Je voudrais étudier les différentes questions politiques qui nous préoccupent, qui nous
divisent et qui nous ruinent depuis cent vingt ans, ou du moins les plus importantes, dans
les trois hommes les plus considérables du xviiie
siècle.
Que leur influence ait été grande sur la Révolution, c’est ce qui a été incontestable,
c’est ce qui a été très contesté et c’est ce qu’en définitive je ne crois pas. Mais elle
l’a été sur tout le XIXe siècle d’une manière éclatante, et c’est
comme à la lumière de leurs écrits qu’on a interprété de différentes façons la Révolution
française et qu’on a décidé, en différents sens, de la manière dont on devait la
continuer. Une étude diligente de leurs idées, continuellement comparées entre elles, a
donc peut-être quelque intérêt.
Je dis continuellement comparées entre elles.
Ce qui suit n’est pas une étude sur Montesquieu, suivie d’une étude sur Rousseau à
laquelle s’ajoute une étude sur Voltaire. C’est une manière de cours de politique,
incomplet à la vérité, dans lequel, sur chaque question, je demande son avis
successivement à Montesquieu, à Rousseau et à Voltaire. Je suis cet ordre, parce que
Montesquieu est le premier en date, et parce que Voltaire s’est occupé de politique quand
depuis longtemps Rousseau ne s’en occupait plus.
Comme il est naturel d’après ce qui précède, il y aura sans doute plus de Voltaire, de
Montesquieu et de Rousseau que de moi dans ce qui suit. Je ne saurais que m’en féliciter.
Il y a quelque chance pour que le meilleur de mes ouvrages soit celui où il y aura le
moins de mon cru.
On s’occupe de politique pour arriver à savoir de quelle manière on organisera sa
patrie pour son bien et pour le bien des citoyens qui la composent. La première question
à étudier est donc celle-ci : comment Montesquieu, Rousseau, Voltaire concevaient-ils la
patrie ; comment l’aimaient-ils ; qu’est-ce qu’elle était pour leur intelligence, pour
leur raison et pour leur cœur ?
Montesquieu était très patriote. Il n’a fait aucune déclamation sur l’idée de patrie ;
mais la manière dont il entend l’essence des trois gouvernements est d’un patriote
ardent, analogue aux Romains de Plutarque et aux Patriotes de 1792. Pour lui, comme on
sait, le ressort du gouvernement despotique est la crainte, celui de
la monarchie est l’honneur et celui de la République est la vertu. De quelques railleries que Voltaire ait poursuivi cette idée et
de quelques qu’on l’ait obscurcie, elle est la plus vraie et elle est la
plus claire du monde.
Il est évident que la crainte est le ressort du gouvernement despotique, ce qui revient à dire que le despotisme ne s’établit que là où règne la lâcheté
ou au moins la timidité. Jamais les hommes n’accepteront le pouvoir arbitraire d’un seul
s’ils ne sont des pleutres. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup à s’étendre sur cette
considération.
Le ressort du gouvernement monarchique est l’honneur ; et déjà nous montons d’un degré.
Par gouvernement monarchique Montesquieu entend un gouvernement exercé par un seul
homme, mais qui n’est pas un gouvernement arbitraire, qui est contenu par des lois et
par des corps intermédiaires entre le souverain et le peuple. Dans ce gouvernement le
ressort est l’honneur, c’est-à-dire le souci de se distinguer et d’obtenir la
considération, soit du roi, soit du corps intermédiaire auquel on appartient. Et voici
que le patriotisme intervient. Ce souci de se distinguer, d’être
quelqu’un aux yeux du roi, de la noblesse, du clergé, de la magistrature, ou du
tiers, ou de la commune, ce n’est déjà plus l’individualisme pur et simple qui ne songe
qu’à lui, qui a peur, et dont la crainte est le seul mobile. C’est une
manière de patriotisme aristocratique. On agit par amour pour son roi ou pour sa caste.
La patrie y trouve son compte, mais indirectement.
Je n’ai pas besoin de faire remarquer que ce patriotisme, tout aristocratique qu’il est
en soi, peut être ressenti par le plus humble des hommes du peuple.
Le plus humble peut avoir le souci de se distinguer et d’entrer dans une de ces castes
dont l’honneur est le ressort. Et, de fait, l’accession continue du peuple à la
bourgeoisie, de la bourgeoisie à la noblesse et de la noblesse à la grande noblesse est
le fond perpétuel de l’ancien Régime.
Enfin la « vertu » est le ressort des Républiques. Par ce mot de République Montesquieu
entend les aristocraties et les démocraties ; par ce mot de vertu, Montesquieu, il l’a
dit vingt fois, encore que Voltaire n’ait jamais voulu l’entendre, entend la « vertu
politique », c’est-à-dire tout simplement le patriotisme. Il a donc voulu dire et il a
dit que le patriotisme était le seul ressort des Républiques. — C’est tellement vrai que
c’est un truism. Dans une République, même aristocratique, mais
surtout démocratique, il n’y a pas de crainte, sauf dans le cas où la
République prend l’habitude d’obéir à un homme ; mais alors elle n’a de république que
le nom ; il n’y a pas d’honneur au sens que Montesquieu donne à ce
mot, puisqu’il n’y a ni roi aux yeux de qui on ait à se distinguer, ni de caste (c’est
vrai en démocratie et on verra plus loin que l’aristocratie telle que l’entend
Montesquieu est très proche de la démocratie), ni de caste aux yeux de laquelle on ait à
se montrer à ses avantages. L’honneur existe donc, naturellement, comme il existe même
dans l’état despotique ; mais il n’est pas le ressort, il n’est pas
l’essence de l’état républicain. — Que reste-t-il donc ? Agir par
vertu, c’est-à-dire par dévouement au bien public, c’est-à-dire par patriotisme. Et il
le faut bien, sous peine de périr. Car, en monarchie, qui est, qui peut être au-dessus
des intérêts individuels et n’agir que les yeux fixés sur l’intérêt de tout l’État ? Le
Roi. Cela suffirait. Un roi patriote et un peuple agissant pour plaire à son roi, par
honneur, voilà un Etat qui marche bien. Mais en République, deux
cas : aristocratie, démocratie. En aristocratie, qui peut agir d’une façon désintéressée
et se placer au-dessus des intérêts individuels et ne voir que le bien commun ? Le corps
aristocratique. Mais il faut qu’il soit patriote, et héroïquement ; il faut qu’il fasse
abstraction de ses intérêts de caste ; il faut qu’il ne considère pas le pays comme une
ferme à exploiter. Il faut qu’il soit vertueux. — En démocratie, il
faut que tous fassent ce qui était très facile à un seul, difficile déjà à quelques-uns.
Il faut que tous mettent leurs intérêts particuliers au-dessous de l’intérêt général,
que tous se sacrifient à tous, que tous soient patriotes, à quoi il faut beaucoup de
vertu. Car s’ils ne font pas cela, qui les forcera à le faire ? Personne, évidemment.
Donc la démocratie est un état où, si l’on n’est point patriote jusqu’à la vertu,
jusqu’à la passion, on est perdu. — Il est donc très vrai que le ressort des Républiques
c’est la vertu patriotique, en ce sens que les Républiques où le patriotisme n’existe
pas périssent en quelques années. C’est assez clair. La théorie de Montesquieu, si
contestée et si , est une série de vérités de sens commun, et un groupe de
lieux communs. i
Mais ce qui est incontestable, c’est qu’elle est d’un patriote. Car, remarquez,
Montesquieu construit comme un degré. Au plus bas échelon il place les peuples qui no
sont des peuples, ou plutôt des agglomérations, que par la crainte. A un échelon plus
élevé il place ceux qui ont obéissance affectueuse pour un souverain avec cette première
forme de patriotisme, c’est-à-dire de désintéressement, qui s’appelle l’honneur. Un peu
plus haut Il place ceux chez qui une caste plus ou moins grande est forcée d’avoir le
patriotisme à l’état pur, sans quoi tout périt. Au sommet il place ceux où tout le
peuple est forcé d’avoir le patriotisme à l’état pur, sans quoi tout est perdu. Donc
c’est le degré de patriotisme dans un peuple qui fait ce peuple plus ou moins grand.
Voilà la conception que se fait Montesquieu de l’idée de Patrie.
Rousseau est très patriote aussi, et d’une façon, après tout, peu différente. Il est
patriote républicain, et Montesquieu nous a prouvé que c’est la plus haute manière
d’être patriote et la seule manière d’être républicain. Rousseau aime son pays à lui,
profondément, et il en est fier. Il s’intitule « citoyen de Genève » avec une emphase
qui est touchante. Il aime les mœurs de son pays avec une candeur un peu enfantine,
quoique un peu déclamatoire, qui ne déplaît pas. Tranchons le mot : il est provincial
Ses satires contre les mœurs de Paris dans la Nouvelle Héloïse sont des
hommages à Genève et à Chambéry. Ses colères, moitié naïves, moitié concertées, contre
Voltaire corrupteur de Genève, sont d’un cabotin contre un cabotin ; mais aussi, quelque
peu au moins, d’un enfant du pays qui aime que son pays garde les mœurs et les usages
qu’il lui a connus. C’est un provincial. Le provincialisme peut devenir un dissolvant de
patriotisme, je ne l’ignore pas ; mais le plus souvent il en est le gage, le signe, la
preuve et la base. Rousseau est un provincial très patriote.
Remarquez, de plus, que Rousseau aime les gens qui aiment leur pays. C’est un signe, et
très important. Son meilleur ouvrage, le plus sage, ou, si vous préférez, le moins
chimérique, les Considérations sur le gouvernement de Pologne, sont d’un
patriote qui aime les gens qui le sont. Il voudrait sauver la Pologne, parce que les
Polonais, avec leurs défauts et leurs , sont des patriotes et des citoyens.
Il ne voit pas le bien qu’il peut y avoir pour l’humanité à ce qu’un peuple libre et
fier, quoique trop libre et trop fier, soit conquis par trois autocrates servis par
leurs esclaves, et à ce qu’un peuple un peu fou, mais où régnent l’honneur et la vertu,
soit domestiqué par des peuples où règne la crainte. C’est du patriotisme tout à fait
dans le sens de Montesquieu et des hommes de 1792. C’est du patriotisme, dont tel pourra
sourire ; mais c’est du patriotisme sans aucun doute.
Voltaire n’a aucun patriotisme et n’a aucunement l’idée de Patrie. On s’attend que je
vais citer la lettre sur Rosbach. Je vais la citer pour disculper Voltaire et pour le
défendre sur ce point ; car rien ne m’irrite comme la façon dont la lettre sur Rosbach a
été interprétée et exploitée sottement ou perfidement contre Voltaire. Sans doute la
lettre sur Rosbach n’est point une page patriotique. Voltaire était incapable d’en
écrire une. Mais c’est une plaisanterie, une plaisanterie grossière, une plaisanterie à
la Potsdam ; et ce n’est rien de plus. La « lettre infâme » est du 2 mai 1759,
c’est-à-dire de deux ans après Rosbach, ce que déjà il faut remarquer.
Et elle est une réponse à l’anecdote contée par Frédéric dans sa lettre du 28 avril :
« … Voilà ce que me fournit ma mémoire sur ce courage que vous persiflez. Je vous assure
même que j’ai vu exercer de grandes vertus dans les batailles et qu’on n’y est pas aussi
impitoyable que vous le croyez. Je pourrais vous en citer mille exemples. Je me borne à
un seul. A la bataille de Rosbach, un officier français, blessé et couché sur la place,
demandait à cor et cri un lavement. Voulez-vous bien croire que cent personnes
officieuses se sont empressées pour le lui procurer ? Un lavement anodin, reçu sur un
champ de bataille, en présence d’une armée, cela est singulier ; mais cela est vrai et
connu de tout le monde… »
A quoi Voltaire répond gaillardement :
Héros du Nord, je savais bien Que vous aviez vu les derrières Des guerriers du roi
très chrétien A qui vous tailliez des croupières.
Mais que vos rimes familières Immortalisent les…..
Ce n’est évidemment que badinerie un peu lourde, mais qui, replacée à sa date et après
ce qui la précède et qui l’inspire, n’a absolument rien de criminel, ni même
d’odieux.
C’est ailleurs qu’on est bien forcé de voir que Voltaire n’avait pas l’idée de ce que
peut être patrie, ni aucun sentiment patriotique. L’article Patrie
dans le Dictionnaire philosophique est consacré à obscurcir l’idée de
patrie ; à demander s’il est quelqu’un qui puisse être bien sûr qu’il ait une patrie, et
conclut qu’on ne peut pas être patriote sans être méchant homme.
En 1742, Voltaire écrit à Frédéric : « Je suis si bon cosmopolite que je me réjouirai
de tout. » — En 1767, il écrit à d’Etallonde, le jeune homme d’Abbeville qui avait
heureusement échappé à l’affaire de sacrilège et qui servait dans les armées de
Frédéric : « Je voudrais que vous commandassiez un jour ses armées et que vous vinssiez
assiéger Abbeville » ; — et il écrit à d’Argental : « J’espère que d’Etallonde sera un
jour à la tête des armées de Frédéric et qu’il prendra Abbeville. »
En 1771, déplorant qu’une Instruction de Catherine II n’ait pas été
autorisée à paraître en France, il écrit à cette impératrice : « Et je suis encore chez
les Welches ! et je respire leur atmosphère ! et il faut que je parle leur langue ! » —
Il écrit à Catherine en 1771 pour la féliciter de ses succès contre les Turcs : « .. Je
veux aussi, Madame, vous vanter les exploits de ma patrie… Notre Hotte se prépare à
voguer de Paris à Saint-Cloud. Nous avons un régiment dont on a fait la revue ; les
politiques en présagent un grand événement. On prétend qu’on a vu un détachement de
Jésuites vers Avignon ; mais qu’il a été dissipé par un corps de jansénistes qui était
fort supérieur. Il n’y eut personne de tué ; mais on dit qu’il y aura plus de quatre
convulsionnaires d’excommuniés. Je ne manquerai pas, Madame, si Votre Majesté Impériale
le juge à propos, de lui rendre compte de la suite de ces grandes révolutions… » Il
écrit à Frédéric en 1774 : « Vous souvenez-vous, Sire, d’une petite pièce charmante que
vous daignâtes m’envoyer, il y a plus de quinze ans, dans laquelle vous peigniez si
bien :
Ce peuple sot et volage Aussi vaillant au pillage,
Que lâche dans les combats ?
« Vous savez que ce peuple de Welches a maintenant pour son Végèce un de vos officiers
subalternes, dont on dit que vous faisiez peu de cas et qui change toute la tactique en
France ; de sorte que l’on ne sait plus où l’on en est… Si jamais par hasard vous
assiégiez Abbeville, je vous réponds que d’Etallonde vous servirait bien… »
En un mot Voltaire n’a jamais été français ni voulu l’être, et je ne crois pas que cela
soit contesté ; mais ce qui est plus important pour l’objet qui nous occupe, c’est qu’il
n’aime pas les gens qui aiment leur pays. Cela lui semble un fanatisme aussi condamnable
et aussi absurde que les autres. Il faut relire à ce point de vue l’article Patrie dans le Dictionnaire philosophique et suivre avec
attention ce qu’il dit du partage de la Pologne. Voltaire est un peu naïf de s’étonner
de la froideur subite de Choiseul à son endroit dans un temps où il était de tout son
cœur, d’une part pour Maupeou, et de l’autre pour Catherine.
Dès 1771, il blâme énergiquement les officiers français qui vont mettre leur épée au
service des Confédérés polonais : « Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je lui
demanderais comment il a été assez follet pour aller chez ces malheureux Confédérés qui
manquent de tout et surtout de raison, plutôt que d’aller faire sa cour à celle qui va
les mettre à la raison… Le malheureux manifeste des Confédérés n’a pas, eu grand succès
en France. Tous les gens sensés conviennent que la Pologne sera toujours le pays le plus
malheureux de l’Europe tant que l’anarchie y régnera. J’ai un petit démon familier qui
m’a dit tout bas à l’oreille qu’en humiliant d’une main l’orgueil ottoman, vous
pacifieriez la Pologne de l’autre. En vérité, Madame, vous voilà la première personne de
l’Univers… »
Il revient sur ces deux idées la même année, un peu plus tard : « J’ai le cœur navré de
douleur de voir qu’il il y a de mes compatriotes parmi ces fous de Confédérés. Nos
Welches n’ont jamais été trop sages ; mais du moins ils passaient pour galants, et je ne
sais rien de si grossier que de porter les armes contre vous ; cela est contre toutes
les lois de la chevalerie. Il est bien honteux et bien fou qu’une trentaine de blancs
becs de mon pays aient l’impertinence de vous aller faire la guerre, tandis que deux
cent mille Tartares quittent Moustapha pour vous servir. Ce sont les Tartares qui sont
polis et les Français sont devenus des Scythes. Daignez observer, Madame, que je ne suis
point Welche ; je suis Suisse, et si j’étais plus jeune, je me ferais Russe. »
Enfin arrive le premier partage de la Pologne, ce que Catherine appelle « un accord
fait entre la cour de Vienne, le roi de Prusse et moi, qui a un peu augmenté mes
possessions. » Voltaire se plaint un peu, non pas de ce qu’on ait partagé la Pologne,
mais de ce qu’on ne l’ait pas prévenu qu’on avait l’intention de la partager et de ce
qu’on ne lui ait parlé que de pacification quand il s’agissait de conquête ; mais, du
reste, il est ravi. A Catherine : « Le dernier acte de votre grande tragédie paraît bien
beau ; le théâtre ne sera pas ensanglanté et la gloire fera le dénouement. » — A
Frédéric qui lui envoyait une médaille de regno redintegrato,
représentant la Prusse jadis polonaise offrant à Frédéric une carte de ses nouvelles
possessions : « Je remercie Votre Majesté de ce bijou du Nord. Il n’y en a pas à présent
de tel dans le Midi.
A Catherine : « Voilà trois belles et bonnes têtes dans le même bonnet : la vôtre,
celle de l’Empereur des Romains et celle du roi de Prusse. » — A Frédéric : « Je ne
sais si Votre Majesté a lu un petit livre qu’on débite publiquement à
Paris (il voudrait qu’il fût interdit) intitulé Le partage de la Pologne,
en sept dialogues entre le roi de Prusse, l’Impératrice-reine et l’Impératrice russe. On
le dit traduit de l’anglais ; il n’a pas l’air d’une traduction. Le fond de cet ouvrage
est certainement composé par un de ces Polonais qui résident à Paris. Il y a souvent de
l’esprit, quelquefois de la finesse et souvent des injures atroces. Ce serait bien le
cas de faire paraître certain poème épique que vous eûtes la bonté de m’envoyer, il y a
deux ans (La Poloniade, de Frédéric lui-même). Si vous savez vaincre et
vous arrondir, vous savez aussi vous moquer des gens mieux que personne. »
Dans toute cette affaire de Pologne on croit sentir deux choses : d’abord que Voltaire
n’aime pas les gens qui aiment leur pays et qui résistent à la force ; ensuite qu’il
voit avec plaisir une augmentation de la Prusse, de la Russie et de l’Autriche, qui est
une diminution de la France. C’est pour cela qu’il ne cesse de demander un partage de la
Turquie d’Europe entre la Russie et l’Autriche. C’est exactement le contraire de la
politique de Choiseul. On comprend, encore que Voltaire ne le comprenne pas, que
Choiseul se fût refroidi à l’endroit de Voltaire,
Ce peu de goût que Voltaire a pour les gens qui défendent leur droit contre la force se
retrouve dans son attitude à l’égard des insurgents américains. En 1775, il écrivait à
M. de Sacy, auteur de l’Esclavage des Américains et des nègres : « Vous
faites parler un nègre comme j’aurais voulu faire parler Zamore. Vous m’adressez des
vers charmants. Je suis fâché seulement que les habitants de la Pensylvanie, après avoir
longtemps mérité vos éloges, démentent aujourd’hui leurs principes, en levant des
troupes contre leur mère-patrie ; mais vos vers n’en sont pas moins bons. Ils étaient
fails apparemment avant que la Pensylvanie se fût ouvertement déclarée contre le
Parlement d’Angleterre… »
Peu de goût pour sa patrie et peu de goût pour les gens qui aiment la leur, c’est tout
Voltaire relativement à cette question de l’idée de Patrie.
