Musset raffolait, et vous aurez tout le contingent de l’influence française. Il faut remarquer une chose importante. Chateaubriand n’a eu aucune influence sur Musset. Je doute que Musset l’ait lu. Je suis à peu près sûr qu’il ne l’a pas lu. Musset est le seul romantique français sur qui Chateaubriand n’ait pas eu d’influence. Je ne sais pas trop pourquoi. Lamartine, somme toute, c’est Chateaubriand en vers, et Musset a adoré Lamartine. Ne dites point que Musset est de la seconde génération romantique sur laquelle Chateaubriand, vieilli et démodé, n’a pas eu de prestige. Musset, à cause de sa précocité, est bien de la première génération romantique. Il commence à écrire en 1826, six ans après les Méditations, au moment des Harmonies et au moment où la gloire et la popularité de Chateaubriand sont à leur apogée. Chateaubriand n’a légèrement décliné dans l’esprit des hommes qu’à partir de 1835. Enfin, c’est un fait. Byron et Lamartine ont été les grands maîtres de Musset. Chateaubriand, point du tout ; beaucoup moins que Carmontelle. Inutile de dire qu’il en a eu un autre, qui l’a fasciné, c’est George Sand. On sait toute l’histoire. Je dirai même qu’on l’a beaucoup trop racontée. Ce qu’on connaît moins, ce sont les vers de Musset à George Sand, de 1832 à 1833. J’en transcris ici quelques-uns, qui sont presque inédits, et qui auraient été à leur place dans le livre de M. Lafoscade. D’abord un sonnet, retrouvé dans les papiers de Sainte-Beuve et qui porte la date d’août 1833 :
Ceux-ci sont moins inconnus, et, du reste, meilleurs. On y voit (1832) Musset lisant Indiana, fascicule par fascicule, dans la Revue des Deux Mondes et prévoyant les péripéties du roman. La rêverie où cela le plonge lui inspire des vers dont quelques-uns sont des plus beaux qu’il ait écrits :
Et ce qu’on connaît moins encore, c’est quelque chose que M. Lafoscade nous apprend ; c’est que Lorenzaccio est, sous sa forme primitive, de George Sand. C’est du moins extrêmement probable. Il existe, en manuscrit, un drame sur Lorenzaccio, intitulé « Une Conspiration en 1537 ». Ce drame est de George Sand, écrit tout entier de sa main. Il est antérieur au voyage en Italie, très probablement, et doit être rapporté à 1828-1831. Que Musset en ait eu connaissance, c’est insuffisamment prouvé ; mais il y a commencement de preuve, et il y a présomption très forte. Vous verrez tout cela dans le livre de M. Lafoscade. Je le supplie, par parenthèse, d’être moins concis sur ce point qu’il ne l’a été. Il a resserré cette affaire en une page de notes. C’est clair, oui, mais c’est trop court. Il fallait une petite brochure sur un point de cette importance. Soit dans une brochure, en effet, soit en appendice de la seconde édition de son livre (et du reste des deux façons successivement), je demande à M. Lafoscade de publier sur cette question un excursus d’une étendue proportionnée à l’importance de l’affaire, et où il y aurait : 1° un sommaire de l’œuvre de George Sand ; 2° des extraits, significatifs et probants, de cette œuvre ; 3° une discussion d’où sortirait la preuve que ce Lorenzaccio de George Sand est de 1828-1831 ; 4° une discussion d’où sortirait la preuve que Musset en a eu connaissance. Je demande cela instamment à M. Lafoscade pour contenter une curiosité légitime et qu’il a éveillée plutôt que satisfaite et pour compléter un ouvrage aussi agréable qu’utile. Mais où est-il, ce manuscrit de George Sand ? Voyons, ne faites donc pas l’innocent. Il est chez le vicomte de Lovenjoul. Où voulez-vous qu’il soit ?
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Et la femme donc ! C’est de ce romantisme inapaisé, dans Dumas fils, qu’est né ce singulier mysticisme qui a tant étonné chez lui à une certaine époque. Le mysticisme est la religion des gens d’imagination. Il n’y a pas de mysticisme du bon sens. Les romantiques ne se sont pas contentés d’être religieux ; ils ont été mystiques, ou plutôt ils ont donné dans le mysticisme sans entrer dans la religion. Dumas n’était pas chrétien et il avait tout un côté de son esprit ouvert du côté du mystérieux… Il lisait la Bible avec une espèce d’horreur sacrée et de frisson voluptueux. D’instinct il allait au plus ténébreux et au plus énigmatique de ces choses profondes. L’Apocalypse l’attirait d’une sorte de fascination. Il en est resté quelque chose dans les fantaisies morales où il se délassait en s’y égarant, L’Homme-Femme, et autres grimoires, traversés de soudaines et magnifiques lueurs ; dans quelques-unes de ses pièces aussi, comme La Femme de Claude et L’Etrangère ; enfin dans quelques-unes aussi de ces déconcertantes préfaces, qui souvent ne sont autre chose que des poèmes, des rêveries de poète entraîné par son imagination, par sa verve, par des commencements d’extase, par le mouvement des mots encore et ce qu’on pourrait appeler la fièvre verbale, préfaces comme jamais on n’en avait écrit, comme je ne conseillerais à personne d’en écrire, auxquelles on peut reprocher d’être peu suivies, peu logiques, peu claires, peu démonstratives avec un appareil extraordinaire de démonstration ; mais auxquelles on ne saurait refuser d’être prodigieuses, ce qui, au demeurant, est quelque chose. Et à côté de ce romantique éperdu, il y avait un polémiste, un combatif, un homme ferme dans la dispute et opiniâtre dans l’attaque, dans la réplique et dans la riposte. Aussi bien, il suffisait de le voir, avec sa démarche de soldat, ses épaules d’athlète, ses moustaches de capitan et son port de tête de conquistador. Buffon avait l’air d’un maréchal de France, Dumas fils d’un colonel du premier Empire. La première fois que je le vis, beau comme le rêve d’une femme de trente ans, je m’écriai : « C’est le colonel Fougas ! » Aussi bien encore, il a commencé en batailleur. En 1848 il a fait toute une campagne de presse d’une ardeur et d’une verve endiablées, à la Cassagnac ou à la Rochefort, dont le Conseil municipal de Paris s’est peut-être souvenu récemment, non moins que de son pamphlet de 1871. Ce qu’il avait été à ses débuts, il le fut toujours, à peine avec quelques trêves. Au théâtre, sa combativité est devenue le souci presque continuel de poser des thèses et de les soutenir. N’oubliez point que si cela n’est qu’une forme du théâtre, c’en est la forme peut-être la plus vivante. N’oubliez pas que la moitié des pièces de Molière sont des pièces à thèse, sans cesser d’être des études de l’âme humaine. Ce n’est pas la pièce à thèse qui est mauvaise, c’est la pièce qui n’est qu’une thèse. Il y a une grande différence. Dumas combattit, plaida, prêcha et dogmatisa sur la scène avec une ardeur inquiète et intraitable. Thèse dans Le Demi-Monde (comme quoi les honnêtes gens ont le devoir, au mépris de certaines délicatesses, de se conjurer contre l’intrusion des courtisanes dans le monde honnête). Thèse dans La Question d’argent (comme quoi entre le monde des affaires et le monde bourgeois il faut maintenir le fossé profond et ne pas jeter de passerelle). Thèse dans Le Fils naturel (comme quoi l’on est le père des enfants qu’on élève et non pas des enfants qu’on fait, et que l’enfant n’a pas de devoir envers le père qui ne l’a pas élevé). Thèse dans Les Idées de Mme Aubray… Mais il n’en est guère qu’il ne fallût nommer, si l’on voulait être complet. D’autant plus que c’est sur un autre aspect de ce même instinct combatif que je voudrais appeler un instant l’attention. Oui, d’abord, Dumas est polémiste, en ce sens qu’il défend une thèse généralement hardie, et même paradoxale pour le temps où il écrit ; mais il l’est surtout en ce que, neuf fois sur dix, sa pièce est un combat qu’il livre à son public, et un défi qu’il lui jette avec une vaillance de champ clos. Les vieux messieurs qui croient encore que la littérature est l’expression de la société ont quelque chance de se tromper un peu, si, vers 1930, cherchant quel était l’état de l’esprit public vers 1870, ils compulsent avec diligence les œuvres de Dumas. Ce que Dumas a fait applaudir à force de talent, c’est presque toujours l’opinion, l’idée générale la plus opposée au sentiment intime du public du temps. Faire accepter et faire applaudir, au moins un instant, ce qui choquait les préjugés, et même les idées très saines, des quinze cents spectateurs réunis sur les gradins, c’était pour Dumas une victoire de haut goût, un triomphe de raffiné qu’il savourait avec l’âpre ivresse des grands lutteurs. Il s’y ingéniait et renchérissait jusqu’à une certaine bravade qui sentait son paladin ou son héros homérique. Exemples. Le public a cette opinion qu’un honnête homme ne doit jamais trahir le secret d’une femme qui a été sa maîtresse. Il serait piquant de bousculer cette idée si répandue et d’imposer au public, comme « personnage sympathique », un homme qui précisément fait cette prétendue infamie. Essayons : Demi-monde. — Le public croit à la « voix du sang » chère au mélodrame, et voit toujours dans le père, même négligent, un personnage sacré. Il serait beau de lui imposer comme personnage sympathique un fils qui renie son père. Tentons l’aventure : Fils naturel. — Quoi encore ? Si nous faisions épouser par un honnête homme une fille-mère avec approbation et admiration, ou tout au moins acquiescement du public. Essayons : Idées de Madame Aubray. — Réitérons : Denise. C’est là vraiment qu’était la vaillance hautaine de Dumas fils. Généralement le poète dramatique prend son public pour complice. C’est même une méthode qui a comme force de règle et titre de loi au théâtre. Amener d’une façon ingénieuse et inattendue le dénouement que le public désire et appelle de tous ses vœux, c’est un des préceptes fondamentaux et une manière de principe d’art dramatique. Très souvent Dumas s’est appliqué, à l’inverse, à amener ingénieusement, et surtout énergiquement, le dénouement que le public repoussait depuis le premier acte de toutes les forces de ses préjugés. Rien qui caractérise mieux l’instinct belliqueux du petit-fils du général Dumas. Et remarquez bien qu’il ne faut pas dire : Procédé connu ; emploi du paradoxe. Le paradoxe a toujours été employé pour faire effet et fixer l’attention d’un public nonchalant. — Pardon ! Dans le livre le paradoxe est un procédé si facile et si peu dangereux qu’il y a courage, non pas à l’employer, mais plutôt à exprimer des vérités de bon sens et des idées traditionnelles. Mais au théâtre, c’est face à face que vous jetez au public et l’idée et le fait, dont il ne veut pas et qu’il repousse. Voilà pourquoi le paradoxe, et l’ironie, et tout ce qui n’est pas pour épouser immédiatement le sentiment du public assemblé et entrer comme de plain-pied dans son cœur, est au théâtre infiniment dangereux. Mais le danger était précisément où se plaisait Dumas fils et l’atmosphère où se dilataient avec allégresse ses larges poumons de lutteur. De là ce qu’il y a d’excessif souvent, de tendu dans ce théâtre ; mais aussi ce qu’il y a de vivant, de vibrant, d’énergique et de hardi. Les philosophes nous disent que toute beauté est l’expression d’une force. Il se peut ; mais à ce compte il y a en art des forces étalées, abandonnées et nonchalantes. Mais là où se voit vraiment le déploiement d’une force qui se sent comme telle, qui a conscience d’étre une énergie parce qu’elle se dresse dans un élan et dans un effort, c’est en ces œuvres qui sont des actes et qui sont des assauts, et qui réussissent à être des victoires. Il y a peu de monuments littéraires où éclate plus que dans celui de Dumas fils la marque d’une volonté. Et enfin nous arrivons aux dessous solides et puissants, aux bases larges de ce beau talent. Dès le premier jour jusqu’aux derniers, en Dumas fils, sous l’homme d’imagination, de fantaisie et de vision, sous l’homme de volonté, de combat et de défi ou de gageure, il y avait un vigoureux observateur et un homme qui avait le sens du réel. Entendons-nous bien, et sachons marquer les limites. L’horizon de l’observateur, chez Dumas, était restreint. Ce serait l’amoindrir, mais point jusqu’à être injuste, que de dire que ce que Dumas a bien observé et bien connu, ce sont les femmes et les fémineux. Les femmes et ceux qui les aiment, voilà le domaine de Dumas, qui du reste embrasse bien les deux tiers de l’humanité. Une ou deux fois, un artiste dans Diane de Lys, un financier (assez faible, quoique amusant) dans La Question d’Argent, un « homme supérieur » (assez faible, quoique ennuyeux) dans La Femme de Claude. Essais de digression, si l’on peut ainsi parler. Mais en général femmes et fémineux, voilà ce que nous a décrit Dumas fils, parce que c’était là l’objet qu’il avait beaucoup considéré et qu’il connaissait pleinement. C’est là qu’il est un maître observateur et un maître peintre. Tous les « types » qu’il a créés et qui resteront sont de cet ordre et comme de ce département de l’espèce humaine. C’est la Courtisane amoureuse, type très ancien dans la littérature et peut-être dans la réalité, et depuis 1852 reproduit à satiété par le roman et par le théâtre, mais qui en 1852 était nouveau sur la scène et d’une incroyable hardiesse dans la pleine vérité avec laquelle il nous était donné. C’est la Courtisane ambitieuse, acharnée avec une incroyable adresse à pénétrer dans le monde honnête et à conquérir la seule chose qui lui manque, l’honorabilité, type qui n’existe plus, à cause du « progrès » des mœurs et parce que Suzanne d’Ange aujourd’hui, non seulement n’a aucune peine à se faire ouvrir les portes du monde bourgeois, mais à ce qu’on m’assure, pour peu qu’elle soit riche, n’a qu’à ouvrir les siennes, et charme de joie et d’orgueil les plus irréprochables bourgeoises en les recevant ; — mais songez que Le Demi-Monde est de 1855. C’est « l’Ami des femmes », admirable caractère plusieurs fois repris et reproduit dans le théâtre de Dumas, où la postérité ne voudra peut-être voir qu’une transformation du roué du xviiie siècle, mais qui est tout autre chose, qui représente d’une part l’homme connaissant les femmes et s’en jouant pour son plaisir, mais d’autre part, et c’est là le point, l’homme amoureux encore sans être passionné, l’homme amoureux d’esprit plutôt que de cœur, inquiet encore et frémissant d’une sorte d’amour cérébral ; et c’est là un homme qui porte au front comme la marque et la date de son temps… Et c’est encore, pris cette fois un peu plus bas dans l’humanité moyenne, et moins exceptionnels, et aussi bien saisis, partant plus vrais encore, dans le sens que ce mot a en littérature, et plus sûrs de l’immortalité, le merveilleux « Monsieur Alphonse », dont tous les Paysans parvenus et tous les Paysans pervertis n’avaient donné qu’une pâle esquisse, et que seul Bel ami a égalé avec, du reste, moins de concentration et de relief ; — et l’incroyable « Mme Guichard », la femme du peuple amoureuse, si réelle, si précise, si solide, si lumineuse de vérité vivante « qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait » ; et je me trompe, qu’il semble qu’on la voit et que c’est une personne qui vient d’eutrer dans votre chambre. J’en oublie, ou plutôt j’abrège. Le plus grand peintre d’amoureux et d’amoureuses depuis Racine, c’est Dumas fils.
« Je cherchai, a-t-il dit, dans la préface de La Femme de Claude, le point sur lequel ma faculté d’observation pouvait se porter avec le plus de fruit. Je le trouvai tout de suite, c’était l’amour. »Il s’est bien connu ce jour-là. Dumas n’avait même de faculté d’observation que sur ce « point »-là. Mais ce point est large, et la faculté d’observation dont il était doué à cet endroit était d’une pénétration infinie. Il est telle de ses femmes, Mme de Simerose par exemple, qu’on peut reprendre et creuser dix fois sans l’épuiser, tant se prolongent dans d’insondables profondeurs les fils croisés et entrelacés, les ressorts déliés et frêles de cette âme complexe et fuyante, et toujours vraie pourtant, d’enfant malade. Ici même l’étude était trop poussée à fond pour le théâtre, et les spectateurs des premières représentations n’y comprirent rien. Ceux d’à présent, en revanche, font semblant de comprendre. Mais c’est un honneur pour un homme de théâtre, quand, du reste, il a réussi de plain-pied vingt fois, de laisser une ou deux œuvres supérieures qui ne peuvent être pleinement entendues qu’à la lecture, et qui veulent être savourées pour être goûtées. Tel est, dans ses traits essentiels, le dramatiste éminent que nous venons de perdre ; et je n’ai pu rien dire, bien entendu, en une si courte étude, de son art proprement dit, de son métier, de la construction ingénieuse et forte de ses machines dramatiques, de son don pour faire comprendre par deux ou trois traits toute une situation, de la rouerie incroyable avec laquelle il sait surprendre et renouveler l’intérêt. Ce sont choses qui ne se démontrent que par des exemples, et les exemples prennent plus de place que je ne puis en usurper ici. Comme moraliste, Dumas a eu plutôt des tendances que des conclusions, et l’on a triomphé bruyamment plus d’une fois en rapprochant ses conclusions contradictoires. Mais ses tendances n’en sont pas moins nettes, à les prendre en leur ensemble. Comme tous ceux qui se sont penchés curieusement sur les problèmes de l’amour, Dumas était très pessimiste. Il considérait l’amour avec une curiosité amoureuse où il entrait une infinie terreur, et un peu de tendre pitié. La femme lui paraissait extrêmement redoutable, et non moins l’homme dans ses rapports avec la femme. Il n’avait pas « remué la bouteille » sans en trouver « le fond » et sans éprouver à quel point il était « amer ». Il n’aurait pas dit avec Mme de Staël : « Il est indifférent de commencer ou de finir par ne pas s’aimer. » Il aurait dit : « Il vaut mieux commencer que finir par ne s’aimer pas. » Le goût et l’effroi de l’amour sont l’accent même et l’esprit de tout ce théâtre. Et tantôt ses conclusions sévères et violentes, tantôt ses conclusions indulgentes et tendres pour la femme, sont également l’effet de ce sentiment complexe de terreur et de pitié. « Terreur et pitié », disait Aristote, c’est toute la tragédie. Dumas a soulevé puissamment ces deux émotions dans le cœur des spectateurs, parce qu’il les a pleinement éprouvées. Et quant à ses thèses, qui sont toujours extrêmes parce qu’elles ne sont jamais que des transformations et des prolongements de ses émotions, de ses passions, qu’en restera-t-il ? Rien du tout, si ce n’est qu’il les a soulevées et soutenues avec une incomparable vigueur et que par là il a fait penser. Faire penser au théâtre en même temps qu’émouvoir, ce fut donné à très peu d’hommes. Presque jamais Dumas n’a fait l’un sans l’autre. C’est pour cela que le titre de penseur en même temps que celui de dramatiste lui est dû et lui restera. Le penseur, ce n’est pas celui qui conclut. Rien n’est plus facile. C’est celui qui laisse derrière lui, partout où il passe, une longue, une puissante, peut-être une féconde excitation d’esprit public.
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Représentation, pour le centenaire de George Sand, de Claudie Drame en trois actes représenté pour la première fois à Porte-Saint-Martin, le 11 janvier 1851.
« J’ai été fort souffrante pendant quelques jours, et dans ce moment je suis écrasée de travail. Le succès d’argent de Claudie est moins beau que le succès littéraire. Soit qu’on me vole beaucoup (et je le crains), soit que la bêtise de l’administration laisse le public s’endormir, soit enfin que le fonds (sic) de la pièce choque le bourgeois, je ne retire pas de cette pièce la huitième partie de ce que le Champi m’a rapporté tout doucement, mais sans intermittence. Je fais donc vite une autre pièce [sans doute, croit M. Rocheblave, un certain drame qui s’appela d’abord Gabriel, puis Julia, et dont seule la correspondance inédite fait mention], car me voilà bientôt Gros-Jean comme devant. »Elle écrivait, quatre ou cinq jours après (car j’ignore si l’an 1851 fut bissextile), elle écrivait, le 2 mars 1851 :
« Mon enfant, ne dis pas tout haut, ne dis même à personne que je crois qu’on me vole. Comme ce sont des choses impossibles à prouver, cela ferait une histoire et m’attirerait des désagréments graves. On ne peut pas voler sur les recettes apparentes, celles qui sont vérifiées par l’agence dramatique et sur lesquelles j’ai un droit fixe : on peut voler et on vole, dans tous les théâtres, sur un nombre considérable de places que la direction vend sous main, hors du bureau, aux marchands revendeurs de billets, outre le droit fixe réglé avec lesdits marchands et les auteurs… Tous ceux qui connaissent la salle disent qu’on faisait de 4.000 à 4.500 ; mais comment le prouver, puisque l’agence dramatique elle-même n’y voit que du feu ? Donc il faut se laisser faire ou s’embarquer dais des querelles indécentes et sans résultat. J’entre dans ces détails peu intéressants pour que tu saches ce que c’est et pour que tu sois très prudente sur ce que tu en diras. Fais des questions ; mais ne dis pas ce que je soupçonne et ce que tous les auteurs, je crois, soupçonnent de leurs propres affaires de théâtre, sans vouloir entamer des luttes d’où ils sortiraient tondus et accusés de diffamation, condamnés peut-être comme calomniateurs de l’innocence. Enfin les droits d’auteur de Claudie me rapporteront, je crois, 7 à 8.000 fr. en tout. C’est beaucoup moins que le Champi, qui avait fait moins de bruit, mais où les choses se sont passées loyalement entre Bocage et moi. Je suis si habituée à ne pas bien faire mes affaires, que j’en prends mon parti et me remets à l’ouvrage sans souffler… »Le post-scriptum d’une lettre de la première quinzaine de mars 1851 contient ceci :
« Claudie est finie à la Porte-Saint-Martin. On nous a fait des tours pendables et inexplicables. Ils ont fait pour eux beaucoup d’argent et ils ont tout fait pour nous faire reprendre la pièce ; c’est incompréhensible. »Enfin, le 23 mars, elle écrivait :
« Ce que je te disais de Claudie est réel. À la 43e représentation je l’ai retirée parce qu’on voulait réduire nos droits d’auteur à rien en faisant jouer d’autres pièces avec. Ce serait long à t’expliquer. Le résumé est que, faisant avec ma pièce plus d’argent que tous les théâtres de Paris, ils ont tout fait pour la faire mourir dans leurs mains, et cela est inexplicable encore pour moi. Il y a eu ou profonde bêtise de leur part, ou engagement secret pris avec des créanciers sur ma pièce, et qu’ils ont voulu flouer ; ou affaire de police et de ministère sous jeu. Ma pièce m’appartient ; je laisserai passer quelque temps pour la faire ressusciter ailleurs dans de bonnes conditions [elle fut remontée, en effet, plus tard, me dit M. Rocheblave, à l’Odéon, par Bocage], et j’en fais une autre en attendant. »Et si vous me dites dédaigneusement que tout cela sent bien l’argent, et si vous me citez le vers de la Métromanie :
et si vous vous étonnez que George Sand fût si préoccupée de la recette, je vous dirai une anecdote que je sais très authentique. George Sand discutait un jour, assez vivement, avec un éditeur, les droits d’auteur d’un roman. L’éditeur, un peu impatienté, mais du reste atténuant par un sourire la verdeur de l’observation, finit par dire : « Enfin, vous aimez donc l’argent, Madame Sand ? » George Sand, haussant les épaules et riant de tout son cœur : « Es-tu bête, mon petit ! Je n’aime pas l’argent… j’aime la dépense. » Toujours est-il que le drame Claudie eut un très réel succès, et qui aurait pu être plus prolongé (puisqu’en définitive c’est George Sand qui l’a retiré) en 1851, qu’il en a eu un très vif toutes les fois qu’on l’a repris et qu’il vient de remporter un triomphe le Ier juillet 1904, cinquante-trois ans après sa naissance, sur la scène de la Comédie-Française. Et c’est qu’il est, en effet, comme je le disais pour commencer, une très belle chose. D’abord il a de la grandeur. C’est véritablement un poème épique rustique dans la manière d’Homère. Il fait songer à certaines scènes de l’Odyssée beaucoup plus qu’à Hermann et Dorothée, et même beaucoup plus qu’à Théocrite. Avec Claudie, nous touchons au vrai primitif, j’entends au primitif qui est déjà très littéraire et qui a le plein sentiment du grand art. Avez-vous remarqué, même, que cette beauté est un défaut ; est, si vous voulez, productrice d’un défaut ? Parce que le premier acte est un poème rustique à lui tout seul et d’une beauté achevée, le drame, ensuite, paraît se rétrécir, se réduire aux simples proportions d’une idylle rustique, charmante encore, mais moins vaste, ample et spacieuse. (Le changement de décor contribue à cette impression.) Si défaut il y a, c’est un beau défaut, et nous n’allons pas chercher chicane à l’auteur parce que ce qu’il y avait d’épique dans son drame s’est trouvé plutôt au commencement qu’à la fin. Après tout, Œdipe roi et Œdipe à Colone donnent précisément la même sensation. Je suis surpris que les critiques de 1851 ne se soient pas aperçus de ce grand caractère de Claudie. Que Planche n’y voie qu’une très bonne comédie réaliste, je n’en suis pas surpris autrement. Planche, très intelligent, n’était pas artiste pour une obole, et du reste, s’il s’était avisé qu’il y eût quelque rapport entre Claudie et Théocrite ou entre Claudie et Homère, ou entre Claudie et Hermann et Dorothée, il y aurait vu tout de suite une « imitation », et il l’aurait abominé et détesté, ne pouvant souffrir l’imitation de l’antique, exécrant l’imitation de l’étranger et abhorrant l’imitation des prédécesseurs français. Dieu merci, il a pris, et avec raison du reste, Claudie pour une œuvre absolument originale ; mais il n’en a pas senti la grandeur, et c’est certainement ce rare caractère qui, en elle, me frappe le plus. Donc je ne suis pas ébahi que Planche n’ait pas été frappé de la grandeur de conception poétique de Claudie ; mais que Gautier, si grand artiste, n’y semble pas avoir été sensible non plus, cela me surprend et cela me fâche. Il est très favorable et très gracieux, le feuilleton de Gautier, mais il est froid. Quelques mots d’introduction — ce que nous appelons un chapeau — sur le rurodrame, puis, tout de suite, une longue analyse, Claudie racontée ; et puis, le dernier mot de l’analyse de la pièce une fois écrit : « Le succès a été complet. Bocage a été excellent… » Évidemment Gautier a été satisfait de Claudie, mais il n’en a pas été enthousiaste. Étant donnée sa manière, que je connais bien, je ne rudoierais même pas celui qui me dirait que Gautier est resté froid, mettons impassible, devant Claudie. Quand Théo n’était pas content, il ne disait point qu’il n’était pas content. Il racontait la pièce tout simplement, avec beaucoup de fidélité et d’exactitude, et puis il tirait sa révérence. Tout le monde comprenait. Théo avait le mécontentement royal. Tout compte fait, je crois qu’il n’a pas senti Claudie comme poème. Planche lui-même semble l’avoir un peu plus entrevu ainsi ; beaucoup plus, non, bien entendu. Où je suis, « par exemple », bien complètement avec lui, je dis avec Planche, c’est quand, se souvenant de François le Champi, alors tout récent, il félicite presque violemment George Sand de ne plus tirer ses drames de ses romans et d’aller tout droit à la forme dramatique. Il a ici lourdement raison, mais raison, si pleinement, que je tiens à détacher cette page difficilement retrouvable et à vous la donner. Elle contient sur cette question générale des romans mis en pièces ce qui me semble la vérité même :
« Je sais bon gré à l’auteur d’avoir renoncé à remanier pour le théâtre des œuvres écrites sous forme de narration. Il ne s’est pas laissé aveugler par le succès très populaire et très légitime de François le Champi ; il a compris que le roman le plus heureusement conçu ne contient pas toujours les éléments d’une composition dramatique et qu’il faut trop souvent, pour satisfaire aux conditions de la scène, sacrifier les parties les plus intéressantes du récit. Le Champi en effet, sous la forme dramatique, commence à la seconde partie du roman, et la première moitié, que l’auteur a dû omettre, est précisément la plus neuve, la plus vraie, la plus émouvante. Il a donc bien fait de créer Claudie de toutes pièces, au lieu de remprunter à quelqu’un de ses livres. Malgré la fécondité de son imagination, il a senti qu’il valait mieux prendre sa pensée à l’état naissant que de remanier la forme déjà trouvée. Il se passe, en effet, dans l’expression de la pensée quelque chose d’analogue au phénomène observé dans la composition des corps. Tels éléments qui se combinent entre eux lorsqu’ils se dégagent d’une composition précédente, refusent de se combiner lorsqu’ils sont libres depuis longtemps. De même, telle pensée qui, au moment où elle est conque, appelle une expression rapide et fidèle, cherche vainement une forme nouvelle, ou ne la rencontre qu’à grand’ peine lorsqu’elle est éclose depuis longtemps. »Il serait plus simple de dire qu’une pensée littéraire se présente à l’esprit sous forme narrative ou sous forme dramatique dès qu’elle naît, et qu’il faut absolument la prendre telle qu’elle se présente pour qu’elle soit vraiment vivante ; mais, quoique inutilement plus compliqué, Planche a raison. La composition de Claudie paraît présenter un défaut. On est un peu tenté de trouver le troisième acte, sinon vide, du moins un peu moins plein que les deux autres. On est un peu tenté de se dire que dès que le père Rémi et Claudie reviennent, consentent à revenir, la pièce est finie, et que le troisième acte ne contient que le long châtiment de Ronciat, lequel châtiment nous fait plaisir, mais, nonobstant, pourrait être plus court. Il y a peut-être là quelque défaut de proportions ou d’arrangement ; mais il faut bien faire attention que ce troisième acte, ce n’est pas tant le supplice de Ronciat que ce n’est Rémi plaidant pour sa fille (en requérant contre Ronciat), et Silvain peu à peu convaincu et attendri par le plaidoyer de Rémi — tout à fait comme dans le quatrième acte de Denise, sur quoi nous reviendrons. C’est de ce biais qu’il faut prendre le troisième acte de Claudie ; c’est ainsi que je l’ai toujours pris, tout spontanément du reste ; et je m’en suis toujours bien trouvé. Du reste, à part quelques parties de ce troisième acte que, tout compte fait, on peut trouver insuffisamment rapides, Claudie est une des pièces qui marchent le mieux, d’un mouvement sinon vif, du moins net et franc et très directement vers le même point, dont on a bien la sensation qu’on se rapproche à chaque pas. Quant aux personnages, savez-vous bien qu’ils sont admirables de vérité ? Le père Rémi est un paysan idéalisé, tout le monde a dit cela ; mais vraiment, il ne l’est pas du tout, ou à peine. C’est un paysan qui est éloquent lorsqu’il est en colère ; et cela se voit, et cela n’est même pas du tout rare. Et remarquez que c’est un paysan qui a quatre-vingts ans en 1850 ou en 1845, et qui a été soldat. C’est donc un paysan qui a vu l’époque héroïque, qui a fait partie de l’épopée elle-même ; et qu’il soit grandiose et éloquent, cela n’a rien absolument que de parfaitement naturel. Quant aux autres, à tous les autres, ils sont la partie parfaitement réelle et parfaitement réaliste, dans le vrai sens du mot, de cet ouvrage très observé et très étudié. Le vieux Fauveau amoureux du bien, mais accessible aux bons sentiments et aux grands sentiments pourvu qu’on les lui montre ; Claudie, capable d’une faute de jeunesse, mais très honnête en son fond, très fière, éternellement honteuse et timide et se croyant, plutôt, plus coupable qu’elle n’est ; croyez que la moitié des filles trompées, au village, sont ainsi. Les autres sont des effrontées, soit ; mais elles n’empêchent point que celles-là n’existent. Il suffit d’avoir vécu au village pour le savoir. Quant à Silvain, il est la vérité même. Il a toute la passion vive et forte, entêtée, que l’on a au village, et il a aussi tous les préjugés de sa classe et de son habitat. Il craint le déshonneur, il craint les moqueries, il craint le qu’en dira-t-on. Il faut, pour qu’il cède à sa passion, toujours très forte du reste, que la voix autorisée de ses anciens et de ses maîtres l’ait rassuré, ait dissipé ses hésitations et ses scrupules. Je ne vois rien en lui qui ne soit parfaitement juste. Et la coquette de village, un peu légère mais de cœur droit, et qui est guidée dans la vie et dans ses jugements par l’horreur de la tromperie ; un peu plus fantaisiste, à peine un peu plus, mais très vraie encore, ce me semble. Là-dessus Planche s’est, à mon avis, un peu trompé. Il prend la Grand’Rose pour le ressort principal de l’action, et dès lors il la juge mal, je veux dire, il trouve que l’auteur a eu grand tort de lui donner le caractère, les mœurs un peu douteuses qu’il lui a données. Il dit :
« La Grand’Rose, qui, dans la pensée de l’auteur, signifie l’indulgence, n’est pas, pour moi, ce qu’elle devrait être. Pour obéir à l’esprit de l’Évangile, il fallait faire de la Grand’Rose une femme pure et sans reproche. Quand le Christ pardonne à Madeleine, ou à la femme adultère… La Grand’Rose, riche, belle encore malgré son âge [ils sont admirables en 1851 ! « Malgré son âge ! » Elle a « de vingt-cinq à trente ans », dit la didascalie, vingt-huit dans le texte], courtisée, tendre à la fleurette ; comment son indulgence ferme-t-elle la bouche aux médisants ! Elle est trop directement intéressée dans la question pour que son pardon ait une grande valeur. C’est pourquoi la Grand’Rose est, à mes yeux, le personnage le plus défectueux de la pièce… C’est à des femmes très pures, sévères pour elles-mêmes, indulgentes pour autrui, qu’il fallait demander le type de la Grand’Rose. »L’erreur de Planche consiste, à mon avis, en ce qu’il commence par donner à la Grand’Rose, dans la pièce, une importance et un rôle qu’elle n’a pas. Elle est là, d’abord pour elle-même, parce qu’elle est un type assez curieux et même, au fond, fort bien observé. Ensuite, elle est là pour que Ronciat la courtise et soit ainsi une petite canaille, un « vibrion » de village, non seulement dans le passé, mais actuellement, sous nos yeux. Ensuite, elle est là pour que le père Fauveau songe à elle pour son fils, et puis ensuite rougisse un peu d’avoir été si coulant sur la question des mœurs quand il s’agissait d’une veuve riche, et si dur sur cette même affaire quand il s’est agi d’une fille pauvre, ce qui fait un petit drame dans le drame, et un petit drame, notez-le, qui a sa répercussion sur l’esprit du jeune Silvain. Voilà pourquoi Rose est là ; mais elle n’y est point du tout comme personnification de l’indulgence et de la justice. Les justiciers et les justificateurs, c’est le père Rémi, et c’est la mère Fauveau, que l’on oublie trop. C’est le père Rémi, qui plaide éloquemment et qui est donné par l’auteur comme celui qui a raison, celui qui a la raison ; et, parce que le père Rémi, en tant que père de Claudie, est un peu trop encore intéressé dans la question, c’est aussi la mère Fauveau, femme et mère irréprochable, qui, en pardonnant à Claudie et en l’aimant, justifie Claudie, comme Planche veut qu’elle soit justifiée, par une femme absolument pure et au-dessus de tout soupçon. Je vous dis et que c’est très bien fait, avec prévision juste des objections possibles, et que tous les caractères sont précisément ce qu’ils doivent être. Quant à Denis Ronciat, je n’ai ni à le défendre ni à le louer. Il a toujours été admiré par tous comme pris sur le vif avec un bonheur étonnant. Planche n’a pas manqué de faire remarquer que George Sand, si souvent accusée de berquinade et de florianerie, est ici purement et simplement réaliste, jusqu’à risquer [en 1851] de blesser quelques préjugés ou quelques susceptibilités pudibondes :
« Denis Ronciat pourra sembler, à quelques esprits scrupuleux, empreint d’un cynisme grossier. Pour ma part, je comprends très bien que l’auteur n’ait pas hésité à lui donner cette physionomie repoussante. C’est, en effet, le paysan riche et sensuel, tel que nous le voyons dans nos campagnes… Denis Ronciat déplaira sans doute à ceux qui ont rêvé la vie rustique comme une idylle… Mais quant à ceux qui préfèrent la vérité au mensonge, je ne doute pas qu’ils ne reconnaissent dans Denis Ronciat le type complet du paysan perverti par l’oisiveté… »Le seul défaut, je ne dirai pas grave, mais sensible, de Claudie, c’est le peu de souci qu’avait souvent George Sand des analyses psychologiques. Elle n’a pas assez compris, pour Claudie, que tout le fond du drame était l’état d’âme de Silvain et l’évolution de ses sentiments. Entraîné par le plaisir d’intéresser à Claudie et de faire plaider pour Claudie, elle a oublié qu’il n’en était pas moins que l’intérêt dramatique de l’affaire était la lutte, au cœur de Silvain, de sa passion contre ses préjugés, que là était le vrai drame, parce que, devant le cas de Silvain-Claudie, tout spectateur se demandera : « Et moi, si j’étais dans ce cas-là, qu’est-ce que je ferais ? Et d’abord qu’est-ce que j’éprouverais ? Et puis, qu’est-ce que je ferais ? » Oui, là était le drame et non ailleurs. Or, son Silvain lutte, évidemment, est combattu et déchiré, évidemment ; car il ne se peut pas qu’il ne le soit point ; mais il lutte peu, ou il lutte silencieusement, et la lutte de Silvain n’est pas mise vivement au premier plan. C’est le défaut, le seul, en somme, de cet aimable, touchant et élégant ouvrage. Tenez ! C’est pour cela que Dumas fils a refait Claudie. Il a refait Claudie deux fois, comme vous savez. Il a refait Claudie dans les Idées de Madame Aubray et dans Denise. Dans Denise surtout, Mme Aubray, ayant un caractère plus spécial, un caractère plutôt philosophique que psychologique ; mais, pour nous en tenir à Denise, qui est tout à fait Claudie, — tous les spectateurs qui étaient déjà un peu vieux en 1884 s’en sont très facilement aperçus, — Dumas fils, dans Denise, a très bien vu que le personnage principal devait être Silvain, c’est-à dire Bardannes, et que le fond du drame ce devait être la lutte, au cœur de Bardannes, de sa passion, aidée de sa pitié, contre tous ses préjugés et toutes ses répulsions en quelque sorte physiques ; et il a donné à Bardannes un rôle beaucoup plus considérable, beaucoup plus important que George Sand à Silvain. Ici il a corrigé son modèle (consciemment ou inconsciemment, bien entendu, et peu importe) d’une façon très heureuse. Où il a été moins heureux c’est dans son père Rémi. Le père Rémi dans Denise, c’est Thouvenin. C’est Thouvenin, dans Denise, qui est l’homme qui a raison et l’homme qui a la raison. Mais dans Claudie l’homme qui a raison est le grand-père même de Claudie, et c’est un vieux héros, c’est un homme qui revient de Champaubert ou de Waterloo ; enfin, c’est un très grand personnage. Il a une très grande autorité ; tandis que Thouvenin, c’est un monsieur du voisinage ; c’est un personnage d’à côté et à côté ; c’est, tout compte fait, un quidam qui se mêle de ce qui ne le regarde pas beaucoup. D’où suit que l’un et l’autre est l’homme qui a raison ; mais l’un est un raisonnable et l’autre un raisonneur. D’où il résulte que si le troisième acte de Claudie est un peu froid, celui de Denise est un peu plus froid encore. On pourra poursuivre cette comparaison, qui est très intéressante, mettre en parallèle Denis Ronciat et Fernand de Tauzette, la mère de Denise et la mère Fauveau, etc. Je ne veux pas faire cette dissertation : il suffit que je l’indique et que je marque les deux points principaux, celui où Dumas fils a été évidemment plus avisé dramatiste que George Sand ; celui où il est très certainement resté un peu au-dessous d’elle. On me remet à l’instant le crayon d’un travail relatif à l’influence de George Sand sur le développement du génie de Musset. Soit, quoique j’estime que George Sand ait été plutôt l’occasion du développement du génie de Musset qu’elle n’en a été une des sources ; mais il y aurait un bon travail à faire, aussi, sur les relations de George Sand et de Dumas fils et sur l’influence, assez considérable à mon avis, de George Sand sur l’évolution de la pensée de celui-ci. Comme je l’ai dit, la représentation de Claudie au Théâtre-Français, hier vendredi Ier juillet 1904, a été un triomphe. Comme il était à prévoir, le premier acte a fait le plus grand effet, et il y a eu, au troisième, un peu de froideur ; mais en somme le public a été profondément ému. C’est extraordinairement bien interprété. M. Paul Mounet, qui a joué le rôle autrefois, mais que je n’y avais pas vu, a été d’une grandeur simple où je ne m’attendais pas et qui m’a ravi. Il a dit certains mots comme le fameux :
« Est-ce qu’il est digne de nous, votre garçon ? »avec une sorte de familiarité tragique que je serais bien en peine d’analyser et de définir, mais qu’on sentait qui était le naturel même, la nature même. — Je ne saurais dire à quel point Mlle Leconte a été exquise de grâce chaste, de fierté pudique, de douleur concentrée et ombrageuse. C’était l’oiseau blessé qui craint qu’on ne le touche. — C’est amusant : les acteurs, dont je n’ai pas l’habitude de dire beaucoup de bien, se sont donné rendez-vous hier pour me donner des démentis. C’est une violence qui m’est agréable. Ça va continuer, du reste ; car de M. Dessonnes je dois dire qu’il a été très acceptable, un peu plus triste qu’il ne fallait et d’un jeu qui n’est pas assez fondu, qui procède par éclats et par saccades, mais, somme toute, très satisfaisant. Et Mme Delvair a montré de très belles qualités de naturel, de vivacité franche et brusque dans le joli rôle de la Grand’Rose. C’était, prise sur le vif, « la jolie femme qui a le cœur sur la main ». Je vais faire grande attention à Mme Delvair. Je lui savais du talent, mais j’étais loin de lui en croire tant que cela. Ce rôle la marque. M. Berr, un peu trop comique et ayant un peu l’air de se moquer de lui-même, a donné néanmoins, dans le personnage de Ronciat, un composé de sémillant, de fat et de niais tout à fait intéressant. Et enfin, dans des rôles moins importants, M. Laugier et Mme Kolb ont donné, surtout cette dernière, la note très juste. La Cérémonie (couronnement de la statue de George Sand, etc.) a été un peu pénible. Une fort jolie ballade de Pierre Dupont, La légende de Claudie, vraiment fort jolie, a été chantée à ravir par Mme Amel. Mais les trois morceaux qui ont suivi, quoique signés, hélas ! de très grands noms… Enfin, il était temps que cela finît. — On va jouer Claudie « à tout aller ». Je souhaiterais que la ballade de Pierre Dupont fût chantée tous les soirs ; elle le mérite ; et puis, elle finirait par s’intercaler en quelque sorte dans Claudie elle-même, et elle serait très loin de la déparer, et elle passerait ainsi à la postérité. Je le souhaiterais.
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La Piste, comédie en trois actes.
« … et je suis très embêté de ce contretemps. C’est la faute de ce clair de lune. Il est très vrai que nous aurions pu être surpris par ton seigneur et maître. Enfin je te reverrai fin juillet à la mer. Grêle de baisers. »Pas de signature. Timbre de la poste illisible, comme toujours. L’imagination de Casimir est mise en branle. Il lit le vieux télégramme à sa femme. Sa femme affecte d’en rire.
« Quiproquo. Ce secrétaire a été acheté à l’Hôtel des Ventes. C’était le secrétaire d’une demi-mondaine. Ce chiffon y était resté. »Casimir est à demi convaincu. Une cousine de Florence, charmante « gaffeuse », survient juste à point pour dire :
« Quel désordre ! En quel état vous avez mis le secrétaire de grand’maman ! »
— Grand’maman ! Ce secrétaire n’est donc pas un meuble acheté à l’Hôtel des Ventes et ayant appartenu à une cocotte ? Pourquoi ce mensonge de Florence ? Parce qu’elle est coupable. Florence, tu es coupable ! — Oui ! dit Florence, allons, oui ; mais pas envers toi. Ce billet est d’un petit amant à moi que j’ai eu pendant quinze jours, il y a six ans, du temps de mon premier mari, du temps de M. Jobelin. — Allons donc ! Jolie invention féminine ! Si c’était vrai tu n’aurais pas inventé tout à l’heure l’histoire du secrétaire de la cocotte. Tu m’aurais dit tout de suite ce que tu me dis maintenant. Pourquoi as-tu inventé l’histoire du secrétaire de la cocotte ? — Parce que, quand une femme est interrogée, son premier mouvement est toujours de mentir. — C’est incontestable ; mais cela ne suffit pas à me persuader. Tous les termes de ce billet s’ajustent aux événements de notre vie. Il faisait clair de lune à la mi-juillet ; nous avons été à la mer fin juillet. Ce monstrueux événement s’est passé il y a trois mois. Tu es une misérable. Je te quitte. »Florence réfléchit :
« Je n’ai pas de preuve à lui fournir ; mais j’ai peut-être un quasi-témoin : Jobelin lui-même. Oui, mais Jobelin n’a jamais su que je l’ai trompé. C’est lui qui me trompait trois fois par semaine, plus le casuel ; c’est contre lui qu’a été prononcé le divorce… Oui, mais on pourrait lui persuader de parler comme s’il avait su. Allons voir Jobelin ! »Elle va voir Jobelin, accompagnée, pour se donner une contenance, de sa cousine, la gaffeuse. Jobelin l’accueille très bien ; c’est un homme qui a de l’éducation et qui, du reste, a toujours eu de l’affection pour Florence. Il y a des hommes qui sont tellement amoureux de toutes les femmes qu’ils le sont même de la leur. Il reçoit donc Florence très gentiment. Florence lui expose sa petite affaire. Jobelin, l’amour-propre aidant, comprend immédiatement que Florence a trompé Casimir, mais le prie, lui, Jobelin, de dire que c’est lui, Jobelin, qui fut trompé. Aussi il rayonne. Le successeur trompé, c’est toujours exquis à considérer, et que soi-même on entre en petite complicité avec la femme de son successeur pour berner celui-ci, c’est d’un ragoût délicieux ; c’est presque le sganarelliser soi-même. Jobelin a des jouissances pures. Il promet tout ce qu’on voudra.
« Mais, dit la cousine de Florence, on dirait qu’il croit que c’est Casimir que tu as trompé ? — Mais, parbleu ! C’est bien pour cela qu’il marche ! »Arrivent successivement deux amis de Casimir, qui ont l’air de venir pour un duel, et Casimir lui-même. Aux deux amis Jobelin déclare qu’on ne peut pas avoir été plus jauni par sa femme qu’il ne l’a été par Florence.
« Nous vous remercions, Monsieur, disent les amis.
— Il n’y a pas de quoi. »répond Jobelin avec obligeance. À Casimir lui-même, qui n’a pas pu se tenir tranquille et rester dans son auto à attendre ses amis, Jobelin parle identiquement ; mais Casimir est plus difficile à convaincre :
« Pourquoi n’avez-vous pas produit ce fait si grave au procès en divorce ?
— Parce qu’alors je n’en savais rien. — Depuis quand le savez-vous ? — Tout récemment. — Par qui ? — Par une domestique renvoyée qui a voulu se venger. — Classique ! Où est cette domestique ? — Elle est morte. — Prévu ! Et l’amant, son nom ? — Durand. — Ce n’est pas un nom. Où est-il ? — Il est mort. — Naturellement ! Monsieur, vous vous fichez de moi. »Altercation. Au bruit ces dames accourent. Elles s’étaient retirées dans un salon voisin pour suivre les événements ; mais elles entrent par la porte de l’antichambre, comme si elles venaient du dehors.
« — Allons, dit Florence, ne vous battez pas, je vais tout vous dire. — Cette femme, dit Casimir, passe sa vie à dire qu’elle va tout dire. — Cette fois je dirai bien tout. J’ai trompé l’honorable M. Jobelin, ici présent, pendant qu’il était en déplacement à Gamvik avec une danseuse. Juillet 1900. Je l’ai trompé avec son propre neveu, Oscar, à Garches, où nous avions loué un petit appartement à l’hôtel des Deux-Cocottes. Voilà. » — Très bien trouvé, dit Jobelin, à part ; on stylera Oscar et tout ira bien. « — Avec Oscar, s’écrie Casimir, avec Oscar ! Oscar !!! »Il a crié du haut de sa tête et Oscar, qui était dans la maison, accourt.
« Dis comme nous », lui jette dans l’oreille Jobelin. Oscar dit comme eux avec un profond étonnement et l’air le plus ahuri du monde. Ce qu’il y a d’excellent ici, c’est que nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir si l’histoire Florence-Oscar est vraie ou fausse ; car qu’elle soit vraie ou fausse, l’ahurissement d’Oscar sera le même. Si elle est fausse, ce qu’il se dit intérieurement, c’est : « Qu’ont-ils donc tous à me faire dire que j’ai été l’amant de cette femme ? » ; et si elle est vraie, ce qu’il se dit intérieurement, c’est : « Quel intérêt a cette femme à me faire dire que j’ai été son amant et quel intérêt a mon oncle à me faire proclamer que je l’ai jauni ? » Donc nous sommes dans l’incertitude sur le fond des choses, et cette incertitude est infiniment piquante. La règle, très juste et très sûre, est que le spectateur doit savoir le fond des choses que le personnage en scène ne sait point. Mais comme toutes les règles littéraires, celle-ci comporte exception. L’exception dont il s’agit est extrêmement agréable. En présence des déclarations d’Oscar, Casimir enfin se calme. On respire. On va s’en aller. Rebondissement très amusant et très adroitement et très simplement amené :
« Où est mon sac ? demande Florence.
— Tu as dû le laisser dans le billard, dit la cousine, éternelle gaffeuse.
— Dans le billard ! rugit Casimir. Alors vous étiez là tout à l’heure ; et toutes les scènes par lesquelles vous me faites passer depuis une heure étaient concertées. Misérables ! »Plus de bornes à sa colère. Il bat l’air de ses bras. Il veut gifler tout le monde. Il fond, le bras levé, sur Jobelin. Florence le retient et, exaspérée elle-même :
« Enfin c’est fou ! Tu ne vas pas te battre avec ce monsieur parce que je l’ai trompé ! Il est enragé, cet animal-là !… Que faire ?… J’ai une idée…
— Elle va enfin tout dire. — Non ! Je ne vais rien dire du tout. Mais j’ai une idée. Allons tous à Garches ! — Allons tous à Garches ! dit tout le monde. — Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie Florence sur un ton de mélodrame, qu’on a de peine à prouver qu’on est coupable ! »Il m’est absolument impossible de vous dire à quel point cet acte est divertissant, ni de vous dire aussi quel succès il a eu. C’étaient des acclamations et des trépignements sans fin. Tous goûtions des joies d’enfants. J’ai rarement passé une aussi bonne demi-heure au théâtre. Il n’y a rien à dire du troisième acte, si ce n’est qu’il serait insupportable s’il n’était très court. Ce troisième acte, dans les idées, je crois, de tout spectateur, devait être fait du revirement de Jobelin. Quand Jobelin apprendra que c’est bien réellement lui qui a été jauni, comment prendra-t-il la chose ? Comment s’efforcera-t-il d’inquiéter Casimir au lieu de le rassurer ? Comment s’acharnera-t-il à lui persuader que c’est lui Casimir qui a été passé à l’ocre et non pas M. Jobelin, etc. ? Là, pour le spectateur, était le troisième acte. Et en effet, cela se trouve dans l’acte III, mais à peine indiqué. C’est l’affaire de trois répliques, et Jobelin se sauve. Nous le voyons s’en aller avec une déception profonde. Quand il enfourche sa bicyclette, nous nous disons : ! C’est la pièce qui lève le camp. » Mais alors, de quoi est fait le III ? Ma foi, je n’en sais plus rien. Je me rappelle seulement que le dénouement est donné par la femme d’Oscar qui a su tout ; car, en se mariant avec Oscar, elle a trouvé et brûlé toute une correspondance amoureuse où il était beaucoup question de la cité de Garches. Péché de jeunesse d’Oscar. Décidément, c’est bien Oscar, et dans des temps très anciens. Casimir pardonne à Oscar d’avoir trompé Jobelin. Cette pièce, charmante tout compte fait, a été jouée à ravir par Mme Réjane, très en verve ; M. Brasseur, impayable en Casimir ; M. Prince, qui est un Oscar délicieusement ingénu ; M. André Dubos, très avisé et élégant dans le personnage de Jobelin ; M. Cooper, agréable dans un personnage épisodique très inutile ; Mme Marguerite Caron, très aimable en belle gaffeuse ; et Mme Avril, disant très juste dans un rôle de petite gale.
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Glatigny, drame en cinq actes, en vers.
Glatigny avait un faible pour le vers de dix syllabes coupé au milieu, et il a été un de ceux qui l’ont comme implanté dans la versification française…
Et j’ai dit qu’il était capable d’une sensibilité profonde, exprimée sobrement, et qui était, grâce à cela, d’un effet extrêmement puissant sur les âmes. Je ne sais si je me trompe : mais peu de rêveries mélancoliques m’ont ému plus que celle-ci. Le choc en retour, si je puis donner à ce mot un sens nouveau, du dernier tercet, me paraît une chose admirable :
Telle que jamais on n’en fit encore.
Et tous deux auront d’autres jeunes filles
Ces deux pièces, et il y en a d’autres qui valent celles-ci, ont leurs places marquées dans toutes les anthologies. Si Glatigny a son rang dans le groupes des poètes irréguliers dont je nommais plus haut quelques-uns, il a le sien aussi dans ce chœur sacré (qu’on me pardonne le mot, un peu fort, mais « touchant » me paraîtrait faible), des poètes morts jeunes, quos mors funere mersit acerbo, ou si vous voulez, dans un autre sens que celui où Horace emploie ces mots : quos Libitina sacravit ; j’entends les Brébeuf (celui-ci était sur le point et plus que sur le point d’être le Lamartine du dix-septième siècle), les Gilbert, les Millevoye, les Malfilâtre, les André Chénier. Ceux-ci sont grands à nos yeux de tout ce qu’ils ont donné et de tout ce qu’ils promettaient. On ne peut s’empêcher, s’ils ont été distingués de les voir supérieurs et, s’ils se sont montrés supérieurs, de les voir immenses. On ne peut se tenir de dire d’eux :
Pour toutes ces raisons, il est tout naturel qu’un poète comme M. Catulle Mendès eût l’idée de faire un poème sur Albert Glatigny et un poème dramatique. Un poème dramatique ? Y avait-il |bien un poème dramatique dans ce sujet ? On en peut douter. Mais je vais vous dire le fond des choses et trahir le secret. Les plus grands poètes français, sachant très bien que les poèmes proprement dits ne se lisent plus, quelque beaux qu’ils soient, et sachant très bien, d’autre part, que tout ce qui est sous forme dramatique, pourvu qu’il soit assez bon, d’abord est écouté avec faveur au théâtre et ensuite se lit beaucoup, pour cette seule raison qu’il a été représenté ; les poètes français, sachant cela, composent avec cette manie ; et, ce qu’ils eussent mis jadis en poème proprement dit, ils prennent simplement le soin, qui leur coûte peu et qui les amuse, de le mettre en poème dramatique. Et voilà pourquoi, habilement, instinctivement peut-être, M. Catulle Mendès a fait d’« Albert Glatigny » un poème dramatique, du reste, quoique un peu lent, très adroitement composé et coupé avec beaucoup d’art. Cinq actes, le dernier en deux tableaux. Au premier acte, Glatigny, tout jeune, dans sa petite ville de Normandie, lit des poètes, surtout Hugo et Banville, prend les vers à la pipée et court après les jolies filles. Il est, d’autre part, comment dirai-je ? l’amant-fils-adoptif de la « bonne dame de la poste », plus âgée que lui, douce, placide, casanière et très profondément dévouée. C’est elle, dans la pièce, qui représentera le foyer, la vie calme, sédentaire et sédative. Elle sera le pigeon gardant le pigeonnier et indiquant au pigeon aventureux « les travaux, les dangers, les soins du voyage » et lui disant : « Vous voulez quitter votre frère ? » Dans un couplet charmant, elle décrit admirablement son humeur et son état d’âme. « Ah ! vivre ici ! » s’écrie, non pas très galamment, Albert Glatigny. Elle répond, non pas très amoureusement, elle aussi :
Cependant Albert Glatigny voit passer par la petite ville une troupe de comédiens dépenaillés et miséreux qui l’intéresse par elle-même et surtout à cause de « l’amoureuse », la petite Lisane, qui est fort jolie. Il paye leurs frais d’hôtellerie, de l’argent, hélas, que lui prête la trop bonne et trop imprudente Emma, la dame de la poste ; et, n’y tenant plus, il les suit vers l’inconnu. Le pigeon hasardeux a quitté le pigeonnier. « Et vive la Sainte-Bohème ! » Le pigeon sédentaire le suit longtemps du regard en disant : « Pauvre petit ! » Au second acte, nous sommes, ce qui d’abord nous surprend un peu, chez M. Émile de Girardin. Portrait très amusant du grand Émile, du Napoléon de la presse. Filiation, tout idéale du reste et au hasard des ressemblances : Émile de Girardin ressemblait à Napoléon Ier, de visage, et Terrail-Mermeix, un instant célèbre vers 1880, ressemblait et prodigieusement, j’ai pu comparer, à Émile de Girardin. Ces sortes de rappels sont curieux. Émile de Girardin est donc là, très affairé comme toujours et très calme dans l’agitation, comme il affectait toujours d’être, et il s’attend à être nommé ministre le soir même. Sont là aussi, parmi beaucoup d’autres, tous trépidants, l’Egérie de Girardin, à savoir une certaine princesse d’Elfe, et Albert Glatigny, qui est entré par je ne sais quelle fente de porte, ce que sa maigreur lui permet. La princesse et Albert causent un bon moment et la grande dame blasée trouve ce Gringore si original qu’elle lui prend une interview en vers, qu’elle lui offre un carnet serti de diamants qu’il refuse ; qu’elle lui donne une rose détachée de ses cheveux : s’engageant — remarquez ceci ; ça servira plus tard — à échanger, quand Glatigny voudra, le carnet contre la rose ; et qu’enfin elle fait, pour un moment, de Glatigny, le secrétaire de Girardin. Girardin dicte à Glatigny un béquet à introduire dans un article pressé. Quand l’article revient, ayant paru tout cru en tête de la Liberté, stupeur et éclat de rire de tout Paris : il est en vers ! Sous la dictée de Girardin, Glatigny l’avait écrit en alexandrins magnifiques. Girardin est furieux : « Il est fou cet animal-là ! » — « J’ai cru bien faire, dit Glatigny ; j’ai trouvé que c’était plus beau comme ça ; et puis, moi, vous savez, je ne puis écrire qu’en vers. » En attendant, Girardin passe aux Tuileries pour un mystificateur genre Romieux et ne sera jamais ministre. Cet acte, un peu trop invraisemblable, parce que Girardin n’était guère homme à ne pas au moins jeter les yeux sur un article-ministre dicté à un inconnu, est extrêmement drôle, gai, amusant, spirituel et frétillant. Il est enlevé d’un mouvement impétueux et allègre qui est excellemment théâtral. Le troisième acte est plus sinistre. Nous sommes à la brasserie qui sert de quartier général à la bohème artistique et littéraire du temps. Il y a là Courbet, avec ses éternelles théories sur l’art, un peu confuses ce jour-ci, parce qu’il a oublié « d’amener son Castagnary » ; il y a là Morvieux — nom sous lequel l’auteur cache quelqu’un que je crois reconnaître, mais que je ne nommerai point de peur de me tromper — Morvieux, l’omnicontempteur et l’envieux universel, ennemi juré de quiconque a du génie, du talent ou seulement de la facilité ; Pelloquet, le penseur, qui n’a jamais écrit une ligne ni dit un mot et qui s’est acquis ainsi une immense réputation de philosophe ; et l’inventeur, et le critique et le parasite de grand homme, autrement dit le pariétaire ; et le simple idiot mangeur de haschich, etc., etc. Le tableau est très vigoureux, un peu noir et sombre, tenant plus de la satire que de la comédie et laissant une impression pénible, d’un talent du reste extraordinaire et d’une vérité, vous pouvez en croire un homme qui malheureusement est « du temps », terriblement exacte et minutieuse. Vous me demanderez ce que devient le drame pendant ce temps-là et « où est le fil ». Le fil, on l’a bien à peu près perdu au second acte, où vraiment Lisane apparaît un peu trop peu (quoique encore, avec raison, l’auteur ait voulu qu’elle parût), mais le fil n’est pas du tout perdu au troisième acte ; car Glatigny est là, se mêlant aux propos et discussions et prêt à se battre en duel pour Banville (ce qui est historique), et, si Glatigny est là, c’est que Lisane vient là parfois et que c’est là qu’il la cherche. Lisane qui s’est partagée, avec son inconscience ordinaire, entre l’affreux Tassin, bandit de lettres et voleur à l’occasion, et le pauvre naïf Glatigny, est maintenant chanteuse excentrique et danseuse acrobatique dans un café-concert monté par son ancien directeur sur le revers oriental de « la Butte », et elle est vaguement fidèle à Glatigny, en attendant que Tassin sorte d’une pension de l’État où le gouvernement le retient sur avis de la quatorzième ou quinzième chambre. La présence de Glatigny en ce lieu funèbre qu’on nomme la Brasserie antiacadémique est donc justifiée. Voilà qui est bien. Au quatrième acte nous retrouvons Glatigny au café-concert où il a suivi Lisane, et ici le drame s’accuse et « le fil » devient plus solide. Glatigny joue, dans ce théâtre très « à côté », le rôle d’improvisateur et de joueur de bouts-rimés. Lisane, qui apprend que Tassin vient de sortir de son lieu de retraite, demande à Glatigny, qui n’a jamais un maravédis, quatre mille francs, « au moins trois mille », pour s’établir en femme rangée et qui a un appartement à elle. Glatigny comprend, au moins à moitié, et devient furieusement sombre. Mais la passion sensuelle qu’il aura toujours pour Lisane l’emporte en lui et va jusqu’à détruire ce qu’il a en lui de meilleur, sa délicatesse, j’entends sa délicatesse de poète. « Trois mille francs !… » Pour la première fois depuis des années, depuis cinq ou six ans, ce me semble, il songe au fameux carnet de diamanté de la princesse qu’il ne tient qu’à lui de tenir, si je me permets de parler ainsi. Justement, comme dans toutes les comédies bien faites, la princesse est là, dans la salle, comme à portée de la main. Avec un grand déchirement de cœur et une grande humiliation, il lui envoie la rose d’autrefois. La princesse comprend et, triste, mais très loyale, elle lui fait passer immédiatement le carnet aux mille feux. Il glisse immédiatement des mains de Glatigny à celle de Lisane qui bondit de joie. Mais quand Glatigny, son tour venu de « travailler », improvise ses pauvres vers à rimes riches sur l’estrade, il voit Lisane dans la coulisse embrasser l’immonde Tassin et se sauver avec lui. « C’était bien cela ! » Il en était à peu près sûr. Il tombe foudroyé de honte, de colère et de désespoir. Cinquième acte : retour au colombier du pigeon aventureux, traînant l’aile et tirant le pied. Rien, rien exactement n’est changé dans le village. La dame de la poste a vieilli sans changer de figure, les enfants ont grandi ; mais d’autres les ont remplacés qui semblent les mêmes. Le même facteur porte les lettres, en disant, comme depuis huit ans en çà, qu’il n’en peut plus et qu’il n’ira pas loin. La bonne dame de la poste a recueilli Glatigny et le soigne de tout son cœur. Elle se dit mariée avec lui, pour les convenances ; mais du reste ne sait plus du tout au juste s’il est son frère ou son fils. Il est très doux, très bon et presque très obéissant. Il a toujours sa mauvaise toux, plus profonde que quand il était enfant ; mais, du reste, il est plus enfant qu’il ne fut jamais. On le couche de bonne heure, avec quelque chose de chaud ; mais il se relève la nuit, souvent, et marche des heures dans sa chambre, et cela met la bonne dame de la poste au désespoir. Une nuit (second tableau du cinquième acte), une froide nuit de cet affreux novembre qui précède les convois et qui a l’air d’un ordonnateur des pompes funèbres, le pauvre diable, un peu délirant, se lève, déclame des vers, est envahi par la nostalgie de la « Sainte-Bohème », ouvre la fenêtre, l’enjambe et s’en va encore une fois vers l’inconnu,Des recommencements et des monotonies
Il ne va pas loin, le pauvret. Il est saisi par le froid au sommet de cette colline que huit ans auparavant il a gravi si allègrement, et tout enivré de beaux rêves. La neige lui fait un linceul blanc comme son cœur d’enfant inoffensif. On le rapporte jusque sous les fenêtres de la pauvre Emma, qui le reconnaît tout de suite et qui tombe sur son corps en disant encore une fois : « Pauvre petit. » C’est le leitmotiv de cette symphonie funèbre. La pièce est très variée de ton ; elle est composée largement, dans la grande manière classique ; un peu lente, comme j’ai dit, sans jamais être confuse ni surchargée, et elle est touchante. A la fois la peinture de la bohème plaira, puisqu’elle plaît toujours ; et l’horreur de cette même bohème mangeuse d’hommes et surtout tueuse d’enfants, ne sera que pour agréer, et très légitimement, c’est mon avis, à un public bourgeois. Je crois, pour ce qui est du succès, dont sans doute se préoccupe très peu l’auteur, mais dont il m’est permis de m’occuper, que la pièce s’annonce comme ayant plus de raisons de grande fortune que Scarron. Elle est écrite en vers tantôt élégants, tantôt passionnés, tantôt véhéments et durs, selon les thèmes ; car il y a dans cet ouvrage plusieurs thèmes qui, soit se succèdent, soit s’entrelacent d’une manière très heureuse. J’ai déjà cité, chemin faisant, le délicieux développement sur le charme de l’ennui. Un développement sur la passion indéracinables, sur « l’envoûtement », comme on dit aujourd’hui, est aussi de toute beauté et, peut-être en l’abrégeant, s’il le faut, je tiens à le citer :Vers les éblouissements.