Montesquieu très patriote, comme ces Romains dont il raffole ; Rousseau patriote comme
un Genevois ou comme un provincial ; Voltaire complètement dénué de patriotisme pour son
compte et en général hostile à l’idée de Patrie et au sentiment patriotique : voilà ce
dont il faut se souvenir pour ce qui va suivre ; car l’idée de Patrie, selon qu’elle
existe ou n’existe point dans l’esprit d’un homme, a une grande influence sur l’ensemble
et sur les détails de son système politique ou seulement de ses tendances et opinions en
choses politiques.
On appelle Liberté le droit qui appartient ou qu’on reconnaît à tout homme de faire ce
qui ne nuit pas aux autres hommes. La liberté d’un Robinson Crusoë est absolue. La liberté
de Robinson et de Vendredi associés ne peut plus l’être. La société diminue la liberté
individuelle. Parmi ceux qui acceptent l’état social comme nécessaire, les uns croient
qu’il est nécessaire aussi que la liberté individuelle disparaisse entièrement et que
l’homme soit absolument asservi à l’Etat, c’est-à-dire à la volonté commune, pour que
l’Etat soit fort. — D’autres croient au contraire que plus l’individu est libre, plus il
est fort, plus il se déploie dans toute sa force ; plus aussi il en résulte de force et de
prospérité pour l’Etat lui-même, et ils définissent un État fort l’État où les citoyens
ont le plus de liberté possible sans être détachés de l’Etat et en continuant, soit
directement, soit indirectement, à le servir.
Les premiers ont un système facile : l’Etat est tout. Il possède tout. Il pense pour
tous. Il veut pour tous. Il commande à chacun tout ce qu’il veut. Tout cela, quel que soit
son organe : ou roi, ou corps aristocratique, ou volonté universelle s’exerçant sur
chacun.
Les seconds ont, naturellement, un système plus compliqué. Ils font une part à l’Etat une
part à l’Individu. Ils ont inventé d’une part les droits de l’Etat, d’autre part les
droits de l’homme. Ils pensent que l’Individu doit à l’Etat tout ce qui est indispensable
à l’Etat pour se soutenir et se défendre, et que, cela fait, il ne lui doit rien ; que par
conséquent l’individu a un certain nombre de droits auxquels l’Etat ne saurait toucher,
quelle que soit sa forme, monarchique, aristocratique ou populaire ; que ces droits sont
inaliénables, imprescriptibles et au-dessus de la loi. Ils ajoutent, ce qui est contesté
par les autres, que l’Etat qui respecte ces droits est plus fort que l’Etat qui ne les
respecte pas et plus fort qu’il ne serait lui-même s’il ne les respectait point, parce que
la force d’initiative que le respect de ces droits laisse intacte dans les citoyens finit
toujours par revenir à la communauté en puissance, en richesse, en éclat, en prestige et
en influence, et que l’Etat le plus fort est celui qui est composé des citoyens les plus
forts parce qu’ils sont les plus libres.
Quoi qu’il en soit, les premiers s’appellent correctement absolutistes et les autres
libéraux.
Montesquieu est un libéral. C’est lui qui, l’œil fixé sur l’Angleterre, a inventé les
droits de l’homme. Il a défini à la fois la liberté et les droits de l’homme d’une
manière très précise au chapitre iii du Livre XI de son Ésprit des
Lois : « La liberté consiste à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et
n’être point contraint de faire ce que l’on doit ne point vouloir. » C’est-à-dire que
ce que la conscience nous interdit, la Loi n’a pas le droit de nous le commander.
L’homme a un droit, subdivisible en plusieurs autres, qui est supérieur à la loi et
intangible devant elle.
Il dit encore, comme en un : « La liberté politique, dans un citoyen, est
cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté. » Ce
qui veut dire que la liberté, que le respect des Droits de l’homme, a ce premier effet que le citoyen est tranquille et déploie son activité personnelle,
une fois le tribut payé à l’Etat, avec une parfaite sécurité, et est affranchi de la crainte, le ressort du gouvernement despotique étant la crainte, et la
différence entre l’Etat despotique et l’Etat libre étant, par suite, que dans l’un on
craint toujours et que dans l’autre on ne craint pas.
Montesquieu a très bien vu que la liberté individuelle, c’est-à-dire la Liberté, n’est
nullement assurée par ce fait que le peuple, en son ensemble, est libre.
Dans un peuple sans roi, sans aristocratie, sans caste et qui fait sa loi lui-même, il
peut ne pas exister un atome de liberté. Dans ce cas le peuple est libre, mais l’homme
ne l’est pas. C’est un peuple libre composé d’esclaves. C’est ce que Montesquieu exprime
ainsi : « Il pourra arriver que la Constitution sera libre et que le citoyen ne le sera
pas. » C’est-à-dire que personne n’aura imposé à ce peuple sa Constitution et qu’il se
la sera donnée lui-même ; seulement il aura oublié d’y inscrire les droits de l’homme ;
et la Constitution sera libre, mais non libérale, et le peuple sera libre, mais le
citoyen asservi.
Il pourra arriver aussi que « la Constitution ne soit pas libre et que le citoyen le
soit » ; c’est-à-dire que le citoyen soit assez libre dans un Etat monarchique : « Les
mœurs, les manières, les exemples reçus peuvent avoir fait naître cette manière de
liberté et certaines lois civiles la favoriser. » Mais dans ce cas « le citoyen sera
libre de fait et non pas de droit. » Ce qu’il faut dans un Etat bien réglé, c’est une
Constitution libre qui assure la liberté du citoyen. (Esprit des Lois,
xii, 1.)
Entrant dans l’application de ces principes, Montesquieu réclame d’abord la liberté
absolue de penser, de parler et d’écrire. Il n’y a pas de délit
d’opinion. Un Marsyas imagina en rêve qu’il coupait la gorge à Denys. Il eut,
sans doute, le tort de raconter son rêve ; car Denys en fut instruit. Avec une grande
perspicacité psychologique, Denys le condamna à mort, disant qu’il n’y aurait pas songé
la nuit, s’il n’y eût pensé le jour : « C’était une grande tyrannie, dit Montesquieu car
quand même il y aurait pensé, il n’avait pas attenté. Les lois ne se
chargent de punir que les actions extérieures. »
Il n’y a pas de délit de parole, sauf quand les paroles sont intimement unies à un acte
criminel, et alors c’est l’acte criminel qu’on punit, non les paroles : « Un homme qui
va dans une place publique exhorter les sujets à la révolte devient coupable de
lèse-majesté, parce que les paroles sont jointes à l’action et y participent. Ce ne sont
point les paroles qu’on punit, mais une action commise, dans laquelle on emploie des
paroles. Elles ne deviennent des crimes que lorsqu’elles préparent, qu’elles
accompagnent ou qu’elles suivent une action criminelle. Un renverse tout si l’on fait
des paroles un crime capital, au lieu de les regarder comme le signe d’un crime
capital. » (Esprit des Lois, xii, 12.)
Quel que soit le gouvernement, la Constitution doit donc reconnaître il l’homme des
droits que la Loi doit respecter. Ces droits sont la liberté individuelle, la sécurité,
la liberté de penser, la liberté de parler et la liberté d’écrire ; car il n’y a pas de
délit d’opinion. — Ces droits sont indépendants de la forme du gouvernement. Ils peuvent
être respectés par un gouvernement arbitraire, par nonchalance, tolérance ou bonté. Ils
peuvent être supprimés par un gouvernement légal, par un gouvernement scrupuleusement
constitutionnel, par un gouvernement démocratique. Ils doivent être proclamés et
respectés par tout gouvernement.
Voilà les opinions de Montesquieu sur la question de la liberté personnelle et des
droits de l’homme.
Rousseau est, comme on le sait, le théoricien systématique des droits de l’Etat, le
fondateur de la République despotique et l’inventeur précisément de cette doctrine, que
Montesquieu avait réfutée d’avance, que quand le peuple est libre il est impossible que
le citoyen ne le soit pas, puisqu’il n’obéit qu’à une volonté qui, en définitive, est la
sienne. Ce sophisme emplit tout le Contrat Social, s’il n’est le
Contrat Social lui-même.
Rousseau avait ces idées, d’abord parce qu’il était autoritaire de son naturel, comme
on le voit assez quand on lit de près L’Emile ; ensuite parce que
le Contrat Social n’est que le dernier et le plus brillant de ces
ouvrages théologico-politiques des calvinistes, qui vont de Jurieu à Barlamaqui, et qui,
tous, renferment le dogme de l’absolutisme de la souveraineté du peuple ; enfin parce
que Rousseau écrit toujours les yeux fixés sur son pays, comme Montesquieu écrit
toujours les yeux fixés sur l’Angleterre, et que la Suisse, encore que républicaine,
n’était pas précisément un pays de liberté au XVIIIe siècle.
Voltaire s’en aperçut. Il lui fut impossible d’acheter une terre dans le canton de
Lausanne parce qu’il était catholique. La résidence même était interdite aux catholiques
dans certains cantons. Voltaire écrit à M. Servan en 1772 : « Vous dites que votre
petite maison de Suisse n’est pas encore achetée ; vraiment, Monsieur, je le crois
bien ; il n’est point aisé du tout d’acheter un bien fonds dans le canton de Berne. Nos
lois, dont nous nous moquons souvent avec justice, sont du moins-plus honnêtes que
celles des Suisses. Un Suisse protestant peut acheter en France une terre de deux
millions et un Français catholique ne peut pas rester trois jours dans un canton
calviniste sans la permission d’un magistrat qui est quelquefois un cabaretier. Les
Suisses sont heureux à leur manière ; mais ils ne sont pas du tout hospitaliers. »
C’est le regard attaché sur ce pays de liberté et en croyant fermement que c’en était
un, que Jean-Jacques Rousseau écrivit le Contrat Social.
Remarquez du reste que, sensiblement incohérent, comme la plupart des ouvrages de
Rousseau, le Contrat Social contient des passages tout pleins du plus pur
libéralisme. C’est dans le Contrat Social que la définition même de la
Liberté telle qu’elle se retrouve dans la Déclaration des Droits de
l’homme et telle que nous la donnions au commencement de ce chapitre est
insérée avec éclat et élogieux. Elle est du marquis d’Argenson. Rousseau la
cite et la développe et l’explique avec un véritable enthousiasme : « … Revenons au
droit et fixons les principes sur ce point important. Le droit que le pacte social donne
au souverain sur les sujets ne passe pas, comme j’ai dit, les bornes de l’utilité publique. « Dans la République, dit le marquis
d’Argenson, chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux
autres. » Voilà la borne invariable. On ne peut la poser plus exactement… « Les
sujets ne doivent compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions
importent à la communauté. » — C’est à la fin de ce paragraphe que Rousseau demande que
le citoyen qui ne pratiquera pas la religion de l’Etat soit puni de mort.
On voit à quel point Rousseau est libéral à ses heures et qu’on peut saisir dans
le Contrat Social l’origine même de la Déclaration des Droits de
l’homme.Je reconnais du reste que le plus souvent cet ouvrage n’est pas autre
chose que la Bible du despotisme démocratique. Le fond de la Déclaration des
Droits de l’homme, c’est que l’homme a des droits sacrés et inaliénables ; le fond du Contrat Social est que l’homme s’aliène
tout entier et doit s’aliéner tout entier entre les mains de l’Etat : « Trouver une
forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les
biens de chaque associé et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant
qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant : tel est le problème fondamental dont
le Contrat Social donne la solution… Les clauses de ce contrat se
réduisent toutes à une seule : savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous
ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la
condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a d’intérêt
à la rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union
est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer ; car,
s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait
aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque
point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous ; l’état de nature
subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine. »
Ni Rousseau ni personne n’a jamais clairement compris ce texte, et c’est pour cela
qu’il a été si profondément admiré de Rousseau et de tout le monde ; mais le fond en est
bien, cependant, que le citoyen, devant l’Etat, n’a rien à revendiquer, rien absolument,
et qu’à lui laisser quelque chose il y aurait péril pour l’Etat tout entier. Ce texte
peut être réclamé comme autorité, non seulement par les absolutistes politiques, mais
par les collectivistes.
Rousseau insiste du reste sur cette aliénation totale ; il fait remarquer que c’est la
seule manière d’être libre ; car si l’on est opprimé, on ne l’est que par une volonté
qui est partie de vous, ce qui, non seulement est une grande consolation, mais constitue
la véritable, liberté ; car enfin, si l’on est opprimé, on est aussi oppresseur et l’on
est opprimé comme opprimé, mais libre comme oppresseur ; « Afin donc que ce pacte social
ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut
donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y
sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie rien autre chose, sinon qu’on le forcera à être libre. »
Rousseau n’a pas laissé, comme nous l’avons déjà dit, de s’inquiéter un peu de cette
aliénation totale, d’avoir à ce sujet quelque hésitation, et après avoir proclamé
qu’elle devait être totale jusqu’à être absolue et absolue de telle sorte « qu’il ne
restât rien » à l’individu, il s’est demandé, nonobstant, quelles devaient être les
bornes du « pouvoir souverain », c’est-à-dire de la souveraineté populaire. C’est le
chapitre le plus inextricable du Contrat Social, le chapitre IV. Rousseau
commence par affirmer une fois de plus le pouvoir absolu de l’Etat sur les
particuliers : « Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses
membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les
siens. » Mais il reconnaît, avec une obscurité dont il fait lui-même l’aveu, qu’encore
il faut distinguer et que quoique aliénant tout comme « sujets », les individus
n’aliènent pas tout comme « hommes », et il arrive à cette formule qui sauverait les
droits de l’homme : « On convient que tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de
sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont
l’usage importe à la communauté. »
Voilà les Droits de l’homme sauvés ; mais Rousseau ajoute immédiatement : « Mais il
faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette
importance. » Et voilà les Droits de l’homme par terre ; car le souverain jugera
toujours que ce qui importe à la communauté c’est tout ce que l’individu possède.
— Point du tout, répond Rousseau. Vous ignorez une chose, c’est que le souverain ne
peut pas se tromper. Le peuple souverain n’imposera aux individus aucune obligation
inutile, parce que ce serait une erreur, et il ne peut pas commettre d’erreur : « Tous
les services qu’un citoyen peut rendre à l’Etat, il les lui doit sitôt que le
souverain les demande ; mais le souverain, de son côté, ne peut charger les sujets
d’aucune chaîne inutile à la communauté. Il ne peut pas même le
vouloir ; car sous la loi de raison, rien ne se fait sans cause, non plus que
sous la loi de nature. »
Cette idée rassure complètement Rousseau. Elle rassure moins un libéral, parce qu’il
craint qu’à chaque empiètement et mesure d’oppression le souverain ne
dise : « … et remarquez que ceci est juste ; car je ne puis pas vouloir l’injustice ;
que ceci n’est point une tyrannie ; car je ne puis pas vouloir l’oppression. »
La fin du chapitre serait d’une analyse terriblement difficile et un peu fâcheuse. Il
suffit de dire que Rousseau y revient à son idée fixe du citoyen libre parce que l’Etat
est libre, et n’ayant pas besoin d’une autre liberté que de celle-là, et renonce à ce
départ qu’il avait commencé à faire, pour l’abandonner aussitôt, entre les Droits de
l’Etat et les Droits de l’homme. Cette distinction ne pouvait se présenter que
courtement à l’esprit de Rousseau, et encore parce qu’il avait lu Montesquieu. Il ne
pouvait s’y tenir longtemps. Il a la tête républicaine, égalitaire et absolutiste.
L’Etat a tous les droits. Le citoyen n’en a aucun. Le citoyen n’a qu’une chose à faire :
obéir toujours à la volonté de tous. Et cela est excellent ; car « la volonté générale
est toujours droite. »
Voltaire n’est ni égalitaire, ni républicain, mais il est aussi absolutiste que
Rousseau. Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne s’est même pas posé la question des Droits
de l’homme. Ces idées de politique abstraite sont ce qu’il y a de plus étranger à
l’esprit do Voltaire, et l’on voit, dans son sur Montesquieu,
que le plus souvent il les évite et que quand par hasard il les aborde, il ne les
comprend jamais. Mais il a été amené par les circonstances à dire son opinion sur les
diverses libertés qui étaient réclamées par ses contemporains et on voit assez qu’il
n’en est absolument aucune qui soit de son goût.
Pour ce qui.est de la liberté de penser, de parler et d’écrire, Voltaire a toujours
trois idées : la première qu’elle est une excellente chose ; la seconde qu’elle doit
être contenue dans de très étroites limites ; la troisième qu’elle doit être absolument
refusée à ceux qui ne pensent pas comme lui. Dans la pratique cela ferait une liberté
tellement restreinte qu’elle serait un pur rien. « B : Mais l’esclavage d’esprit,
comment le trouvez-vous ? — A : Qu’appelez-vous esclavage d’esprit ? — B : J’entends cet
usage où l’on est de plier l’esprit de nos enfants, comme les femmes caraïbes pétrissent
la tête des leurs… d’instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d’écrire, de
parler et même de penser, comme Arnolphe veut, dans la comédie, qu’il n’y ait dans sa
maison d’écritoire que pour lui et faire d’Agnès une imbécile afin de jouir d’elle.
— A : S’il y avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle conspiration
pour les abolir, ou je fuirais de mon île après y avoir mis le feu. — C : Cependant il
est bon que tout le monde ne dise pas ce qu’il pense. On ne doit insulter ni par écrit,
ni dans ses discours les puissances et les lois à l’abri desquelles on jouit de sa
fortune, de sa liberté et de toutes les douceurs de la vie. — A : Non, sans doute, et il
faut punir le séditieux téméraire ; mais parce que les hommes peuvent abuser de
l’écriture, faut-il leur en interdire l’usage ?… » — Il faut tolérer les ouvrages bons,
médiocres et ennuyeux, mais être impitoyable pour les satires contre le gouvernement ou
contre les philosophes :
Ailleurs Voltaire soutient sans aucune restriction que les livres ne sont jamais
dangereux (Dictionnaire philosophique, article : Liberté
d’imprimer), et l’on peut s’étonner dès lors qu’il demandât l’arrestation et la
prison de tout homme qui écrirait quoi que ce soit contre lui ; mais Voltaire ne se
pique point d’une logique rigoureuse. — Ailleurs (Idées républicaines)
il demande la liberté de la presse restreinte par des lois pénales : « Dans une
république digne de ce nom, la liberté de publier ses pensées est le droit naturel du
citoyen. Il peut se servir de sa plume comme de sa voix, et les délits faits avec la
plume doivent être punis comme les délits faits avec la parole. Telle est la loi
d’Angleterre… » — Ailleurs il réclame des peines sévéres contre les libelles qui
attaquent le gouvernement, tout en recommandant aux particuliers de mépriser les
libelles qui sont faits contre eux, en quoi il a bien raison, quoique n’ayant jamais
prêché d’exemple : « Un écrit qui vous diffame semble punissable à proportion du mal
qu’il veut faire. S’il est à craindre qu’il n’excite la sédition contre le
souverain, il doit être réprimé par une grande peine ; et telle a été souvent la
jurisprudence romaine. »
Enfin ailleurs Voltaire remercie le roi de Danemark d’avoir établi la liberté de la
presse dans ses Etats. Je ne sais pas très au juste quelle liberté de la presse le roi
de Danemark avait accordée dans ses Etats ; mais, à en juger par la manière dont
Voltaire l’en félicite, elle devait être relative :
Le plus remarquable dans cette épître au roi Christian VII, du reste agréable, c’est
une contradiction fondamentale, dont je ne sais pas comment Voltaire se tire pour son
compte et dont ce n’est pas à moi de le tirer. Dans la première partie de son ouvrage,
il assure, comme à son ordinaire, que l’imprimerie n’a jamais fait de mal, parce qu’elle
n’a jamais rien fait du tout :
Et dans la seconde partie il démontre aux rois qu’ils doivent être partisans de
l’imprimerie, parce que c’est le livre qui les a affranchis du joug de Rome :
Donc les livres ont un effet et servent à quelque chose. On reconnaîtra qu’il est
difficile de tirer une doctrine précise de ces affirmations, d’une part toujours
retirées à demi et d’autre part contradictoires. En résumé Voltaire est pour la liberté
de la presse, très restreinte, réservée aux auteurs monarchistes et antichrétiens et
refusée rigoureusement aux auteurs antiphilosophiques. Dans ces sages limites il est
passionnément pour la liberté de la presse.