Et si vous trouvez que le morceau, du reste superbe, n’est pas assez nouveau en son fond, que dites-vous de celui-ci et du marteau qui a battu les vers suivants et de la forge où ils ont été battus ? Il m’a semblé lire du d’Aubigné moins la rouille du temps, qui, du reste, comme vous savez, est pour l’amateur une beauté déplus ; mais précisément, ces vers-ci me paraissent dignes d’acquérir cette rouille-là. Glatigny vient de lever une chaise sur Morvieux qui a injurié Banville, et il lui a crié : « Imbécile insulteur des âmes… » Morvieux répond :
Le mérite littéraire de cette pièce est donc extrême ei son mérite proprement dramatique n’est pas mince. Quel qu’en puisse être le succès, elle fait honneur à la littérature française. Elle a été jouée très brillamment. Le rôle de Glatigny a été un triomphe pour M. Tarride, qui y a montré une ardeur, une puissance et surtout un air de sincérité tout à fait extraordinaires ; il est rare qu’un acteur se mette à ce point comme dans la peau d’un personnage. Glatigny sera comme une date, et importante, dans la carrière dramatique de M. Tarride. Lisane a été très bien comprise par Mme Brésil, qui a mis dans ce personnage beaucoup de fantaisie piquante. Mlle Thomassin, dans un rôle épisodique de très jeune petite amoureuse timide, a été d’un charme très pénétrant. La bonne dame de la poste nous est très convenablement apparue sous les traits de Mlle Bellanger. Mlle Ventura n’est pas tant mauvaise dans le rôle de la princesse au carnet. Et enfin les cinq ou six mille personnages secondaires, car on ne peut les compter qu’à un millier près, de ce drame très peuplé, avaient tous été stylés de la bonne manière et constituent un ensemble aussi satisfaisant que possible.
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La Vierge d’Avila, drame en neuf tableaux.
Il est vrai que ce n’est pas du tout pour cela ; mais il est permis à Thérèse, surtout au théâtre, d’interpréter la Bible d’une façon évangélique.
Septième tableau, au Carmel d’Olmedo, Ximeira s’introduit, avec les noirs projets que vous pouvez lui supposer, dans la crypte du couvent. Elle y fut jadis, à ce qu’elle fait entendre. C’est une sécularisée. Nous recommençons à trembler pour Thérèse. Huitième tableau. On voit quel est le dessein de Ximeira. Elle empoisonne une hostie que Thérèse doit recevoir. Puis, sachant bien ce qu’elle fait, elle jette un scrupule de conscience au cœur de Thérèse. Cette affection qu’elle a toujours gardée pour Ervann, Thérèse sait-elle bien ce que c’est ? Ce n’est au fond qu’un amour très charnel et très impur. Cet amour divin, lui-même, que Thérèse goûte avec ravissement, avec trop de ravissement, ce n’est, transposé, en quelque sorte, que l’amour très humain qui remplit son cœur et auquel elle essaye de donner le change. Thérèse sent comme un froid de glace pénétrer dans son cœur. Pour la première fois elle doute d’elle-même. C’est juste à ce moment qu’Ervann paraît et qu’elle le reconnaît et qu’elle apprend qu’Ervann et cet Advenu, dont elle a les lettres de grâce sur elle, ne font qu’un. Ervann lui déclare son amour hardiment, bien témérairement, je le reconnais, mais avec la conviction, après tout, d’un Luther qui croit profondément que le célibat des prêtres est une erreur. Thérèse le repousse avec horreur et, remarquez bien, avec terreur d’elle-même, étant donné que les propos de Ximeira ont fait leur effet sur elle. Ervann s’éloigne et aussitôt est appréhendé par les agents de l’Inquisition qui sont toujours sur ses traces. Il va être exécuté séance tenante. « Eh bien, crie Ximeira à Thérèse, c’est le moment ! Produis les lettres de grâce et il est sauvé ! » Combat terrible dans l’âme de Thérèse, combat, qui, je le reconnais, n’est pas suffisamment exprimé dans le texte ; mais qu’il me semble que les spectateurs devraient comprendre. Thérèse a son imperfection comme toute créature humaine. Son imperfection à elle, c’est la maladie du scrupule, comme elle est celle de tous les saints ; et cette maladie du scrupule vient d’être avivée par Ximeira. Or cette Thérèse, qui a sauvé une juive au péril de sa propre vie et en subissant le supplice pour elle ; cette Thérèse sent que si elle sauvait Ervann, c’est elle-même qu’elle voudrait ne pas sacrifier, c’est pour elle-même qu’elle travaillerait et qu’elle travaillerait humainement, d’une manière personnellement intéressée. Et elle sent qu’en perdant Ervann, c’est elle-même qu’elle frappe, et en plein cœur. C’est ainsi qu’il faut comprendre Thérèse et, après tout, ce n’est pas si difficile. — Et il est vrai aussi, qu’en attendant, pour parler un peu trop familièrement, c’est un homme qu’elle tue, elle qui a dit :
Eh bien, c’est pour cela qu’il y a lutte en son cœur ; c’est pour cela qu’elle tremble, qu’elle frémit et que ses dents claquent et qu’elle se tord. Ce qu’il y a de très beau ici, c’est que, comme si souvent dans Corneille, ce n’est pas « la passion et le devoir » qui sont en lutte, ce sont deux devoirs, ou ce sont deux passions sublimes, ce qui revient à peu près au même. Ce qui lutte dans le cœur de Thérèse, c’est la pitié, la pitié ordinaire, la charité générale et universelle ; et, d’autre part, le besoin de s’immoler elle-même, son immolation d’elle-même étant malheureusement attachée à celle d’Ervann, et inséparable de celle d’Ervann. Et c’est pour la passion la plus héroïque, et c’est pour le devoir le plus effroyablement difficile, et j’ajouterai, ce qui me semble bien d’elle encore, c’est pour le devoir le plus subtil qu’elle se décide. Elle brûle les lettres de grâce. Je ne suis pas étonné. On me dira qu’il a fallu que je me donnasse bien des explications pour que je ne fusse pas étonné. Si l’on me presse, j’en conviendrai un peu ; mais enfin, tout pesé, je trouve cela juste, et bien trouvé et d’un grand effet. C’est un coup risqué et qui ne sera pas jugé gagné par tout le monde ; mais c’est un beau coup de dés dramatiques et dont, pour mon compte, j’admire très sincèrement la hardiesse. — Seulement, me dira-t-on, quand une sainte a fait un tel coup, héroïquement, si l’on veut, il faut qu’elle meure. Ces immolations de soi-même dans les autres ne sont réputées sincères et ne sont pardonnables et ne sont acceptées, que quand, en effet, en immolant les autres, on s’immole vraiment soi-même. Eh bien ! Thérèse meurt en effet et, ce semble, presque tout de suite. Elle a été brisée par la lutte du huitième tableau et par la décision qu’elle y a prise. Elle meurt donc pieusement, en martyre, en martyre d’elle-même, en prononçant avec le nom de Jésus le nom d’Ervann, qu’en mourant elle peut prononcer et qu’elle ne peut prononcer qu’à la condition de mourir. Ce beau « roman de sainte Thérèse » — et c’est ainsi que cette pièce sera désignée dans les cours de littérature — n’est qu’un roman en effet, mais du genre sublime, et à côté de quelques coquetteries et mignardises de style qui détonnent un peu dans une œuvre qui devait être toute de beauté austère, il y a des parties admirables de lyrisme, de pénétration psychologique et de profondeur. Le talent de M. Mendès va en grandissant de jour en jour, et quelquefois touche au génie. Il y aura toujours du « je ne sais quoi » dans le talent de M. Mendès, une sorte d’éloignement naturel pour la simplicité ; mais souvent il triomphe de cet éloignement même, et alors il est en pleine et solide beauté. Son œuvre nouvelle, quel que soit son succès auprès de la foule d’aujourd’hui, est de celles qui restent, qui restent pour être discutées ; mais c’est précisément ce qui fait qu’on reste longtemps. Mme Sarah Bernhardt n’a jamais été plus prenante, plus conquérante, plus maîtresse des esprits et des cœurs que dans le rôle de Thérèse. Mme Dufrène est une véhémente et atroce Ximeira, de très grande allure. M. Henri Krauss a une vigueur sombre, quoique un peu vulgaire, sous le masque de Phillippe II. M. Maury a de la couleur et du relief. En somme, la pièce est bien jouée, quoiqu’on rêvât pour elle, exception faite pour Mme Bernhardt, qu’elle le fût mieux, ce qu’elle mériterait. C’est une affaire de temps. Un peu allégée peut-être et simplifiée, elle sera un jour donnée sur le théâtre qui accueille tantôt avec empressement, tantôt avec une sage lenteur, les poèmes destinés à être classiques.
Les Mouettes, pièce en trois actes.
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La Fontaine de Jouvence, comédie mythologique en deux actes, en vers.
De leur côté, Télamon et Néère se querellent, en amoureux qu’ils sont, et la présence de la source inspire à Néère des considérations philosophiques :
« Tu m’aimes… depuis quand ? — Depuis avant ta naissance. — Ça, c’est extraordinaire ! — C’est vrai ! Je t’aimais dans le sourire de ta mère qui t’attendait. Quand tu naquis, c’était déjà un vieil amour que j’avais pour toi… — Hum ! J’ai donc été aimée très jeune, c’est incontestable. Mais le serai-je vieille ? Voilà une autre question. En buvant de l’eau de cette source, je deviens quinquagénaire immédiatement. J’ai envie de faire l’expérience. — Oh ! non ! — Tu vois bien ! Tu ne m’aimes pas très solidement. Il te faut des femmes encore à naître. Par Zeus, on n’a jamais vu une telle passion pour la jeunesse. Tu es de ceux qui disent : « Elle a quatorze ans ; mais elle est encore bien conservée. » Fi ! Bonsoir ! »Au second, — vous connaissez le mythe d’Ève, vous connaissez le mythe de Psyché et, quand vous ne connaîtriez rien de tout cela, vous savez qu’en général les femmes ont quelque inclination à la curiosité, — au second acte, la même pensée est venue à la jeune Néère et à la vieille Daméta : non pas de boire de l’eau de Jouvence pour se transformer, non ; mais au moins de se regarder dans la source pour voir ce qu’elles seraient, étant transformées. Elles se penchent toutes les deux en même temps sur le miroir magique, et le miroir magique n’aurait aucun besoin d’être magique et peut-être ne l’est pas du tout ; car Néère, voyant le visage de Daméta, croit se voir elle-même en vieille, et Daméta, voyant le visage de Néère, croit se voir elle-même en jeune. Elles ne sont contentes ni l’une ni l’autre. Pour Néère, cela se comprend assez bien ; mais pour Daméta, c’est moins limpide. Elle dit ceci :
Non, ce n’est pas très clair ; mais admettons qu’il se puisse qu’elles ne soient contentes ni l’une ni l’autre. Au fond, c’est peut-être vrai. On tient à son moi actuel par les liens de l’habitude et de la douce et lente accoutumance. On me rendrait aujourd’hui ma forme extérieure de vingt-cinq ans, je serais peut-être si dépaysé que j’en enragerais et dirais que l’on me dérange dans mes petites habitudes. Il est possible. Je ne puis pas faire l’expérience. Enfin, je sens qu’il est possible. Sur ce, Archis rencontre Néère (faites bien attention) et Télamon rencontre Daméta ; et, un peu aidés, du reste, par Zeus déguisé en berger, mais cette aide serait presque inutile, Archis, devant Néère, croit qu’il a affaire à Daméta qui s’est rajeunie en buvant de l’eau de la source ; et Télamon, en face de Daméta, croit qu’il a affaire à Néère qui s’est vieillie en buvant la liqueur magique. Télamon est furieux, et vous n’aurez aucune peine à comprendre pourquoi. En voilà une idée de se vieillir de trente-cinq ans quand on en a seize ? Au moins on demande la permission. Quant à Archis, il est furieux aussi et sa fureur est plus subtile. Il est furieux de se trouver vieux en face de sa femme redevenue jeune. Il est furieux de la défiance à son égard que marque cette opération de Daméta sur elle-même. Il exprime cela avec assez de délicatesse et assez heureusement.D’aujourd’hui…
C’est précisément à cela qu’il devrait reconnaître que la personne qui est devant lui n’est pas Daméta, mais quelque autre. Enfin…
Et, comme il ne semble pas songer que lui aussi pourrait, en buvant à la source, se rajeunir et rétablir la symétrie qu’il regrette tant qui soit perdue, Zeus l’en avertit et lui dit : « Bois toi-même ! » Il répond en un très beau vers :
Que vous dirai-je ? Ils finissent par se reconnaître les uns les autres, deux par deux ; et par reconnaître aussi que le mieux est de laisser faire les choses et de s’abandonner à la bonne loi naturelle. Daméta s’éloigne avec Archis ; Télamon s’éloigne avec Néère. « Portez à boire à l’âne », dit malicieusement Zeus. Si la source est réellement miraculeuse, l’âne seul, étant le seul qui en aura bu, sera le seul rajeuni. Cette conclusion qui, avec beaucoup de goût, n’est qu’indiquée, est amusante. Si cette petite pièce était écrite avec simplicité, elle serait tout à fait délicieuse. Elle est gâtée par la forme, tantôt funambulesque et tantôt barbare, qu’a adoptée l’auteur. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas de bons vers dans ce petit ouvrage. J’en ai déjà cité. J’en pourrais citer encore. Le petit monologue de Daméta au commencement de l’acte Il est véritablement, sinon d’un grand poète, du moins d’un poète :
Oui, il y a des vers charmants ou très heureux dans cet aimable poème. Mais, Dieu bon, comme il y en a de détestables ! Peut-on vraiment supporter que Zeus s’exprime ainsi, lui qui porta Minerve dans son cerveau :
Et n’est-il pas un peu étonnant, ce Télamon, qui, après avoir exprimé le plus facilement du monde et même avec élégance, qu’il était amoureux de Néère avant qu’elle fût venue au monde, s’arrête tout à coup pour dire :
Il y a un peu trop de ces coups de poing dans l’estomac, mêlés à des caresses de style et de rythme, dans le poème de M. Bergerat. Cela fait quelque chose d’extraordinairement inégal, de bizarre aussi, parce que l’auteur a l’air de quelqu’un qui, tour à tour, pratique très savamment l’art du style et se moque volontairement de l’art du style. On sait que cette impression était celle que donnait souvent, mais avec discrétion, Théodore de Banville. On dirait que M. Bergerat veut la donner, mais avec une certaine brutalité. C’est très curieux. Mais trêve aux chicanes. Je voulais surtout dire que le poème de M. Bergerat est ingénieux, spirituel et amusant comme idée, souvent gracieux et joliment précieux comme forme.
La Poigne, pièce en quatre actes.
et Boileau traduisait :
Cette règle ne laissait pas d’être étrange. Elle imposait, comme un dogme, la monotonie. Très heureusement, si on l’a suivie souvent, d’instinct les grands dramatistes y ont été infidèles très souvent aussi. Il suffit de rappeler seulement Polyeucte, Pauline, Chimène, Auguste et Néron. Voilà une règle qui est confirmée surtout par des exceptions et par des exceptions éclatantes. La vérité est qu’il n’y a pas de plus belles pièces que celles qui suivent, de sa première phase à sa dernière, un caractère qui n’est pas du tout le même à la fin qu’au commencement. Rien au monde n’est plus dramatique, parce que s’il est intéressant de voir à quel point nous sommes des machines, réglées une fois pour toutes comme une montre, il est bien plus intéressant encore de voir ce que fait de nous, soit une passion qui se développe jusqu’à devenir très différente de ce qu’elle était quand elle nous a saisis une première fois, soit la vie elle-même agissant sur nous et nous modifiant et pétrissant à son gré. Et voilà précisément ce que voulait faire M. Jullien, et, aussi bien, voilà ce qu’il a fait. Seulement il l’a fait, sinon avec quelque incohérence, du moins avec quelque indécision, et je crois bien que j’en serai réduit à le féliciter surtout de ses intentions, qui furent excellentes. M. Jullien a voulu écrire l’histoire d’un homme très indépendant de caractère, qui est modifié par sa fonction, peu à peu, jusqu’à devenir parfaitement plat envers ses supérieurs et violemment autoritaire envers ses inférieurs. Tenez ! Je parlais de Polyeucte ; c’est l’histoire de Félix que M. Jullien s’est amusé à décrire par le menu. Il s’est demandé : « Comment Félix en est-il arrivé à être ce qu’il est dans la pièce de Corneille ? Ce serait intéressant à démêler. » Et voici ce qu’il s’est répondu à lui-même : Maître Théodore Perraud est avocat dans sa petite ville. Il est très indépendant, très dépourvu de toute ambition et très humain. C’est une espèce de président Magnaud qui serait avocat. Pendant une moitié du premier acte ce rapprochement se présente à chaque instant à l’esprit. On lui offre une candidature à la députation. Il refuse, croyant faire plus de bien à plaider pour les petits qu’à légiférer à l’aveuglette parmi les intrigues du Palais-Bourbon. Tout à coup le député du lieu, que Perraud méprise profondément, devient ministre de l’intérieur et offre à Perraud une préfecture. Malgré les supplications de sa famille et de ses amis, Perraud, accepte. Pourquoi il accepte, ce n’est pas assez bien expliqué. Ce qui a amusé l’auteur, en cela bon dramatiste, c’est de nous présenter le contraste entre les paroles de Perraud avant la dépêche du nouveau ministre et après la réception de cette dépêche. Soit ! Et, au point de vue du métier, cela est traité excellemment. Mais, au point de vue de l’art psychologique, ce que je voudrais savoir, ce sont les raisons secrètes de ce premier demi-revirement. Car c’est la première phase, ceci ; c’est le doigt dans l’engrenage. On voudrait voir très distinctement pourquoi maître Perraud l’y a mis. Pourquoi, refusant la députation, accepte-t-il une préfecture ? Pourquoi, sans ambition, apparemment, tout à l’heure, devient-il ambitieux tout d’un coup ? Cela, malgré quelques explications qu’en donne Perraud et parce que ces explications ont tout à fait l’air d’être des défaites, reste un peu obscur. Toujours est-il que voilà Perraud préfet. On le voit, au second acte, dans ses fonctions. Mais cet acte est un peu vide, parce que Perraud n’y est représenté que dans l’extérieur de ses fonctions, et que cela ne nous renseigne en rien sur le fond de son être et sur les modifications qui ont pu s’y produire. Perraud fait des discours de réception et d’inauguration avec cette éloquence abondante et creuse qui est consacrée en ce genre d’exercices. Eh bien ! après ? Tout préfet bon, passable, médiocre ou mauvais, énergique ou faible, éclairé ou ignare, intelligent ou limité, est forcé de faire de ces discours-là. Nous ne sommes nullement renseignés par cette surface sur l’état d’âme de M. Perraud, non plus que sur le style d’un notaire par la rédaction de ses actes. Cependant le nouveau caractère de M. Perraud relativement à sa famille nous est montré un peu dans cet acte trop creux. Il a auprès de lui une brebis bêlante de femme qui n’a pas de rôle ; une bécasse de fille qui ne rêve qu’avancement et, de plus, un fils qui ne cherche constamment qu’à lui être désagréable. Tout ce que dit Perraud, son fils le tourne cruellement en dérision. M. Perraud ne peut pas remuer un bras, s’asseoir ou se lever, sans que son fils le traite de vieil imbécile. Il nous agace prodigieusement, ce fils. Il ne fait rien, il vit aux crochets de son père, et il le traite du haut en bas avec une insolence incomparable. Mon cher ami, quand on estime son père profondément idiot et quelque peu malhonnête, on le quitte et l’on va gagner sa vie ailleurs. Il n’y a que celui qui gagne sa vie qui ait le droit d’agir et de parler en homme libre, et encore le doit-il faire avec politesse. « Et que dit le père à tout cela ? » — Il parle très ferme ; il se montre autoritaire. Il est très cassant : — Ah ! ah ! la voilà l’évolution de caractère ! — Mais pas du tout ! Si le fils était poli et que le père fût dur, oui, nous verrions un commencement de changement de caractère. Mais le fils est à gifler. Que son père le rembarre solidement, cela nous paraît tout simplement ce que nous ferions tous, et, donc, Perraud ne paraît pas avoir changé. Il paraît simplement un homme qui a raison dans les discussions de famille et qui y fait ce qu’il y doit faire. Voilà pourquoi tout ce second acte, quoique tout plein de détails assez amusants, paraît si vide. L’action, — et ici l’action c’est l’évolution de caractère, — n’y fait pas un pas. Elle en ferait un, assez marqué, précisément si le fils Perraud était tout le contraire de ce qu’il est, docile, accommodant, conciliant et bien élevé. C’est alors que, à le brusquer, Perraud se montrerait un autre homme que celui qui fut autrefois. Il y a là une maladresse grave d’exécution et qui aura des suites très importantes, comme vous le verrez. En effet, au troisième acte, Perraud décidément paraît avec un caractère un peu nouveau. Son fils, — toujours ; car comme me le disait très judicieusement Gabriel Trarieux en passant près de moi, c’est drôle cette comédie, qui s’annonce comme comédie politique et qui se ramène à être un drame de famille ; mais après tout il n’importe, — son fils, donc, que nous avons vu dès le premier acte flirtant avec une très honnête jeune fille, Mlle Barrai, annonce à sa famille qu’il veut épouser celle qu’il aime : « Jamais ! » lui crie son père. Et ici, enfin, Perraud nous paraît avoir évolué. Il devient injuste. Il devient autoritaire et despotique. Il n’a pas, cette fois, le bon bout. Il devient même un peu « prince » à la Machiavel ; car il profite de son influence pour faire déplacer le père Barrai, qui est professeur au lycée, et pour l’envoyer à l’autre bout de la France. Oui, enfin, le bon Perraud a changé. Il devient un monstre naissant. Nous sommes contre lui. Seulement Perraud le fils nous a tellement horripilés pendant tout un acte, et nous l’avons tellement pris en grippe, que nous ne pouvons pas être tout à fait de son côté. Nous avons une dent contre Perraud fils. Nous nous donnons des raisons pour excuser son père. Nous sommes tout près de dire au père, non pas : « Vous avez raison », non ; mais : « Mon Dieu, la crise est arrivée à l’état aigu. Eh bien, tant mieux ! Exaspérez Monsieur votre fils pour qu’il s’en aille, et pour que nous ne le voyions plus. » L’effet cherché par l’auteur est singulièrement atténué par suite de ces raisons-là. Toujours est-il que le fils Perraud disparaît, ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps, et il laisse entendre qu’il va enlever la petite Barrai. Et nous disons à peu près : « Grand bien leur fasse ! » Oui, mais la mère en meurt, la mère bêlante et gémissante. Elle en meurt, très sérieusement, brisée par cette dernière tempête de famille succédant à tant d’autres. Touchante, cette mort ? Sans doute ; mais un peu brusque d’abord et trop inattendue, ensuite ne constituant pas une leçon suffisante, parce que les torts sont trop partagés. Qui l’a tuée ? Le père, oui ; mais le fils aussi. Peut-être le fils plus que le père, et, par conséquent, le : « Voyez ce que la carrière préfectorale fait d’un homme ! » n’est pas assez net, n’est pas assez précis, n’est pas suffisamment démontré. Or, c’est C. Q. F. D. Et si ce ne l’est pas très vigoureusement, la scène n’émeut guère. Elle prend un air de quelque chose d’accidentel. Toutefois, cet acte est violent. C’est quelque chose. Cela secoue toujours un peu. Le public a reçu un coup. Il s’anime. La chute du rideau se fait dans de fort bonnes conditions. Le quatrième acte est, malheureusement, le plus indécis de tous. Après la mort de sa femme, Perraud a été changé de résidence. On l’a envoyé dans un pays de grèves. Ceci, par le temps qui court, est insuffisant pour spécifier très nettement le pays, et, mettons donc qu’il a été envoyé dans une préfecture quelconque. Il y a mécontenté tout le monde. Les syndicats ouvriers s’agitent. L’émeute gronde… Avant d’aller plus loin, je donne un conseil aux jeunes gens. Plus de dernier acte avec grève grondant à la cantonade ! Le public en a assez. La sédition des cinquièmes actes classiques a fait son temps ; le duel des cinquièmes actes (1850) a fait son temps. La grève des cinquièmes actes contemporains a remplacé l’antique sédition et le duel ancien. Mais elle commence à être un peu surannée, elle aussi. Mais, poursuivons… Donc, l’émeute gronde. M. Perraud la réprime sans scrupule. Il fait donner la troupe. Le sang va couler. Avant qu’il coule, — et cette manière de ramener les affaires de famille comme entre parenthèses n’a pas plu beaucoup, — avant qu’il coule, le père Barrai survient et annonce à Perraud que le fils Perraud et la fille Barrai se sont conjoints en union libre et ont un enfant et qu’il vient, lui, Barrai, demander à Perraud.. Ne me demandez pas ce que Barrai vient solliciter de Perraud. Je n’y ai rien compris. Le fils Perraud a vingt-six ans, au moins, d’après le texte. S’il veut se marier, il le peut ; s’il veut rester en union libre, il lui est loisible. Que diable Barrai vient-il demander à Perraud ? Je n’en sais rien. Il me semble que le public, extrêmement froid, ne le sait pas plus que moi. On ne sait donc pas ce que M. Barrai vient demander à Perraud ; mais on apprend, avec une certaine indifférence, que Perraud le refuse, et ensuite, attendri, qu’il l’accorde. Allons, tant mieux ; mais nous serions plus contents encore si nous savions ce qui a été demandé, refusé et accordé. Et maintenant à l’émeute, s’il vous plaît. Eh bien ! l’émeute suit son cours. L’effusion du sang est imminente. Le général n’attend qu’un ordre du préfet pour faire tirer. Le pauvre préfet sue une sueur d’angoisse. Il lutte contre lui-même atrocement. Il songe à aller se faire tuer à la tête des troupes. Puis enfin, son humanité d’il y a dix ans reprend le dessus. Il donne l’ordre de battre en retraite ; il envoie sa démission. C’est l’effondrement de l’être factice que Perraud, sous l’influence de sa fonction, avait créé en lui. Certes, je l’aurais parié, et je félicite singulièrement M. Jullien de s’être dit qu’une profession modifie un homme, mais jusqu’à un certain point et qu’il y a une limite au-delà de laquelle cette force étrangère ne peut pas fausser, ne peut pas faire dévier un tempérament. J’aime donc assez ce dénouement, bien qu’il n’ait été ni assez préparé ni assez expliqué. Mais le public m’a semblé ne pas l’approuver pleinement et avoir été un peu déçu. Le public aime la force et il aime le courage. La démission de M. Perraud lui a paru suspecte d’être dictée par quelque chose comme de la peur. Elle lui a paru une désertion. Il désirait secrètement que Perraud allât se faire tuer. Il est féroce, le public ; mais il fallait tenir compte de ces sentiments très probables et, pour les ménager, trouver une habileté, un expédient qui rendît tout à fait honorable, qui montrât tout à fait généreuse et incontestablement magnanime la dernière résolution de Perraud. Assez maladroite, comme vous voyez, la pièce est cependant assez vivante et d’un relief assez puissant. Elle n’ennuie pas du tout, sauf, et non pas très fort, à quelques moments du second acte et du dernier. Elle est écrite soigneusement, non sans force, non sans un certain art des formules serrées et concises. C’est l’œuvre d’un homme de talent. Les amateurs voudront l’avoir vue. Je doute que la foule y accoure.
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La Retraite, drame en quatre actes, mis en français par MM. Maurice Rémon et N. Valentin.
Seulement, le mot de Charles-Quint est très beau, parce qu’il répond à un sentiment très juste, tandis que le mot de Lauffen et son acte, quoique courageux, ne sont pas justes, parce qu’on peut et qu’on doit se battre avec un homme qui est devenu votre égal puisqu’on l’a fait son beau-père. Par tout pays il faut savoir subir la conséquence de ses actes. — Tant il y a que devant son supérieur, et surtout, ce me semble, devant un homme désarmé et qui « présente son estomac ouvert », Volkhardt laisse tomber son arme, sans la lâcher, le long de sa cuisse. Survient Claire. (Elle était même là depuis quelques minutes ; mais peu importe.) Son père, un peu attendri, un peu fléchissant, lui dit : « Soit ! Je pardonne ; mais à une condition : c’est que nous irons enterrer notre honte dans quelque coin obscur, oubliant, oubliés… ». — Jamais ! répond Claire. Moi, quitter mon amant ! Jamais ! Je m’attache à lui… — Oh ! s’écrie Volkhardt redevenant furieux. Il ne veut pas mourir, il ne veut pas t’épouser et tu ne veux pas le quitter ! Cela veut dire que tu resteras avec lui un an, qu’il te lâchera et que tu passeras à un autre ! Femme à lieutenants ! C’est immonde ! » Et il la tue. Il la tue bien vite, sans qu’on ait vu sa colère monter, sans qu’il y ait beaucoup de raisons pour qu’il la tue plutôt que le lieutenant, et même tout au contraire. On ne comprend pas bien ; peu s’en faut qu’on ne comprenne pas du tout. On a cette sensation vague qu’il la tue parce qu’il avait un coup de revolver à tirer et qu’il fallait bien qu’il le tirât sur quelqu’un, un peu au hasard. Je ne dissimulerais nullement, moi très grand admirateur de la pièce, que ce dénouement est déconcertant et, de quelque façon qu’on l’explique ou qu’on le prenne, d’une très grande faiblesse. Mais la pièce en son ensemble est d’une grande force et d’une grande beauté. Elle a été, presque par tous, fort bien interprétée. Pour une fois, donnons des places. Ça amuse. Au premier rang M. Lérand, gêné dans son uniforme, mais d’une intensité d’émotion et de désespoir admirables, incroyablement beau, particulièrement au troisième acte. Tout près de lui, M. Gauthier, d’une vérité et d’une noblesse simple tout à fait ravissantes dans le rôle d’Helbig. Et c’est ensuite M. Dubosc, charmant de légèreté fringante et se faisant une voix de sarcasme excellente dans le personnage du comte de Lehdenburg. Puis c’est M. Colombey, agréable dans le rôle du vieux commandant galantin. Puis c’est M. Monteaux, bien distingué en officier austère et mystique. Puis M. Roger Vincent, maladroit, inexpérimenté, mais chaleureux et tourmenté d’une façon intéressante dans le rôle de Lauffen, rôle du reste infiniment ingrat et difficile. Et quelle excellente artiste Mlle Mellot sera une autre fois ! J’en suis sûr.
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La Massière, comédie en quatre actes.
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L’Embarquement pour Cythère.
LE PRINCE. LA MARQUISE.La marquise demande à Grimm quelle est sa première impression sur la France : « Tourbillonnante », répond le spirituel Allemand :
LA MARQUISE.Petit cours d’histoire du xviiie siècle et dissertation sur les mœurs du temps par la marquise. Il me semble, d’abord, que c’est à peu près cela, et ensuite c’est un cours assez bien écrit :
Petite scène entre la marquise et le colonel. Il n’est peut-être pas absolument inutile que je vous dise, parce qu’on n’en fait plus comme ça, que le colonel est âgé de sept ans.
LE COLONEL. LA MARQUISE. LE COLONEL. Colonel A LA MARQUISE. Quelle LE COLONEL. LA MARQUISE. LE COLONEL. LA MARQUISE. BeaucoupEt certainement cette scène manquait à la Guerre en dentelles de M. Georges d’Esparbès. Plus loin, dans une scène dont je ne dirai point, du reste, qu’elle est du goût le plus délicat, un mot bien joli, un peu vif, un peu fringant, mais du plus pur xviiie siècle. La marquise, qui a passé la nuit au bal, veut expliquer au président pourquoi elle a les yeux battus — ou « abattus », comme dit George Sand dans sa correspondance avec Musset :
Un des soupirants de la marquise lui a envoyé un diamant ; la marquise le lui a renvoyé avec une certaine rudesse. Le soupirant l’a brisé et de la poussière qui s’en est suivie il a poudré la lettre suivante :
Et ceci nous amène au tournoi des déclarations ou au carrousel des madrigaux. Ils ne sont pas tous d’égale valeur, mais à les voir passer, en caracolant, les uns après les autres, le spectacle papillotant et tout frissonnant de poudre à la maréchale est bien joli :
GRIMM. LE VICOMTE. LE DUC. L’ABBÉ. LE PRÉSIDENT. LE DUC.La note sentimentale et grave, que je mets tout de suite auprès de la note piquante. A moi aussi, c’est mon affaire. Le chevalier Gilbert ne se mêlant pas beaucoup à la conversation brillante qui est toute la pièce à vrai dire, on lui demande quel est son rêve à lui, car on sent qu’il est homme à en avoir un. Il se fait un peu prier, puis :Comment ?LE VICOMTE. LE PRÉSIDENT. Nous C’est son
Et voilà seulement une petite partie des belles choses qu’Émile Veyrin avait tirées de ce sujet : une dame qui était malade, qui ne voulait pas se soigner et qui est morte en partant pour les eaux d’Aix. Ce Veyrin ne manquait pas tout à fait d’imagination. Il aurait corrigé un peu, je crois, son poème, avant de le livrer à l’imprimeur. En transcrivant, je remarquais tout à l’heure, et vous avez remarqué aussi bien que moi, un « ils sentirent leur fin venir, chacun son tour » qui n’est peut-être pas français, si j’ose dire. — J’ai noté plus haut : « Quoiqu’il vaudrait bien mieux laisser le médecin seul avec son sujet » ; et je doute peu qu’il eût valu mieux écrire : « Quoiqu’il fallût… » — J’ai jeté un coup de crayon à côté de : « Quand ici j’ai tombé, comment dirai-je ? à pic », parce que mon opinion est plutôt qu’il n’y aurait pas de mal à mettre ! je suis tombé ». Cependant, on sait que « j’ai tombé » a pour lui des exemples très considérables. — Mais d’abord ces taches sont excessivement rares dans l’ouvrage d’Émile Veyrin, et ensuite ce n’est pas de sa faute [je suis tout fier d’avoir l’habitude de faire cette faute, depuis que j’ai vu que Sainte-Beuve l’a faite en écrivant à Hugo] si, traversé par la mort, il n’a pas pu un peu remanier son poème çà et là avant de le faire mettre sous les presses. Avec deux premiers actes délicieux, un second un peu vide, un dernier d’une mélancolie touchante, quoique ne contenant rien qu’une agonie, — mais l’agonie d’une rose, — l’Embarquement pour Cythère reste une de ces œuvres charmantes qu’on ne veut pas oublier. Émile Veyrin est mort l’année dernière à l’âge d’environ cinquante ans.
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La Loi de l’homme, pièce en trois actes.
« Ces enfants s’aiment. Vous ne pouvez pas les empêcher de se marier. — Je refuse mon consentement — Prévu cela : en cas de dissentiment entre les parents, le consentement du père suffit. — Eh bien ! alors ! La guerre, la guerre de la seule façon que je puis la faire. Je dirai tout à Isabelle. — Oh ! — Je lui dirai tout ! »Ici commence le dissentiment, non pas entre M. de Raguais et sa femme, mais entre Mme de Raguais et le public. Le public voudrait que Mme de Raguais ne parlât pas. C’est lui qui a tort. Mme de Raguais devrait peut-être ne point parler ; car les infamies des pères et mères n’ont rien à voir dans ces choses-là, et la loi morale, c’est que ceux qui s’aiment doivent être époux ; Mme de Raguais devrait ne point parler ; mais son caractère veut qu’elle parle. Est-ce qu’elle est un philosophe ? Est-ce qu’elle est un sage ? Nous a-t-elle été donnée comme telle par l’auteur ? Nullement. C’est une femme passionnée, ulcérée, vindicative, aigrie, dont l’amour s’est tourné en haine, une femme dont on fait des vitrioleuses dans les faits divers et des Hermiones dans les tragédies classiques. « Elle est odieuse ! » — Non, elle est malheureuse. L’auteur ne vous la donne pas à aimer ; il vous la donne à plaindre. Et puis tout cela m’est bien égal. Est-elle vraie ? Voilà tout ce que je me demande. Ah ! si elle est vraie ! Égoïsme au fond, revendication maladroite et énergique des « droits » de la femme, etc. ; amour unique et absorbant pour le premier homme séduisant qu’elle a rencontré à seize ans, amour qui précisément à cause de sa violence s’est converti en une haine infinie quand il a été déçu ; colère et rancune contre tout ce qui l’a rendue malheureuse, que cinq ans de solitude et de réflexions chagrines ont exaspérées. Voilà le caractère. Avec ce caractère-là elle doit parler ; elle parlera. C’est ce qu’elle fait, et la scène, horriblement difficile à établir, est conduite admirablement. Isabelle comprend, s’indigne et pleure avec sa mère, promet qu’elle n’épousera point, qu’elle écartera André. Mais que voulez-vous ? C’est quand André n’est pas là qu’elle fait cette promesse. Dès qu’elle le revoit, ou à peu près dès qu’elle le revoit, adieu tous ses engagements. Elle ne renvoie plus André, elle le retient. Mmede Raguais est vaincue, l’étau se resserre. La pièce, sans doute, pourrait s’arrêter ici, et l’on peut accuser M. Hervieu d’avoir donné à l’étau un tour de vis de plus qu’il ne fallait. Je ne crois pas. Vous allez voir. M. d’Orcieu vient demander officiellement à Mme de Raguais la main de sa fille : « Non ! » répond, farouche, Mme de Raguais. « Pourquoi non ? Ne voit-on pas qu’elle est vaincue ? Que rien désormais ne peut empêcher ce mariage qu’elle déteste ? Qu’elle n’a plus qu’à se taire ? » — Oui, homme sensé et tranquille, vous avez raison. Mais, pourquoi voulez-vous que Mme de Raguais soit sensée et tranquille ? A-t-elle l’habitude de l’être ? — Et surtout comment voulez-vous qu’elle le soit en ce moment-ci ? Vous raisonnez comme si c’était le lendemain ! Oui, le lendemain, elle aurait eu le temps de réfléchir, de se ressaisir, de se comprendre vaincue. Mais là, maintenant, quand elle vient, coup sur coup, de recevoir mille blessures atroces, elle, la révoltée et la vindicative, elle va tout de suite revenir au sang-froid ? Jamais de la vie ! Elle va dire : « Non ! non ! » avec un entêtement sombre et hérissé, jusqu’à ce que pressée, acculée, sur un mot qu’il faudra trouver et qui devra être un fer rouge, elle bondisse, éclate, dise tout, crie tout, déchire tous les voiles, piétine furieusement dans les flaques et éclabousse de boue tous ceux qui l’entourent. Et c’est, en effet, ce qui arrive. Tout le monde est là, sauf les enfants. M. d’Orcieu, Mme d’Orcieu, M. de Raguais. M. d’Orcieu presse Mmede Raguais de donner ses raisons : « Quoi ? Pourquoi ? Suis-je honorable ? Mon fils est-il acceptable ? Mme d’Orcieu… Vous n’êtes pas bien avec Mme d’Orcieu… Mais je puis vous dire que, passant de vos mains à celles de Mme d’Orcieu, Mlle Isabelle n’aura que changé de mère. Mme d’Orcieu ayant eu toujours pour elle les sentiments et les caresses maternels… » Ah ! le voilà, le fer rouge ! Mme de Raguais, qui, du reste, ne se possède jamais, s’échappe et se déchaîne. La terre a tourné sous ses pieds : « Mme d’Orcieu est la maîtresse de mon mari depuis sept ans. Vous êtes tous des scélérats ! » La pauvre femme ne se doute pas qu’elle vient elle-même de donner le tour de vis définitif à l’étau où elle est engagée. Car, après cet éclat, quel dénouement ? Il n’y en a pas deux. Il n’y a, quelque imprévu qu’il ait pu paraître au premier regard, que celui qu’a donné l’auteur. En effet, quoi ? Raguais et d’Orcieu vont se battre, se tuer, etc., et les enfants seront à jamais séparés. Vous n’en voulez pas, hommes sensibles, de ce dénouement-là. Vous n’en voulez pas non plus, homme sage ; car non seulement il est cruel, mais il est stupide que les enfants soient punis des crimes de leurs pères. Mais alors quoi ? Il faut que les enfants s’unissent. Bien. Mais il faut aussi que M. et Mme d’Orcieu restent ensemble ; car se séparer ce serait « avouer la chose », et ce qu’il y a de moralement incestueux dans le mariage des enfants serait proclamé, et les enfants seraient déshonorés. Bien. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi, c’est moins forcé, mais presque autant, que M. et Mme de Raguais reprennent la vie conjugale ; car qu’il y ait réconciliation entre les deux familles en la personne des enfants, sans qu’il y ait réconciliation entre M. et Mme de Raguais, c’est encore avouer et proclamer la chose, la rendre visible et incontestable à tous les yeux. Réfléchissez à tout cela, retournez tout cela en tous les sens, et vous verrez qu’il n’y a pas d’autre dénouement que cette triple solution : mariage des enfants, maintien du ménage d’Orcieu, réconciliation apparente du ménage Raguais. C’est ce que M. d’Orcieu voit très vite, trop vite, peut-être. Mais lui, il est le contraire de Mme de Raguais. Il est homme de pensée, de réflexion rapide et nette, qui n’a pas besoin d’attendre au lendemain pour se rendre compte de tous les détails d’une situation complexe. Il commence par être assommé ; — puis furieux voulant tout tuer ; — puis : « Mais mon fils ! » et c’est alors qu’il se rend compte de la situation tout entière, et, après un moment de silence… Il aurait fallu ce moment un peu plus long. C’est pendant ce moment que M. d’Orcieu examine tout, avec les conséquences de tout, reprend son sang-froid, et organise tout l’ensemble des solutions qu’il va apporter et imposer. Il fallait lui laisser le temps pour cela, et aussi au public le temps de prévoir la seule solution qui soit, en effet, possible et de s’y habituer par avance… Enfin, M. d’Orcieu se lève et impose à tous le dénouement que je viens d’indiquer. Dénouement véritable, seul logique, seul possible, seul vrai, et d’une haute moralité. Les enfants seront heureux. « Ils n’ont rien fait. » Les parents, qui sont tous coupables ; — car Mme de Raguais l’a été dans ses rancunes et ses emportements, et M. d’Orcieu a une jeunesse désordonnée et tragique à se reprocher ; — les parents, qui ont tous quelque chose à expier, seront malheureux, comme il est juste ; ceux qui sont moins coupables que les autres goûtant, du reste, mieux que les autres le seul bonheur qui leur reste, celui de leurs enfants. Voilà cette pièce, qui n’est pas loin d’être admirable, qui est d’une grande vigueur et d’une marche directe et sûre, quoique trop précipitée, qui renferme une grande leçon, et qui met en relief un caractère singulièrement bien saisi. Mme de Raguais existe ; elle est vivante ; elle est d’une vérité absolue dans ses qualités et dans ses défauts. C’est la femme toute de sensibilité et de passion, éperdue dans ses amours, dans ses haines, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses amours qui deviennent des haines implacables ; c’est la femme (car l’auteur nous a prévenus), la femme qui dit au premier acte : « Sans recours à la loi, je me défendrai comme une bête avec le cri et avec la griffe. » Faut-il cependant que nous soyons devenus veules, pour que, quand sur la scène qui a vu les Roxane, les Hermione et les Phèdre, on nous jette une femme qui, après tout, ne tue personne, nous nous écriions : « Ah ! qu’elle est méchante ! Y a pas de femmes comme ça ! » Eh bien ! mes petits amis, je souhaite peut-être qu’y ait pas de femmes comme ça ; mais, au demeurant, il y en a encore quelques-unes. Maintenant, ne nous emportons pas, et voyons les choses sous différents aspects. D’abord le public ne se trompe jamais complètement, et il faut expliquer même celle de ses résistances qu’on ne partage pas. C’est la thèse, la fâcheuse thèse qui, se mêlant au drame de passion, a un peu égaré le public sur le caractère de Mme de Raguais. Mme de Raguais est une femme malheureuse, passionnée et vindicative. Elle entremêle ses récriminations contre son mari de récriminations contre la loi que les hommes ont faite contre les femmes. Rien de plus naturel : quand on a à s’en prendre à quelqu’un, on s’en prend à tout le monde. La moitié des féministes, — je dis seulement la moitié, — sont des femmes qui ont été malheureuses en ménage ou des filles qui en veulent à la société de n’avoir pas été épousées. Rien donc de plus naturel que le « féminisme » de Mme de Raguais. Seulement, dès que la question législative est posée dans une pièce, la pièce devient une pièce à thèse, et, dès qu’une pièce est une pièce à thèse, le personnage qui soutient une thèse, sans que la thèse contraire soit soutenue par personne, passe immédiatement pour le porte-parole de l’auteur, et, par conséquent, pour le personnage que l’auteur nous donne comme étant le personnage sympathique. Nous y voici. Le public, ayant cru à cette indication, s’étant dit, dès les premières scènes du premier acte, que Mme de Raguais était le personnage qu’il devait aimer, la voulue, tout le reste de la pièce, sensée, raisonnable, tiers parti et centre gauche, semblable à lui ; et, quand elle n’était pas semblable à lui, il lui en a voulu d’en différer. Voilà ce qui l’a un peu dérouté. Ce qu’il fallait, — et, après tout, c’est ce qu’a fait l’auteur ; mais il a fait autre chose en même temps, — c’était nous montrer Mme de Raguais comme un pur être de passion, et le drame comme un pur drame passionnel. Il n’y aurait eu aucun malentendu. D’autant plus qu’en la partie, très courte, de son rôle où Mme de Raguais raisonne, elle raisonne mal. Ce divorce auquel elle songe au premier acte, nous savons qu’elle pouvait très bien l’obtenir, quoi qu’en dise cet imbécile de commissaire ; nous sentons que, si elle n’y recourt pas, c’est une sottise qu’elle fait, ou, peut-être, c’est qu’au fond elle ne le désire pas tant que cela et garde un esprit de retour, etc. Dès lors, toutes les fois qu’elle dit : « Je suis désarmée », nous lui disons : « C’est vous qui vous êtes désarmée ! Tout ce qui arrive est votre faute ! Si vous aviez pris le parti raisonnable et décisif, aucun, songez-y, aucun des différents malheurs qui vous arrivent dans la pièce ne se serait produit. C’est votre faute tout le temps… » Ainsi tout ce que fait et dit Mme de Raguais comme passionnée est juste ; tout ce qu’elle dit comme raisonneuse est faux ; et ce ne serait rien, étant tout naturel qu’un être passionné raisonne mal ; mais, sous cette couleur de pièce à thèse, Mme de Raguais nous a été donnée tout d’abord comme une femme qui est censée, par l’auteur, raisonner bien. Telle est la raison principale du malentendu, relatif du reste, entre une partie du public et l’auteur, et tel est le seul défaut important de cette belle œuvre. Car elle est belle nonobstant et d’un grand effet. Et puis comme elle est écrite, de quelle langue pleine, sobre, drue et à vives arêtes, et que M. Hervieu est revenu de loin ! Ah ! vive le théâtre ! C’est lui qui apprend à écrire aux gens qui sont capables d’y arriver. Voilà un homme qui écrivait ses premiers romans dans la langue que vous savez. C’était effroyable. D’Arlincourt auprès de lui était limpide et Maine de Biran était uni, et Auguste Comte était dépouillé. Et il a écrit sa première pièce de théâtre dans cet idiome-là ! Seulement, comme c’est arrivé pour Marivaux, le théâtre l’a corrigé. Le théâtre est brutal. Il souligne les défauts à l’encre rouge. M. Hervieu a assisté aux représentations de les Paroles restent. Jusque-là il n’avait trouvé personne de suffisamment autorisé ou d’assez persuasif pour lui faire entendre qu’il écrivait mal. Quelques-uns même, les misérables ! lui disaient que ce n’était une langue à part que parce qu’elle était supérieure. Mais aux représentations de les Paroles restent, il s’est aperçu que sur quatre phrases il y en avait plus de trois que le public ne comprenait absolument point. Ces avertissements-là, on est bien forcé de les comprendre. M. Hervieu, depuis ce temps, écrit même ses romans en style net et prompt, et au théâtre, sauf un ou deux propos un peu énigmatiques dans trois actes, il écrit la langue de Dumas fils. Vive le théâtre ! La Loi de l’homme est faiblement jouée par M. Le Bargy, qui pouvait donner un caractère à M. de Raguais et qui ne lui en a donné aucun ; par M. Leloir, très inférieur à lui-même dans le rôle de d’Ordeu, dont on pouvait faire une figure de vingt coudées ; par M. Laugier, par M. Dehelly, par M. Delaunay (qui, soyons juste, n’a pas de rôle), par Mme Müller qui, avec M. Dehelly, forme le duo le plus insuffisant qui se puisse et par Mme de Boncza (qui, il faut le dire, n’a que quelques répliques sans importance). — Elle est miraculeusement jouée par Mme Bartet, qui en porte tout le poids, et qui s’est révélée, c’est le mot, sous un aspect tout nouveau, non plus « divine », mais furie adorable et pitoyable martyre, avec une puissance dans l’imprécation et une profondeur dans la souffrance et le désespoir, dont aucun mot ne peut donner l’idée, ou du moins que je suis parfaitement impuissant à peindre comme je les sens. Eh bien ! mais dites donc ! Nous avons quelques écrivains dramatiques, et nous avons trois grandes comédiennes : Sarah, Réjane, Bartet, sans vouloir leur donner de rang, et sans compter qu’immédiatement après elles et il y a quelque part, — pourquoi n’est-ce point là où il faudrait qu’elle fût ? — une nommée Weber. Allons ! le théâtre n’est pas si malade !
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Le Réveil, comédie en trois actes.
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Le Duel, pièce en trois actes, en prose.
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Le Retour de Jérusalem, pièce en quatre actes.
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L’Escalade, comédie en quatre actes.
Paraître, pièce en quatre actes et cinq tableaux.
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pourvu que la mère soit morte, et pourvu qu’il n’ait pas d’enfant légitime, son père peut l’accueillir dans son ménage légitime et en faire la fille adoptive de sa femme. Et cette bravoure nous plaît fort ; et nous nous savons gré de mépriser si courageusement les préjugés dans le premier des théâtres subventionnés. Le succès a donc été éclatant et je crois qu’il sera très prolongé. Quant à mon sentiment personnel, qui est sans doute ce que l’on me demande, je ne puis pas affirmer très énergiquement que j’aie été enchanté de cette production de l’esprit humain. Nous sommes dans une villa près de Trouville, avec vue sur la mer, — comme dans toutes les pièces contemporaines, et cela commence à être d’une originalité un peu fastidieuse, — chez M. Chartier et Mme veuve de Roine, sa sœur. Ils vivent tous les deux en vieux célibataires à peu près riches, et ce sont de braves gens tous deux, lui avec un peu de timidité bourgeoise, l’autre avec un petit grain de générosité romanesque. Ils ont comme hôtes les soucis, les soupçons, les alarmes vaines… je veux dire qu’ils ont pour hôtes le bon Lucien Briant, garçon timoré, craintif, atteint de
panphobie, toujours persuadé qu’il va lui arriver un malheur épouvantable et que sa femme nomme spirituellement le
« malheureux imaginaire ».Ce Briant a eu autrefois pour maîtresse, au quartier Latin, une petite papetière qui a eu, il le sait, une petite fille, juste quelques semaines après le moment où il l’a quittée. Lucien est un père, non pas sans le savoir, mais sans savoir qui est sa fille. Depuis, il a fait prospérer son usine, il s’est marié. Sa femme l’aime, mais elle l’aime depuis quinze ans, et comme elle dit très finement :
« Je suis une honnête femme, mais qui commence à s’en apercevoir. »Ce qui la détache un peu de Lucien, c’est que Lucien est resté sous la domination de son père, vieux bourgeois autoritaire, rigide, têtu et borné, et cuirassé de vieux préjugés comme un vaisseau de première classe. Ce beau-père, Hélène l’abhorre, autant que Lucien le respecte et l’admire avec aveuglement. Aussi ne va-t-elle pas sans faire quelque attention aux propos aimables de M. de Clénord, clubman élégant qui est pour cette saison la coqueluche de Trouville. Elle va avoir sa crise de la quarantaine, cette femme-là, par antipathie pour son beau-père se tournant en mépris de son mari. La crise de la quarantaine n’a pas besoin de raison ; mais elle a toujours besoin de prétexte. Sur ce, comme vous pensez bien, la fille naturelle apparaît ; elle surgit, la fille de la papetière. Elle a, comme vous pensez bien aussi et comme il est tout naturel, toutes les beautés, toutes les grâces, toutes les vertus, toutes les pudeurs, toutes les dignités et toutes les délicatesses. Elle vient demander, non pas à son père, qu’elle ne sait pas ici, mais à M. Chartier, que sa mère en mourant lui a désigné comme un ami sûr, une position, une petite position conforme à son état. Chartier songe à la confier comme lectrice ou dame de compagnie à Mme Sanderas, qui part pour la Plata ou pour le Chili. Il est bon que père naturel et fille naturelle soient séparés par l’étendue des mers. Le père, lui, que Chartier a prévenu, préférerait voir sa fille, munie par lui d’une bonne petite rente, vivre tranquille dans le petit village où, paraît-il, elle a été élevée ; et l’on discute un peu entre Chartier, Mme de Roine et Lucien Briant sur ces choses, et nous en sommes là, et nous n’en sommes encore que là à la fin du deuxième acte, ce qui indique suffisamment qu’il y a deux actes d’exposition. Si nous n’en sommes qu’à la fin du deuxième acte, c’est qu’il y a beaucoup de petites scènes épisodiques. Il y a les scènes où Briant le père, qui est là aussi, compare la société nouvelle à la société ancienne et déclare celle-ci infiniment supérieure, ne fût-ce que pour cette cause qu’autrefois le divorce n’existait point et que,
« quand on épousait une femme, on n’avait plus à s’en occuper, puisque c’était pour la vie ». Il y a les scènes où Mme de Roine présente ses invités à Mme Briant, entre autres Mme de Bernac, divorcée mais très honnête femme :
« elle aurait certainement préféré devenir veuve ». Il y a les scènes de flirt entre Hélène Briant et M. de Clénord qui ne manquent pas de finesse légère et de frôlement à fleur de peau ; il y a les scènes de « potins de plage » et le double duel de Clénord avec deux
« potineurs »un peu imbéciles. Enfin il y a de toutes sortes de choses, non mauvaises en soi, mais qui sentent un peu le remplissage, qui nous laissent languissants un peu, qui donnent une sensation de vide et de lenteur ; pis que cela, qui font qu’on se demande où est précisément le sujet et où l’on va ; pis que cela, qui à chaque instant paraissent des choses d’où sortira quelque chose et d’où on s’aperçoit un peu plus tard qu’il ne sort rien. Un tout petit exemple : la divorcée qui aurait certainement préféré être veuve, Mme de Bernac, est courtisée très ardemment par le jeune et riche industriel Serquy. Serquy ne lui déplaît pas ; mais elle met sa coquetterie et un peu d’habileté féminine à se faire désirer et attendre ; et elle lui dit, pour lui donner une raison :
« Vous êtes très bien, vous êtes gentil ; vous dépensez très bien votre argent ; mais vous n’avez pas une de ces idées, une de ces imaginations belles et généreuses qui séduisent et entraînent un cœur de femme. Faites grand, une seule fois, Serquy, faites grand, et je suis à vous. »Sur quoi nous nous disons :
« Compris ! c’est ce Serquy qui va trouver le dénouement ingénieux, original et généreux de la grande pièce, et Mme de Bernac lui sautera au cou en lui disant : « A la bonne heure ! Vous êtes un chevalier. Vous avez conquis la princesse lointaine. Et la princesse lointaine est à vous. »Point du tout, Monsieur. Serquy ne fait rien de grand pendant deux actes ; il ne fait même rien du tout ; il n’a pas plus d’idée que vous ou moi, et, au commencement du III, Mme de Bernac lui dit :
« Je vous épouse ! »— Voilà un petit exemple. Bref, les deux premiers actes m’ont paru et bien longs et un peu vides, malgré quelques détails agréables, et un peu incertains dans leur marche. Au commencement du troisième, Mme de Roine, cette sœur de Chartier, bonne, généreuse, le cœur sur la main et la parole prompte, que j’ai eu le plaisir de vous présenter, a une entrevue avec la petite Lucienne, la fille naturelle, la trouve charmante, s’éprend d’elle et lui propose les deux places dont je vous ai parlé. Plan de Chartier : traverser les mers avec Mme Sandéras ; plan du père naturel : vivre avec une petite rente au sein de la nature champêtre. Lucienne repousse le second. Pourquoi ? Parce qu’il vient de son père et qu’il constitue une aumône.