Voltaire ne s’est jamais posé la question de la liberté d’enseignement. Elle ne se
posait pas de son temps, parce que la liberté d’enseignement existait pleinement sous
l’ancien Régime et que personne ne l’attaquait. On ne croyait pas que ce fût une
question politique. La Révolution, qui en toutes choses a pris la succession de l’ancien
Régime et a pris pour son compte l’absolutisme de l’ancien Régime, se déclarant
omnipuissante comme lui, omnifaisante comme lui, et comme lui om-nipossesseur, n’a pas
continué l’ancien Régime relativement aux questions d’enseignement. Mais, du reste, en
cela elle n’a pas laissé d’être logique, et elle a seulement poussé plus loin que
l’ancien Régime l’accaparement de toutes choses par l’Etat. Il n’y avait guère, sous
l’ancien Régime, qu’une chose qui fût libre, c’était l’enseignement ; le nouveau Régime
a jugé que cette exception était une anomalie et que l’enseignement devait être chose
d’Etat comme tout le reste. La principale conquête de la Révolution, c’est une
aggravation du despotisme.
Voltaire, en qui nous trouverons plus loin un partisan décidé de l’Etat directeur de
conscience, n’a pas songé à demander que l’Etat fût directeur de l’enseignement. Tout au
plus il faut remarquer, pour être complet, que, peu favorable aux Jésuites et aux
Jansénistes, à cause de ses opinions anti-chrétiennes, il est, cependant,
incomparablement mieux disposé à l’endroit de ceux-là qu’à l’égard de ceux-ci. Dans sa
lettre ostensible de 1746 au R. P. de la Tour, il se plaint, avec raison, des attaques
dont il est l’objet de la part des Jansénistes, se moque cruellement de leurs
jongleries, sacrifie nettement Pascal à Bourdaloue : « Qu’on mette en comparaison
les Lettres Provinciales et les Sermons de Bourdaloue ;
on apprendra dans les premières l’art de la raillerie, celui de présenter des choses
indifférentes sous des faces criminelles ; celui d’insulter avec éloquence ; on
apprendra avec le P. Bourdaloue à être sévère à soi-même et indulgent pour les autres.
Je demande de quel côté est la vraie morale. » — Il fait un magnifique éloge des vertus
des Pères Jésuites : « Pendant des années j’ai vécu dans leurs maisons et qu’ai-je vu
chez eux ? La vie la plus laborieuse, la plus frugale, la plus réglée, toutes leurs
heures partagées entre les soins qu’ils nous donnaient et les exercices de leur
profession austère. J’en atteste des milliers d’hommes élevés par eux comme moi, il n’y
en aura pas un seul qui puisse me démentir… » — et enfin il écrit cette profession de
foi si émue et certainement si sincère de dévouement à la Compagine, qui a été bien
souvent citée : « A l’égard de l’autre libelle de Hollande qui me reproche d’être
attaché aux Jésuites, je suis bien loin de lui répondre comme à l’autre : « Vous êtes un
calomniateur » ; je lui dirai au contraire : « Vous dites la vérité. » J’ai été élevé
pendant sept ans chez des hommes qui se donnaient des peines gratuites et infatigables à
former l’esprit et les mœurs de la jeunesse. Depuis quand veut-on que l’on soit sans
reconnaissance pour ses maîtres ? Quoi ! il sera dans la nature de l’homme de revoir
avec plaisir une maison où l’on est né, un village où l’on a été nourri par une femme
mercenaire, et il ne serait pas dans notre cœur d’aimer ceux qui ont pris un soin
généreux de nos premières années ?… »
Il faut remarquer que ce faible de Voltaire pour les R. P. Jésuites persista jusqu’au
moment de leur suppression en France et même plus tard. Voulant mettre un de ses
ouvrages sous le nom d’un jeune Père Jésuite, réel ou imaginaire, il écrit au duc de
Praslin en 1704 : « Vous pèserez, quand il en sera temps, l’importance extrême de mettre
cela sous le nom d’un jeune Jésuite, qui, grâce à la bonté du Parlement, est rentré dans
le monde et qui, comme Colletet et tant d’autres, attend son dîner du succès de son
ouvrage. Je m’imagine que les girouettes françaises tournent actuellement du côté des
Jésuites ; on commence à les plaindre ; les Jansénistes ne font point de pièces de
théâtre ; ils sont durs ; ils sont fanatiques ; ils seront persécuteurs ; on les
détestera ; on aimera passionnément un pauvre petit diable de Jésuite qui donnera
l’espérance d’être un jour un Lemierre, un Colardeau, un Dorat. »
Plus tard c’est du ton d’une taquinerie bienveillante qu’il plaisante Frédéric d’être
le protecteur des Jésuite ! et de faire de son royaume l’asile de la Compagnie, à quoi,
du reste, Frédéric répond par des raisons sérieuses qui sont inattaquables et que
Voltaire ne réfute pas. D’un autre côté Dalembert, lui représentant que les Jésuites
rentrent sourdement, le supplie d’écrire un livre sur la destruction des Jésuites, ce
que Voltaire se garde bien de faire.
Mais c’est au plus fort de la campagne contre les Jésuites qu’il faut chercher à
surprendre l’opinion précise, s’il en eut jamais une, de Voltaire sur la liberté
d’enseignement. C’est en 1762 que, sous le titre de Balance Egale et sous
une forme humoristique, il a donné cette manière de consultation. Voici ses principaux
arguments pour et contre : « On veut empêcher les frères nommés Jésuites d’enseigner la jeunesse et de remplir les vues de nos
rois qui les ont admis à ces fonctions. Les raisons qu’on apporte pour les
exclure sont que plusieurs ont été ennuyeux écrivains ; — que les frères Jésuites depuis
leur fondation ont excité des troubles en Europe, en Asie et en Amérique, et que, s’ils
n’ont pas fait de mal en Afrique, c’est qu’ils n’y ont pas été… — que cinquante-deux de
leurs auteurs ont enseigné le parricide ; — que le frère. Le Tellier trompa Louis XIV… —
que leur institut est visiblement contraire aux lois de l’Etat et que c’est trahir
l’Etat que de souffrir dans son sein des gens qui font vœu d’obéir dans certains cas à
leur général plutôt qu’à leur prince On conclut de ces raisons que les flammes qui ont
fait justice des frères Guignard et Malagrida doivent mettre en cendres les collèges où
les frères Jésuites ont enseigné ces parricides… Toutes ces raisons dûment pesées, nous concluons à garder les Jésuites : … parce qu’ils élèvent la
jeunesse en concurrence avec les Universités et que l’émulation est une belle chose ;
— parce qu’on peut les contenir quand on peut les soutenir, comme a dit un sage ;
— parce que, s’ils ont été parricides en France, ils ne le sont plus, et qu’il n’y a pas
aujourd’hui un seul Jésuite qui ait proposé d’assassiner la Famille royale ; — parce
que, s’ils ont des constitutions impertinentes et dangereuses, on peut aisément les
soustraire à un institut réprouvé par les lois, les rendre dépendants de supérieurs
résidant en France et faire des citoyens de gens qui n’étaient que Jésuites ; — parce
qu’on peut défendre au frère Lavalette de faire le commerce et ordonner aux autres
d’enseigner le grec, le latin, la géographie et les mathématiques, en cas qu’ils les
sachent ; — parce que, s’ils contreviennent aux lois, on peut aisément les mettre au
carcan, les envoyer aux galères ou les pendre, selon l’exigence des cas… On veut tenir
la balance entre les nations. Il faut la tenir entre les Molinistes et les Jansénistes.
Toute société veut s’étendre. Il faut encourager et réprimer toutes les compagnies… Si
vous donnez trop de pouvoir à un corps, soyez sur qu’il en abusera… Lisez l’histoire et
nommez-moi la compagnie qui ne se soit pas écartée de son devoir dans les temps
difficiles. L’esprit convulsionnaire est-il aussi dangereux que l’esprit jésuitique ?
c’est un grand problème… »
La raison de celle faveur relative de, Voltaire pour la Compagnie de Jésus n’a rien de
mystérieux ni de sentimental. Les Jansénistes sont avant tout, des indépendants, et il
ne s’en faut pas de beaucoup, je crois, qu’ils ne soient des républicains. Louis XIV ne
s’y trompe nullement. Voltaire non plus. Les Jésuites sont avant tout des monarchistes,
confesseurs de rois, très fortement attachés à l’institution monarchique. Louis XIV ne
s’y trompe pas. Voltaire non plus. Les Parlements non plus. Et c’est par esprit
d’indépendance et d’opposition que les Parlements sont jansénistes. Voltaire a pour les
Jansénistes et pour les parlementaires la haine d’un monarchiste ardent, et pour les
Jésuites, malgré quelques dissidences, le penchant qu’un monarchiste a naturellement
pour eux. Il ne faut pas oublier que les Jésuites ont été chassés de France beaucoup
plus par les Parlements que par la Couronne : « L’esprit jésuitique a toujours cherché à
tromper l’autorité royale pour en abuser ; l’esprit convulsionnaire s’élève
contre l’autorité royale. L’un veut tyranniser avec souplesse ; l’autre fouler
aux pieds les petits et les grands avec dureté. Les Jésuites sont armés de filets,
d’hameçons et de pièges de toutes sortes ; ils s’ouvrent toutes les portes en minant
sous terre. Les Convulsionnaires veulent renverser les portes à force ouverte. Les
Jésuites flattent les passions des hommes pour les gouverner par ces passions mêmes. Les
Saints-Médardiens s’élèvent contre les goûts les plus innocents pour imposer le joug
affreux du fanatisme. Les Jésuites cherchent à se rendre indépendants de la hiérarchie,
les Saints-Médardiens à la détruire ; les uns sont des serpents et les autres des ours ;
mais tous peuvent devenir utiles : on fait de bon bouillon de vipère et les ours
fournissent des manchons… Pour Dieu ! ne soyons ni jansénistes ni molinistes. »
Mais on voit bien qu’il est un peu plus jésuite que moliniste par instinct autoritaire
et monarchique et par une sorte d’horreur naturelle pour tout ce qui, dans un Etat,
représente l’indépendance à l’endroit du pouvoir central. Toute la raison est là de son
anti-jansénisme, de son anti-parlementarisme et de son semi-jésuitisme. Cela apparaîtra
plus nettement encore quand nous en serons à traiter des questions religieuses.
Pour ce qui est de la liberté de conscience, il en est chez Voltaire comme de la
liberté de penser, de parler et d’écrire. En principe il en est le partisan déclaré.
Dans la pratique, dans l’application et dans le détail il apporte tant de limitations et
de correctifs que la liberté de conscience codifiée par Voltaire serait une liberté de
conscience extrêmement entravée. En principe il dit : « J’ose supposer qu’un ministre
éclairé et magnanime, un prélat humain et sage, un prince qui sait que son intérêt
consiste dans le grand nombre de ses sujets et sa gloire dans leur bonheur, daigne jeter
les yeux sur cet écrit informe et défectueux. Il y supplée par ses propres lumières ; il
se dit à lui-même : que risquerai-je à voir la terre cultivée et ornée par plus de mains
laborieuses, les tributs augmentés, l’Etat plus florissant ?… L’Allemagne serait un
désert couvert des ossements des catholiques, évangéliques, réformés, anabaptistes
égorgés les uns par les autres, si la paix de Westphalie n’avait pas procuré enfin la
liberté de conscience… Plus il y a de sectes, moins chacune est dangereuse ; la
multiplicité les affaiblit ; toutes sont réprimées par de justes lois qui défendent les
assemblées tumultueuses, les injures, les séditions, et qui sont toujours en vigueur par
la force coactive… Il y a des fanatiques encore dans la populace calviniste ; mais il
est constant qu’il y en a davantage dans la populace convulsionnaire. La lie des
insensés de Saint-Médard est comptée pour rien dans la nation ; celle des prophètes
calvinistes est anéantie. Le grand moyen de diminuer le nombre des maniaques, s’il en
reste, est d’abandonner cette maladie de l’esprit au régime de la raison, qui éclaire
lentement, mais infailliblement les hommes… »
En principe il dit encore : « Quelques-uns ont dit que si l’on usait d’une indulgence
paternelle envers nos frères errants qui prient Dieu en mauvais français, ce serait leur
mettre les armes à la main, qu’on verrait de nouvelles batailles de Jarnac, de
Moncontour, de Coutras, de Dreux ; mais il me semble que ce n’est pas raisonner
conséquemment que de dire : « Ces hommes se sont soulevés quand je leur ai fait du mal ;
donc ils se soulèveront quand je leur ferai du bien. »
Ici c’est Voltaire qui raisonne mal. Les hommes ne se soulèvent pas quand on leur fait
plus de bien qu’aux autres ; mais quand on les met seulement sur le pied d’égalité avec
les autres, ils se soulèvent toujours, s’ils le peuvent. Encore est-il que son sentiment
est très bon. « Les Huguenots, sans doute, ont été enivrés de fanatisme et souillés de
sang comme nous ; mais la génération présente est-elle aussi barbare que leurs pères ?
Le temps, la raison qui fait tant de progrès, les bons livres, la douceur de la société
n’ont-ils point pénétré chez ceux qui conduisent l’esprit de ces peuples ? » Mais dans
l’application et dans le détail on s’aperçoit bien que Voltaire est trop intelligent
pour ne pas voir qu’une religion indépendante, qu’une religion qui n’est pas une
religion d’Etat, est, presque malgré elle, quoi qu’elle en dise et quoi qu’elle en ait,
un obstacle ou une gêne au despotisme, et tout ce qui est gêne, obstacle ou limite au
despotisme ne peut pas être vu d’un très bon œil par Voltaire. Aussi, quand il s’agit,
non plus de prêcher la liberté de conscience, mais de l’établir dans l’Etat, Voltaire
devient tout aussitôt très, réservé. Ce qu’il demande pour les protestants en France au
XVIIIe siècle, c’est la liberté dont jouissent les catholiques en
Angleterre au XVIIIe siècle : « Ne pourrons-nous pas souffrir et
contenir les protestants à peu près aux mêmes conditions que les catholiques sont
tolérés à Londres ? » (Traité sur la tolérance, V.) Pour être précis, il
veut que les calvinistes puissent se marier légalement, avoir des enfants légitimes et
hériter légalement (Potpourri), mais rien de plus. Il fait bien remarquer
dans son Discours historique et critique à l’occasion de la tragédie des
Guèbres que « l’Empereur, en cette tragédie, n’entend point et ne peut
entendre, par le mot de Tolérance, la licence des opinions contraires aux
mœurs, les assemblées de débauche, les confréries fanatiques. »
Il réserve aux catholiques l’accès aux places et aux honneurs : « Je ne dis pas que tous
ceux qui ne sont point de la religion du prince doivent partager les places et les
honneurs de ceux qui sont de la religion dominante. En Angleterre (et l’on a vu que
Voltaire demande pour les protestants en France le traitememt des catholiques en
Angleterre), en Angleterre, les catholiques, regardés comme attachés au parti du
prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois ; ils paient même double taxe ; mais ils
jouissent d’ailleurs de tous les droits des citoyens. » Il insiste sur cette solution,
qui, je m’empresse de le dire, eût constitué en 1763 un immense progrès : « Nous savons
que plusieurs chefs de famille, qui ont élevé de grandes fortunes dans les pays
étrangers, sont prêts à retourner dans leur patrie : ils ne demandent que la protection
de la loi naturelle, la validité de leurs mariages, la certitude de l’état de leurs
enfants, le droit d’hériter de leurs pères, la franchise de leurs personnes ; point de
temples publics, point de droit aux charges municipales, aux dignités. Les catholiques
n’en ont ni à Londres, ni en plusieurs autres pays. »
Enfin il s’efforce, très loyalement, de tracer les limites où la tolérance à l’égard
des opinions religieuses doit s’arrêter et dans son chapitre très médité : Seuls cas où l’intolérance est de droit humain (Traité de la
Tolérance, XIII) il les trace ainsi : « Pour qu’un gouvernement ne soit pas en
droit de punir les erreurs des hommes, il est nécessaire que ces erreurs ne soient pas
des crimes ; elles ne sont des crimes que quand elles troublent la société ; elles troublent la société dès qu’elles inspirent le fanatisme ; il faut
donc que les hommes commencent par n’être pas fanatiques pour mériter la tolérance. » —
Avec ce texte tout gouvernement est en droit d’interdire quelque religion et même
quelque secte philosophique qu’il voudra. « Si [par exemple] quelques jeunes Jésuites…
ont débité des maximes coupables, si leur institut est contraire aux lois du royaume, on
ne peut s’empêcher de dissoudre leur compagnie et d’abolir les Jésuites pour en faire
des citoyens… » — Avec ce texte tout gouvernement dont les maximes ne seront pas
identiques à celles des Jésuites sera en droit de les détruire, trouvant coupables les
maximes qui ne sont pas les siennes ; et tout gouvernement pourra faire des lois
contraires aux Jésuites, et, démontrant ensuite que les Jésuites sont contraires à ces
lois, ce qui sera peut-être facile, sera en droit de les détruire. — « On en dira autant
des Luthériens et des Calvinistes. Ils auront beau dire : nous suivons les mouvements de
notre conscience ; il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ; nous sommes le vrai
troupeau ; nous devons exterminer les loups, il est.évident qu’alors ils seront loups
eux-mêmes. »
Telles sont les idées, évidemment un peu flottantes, quelque effort qu’il fasse
quelquefois à les fixer, de Voltaire sur la tolérance et la liberté de conscience. Dans
toutes ces questions de liberté, Voltaire a des instincts de libéral très vifs, qui sont
contrariés par des principes de monarchiste absolutiste ; et ceux-ci sont les plus
forts. Au fond son idée est celle-ci : Il faut de la tolérance ; mais, du reste, il n’y
a pas de droit contre le pouvoir souverain et c’est à celui-ci d’accorder la mesure de
tolérance qu’il lui semblera bon ; sur toutes les questions de liberté il faut s’en
rapporter à ce qu’en pensera le despotisme.
Il faut dans une société une autorité qui commande, c’est-à-dire, d’une part qui dispose
de la partie des forces qu’ont abandonnée les individus pour former une force commune ;
d’autre part qui, par lois, décrets ou ordonnances, dirige les individus vers le bien
commun. Dans la nation que nous supposons constituée, où sera l’autorité ?
La plupart des hommes croient que l’autorité est une volonté. Volonté d’un homme
commandant à des millions d’hommes selon son jugement, sa réflexion ou son caprice.
— Volonté d’un, groupe d’hommes commandant après délibération à tout le reste du peuple
selon ce qu’ils ont jugé utile. — Volonté du peuple tout entier, c’est-à-dire de la
majorité du peuple, signifiée à un pouvoir central, ramassée par lui et renvoyée par lui
au peuple tout entier et à chacun des individus qui le composent.
Pour Montesquieu l’autorité n’est point une volonté ; ce n’est la volonté de personne.
L’autorité c’est la raison. Il aurait signé l’axiome de Royer-Collard : « Où est la
souveraineté ? — Il n’y a pas de souveraineté. »
Ce qui doit gouverner c’est la Raison. Mais où la chercher ? Précisément dans ce qui
n’a pas le caractère d’une volonté, laquelle peut être une passion et même l’est
toujours. Dans quoi donc ? Dans la pensée réfléchie, durable, permanente, comme
refroidie et consistante, d’une nation. C’est cette pensée qu’on appelle la Loi. La Loi
seule doit gouverner. Mais non pas la Loi qui vient d’être faite, ou du moins il faut le
moins possible être gouverné par cette loi-là. La Loi qui vient d’être faite, c’est une
volonté qui peut être, elle aussi, capricieuse, passionnée et éphémère. La loi véritable
c’est la loi ancienne, celle que n’a pas faite la génération qui lui obéit, celle qui a
subi l’épreuve du temps et qui est telle qu’en lui obéissant c’est à la réflexion et à
l’expérience, c’est-à-dire à la raison, qu’on obéit. — La loi véritable, quand celle qui
précède ne suffit pas, ce qui arrive, c’est au moins la loi très délibérée, très
discutée et par plusieurs corps délibérants qui ont des intérêts divers et qui se
tempèrent et se contrebalancent les uns les autres. — Voilà dans quelles conditions on
obéit, non pas à une volonté, ce qui a toujours des chances d’être très mauvais, de qui
que cette volonté parte, mais à quelque chose qui ressemble à la raison. Les
gouvernements où l’on obéit à une volonté ne sont tous que des variétés du despotisme ;
les gouvernements où l’on obéit à la loi sont des gouvernements rationnels.
Le gouvernement despotique est le gouvernement naturel, quelque goût (pie les hommes
aient pour être libres, parce qu’il est très facile à établir. Il « saute pour ainsi
dire aux yeux ; il est uniforme partout. Il ne faut que des passions pour l’établir.
Tout le monde est bon pour cela. » Le gouvernement rationnel doit combiner les
puissances, les régler, les tempérer, les faire agir. » C’est « un chef-d’œuvre de
législation » très malaisé à disposer.