« De mon père j’accepterais un baiser, une effusion, une tendresse, avec rien ; mais du moment qu’il ne veut pas me voir et qu’il m’offre de l’argent, c’est une aumône humiliante et je refuse. Je vivrai de mon travail avec cette Mme Sandéras. »
« Elle est très bien cette petite, dit la bonne Mme de Roine. Moi, j’ai un troisième plan. »Et là-dessus elle se rencontre avec Hélène Briant. Mme Hélène Briant est sur le premier penchant de la faute. Elle en est très loin ; mais elle est sur ces premières pentes molles qui mènent loin, aussi, pourvu qu’on les suive. Elle n’est pas fâchée d’avoir été un peu compromise par les duels de M. de Clénord qui ont bien un peu été donnés en son honneur. Enfin elle penche ; elle est sur le point de pencher. Elle s’ouvre de ses peines et un peu de ses mauvaises pensées à Mme de Roine.
« Si seulement, ajoute-t-elle, j’avais un enfant… J’ai souvent songé à en adopter un… »Mme de Roine sourit. Elle songe à M. Capus. Elle se dit :
« Comme cet auteur est gentil ! Il me donne les transitions. Il fait dire à Mme Briant ce à quoi il n’est pas très probable qu’elle songeât ; mais ce que j’avais besoin qu’elle dit pour faire avancer mes propositions en bon ordre de bataille. Merci, Capus ! »Et à Mme Briant :
« Un enfant ! Ah ! c’est là que je vous attendais. Vous avez bien fait d’y venir. Ça raccourcit. Eh bien ! Un enfant, j’en ai un à votre disposition.
— Tiens ! Quel ? — Un enfant de votre mari. — Ça m’étonne. — Il était si jeune ! — Voilà ! Quel âge a-t-il, l’enfant ? — Dix-sept ans. — Merci, c’est un peu vieux. — Oh ! voyez-la. Elle est charmante. — Ah ! c’est une fille ? — Oui. — On peut toujours la voir. — Je vais vous la chercher. »Cette jeune femme nous étonne un peu, qui n’est pas jalouse du passé de son mari, qui ne se récrie pas, qui ne se fâche point de ce que son mari lui a toujours caché tout cela, qui va si vite là où on la veut mener, qui… enfin nous ne connaissions pas Mme Briant sous cet aspect. Il aurait fallu nous la présenter avec beaucoup d’insistance comme une femme désolée de n’avoir point d’enfant et ayant un cœur débordant d’affection et de dévouement qu’elle ne sait où placer.
— Mais je l’ai peinte comme prête à devenir la maîtresse de ce monsieur… — S’il vous plaît, ce n’est pas du tout la même chose, et de ce qu’une femme de trente-cinq ans songe à prendre un amant, ce n’est pas du tout une raison pour qu’elle adopte une fille naturelle de son mari ; je crois pouvoir vous l’affirmer avec une certaine assurance. — Mais c’est pour se préserver elle-même contre les surprises du cœur et des sens qu’elle songe à mettre auprès d’elle une compagne préservatrice, une espèce de jeune sœur. — Soit. A la bonne heure ! Mais il fallait que le désir, chez Mme Briant, de rester honnête et de faire tout ce qu’il faut pour cela, même des choses pénibles, fût beaucoup plus marqué dans les premiers actes, où, en vérité, il ne l’est point. Ce qu’on remarque en ce milieu du III, c’est combien pendant le I et le II on a perdu de temps à des choses à peu près inutiles, au lieu de l’employer aux vraies préparations nécessaires, c’est-à-dire aux préparations psychologiques.Toujours est-il que voici Hélène en présence de Lucienne. En cinq minutes, c’est fait : Hélène raffole de Lucienne. Ah ! ça ne traîne pas. Je ne sais pas trop ce que Lucienne raconte à Hélène, mais ce doit être infiniment touchant ; car Hélène adore Lucienne au bout d’un demi-quart d’heure comme si Lucienne lui avait sauvé la vie. La voix du sang dans les vieux mélodrames n’avait pas de plus prompts effets que l’absence de toute voix du sang n’en a dans celui-ci. Cette Mme Briant nous devient très inexplicable, au moins. Nous ne comprenons pas du tout pourquoi elle est si complètement différente de l’immense majorité des autres femmes. Les femmes mariées, d’ordinaire, résistent diablement à l’introduction dans leur ménage d’un enfant naturel de leur mari ; et de les y décider, de les y faire consentir, de les y amener avec des peines infinies, c’est de quoi on a fait bien des comédies, drames, mélodrames et autres opérations théâtrales. Celle-ci est toute contraire. Elle veut absolument adopter la fille de son mari, de qui son mari ne veut pas. Et elle ne finit pas par être attendrie ; elle commence par là. Elle a un empressement de sensibilité, une précipitation d’émotion, une fougue de dévouement et un emportement de sacrifice tout à fait particuliers. Je ne dis pas que ce soit impossible ; je dis que Mme Briant ne nous était pas connue comme telle et qu’il aurait fallu nous la faire prévoir comme telle. Elle n’est pas inexplicable, comme du reste, aucun caractère n’est inexplicable ; elle est inexpliquée. C’est bien pis à la scène suivante. La scène suivante, à force de banalité conventionnelle, a une apparence paradoxale. Je m’explique. La banalité conventionnelle c’est la femme tout dévouement et tout amour, la femme qui accueille l’enfant naturel en pleurant de douces larmes, et en faisant verser d’aussi douces au parterre et aux galeries, etc. ; — l’apparence paradoxale c’est, ici, la femme voulant forcer son mari à adopter son enfant naturel, à lui, voulant l’adopter elle-même, criant du haut de sa tête qu’elle y tient ; et le mari résistant de tout son cœur et repoussant de toute son énergie l’enfant, à lui, que sa femme lui pousse dans les bras. Ce renversement des rôles a quelque chose de très comique, et j’avoue que je ne pouvais m’empêcher de rire, pendant que le public, à qui je demande pardon, paraissait, je dois le dire, très ému. C’est pourtant en cela que consiste la grande scène finale du III. Hélène supplie son mari d’adopter Lucienne et Briant s’y refuse obstinément, avec brutalité et avec les plus mauvaises raisons du monde, et la scène se termine par ce mot à effet, très applaudi et qui ne me paraît que souligner ce qu’il y a de bizarre dans la
toquaded’Hélène :
« Briant : Et sais-je seulement si elle est ma fille ?
— Hélène : Elle n’est pas ta fille ! Soit ! Elle est la mienne ! »
« Comme ça, tout de suite, Pan ! »comme dit le marquis d’Auberive. Titre : Notre Jeunesse ou la Maternité instantanée. C’est encore le pauvre Briant qui est le plus ridicule dans cette scène. Lui, le plus brave homme du monde, il donne les raisons les plus piteuses et les plus cruelles pour repousser Lucienne ; il est révoltant de cynisme et il est violent à faux comme un homme qui se fait violence pour être violent. Sans doute, je sais bien pourquoi. C’est qu’il ne croit pas un mot de ce qu’il dit et qu’il ne le dit que par terreur de son père ; mais il n’avoue pas ce motif et il a trop l’air de dire tout cela comme de son cru. L’auteur a évidemment été très gêné. Faire parler durement Briant comme spontanément, c’était à coup sûr fausser son caractère ; — lui faire dire tout le temps :
« C’est mon père qui me paralyse », c’était le faire très vrai, mais le rendre par trop ridicule et par trop ennuyeux :
« Eh ! va donc, avec ton auteur ! »— Il y avait le double écueil. Ce qu’il fallait pour passer entre Charybde et Scylla, c’était faire dire à Briant tout ce qu’il dit, mais de telle sorte qu’on sentit toujours que sous tout cela il y avait uniquement, sans qu’il l’avouât, la terreur de son créateur. C’était extrêmement difficile. Ce n’était pas impossible, ce me semble. En tout cas, il me paraît que l’auteur ne l’a pas même essayé. Je puis me tromper. Il n’y a pas beaucoup de choses essentielles et substantielles dans le quatrième acte, en dehors de scène à faire. Il y a des propos, du reste spirituels et caustiques, de Briant le père ; il y a une leçon, extrêmement faible, donnée par Chartier, qui, du reste, a peu d’autorité comme professeur de morale, à Briant le père. C’est tout ; c’est peu de chose. Quant à la scène à faire, c’est, bien entendu, Briant, face à face, enfin, avec sa fille. Cette scène à faire a été assez adroitement retardée et reculée jusqu’à l’acte IV et dernier. A mon avis, elle n’est pas mauvaise, et surtout elle est très vraie. Mais elle a peu porté, parce qu’elle n’est pas éloquemment touchante. Elle est presque muette. Elle n’est pas sortie. Elle ne passe point la rampe, par conséquent. Briant s’excuse d’abord, froidement, un peu piteusement, de sa conduite envers sa fille. Puis il l’écoute. Il apprend avec plaisir que jamais son ancienne maîtresse ne s’est plainte de lui ni ne l’a incriminé. Il s’attendrit un peu.
« Bonne Léontine ! »Ainsi préparé, il reçoit des mains de sa fille sa photographie, à lui, la photographie du beau Briant, âgé de vingt ans :
« J’ai bien changé !
— Mais non ! Mais non ! La preuve c’est que je vous ai reconnu tout de suite. »Il s’attendrit de plus en plus, met la photographie dans sa poche et dit :
« Je la garde… et toi aussi. »Moi, je trouve cela tout à fait bon, excellent, parce que c’est bien la façon dont peut s’attendrir Briant. C’est sur lui-même qu’il s’attendrit, sur sa belle jeunesse à jamais envolée, sur son portrait de vingt ans.
« Non, ma jeunesse n’est pas morte. »Sa sensibilité ne dépasse pas celle d’un héros de Mürger, et du reste il la juge d’une qualité exquise. Je trouve cela très bien. Mais, pour le public, cette scène muette : Féraudy regardant un morceau de carton, reste sans relief, sans prises sur lui ; il ne la sent pas le saisir par les épaules ou par les entrailles. C’est dommage ; car, en soi, la scène est bonne. Quand le père est enfin conquis, tout est fini. Nous assistons seulement, comme fin d’acte et épilogue, au départ du vieux têtu à qui l’on présente, d’un peu loin, la jeune adoptée. Il s’arrête, semble avoir un moment d’hésitation, la salue très correctement et part à pas lents. Un peu auparavant, il a dit :
« Vous me l’amènerez ; mais plus tard, beaucoup plus tard, quand je serai gâteux. »— La jeune fille le voit s’éloigner et demande :
« Qui est ce monsieur ?
— C’est ton grand-père. »La toile tombe. Telle est cette comédie, dont les deux premiers actes sont un peu vides, dont le troisième est faux et dont le dernier est froid. Il n’y a que deux caractères qui se tiennent très bien. C’est celui du vieux et celui de Mme de Roine. Le vieux est excellent : il est vrai, il est logique, il est bien dessiné et il est amusant. L’auteur, qui est très spirituel, s’est amusé lui-même à faire de ce personnage le satirique du public qui est devant lui, et cela est très piquant. Briant le père a toujours l’air de dire au public :
« Oui, vous applaudissez tout ce que font ces polichinelles vertueux ; mais vous êtes des niais. C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-père. »C’est lui qui lance ceci, doucement du reste :
« Vous êtes les ennemis des préjugés. Oui dà : un préjugé qui disparaît suit une vertu qui s’en va. »C’est lui qui dit :
« Mon Dieu, oui, je sais. Aujourd’hui, on n’aime les enfants que s’ils sont naturels et les femmes que si elles sont adultères. Les enfants légitimes et les femmes honnêtes passent un très mauvais quart d’heure. Ne pourrait-on pas avoir un peu d’indulgence pour l’honnêteté ? »Etc. Il y avait du ragoût. Mme de Roine aussi est charmante ; c’est l’étourderie de la bonté. Dès que son cœur parle, elle le laisse bavarder tout haut à tort et à travers. Elle fait toutes les gaffes de la charité :
« Moi, c’est entendu, je suis celle qui se mêle de ce qui ne la regarde pas. Eh bien ! toi, frère, quand je soigne tes rhumatismes, est-ce que je me mêle de ce qui me regarde ? »— Le type est exquis et très amusant, et, Dieu merci, il est vrai, quand et quand. Pour Mme Briant, j’ai assez dit comme elle est à mon avis déconcertante, sans unité, sans dessin et presque insaisissable. Briant est moins faux ; mais on passe son temps à se demander comment il peut se trouver un garçon de quarante ans qui soit médusé à ce point par son père — et qui soit si peu dominé par sa femme. Ce qui fait qu’il est l’un devrait faire aussi qu’il fût l’autre. On ne comprend pas bien. Tout irait bien mieux si, au lieu d’un père, c’était une mère qu’il ne voulût pas contrarier dans ses idées et ses préjugés arriérés. On désobéit à un père, à quarante ans ; on ose moins contrister sa pauvre maman. Voilà où était le joint… Si vous croyez que l’auteur n’y a pas songé ! Je jurerais qu’il y a pensé. Mais voyez donc l’autre inconvénient ; voyez donc la contre-indication. Une grand-mère qui ne s’attendrirait pas devant sa petite-fille, au quatrième acte ; une grand-mère qui n’ouvrirait pas son giron à sa petite-fille en pleurant et en disant :
« Mon petit enfant ! Mon petit enfant ! »c’est absolument impossible au théâtre. Le public eût crié :
« C’est monstrueux ! »Force a bien été à l’auteur de se rabattre sur un père. Mais il a rencontré un autre écueil. C’est très difficile, le théâtre. M. de Féraudy a été aussi bon qu’il était possible dans le personnage de Briant. Il respire la timidité. Il est gauche à souhait. Son dos voûté semble porter le poids de tous les malheurs qu’il imagine. Sa bonne figure grasse et triste est excellemment celle d’un heureux malgré lui. Il est parfait. Mme Bartet a été charmante de mélancolie vague, — la femme qui ne sait pas ce qu’elle veut, — pendant les deux premiers actes ; et de véhémence fébrile, — la femme qui a enfourché un dada,, — au troisième acte. Elle a sauvé le rôle. M. Leloir a été merveilleux de la tête aux pieds dans la puissante silhouette qu’il a tracée de Briant père. Et sa voix, naturellement sardonique, a fait miracle dans toutes ses épigrammes et dans tous ses aphorismes. C’était tout un temps. Impossible d’être pré-1870 aussi bien que cela. Il a eu un succès énorme. Mme Pierson, parce que le personnage est plus sympathique et parce qu’elle a autant de talent, a eu un plus grand succès encore. Elle était la grande favorite. On eût voulu qu’elle fût toujours sur la scène. De fait, elle a été exquise de finesse et de franchise à la fois. C’était un composé délicieux. M. Coquelin a été très bon comédien, sans aucune pitrerie et sans aucun écart facile destiné à soulever le gros rire, dans le rôle effacé, mais agréable, de Chartier. M. Berr, très gai et drôle dans le tout petit personnage de Serquy. Mme Sorel n’a fait que passer, et elle n’était déjà plus ; mais c’était une élégante divorcée, bien avenante et séduisante à souhait. On ne comprenait pas que qui que ce fût ait pu divorcer d’avec elle. Mlle Pierat, sans rien qui ait soulevé l’admiration bruyante, a été parfaite de mesure et de ton juste dans l’aimable personnage de Lucienne. On n’est pas plus expérimenté ni plus sûr que cette comédienne de vingt ans. On souhaiterait presque qu’elle eût le charme d’une demi-inexpérience. Allons ! On n’est donc jamais content ! Elle est excellente et je voudrais bien savoir de quoi on se pourrait plaindre. — Au total, interprétation tout à fait remarquable. Le succès final a été très marqué. Je n’aime guère cette pièce, mais je dois dire et répéter que je suis sûr qu’elle ira très loin.
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« suite du Misanthrope ». L’auteur a supposé, sans beaucoup de vraisemblance, à lui parler sans fard, mais, du reste, rien n’est plus permis que cette liberté, qu’Alceste s’est converti, ou plutôt, bien plutôt, a tâché de se convertir. Il s’est juré à lui-même de chercher toujours le bon côté des choses ; il s’est promis d’être aimable en société et indulgent aux travers des hommes ; et enfin il a épousé Célimène en retirant le fameux
ultimatumqu’il avait prétendu lui imposer : se retirer dans une solitude et
« renoncer au monde ». Ce qu’il pourra bien advenir de la conversion d’Alceste, voilà la question et voilà la pièce. Il en advient au pauvre Alceste de multiples mésaventures qui le rengagent de plus belle dans sa résolution première : voilà la réponse à la question. Premier épisode : Oronte vient lui lire un second sonnet, plus ridicule que le premier. Alceste l’
approuveet le loue. Fort bien ; mais Oronte prie Alceste de bien vouloir faire insérer le sonnet dans le
Mercure, où Alceste a des intelligences ; et Alceste s’en défend ; et la scène d’altercation entre Oronte et Alceste, telle qu’elle est dans Molière, recommence. Moralité de ce premier épisode : on ne peut pas soutenir longtemps le caractère qu’on s’est donné. Philinte aurait dit, lui : «
Mais certainement, cher ami, je me fais fort de faire insérer ce chef-d’œuvre dans le Mercure.» Car enfin Alceste ni Philinte ne sont ni directeur de journal ni critique de profession, et par ainsi, ils ne sont pas forcés d’être Alceste. Dialogue, très historique, entre un homme du monde et moi :
« Vous lui avez dit — c’est l’homme du monde qui parle — que son roman était mauvais ?
— Oui. — Pourquoi ? Êtes-vous Alceste ? — Pas du tout, mais je suis forcé de l’être. — Pourquoi ? — Mais cela va de soi. Supposez qu’en homme du monde, comme vous feriez, je dise à X… : « Il est exquis, votre roman. » Il prend la balle au bond et me dit immédiatement : « Alors, faites-le insérer dans telle revue, où vous influez ; faites-le publier chez Z…, qui vous considère ; et faites-en l’éloge dans tous les papiers où vous noircissez du blanc. » C’est si vrai, notez ceci, que même quand je dis à un auteur : « Votre ouvrage ne vaut rien du tout », je vois, très souvent, presque toujours, mon homme me sourire d’un air aimable et je l’entends me dire : « Eh bien, puisque vous avez quelque indulgence pour mon pauvre ours, un mot à Claretie, n’est-ce pas ? C’est promis ? Merci ! Oh ! merci ! » Je suis donc forcé, absolument forcé, d’être Alceste, sans avoir le moindre goût pour cela. — Vous pourriez faire le maître Jacques. — Comment cela ? — Un auteur vous soumet son œuvre. Vous lui dites : « Charmant ! Exquis ! Adorable ! C’est même bien. » Il vous dit : « Faites-en l’éloge » ou : « Faites-le imprimer. » Vous lui répondez : « Pardon ! ce n’est plus à l’homme du monde que vous parlez ; c’est au critique. Autre homme, autre langage. Votre ouvrage, Monsieur, est idiot. » — Oui, oui, sans doute ; mais comme cela, ce serait encore plus dur. »Un critique ou un directeur de quelque chose est donc forcé d’être Alceste. Alceste lui-même, point. C’est ce qui me faisait dire que la moralité de ce premier épisode est celle-ci :
« On ne peut pas soutenir longtemps le caractère qu’on n’a pas et qu’on s’est donné. »Second épisode : Alceste a gagné son procès ; mais les frais de justice s’élèvent si haut qu’à peu de chose près c’est comme s’il l’avait perdu. Il perd un peu de sa satisfaction et de sa belle contenance et menace M. Loyal de lui casser les os. Ici Alceste ne se montre même pas comme s’étant converti ; il est exactement le même que dans Molière. Troisième épisode : Philinte, qui est devenu l’amant de Célimène, et Célimène, qui est devenue la maîtresse de Philinte (cette pauvre Eliante a été supprimée net par M. Courteline), s’entretiennent des raisons pourquoi ils sont devenus amants. C’est qu’Alceste, dès qu’il a cessé d’être
« atrabilaire », a perdu tout son charme ; il est devenu n’importe qui ; pis encore, il a pris l’air gauche que l’on a toujours dans un caractère d’emprunt. Moralité de ce troisième épisode : Il vaut toujours mieux rester tel que la nature vous a fait :
Et c’est ce qu’Alceste comprend très bien lui-même ; car, ayant surpris l’aimable conversation entre Philinte et Célimène, que je viens de vous crayonner, il se convertit de sa conversion et, cette fois définitivement, il fuit au désert. On ne le reprendra plus à avoir des amis, à se marier et à vouloir être aimable. Cette pièce, vive, rapide, d’un mouvement enragé, est extrêmement jolie à écouter ou à lire. Vous en voyez bien l’unique défaut, peu sensible à la scène, sensible à la lecture et à la réflexion. Tous les personnages de Molière y sont dégradés, ou, si vous trouvez le mot trop fort, baissés d’un cran. Le Philinte de Molière est un homme aimable et un sceptique, et aussi un pince-sans-rire mystificateur ; mais il est loyal et généreux. Chez M. Courteline, c’est un vilain personnage. Alceste chez Molière est un grand caractère avec des ridicules ; chez M. Courteline, ce n’est guère qu’un sot violent. Oronte lui-même, encore gentilhomme chez Molière, chez M. Courteline n’est qu’un hanneton. Célimène, elle encore, s’est embourgeoisée jusqu’à n’être qu’uneC’est le plus certain de beaucoup !
« sous-Parisienne », inférieure à celle de Becque. Je regrette un peu cela, parce que la Conversion d’Alceste étant évidemment destinée à rester au répertoire et devant paraître devant la postérité, ce défaut grossira aux yeux à mesure que le temps marchera, comme il arrive toujours, et déparera un ouvrage charmant. Car il est charmant. Il est presque continuellement une petite merveille de style. Si je voulais chicaner… et précisément chicanons, pour montrer par l’infime nombre des taches à relever, même en s’appliquant, combien l’ouvrage est de style pur. Qu’est-ce que j’ai pointé du crayon rouge ?
« Enforci ; vous êtes en forci. » Très français, mais archaïque en 1766, nullement usité, ce me semble, au dix-septième siècle.
« Et d’absurdes on-dit vous ont mal avisé. » Un on-dit n’a jamais été français, et dans la bouche d’un homme du dix-septième siècle ne se peut souffrir.
« Ce troubadour transi doublé d’un belluaire. » — Ah ! celui-ci est bien mauvais. « Un critique doublé d’un poète, un sot doublé d’un impertinent, un ministre doublé d’un mouchard », c’est une des plus mauvaises locutions — oh ! cette doublure ! — dont le dix-neuvième siècle nous ait dotés, et tout homme de lettres doit se prendre la main gauche avec la main droite et se jurer de ne jamais l’employer. Et la mettre dans la bouche de Célimène, en 1766, Monsieur, c’est un scandale.De plus,
belluairen’est ni français ni latin, et en tout cas il n’est pas du vocabulaire de Célimène. Enfin, j’ai un doute sur la
contredanse. J’ai quelque idée que cette danse n’était pas inconnue au dix-septième siècle, mais je ne la trouve dans aucun texte classique de ce temps-là. Il était bien facile de la remplacer par une des danses célèbres et continuellement citées de cette époque. Voilà, ma foi, tout ce que je trouve qui me choque plus ou moins dans ces quinze cents vers. Ce n’est rien du tout. En revanche, savourez-moi tout ce qui suit et qu’en vérité je copierais pour le seul plaisir de le transcrire :
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Et les couplets ! Il y en a de ravissants, comme fermeté, comme ampleur et comme entrain. Voyez un peu celui-ci :
Regnard n’aurait pas fait mieux. Cette jolie pièce a été très vivement enlevée par M. Mayer en Alceste, M. Dessonnes en Philinte et le jeune M. Brunot, qui a été étourdissant de verve et qui a eu un succès éclatant, en Oronte. M. Croué était un fort bon Loyal, et Mme Lara, qui ne fait que passer, une fort agréable Célimène.……..L’existence est si dure
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« les frasques de grand-maman »et ce qu’un romancier procédant par excitation des mineurs au libertinage appellerait
« le demi-inceste ». C’est l’histoire des amours d’une quadragénaire avec un petit jeune homme, ami de ses fils, plus jeune que son fils aîné, et qu’elle a fait sauter sur ses genoux quand il avait des pantalons courts et les mollets nus. Il n’y a rien de si triste en soi et de si répugnant qu’un pareil sujet ; mais je n’ai pas besoin, hélas, de vous dire qu’il est très véritable et que cet accident pathologique est extrêmement fréquent ; et il est certain aussi que l’on en peut tirer de très grands effets d’émotion ; Vénus tout entière attachée à une proie faible et qui gémit sous ses fureurs étant une chose peu ragoûtante si vous voulez, mais violemment triste, et qui donne à la fois très exactement le frisson de la pitié et de la terreur ; et l’on peut dire de Mme de Rysbergue ce que Phèdre dit d’elle-même :
Cette Mme de Rysbergue a été mariée toute jeune, à dix-sept ans, notez ceci, avec un homme, jeune lui-même, mais très sérieux, homme d’affaires, homme de génie en affaires, qui, évidemment, ne lui a jamais donné les satisfactions voluptueuses et sentimentales dont un très grand nombre de femmes n’ont aucun besoin, mais qui sont absolument nécessaires à certaines autres et qu’elles attendent vaguement et espèrent toujours quand elles ne les ont pas eues en leur temps juste. Un de mes amis qui s’est trouvé il y a quarante ans presque exactement dans la situation où se trouve M. de Chambry, que je vais vous présenter, se rappelle encore le discours un peu étrange que lui tenait une Mme Rysbergue de ce temps-là, laquelle était mère de trois enfants déjà grands :
« C’est un cœur virginal que celui sur lequel vous vous reposez. Mariée très jeune, j’ai été absorbée par le soin de ma maison, qui était lourde pour mes épaules faibles et par la nourriture de mes enfants souvent indisposés ou souffrants. Non, vraiment, je n’ai pas connu l’amour, pas du tout, et je sais bien que je suis prodigieusement ridicule en parlant de la sorte ; seulement je suis véritable et aussi un peu malheureuse, et aussi un peu heureuse, sans oser l’être. »Et mon ami, très sceptique alors, retenait une assez violente envie de rire ; et il ne rirait peut-être plus maintenant, par suite de l’expérience de la vie. Donc, Mme de Rysbergue, toute gaie, toute vibrante, toute verdissante et toute gamine encore, malgré ses trente-neuf ans (ce qui, du reste, me paraît un vrai contresens, car les femmes qui sont sur le point de faire ce qu’elle va faire, en effet, ne sont pas gaies le moins du monde, et bien plutôt sont mélancoliques et rêveuses), donc et quoi qu’il en soit, Mme de Rysbergue, surnommée Maman Colibri, par ses fils mêmes, s’éprend, au premier acte, du petit vicomte Georges de Chambry, âgé de vingt ans, et lui donne déjà des marques d’affection très vive et ardente. Le mari, qui gagne, avec tristesse et hauteur dédaigneuse d’ailleurs, un demi-million par campagne semestrielle, ne se doute encore de rien ; mais leur fils Richard, très mûr déjà, très sérieux, malgré ses vingt-deux ans, associé de son père, intransigeant sur l’honneur, et qui va se marier dans trois mois, surveille sa mère avec inquiétude et, par un moyen qui sent un peu son vaudeville, mais qui peut passer à la rigueur, acquiert la quasi certitude qu’elle est au moins la demi-maîtresse de Georges de Chambry. A l’acte suivant, en une maison de campagne voisine de Trouville, Mme de Rysbergue est parfaitement démasquée, chose facile du reste, tant elle est imprudente, par le sévère et soupçonneux Richard. Après une scène parfaitement inutile avec son frère cadet, qu’il faudrait laisser complètement ignorant de toutes ces choses et non pas éclairer à moitié et troubler d’autant plus, sans aucune raison, Richard va droit à sa mère et lui intime l’ordre de ne plus fréquenter ni voir aucunement Georges de Chambry. La scène est douloureuse, mais forte, et broie le cœur comme il faut. Nous sommes pris très violemment. Le mari arrive. On voit très suffisamment, mais pas trop, et c’est ce qu’il faut, qu’il a des soupçons. Il se contient ; et il est un peu fébrile. Il prend son fils à part :
« Écoute ! J’ai mon idée. Tu es mon associé. C’est à l’associé que je parle. Que dirais-tu du petit Chambry comme employé chez nous, employé principal, futur associé… ?