Despotisme proprement dit, Royauté tempérée, Aristocratie, Démocratie, ne sont donc que
des variétés de despotisme. Seulement il y a entre eux des degrés. La Royauté tempérée,
celle de France en 1740, est certainement un despotisme ; cependant elle a une
constitution ; elle a des lois fondamentales, qu’elle viole quand elle veut, il est
vrai ; mais qui encore existent, ce qui est quelque chose. C’est un frein moral ; c’est
un texte aussi sur lequel s’appuient ceux qui réclament. C’est une limite, très
flottante ; et une barrière, très ployable ; mais c’est une limite et une barrière.
— Ajoutons que c’est un peu par politesse que Montesquieu établit une différence entre
la Royauté française et le despotisme oriental.
L’Aristocratie est un despotisme ; cependant elle suppose délibération. Une volonté
gouverne ; mais une volonté qui est le résultat d’une discussion. L’aristocratie vaut
déjà mieux que le despotisme pur et simple.
La Démocratie est un despotisme ; elle est même un despotisme très rigoureux. A la
vérité elle comporte délibération et en cela elle est très supérieure au despotisme pur
et simple ; seulement elle prend des décisions qui ont éminemment le caractère de
volontés. Elle ne délibère pas, elle obéit à des passions, à de grands courants
d’opinion, à des coups de vent. Rien n’est moins rationnel, rien n’est
moins propre à constituer la loi, telle qu’elle doit être. De plus la démocratie
n’exécute pas ses volontés ; elle charge de les exécuter un gouvernement central qui les
ramasse en quelque sorte et les lui renvoie. Ce pouvoir central les lui renvoie si
modifiées à son gré, que la démocratie finit par être gouvernée non point même par la
volonté de sa majorité, mais par une volonté qui lui est presque totalement étrangère,
et le despotisme proprement dit, ou à très peu près, est rétabli.
Enfin la démocratie a exactement le même inconvénient que l’aristocratie. Dans toute
nation il y a nécessairement deux parties distinctes : le peuple et les gens distingués
par la naissance, la richesse et les honneurs. En aristocratie ceux-ci gouvernent et
souvent font peser les charges de l’Etat sur le peuple. En démocratie le peuple croit
gouverner ; et on lui plaît en opprimant les gens de haut et moyen étage : « Il y a
toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses et les
honneurs ; mais s’ils étaient confondus parmi le peuple et s’ils n’y avaient qu’une voix
comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage et ils
n’auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions
seraient contre eux. »
Il y a donc ce premier inconvénient que dans la démocratie une partie importante de la
nation est sûrement opprimée, comme, sous le régime aristocratique, une partie,
importante aussi, de la nation est opprimée quand les patriciens sont des imbéciles ;
— et il y a cet autre inconvénient qu’en démocratie les classes supérieures et moyennes
étant opprimées et voyant que « la plupart des résolutions sont prises contre eux », ne
tiennent pas du tout à la liberté publique et, à défaut d’aristocratie, ne souhaitent
qu’un tyran intelligent. C’est ce qui explique pourquoi les démocraties mènent presque
toujours au despotisme proprement dit : c’est que, d’une part, le peuple y répugne très
peu ; et que d’autre part les hommes qui de soi y répugnent le plus, en démocratie n’ont
plus aucune raison d’y être hostiles.
Souveraineté arbitraire d’un seul, souveraineté d’un seul tempérée par l’existence de
lois à peu près respectées, souveraineté d’une élite, souveraineté du peuple, sont donc
des formes diverses, mais non pas très différentes, du despotisme ; il n’y a de libre,
comme l’a dit Bossuet parlant des Romains, « qu’un peuple où personne n’est sujet que de
la loi et où la loi est plus puissante que tout le monde. » Il n’y a de libre qu’un
peuple où il n’y a pas de souveraineté, où il n’y a pas de volonté qui
commande et où l’on n’obéit qu’à la Raison exprimée par la Loi.
Comment arriver à constituer un Etat qui réalise cet idéal ou qui en approche ?
C’est moins difficile qu’on ne croirait. D’abord, et c’est le plus grand point, et
quand cela n’existe pas il ne faut pas même songer à constituer ou à maintenir un état,
il faut de la « vertu », c’est-à-dire du patriotisme ; car le patriotisme consiste
précisément à ne pas vouloir obéir à des volontés, fût-ce même à la sienne, mais à la
raison ; les volontés particulières, et par cela il faut entendre même une volonté
universelle, mais qui peut être éphémère, n’étant point faites pour bien gouverner un
corps éternel, une nation qui vit dans le passé, dans le présent et déjà dans l’avenir,
puisque gouverner c’est prévoir.
Il faut donc du patriotisme, c’est-à-dire du désintéressement, c’est-à-dire de la vertu
pour obéir à cette raison nationale et pour se gouverner ou se laisser
gouverner selon les intérêts du présent, selon les traditions du passé et selon les
intérêts de l’avenir. Ainsi se sont gouvernés ou se sont laissés gouverner par instinct
patriotique, quelquefois très confus, mais sûrement par instinct patriotique, tous les
peuples qui ont duré.
Il faut ensuite n’obéir qu’à la loi, d’une part, et d’autre part, pour ce qui est des
choses circonstancielles où un ordre circonstanciel et particulier doit intervenir, il
ne faut obéir qu’à des chefs qui ne s’inspirent que de la Loi. Et par Loi nous avons vu
ce qu’il faut entendre. Il n’y a de loi qu’ancienne. Une loi nouvelle est une volonté.
Elle peut être bonne ; elle n’est pas rationnelle. Elle peut n’être
qu’un caprice de despotisme soit personnel, soit aristocratique, soit populaire. Il faut
toujours être gouverné par des lois éprouvées par le temps et l’usage eu par des ordres
directement inspirés de ces lois-là. Donc il faut un corps constitué qui ait le dépôt des lois, qui les connaisse, qui les conserve, qui les défende
et qui ait le droit de s’opposer à tout ce qui leur est contraire, à tout ce qui est
proposé en oubli ou en mépris d’elles. Ceci est la pierre angulaire même de la
constitution d’un peuple libre.
De plus il faut, entre le pouvoir centrai, quel qu’il soit, et le peuple, tout un degré
de « pouvoirs intermédiaires » qui — d’une part maintiennent les traditions,
c’est-à-dire la raison nationale ; — d’autre part contiennent, arrêtent et répriment les
empiétements du pouvoir central ; — d’autre part fassent descendre le commandement du
haut en bas comme par des canaux qui le tempèrent au lieu de le laisser tomber
brusquement et lourdement de tout son poids ; — d’autre part enfin aient le
dépôt des libertés, comme un autre corps a le dépôt des lois, et soient comme des
enseignements, des instituts et des collèges de liberté.
Ces corps intermédiaires dans l’ancienne monarchie, c’étaient la noblesse, le clergé,
la magistrature, les corporations ouvrières. Ils peuvent être tout autre chose. C’est
tout ce qui dans une nation est constitué, tout ce qui a une
organisation à soi en dehors de l’organisation générale, tout ce qui est en soi un
organisme viable, vivant et durable. C’est en un mot tout ce que le langage populaire
appelle corps aristocratiques, d’un mot très impropre ; car une aristocratie c’est une
oligarchie ; c’est, au milieu d’un peuple, un certain nombre d’hommes qui concentrent en
eux, à l’exclusion des autres, les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif ; et les
corps intermédiaires n’ont nullement ce caractère et ne doivent pas l’avoir.
Montesquieu n’est nullement « aristocrate », comme nous le verrons assez ; il est hiérarchique ; il est partisan de corps privilégiés. Il est vrai que
c’est ce que, depuis 1789, on appelle être aristocrate.
Donc ces « corps intermédiaires dépendants », dépendants, c’est-à-dire soumis, du
reste, à l’autorité du pouvoir central, mais ayant une indépendance et une autonomie
relatives, d’abord maintiennent les traditions nationales, et en cela ils sont comme les
soutiens et les tenants de cette raison nationale dont nous ayons
parlé ; ils sont les répresseurs naturels de ces volontés inconsidérées, passionnées et
éphémères, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, qui sont le contraire même de la
raison ; ils ne gouvernent pas ; mais ils tiennent à ce qu’on gouverne d’après le passé
et l’avenir, en même temps que selon les nécessités du présent, qui, elles, s’imposent
toujours assez.
S’ils maintiennent les traditions générales, c’est qu’ils vivent de leurs traditions
particulières, ce qui les rend traditionnistes tout naturellement.
Un roi, certes, a des traditions, celles de sa famille. Mais d’abord il est un homme
seul, être toujours plus versatile, plus capricieux, plus passionné qu’un corps ; être,
du reste, assez enclin, par amour propre, à croire que son prédécesseur lui était
inférieur incomparablement et qu’il ne peut faire que sage en agissant tout au contraire
des exemples reçus.
Un peuple, certes, a ses traditions ; et Montesquieu, toujours hanté de l’histoire des
Athéniens et de l’histoire de la plèbe romaine, ne reconnaît pas assez qu’un peuple a
ses traditions ; mais il faut bien convenir qu’il les a moins fixes, moins arrêtées et
surtout qu’il s’en rend moins compte qu’un corps constitué et organisé, qui précisément
ne s’est constitué, organisé et conservé que par amour de la tradition, du durable, du
permanent et de l’éternel. Voilà un premier service que les corps intermédiaires sont
capables de rendre.
De plus ils contiennent, arrêtent et répriment les empiètements du pouvoir central.
Cela n’a pas besoin d’être démontré. Il est de leur nature même de ne pas aimer le
pouvoir despotique. Dépendants et autonomes, ils tremblent toujours pour leur
indépendance relative et tout ce qui est tyrannique ou tout ce qui ressemble à la
tyrannie leur est odieux. Il en résulte qu’ils sont des tribuns du peuple sans le savoir
et sans le vouloir. — Un exemple. Il n’y a pas de liberté, ni même de sécurité dans un
pays où les juges sont nommés par le gouvernement Quand les Parlementaires de 1770
soutenaient leurs droits, ce n’était pas du tout au peuple qu’ils songeaient ; ils
songeaient à eux ; mais en se défendant ils défendaient la liberté et la sécurité du
peuple ; car, eux détruits, que restait-il ? Des Parlements Maupeou, des juges salariés
par le gouvernement, et c’étaient la liberté et la sécurité du peuple qui étaient
lésées.
Personne en France, je veux dire aucun corps constitué n’a défendu les Protestants lors
de l’abominable Révocation de l’Edit de Nantes. Pourquoi ? Parce que les corps
intermédiaires étaient aplatis par un pouvoir central trop fort. La noblesse, en partie
encore protestante, avait été brisée par Richelieu, le Parlement écrasé par Louis XIV,
et c’est pour cela que les belles paroles du Parlement de Paris à Henri II : « Il nous a paru conforme à l’équité et à la droite raison de marcher sur les
traces de l’ancienne Eglise qui n’a point usé de violence pour établir et étendre la
Religion », n’ont point été prononcées en 1685.
Les pouvoirs intermédiaires défendent les droits de l’homme comme malgré eux. Si l’un,
par intérêt de corps, les abandonne, c’est un autre qui les revendique. L’Église
catholique en 1685 n’a pas défendu les protestants. On ne pouvait pas lui demander cela.
Non. Les Parlementaires non plus, non ; parce qu’ils étaient vaincus ; mais dès qu’ils
se sont ressaisis, ils ont fait pendant tout le XVIIIe siècle une
guerre acharnée à l’Église autoritaire ; ils sont devenus gallicans et jansénistes, et
la lutte contre les « billets de confession » a été la revanche des Jansénistes contre
les persécutions de Louis XIV ; et 1771 a été 1685 prenant sa revanche.
Les corps intermédiaires, en outre, font comme descendre le commandement du pouvoir
suprême jusqu’à la foule comme par des degrés qui le tempèrent et en allègent le poids.
C’est bien ici qu’on voit que Montesquieu est hiérarchique et non
point du tout aristocrate. D’abord, quand il parle de l’aristocratie,
de la vraie, de l’oligarchie, d’un groupe d’hommes concentrant tous les pouvoirs et
gouvernant un peuple, on voit qu’il n’en veut pas, ou qu’il l’accepte tellement étendue,
tellement nombreuse qu’elle n’est plus du tout une aristocratie : « La
meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point de part à
la puissance est si petite et si pauvre que la partie dominante n’a aucun intérêt à
l’opprimer. Ainsi, quand Antipater établit à Athènes que ceux qui n’auraient pas deux
mille drachmes fussent exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure
aristocratie qui fût possible, parce que ce cens était si petit qu’il n’excluait
que peu de gens et personne qui eût quelque considération dans la cité. » Montesquieu
n’est donc point aristocrate ; mais il est hiérarchique, c’est-à-dire qu’il met la pyramide sur sa base et qu’il veut que
le commandement, soit qu’il parte d’un seul, soit qu’il parte de tous, pour, ramassé par
un seul, retomber sur tous, ce qui est exactement la même chose et ce qui est, dans les
deux cas, le despotisme ; — tout au contraire descende du pouvoir central jusqu’à tous
par les corps intermédiaires qui sont comme des canaux modérateurs de la violence et du
poids des eaux : « Les lois fondamentales [la Constitution] supposent naturellement des
canaux moyens [intermédiaires] par où coule la puissance ; car s’il n’a dans l’Etat que
la volonté momentanée et capricieuse d’un seul, rien ne peut être fixe et par conséquent
aucune loi fondamentale [il n’y a pas de Constitution] . » Ceci est le point central et
comme le nœud vital de la conception politique de Montesquieu. Il faut dans un peuple
une hiérarchie, il faut une classe moyenne qui ait trouvé le moyen de s’organiser en
plusieurs corps qui soient devenus des pouvoirs, pouvoirs très distincts du pouvoir
législatif, du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, desquels nous nous occuperons
plus tard, pouvoirs en soi, pouvoirs de résistance douce et sourde aux puissances
proprement d’Etat, pouvoirs de tempérament et de frein, pouvoirs de résistance à
l’oppression, pouvoirs aussi de maintien de la tradition, pouvoirs encore de défense des
libertés publiques et des droits de l’homme.
C’est pour avoir bien connu la nature de ces pouvoirs et leurs effets, que Montesquieu
ne fait aucune différence, en vérité, entre la Démocratie et le Despotisme. Le
Despotisme est naturellement ennemi des corps intermédiaires et de la classe moyenne. Il
ne veut que lui et des individus qui obéissent. La Démocratie est naturellement ennemie
de la classe moyenne et des corps intermédiaires qui ne sont pour elle que des
privilégiés. Eh bien, dans les deux cas, le résultat est le même : suppression de la
classe moyenne, suppression de la hiérarchie, suppression de ce qui contient le pouvoir
et de ce qui tamise le commandement et de ce qui adoucit l’autorité ; établissement de
la volonté directe, lourde et brutale du plus fort ; établissement du despotisme.
De là le terrible chapitre sur la Corruption du principe de la
Démocratie (Esprit, VIII, 2) : « Le principe de la Démocratie se
corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend
l’esprit d’égalité extrême et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui
commander. Pour lors, le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut
tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et
dépouiller tous les juges. Il ne peut plus y avoir de vertu dans la République. Le
peuple veut faire les fonctions des magistrats ; on ne les respecte donc plus. Les
délibérations du Sénat n’ont plus de poids ; on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs
et par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a plus de respect pour les
vieillards, on n’en aura plus pour les pères ; les maris ne méritent plus de déférence,
ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer le libertinage ; la
gêne du commandement fatiguera, comme celle de l’obéissance… Il n’y aura plus de mœurs,
plus d’amour de l’Ordre, et enfin plus de vertu… Le peuple tombe dans ce malheur lorsque
ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le
corrompre. Pour qu’ils ne voient pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa
grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas son avarice, ils flattent sans cesse la sienne… Il
se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de
liberté devient insupportable : un seul tyran s’élève et le peuple perd tout, jusqu’aux
avantages de sa corruption. La Démocratie a donc deux excès à éviter : l’esprit
d’inégalité qui la mène à l’aristocratie ou au gouvernement d’un seul ; l’esprit
d’égalité extrême qui la conduit au despotisme d’un seul. »
On s’étonne quelquefois que la démocratie aboutisse toujours au despotisme ; c’est
pourtant simple : c’est qu’elle l’est elle-même.
Enfin les pouvoirs intermédiaires — ou plutôt les corps intermédiaires, car ce n’est
plus comme pouvoirs que nous les envisageons — sont comme des dépôts de libertés, et
comme des instituts, des collèges de liberté, des organes permanents d’enseignement de
la liberté.
D’abord ils donnent l’exemple de la liberté. Un peuple peut être libre, politiquement,
peut n’être gouverné que par lui-même et ne pas se douter de ce que c’est que la
liberté. Il nomme des chefs qui le gouvernent en parfait mépris des droits de l’homme ;
il nomme des législateurs qui font des lois parfaitement despotiques ; et il est libre
comme peuple, parfaitement ; seulement c’est un peuple libre, composé d’esclaves. Or les
corps intermédiaires placés sous les yeux du peuple lui donnent l’exemple de
l’indépendance. Ils lui apprennent qu’il peut exister quelque chose qui ne soit pas
chose de l’Etat, absorbée par l’Etat, à la pleine disposition de l’Etat. Obéissant aux
lois, mais ayant une autonomie, ils amènent le citoyen à se dire : « Pourquoi, ce qu’est
ce corps, chaque citoyen, en petit, ne le serait-il pas ? Pourquoi n’aurait-il pas une
partie de lui-même qui serait à l’Etat et une partie de lui-même qui serait à lui ? »
Les corps intermédiaires privilégiés enseignent au citoyen la théorie des droits de
l’homme.
Entendez bien, en effet, que les droits de l’homme sont un privilège. C’est le
privilège de tout le monde ; mais c’est un privilège. C’est le privilège de l’individu
en face de la communauté. C’est le privilège de l’homme considéré en tant qu’homme et
non en tant que rouage de l’Etat. A le bien prendre, tout homme qui a un droit de
l’homme et qui l’exerce est un Etat dans l’Etat, tout comme un corps privilégié. C’est
pour cela que la démocratie, avec grande raison, ou grande logique, ne peut pas souffrir
les droits de l’homme. Les destinées des corps intermédiaires et des hommes libres, et
qui aiment à l’être, sont donc semblables et sont donc connexes ; et hommes libres et
corps intermédiaires sont solidaires.
Cela est si vrai que, quand on veut sérieusement exercer un droit de l’homme, comment
s’y prend-on ? On crée un corps intermédiaire ! Vous revendiquez la liberté du travail.
Elle est dans la loi. Mais vous savez très bien que vous ne pouvez exercer ce droit
qu’en vous constituant en corporation et vous organisez les syndicats de
travailleurs.
Vous revendiquez la liberté, vous autres, de ne pas subir les volontés des syndicats
ouvriers et de faire travailler qui vous voulez. Elle est dans la loi ; mais, pour
qu’elle ne soit pas platonique, vous organisez des syndicats de patrons et vous vous
acheminez à créer une corporation des chefs d’industrie.
Vous revendiquez, depuis environ dix-neuf siècles, la liberté de prier Dieu à votre
guise et d’une façon qui ne soit pas forcément celle de l’Etat. Vous créez pour cela,
puis vous conservez et maintenez des Eglises, qui sont des corporations, des
associations indépendantes de l’Etat.
Vous revendiquez le droit d’enseigner. Vous vous groupez et vous formez des corps
enseignants qui sont des manieres de petites sociétés au sein de la grande.
Presque toutes les libertés, presque tous les droits de l’homme sentent le besoin de
créer chacun une corporation qui soit son organe, son instrument, son dépôt et en
quelque sorte son « corps », sans lequel il ne serait qu’une âme.
Je dis presque tous les droits de l’homme. Il en est qui sont d’un
caractère tellement individuel qu’ils répugnent, qu’ils résistent à s’incarner dans une
corporation, ou plutôt que la nature des choses résiste à ce qu’ils le fassent. La
propriété est éminemment individuelle. La liberté d’écrire est éminemment individuelle.
Oui ; mais voyez aussi comme l’exception confirme la vérité de la loi. La propriété est
le plus faible des droits de l’homme et il n’y a rien de plus facile que, je ne dis pas
de détruire la propriété, mais de dépouiller les propriétaires. Ils ont été dépouillés
par confiscation plus ou moins étendue, plusieurs fois dans le cours de notre histoire.
Tant que les propriétaires ne formeront pas une corporation, ce qui est très difficile,
l’exercice du droit de propriété sera hasardeux.
La liberté de la presse est dans la loi et c’est un droit de l’homme et, dans la
pratique, elle est à peu près absolue en France. Oui ; mais la presse est impuissante,
parce qu’elle est de plus en plus déconsidérée, et elle est déconsidérée parce qu’elle
ne forme pas un corps, comme l’ordre des avocats, où des règles sévères proscriraient la
vénalité, la calomnie, le mensonge et le chantage.
Ou les droits de l’homme s’organisent, se protègent, se défendent, se consolident et se
vivifient dans des associations qui deviennent des « corps » et qui parviennent être des
« pouvoirs », — ou ils languissent, se renoncent et sont tout comme s’ils n’étaient pas.
La cause des corps intermédiaires et la cause de la liberté sont donc une seule et même
cause.
Les corps intermédiaires sont donc les corps protecteurs et promoteurs et conservateurs
des libertés publiques. Dans le sens, impropre du reste, qu’on donne généralement depuis
1789 au mot « aristocratique », la liberté est aristocratique, et tout ce qui est
aristocratique est libéral. Voilà pourquoi, nullement aristocrate dans le vrai sens du
mot, comme nous l’avons vu, mais aristocrate dans le sens populaire de ce terme,
c’est-à-dire hiérarchique, voulant des corps intermédiaires entre le souverain et la
foule pour la bonne constitution de la société, pour le minimum de heurts entre la foule
et le souverain, pour l’allègement du poids du commandement, et enfin pour le salut des
libertés publiques, Montesquieu fait de l’existence des pouvoirs intermédiaires le fond
même et la pierre angulaire de toute sa doctrine politique.
C’est ce qu’il marque avec vigueur dans son chapitre XXII du livre XX, qu’il intitule
Réflexion particulière et qui est la plus générale peut-être de ses
réflexions : « En France cet état de la robe, qui se trouve entre la grande noblesse et
le peuple ; qui sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privilèges ; cet état
qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des lois
est dans la gloire ; cet état encore dans lequel on n’a de moyen de se distinguer que
par la suffisance et la vertu ; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir
une plus distinguée ; cette noblesse toute guerrière qui pense qu’en quelque degré de
richesses que l’on soit, il faut faire sa fortune, mais qu’il est honteux d’augmenter
son bien, si on ne commence par le dissiper ; cette partie de la nation qui sert
toujours avec le capital de son bien ; qui, quand elle est ruinée, donne sa place à une
autre qui servira avec son capital encore ; qui va à la guerre pour que personne n’ose
dire qu’elle n’y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espère les
honneurs, et, lorsqu’elle ne les obtient pas, se console parce qu’elle a acquis de
l’honneur ; toutes ces choses ont nécessairement contribué à la grandeur de ce royaume.
Et si, depuis deux ou trois siècles, il a augmenté sans cesse sa puissance, il faut
attribuer cela à la bonté de ses lois, et non pas à la fortune qui n’a pas ces sortes de
constances. »
En dehors des pouvoirs sociaux qui sont ce que nous venons de dire, il y a des pouvoirs politiques, il y a des pouvoirs de
commandement, qui sont le pouvoir qui fait la loi, le pouvoir qui exécute la loi
et fait la police, le pouvoir qui juge, autrement dit pouvoirs législatif, exécutif et
judiciaire.
Ces trois pouvoirs peuvent être dans les mêmes mains ; ils peuvent être dans des mains
différentes. Lequel vaut le mieux ? Remontons aux principes. Ce qu’il faut, c’est qu’il
n’y ait pas de souveraineté. Ce qu’il faut, c’est que personne ne gouverne. Ce qu’il
faut, c’est qu’on ne soit gouverné, autant que possible, que par la raison. Le moyen,
pour ce qui est des pouvoirs de commandement, c’est de ne pas les concentrer dans les
mêmes mains. Par ce moyen le pouvoir arrête le pouvoir et ce n’est pas une volonté qui gouverne. C’est plusieurs volontés, forcées de
donner leurs raisons, d’en appeler à la raison et de s’appuyer sur la raison.
Celui qui fait la loi ne l’appliquera pas. — N’est-il pas évident, en effet, que, s’il
devait l’appliquer, il la ferait pour l’application, et rédigerait une loi contre ses
adversaires, ou supposés tels, toutes les vingt-quatre heures ?
Celui qui applique la loi ne la fera pas. — N’est-il pas évident, en effet, que le cas
est le même, et que, s’il la faisait, il la ferait dans le sens des jugements qu’il
désirerait rendre ?
Celui qui exécute la loi ne la fera pas. N’est-il pas évident que s’il la faisait, il
la ferait dans son intérêt, avec la conviction qu’il la fait dans l’intérêt
général ?
Celui qui fait la loi ne l’exécutera pas. — N’est-il pas évident que s’il devait
l’exécuter il la ferait, lui aussi, de telle sorte, qu’elle fût une arme entre ses mains
et non une protection pour tous ?
Ainsi de suite et dans tous les sens. Le pouvoir comporte légiférer, juger, agir. Si le
même homme légifère, juge, agit, c’est un despote ; si le même corps légifère, juge,
agit, c’est une aristocratie despotique. Si toute la nation juge, agit, légifère, c’est
une démocratie despotique. Dans les trois cas c’est une volonté ou une succession de
velléités qui gouverne ; et non la raison : « Lorsque dans la même personne ou dans le
même corps de magistrature la puissance législative est réunie à la puissance
exécutrice, il n’y a point de liberté, parce que l’on peut craindre que le même monarque
ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exercer tyranniquement. — Il n’y
a point encore de liberté lorsque la puissance de juger n’est pas séparée de la
puissance législative, ou de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance
législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le
juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge
pourrait avoir la force d’un oppresseur. — Et enfin « tout serait perdu si le même
homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple,
exerçait ces trois pouvoirs. »
Mais alors, dira-t-on, cette constitution ne peut s’adapter qu’à la France de 1740
(avec une modification d’une certaine importance). Car en Angleterre le pouvoir exécutif
est séparé du pouvoir législatif, il est vrai ; mais (sauf au criminel, à cause du jury,
ce qui, du reste, est considérable) le juge étant nommé par le pouvoir exécutif, le
pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif sont confondus, et, en définitive, c’est le
pouvoir exécutif qui juge. Il ne faut parler ni de la Prusse, ni de l’Autriche, ni de la
Russie, ni de l’Espagne, où les trois pouvoirs sont confondus et qui sont de purs Etats
despotiques. Et quant aux Républiques italiennes, les trois pouvoirs y sont réunis tout
comme dans les monarchies de l’Europe centrale et orientale.
Il est vrai, répond Montesquieu, « dans la plupart des royaumes de l’Europe le
gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à
ses sujets l’exercice du troisième » (et encore, comme c’est lui qui nomme les
magistrats, c’est à très peu près comme s’il le gardait). « Dans les Républiques
d’Italie où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos
monarchies ; et aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi
violents que le gouvernement des Turcs. Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen
dans ces Républiques. Le même corps de magistrature a comme exécuteur des lois toute la
puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’Etat par ses volontés
générales, et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen
par ses volontés particulières »
Et voilà comme une république peut être un Etat effroyablement despotique.
Il n’y a donc qu’en France que la Constitution soit libre, ou qu’elle pourrait l’être,
moyennant une modification en vérité assez facile. Le pouvoir judiciaire y est
absolument indépendant de la puissance exécutive et c’est le seul pays d’Europe où il en
soit ainsi. Le pouvoir exécutif y est absolument indépendant du pouvoir judiciaire. Il
l’est aussi du peuple, ce qui est à considérer encore, parce que,
quand le peuple est l’origine et la source d’un pouvoir, il donne à ce pouvoir une telle
force que tous les autres sont subordonnés à lui, et par conséquent réunis à lui. Il
suffirait donc que les Etats généraux fussent investis d’une autorité législative
continue et non accidentelle, qu’ils fussent convoqués périodiquement et qu’ils fissent
seuls la loi, laissant du reste au Parlement le droit et le soin, qu’il a ou qu’il se
donne, de garder et protéger la loi ; pour que la Constitution française fût non
seulement la plus libre des Constitutions, mais le modèle des Constitutions libres.
C’est, en effet, les yeux fixés sur l’Angleterre, mais la pensée plus encore occupée de
la Constitution française, que seul il a bien comprise, que Montesquieu a écrit tout son
livre.
Mais précisément à cause de cela, on pourra lui dire : Votre doctrine est trop étroite.
Elle ne s’applique qu’à une monarchie constitutionnelle et qu’à une monarchie où, par
une suite de circonstances historiques, la royauté a pu devenir absolument indépendante,
la magistrature absolument indépendante et le pouvoir législatif, pour le peu qu’il
existe, absolument indépendant aussi et très fort s’il est uni (ce que du reste il n’est
jamais), étant composé de trois ordres forts par eux-mêmes, qui, s’ils s’unissent,
auront une puissance Voilà à quelle monarchie votre doctrine s’applique,
et cette monarchie est unique au monde. Or votre doctrine semble avoir quelque
prétention à s’appliquer à tous les peuples, à tous les Etats, et, vous le dites
vous-même, à l’Etat aristocratique comme à l’Etat démocratique (« … si le même homme ou
le même corps des principaux, ou des nobles ou du peuple… »)
n’excluant, naturellement, que l’état despotique pur et simple.
Or, supposez-nous en démocratie, par exemple. Que voulez-vous que nous fassions de
votre système ? Tout pouvoir, en démocratie, vient du peuple. Donc ou les trois pouvoirs
seront créés, nommés, comme on dit, parle peuple, et ce serait, en démocratie,
l’application rationnelle et exacte de votre système ; ou, un seul des trois pouvoirs
sera créé par le peuple et créera les autres. Dans le premier cas la séparation des
pouvoirs ne sera que fictive, et dans le second cas elle sera plus fictive encore. Dans
le premier cas on pourrait s’imaginer que les trois pouvoirs étant créés également par
le peuple sont égaux et sont indépendants les uns des autres. Ils ne sont pas égaux, et,
parce qu’ils ne sont pas égaux, ils ne sont pas indépendants les uns des autres. La
nature des choses veut que de deux pouvoirs d’origine semblable, de même origine, celui
qui n’est constitué que d’un homme seul soit infiniment plus puissant que celui qui est
composé de plusieurs hommes naturellement mal unis. Donc le pouvoir exécutif sera plus
puissant que le législatif ; il se subordonnera le pouvoir législatif, et par conséquent
les pouvoirs ne seront pas séparés. Et il en sera de même, à très peu près, des rapports
du pouvoir exécutif avec le pouvoir judiciaire.
Dans le second cas, celui où un seul des trois pouvoirs sera créé par le peuple et
créera les autres, la séparation des pouvoirs sera plus factice encore. Si, par exemple,
c’est le pouvoir exécutif qui crée le pouvoir législatif, la loi ne sera qu’un décret,
la loi ne sera qu’une mesure offensive ou défensive du pouvoir exécutif. Si c’est le
pouvoir législatif qui crée le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, tout le
pouvoir se concentrera dans le corps législatif et le corps législatif gouvernera et
jugera. Si le pouvoir législatif crée le pouvoir exécutif en laissant à celui-ci le soin
de créer le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif gouvernera et, indirectement,
jugera aussi, imposant ses choix de juges au pouvoir exécutif ; et nous aurons toujours
ce despotisme particulier, le plus mauvais de tous peut-être, parce qu’il est
irresponsable, que l’on appelle le despotisme des assemblées. La séparation des pouvoirs
semble impossible en démocratie.
Montesquieu n’a pas examiné particulièrement ce point. Mais il a prévu l’objection
d’une façon générale. Il a dit que la vertu était le ressort suffisant et nécessaire des
républiques. Dans un Etat où le peuple est la source de tous les pouvoirs, il faut, pour
que les pouvoirs restent séparés et par conséquent insubordonnés les uns aux autres,
d’abord qu’ils le soient d’après la loi, cela va de soi ; ensuite que, par patriotisme,
ils soient continuellement persuadés qu’ils doivent l’être. Il faut que, par
patriotisme, le pouvoir législatif ne veuille pas gouverner, parce que ce n’est pas sa
mission nationale ; il faut que, par patriotisme, le pouvoir exécutif ne veuille pas
user de sa force pour faire nommer les députés de son choix ; il faut que, par
patriotisme, le pouvoir exécutif ne veuille pas nommer des juges qui soient ses
agents.
On voit assez que l’invention par Montesquieu de la vertu élément constitutif des
républiques n’est ni vaine, ni superflue, ni ridicule. Elle est ce par quoi Montesquieu
prévoyait les constitutions les plus éloignées de celle qu’il avait en vue et leur
donnait leur règle. Qu’il songeât aux républiques anciennes, c’est peu douteux ; mais il
était de taille à considérer l’avenir en même temps que le passé et celui-la à travers
celui-ci.
Rousseau est le théoricien du despotisme populaire, ou, si l’on veut, de la
Souveraineté nationale, et il n’a guère vu que cela. La liberté c’est pour lui un peuple
libre, et il est convaincu que dans un peuple libre le citoyen ne peut pas n’être pas
libre absolument.
« Dans une république le souverain n’étant formé que des particuliers qui le
composent, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par
conséquent la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, (il me
semble qu’il veut dire que les sujets n’ont nul besoin de garant envers le souverain)
parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous les membres ; et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le
souverain, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être. »
Mais si le souverain est toujours ce qu’il doit être, et ne peut pas se tromper, s’il
est toujours infaillible, le citoyen, lui, « peut avoir une volonté contraire ou
dissemblable à la volonté générale. » En ce cas la contrainte est de droit de la part du
souverain : « Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme
tacitement cet engagement que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera
contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose, sinon qu’on le forcera à
être libre. »
Rien n’est donc plus faux que le système de Montesquieu tout entier, et, à vrai dire,
le Contrat social a été conçu pour être une réfutation continue de
Montesquieu. Remarquez, par exemple, que les « corps intermédiaires » sont un obstacle à
la souveraineté nationale, en ce sens qu’ils le sont à la claire manifestation de la
volonté populaire. La volonté générale ne peut pas errer ; mais « les délibérations
populaires n’ont pas toujours la même rectitude ». Il y a une distinction à faire entre
la « volonté générale » et la « volonté de tous ».
La volonté générale « regarde à l’intérêt commun », la volonté de tous « regarde à
l’intérêt privé et n’est qu’une somme de volontés particulières. » Si vous voulez
connaître la volonté générale, « ôtez des volontés particulières les plus et les moins
qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. »
Or, ce qui groupe les intérêts particuliers et leur donne de la cohésion et de la
force, ce sont les associations, agrégations, corporations. « Si, quand le peuple,
suffisamment informé, délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux,
du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la
délibération serait toujours bonne. » Il est difficile d’imaginer des citoyens
délibérant sans avoir aucune communication entre eux ; mais retenons le principe : il
est qu’il ne faut point d’associations substituant des vues d’intérêt particulier à la
vue de l’intérêt commun. On pourrait observer que les vues de citoyens isolés et ne
communiquant point entre eux doivent être encore plus particulières que celles des
citoyens associés ; mais retenons le principe : il est qu’il ne faut pas d’associations,
parce que l’association forme entre l’Etat et l’individu un pseudo-Etat qui empêche
l’individu de voir l’Etat lui même et l’intérêt de l’Etat lui-même : « Quand il se fait
des associations particulières aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces
associations devient générale par rapport à ses membres et particulière par rapport à
l’Etat. On peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes ; mais
seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et
donnent un résultat moins général. Enfin, quand une de ces associations est si grande
qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de
petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté
générale, et l’avis qui l’emporte est un intérêt particulier. Il importe donc, pour
avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans
l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. »
Comme la théorie des corps intermédiaires est la pièce maîtresse du système de
Montesquieu, aussi ce qui précède est le fond même du système de Rousseau. Montesquieu
voulait que ce ne fut pas une volonté qui gouvernât ; il a tort ; il faut qu’une volonté
gouverne et que cette volonté soit la volonté du peuple. Mais la volonté du peuple ne sera pas la volonté du peuple si le peuple est hiérarchisé, s’il y a
en lui des organismes, s’il y a en lui quelque chose d’organisé ; car alors la volonté
exprimée par les suffrages pourrait bien être celle de ces organismes et non pas la
sienne, ou pourrait bien être la sienne inspirée par l’influence de ces organismes et
non pas la sienne pure et simple ; ce serait une somme de volontés particulières.
Ne me dites pas que, supprimés ces organismes sociaux, la volonté générale sera encore
plus une somme de volontés particulières, absolument particulières. C’est ce qu’il me
faut ; car ce que je repousse ce n’est pas le particularisme, l’individualisme des
opinions, dont, en totalisant, je fais la volonté générale ; c’est le particularisme
général, pour ainsi parler, c’est le particularisme collectif, c’est le particularisme
corporatif, c’est l’Etat dans l’Etat. Et j’appelle Etat dans l’Etat, non seulement une
association, mais tout ce qui est communauté d’opinion. Je ne voudrais pas que les
citoyens communiquassent entre eux quand ils vont voter. Car enfin il se forme ainsi
une, deux, trois communautés d’opinions ; et, pour être peut-être d’un jour (et elles ne
seront pas d’un jour) ces communautés d’opinions n’en sont pas moins bel et bien des
associations. La pureté « de la volonté générale » en est altérée.
Et cette horreur pour le groupement des idées, des opinions, des tendances, des
intérêts, cette horreur pour les fédérations de volontés, est telle chez Rousseau que,
nous l’avons vu, quand bien même une opinion aurait la majorité, si elle est inspirée
par une fédération d’intelligences et de volontés, il ne la tient pas pour la volonté
générale, elle est pour lui non avenue : « Quand une de ces associations est si grande
qu’elle l’emporte sur toutes les autres… Alors il n’y a plus de volonté générale, et
l’avis qui l’emporte est un intérêt particulier. »
— Mais si cet avis est, comme vous le supposez, l’avis de la majorité des citoyens,
il est bien la volonté générale.
— Point du tout ! Etant l’avis de la majorité des citoyens, mais d’une majorité
associée, fédéralisée, vivant sur une opinion commune et sachant ce qu’elle pense et
ce qu’elle veut, il est particulier encore, quoique général, quoique quasi unanime ;
et, à ce titre, il est nul, il doit être retranché, et c’est l’avis de la minorité qui
devient « la volonté générale » et qui doit prévaloir ; car il ne faut pas confondre
« la volonté générale » avec « la volonté de tous ».
Nous sommes ici dans la pure doctrine démocratique, ou, si l’on veut, dans la doctrine
démocratique en son excès. Il n’y a que le peuple ; mais par peuple il faut entendre le
peuple, moins ce qui est organisé dans le peuple. Car tout ce qui dans le peuple est
organisé est qualifié « aristocratique », quoique ce ne soit pas du tout une
aristocratie, et à ce titre est ennemi du peuple et ne doit pas être compté dans le
peuple. Donc le peuple, composé de tous les individus qui ne tiennent à rien. Ce peuple
nomme le souverain. Ce souverain est absolu. Et tout ce qui, entre lui et le peuple
ainsi défini, s’organise, doit être hors la loi, comme formant Etat dans l’Etat.
Etat dans l’Etat, les Eglises. Etat dans l’Etat, la noblesse. Etat dans l’Etat, la
magistrature. Etat dans l’Etat, les corporations ouvrières. Etat dans l’Etat la Franc
Maçonnerie. Etat dans l’Etat, une ligue. Etat dans l’Etat, un parti, car c’est une
fédération de sentiments d’intelligence et de volontés. Etat dans l’Etat, une académie,
car c’est un groupe délibérant. Etat dans l’Etat, un journal, car c’est une fédération
de prédicants et d’écoutants et, absolument, c’est une Eglise. Etat dans l’Etat, un
collège libre, car c’est une Eglise tout de même. Et donc il ne faut dans un Etat ni
liberté d’association, ni liberté d’enseignement, ni liberté de la presse ; car ces
libertés, sinon en soi, du moins par les groupements qu’elles forment aussitôt qu’elles
existent, altèrent la « volonté générale » et rendent impossible l’exercice de cette
volonté, puisque, à force d’en retrancher, elles la suppriment.
Remarquez que ceci n’est pas jeu de logique à outrance.