— Je dirais que c’est fou. — Je ne te comprends pas. Très bien, Chambry, très intelligent… — Il est nul. — Très intelligent et l’instinct des affaires. Je m’y connais. Et déjà ami de la maison, dévoué à la maison. Un troisième fils, presque, que j’aurais là. — C’est insensé et c’est impossible. C’est monstrueux… — Tu vois bien qu’il est l’amant de ta mère ! — Mais… — Tu viens de me le crier. J’en étais sûr ; mais je t’ai joué cette comédie pour faire la preuve. Je vais tuer ce garçon-là. — Moi-même, je me disposais à… — S’il te plaît, cela me regarde. »Mme de Ruysbergue reparaît. Son mari lui crie qu’il sait tout et que le jeune Georges n’en a pas pour longtemps à faire le beau sur la terre. La pauvre femme — décidément c’est une passion terrible et c’est comme cela qu’il fallait prendre les choses pour qu’elles fussent douloureuses et tragiques et non désobligeantes — crie du haut de sa tête et du fond de ses entrailles qu’il faudra la tuer avant de rejoindre Georges qui se promène dans le parc.
« Voilà par quel chemin vos coups doivent passer. »Les deux hommes sentent qu’elle dit vrai et se calment un peu :
« Soit, dit le mari. Eh bien ! que je ne vous voie plus ! Sortez d’ici ! Sortez de chez moi, de chez nous ! Vous n’y rentrerez jamais ! »Il la rue dehors. La toile tombe. Désormais, comme je le disais en commençant, tout est trop prévu. La pauvre femme fuira avec son amant ; son amant, très vite, se dégoûtera d’elle. Elle reviendra. Elle sera très malheureuse. On lui pardonnera probablement et on la laissera vieillir dans un petit coin. C’est précisément cela avec quelques petites choses autour, très peu de petites choses, du reste gentiment présentées. Nous voici à El-Biar, près Alger, où Georges fait son année de service militaire. Mme de Rysbergue lui fait, dans une charmante villa, la vie la plus douce et la plus calme. Georges est encore poli avec elle, mais en a plus qu’assez et flirte avec une petite Américaine qui habite une villa voisine en compagnie de sa mère. Mme de Rysbergue voit le jeu, qui la torture ; elle prévoit les pires misères et les pires dégradations. Elle a la force — ce qui étonne un peu, mais ce qu’on accepte parce que c’est ce qu’on souhaite — de ne pas attendre le moment où elle sera plus ou moins doucement éliminée, et de fuir pour ne pas être chassée. Au moment où l’acte finit, on sent qu’elle va partir demain. Cet acte est un peu ennuyeux, malgré de très agréables détails, parce qu’on n’y a aucune surprise et qu’on l’a fait pour ainsi dire soi-même dans sa tête avant de le voir se dérouler devant ses yeux. Les choses
« qui sont ainsi et qui ne peuvent pas être autrement »ne sont pas intéressantes. Retour de Mme de Rysbergue à Paris. Richard, son fils aîné, est marié depuis dix-huit mois et a un fils de trente semaines. Elle se présente chez lui. Nous nous attendons bien que la vieille enfant prodigue sera accueillie ; seulement, nous ne croyons pas qu’elle le sera si facilement. Richard était bien intransigeant et terriblement rude au premier et au second acte ; maintenant il est tout douceur et il cède au premier assaut. On nous l’a changé, et nous ne comprenons pas assez ce qui a pu le changer ainsi. De même sa femme. Avec une énergie qui semble indomptable, elle déclare d’abord que jamais, jamais, sa belle-mère n’entrera chez elle. Son mari la retourne en un clin d’œil. Mais encore, comment ? En lui donnant une raison ? Point du tout. En lui disant :
« Allons ! allons ! Puisque tu vas dire oui tout à l’heure, pourquoi dis-tu non maintenant ?… Mais si ! mais si ! Tu vas dire oui tout à l’heure… Tu vois bien que tu dis oui déjà. »C’est assez spirituel ; mais le spectateur sent que ce n’est guère fort comme ressort et que ce jeu est un peu une manière pour l’auteur d’escamoter la difficulté, laquelle était en vérité plus grande qu’il ne le croit. Ce qui est meilleur, c’est la partie de l’acte où apparaît M. de Rysbergue, le père. — Ne vous récriez pas : je ferai une réserve tout à l’heure. — M. de Rysbergue apprend avec tristesse et froideur mélancolique le retour de sa femme.
« Tu la reverras ? »dit son fils.
— Non, mon enfant, il vaut mieux pas. Je n’y mets pas de colère ; mais il vaut mieux pas. Ces raccommodements sont lamentables, inutiles, mettent dans une situation éternellement fausse et sont peu dignes de gens propres. Il n’y a que la sincérité qui vaille quelque chose. Ce qui est vrai, ce qui est sincère, c’est, quand on ne s’aime plus, de ne pas simuler une fausse amitié. La fausse amitié, c’est une fausse monnaie à cours forcé. Les honnêtes gens ne se payent pas de cette monnaie-là… »Et puis :
« Que feras-tu ce soir ?… Viens donc un peu au cercle faire une partie de billard ou d’escrime avec ton vieux père… Je vais dîner, je viendrai te chercher… de bonne heure. »On sent qu’il traîne sa vie, qu’il est extrêmement malheureux, qu’il tourne dans le vide. C’est très simple et c’est très navrant. C’est très beau. La forte moralité de l’œuvre est là, sans phrases. Pourquoi faut-il qu’à côté il y en ait, des phrases, et à foison ? Ce M. de Rysbergue ne s’avise-t-il pas d’expliquer le cas de sa femme,
« l’évolution »de sa femme, le processus physio-psychologique de sa femme, en des considérations philosophiques et morales très abstruses et mortellement ennuyeuses ? Il a l’air de préparer un article pour la Revue des sciences philosophiques. Personnellement, je suis furieux :
« Cet animal-là fait mon feuilleton ; il me coupe l’herbe sous le pied. C’est un faucheur. »Ce n’est qu’un raseur ; mais quelle mouche l’a piqué, lui si sobre de paroles à l’ordinaire ? Sérieusement, il faudra abréger tout cela. Le public ne l’écoute pas et personne ne peut absolument donner tort au public. Dénouement, prévu comme le reste, mais bien présenté. On a montré le rejeton à Mme de Rysbergue. Mère et grand-mère se sont attendries ensemble sur le berceau. Un instant, Mme de Rysbergue reste seule en scène. La domestique annonce un visiteur :
« Faites entrer », dit machinalement Mme de Rysbergue.
« Mais… », dit la bonne, qui ne sait pas du tout qui est Mme de Rysbergue.
— Faites entrer : je suis la grand-mère. »C’est fini. Mme de Rysbergue a accepté sa destinée nouvelle. Un méchant me dit en sortant :
« Le rejeton est un garçon, notez ce point. Dans dix-huit ans, Mme de Rysbergue leur causera des embarras avec un ami de son petit-fils.
— Mais non ! mais non ! »M. Lérand, qui n’a pas été très bon dans les scènes de colère, froide ou chaude, du second acte, a repris toute son autorité sur le public au quatrième acte où il a mis admirablement en lumière la désolation intérieure, contenue, mais évidente, du pauvre quinquagénaire délaissé. Il a été acclamé avec toute justice. M. Louis Gauthier joue, comme toujours, avec sûreté, avec intelligence, mais sans originalité. C’est
« un bon acteur »dans tout le sens du mot ; je doute qu’il soit jamais davantage. J’aime singulièrement la manière à la fois câline et sèche de M. Brûlé. Il est bien l’homme qui n’aime pas et qui aime à se laisser aimer. M. Baron fils est toujours amusant dans les rôles de
« bon garçon commun »qu’on lui fait toujours. Celui qu’on lui a fait cette fois était du reste insignifiant. M. Joffre, dans un personnage de directeur de journal à affaires (aucun rapport avec l’action) s’est fait irrévérencieusement la tâte d’un homme politique très considérable et faisait ainsi la joie du public. Je dois dire que son irrévérence m’a paru être involontaire. M. Grésy, dans le rôle d’un jeune homme de quinze ans, était très vrai et très sympathique. Mme Berthe Bady a été bien mauvaise au premier acte. Elle est absolument incapable de représenter une femme légère, frivole et éventée. Démarche lourde, voix rauque, mouvements faux… Mme Berthe Bady est une actrice de drame et il lui faut le drame, ou il n’y a plus personne. Mais aussi dans la partie dramatique (II et IV) et aussi dans la partie élégiaque (III) de la pièce, elle a été extrêmement remarquable. De la puissance, ou au moins de la fougue, de la nervosité, de l’émotion vraie et, tout à la fin, une peinture large et forte, de la déchéance, de la ruine et de la douleur. Tout compte fait, c’est le plus beau succès de la carrière de Mme Bady qui agacera souvent encore quelques-uns par son maniéré, mais qui sera acceptée et qui doit l’être de tout le monde. Mme Cécile Caron a bien dessiné la silhouette d’une demi-mondaine sur le retour ou plutôt complètement revenue. C’était touchant et comique à la fois, dans une note très juste. Mlle Harlay, dans le rôle de la petite Américaine, a une certaine mutinerie assez agréable ; mais son accent américain est bien faux. Il faudrait prendre son parti là-dessus : quand on n’est pas excellent dans l’imitation d’un accent étranger, il faut tout simplement parler avec l’accent français. Le public ne tient pas du tout à ce qu’un personnage étranger ait l’accent de son pays ; ça lui est parfaitement égal. Il n’y a que dans le cas d’imitation à s’y méprendre que cela l’amuse. Cette perfection n’est atteinte qu’une fois sur cent. Réglez-vous là-dessus. Je crois à un succès assez prolongé de Maman Colibri. C’est une pièce qui fait pleurer et c’est une pièce que — quelques choses qu’il puisse y avoir à dire là-dessus — le public trouvera morale. Il y a là de très grands éléments de réussite. Pour mon compte, je ne m’y suis ennuyé qu’un petit quart d’heure, tout relevé, addition bien faite. C’est donc une de mes bonnes soirées, je ne puis pas dire autrement. Je souhaiterais que toutes les fois que je vais au théâtre…
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« Ma petite, disait une grand-mère du dix-huitième siècle à sa petite-fille, tâche de commencer par le second. Sur le premier on se trompe toujours. »Toujours est excessif ; mais souvent serait très exact, malheureusement. Or la jeune fille de l’invention de M. Bataille est de celles qui se trompent sur le premier, mais qui sont assez hautes d’esprit et qui sont de cœur assez propre pour voir une déchéance affreuse à passer à un second. De celles qui sont ainsi faites, qu’arrive-t-il ? Voilà le problème que M. Bataille s’est posé. Vous verrez comme il l’a résolu. Grâce de Plessans, de famille noble et parlementaire, provinciale, élevée chrétiennement, restée chrétienne et même un peu mystique, s’est prise pour son professeur de piano d’une passion ardente et têtue, et ne pouvant pas obtenir de ses parents qu’ils l’unissent à elle, s’est enfuie avec lui au hasard, dans un coup de tête et de cœur qui est un peu extraordinaire, un peu fou, qui ne semble pas français, que l’on comprendrait mieux si les noms étaient de consonance étrangère. C’est comme une espèce de tempête. Du reste, pendant toute la pièce je me disais :
« Tiens ! c’est cela qui devrait s’appeler la Rafale. »Voilà donc Grâce à Paris, cherchant à gagner sa vie et celle de son amant. Celui-ci est un pur idiot. Il n’est pas méchant, il n’est pas foncièrement malhonnête, mais c’est un enfant de douze ans. Il a été séduit beaucoup plus que séducteur, détourné par Grâce comme une fille des champs par le jeune monsieur du château. Grâce, par une de ses amies de pension, le fait entrer comme petit comptable dans la maison de commerce du mari de cette amie, M. Lechâtelier. A peine y est-il qu’il est inexact, nonchalant et qu’il prend cinq cents francs dans la caisse pour acheter un piano à Grâce, c’est-à-dire à lui. Grâce voit bien, décidément, qu’elle s’est trompée sur le premier. Ce que le public lui reproche, c’est de ne l’avoir pas vu plus tôt.
« Faut-il être dinde pour se faire enlever… pour enlever un pareil pianiste. On n’est pas pour pianiste à ce point-là ! »— Après tout, pourquoi pas ? Il y a bien d’autres erreurs en amour. Voyons ce qui suit plutôt que ce qui précède. Ce qu’il y a de certain, c’est que voilà Grâce parfaitement désillusionnée. Elle reste douce, compatissante, maternelle. Elle console son pianiste. Elle se résigne. Elle dit :
« C’est une croix. »Mais elle est parfaitement désillusionnée. Or, pendant que le pianiste empruntait à la caisse, M. Lechâtelier avait fait la cour à la jolie Grâce, comme vous pensez bien. Il avait été repoussé avec perte (dans une scène d’un charme et d’une mesure et d’une distinction exquis) et il s’était retiré, non seulement en bon ordre, mais encore en reprenant quelques avantages par son excellente tenue et sa bonne grâce respectueuse. On sent que Grâce pourra l’aimer. Voilà les deux premiers actes, qui sont bien faits, somme toute, et singulièrement intéressants ;
« et puis ce n’est pas banal ». A partir du troisième, les choses se gâtent. Qu’est-ce que nous trouvons devant nous au troisième acte ? Grâce à la maison de campagne de Lechâtelier, maison où l’on s’amuse ferme, Grâce, sous un nom d’emprunt — on rappelle Mme Chalandray — Grâce qui s’amuse ou paraît s’amuser, Grâce à qui Lechâtelier fait une cour passionnée et ardente et lyrique. Que voulez-vous ? Nous ne comprenons plus beaucoup. Qu’est-ce que c’est que cette petite femme-là ? Elle savait le danger qu’il y avait pour elle à venir partager la vie de Lechâtelier et elle est venue comme se jeter dans la gueule du loup ! Et elle a laissé à Paris, tout seul, son petit pianiste qu’elle sait qui n’y fera que des sottises ! Elle l’abandonne donc ! Elle n’a donc plus pour lui les sentiments maternels dont elle était toute pleine à son égard à la fin du II ? Qu’est-ce que c’est que cette petite femme-là ?
« Eh ! me répondra l’auteur. C’est une femme qui s’est trompée sur le premier qui est en train d’aiguiller sur le second ! Ce n’est pas si difficile à comprendre. »Sans doute ; mais c’est brusque, saccadé, bousculé, amené sans transition, et nous sommes, comme Grâce elle-même, nous heurtant aux angles un bandeau sur les yeux et jouant à colin-maillard. Toujours est-il que Grâce est émue par les charmes boulevardiers du plus
« raffiné des raffineurs »; et d’abord résiste, de cette résistance excitante qui consiste à faire entendre à l’homme aimé qu’on n’est séparé de lui que par le devoir ; — puis s’affole elle-même en songeant qu’elle est amoureuse, vraiment, cette fois, et que, si elle cède, elle est décidément la femme qui ne pourra plus s’estimer elle-même ; — puis, ayant bu trop de champagne (détail qui a désobligé tout le monde, parfaitement inutile du reste et qu’il faudra supprimer net), tombe
« à bouche que veux tu »dans les bras de Lechâtelier ; — puis, ayant horreur d’elle-même, s’enfuit éperdue à travers la campagne, à onze heures du soir, pour gagner la prochaine station (quatre kilomètres). Ce n’est pas qu’il soit mauvais, ce troisième acte : il a du mouvement, de l’éclat, des morceaux oratoires et trop oratoires, mais de haute valeur littéraire ; il n’est pas mauvais ; mais il est gênant. On est presque au supplice à suivre la marche brisée, la course en zigzags de cette femme bizarre et effroyablement compliquée. Ah ! c’est de l’art ; mais ce n’est pas de l’art simple. Quatrième acte. C’est le lendemain matin. Grâce est revenue à Paris. Elle retrouve son pianiste très déprimé. Lechâtelier la relance. Elle l’écarte en lui disant du reste qu’elle l’aime. Elle dit à une voisine qu’elle est enceinte et qu’elle en est désespérée. Pourquoi cette grossesse ? Pour rendre Grâce plus odieuse quand elle prendra la résolution que vous verrez qu’elle va prendre ? Pour expliquer, au contraire, cette résolution, Grâce ne pouvant plus supporter de vivre avec le pianiste et devant être torturée par l’existence d’un fils du pianiste, au lieu d’être consolée par la naissance de cet enfant ? Peut-être. Je ne comprends plus du tout. Laissons cette grossesse à laquelle je crois bien que le public, non plus, n’a rien entendu. Regardons seulement Grâce en face de son pauvre amant. Elle ne peut plus le voir. Tout ce qu’il lui dit l’agace et la révolte. Elle n’a plus rien de la tendre et indulgente sœur aimée de l’acte II. Elle n’est plus capable de résignation. Nous ne nous en étonnons pas beaucoup. L’amour, le vrai, a passé par là. Soit. Mais nous ne pouvons pas nous empêcher de le regretter. Comment ! cette chrétienne ne peut pas se ressaisir ! Elle est inaccessible à la pitié ! Elle ne peut plus avoir que de l’horreur pour ce pauvre garçon qu’elle a tant aimé ! C’est possible. Il est possible que ce soit vrai. Mais cela ne nous plaît guère. On n’a pas épousé les sentiments du personnage principal ; on n’est pas devenu son complice. Donc la pièce, si vraie qu’elle puisse être, est manquée. Pour en finir, Grâce, qui ne peut ni rester la maîtresse du pianiste parce qu’elle ne l’aime plus, ni devenir celle du raffineur parce qu’elle se mépriserait si elle devenait cela, se tire un coup de revolver dans le cœur bizarre et tumultueux qui est le sien. Le public comprend, mais n’est pas du tout satisfait. Cette pièce, distinguée très souvent et dont le fond est très juste, n’est pas assez bien disposée pour être bien comprise, ni surtout pour qu’on éprouve de la pitié à l’égard de ceux qui y souffrent. L’objet de l’ouvrage dramatique n’est pas atteint. Il y a tant de talent littéraire, du reste, qu’il est possible que la pièce s’impose au grand public à force de lui imposer. Mme Berthe Bady s’est donné un mal énorme, comme toujours et plus que jamais, et a quelquefois rencontré l’émotion vraie. Il ne lui manquera jamais que le naturel. Du reste, je vous préviens que je sens très bien que je suis injuste pour Mme Bady. Sa voix, ou plutôt son aphonie, son
« admirable extinction de voix », comme on disait de Vigny, m’exaspère. De sorte qu’il ne faut pas m’en croire sur ce que je dis d’elle. Je n’ai pas à son égard, de par cette irritation toute physique qu’elle me fait éprouver, la pleine liberté de mon jugement. M. Dubosc, avec un très grand talent d’acteur distingué, est en partie responsable des hésitations du public. Il est distingué, il a de la tenue et une certaine bonne grâce hautaine. Mais il est sec, il a la voix mordante, il n’est pas tendre ; on ne comprend pas qu’il soit éperdument aimé. Avec un autre acteur, l’affolement de Grâce se comprendrait peut-être mieux. M. Janvier a été admirable dans le personnage du pauvre pianiste. Il a un sens du réel qui est merveilleux. L’acteur disparaît absolument. C’est bien un pauvre croque-notes borné, doux et tendre que nous avons sous les yeux. J’aurais voulu qu’il fût toujours en scène. M. Baron fils a beaucoup amusé dans un petit rôle de garçon d’hôtel. Mme Dorziat a été correcte, mais s’est montrée à peu près incapable d’émotion dans le rôle de la femme toujours sacrifiée du beau Lechâtelier. Tous les autres interprètes ont été parfaitement dignes d’estime collective. Mon Dieu, allez voir la Marche nuptiale, c’est au moins très curieux. Cela fait réfléchir et discuter avec les autres ou avec soi-même. Cela met en train de philosopher sur les mystères et les révolutions inattendus du pauvre cœur humain. C’est tout le contraire d’une chose indifférente.
« Avez-vous été content ? — Non. — Vous êtes-vous emb… ? — Ah ! non, par exemple ! »
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« l’averse », comme on dit maintenant. Je crois un peu que c’est qu’elle est trop lente, trop minutieuse dans l’insignifiant ou le peu significatif, trop appesantie sur le détail. L’auteur, qui est un Marivaux et
« qui commence à s’en apercevoir », a voulu faire du parfilage et il en a fait un peu trop. — Ajoutez à ceci que ce dialogue menu, tout menu, en nuances fines, où des personnages s’expliquent leurs menus caractères, il se perd un peu dans le grand vaisseau de la Comédie-Française. D’abord on n’en entend pas la moitié ; on n’entend plus dans les grands théâtres ; ensuite, ce qu’on entend est comme grêle et friable aux oreilles et à l’esprit dans cette vaste enceinte. Il y a dans Poliche surtout une erreur de destination. Je suis absolument certain qu’au Vaudeville, au Gymnase, à l’Athénée, au théâtre Réjane, Poliche aurait beaucoup plu et aurait remporté un succès plus accusé qu’à la Comédie-Française. Voici comment est construite cette petite pièce un peu étirée, et du reste qui danse un peu dans un trop grand cadre. Le monde où l’on s’amuse : Rosine de Rinck, grande cocotte riche et qui peut s’offrir la satisfaction de caprices ; Pauline Laub, même situation à peu près ; Thérésette,
« petite femme »de jeune peintre et qui par parenthèse ne devrait pas faire partie de ce monde-là et, d’y être mise par l’auteur, est très invraisemblable ; Poliche, pour ne pas dire Polichinelle, de son vrai nom Didier Mareuil, gros garçon provincial très riche, sensible et sentimental, qui pour réussir dans ce monde-là, car, s’il est sentimental, il est très snob, s’est avisé de se donner un caractère tout autre que le sien, d’être drôle, amusant, comique et cocasse et inventeur perpétuel de farces de rapins, etc. Cela réussit très bien, comme vous savez ou comme vous avez entendu dire, et rien ne rime mieux que gigolo à rigolo. Poliche a réussi, en effet. Il est l’amant, presque en titre, presque affiché, de la très belle Rosine de Rinck, qui vraiment l’aime un peu et qui est très persuadée qu’il ne l’aime pas sérieusement, opinion salutaire dans laquelle il l’entretient avec soin. Rosine de Rinck n’en est pas moins femme à caprices, et au premier acte, en une auberge de Saint-Cloud, où toute cette bande joyeuse est en panne, Rosine de Rinck distingue un joli officier, M. de Saint-Vast, et le dispute, déjà, à Pauline Laub, qui de son côté manifeste qu’elle s’accorderait Saint-Vast avec satisfaction. Les choses vont vite, comme dans un monde où l’on fait du cent à l’heure, et ce pauvre Poliche, qui s’est déguisé en cuisinier pour la circonstance, tombe en arrêt devant Rosine baisant les moustaches de Saint-Vast qui, paraît-il, sont
« toupétueuses ». Il ne perd pas la tête, ne lâche pas son rôle, s’empresse à dire des calembredaines qui, par parenthèse, sont stupides, mais que l’auteur a peut-être voulu qui fussent telles, pour faire comprendre l’immense trouble d’âme du pauvre Poliche. Au second acte, Poliche est navré et expose tout son désespoir à un monsieur quelconque qui joue là le personnage des confidents de tragédie. Rosine est la maîtresse de Saint-Vast. Poliche n’est plus rien pour elle qu’un gêneur. Il le sent trop et ne sait plus que faire. Ce n’est pas difficile à savoir ; mais qu’une démission est chose dura à donner !
— Tu ferais peut-être bien de découvrir ton vrai caractère, dit le confident.
— : Que sais-je ? répond le pauvre diable.Cependant, et nous voici à la plus jolie scène de l’ouvrage, Rosine aussi est trompée. Saint-Vast a partagé ses faveurs entre Pauline Laub et Rosine de Rinck. C’est Pauline Laub qui vient le faire entendre, avec tout le cynisme que vous pouvez souhaiter ou craindre, à Rosine de Rinck. Celle-ci s’en venge immédiatement en faisant un petit cadeau à son amie, en lui mettant aux mains, pour qu’elle le développe chez elle, un petit paquet qui contient, nous le savons, un corset de Saint-Vast oublié par lui chez elle, Rosine. Rosine a posé un corset à Pauline ; mais elle n’en est pas moins furieuse contre Saint-Vast et elle en revient, par dépit amoureux, au bon Poliche. D’autant plus que celui-ci, qui n’y tient plus, jette le masque et se montre ce qu’il est, un bon garçon naïf, tendre et éperdument amoureux. Dans la circonstance et dans l’état d’âme où est Rosine, rien ne peut mieux servir ses affaires. Rosine se détend et s’attendrit, d’une part ; et, d’autre part, elle trouve du nouveau, et elle trouve du nouveau dans un ancien qu’elle croyait connaître et qu’elle croyait avoir épuisé. Rien ne pouvait l’intéresser davantage. Aussi est-elle parfaitement attendrie :
« Ce bon Poliche ! Cet excellent Poliche ! Ce délicieux Poliche ! A toi pour la vie ! Louons une ferme pour un mois à Fontainebleau. »La pièce pourrait être finie et même elle semble l’être ; mais je reconnais que si nous ne sommes pas des spectateurs superficiels (et qui pourrait nous supposer tels ?) nous connaissons assez Rosine pour nous attendre à quelque revirement de sa part. Nous voici à Fontainebleau. Poliche, rendu à sa nature, qui est celle d’un bon bourgeois à volets verts, nage dans la joie. Rosine s’ennuie à mourir. C’est Froufrou à Venise. C’est un peu trop ancien pour vous, cela. Enfin, sans comparaisons et références, elle s’ennuie à mort. Tout à coup la petite Thérésette, que nous avions perdue de vue et avec regret, car c’est Mlle Lecomte, survient pour dire tout doucement à Rosine que le beau Saint-Vast est toujours amoureux d’elle, d’elle Rosine. Il est peut-être amoureux de deux ou trois autres femmes ; mais il est toujours amoureux de Rosine. Cette petite Thérésette fait un joli métier et qui lui donnera une jolie réputation. —
« Je la soutiendrai, Monsieur », comme dit Figaro. Quelle que puisse être la réputation de Thérésette, Thérésette a fait bondir le cœur de Rosine et Rosine commence à hennir du côté de Saint-Vast. Poliche s’aperçoit très bien de la chose. Une rage froide s’empare de lui. Il commence par mettre Thérésette à la porte, ou plutôt en fuite, en lui affirmant — ce qui, je crois, est faux ; mais peu importe — que son peintre la trompe à cœur de journée avec une dame du monde ; et puis il fait une scène atroce à Rosine. Rosine le laisse aller, ce qui fait qu’il s’apaise et qu’il demande pardon ; mais il sent bien qu’il vient de tout briser entre Rosine et lui. Primo, secundo, tertio, et en vérité cela est bien mené quoique d’une façon insuffisamment claire pour le public. Primo : il a réussi en se donnant un caractère qui n’était pas le sien, ce qui, du reste, a dû beaucoup le fatiguer. Secundo : il a réussi pour un temps et parce que les circonstances étaient favorables, en se donnant tel qu’il était ; mais encore par les beaux côtés. Tertio : il est dans le bassin et tout au fond, parce qu’il s’est donné tout à fait tel qu’il était, c’est-à-dire assommant comme un amoureux complet, c’est à savoir têtu, violent et jaloux. Il n’y a plus de Rosine pour lui, le masque étant tombé complètement. Le masque tombe, l’homme reste et Gigolo s’évanouit. La fin d’acte est triste et mélancolique, quoique Rosine semble douce encore. Entre le III et le IV, Poliche a décidément donné sa démission ; car nous retrouvons les deux amants dans la buvette d’une petite station de chemin de fer. Ça doit être Marlotte, à moins que ce ne soit Montigny. La différence est petite. Le pauvre Poliche reconduit Rosine pour toujours. Il lui explique — encore une fois et cela nous agace ; mais cela n’est pas long — son état d’âme. Non, il n’était pas né pour être aimé des grandes cocottes, et cela, évidemment, est une chose bien triste. Il était de ces petits provinciaux, riches trop tôt, qui rêvent éperdument de Paris, qui y viennent, le cœur battant à se rompre ; qui obtiennent, comme ils peuvent, quelques faveurs de grandes et honnestes dames ; qui ont des déconvenues, des désillusions et parfois des malheurs ; et qui s’en retournent, battus de l’oiseau, dans leur petite ou dans leur grande ville, c’est presque tout un, rêvant éternellement de Paris, des femmes de Paris, le cœur à la fois déchiré de regrets et embaumé de souvenirs ; et ils n’en veulent du reste à personne ; mais ils sont malheureux et la vie est une triste chose… Et le bon Poliche ne s’aperçoit pas assez qu’il est en train de nous expliquer pourquoi nous ne sommes pas intéressés beaucoup à lui, ni, par suite, à personne, dans une aventure par trop vulgaire où le personnage en somme le plus intéressant est un imbécile, destiné à devenir un simple raseur sur le cours ou sur le mail de Tavernois-en-Vexin. Cela devient tout à fait sensible à la fin de la pièce. Ce l’était un peu tout le temps. Le train siffle. Il siffle seul, je le reconnais, et il est le seul qui y songe ; mais il y a un peu de froideur dans les paroles de Rosine, dans les gestes de Rosine, dans les embrassements de Rosine et dans l’attitude du public. Vous pensez bien que Poliche a été fort bien joué. La troupe de comédie du Théâtre-Français n’a jamais été meilleure. Mme Sorel, qui, remarquez-le, n’était pas précisément dans son emploi, car Rosine est une spontanée et non une coquette, a été infiniment personnelle, originale, variée et variable, avec une incomparable aisance. Trop de gestes peut-être et une articulation insuffisamment nette à certains moments. Mme Cerny la vipérine a eu son rôle de vipère (Pauline Laub) et, comme toutes les fois qu’elle a son rôle de vipère, elle a été aussi bonne qu’il est possible de l’être et qu’on peut rêver qu’on le soit dans le rôle de vipère. M. de Féraudy a
« fait un type »et un excellent type de Poliche. Il a la gaieté factice, et il a l’émotion et il a la colère prompte et destinée à se calmer vite ; et il a surtout la bonté, que l’on sent profonde en lui et toujours proche, toujours à deux doigts, quel que soit ou le masque qu’il se donne ou le sentiment particulier qui l’anime et l’excite un instant. C’est une très belle composition que celle qu’il a faite avec ce rôle. M. Mayer est un confident très correct. M. Grand n’a qu’à être beau et fat. Vous savez qu’il est beau, et il n’est pas très difficile de faire le fat. Son rôle est du reste très court. L’auteur n’a fait que le montrer, comme du reste un tel homme n’a qu’à se montrer.
Ostendit tantum feminis, et feminæ hinniverunt. Ce doit être dans l’Écriture. J’oubliais… est-ce que je peux l’oublier ?… ma plume oubliait Mlle Lecomte, qui a fait du personnage épisodique de Thérésette une figure de relief admirable. Mlle Lecomte est une artiste d’une finesse et en même temps d’une sûreté extraordinaires. Et, elle aussi, hors de son emploi, sait être aussi bonne qu’au sein même de son emploi, si vous me passez ce style saugrenu. Le public a su marquer que, sans être mécontent de l’ouvrage, il était infiniment satisfait de l’interprétation. … J’ai un petit remords. Il y a une qualité négative, mais sensible cependant, que je n’ai pas assez fait ressortir en analysant cette pièce. Ayant besoin, pour sa fable, de ce personnage bien connu,
« le monsieur qui, sans avoir aucun mérite, sans rien faire pour cela, et sans que l’on puisse comprendre comment il en est ainsi, est adoré de toutes les femmes », ayant besoin de ce personnage, l’auteur l’a montré juste assez pour que l’on sût qu’il existât, puis il ne l’a plus laissé entrer sur la scène. Très bien, très spirituel ! Car enfin, du moment que ce personnage est, soit de convention, soit de dogme au théâtre, et que les auteurs nous disent ;
« Il est admis, parce que c’est vrai, que le Don Juan est un être absolument nul que les femmes idolâtrent pour des raisons qu’aucune raison ne connaît »; le mieux qu’ils aient à faire, c’est de nous ne le montrer point et d’en montrer seulement les effets, proches ou lointains, comme ils feraient de la fatalité antique. Et en effet le Don Juan moderne, c’est la fatalité des femmes. A ne point nous le montrer, ils gagneraient d’abord ceci de ne point nous mettre sous les yeux un personnage assommant ; ceci ensuite de couper court à l’objection :
« Il n’a rien pour être aimé ! »—
« Qu’en savez-vous, puisqu’il vous est inconnu »; ceci enfin que, laissé loin, caché et mystérieux, le personnage fatal aurait bien plus de prise et une puissance énorme sur nos imaginations. Ce qu’aurait fait de mieux M. Bataille, c’eût été de nous présenter toutes les femmes comme éperdument amoureuses d’un M. de Saint-Vast et ne point nous montrer Saint-Vast, du tout, aucunement. Mais encore il est sur la bonne voie ! Oh ! comme, pendant quatre actes, l’absence de M. Saint-Vast nous a été douce ! Autre considération qu’on me suggère au dernier moment, et voilà un post-scriptum qui s’allonge jusqu’aux proportions d’une lettre ; mais tout coup vaille, cette façon de voir les choses me paraît intéressante. On me dit donc : Le seul tort de la pièce intitulée Poliche est peut-être d’être intitulée Poliche ; car ce n’est point M. Poliche qui est le personnage principal et le titre a fait croire que c’est lui qui l’est et déroute ainsi l’attention du spectateur. La pièce intitulée Poliche est surtout une étude de courtisane. Elle devrait s’appeler Rosine. C’est Rosine qui est le personnage principal. C’est une étude de courtisane et remarquez donc comme cette étude est remarquablement faite ! Rosine a trois traits de caractère : elle a besoin qu’on l’amuse, qu’on la fasse rire, qu’on la divertisse incessamment. C’est le premier trait, c’est le trait essentiel, et il est assez juste et assez vrai, n’est-ce pas ? C’est pour cela qu’elle s’est éprise, véritablement éprise de ce pantin de Poliche. Elle s’en est éprise, s’il est vrai que c’est être épris de quelqu’un que de connaître quelqu’un de par le monde dont la présence vous est presque toujours, ou très souvent, nécessaire. Je ne sache guère, après tout, de meilleure définition de la passion. Rosine a besoin de quelqu’un qui l’amuse, et elle est éprise de Poliche. Voilà le premier trait de caractère de Rosine. Second trait de caractère de Rosine : elle est sentimentale à ses heures et elle a besoin, moins souvent que tout à l’heure, mais quelquefois, de quelqu’un qui la fasse pleurer. Ce pourrait être un autre que Poliche ; certainement, et entre parenthèse, c’est pour cela que la courtisane complète a besoin de plusieurs adorateurs. Ce pourrait être un autre que Poliche, mais précisément à cause du revirement de Poliche, revirement que vous connaissez, c’est Poliche qui, à un moment donné, peut offrir aux facultés sentimentales de Rosine l’occasion de se déployer. C’est excellent et pour Rosine et pour la comédie. Poliche donne lieu à Rosine de se détendre et de s’attendrir. Elle vient de constater la «
rosserie», pour parler son langage, et de sa meilleure amie, comme toujours, et de son amant préféré. Elle est horriblement nerveuse et a besoin de s’attendrir. Découvrant tout à coup un Poliche sentimental, elle s’en donne à cœur joie, ou plutôt à cœur sensible, et se détend et s’attendrit avec volupté :
« Ce bon Poliche ! Il y a donc des hommes qui ont du cœur ! Ce bon Poliche ! Il y a donc des hommes qui pleurent ! »Et elle pleure elle-même avec délices. Voilà le second trait de caractère de Rosine. Et enfin Rosine a le goût impétueux du bel homme ou du joli homme, et elle ne peut pas résister à l’attrait de la moustache mousseuse de
« Bel-Ami ». Ceci est une fatalité de sa complexion et presque, aussi, de sa condition sociale. A une courtisane, de
« Bel-Ami »qui passe, on peut toujours dire :
Qui que tu sois, voici ton maître. Il l’est, le fut, ou le doit être.Rosine sait parfaitement ou sent, au moins, que Saint-Vast ne la satisfera pas longtemps, qu’il la trahira toujours, qu’elle-même ne l’aimera que par incartades, et ensuite par brusques et rapides retours ; mais il lui est nécessaire de temps en temps, comme l’amuseur lui est nécessaire presque toujours et comme le sentimental lui est nécessaire par moments. Et voilà pourquoi elle court à Saint-Vast, le quitte et lui revient, délaissant, pour lui, tantôt le Poliche amuseur et tantôt le Poliche sentimental. Non ! Mais, avec ces trois traits-là, auxquels on en pourrait ajouter d’autres, mais qui sont bien les essentiels, est-elle assez complète, notre Rosine ? Mais oui, c’est une étude complète de la courtisane et de ses différentes façons d’aimer, si, du reste, ce mot, qui n’est pas profane, mais qui est profané, comme a si joliment dit M. Lavedan, peut s’appliquer aux sentiments et aux gestes d’une Rosine. Donc Poliche est une étude très forte et très complète de courtisane. Seulement, comme il arrive si souvent, M. Bataille s’est trompé sur le véritable intérêt du sujet. Poliche l’a intéressé, lui, personnellement. L’homme à deux caractères superposés l’a attaché fortement. La preuve c’est que, faisant d’avance l’exposé philosophique de sa pièce, il insistait beaucoup sur ceci et n’insistait que sur ceci, que les deux hommes qui sont en chacun de nous, l’un intérieur, l’autre extérieur, l’un naturel, l’autre adventice, l’un qui est nous-même et l’autre que les entours et la nécessité de nous y adapter nous imposent, forment au moins un admirable sujet de comédie psychologique. Il est très possible ; mais à s’hypnotiser ainsi, l’auteur ne s’est pas aperçu qu’il offusquait peu à peu, qu’il rejetait dans l’ombre Rosine, par Poliche ; et que peut-être, puisqu’il est question d’ombre, c’était pour l’ombre qu’il lâchait la proie. Car, au fond, Poliche n’est qu’un niais assez vulgaire et Rosine, en elle-même, est très intéressante et, un peu plus poussée, un peu plus creusée, eût été d’un intérêt extrêmement vif. Remarquez comme au troisième acte, contre le gré peut-être de l’auteur, l’attention du public va à Rosine, presque muette, et s’écarte, presque, de Poliche, si éloigné d’être muet. C’est très significatif. Il ne me paraîtrait pas tout à fait faux de dire que M. Bataille n’a pas eu tout le succès qu’il méritait, pour s’être trompé sur le véritable intérêt du sujet. Mais il reste qu’il y a, comme au fond de sa pièce, un très grand mérite et fort original. Voilà ce qu’on me dit. Je crois qu’il y a du vrai. — Je ne me reproche pas, décidément, d’avoir l’habitude, d’abord de réfléchir, je crois, avant d’écrire ; et ensuite de réfléchir sur ce que j’ai écrit. On fait ainsi le tour des choses ou, au moins, le demi-tour. Pourquoi cela ? Nisard l’a dit, qui n’était point tant sot :
« On ne sait bien précisément ce qu’on voulait dire qu’après qu’on l’a dit. »— Alors il faudrait toujours recommencer ? — Pas toujours ; mais de temps en temps, sur les sujets qui en valent la peine ; et je ne suis pas fâché de l’avoir fait aujourd’hui. On peut être sûr, avec M. Bataille, qu’après la première impression, il y a toujours lieu à des retours de réflexions, d’examen et de controverse avec soi-même. C’est qu’il est tout ce qu’on voudra, mais non point superficiel.
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« Non, dit le juge d’instruction Mouzon, les bohémiens s’y prennent tout autrement que cela. Le crime est un crime de paysan. Le vieillard « s’était vendu » en rentes viagères à un nommé Etchépare. Etchépare était mal dans ses affaires. C’est lui qui a fait le coup. »Et déjà l’exposition que fait Mouzon de son système est une merveille d’observation psychologique. On voit comme s’organise dans une tête de juge d’instruction l’idée préconçue, comme elle s’étend, se ramifie, se confirme, s’agrandit, le possède tout entier de telle sorte qu’il ne peut plus, y fit-il effort, s’en débarrasser. C’est excellent. Etchépare est arrêté. Il nie, mais il s’embarrasse dans ses alibis, dans ses explications, dans les affirmations qu’il lance et qu’il retire. De même fait sa femme qui l’accuse en le défendant, qui finit par le croire coupable, qui le supplie de se dire à demi-coupable, pour se sauver à moitié, qui est terrorisée par le retour à la lumière d’un antécédent à elle qu’elle a toujours caché à son mari. Et cela fait un acte qui est une des choses les plus fortes que j’aie jamais vues au théâtre. Comme drame, c’est poignant ; comme connaissance des âmes, c’est d’une sûreté prodigieuse ; comme dialogue, c’est d’une habileté, d’une adresse, d’une virtuosité extraordinaires. Ce second acte est, à lui seul, une œuvre d’art incomparable. Et pendant ce temps, sans que rien traîne, nous voyons Mouzon s’insinuer dans les bonnes grâces d’un député du cru, camarade du garde des sceaux, et en même temps manifester quelque inquiétude au sujet d’une escapade qu’il a commise à Bordeaux l’avant-veille. Le drame s’engrène à merveille et les caractères se précisent et se posent avec une netteté parfaite. Le grand jour arrive. Interrogatoires, plaidoiries derrière la toile de fond. Sur la scène, M. le procureur général, qui vient d’arriver et qui interroge Mouzon. Mouzon, un peu chaud d’un bon dîner, a rossé le guet, il y a quelques jours, à Bordeaux, et ses compagnons et compagnes ont été conduits au poste. Lui-même a dû laisser son nom et ses qualités sur le carnet du commissaire de police. Le procureur général lui lave la tête vivement et le menace de lui faire son procès s’il ne donne pas sa démission.
« Monsieur le procureur général, dit Mouzon, qui songe à son député, je ne donnerai pas ma démission. — Soit ! J’agirai ! — Agissez, Monsieur ! »Et survient le député. La scène, d’une hardiesse douloureuse, est sauvée par une adresse et une mesure dans la facture dont je ne pourrais donner l’idée qu’en la reproduisant tout entière, ce dont je n’ai pas le loisir. Le procureur général voudrait changer de résidence, et le député le sait. Aussi, gratuitement, en bon enfant, sous forme de plaisanterie :
« Comme il y aurait moyen d’arranger tout cela ! Ce que vous craignez, c’est que le journaliste d’ici ne fasse de la musique avec cette affaire de Mouzon ? Eh bien ! le seul désir du journaliste, c’est que Mouzon quitte ce pays-ci. Nommez Mouzon conseiller à Pau.Tout le monde est satisfait, Mouzon, le journaliste, moi, le ministre qui ne veut pas d’affaires, et vous aussi, puisque le ministre sera satisfait.
— Récompenser Mouzon quand il faudrait le frapper ! — Oui, au premier abord, ça paraît… Mais je dis cela parce que ça me passe par la tête. Ce n’est qu’une plaisanterie. Vous y réfléchirez. Ce n’est qu’une plaisanterie. Est-ce plaisant que cette idée burlesque soit cependant celle qui arrangerait tout ? Non, c’est très drôle. »Et là-dessus, comme on l’apprend un peu plus tard, Mouzon est nommé conseiller pour avoir rossé le guet à Bordeaux et pour s’être promis comme agent électoral au député de Mauléon. Mais le procès ? Il se plaidait pendant ce temps-là. L’avocat de Paris était très beau ; le procureur de la République était admirable ; mais, tout en étant admirable, il ressentait, restant honnête, un immense trouble ; il doutait de ce qu’il disait ; les objections se dressaient en foule devant son esprit et, à la fin de son réquisitoire, il était le moins convaincu de tous ceux qui étaient dans la salle. Aussi a-t-il demandé une suspension d’audience, et c’est pendant cette suspension que nous le voyons, torturé, plein d’angoisses, cherchant à se sauver du remords sans se démentir, sans faire d’éclat, demandant au président de chercher un vice de forme et reçu comme bien vous pensez par un homme dont c’est la terreur qu’on trouve dans un procès présidé par lui un motif de cassation ; peignant ses inquiétudes et ses douleurs, peignant aussi ses fautes, ses moments de perversité :
« Oui, le dirai-je, pendant que je voyais le président éviter avec adresse les petits faits favorables à l’accusé, j’éprouvais une joie, une allégresse et aussi une crainte qu’il n’y revint, qu’il ne me jouât le mauvais tour d’y revenir… Voilà pourtant ce que l’intérêt et aussi l’habitude et aussi l’amour-propre excité finissent par faire d’un magistrat ! Et maintenant j’hésite encore… »Enfin, l’honnêteté l’emporte. Il se décide à confesser publiquement ses doutes et abandonne l’accusation. C’est l’acquittement. Tout cet acte est plein encore de beautés suprêmes, passionnant, troublant, entraînant et d’une fermeté et sobriété de forme que M. Brieux n’avait pas encore atteintes. Telle est cette œuvre… Car je ne veux considérer le quatrième acte que comme un épilogue quelconque et comme
« quelque chose pour finir ». Que l’acquitté ne pardonne pas à sa femme
« l’antécédent »qui a été dévoilé par les débats, qu’à cause de cela il se sépare d’elle et lui dérobe ses enfants ; qu’exaspérée par cette sévérité, en effet incompréhensible, cette femme tourne sa fureur contre Mouzon et le tue ; tout cela pourrait paraître assez naturel s’il avait été préparé, mais paraît faux à crier parce que tout le drame jusque-là a porté sur autre chose ; mais vraiment qu’importe, après trois actes de la comédie la plus vigoureuse, la plus dense et la plus drue que nous ayons vue depuis des années ?… Telle est donc cette œuvre dont la polémique va s’emparer pour la louer ou pour la maudire comme révolutionnaire et anarchiste, mais qui n’est pour moi qu’une comédie virile et rude, à la Molière, portant le bistouri sans ménagement à une plaie très réelle de notre corps social, débridant la blessure avec sûreté et avec justesse, d’un mouvement net, précis et ferme, et faisant ainsi son vrai métier. M. Brieux a toujours marché droit aux grands sujets avec une acuité de regard très particulière ; seulement, quelquefois, en les abordant, il a biaisé. Cette fois, il a pointé tout droit jusqu’au fond, avec une hardiesse tranquille et sans un pas en arrière ou de côté. Je l’en félicite de tout mon cœur. Il a fait une œuvre qui, en même temps que de grande vérité, est de grande allure. Sans doute quelques-uns des vices qu’il signale sont corrigés déjà. Sans doute l’instruction-torture est abolie depuis que l’accusé est forcément assisté d’un avocat à l’instruction. Mais le tableau d’ensemble reste exact (en tenant compte de l’exagération nécessaire à la comédie) et la forte leçon était à donner. Rien n’est plus utile que de prévenir les hommes, surtout des défauts que la profession fait contracter et qu’elle excuse à leurs yeux. Un des plus détestables sophismes qui soient est le mot populaire que chacun de nous dit un peu, chacun dans sa langue :
« C’est le métier qui veut ça. »L’office de l’auteur comique est d’opposer à ce que veut le métier ce que veut la conscience. Avec quelques rares violences peut-être inutiles, — et
« c’est le métier qui veut ça », — M. Brieux a parfaitement rempli son rôle de peintre cruel des mœurs et de médecin cruel des mœurs. C’est la définition même de l’auteur comique de première marque. La pièce a été jouée à merveille par M. Huguenet qui est la perfection même dans
« l’arriviste »élégant Mouzon ; par M. Lérand, dont on ne saurait assez louer le réalisme sobre et le pathétique puissant obtenu par les moyens les plus simples. M. Lérand, c’est la vérité. Il n’y a pas autre chose à en dire. Il donne l’illusion absolue. M. Numès a tracé bien finement une silhouette de député bon enfant et d’une parfaite inconscience joviale. M. Nertann est fort bon dans la solennité factice et l’austérité prête à tous les accommodements, du procureur général. M. Leubas a été délicieux dans un rôle de greffier obséquieux, craintif et timide. Mme Réjane, décidément hors de son registre, si étendu qu’il soit, dans le rôle de la paysanne, a montré au moins qu’elle reste, quoi qu’elle aborde, une grande artiste toujours puissante sur le public et toujours de ressources infinies. M. Grand s’est tiré à son honneur du rôle ingrat et mal établi, il faut que je le confesse, du paysan soupçonné. En somme, grand succès, succès surtout auprès des connaisseurs qui ne se dissimulent aucun des défauts de l’œuvre nouvelle, mais qui savent très bien que M. Brieux s’est mis par elle au-dessus de lui-même et tout au premier rang.
« scènes d’Henri Monnier ». Je ne serais pas étonné que M. Brieux, un jour de pluie, se fût avisé de lire un de ces petits chefs-d’œuvre du vieil humoriste et, sans y prendre le moins du monde le sujet des Hannetons, y eût pris comme le tour et le ton et le
« bouquet », pour parler comme les marchands de vins. Tant y a que sa pièce est d’une vérité extraordinaire avec, je ne dis point la petite exagération, car il n’y en a aucune, mais le
« coup de relief »qui donne à la vérité toute sa précision et toute sa saillie. C’est extraordinaire comme exactitude de tous les détails, des moindres détails. C’est la
« tranche de vie »d’il y a quinze ans, mais comme jamais tranche de vie ne nous a été donnée en ce temps-là, ni avant ni après. C’est tout simplement un portrait dramatique de
« la petite rosse », si vous me permettez de parler un instant la langue du sujet. Pierre, petit professeur au collège Marat, a eu la faiblesse de laisser s’installer chez lui une petite montmartroise menteuse, impérieuse, taquine, obsédante, faiseuse de scènes, femme à crises de nerfs, toute la gamme et toute la lyre. Elle a le génie de la contradiction et de l’indiscrétion. Partout où il ne faudrait pas qu’elle fût, elle y est ; tout ce qu’il ne faudrait pas qu’elle dît, elle le profère ; tout ce que Pierre voudrait, elle en veut le contraire. Elle lui fait manquer ses cours, ou elle va le chercher à la porte de son collège et ameute les collégiens par ses toilettes voyantes. Elle le fait expulser de tous ses logements par le tintamarre des scènes qu’elle déchaîne ; elle le brouille avec tous ses voisins ; elle l’enferme à double tour, jette la clef par la fenêtre et la clef tombe sur le crâne d’un monsieur mûr qui venait d’ôter son chapeau pour se rafraîchir. S’assied-il sur le coin de la table :
« Je t’en prie, mon chéri, ne t’assieds pas sur la table. »Se couche-t-il sur le canapé :
« En vérité, mon ami, ne mets pas tes pieds sur le canapé. »Elle le trompe, sans savoir pourquoi, avec un ami à lui et ne s’en souvient pas du tout ; et, d’ailleurs, ça ne compte pas, car c’était par manière de jeu. Pierre, seulement alors (et le trait est bien observé, et c’est bien pour la moins grave et la plus insignifiante des incartades de son amie qu’il se révolte), Pierre seulement alors la chasse. Elle se jette à l’eau pour lui faire pièce, et on la rapporte au logis. Pierre s’attendrit et commence à faiblir. Elle lui jure qu’elle a été corrigée par cette terrible épreuve et qu’elle sera désormais la plus douce des femmes.
« Allons, reste ! »dit Pierre en s’appuyant à sa table de travail :
« Pierre, mon chéri, je t’en prie, ne t’assieds pas sur la table. »Le portrait est achevé, peint de main de maître et criant de vérité depuis le premier coup de brosse jusqu’au dernier. C’est une petite merveille de précision en même temps que c’est pénétrant et comme corrosif en tant que satire.. Le seul défaut, et léger, c’est que c’est un peu long. Ces petites choses qui disent toujours la même chose ne peuvent guère soutenir trois actes. Tout ce qui est, dans les Hannetons, en dehors du
« portrait »proprement dit, est assez faible. Une longue scène de récriminations entre Pierre et son ami qui l’a trompé ou plutôt qui s’est laissé aller à
« jouer »avec Charlotte, sent le remplissage à pleines narines ; le détail du suicide tout de même. Il est même assommant, le détail du suicide. Cette curieuse pièce devrait être ramassée en deux actes ; c’est précisément ce qu’elle comporte. Ainsi condensée, elle ne serait ni plus ni moins qu’un chef-d’œuvre. Telle quelle est, elle est extrêmement intéressante et d’une force de vérité qui fait que très souvent, en l’écoutant, nous ne nous sentions pas du théâtre. Et vous savez assez que la perfection au théâtre, c’est de ne point se sentir au théâtre. M. Brieux s’est relevé de ses récents échecs en se détournant de ses récentes erreurs et en revenant à son vrai génie — qui est l’observation de la vérité. Qu’est-ce que c’est que les Hannetons ? J’ai dit que c’est de l’Henri Monnier. C’est cela et c’est un peu plus. C’est cela avec plus de largeur. Les Hannetons, c’est du Maupassant au théâtre. Il est vrai que l’extraordinaire talent des acteurs a pu nous faire un peu illusion. M. Guitry, M. Guy (l’homme à la clef sur le crâne) et Mlle Polaire font un trio admirable. Cette dernière surtout à fait de Charlotte un type digne de devenir classique. On n’est pas hystérique d’une façon tour à tour plus burlesque, plus inquiétante et plus exaspérante. Tout le sang de Montmartre semble être dans cette petite femme-là. Le tempérament y est, c’est évident ; mais ne doutez pas que le talent n’y soit aussi. Il y a là un art de composition tout à fait supérieur. M. Guitry a tiré un admirable parti de sa nature personnelle et de ceci qu’elle est juste à contre-pied du rôle. Il a fait de cela un contraste, et très piquant ; il n’y a rien de plus amusant que ce colosse, avec sa carrure d’athlète et son masque énergique, faible comme un petit enfant aux mains de cette Dalila gracile, dont il tordrait la taille de guêpe d’un coup de pouce. Et notez que c’est une vérité de plus. M. Guy est en train de devenir un très grand comédien avec son talent incroyable de transformation. Je ne le reconnais jamais quand il entre en scène. Il a fait du monsieur à la clef un petit quinquagénaire timide et colérique à la fois qui était d’une drôlerie irrésistible. Vous comprenez bien que si je m’amusais à ajouter que Mme Heller joue très juste et est une des plus jolies femmes de Paris je perdrais, n’apprenant rien à personne, un temps peut-être précieux.
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concionespar excellence. Prenez dans l’histoire du premier Empire tout ce qui peut prêter matière à des développements ; prenez surtout ce qui est le plus vulgaire, le plus rebattu et le plus commun, l’aigle, les abeilles, les violettes, le petit chapeau, la Légion d’honneur, l’étoile des braves, le drapeau tricolore ; n’en manquez pas un ; et de chacun de ces motifs faites un discours d’après tous les procédés de la rhétorique la plus effrontée, par amplification, par énumération des parties, par répétition, par oppositions, par antithèses, surtout par délayage effréné ; mettez tous ces discours dans la bouche de Napoléon II et de quelques-uns de ses serviteurs et même de ses ennemis, pêle-mêle ; — et, sauf quelques traits heureux, quelques images éclatantes et neuves, pas très nombreuses, que M. Rostand a trouvées et que vous ne trouveriez pas, vous avez l’Aiglon. De pièce, du reste, point ; de marche d’un point à un autre, pas de trace ; de progression d’intérêt, aucune ombre. La pièce donne l’idée du piétinement continu d’un homme qui parlerait intarissablement, sans bouger de la longueur d’une semelle. Et ce ronron continu de rhétorique implacable, qui gronde et roule pendant ce temps-là ; ces avalanches de développements qui glissent tout autour de moi des hautes montagnes avec un fracas monotone de tonnerre infatigable ; cette marée implacable de phrases poussant les phrases, qui monte vers moi, qui va m’engloutir… que dis-je ? il y a longtemps que j’en ai par-dessus la tête. Cette sensation, je ne l’ai pas eue tout d’abord. Les deux premiers actes sont assez vivants. On y fait connaissance avec le duc de Reichstadt, aimable, impertinent et inquiet. Le personnage semble se dessiner. Il apprend en cachette l’histoire de son père ; il s’échappe en boutades malicieuses ou fières. Il voit d’un air navré l’inconscience et la frivolité incurable de sa mère : il rêve batailles et conquêtes devant son armée de soldats de bois ; il se rencontre avec un vieux grognard,
« humble débris d’un héroïque empire », et se réchauffe le cœur à son contact ; il est sur le point d’aimer une jolie lectrice de sa mère, et il
« déchire », comme un billet doux, cette première page d’amour pour se réserver au grand rôle qu’il rêve. Et tout cela, qui, malgré quelques
« paragraphes »trop copieusement traités déjà, est du ton de la comédie historique, est relativement agréable. Mais voici le troisième acte. Le prince dort dans sa chambre solitaire. Le vieux grognard, pour s’amuser, ce qui est inepte, monte la garde à sa porte en uniforme de grenadier de la garde impériale. Metternich survient, rôdant en espion. Il trouve sur une table un
« petit chapeau »de l’Empereur. Apostrophe de deux cents vers à ce petit chapeau. Comme c’est bien du Metternich ! — Et quel orateur singulier que ce Metternich ! Ce petit chapeau est un astre ; ce petit chapeau est un coquillage de mer dans lequel on entend gronder le murmure, l’océan populaire ; ce petit chapeau est un chapeau d’escamoteur qui escamote les couronnes. Que n’est pas ce petit chapeau ? Et cela continue, et cela recommence ; et c’est quelque chose d’écrasant. Mais voici que Metternich aperçoit le grenadier. Il tremble à l’aspect de ce spectre. Il se croit ramené vingt ans en arrière. Le grenadier lui parle et le confirme dans cette hallucination. Metternich est affolé et hagard devant ce revenant de l’Empire, devant tout l’Empire ressuscité ! Voyons ! En conscience ! Est-ce pas là du drame historique pour enfants de douze ans ? J’étais confondu de ces puérilités déclamatoires. Et ensuite, voici le projet d’évasion du jeune prince. Au milieu d’une fête une jeune femme costumée comme lui se substitue à lui et attire sur elle l’attention et le danger, cependant que le vieux grognard, par mille folles incartades, compromet mille fois le véritable prince et devrait attirer sur lui l’attention de tous ces gens-là, qui vraiment y mettent de la bonne volonté ou sont plus bêtes que nature. Que tout cela est artificiel, d’un artifice candide qui rappelle à la fois Guignol et la pièce de cirque ! Non, j’y mets, moi, de la bonne volonté ; mais il m’est impossible d’être pris, d’être ému, d’être intéressé par quoi que ce soit. Une seule chose a fait sur moi une impression profonde ou, au moins, assez forte, quoique mêlée. C’est le champ de bataille de Wagram. D’abord, le décor est merveilleux. Il est merveilleux de simplicité. Cette grande plaine plate et sombre qui s’en va jusqu’à l’horizon a quelque chose d’étonnamment tragique et sinistre. Et voilà que le jeune prince, sur le cadavre de son vieux grognard qui vient de se faire tuer pour lui, rêve la bataille épique. Il la fait renaître en la rêvant, et voilà que la plaine s’anime. Des voix montent de ces sillons, de ces ravins, de ces fondrières. Cris de guerre, appels d’officiers, commandements, hurlements de charges, gémissements de blessés répondent, en l’interrompant, au monologue du jeune prince. Cela est vraiment saisissant. On comprend que ce que dit le prince c’est une de ses pensées, et que les cris de la plaine sinistre sont une autre de ses pensées qu’il n’exprime pas et qui murmure et gronde au fond de son Âme. Et je me dis bien un peu que l’artifice est un peu facile, que le vrai art était de nous faire imaginer la bataille de Wagram au travers du monologue du duc ; qu’après tout, ces cris de la plaine, ce sont des figurants qui les poussent sous le plancher du théâtre et que Corneille, dans le monologue de Cinna, évoquait les guerres civiles sans ce procédé matériel. Mais, ma foi ! allez-y voir, et je m’étonnerais bien si ce truc ne vous fait pas passer entre les épaules le grand frisson tragique. Quand le but est atteint, qu’importent, après tout, les moyens ? La scène m’a fait frissonner et m’a pris à la gorge, et je la trouve bonne, bonnement. Mais je ne puis pardonner à l’auteur le redoutable entassement verbal qui est le fond même de son œuvre. De temps en temps, dans cette brousse touffue un vers éclate, charmant, métaphore neuve et fraîche, fleur exquise d’imagination, toujours un peu précieuse, mais facile et souriante. Et c’est un plaisir très vif ; mais je vous assure que, chaque fois, je l’ai payé un peu cher. Et surtout ce qui me navre, c’est l’absence complète d’évolution de caractère. Il ne pouvait y avoir que cela dans un drame sur Napoléon II ; mais il devait y avoir cela. Le prince ne devait pas être à la fin ce qu’il est au commencement, et c’est ainsi qu’il pouvait y avoir un drame, un drame psychologique, à défaut de drame d’action. Or, le prince est sensiblement le même à chaque acte. Il oscille de la faiblesse à la fougue, oui ; mais de la fougue à la faiblesse il oscille au premier, au deuxième, au troisième, au quatrième et au cinquième acte. Oscillation continue et loquacité perpétuelle ; hésitant et phraseur toujours, phraseur et hésitant à perpétuité, tout son caractère est là. Au commencement cela s’accepte, au milieu, c’est fâcheux et, à la fin, c’est insupportable. L’Aiglon me paraît une erreur énorme à travers laquelle étincellent des traits de talent exquis.