Cela s’est vu dans les faits. Les Jacobins ont appliqué à la lettre la théorie de
Jean-Jacques Rousseau. D’abord ils ont supprimé toute liberté : par esprit autoritaire,
par respect de la souverainté nationale, par crainte que les libertés ne formassent des
groupements sociaux antipopulaires et conviction très juste, étant donné le sens qu’ils
attribuaient au mot aristocratique, que toute liberté est aristocratique ; — ensuite ils
ont, étant et se sachant minorité, gouverné, et despotiquement, sans aucune hésitation
ni scrupule de conscience, parce qu’ils savaient être « la volonté générale »,
commençant par retrancher de la volonté générale tout ce qui leur paraissait inspiré par
un esprit de caste, de classe, d’association, de corporation et de parti autre que le
leur et arrivant facilement par cette opération arithmétique à être « la volonté
générale » encore qu’ils eussent contre eux à très peu près la volonté de tous.
Voilà comment les mots se retournent au gré des sophismes ; et le pays a été gouverné
pendant une douzaine d’années par une minorité qu’on a calculé être environ le dixième
de la nation, c’est-à-dire presque aussi aristocratiquement que possible, sous prétexte
de révolte contre l’aristocratie et d’élimination des éléments aristocratiques.
On ne s’étonnera pas que Rousseau soit aussi énergiquement contre la séparation des
pouvoirs que contre les « corps intermédiaires », d’abord parce que le Contrat social est une réfutation continue de Montesquieu et que l’Esprit des Lois empêchait de dormir Rousseau et Voltaire ; ensuite parce que des
mêmes principes Montesquieu ayant tiré la théorie des corps intermédiaires et celle de
la séparation des pouvoirs, des mêmes principes Rousseau a tiré la théorie de la volonté
générale et celle de la concentration des puissances.
L’idée de Montesquieu est qu’on ne doit pas être gouverné par une volonté ; l’idée de
Rousseau est qu’on ne doit être gouverné que par une volonté, qui sera celle du peuple.
Donc Montesquieu divise le pouvoir et « arrête les pouvoirs par les pouvoirs ». Rousseau
concentre tout le pouvoir dans le peuple et, d’une part commence par dire que les pouvoirs ne sont que des « émanations » du pouvoir
unique, d’autre part finit par dire que ce n’est même pas par ces émanations, mais par
lui-même que le pouvoir doit s’exercer.
Rousseau abonde en railleries contre la théorie de la séparation des pouvoirs : « … Nos
politiques, ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son
objet ; ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance
exécutive, en droits d’impôt, de justice et de guerre ; en administration intérieure et
en pouvoir de traiter avec l’étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties et
tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces
rapportées ; c’est comme s’ils composaient un homme de plusieurs corps, dont l’un aurait
des yeux, l’autre des pieds, l’autre des bras, et rien de plus. Les charlatans du Japon
dépècent, diton, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l’air tous ses
membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant et tout rassemblé. Tels
sont à peu près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps
social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait
comment. »
La séparation des pouvoirs est, en effet, après l’existence des corps intermédiaires et
plus même que l’existence d’un corps ayant le dépôt des lois, la sauvegarde même de la
liberté publique et des droits de l’homme, et par conséquent Jean-Jacques Rousseau ne
saurait la souffrir. Il triomphe en se raillant de la complexité du système de
Montesquieu, à quoi Montesquieu a répondu d’avance par ce passage, déjà cité en partie,
que Rousseau devait trouver dur : « Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner
les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner pour ainsi dire un lest
à l’une pour la mettre en état de résister à l’autre. C’est un chef-d’œuvre de
législation que le hasard fait rarement et que rarement on laisse à faire à la prudence.
Un gouvernement despotique, au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux ; il est
uniforme partout : comme il ne faut que des passions pour l’établir, tout le monde est
bon pour cela. »
Au lieu de se moquer de la complexité du système de Montesquieu, la complexité en
choses de sociologie n’étant point signe de vérité, mais ’ simplicité y étant marque
d’ignorance, d’étourderie et de sottise ; il aurait fallu plutôt signaler le point
faible de ce système et montrer que la séparation des pouvoirs ne peut se conserver qu’à
la condition qu’il se trouve quelqu’un qui soit assez fort pour la maintenir ; et que ce
quelqu’un est un pouvoir lui-même, et si grand qu’il y a quelque chance qu’il devienne
un despote et que cela forme un cercle. En monarchie c’est le Roi qui peut maintenir
séparés les différents pouvoirs ; mais, s’il a cette puissance, il trouvera plus court
de les absorber en lui ou de les dominer si complètement que ce sera comme s’il les
avait absorbés. En République c’est la constitution qui peut maintenir la séparation des
pouvoirs ; mais une constitution n’empêche rien en fait, si elle n’est défendue
énergiquement elle-même et d’une façon absolument continue par le peuple entier qui se
l’est donnée ; et l’on verra toujours en République soit le corps législatif dominer
tellement le pouvoir exécutif qu’il gouvernera et que les pouvoirs seront confondus ;
soit le pouvoir exécutif assez puissant pour faire nommer les législateurs qu’il voudra,
pour les avoir par conséquent dans sa main, pour faire la loi ; et les pouvoirs seront
confondus encore. Le seul remède c’est que le peuple lui-même tienne essentiellement à
ses libertés et par conséquent à la séparation des pouvoirs et défende continuellement,
avec un soin jaloux et une autorité impérieuse, la Constitution qui l’aura établie. Cela
revient à dire qu’un peuple n’est libre que quand il veut l’être, et quand il comprend
comment on l’est. C’est pour lui faire comprendre comment on l’est que les politiques
écrivent ; quant au vouloir l’être, c’est son affaire et non la leur.
Enfin, comme je l’ai indiqué à l’avance. Rousseau, avec quelque contradiction et
obscurité, comme toujours, voudrait que la souveraineté fût, non seulement indivisible,
mais inaliénable, et que le peuple exerçât lui-même sa souveraineté absolue Le
gouvernement direct est au fond des idées de Rousseau, comme une pensée de derrière la
tête qui, de temps en temps, passe devant, sans persister à s’y maintenir. Rousseau a eu
je ne sais quelle hésitation et senti je ne sais quelle gêne en cette affaire. Mais au
fond, — et qui pourrait s’en étonner puisqu’il est logique et que le gouvernement
parlementaire est une espèce d’aristocratie encore et que le gouvernement direct est le
véritable gouvernement démocratique ? — il est pour le gouvernement direct du peuple
entier par le peuple entier.
Montesquieu avait proscrit énergiquement le referendum : « Il y avait
un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c’est que le peuple avait le
droit d’y prendre des résolutions actives et qui demandent quelque exécution, chose dont
il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir
ses représentants, ce qui est très à sa portée. Car, s’il y a peu de gens qui
connaissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de
savoir en général si celui qu’il choisit est plus éclairé que la plupart. »
Rousseau, lui, n’admet pas, ou n’admet qu’à peine, ou admet pour s’en repentir et pour
revenir sur cette concession, que le peuple délègue ses pouvoirs. Comme Montesquieu, il
rappelle les républiques antiques ; mais pour les féliciter et non pour les reprendre
d’avoir pratiqué le gouvernement direct : « L’idée des représentants est moderne ; elle
nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement où l’espèce
humaine est dégradée et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes
républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut des représentants ; on
ne connaissait pas ce mot-là. » Il pose en principe que la souveraineté ne peut
s’aliéner : « La souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut
jamais s’aliéner, et le souverain, qui n’est qu’un être collectif,
ne peut être représenté que par lui-même : le pouvoir peut bien se transmettre, mais non
pas la volonté. »
Et, en effet, déléguer sa volonté, c’est s’engager pour un temps à ne pas en avoir, ce
qui est absurde d’abord et ce qui supprime net, pour un temps, la souveraineté
nationale : « Le souverain [le peuple] peut bien dire : « Je veux actuellement ce que
veut un tel homme ou ce qu’il dit vouloir » ; mais il ne peut pas dire : « Ce que cet
homme voudra demain, je le voudrai encore », puisqu’il est absurde que la volonté se
donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à
rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le peuple [en déléguant sa
volonté] promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte ; il perd sa qualité de
peuple. »
Cet usage n’est pas le signe de la liberté politique, il est le signe de la décadence
de la liberté politique dans un peuple : « L’attiédissement de l’amour de la patrie,
l’activité de l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du
gouvernement, ont fait imaginería voie des députés aux représentants du peuple dans les
assemblées de la nation. » Cet usage est d’autant plus destructif de la liberté qu’il
semble la protéger et la maintenir, et qu’en établissant l’oppression il la masque.
Ainsi, par exemple, le peuple anglais se croit libre. Il l’est quand il vote. Le
lendemain et les jours suivants et les années qui suivent il est parfaitement opprimé.
Semel jussit, semper paruit. « Le peuple anglais pense être libre,
il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt
qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. [Du reste] dans les courts moments de
sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite qu’il la perde. » Et Rousseau conclut (je
prends pour sa conclusion le passage où sur cette question il est à la fois le plus net
et le plus explicite) par ces lignes décisives : « La souveraineté ne peut être
représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste dans la
volonté générale et la volonté générale ne se représente point ; elle est la même ou
elle est autre ; il n’y a pas de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne
peuvent être ses représentants, ils ne sont que des commissaires ; ils ne
peuvent rien conclure définitivement. » — Par ce passage Jean-Jacques Rousseau
donne à entendre qu’il admet des représentants du peuple, comme « commissaires » de la
nation, c’est-à-dire comme chargés de discuter sur ses intérêts avec mandat plus ou
moins impératif, et comme devant prendre des décisions qui ne seront définitives que
quand elles auront été ratifiées par la nation au moyen du referendum.
Ce n’est pas tout à fait le gouvernement direct, c’est un gouvernement direct mêlé de
gouvernement parlementaire, c’est un gouvernement où le gouvernement parlementaire est
subordonné au gouvernement direct.
Mon opinion est que cette subordination est illusoire » ou que peu s’en faudrait. En
matière plébiscitaire, s’il s’agit d’un homme, le peuple a une opinion nette et il sait
qui il veut et surtout qui il ne veut pas. S’il s’agit d’une question, le vote
plébiscitaire dépend de la façon dont elle est posée, et elle reste donc à la
disposition de qui la pose. Le referendum, qui n’a rien d’odieux ni de
choquant en lui-même, servirait, je crois, le plus souvent, à permettre au gouvernement
d’en appeler du parlement au pays, de poser la question de manière à faire condamner le
parlement et de ruiner ainsi l’autorité parlementaire. Le véritable referendum, c’est la fréquence du renouvellement du parlement, et c’est pour
cela que je suis partisan du renouvellement par tiers ou par quart, donnant une
consultation nationale tous les deux ans, tout en maintenant la continuité des travaux
parlementaires ; et le véritable referendum, c’est le droit de
dissolution qui permet au pouvoir exécutif d’en appeler du parlement au pays, non sur
une question, mais par maintien ou élimination des mandataires, à quoi le peuple
comprend au moins quelque chose.
En résumé, démocratie pure… Avec cette réserve qu’on ne peut pas savoir si Jean-Jacques
Rousseau applique son système à l’universalité des individus composant un peuple, ou
seulement à un certain nombre de ces individus, et que par conséquent on ne saura jamais
si Rousseau a été démocrate ou aristocrate. Il faut bien faire attention à ce passage et
à cette note du Contrat social : « Tout gouvernement légitime est
républicain. — Je n’entends pas seulement par ce mot une aristocratie ou une
démocratie ; mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale qui est la
Loi… » (II, 6) ; et à cet autre passage et à cette autre note du Contrat
social : « Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes
les autres prenait autrefois le nom de cité. — Le vrai sens de ce mot s’est presque
entièrement effacé chez les modernes : la plupart prennent une ville pour une cité et un
bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville, mais que les
citoyens font la cité… Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a
fait une lourde erreur en prenant les uns pour les autres. M. Dalembert ne s’y est pas
trompé et a bien distingué, dans son article Genève, les quatre ordres
d’hommes (même cinq en y comptant les étrangers) qui sont dans notre ville et dont deux
seulement composent la République… »
Mais cependant, en résumé et en appliquant le système de Rousseau à nos peuples
modernes tels qu’ils sont constitués ou tels qu’ils ne tarderont pas à l’être tous :
démocratie pure ; excluant les corps intermédiaires et la hiérarchie qu’ils établissent
naturellement dans la nation ; excluant toute organisation, toute association, tout
groupement intermédiaire entre l’État et l’individu et autre que l’État lui-même, parce
que tout cela est considéré comme élément aristocratique et comme altérant la volonté
générale ; proscrivant toute liberté, par une conséquence qui n’a rien de forcé et qui
même est parfaitement logique, parce que toute liberté qui s’exerce tend, pour n’être
pas un simple mot, à constituer les groupements susdits, lesquelles sont contraires au
système et, en effet, en empêchent l’application ; écartant la séparation des pouvoirs
et comme favorable à la liberté et comme divisant la souveraineté qui doit être
indivisible sous peine de n’exister point ; considérant la délégation de la souveraineté
comme une aliénation de la souveraineté, et par suite tendant au gouvernement direct et
écartant le régime parlementaire, ou tout au moins subordonnant le régime parlementaire
au gouvernement direct par voie de mandats impératifs, de plébiscites et de referendums : voilà le système complet de Rousseau, autant qu’on peut
systématiser et solidifier un homme à formules précises et à développements fuyants, qui
est d’autant plus insaisissable qu’à certains moments on croit pleinement le saisir et
qu’il vous échappe ensuite par des contradictions qu’il reconnaît, qu’il promet de
résoudre et qu’il ne résout point ; et par des obscurités où il a soit le goût de se
complaire, soit la malice de nous laisser.
C’est le système démocratique dans tout l’excès où il commence à être, vers lequel il
s’achemine et où il puisse parvenir. C’est, à le ramener à ses principes et à ce qu’ils
contiennent évidemment et de leur aveu même, le pur despotisme plébiscitaire, le pur
despotisme démocratique.
C’est, appliqué à la souveraineté populaire, exactement la théorie de Bossuet sur la
souveraineté royale : « Ainsi le magistrat souverain a en main toutes les
forces de la nation qui se soumet à lui obéir. « Nous ferons, dit tout le peuple
à Josué, tout ce que vous nous commanderez ; nous irons partout où vous nous enverrez.
Qui résistera à vos paroles et ne sera pas obéissant à tous vos ordres, qu’il meure !
Soyez ferme seulement et agissez avec vigueur. » Toute la force est
transportée au magistral souverain ; chacun l’affermit au préjudice de la sienne et
renonce à sa propre vie en cas qu’il désobéisse. On y gagne ; car on retrouve en
la personne de ce suprême magistrat plus de force qu’on n’en a quitté pour l’autoriser,
puisqu’on y retrouve toute la force de la nation réunie ensemble pour nous secourir. »
(Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte.)
Ce principe était contenu en essence, comme je l’ai fait remarquer ailleurs1, dans les auteurs protestants du xviie
siècle et du xviiie
siècle,
que Rousseau n’a fait que réduire en système. C’est Jurieu qui, le premier à ma
connaissance, a posé le dogme de la souveraineté absolue du peuple dans cette formule
d’une admirable franchise : « Le peuple est cette puissance qui seule n’a pas besoin
d’avoir raison pour valider ses actes2. » Tout le Contrat social est en puissance dans
cette formule magistrale et toute la moderne doctrine démocratique y trouve sa précise
définition.
Remarquez que le « contrat social » lui-même, le pacte initial par lequel le peuple
aliène sa liberté entre les mains d’un magistrat, cette théorie fondamentale, dont je ne
m’occupe pas dans ce livre, parce qu’elle a été réfutée jusqu’à la satiété, cette
théorie à laquelle le nom de Rousseau est restée attachée, est de Jurieu : « Il est
contre la raison qu’un peuple se livre à un souverain sans quelque pacte, et un tel
traité [l’abandonnement sans contrat] serait nul et contre nature3 . » — « Il n’y a point de relation au monde qui ne soit
fondée sur un pacte mutuel, ou exprès ou tacite,
excepté l’esclavage, tel qu’il était entre les païens, qui donnait à un maître pouvoir
de vie et de mort sur son esclave, sans aucune connaissance de cause. Ce droit était
faux, tyrannique, purement usurpé et contraire à tous les droits de la nature4. » — « Il n’y
a aucune relation de maître, de serviteur, de père, d’enfant, de mari, de femme, qui ne
soit établie sur un pacte mutuel et sur des obligations mutuelles ; en sorte que, quand
une partie anéantit ces obligations, elles sont anéanties de l’autre5. »
Si l’on veut lire le Contrat social en style clair, il n’y a qu’à lire
les Lettres du ministre Jurieu contre l’Histoire des variations et
la Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, de
Bossuet. Ces deux grands hommes y soutiennent exactement la même thèse, « celle du
despotisme irresponsable, celle de la puissance qui n’a pas besoin d’avoir raison. » Ils
soutiennent tous les deux cette thèse, l’un au profit de la royauté, l’autre au profit
du peuple. — Avec cette seule différence que Bossuet, comme fera plus tard ce catholique
sans le vouloir qui s’appelle Auguste Comte, limite le pouvoir absolu du roi par le
pouvoir spirituel, à qui il soumet, et rudement, le roi lui-même, rétablissant ainsi
indirectement un droit du peuple, le peuple n’ayant pas de droits, mais le roi ayant des
devoirs. — Jurieu, lui, en tendances, Rousseau, lui, formellement, sont pour le
despotisme absolu, sans compensation ni contrepoids, accordé au peuple, ou plutôt, comme
on l’a vu, àceux qui se donneront comme étant lui.
Voltaire n’est pas si éloigné de Rousseau en politique qu’on le croit et qu’il l’a cru.
Rousseau est despotiste. Voltaire est despotiste. Seulement Rousseau est pour le
despotisme du peuple et Voltaire est pour le despotisme du roi.
Le monarchisme absolu, c’est le fond même de Voltaire, et toutes ses opinions
politiques, religieuses et sociales dérivent de là. Il ne faut pas croire que son
horreur pour Montesquieu soit de la jalousie d’auteur ; c’est la colère, bien plus
honorable, du royaliste intransigeant contre l’homme qui, au fond, est républicain et
qui, tout au moins, passe sa vie à songer aux moyens de limiter l’autorité royale.
On le voit bien quand on suit attentivement le de Voltaire sur
l’Esprit des lois.Tout ce peut être défini d’un seul mot :
c’est Louis XIV défendu contre Montesquieu.
Tout d’abord Voltaire repousse comme ne la comprenant pas la différence continuelle que
Montesquieu fait entre la monarchie et le despotisme : « Qu’on me dise ce que je dois
entendre par despote et par monarque. » — « Où est la ligne qui sépare le gouvernement
monarchique et le despotique ? » Montesquieu l’a dit cent fois. Son livre même n’est
presque que la distinction entre la monarchie constitutionnelle et le despotisme. Mais
c’est où Voltaire n’entre pas, parce qu’il n’y veut point entrer. Montesquieu avait
raison quand il disait : « Voltaire a trop d’esprit pour me comprendre. Quand il lit un
livre il le refait, et puis, ce qu’il a fait, il le critique. » Voltaire n’établit
aucune différence entre la monarchie et le despotisme, parce qu’il ne veut pas de
monarchie limitée par des lois fondamentales, et tout ce qui s’ensuit ; et puis ne
voulant point de cette différence, il se moque de ceux qui la voient et surtout qui
veulent l’établir ou la confirmer.
Il s’obstine à ne pas vouloir comprendre le sens du mot « honneur » et le sens du mot
« vertu » dans Montesquieu, encore que Montesquieu ait expliqué vingt fois que l’honneur
est l’amour des distinctions et la vertu le patriotisme ; et, ne voulant pas comprendre,
il s’écrie à plusieurs reprises : « Je vous dis qu’il y a dans tous les gouvernements de
la vertu et de l’honneur. » — Et pourquoi ne veut-il pas comprendre ? Parce que la
classification de Montesquieu met ou semble mettre les républiques au-dessus des
monarchies.