Parmi son fatras obscur Souvent Brébeuf étincelle.Que M. Rostand prenne garde ; enflure et précieux, il y a bien un peu de Brébeuf dans son affaire. Il devra se défier de sa dangereuse facilité, et viser au simple. J’ai peur, du reste, qu’il soit incapable de se débarrasser de l’un et d’atteindre à l’autre. Ce n’est pas dans sa nature. Et M. Rostand n’en reste pas moins l’incomparable auteur de la merveille Cyrano. Évidemment. Dans le bagage d’un auteur il n’y a que le bon qui compte. Un peu monotone, — mais qui ne le serait pas dans un rôle de deux mille cinq cents vers ? — Mme Sarah Bernhardt a été souvent puissante et quelquefois exquise de gentillesse câline et joliment maniérée, et c’est dans la gentillesse qu’elle m’a plu davantage. M. Guitry a été naturel et vrai, sans la puissance et le panache qui étaient nécessaires au personnage du vieux grognard. A défaut de M. Coquelin l’aîné, il me semble que c’était un Tailhade qu’il aurait fallu. Où est le Tailhade ? M. Décori peut-être. — M. Calmettes a donné une très bonne allure à Metternich, et sa diction est excellente. Un peu plus de hauteur cassante, et c’eût été tout à fait bien. — Mme Legault est presque agréable, en ses airs évaporés, dans le personnage de Marie-Louise. L’ensemble est bien lié. La mise en scène, souvent extrêmement difficile, est admirablement réussie. L’Aiglon aura du succès, un succès populaire, un succès fructueux. Malgré l’enthousiasme, que je ne songe pas à contester, de la première représentation, je doute que la faveur des connaisseurs s’attache à lui. Et, après tout, comme je puis me tromper ! Mais il n’est que le mot de Luther.
« Voilà. Je ne peux pas dire autrement. Si j’erre, que Dieu me pardonne ! Amen ! »
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« Nul n’est prophète en son pays. »On le lui fit bien voir. Cependant le sujet n’est pas précisément Rousseau persécuté par ses concitoyens. Le sujet est cela et il est autre chose ; il est complexe. M. Édouard Rod a voulu nous montrer Rousseau puni de ses crimes et par la persécution venant autant de ses compatriotes et anciens amis que de ses ennemis mortels, et par ses remords eux-mêmes, réveillés par une voix accusatrice. Il en résulte que sa pièce est moins une pièce proprement dite qu’un portrait dramatique, que le portrait à peu près complet de Rousseau sous forme de poème dramatique. L’intérêt sera donc à peu près uniquement psychologique ; mais il reste qu’il est fort grand et qu’il est soutenu. L’œuvre est extrêmement distinguée, et, destinée surtout à l’impression, elle a plu, même au théâtre, beaucoup plus que vingt autres qui se targuent d’être authentiquement des pièces de théâtre. La pièce commence en idylle. Rousseau a des amis à Motiers-Travers. L’orage gronde au loin à Genève, où le parti conservateur, qui a le pouvoir, exile Rousseau et fait brûler ses écrits par main de bourreau ; il gronde même à Motiers, où le pasteur Montmollin, excite la population contre Jean-Jacques ; mais Rousseau a des amis dans la petite ville comme il en a à Genève aussi. Il a surtout une petite amie, dans le sens honnête du mot, qu’il ne laisse pas d’aimer un peu amoureusement, — vous le connaissez, — mais à qui il enjoint de le traiter en père et de l’appeler
« papa ». Sur quoi Thérèse, qui le connaît comme vous le connaissez et plus encore, se montre jalouse et inquiète, comme elle fut inquiète et jalouse toujours. Cependant le
« traître »Montmollin et
« l’inquisiteur »Montmollin vient ennuyer Jean-Jacques Rousseau en lui demandant, d’une part la vérité sur le caractère de ses relations avec Thérèse, d’autre part une déclaration de foi protestante orthodoxe. Il est très curieux, ce monsieur. Jean-Jacques Rousseau, dont la principale qualité ne fut pas d’être endurant, l’envoie paître, j’entends l’envoie paître ses ouailles, avec un respect mêlé d’une forte dose de brusquerie. Certainement ce premier acte, au point de vue de l’action, est un peu vide ; mais il y a à dire que comme portrait de Jean-Jacques Rousseau à l’état normal et habituel, dans le jour de tous les jours, il est excellent, et c’est ce que l’auteur a voulu faire, et c’est ce qu’il était nécessaire qui fût fait pour que le reste fût complètement intelligible. Au second acte, d’une part (complexité du sujet, sus-indiquée) l’orage extérieur se rapproche et l’orage intérieur grossit. L’orage extérieur, le voici : Montmollin n’a plus de doute sur les rapports de Jean-Jacques Rousseau et de Thérèse, et il en conclut que Rousseau doit être expulsé du territoire de Neufchâtel comme il l’a été précédemment de celui de Berne, et c’est tout à fait l’histoire très récente de Gorki aux États-Unis d’Amérique. Moultou, le pasteur génevois, ami de Rousseau, plaide les circonstances atténuantes. Rousseau a peut-être une vie privée irrégulière, mais il n’a pas une vie privée scandaleuse ; et puis il écrit si bien ; et puis il doit sortir de ses écrits un si grand bien pour l’humanité ; et c’est une idée contestable, mais qui pour Moultou ne fait pas de doute. Montmollin ne convainc pas Moultou ; Moultou ne convainc pas Montmollin, comme il arrive d’ordinaire, et l’orage continue de gronder. Et voilà pour l’orage extérieur. L’orage domestique, lui, éclate brusquement, de quoi il ne faut pas se fâcher, parce que l’auteur a voulu évidemment peindre l’
orage permanent, ou se renouvelant à intervalles très rapprochés, de la maison de Jean-Jacques. La scène que Thérèse va faire à Jean-Jacques, c’est la scène qu’elle lui fait à peu près tous les jours. On nous la présente une seule fois, bien entendu ; mais elle est représentative d’un état habituel. Donc Thérèse, encore sous l’impression du flirt de Jean-Jacques avec la jeune fille du premier acte, récrimine et invective contre Jean-Jacques. Elle lui reproche ses infidélités, d’abord, et puis son monstrueux égoïsme, son hypocrisie, son habitude invétérée du mensonge et, enfin, la lâche cruauté avec laquelle il a abandonné successivement ses cinq enfants. Elle va peut-être un peu loin ; car il est probable qu’elle est bien pour quelque chose, ne fût-ce que par acquiescement, dans ce crime-là ; et mon avis personnel, assez motivé, est que toutes les fautes de Rousseau, sans compter la plupart de ses sottises, doivent être attribuées à Thérèse comme à leur première cause. Mais remarquez que cela même pourrait être défendu comme un trait de vérité, les femmes ayant l’habitude de nous reprocher surtout les torts qu’elles ont eus et les sottises qu’elles ont faites. Ce qu’il y a de certain, et cela tôt dramatique, et cela est assez beau, c’est que Rousseau frémit devant ce réquisitoire comme devant un miroir déformateur, mais fidèle encore. Il ne se croyait pas si laid ; mais il ne laisse pas de se reconnaître et Thérèse lui est, pour un moment, une forme dure et affreuse de la Conscience. Il baisse la tête devant cette Mégère qui est quelque chose comme une Euménide. Au troisième acte, l’orage extérieur reprend avec une singulière intensité. Un pamphlet a paru, le fameux factum intitulé Sentiments des citoyens de Genève, que Voltaire démentit soixante-sept fois dans sa correspondance et qui, on pourrait dire par conséquent, est de Voltaire. C’est dans ce factum que pour la première fois la terrible révélation de Rousseau abandonnant ses enfants fut faite au monde, et c’est dans ce factum que Voltaire, qui était partisan de l’abolition de la peine de mort, demandait pour Rousseau le supplice capital :
« Nous avouons avec douleur et en rougissant que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui, de village en village et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital, en rejetant les soins qu’une personne charitable voulait avoir d’eux [allusion très probable à Mme la maréchale de Luxembourg] et en abjurant tous les sentiments de la nature, comme il dépouille ceux de la nature et de la religion… S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman Émile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et de ses folies ; mais il faut lui apprendre que si l’on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux. »Cet horrible pamphlet vient donc de paraître et les amis de Rousseau en sont atterrés. Est-ce vrai ? N’est-ce pas vrai ? C’était trop vrai et Voltaire avait été très bien informé par Mme d’Epinai et par le docteur Tronchin. Est-ce vrai ? N’est-ce pas vrai ? Les amis de Rousseau se pressent éperdus autour de lui et lui demandent avec angoisse :
« Est-ce vrai ? N’est-ce pas vrai ? »Rousseau avoue, comme dans les Confessions, et plaide les circonstances atténuantes tout en plaidant coupable, comme dans les Confessions. Les amis sont atterrés. Les uns abandonnent Rousseau ; les autres, tout en le condamnant, lui restent fidèles, à cause de ses idées, et sont d’avis que dans l’intérêt de l’humanité il faudrait démentir les faits articulés. Des combats et des conflits de conscience se déchaînent dans le cœur de ces braves gens. Au fond, Rousseau les embarrasse terriblement. Cependant Montmollin a parlé… Je ne vois pas dans le texte, — il est vrai que je n’ai pas la brochure sous les yeux, — si Thérèse a parlé aussi. On sait qu’il a été supposé, par quelques historiens, que l’émeute de Motiers-Travers a été suscitée par Thérèse elle-même, que le séjour à Motiers-Travers ennuyait fort. La pièce au second acte se dirigeant de ce côté-là, on s’attendait à trouver au troisième la main de Thérèse plus ou moins engagée dans l’événement. Je ne me suis pas aperçu qu’elle y parût, ni qu’invisible ou présente, Thérèse fût du troisième acte… Reprenons. Donc Montmollin a parlé, et toute la population orthodoxe et morale de Motiers-Travers se rue sur la maison du pauvre « réformateur » en criant à l’assassin et à l’infanticide et en brisant ses fenêtres à coups de pierres. Rousseau essaye un instant de se défendre par la parole ; puis, quoique protégé pour le moment par les fonctionnaires de Frédéric II, car alors le territoire de Neufchâtel appartient au roi de Prusse, il se décide à céder et à quitter ce pays inhospitalier. Ses amis raisonnent un peu sur ces choses et l’un d’eux donne la moralité de l’aventure :
« Toujours les grands hommes compromettront par leurs faiblesses l’avenir et la beauté même de leurs idées. »C’est une bonne moralité, sans doute, mais combien incomplète, combien insuffisante ! Elle semble supposer que si Rousseau avait été pur, la persécution ne se serait pas abattue sur lui. Mais précisément, et vous me ririez au nez si je m’avisais de vous citer des exemples ; mais précisément ce sont toujours les plus purs sur qui la persécution s’abat, quitte à désarmer après leur mort et à se transformer en apothéose :
On les persécute, on les tue, Sauf, après un long examen, A leur dresser une statue Pour la gloire du genre humain.Le défaut du sujet est donc d’avoir choisi un exemple de persécution, un fait de persécution où la foule a un peu raison, n’a pas tout à fait tort, a au moins un prétexte pour faire ce qu’elle fait. La foule n’admet pas qu’on dise ceci et qu’on fasse le contraire, qu’on soit ange blanc dans ses écrits et ange noir dans ses mœurs ; elle appelle cela de l’hypocrisie et elle lapide les hypocrites. A-t-elle si tort ? Il résulte de ceci que, dans cette pièce, nous ne prenons parti pour personne très précisément, ni pour Thérèse, ni pour Rousseau, ni pour le peuple, ni pour le persécuté, ni pour les persécuteurs. Ce n’est pas comme dans les Soutiens de la Société de Henrik Ibsen. Voilà la principale raison pourquoi cette pièce n’est pas dramatique, outre que l’on y disserte peut-être un peu trop. Elle n’est pas suffisamment dramatique et je vous prie de croire que c’est une vérité dont l’auteur est persuadé ; mais elle est presque toujours très intéressante, et c’est une vérité dont il doit se convaincre.. Cette pièce était fort proprement jouée. M. Camille Bert, dans le rôle de Rousseau, a eu un souci très louable de la vérité historique et s’est montré habile comédien. Mlle Dasty a été excellente de vérité et de naturel et de passion dans le rôle de Thérèse. Ils étaient fort bien secondés par M. Adès, M. Lugné-Poë, la très gracieuse Mlle Carmen Deraisy, etc. Lisez cet ouvrage demi-historique, demi-imaginatif, toujours vrai en son fond. C’est comme un complément utile et agréable au très intéressant, très curieux, et très nouveau volume de M. Rod : L’Affaire de Rousseau. L’Affaire de Rousseau est le compte rendu, infiniment précis, puisé à des sources sûres et insuffisamment explorées jusqu’ici, de tous les démêlés de Rousseau avec la République de Genève depuis la condamnation de l’Émile jusqu’à son départ pour l’Angleterre ou presque jusque-là. Ce sont quatre ans de la vie de Rousseau et quatre ans de politique génevoise et de passions génevoises. Rien, comme psychologie individuelle ou comme psychologie des foules, n’est plus intéressant. La pièce Le Réformateur est un épisode de L’Affaire Rousseau. Il faut lire les deux ouvrages, d’autant plus qu’à dessein sans doute, dans L’Affaire Rousseau, M. Rod ne dit pas un mot, ou ne dit qu’à peine un mot de l’incident Motiers-Travers. Il faut donc lire les deux ouvrages parce qu’ils se complètent l’un l’autre ; il faut les lire surtout parce qu’ils sont pleins de talent tous les deux.
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« Viens me rejoindre. »Éveline, en une scène déjà un peu déclamatoire, mais ferme et nette encore, crie à Landry ses rancœurs et lui déclare qu’elle rejoint son ami.
« Soit ! dit sèchement Landry, ne reviens jamais.
— ! » Tu peux y compter. »La toile tombe. Il y a dans tout cet acte une fermeté, une rectitude sans sécheresse, une force contenue, qui m’ont singulièrement fait plaisir. Ici, du reste, le public et moi, visiblement, nous étions d’accord. Le second acte a indisposé les spectateurs. Je reconnais que la satire est un peu outrée et donne dans la charge énorme. Le public n’est pas habitué à voir le monde littéraire et artistique sous cet aspect et, après tout, il n’a pas tort. Il y a tout un monde littéraire qui est le plus correct du monde et qui exagère même et affecte la correction. Mais il faut bien savoir qu’il y en a un autre qui est la bohème même, et la bohème sans fantaisie et sans esprit et sans gaieté, un monde littéraire et artistique qui côtoie la région indéterminée des rastaquouères, des fêtards et des aigrefins, et qui n’est pas le plus ragoûtant de tous les mondes. C’est dans celui-ci qu’est tombée Éveline, et il est assez naturel, convenez-en, qu’elle soit tombée plutôt dans celui-ci que dans un autre. Aussi la voyons-nous, dès le commencement du II, traitée exactement comme une femme entretenue par un entremetteur élégant, délégué du riche baron Otis, qui tout simplement envoie deux perles de quinze louis à la belle Éveline, comme entrée de jeu. Elle met le courtier à la porte, mais on sent (ou plutôt il faudrait qu’on sentit) qu’elle n’est pas très étonnée et que depuis quatre ans qu’elle est avec Jacques Foucher elle en a vu bien d’autres et d’aussi fortes à bien peu près. Puis viennent les invités. Encore une fois, ils sont poussés à la charge, mais ils sont assez vrais. Il y a là le jeune poète qui se recommande à Éveline pour être décoré fin décembre. Ce n’est plus le jeune poète 1830 ou le jeune Parnassien, rédacteur à la Jeune France. Il est bien de 1904.
« Dites bien, Madame, au ministre que ce ne serait qu’un éclat de rire dans tout Paris, si je n’étais pas décoré fin de décembre. Le ministère s’en relèverait peut-être ; mais il serait couvert d’un ridicule indélébile. On dirait : « Z… pas décoré ! » en se tordant, du bois de Boulogne jusqu’au Gymnase. »Puis c’est la famille Lormoy. Mme Lormoy a quarante-cinq ans, une fille mariée, précisément au jeune poète, un mari qui ne nous est pas présenté et un amant, le journaliste Julien, trente-cinq ans environ. Et toujours en terreur d’une infidélité de Julien, toujours elle court après Julien de salon en salon. Et sa fille, avec une parfaite tranquillité :
« Tu n’es pas raisonnable, maman ! Ne t’emballe pas ! Julien t’aime beaucoup. Il t’aime très bien. Il ne songe pas du tout à se marier. Il me l’a dit. Ne lui fais pas de scène. D’abord tu es ridicule. Allons, tu le boudes… Que tu es bête ! Encore une scène qu’il faut que j’arrange. Si tu ne m’avais pas, je ne sais pas ce que tu deviendrais. Julien, venez donc que je vous parle. »Pure fantaisie, dites-vous. Eh bien, je vous assure que… Mais vous diriez que j’ai eu de bien mauvaises fréquentations. Et le mot de Julien lui-même est, tout au moins, bien joli :
« Mon Dieu, c’est vraiment un peu dur d’être amant dans cette maison-là. »Où je suis un peu plus avec le public, c’est à la fin de cet acte. Un personnage influent et qu’on ménage parce qu’il a cinq ou six journaux et fait une réputation, en huit jours, à une chanteuse de café-concert à coups de chroniques, amène à ce raout une petite hurleuse de chansonnettes qui est aussi mal embouchée que possible, qui lève la jambe, qui se vautre à plat ventre sur les sophas et qui
« attrape »la maîtresse de maison comme vendeurs de la Halle le client à cinq heures du matin.
« Ça va-t-il jusque-là ? »se dit le public. Franchement, je n’en sais rien ; mais je ne crois pas. Tout au moins, ça doit être rare. Enfin, il y a bien de quoi être un peu estomaqué. La pilule, cette fois, est un peu grosse. Toujours est-il que la hurleuse, Louli on l’appelle, trouvant dans un coin une photographie du petit garçon d’Éveline (je ne vous ai pas parlé du petit garçon ? Ça ne fait rien. Il est temps que vous sachiez qu’il existe ; mais il n’est pas trop tard), le trouve gentil, l’admire insolemment, dit qu’elle a un à petit neveu qui est comme ça, rappelle mioche, gosse et crapaud, veut garder son image et exaspère tellement Éveline que celle-ci lui arrache le portrait et la flanque à la porte, elle, son
« tuteur »et par-dessus le marché tout le monde.
« Que tu es bourgeoise ! »ne manque pas de lui dire ce maroufle de Jacques Foucher, dès qu’ils sont seuls. Et il la rudoie ; puis il la console superficiellement ; puis il s’esquive pour rejoindre toute la compagnie chez Durand. Éveline reste tête à tête avec la photographie de son petit. On sent qu’elle en a assez de la vie littéraire et de la vie intellectuelle. J’ai dit que le public avait résisté, silencieusement, mais enfin résisté, à cet acte II. En y songeant, je me dis (Salut, ombre de Dumas fils !) qu’il aurait suffi peut-être d’une légère préparation à l’acte I pour que le spectateur, s’attendant à voir l’acte II tel qu’il est, et peut-être pire, avalât cet acte II tel qu’il est, sans sourciller. Il aurait suffi qu’à l’acte I, Jacques Foucher, tout en exaltant Éveline par de belles phrases sur le beau et la contemplation de la beauté, nous apprit rapidement dans quel monde il vit et va entraîner Éveline. Comme c’eût été facile ! Il y a là son ami Angel. A quoi sert-il, l’ami Angel, dans l’acte I, comme du reste dans toute la pièce ? A rien du tout. Il aurait pu servir à ce que je dis. D’un mot, par exemple, il aurait averti Jacques qu’un rastaquouère, un entremetteur en habit noir, une dame porte-maillot et un écrivain portant bagues, bracelet et boucles d’oreilles l’attendent en bas et s’impatientent. Bon ! nous aurions été fixés, Éveline non ; et c’est ce qu’il fallait ; et l’acte II eût passé comme un acte civil, ce qu’il faut convenir qu’il n’est pas. Faut des préparations ; pas trop n’en faut, et le métier, ou bien plutôt l’instinct, c’est de savoir ce qu’il en faut, et lesquelles. Le public a été moins frigidifié par l’acte III et même un peu ramené par lui. Tant mieux, mon Dieu ! Moi, à parler franc, je ne le trouve pas trop bon. Le troisième acte, comme vous le pensez bien, c’est le retour au bercail. Aussi, au lever du rideau, nous nous trouvons à Lyon, chez la mère de Landry, où s’est réfugié Landry avec son fils. Ce bon Landry nous paraît bien changé ; autant, au premier acte, il avait de fermeté dans le vouloir et de netteté dans l’esprit, autant, maintenant, il est indécis, jusqu’à paraître l’indécision même. Vous me ferez remarquer qu’il a cinq ans de plus et que cinq ans de plus sur la tête d’un homme de cinquante, cela est de conséquence. A qui le dites-vous ? Mais, enfin, qu’il ait changé à ce point, cela nous déroute un peu. Landry, maintenant, me paraît partagé entre trois sentiments, et c’est un peu trop peut-être pour lui, et se diriger vaguement vers trois résolutions contraires. Il aime son fils ; — il aime encore sa femme ; car, comme elle est venue à Lyon, en qualité d’actrice, après rupture avec Jacques, jouer dans une pièce, il a été la voir, aux Célestins, dissimulé dans une baignoire ; — et enfin, par amour pour sa mère et sa sœur, et pour donner une mère à son fils, il songe à.épouser Mlle Geneviève d’Aix-en-Provence. Voilà les trois sentiment. Et les trois résolutions vaguement entrevues par lui, c’est de reprendre sa femme, c’est d’épouser Geneviève et c’est, sans reprendre sa femme, de ne pas épouser Geneviève. Cet homme est très flottant. Par ainsi, il a été voir jouer sa femme aux Célestins et il déclare à sa sœur que cela ne lui a rien fait ; mais nous pensons bien que, puisqu’il n’a pas résisté à la tentation d’y aller, sa femme lui est encore de quelque chose. Et il a une conversation sérieuse avec Geneviève et il la trouve stupide, non sans approbation de notre part ; et, par suite, cinq minutes après, il dit à sa sœur de demander pour lui la main de Geneviève. Enfin, sa femme arrive. Il ne la voit pas d’abord. Elle a pénétré par infiltration et en cachette, avec la complicité d’une vieille bonne, et elle a eu avec son fils une conversation assez attendrissante. Il la surprend. Scène à faire, scène capitale. Éveline crie son désespoir, ses déboires de la vie littéraire, ses nausées de la vie intellectuelle, la douleur permanente qu’elle a sentie à être séparée de son fils, et elle promet à son mari que désormais elle sera bien sage. Landry est inflexible. A toutes les supplications de sa femme il répond par des paroles justes et sévères, et à toutes ses raisons de sentiment par des raisons de raison froide — entrecoupées du reste de mouvements de colère, et cette scène, peut-être ressemblante à la vie, n’est pas, pour l’optique du théâtre, très bien faite — enfin il est le mari implacable.
« Madame, il ne vous reste plus qu’à vous en aller. Vous avez une voiture en bas (il est minuit et demi) ? — Oui. — Bien. »Éveline s’en va lentement et, quand elle touche le bouton de la porte, le mari dit :
« Éveline ! »— Elle fait demi-tour. C’est fini. «
Éveline !» c’est le «
Denise !» du dernier acte de Denise. Et il me souvient qu’à ce propos je disais :
« Denise, c’est un joli nom ; mais ce n’est pas une raison. »M. Bernstein me permettra sans doute de lui dire ce que je disais à Alexandre Dumas fils. On ne voit pas du tout pour quelle raison Landry, implacable et inflexible tout à l’heure, soit sous forme d’homme glacial, soit sous forme d’homme un instant furieux, se fond brusquement en pardon et en indulgence. C’est absolument sans cause apparente. Il faudrait ou qu’une parole, trouvée par Éveline, fût considérée par nous comme capable de l’attendrir ; ou qu’un incident quelconque fit pencher le plateau de la balance,
« retournât »le mari intransigeant. Tout le monde pensait qu’une intervention de l’enfant, par exemple, jetterait Éveline et Landry dans les bras l’un de l’autre. Certes, je ne songe qu’à féliciter l’auteur d’avoir méprisé ce moyen facile de bas mélodrame. Certes, oui. Mais encore mieux vaudrait un moyen de bas mélodrame que l’absence de tout moyen, que l’absence de toute pesée apparente et qu’un homme qui tourne tout simplement comme un disque. Le public n’a pas sifflé au disque, non, mais il n’a pas été ému. Un ami de l’auteur me dira que ce revirement de Landry a été parfaitement préparé et que, puisque Landry, après avoir éprouvé que Geneviève est
« stupide », la demande cinq minutes après en mariage, il est tout naturel qu’après avoir dit pendant une demi-heure à sa femme :
« Jamais ! »il conclue brusquement en lui disant :
« A toujours ! »— Mais cet ami serait peut-être un faux ami, ou un peu suspect. Tant y a que le Landry du IIl est le flottement même et qu’il en résulte un acte dont on ne sait pas pourquoi il finit d’une façon plutôt que d’une autre. Cette pièce a donc, somme toute, avec, selon moi, beaucoup de mérite, peu satisfait le public. Il y a eu succès, mais un peu mou. Elle peut se relever ; car elle a des éléments de vitalité et, du reste, l’auteur, qui a certainement des qualités incontestables et très marquées de dramatiste, peut se revancher avant qu’il soit longtemps. M. Tarride a eu dans le Bercail un succès de grand, de très grand artiste. Sa sobriété forte, son foyer intérieur, son naturel dans la vulgarité sans bassesse et franchement acceptée, ont été admirables. Il n’y avait qu’une voix : il a été de tout premier ordre. M. Grand a l’aisance inélégante, mais agréable, qui lui est habituelle dans le rôle de l’amant. M. Maurice Luguet ne fait que passer. Bonne tête. Excellent M. Arvel dans Belgrain, le politicien brasseur de journaux et protecteur de chanteuses. Mme Simone Le Bargy a une chaleur qui me semble toujours un peu factice et une émotion qui me paraît toujours un peu artificielle. Ce sont ses défauts innés. Elle les avait vaincus, vraiment, dans le Retour de Jérusalem. Elle en triomphe moins dans le Retour au bercail. Tous les retours ne sont pas également heureux. Tant s’en faut, du reste, que je dise qu’elle ait mal joué. C’est une actrice très sûre. Elle ne laisse jamais tomber un rôle. Mais enfin, dans celui-ci, la sincérité semblait lui manquer plus qu’à l’ordinaire. Mme Henriot a été très naturellement bonne femme et pseudo-mère attendrie dans le rôle de la «
vieille bonne dévouée ». Mlle Burty s’est à peu près tirée d’affaire dans le rôle de la chanteuse forte en gueule ; mais le rôle est si déplaisant et si faux ! Tous les autres artistes, sans aucune exception, sont très honorables. Aucune fausse note qui vienne d’eux. Advienne que pourra de cette pièce indécise ; mais je supplie les auteurs de chercher du nouveau. L’adultère pardonné est usé jusqu’à la corde dont on devrait pendre ceux qui nous en parlent encore (j’exagère un peu) ; le type Bovary est épuisé, vidé jusqu’au résidu de la lie. Des jeunes gens de talent me font peine, qui veulent encore tondre dans ce pré où le sol même a été rongé. On nous donnerait aujourd’hui une pièce fondée sur l’amour de deux jeunes gens traversé par l’inimitié de leurs parents, que le sujet, par comparaison, éclaterait à nos yeux
« d’une fraîche nouvelleté ».
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