Il reproche à Montesquieu d’avoir dit que le « gouvernement moscovite cherche à sortir
du despotisme. » Montesquieu, conformément à ses distinctions, avait voulu dire que le
gouvernement russe établissait des lois fixes et commençait à gouverner selon ces lois
et non plus selon son bon plaisir ; qu’en un mot il sortait du despotisme
pour entrer dans la monarchie ; mais Voltaire insiste sur ce que le gouvernement
russe retient du despotisme pour l’en féliciter avec enthousiasme : « Le gouvernement
est à la tête de la finance, des armées, de la magistrature, de la religion ; les
évêques et les moines n’ont plus d’esclaves comme autrefois et ils sont payés par une
pension du gouvernement. Il cherche à détruire l’anarchie, les prérogatives odieuses des
nobles, le pouvoir des grands, et non à établir des corps intermédiaires et à diminuer
son autorité. »
Voltaire n’est pas moins opposé aux idées démocratiques de Rousseau qu’aux idées
libérales de Montesquieu, quoiqu’il ait moins poursuivi celles-là que celles-ci. Il se
raille du gouvernement direct, un peu superficiellement et puérilement, comme toujours,
mais avec quelque raison, du reste, à ce qu’il me semble : « Il paraît bien étrange que
l’auteur du Contrat social s’avise de dire que tout le peuple anglais
devrait siéger en parlement et qu’il cesse d’être libre quand son droit consiste à se
faire représenter au Parlement par députés. Voudrait-il que trois millions de citoyens
vinssent donner leurs voix à Westminster ? Les paysans en Suède comparaissent-ils
autrement que par députés ? » (Idées républicaines.) — Il établit, avec
la netteté décisive qu’il a toujours, le système du gouvernement despotique, dans la
Voix du sage et du peuple (1750) : « La bonté du gouvernement consiste
à protéger et à contenir également toutes les professions d’un État. — Le gouvernement
ne peut être bon s’il n’y a une puissance unique. — -> Il ne doit pas y avoir deux
puissances dans un État. — Dans un État quelconque le plus grand malheur est que
l’autorité législative soit combattue. Les années heureuses de la monarchie ont été les
dernières de Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV, quand ces rois ont gouverné
par eux-mêmes. »
De même dans les Pensées sur le gouvernement : « Un roi qui n’est pas
contredit, ne peut guère être méchant. — Du temps de Louis XIII il n’y eut pas une année
sans faction. Louis le Juste était cruel. Il avait commencé à seize ans par faire
assassiner son premier ministre. Il souffrit que le Cardinal de Richelieu, son premier
ministre, fît couler le sang sur les échafauds. » Il est aristocrate, ce qui, en une
certaine manière, est être libéral ou peut mener à le devenir ; mais il faut entendre de
quelle manière il est aristocrate. Il l’est, non par souci de limiter l’autorité
souveraine, mais par désir de la fonder sur l’ignorance populaire ; et non par désir de
hiérarchiser la nation, mais par passion de maintenir une énorme distance entre le
peuple et les hautes classes : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article
du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui
n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens eût jamais le temps ni
la capacité de s’instruire. Ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il ne
paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir, comme moi, une
terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le
manœuvre qu’il faut instruire ; c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes ;
cette entreprise est assez forte et assez grande. Il est vrai que Confucius a dit qu’il
avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on
prêcher la vertu au plus bas peuple ; mais il ne doit pas perdre son temps à examiner
qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d’Eusèbe ou d’Athanase, de Jansénius ou de
Molina, de Zwingle ou d’OEco-lampade. Et plût à Dieu qu’il n’y eût jamais de bon
bourgeois infatué de ses disputes ! Nous n’aurions jamais eu de guerres de religion ;
nous n’aurions jamais eu de Saint-Barthélemy. Toutes les querelles de cette espèce ont
commencé par des gens oisifs qui étaient à leur aise. Quand la populace se mêle de
raisonner, tout est perdu. » (A Damilaville, leravril 1766.)6.
Les Anabaptistes de Munster, qui, du reste, « soutinrent leurs droits en bêtes
féroces », eurent d’abord ce tort très grave de proclamer l’égalité entre les hommes :
« Ils développèrent cette vérité dangereuse, qui est dans tous les cœurs, que les
hommes sont nés égaux, et que, si les papes avaient traité les princes en sujets, les
seigneurs traitaient les paysans en bêtes. » (Essai sur les mœurs,
CXXXI.) L’égalité est une chimère qui n’a pas sa place dans une organisation sociale :
« Vous me direz comment se sont-ils [les ministres] déclarés, il y a quelques années,
contre certains sages ? » C’est que ces sages avaient un peu trop effarouché
l’amour-propre des grands ; c’est qu’ils prêchaient un peu trop l’égalité, laquelle ne
peut ni plaire aux grands ni subsister dans la société. » (A Damilaville, 15 juin 1763.)
Ce qu’il écrit à Damilaville, il l’écrit à plus forte raison à Frédéric II : « Quand
je vous suppliais d’être le restaurateur des Beaux-Arts de la Grèce, ma prière n’allait
pas jusqu’à vous conjurer de rétablir la Démocratie athénienne ; je n’aime pas le
gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la, Grèce à
M. de Lentulus ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux Grecs de faire
autant de sottises que leurs ancêtres. »
Voltaire se montre assez favorable au gouvernement populaire dans son article Démocratie du Dictionnaire philosophique ; car il ne
s’est jamais piqué de ne point se contredire, ou il ne s’est jamais assez surveillé pour
ne point tomber dans les contradictions ; mais encore, même en cet article, il a peu
confiance : « Le véritable vice d’une république civilisée est dans la fable turque du
dragon à plusieurs têtes et du dragon à plusieurs queues. La multitude des têtes se nuit
et la multitude des queues obéit à une seule tête qui veut tout dévorer. [Peu clair.
Dans Voltaire, c’est bien surprenant.] La démocratie ne semble convenir qu’à un très
petit pays ; encore faut-il qu’il soit heureusement situé. Tout petit qu’il sera, il
fera beaucoup de fautes, parce qu’il sera composé d’hommes. La discorde y régnera comme
dans un couvent de moines ; mais il n’y aura ni Saint-Barthélemy, ni massacres
d’Irlande, ni Vêpres siciliennes, ni condamnation aux galères pour avoir pris de l’eau
dans la mer sans payer. »
On se demande pourquoi, si la discorde règne dans ce pays, il n’y aura point de guerres
civiles. Mais — sur quoi nous reviendrons — Voltaire croit qu’il n’y a jamais que les
prêtres qui déchaînent les guerres civiles.
AM. de La Chalotais il écrit, le 28 février 1763 : « Je vous remercie de proscrire
l’étude chez les laboureurs », — ce qui le départage lui-même, puisque sur cette
question il dit blanc à Damilaville, noir à Linguet, et enfin blanc à La Chalotais.
Il semble partisan de la résistance à l’oppression ; et le passage est important et
curieux. Il marque que Voltaire, adversaire de tous les droits de l’homme, prenait feu à
un moment donné pour celui de tous qui est le plus scabreux et le plus difficile à bien
définir et à bien délimiter : « … Vous devez obéir à ceux qui font les lois dans votre
patrie tant que vous demeurez dans cette patrie, j’en conviens ; mais… le rapt des
Sabines par Romulus aurait-il été moins un brigandage barbare s’il eût été commis par
une délibération du Sénat ? La Saint-Barthélemy perdrait-elle aujourd’hui quelque chose
de son horreur, si, par impossible, le Parlement de Paris avait rendu un arrêt par
lequel il eût enjoint à tout fidèle catholique de sortir de son lit au son de la cloche,
pour aller plonger le poignard dans le cœur de ses voisins, de ses amis, de ses frères
qui allaient au prêche ?… Non, sans doute, un crime est toujours un crime, soit qu’il
ait été commandé par un prince, dans l’aveuglement de la colère, soit qu’il ait été
revêtu de patentes signées de sang-froid avec toutes les formalités possibles… »
(Prix de la justice et de l’humanité.)
Il y a quelque chose de plus curieux encore. C’est que le même homme qui a écrit le
sur Montesquieu et tout ce que nous venons de lire, a fait
un éloge lyrique de la Constitution anglaise, ce qui ne laisse pas de dérouter quelque
peu. Cet éloge est très connu ; car on s’est pieusement efforcé de démontrer que
Montesquieu, Voltaire et Rousseau avaient tous pensé : de même ; et ce passage étant à
peu près le seul où Voltaire se rapproche, non point du tout de Rousseau, mais de
Montesquieu, on en a usé diligemment. Il est dans l’article Gouvernement du Dictionnaire philosophique.En voici les lignes
essentielles : « De cet établissement, en comparaison duquel la République de Platon
n’est qu’un rêve ridicule, et qui semblerait inventé par Locke, par Newton, par Halley
ou par Archimède, il est né des abus affreux et qui font frémir la nature humaine… Le
fanatisme absurde s’était introduit dans ce grand édifice comme un feu dévorant qui
consume un beau bâtiment qui n’est que de bois. Il a été rebâti de pierre du temps de
Guillaume d’Orange. Il est à croire qu’une constitution qui a réglé les droits du roi,
des nobles, du peuple, et dans laquelle chacun trouve sa sûreté, durera autant que les
choses humaines peuvent durer. Il est à croire que tous les Etats qui ne sont pas fondés
sur de tels principes éprouveront des révolutions. Voici à quoi la législation anglaise
est enfin parvenue : à remettre chaque homme dans tous les droits de la nature… Ces
droits sont : liberté entière de sa personne, de ses biens, de parler à la nation par
l’organe de sa plume ; de ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un jury
formé d’hommes indépendants ; de ne pouvoir être jugé en même cas que suivant les termes
précis de la loi ; de professer en paix quelque religion qu’on veuille, en renonçant aux
emplois dont seuls les anglicans sont pourvus. Cela s’appelle des prérogatives. Et, en effet, c’est une très grande et très heureuse prérogative
par-dessus tant de nations d’être sûr en vous couchant que vous vous réveillerez le
lendemain avec la même fortune que vous possédiez la veille ; que vous ne serez pas
enlevé des bras de votre femme au milieu de la nuit pour être conduit dans un donjon ou
dans un désert ; que vous aurez, en sortant du sommeil, le pouvoir de publier tout ce
que vous pensez ; que, si vous êtes accusé, soit pour avoir mal agi ou mal parlé ou mal
écrit, vous ne serez jugé que selon la loi. Cette prérogative s’étend sur tout ce qui
aborde en Angleterre. Un étranger y jouit de la même liberté de ses biens et de sa
personne ; et, s’il est accusé, il peut demander que la moitié des jurés soit composée
d’étrangers. J’ose dire que si on assemblait le genre humain pour, faire des lois, c’est
ainsi qu’on les ferait pour sa sûreté. Pourquoi donc ne sont-elles pas suivies dans les
autres pays ?… Pourquoi les cocos réussissent ils aux Indes et ne réussissent-ils pas à
Rome ? »
On voit que Voltaire n’est rien moins que systématique dans ses idées politiques et
peut être accusé même de les avoir eues quelque peu flottantes. Ses contradictions
peuvent cependant se concilier à peu près. Il est ennemi des pouvoirs intermédiaires, il
est ennemi des corps possédant le dépôt des lois, il est ennemi des magistratures
indépendantes, il est ennemi du régime parlementaire, il est ennemi des Eglises
indépendantes ; il est ennemi de tout ce qui peut désirer, exiger, constituer,
maintenir, protéger et défendre les libertés publiques ; mais il n’est pas
ennemi des libertés publiques. Pourvu qu’il n’y ait personne pour les désirer,
les exiger, les conquérir, les constituer, les maintenir et le défendre, il en est même
partisan. Il les demande, seulement, au despotisme, et c’est sur le despotisme seul
qu’il compte pour les obtenir. Il est absolutiste libéral. Il ne veut
de liberté que celle que le despotisme établira. Son rêve, c’est un roi absolu fondant
la liberté dans ses Etats. Le vers de Racine qu’il doit admirer le plus, c’est celui qui
résume le « discours du trône » de Burrhus :
Un peuple libre sous un souverain dont le pouvoir n’a pas de limite, c’est son idéal
même. La liberté par le despotisme, c’est tout son système.
Il y a beaucoup de cela dans son petit traité, d’ailleurs excellent, Fragment
des instructions pour le prince royal de …
Il déteste la Révocation de l’Edit de Nantes très éloquemment ; puis il ajoute, non pas
qu’il faut organiser une société où le pouvoir souverain ne puisse pas commettre des
attentats, mais : « Ah ! Louis XIV ! Louis XIV ! que n’étais-tu philosophe !… Et toi,
que nous voyons avec une tendresse respectueuse, assis sur le trône de Henri IV et de
Louis XIV, écoute toujours la voix de la philosophie, c’est-à-dire de la sagesse. » — Un
Louis XIV philosophe, c’est toute la politique de Voltaire.
Notez que c’en est une, et qui peut se soutenir. Un roi qui serait persuadé que le
meilleur moyen de gouverner est de gouverner avec l’opinion publique en ses lignes
générales et sans tenir compte de ses caprices ; que par conséquent il faut la connaître
et donc laisser absolument libre la pensée, la parole, la plume et l’enseignement ;
qu’il faut gouverner avec des forces constituées, permanentes, cohérentes et solides, et
non pas sur une poussière d’hommes, et que, par conséquent, il faut laisser les
associations, les corporations et les églises librement se former et librement se
développer ou se maintenir ; qu’il faut gouverner avec des lois fondamentales très
respectées, très précises et très fixes, maintenant la tradition nationale et obligeant
étroitement le roi lui-même ; — ce roi n’aurait besoin pour le bien de l’Etat ni de
Parlement ni de corps ayant le dépôt des lois, ni de pouvoirs intermédiaires, ni de
constitution, parce qu’il serait lui-même, grâce à ses sages maximes, Parlement,
dépositaire des lois, pouvoir limitateur et constitution.
Seulement, il est à croire que ce roi s’est rarement trouvé, et que le concevoir,
l’évoquer et compter sur lui est une chimère. Il est étrange que de Montesquieu,
Rousseau et Voltaire ce soit Voltaire, qui se trouve ici le plus chimérique.
Il n’y a pas de question sur laquelle Montesquieu ait semblé varier davantage et, je
crois, ait varié véritablement davantage que celle du socialisme. Il est antisocialiste
autant que Voltaire et de la même façon, et par les mêmes arguments dans les
Lettres persanes ; il semble incliner au socialisme, soit sous forme de
partage des biens, soit sous forme de collectivisme, dans certains chapitres de
l’Esprit des lois ; dans d’autres passages de ce même Esprit des
lois il repousse loi agraire ou collectivisme avec énergie. Nous n’avons qu’à
le suivre dans ces variations réelles ou apparentes.
Dans les Lettres persanes il expose, mais avec beaucoup plus de
profondeur que Voltaire, ce qu’on appellera plus tard la « philosophie du Mondain » ou « l’économie politique du Mondain ». C’est le
luxe qui fait vivre les Etats. Le mot populaire : « C’est les riches qui font
travailler », est exact. Il n’y aurait pas de travail s’il n’y avait pas des riches et
des pauvres ; tout languirait ; et non seulement la pauvreté, ce que l’on peut
considérer comme un bien, mais la misère, ne tarderait pas à être générale et la
dépopulation en serait la conséquence immédiate : « Paris est peut-être la ville du
monde la plus sensuelle et où l’on raffine le plus sur les plaisirs ; mais c’est peut
être celle où l’on mène une vie plus dure. Pour qu’un homme vive délicieusement il faut
que cent autres travaillent sans relâche… Cette ardeur pour le travail, cette passion de
s’enrichir passe de condition en condition, depuis les artisans jusqu’aux grands… Le
même esprit gagne toute la nation ; on n’y voit que travail et industrie. Où est donc ce
peuple efféminé [par les arts d’une civilisation trop fine] dont tu parles tant ? Je suppose, Rhédi, qu’on ne souffrît dans un royaume que
les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont
pourtant en grand nombre, et qu’on en bannit tous ceux qui ne
servent qu’à la volupté ou à la fantaisie, je le soutiens, cet Etat serait le plus
misérable qu’il y eût au monde… Les revenus des particuliers cesseraient presque
absolument… Cette circulation des richesses et cette progression des revenus qui vient
de la dépendance où sont les arts les uns des autres, cesseraient absolument. Chacun ne
tirerait de revenu que de sa terre et n’en tirerait précisément que ce qu’il lui faut
pour ne pas mourir de faim. Mais comme ce n’est pas la centième partie du revenu d’un
royaume, il faudrait que le nombre des habitants diminuât à proportion et qu’il n’en
restât que la centième partie… Le peuple dépérirait tous les jours, et l’Etat
deviendrait si faible qu’il n’y aurait si petite puissance qui ne fût en état de le
conquérir. »
Dans l’Esprit des lois il lui arrive au contraire de considérer d’abord
que « l’égalité réelle » est l’essence même des démocraties et le but où elles tendent,
comme à remplir leur définition même : « Dans la démocratie, l’égalité réelle est l’âme
de l’Etat. » Egalité et frugalité, l’une fonction de l’autre, c’est la république même :
« L’amour de la république dans une démocratie est celui de la démocratie ; l’amour de
la démocratie est celui de l’égalité. L’amour de la démocratie est encore l’amour de la
frugalité… Dans les républiques où les richesses sont également partagées, il ne peut y
avoir de luxe, et cette égalité de distribution faisant l’excellence des républiques, il
suit que moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. »
En conséquence, il va jusqu’à admirer de tout son cœur l’Etat du Paraguay qui est
exactement une république collectiviste administrée par les R. P. Jésuites : « Le
Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la
vie ; mais il sera toujours beau de commander aux hommes en les rendant heureux… Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la
communauté des biens de la République de Platon, ce respect qu’il demandait pour les
dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité
faisant le commerce et non pas les citoyens. Ils proscriront l’argent, dont l’effet est
de grossir la fortune des hommes au-delà des bornes que la nature y avait mises,
d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avait amassé, de même de multiplier à
l’infini les désirs et de suppléer à la nature, qui nous avait donné des moyens très
bornés, d’irriter nos passions et de nous corrompre les uns les autres. Les Epidamniens,
sentant leurs mœurs se corrompre par leur communication avec les Barbares, élurent un
magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité et pour la cité. Pour lors le
commerce ne corrompt pas la constitution, et la constitution ne prive pas la société des
avantages du commerce. » Ailleurs Montesquieu examine la solution par le partage et
s’en montre peu partisan. Il n’a pas de peine à comprendre ni à montrer que cette
solution n’est jamais qu’un expédient, et éphémère : « Si, lorsque le législateur fait
un pareil partage, il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu’une
constitution passagère ; l’inégalité rentrera par le côté que les lois n’auront pas
défendu. Il faut donc que l’on règle, dans cet objet, les dots, les donations, les
successions, les testaments, enfin toutes les manières de contracter. Car s’il était
permis de donner son bien à qui l’on voudrait, chaque volonté particulière troublerait
la disposition de la loi fondamentale. »
Sur toute cette affaire, en conséquence, il louvoie, il tempère, il tâtonne, accorde
pour retirer, et en définitive il semble très embarrassé. Il dira par exemple :
« L’égalité réelle, quoique, en démocratie, elle soit l’âme de l’Etat, est cependant si
difficile à établir qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours.
Il suffit que l’on établisse un cens qui réduise les différences, ou les fixe à un
certain point ; après quoi c’est à des lois particulières à égaliser pour ainsi dire les
inégalités… »
Il dira encore : « On ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutes les
démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangement serait impraticable et
dangereux… On n’est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l’on voit,
dans une démocratie, que ce partage, qui doit maintenir les mœurs, n’y convienne pas, il
faut avoir recours à d’autres moyens… »
Reviendra-t-il donc au collectivisme, qui est, en effet, la seule solution socialiste
qui ait le sens commun et qui n’aille pas contre le but, et qu’il a semblé approuver
dans son article sur le Paraguay ? Non pas, et vous en supposez bien la raison. Le
collectivisme c’est le despotisme ; et le fond de Montesquieu, c’est l’horreur du
despotisme sous quelque forme qu’il se présente. Il le déteste d’abord en lui-même ; et
il le déteste ensuite parce qu’il est persuadé qu’il traîne après lui la langueur, le
dépérissement et la ruine de l’Etat. Aussi ditil très nettement sur les rapports de
l’Etat despotique avec la richesse nationale : « Quant à l’Etat despotique il est
inutile d’en parler : dans une nation qui est dans la servitude on travaille plus à
conserver qu’à acquérir ; dans une nation libre on travaille plus à acquérir qu’à
conserver. » Et encore : « Le mal presque incurable est lorsque la dépopulation vient de
longue main par un vice intérieur et un mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri par
une maladie insensible et habituelle : nés dans la langueur et la misère… ils se sont
vus détruire, souvent sans sentir les causes de leur destruction. Les pays
désolés par le despotisme ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques en
sont deux grands exemples. »
Or, de tous les gouvernements despotiques, l’Etat collectiviste est celui qui développe
le plus en lui cette cause de ruine matérielle et morale : « De tous les
gouvernements despotiques, il n’y en a point qui s’accable plus
lui-même que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre et
l’héritier de tous ses sujets ; il en résulte toujours l’abandon de la culture
des terres ; et si d’ailleurs le prince est marchand, toute espèce
d’industrie est ruinée. Dans ces Etats on n’améliore rien ; on ne bâtit des maisons que
pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ; on tire tout de
la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert… »
(Esprit, V, 14.)
Enfin, ailleurs, Montesquieu proteste non seulement, comme tout à l’heure, contre le
collectivisme, mais contre toute espèce de Socialisme. C’est dans le chapitre qui a pour
titre une formule singulièrement instructive par elle seule : « Qu’il ne
faut point régler par les principes du droit politique les choses qui dépendent des
principes du droit civil. » Ce chapitre est tout un traité de la propriété
individuelle et pour la propriété individuelle. Il fait de celle-ci
une des deux lois essentielles et fondamentales de l’état de société. « Comme les hommes
ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre sous des lois politiques, ils ont
renoncé à la communauté naturelle des biens pour vivre sous des lois civiles. Ces
premières lois leur acquièrent la liberté ; les secondes la propriété. » Or, il ne faut
pas décider par les lois politiques ce qui doit être décidé par les lois civiles.
« C’est un paralogisme de dire [en ce dernier cas] que le bien particulier doit céder au
bien public. Cela n’a lieu que dans les cas où il s’agit de l’empire de la cité ; cela
n’a pas lieu dans les cas 0ù il est question de la propriété des biens, parce que le
bien public est toujours que chacun conserve invariablement la
propriété que lui donnent les lois civiles. Cicéron soutenait que les lois agraires
étaient funestes, parce que la cité n’était établie que pour que chacun conservât ses
biens. Posons donc pour maxime que, quand il s’agit du bien public, le bien public n’est
jamais que l’on prive un particulier de son bien ou même qu’on lui
en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement politique. Dans ce cas il
faut suivre à la rigueur la loi civile qui est le palladium de la propriété. »
On peut donc dire que Montesquieu a un peu varié dans ses tendances, sinon dans ses
conclusions, sur le sujet de la propriété individuelle. Il a des inclinations ou plutôt
des curiosités socialistes. Il a des penchants, qui semblent plus forts, pour la
propriété individuelle. Il conclut enfin, ce me semble bien, contre le collectivisme,
par horreur de tout despotisme, et contre le socialisme en général par respect et amour
du droit personnel.
Mais, du reste, le socialisme sentimental, qui n’est qu’une forme de la charité
chrétienne ou tout simplement de l’humanité, ne lui est pas inconnu. Il faut lire son
chapitre sur les Règlements à faire entre le maître et les esclaves en
l’appliquant à nos sociétés modernes ; car il a été assez prouvé, et c’est l’évidence,
que le prolétaire moderne est dans une condition qui, sans être identique, est
infiniment analogue à celle de l’esclave antique. Or voici les traits essentiels de ce
chapitre (Esprit, XV, 17) : « Le magistrat doit veiller
à ce que l’esclave ait sa nourriture et son vêtement. Cela doit-être réglé par la loi.
Les lois doivent avoir attention qu’ils soient soignés dans leurs maladies et dans leur
vieillesse. Claude ordonna que les esclaves qui auraient été abandonnés par leurs
maîtres, étant malades, seraient libres s’ils échappaient. Cette loi assurait leur
liberté ; il aurait fallu assurer leur vie. »
Toutes les lois protectrices du prolétaire, esclave malheureux de l’industrie mécanique
et de la division du travail, esclave de la loi d’airain, esclave de la civilisation, et
qui doit trouver dans la civilisation même une compensation des maux dont elle est pour
lui la cause, toutes ces lois auraient donc certainement en Montesquieu un partisan et
un défenseur.
Telles sont les idées générales de Montesquieu sur l’individualisme et le socialisme,
idées suggestives, comme toujours, insuffisamment précises, insuffisamment poussées au
degré nécessaire de clarté, de force probante et de décision.
Rousseau, qui n’est pas beaucoup plus précis, et aussi bien il ne l’est jamais, peut
être considéré, tout compte fait, comme un socialiste. Le fond de Rousseau étant, à
travers des contradictions innombrables, l’amour de l’égalité et le culte de la
souveraineté nationale, par toutes sortes de chemins il devait, sinon aboutir, car il
n’y aboutit point, du moins tendre à une manière de socialisme. Il aime, non pas cette
égalité abstraite qui n’est que la prétendue égalité des droits entre le fort et le
faible, le riche et le pauvre ; mais cette égalité réelle, qui est la
suppression du fort et du riche et qui, déjà selon Montesquieu, est « l’âme même des
démocraties. »
Il ne va toujours pas jusqu’au bout à cet égard et il se contenterait d’une égalité
réelle relative, supprimant les excès de force et de faiblesse, de richesse et de
misère : « A l’égard de l’égalité il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de
puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance,
elle soit au-dessus de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des
lois ; et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir
acheter un autre, et nul assez pauvre pour être forcé de se vendre. »
(Contrat, II, 11.)
Ailleurs il fait la distinction classique entre les inégalités naturelles et les
inégalités sociales, montre que les secondes sont des dérivations et des aggravations
des premières, et qu’elles aboutissent enfin toutes à la seule ou presque seule
inégalité de richesse, qui marque le terme extrême de la corruption de la cité : « Je
conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités : l’une que j’appellerai
naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature et qui consiste dans la
différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit et de
l’âme ; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale ou politique parce qu’elle dépend
d’une sorte de convention et qu’elle est établie ou du moins autorisée par le
consentement des hommes. Celle-ci consiste dans différents privilèges dont quelques-uns
jouissent au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus
puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir… » — Cette inégalité politique naît avec
l’établissement social et va sans cesse en augmentant ; « Sans même que le gouvernement
s’en mêle, l’inégalité de crédit et d’autorité devient inévitable entre les
particuliers, sitôt que, réunis en une même société, ils sont forcés de se comparer
entre eux et de tenir compte des différences qu’ils trouvent dans l’usage continuel
qu’ils ont à faire les uns des autres… Entre ces différentes sortes d’égalité, la
richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce que, étant la
plus immédiatement utile au bien-être et plus facile à communiquer, on s’en sert
aisément pour acheter tout le reste ; observation qui peut faire juger assez exactement
de la mesure dont chaque peuple s’est éloigné de son institution primitive et du chemin
qu’il a fait vers le terme extrême de la corruption. »
La richesse inégalement répartie, signe de la corruption de l’Etat, active et hâte
elle-même cette corruption ; et dès lors l’Etat court rapidement vers sa ruine : « De
l’extrême inégalité des conditions et des fortunes, de la diversité des passions et des
talents, des arts inutiles, des arts pernicieux, des sciences frivoles, sortent des
foules de préjugés également contraires à la raison, au bonheur et à la vertu… et c’est
du sein de ces désordres et de ces révolutions que le despotisme, élevant par degré sa
tête hideuse et dévorant tout ce qu’il aperçoit, de bon et de sain dans toutes les
parties de l’Etat, parvient enfin à fouler aux pieds les lois et le peuple et à
s’établir sur les ruines de la République. »
Rousseau, comme on le voit, fait ici leur procès et à la société et à la propriété,
considérant que l’une est la conséquence directe et nécessaire de l’autre et qu’elles
dérivent toutes deux de la même erreur initiale ou du même premier malheur. C’est une
vue très juste, en ce sens que, sauf des cas très rares, il ne peut pas y avoir de
société sans propriété, ni de propriété, en état de civilisation, sans écart de plus en
plus sensible entre les conditions et les fortunes, et c’est du même amour pour la
simplicité, la frugalité et l’égalité que Rousseau déteste la propriété, la société et
la civilisation. C’est le sens profond de la fameuse apostrophe : « Le premier qui,
ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi » et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point
épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié
à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdus si vous
oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »
Que faire donc ? Il y a deux solutions. La solution collectiviste qui vient précisément
d’être indiquée ici : « la terre à personne et les fruits à tous », et la solution
anarchique : « Donc il ne faut pas de société. » Rousseau ne s’est pas arrêté à la
première, et il a comme reculé devant la seconde. Il ne dit point que ce qu’on a eu tort
de faire il faut le détruire, en supprimant la propriété personnelle ; et il confesse
qu’il n’ose conseiller de détruire la société elle-même : « Quoi donc ? Faut-il détruire
les sociétés, anéantir le tien et le mien et retourner vivre dans les forêts avec les
ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires, que j’aime autant prévenir que de
leur laisser la honte de la tirer. Ô vous… qui pouvez laisser au milieu des villes vos
funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos désirs effrénés,
reprenez, puisqu’il dépend de vous, votre antique et première innocence ; allez dans les
bois perdre la vue et la mémoire des crimes de vos contemporains, et ne craignez point
d’avilir votre espèce en renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices. Quant aux
hommes semblables à moi, dont les passions ont détruit pour toujours l’originelle
simplicité… tous ceux-là… respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont les
membres… Mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir
qu’à l’aide de tant de gens respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient,
et de laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités réelles que
d’avantages apparents. »
Esquivant une des deux solutions rationnelles et reculant devant l’autre, à laquelle
s’arrête-t-il ? Dans le Discours sur l’Inégalité et dans les Notes ajoutées à ce discours, ouvrages d’où les textes précédents sont tirés, il
n’a pas été jusqu’aux conclusions de ses raisonnements, et il est revenu comme à
mi-chemin de la carrière qu’il avait parcourue. Après avoir montré et les causes
profondes et les conséquences dernières de l’inégalité parmi les hommes, il n’a donné le
moyen ni de supprimer ces causes ni de remédier à ces conséquences, et s’est contenté de
protester contre l’inégalité elle-même : « Il suit de cet exposé que l’inégalité étant
presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement
de nos facultés et des progrès de l’esprit humain, et devient enfin stable et légitime
par l’établissement de la propriété et des lois. » — Donc, retour à l’état de nature et
abolition de la propriété et des lois qui la protègent ? — Non ! Ici déviation et retour
à mi-chemin : « Il suit encore que l’inégalité morale [politique]
autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel toutes les fois
qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité physique [toutes les fois
qu’elle ne concorde pas avec l’inégalité naturelle] , distinction qui détermine
suffisamment ce qu’on doit penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui règne parmi
tous les peuples policés ; puisqu’il est manifestement contre la loi de nature… qu’un
enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage et qu’une poignée
de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. »
— Voyez-vous ? Le factum à tendances soit anarchiques, soit collectivistes se termine
par des conclusions qui ne sont guère qu’une protestation contre l’organisation politique de l’ancien Régime.
Dans le Contrat social Rousseau s’est très peu occupé de la question de
propriété. Il faut signaler seulement deux passages où il esquisse la théorie de l’Etat
omni-possesseur et où il indique le système du partage égal ou à peu près égal. La
théorie de l’Etat omni-possesseur résulte tellement de la doctrine générale du
Contrat social qu’on l’en tirerait légitimement quand bien même
Rousseau ne l’en aurait pas tirée lui-même. Si l’Etat est omni-puissant il doit être
omni-possesseur, et s’il a tous les droits il doit avoir toutes les propriétés. C’est ce
que dit exactement Rousseau : « Chaque membre de la communauté se donne à
elle, au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font
partie… L’Etat, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens, par le
Contrat social, qui, dans l’Etat, sert de base à tous les droits. » — Et le
parallélisme entre l’omni-puissance et l’omni-possession est si parfait ou plutôt
l’identité de ces deux droits est si exacte, que, comme l’Etat impose sa « volonté
générale » au citoyen pour « le forcer à être libre », de même l’Etat, en confisquant
les biens des particuliers, les en investit et les en rend
véritablement propriétaires : « Loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la
communauté les en dépouille ; elle ne fait que leur en assurer la légitime possession,
changer l’usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété. »
Quoi qu’il en soit, l’État est le propriétaire transcendant de toutes les propriétés de
son territoire, et Rousseau a parfaitement bien vu que cette théorie du droit éminent de
propriété qui devait être la doctrine de la plupart des révolutionnaires, était celle
même de la royauté française, ce qui est absolument exact. « Les anciens monarques ne
s’appelaient que rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens, et semblaient se regarder comme les chefs des hommes
plutôt que comme les maîtres du pays. Ceux d’aujourd’hui s’appellent plus habilement
rois de France, d’Espagne, d’Angleterre : en tenant ainsi le terrain, ils sont bien sûrs
d’en tenir les habitants. »
Enfin, Rousseau marque, trop brièvement, que cette omni-possession constitue une sorte
d’égalité, mais théorique, et qui ne deviendrait réelle que par un partage sinon égal,
du moins équitable de tous les biens ; car « sous les mauvais gouvernements cette
égalité n’est qu’apparente et illusoire, et elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans
sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait, les lois sont toujours utiles à
ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où suit que
l’État social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et
qu’aucun d’eux n’a rien de trop. »
Donc dans Rousseau, tendances socialistes, dérivant tant de l’amour de l’égalité et de
la simplicité primitives que de la doctrine de la toute-puissance de l’État et de la
souveraineté nationale en prenant le mot dans tout son sens ; tendances restées à l’état
de penchants et d’aspirations, et dont Rousseau n’a pas voulu ou osé tirer toutes les
conséquences ; tendances enfin qui peuvent aboutir également soit au collectivisme, soit
au partagisme, soit à l’anarchie.
Voltaire est nettement anti-socialiste, de quelque sorte que soit ou puisse être le
socialisme, et quelque sens, limité ou étendu, qu’on donne à ce mot. Il en est resté
exactement à la lettre d’Usbek des Lettres persanes ou à sa
Défense du Mondain, qui n’est que la traduction en vers de la lettre
d’Usbek. Ce n’est pas lui qui admire le Paraguay. Il voit très bien que ce gouvernement
est très analogue à l’ancien gouvernement de Lacédémone ; mais il n’admire ni l’un ni
l’autre. Il fait l’analyse très exacte de la constitution et de l’organisation sociale
de ce singulier pays : « Voici la manière dont ce gouvernement, unique au monde, était
administré. Le provincial Jésuite, assisté de son conseil, rédigeait les lois, et chaque
recteur, aidé d’un autre conseil, les faisait observer ; un procureur fiscal, tiré du
corps des habitants de chaque canton, avait sous lui un lieutenant. Ces deux officiers
faisaient tous les jours le tour de leur district et avertissaient le supérieur Jésuite
de tout ce qui se passait. Toute la peuplade travaillait et les ouvriers de chaque
profession assemblés faisaient leur ouvrage en commun, en présence de leurs
surveillants, nommés par le fiscal. Les Jésuites fournissaient le chanvre, le coton, la
laine que les habitants mettaient en œuvre : ils fournissaient de même les grains pour
la semence et on recueillait en commun. Toute la récolte était déposée dans les magasins
publics. On distribuait à chaque famille ce qui suffisait à ses besoins ; le reste était
vendu à Buenos-Ayres et au Pérou… Les Jésuites distribuaient les denrées et faisaient
servir l’argent et l’or à la décoration des églises et aux besoins du gouvernement. Ils
eurent un arsenal dans chaque canton ; on donnait à des jours marqués des armes aux
habitants. Un Jésuite était préposé à l’exercice ; après quoi les armes étaient
reportées dans l’arsenal, et il n’était permis à aucun citoyen d’en garder dans sa
maison… »
Tout cela est parfaitement exact et très intéressant ; mais Voltaire ne nous dit point
ce qu’il en pense. Il se borne à dire que c’était le gouvernement de Sparte, avec cette
différence que « les Paraguéens n’ont point d’esclaves pour ensemencer leurs terres
comme les Spartiates, et que ce sont eux qui sont les esclaves des Jésuites. » — Rien de
plus que cette épigramme. On ne saura jamais ce que Voltaire a pensé du seul
gouvernement collectiviste qui ait existé dans les temps historiques.
Il n’est pas à croire qu’il en pense beaucoup de bien ; car dans les Idées
républicaines, quarante ans après la lettre d’Usbek et vingt-cinq ans après
le Mondain, il professe absolument la théorie de la Défense du
Mondain et d’Usbek : « Une loi somptuaire, qui est bonne dans une République
pauvre et destituée des arts, devient absurde dans une ville devenue industrielle et
opulente. C’est priver les artistes du gain légitime qu’ils feraient avec les riches ;
c’est priver ceux qui ont fait des fortunes du droit naturel d’en jouir ; c’est étouffer
toute industrie ; c’est vexer à la fois les riches et les pauvres. — On ne doit pas plus
régler les habits du riche que les haillons du pauvre. Tous deux également citoyens,
doivent être également riches. Chacun s’habille, se nourrit, se loge comme il peut. Si
vous défendez au riche de manger des gélinottes, vous volez le pauvre qui entretiendrait
sa famille du prix du gibier qu’il vendrait au riche. Si vous ne voulez pas que le riche
orne sa maison, vous ruinez cent ouvriers. Le citoyen qui, par son faste, humilie le
pauvre, l’enrichit par ce même faste beaucoup plus qu’il ne l’humilie. L’indigence doit
travailler pour l’opulence afin de s’égaler un jour à elle… Les lois somptuaires ne
peuvent plaire qu’à l’indigent oisif, orgueilleux et jaloux, qui ne veut ni travailler
ni souffrir que ceux qui ont travaillé jouissent. »
Rencontrant cette pensée de Pascal : « Sans doute que l’égalité des biens est juste… »
Voltaire ne peut contenir son indignation : « L’Egalité des biens n’est pas juste ! Il
n’est pas juste que les parts étant faites [Oui ; mais par qui ? ], des étrangers,
mercenaires qui viennent m’aider à faire mes moissons en recueillent autant que
moi »7 .
Je n’ai pas besoin de dire que le socialisme latent du Discours sur
l’Inégalité a irrité Voltaire bien plus encore que celui de Pascal : « Le
grand défaut de tous ces livres à paradoxes n’est-il pas de supposer la nature humaine
autrement qu’elle n’est ? Si les satires de l’homme et de la femme, écrites par Boileau,
n’étaient pas des plaisanteries, elles pécheraient par cette faute essentielle de
supposer tous les hommes fous et toutes les femmes impertinentes. Le même auteur, ennemi
de la société, semblable au renard sans queue qui voulait que tous ses confrères se
coupassent la queue, s’exprime ainsi d’un ton magistral : « Le premier qui, ayant enclos
un terrain… » — Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le
bienfaiteur du genre humain, et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à
ses enfants : « Imitons notre voisin. Il a enclos son champ ; les bêtes ne viendront
plus le ravager, son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le nôtre comme il a
travaillé le sien ; il nous aidera et nous l’aiderons. Chaque famille cultivant son
enclos nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous
tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce et nous
vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet veut nous faire
ressembler. » Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou
sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ? Quelle est donc l’espèce de
philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine
jusqu’au Canada ? N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tousles riches fussent
volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ? Il
est vrai que si toutes les haies, toutes les forêts, toutes les plaines étaient
couvertes de fruits nourrissants et délicieux, il serait impossible, injuste et ridicule
de les garder, d’en faire des propriétés gardées. S’il y a quelques
îles où la nature prodigue les aliments et tout le nécessaire sans peine, allons-y vivre
loin du fatras des lois ; mais dès que nous les aurons peuplées, il faudra revenir au
tien et au mien et à ces lois qui très souvent sont fort mauvaises, mais dont on ne peut
se passer. »
Voltaire revient à ce passage, qui lui tient au cœur, dans l’A. B. C. : « B. — Voici ce
que j’ai lu dans une déclamation qui a été connue en son temps ; j’ai transcrit ce
morceau qui m’a paru singulier : « Le premier qui ayant enclos un terrain… » — C. — Il
faut que ce soit quelque voleur de grand chemin bel esprit qui ait écrit cette
impertinence — A. — Je soupçonne seulement que c’est un gueux tort paresseux ; car, au
lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter,
et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très joli village de
formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable. » Ailleurs,
c’est-à-dire dans les Entretiens d’un sauvage et d’un bachelier, il va un
peu plus loin dans la question et il me semble avoir entrevu la différence du droit et de la justice. La justice, c’est sans doute l’égalité ; et le
droit n’est que la consécration par la loi d’une première inégalité, que cette première
inégalité vienne d’une faveur de Dieu, du fait de première occupation ou ce qui est plus
probable, de la force. Sans remonter aux origines, Voltaire est pour le droit : « Le Bachelier : Çà, dites-moi, qui a fait les lois
dans votre pays ? — Le Sauvage : L’intérêt public. — Le
Bachelier : Ce mot dit beaucoup ; nous n’en connaissons pas de plus énergique :
comment l’entendez-vous, s’il vous plaît ? — Le Bachelier : J’entends
que ceux qui avaient des cocotiers et du mais ont défendu aux autres d’y
toucher et que ceux qui n’en avaient pas ont été obligés de travailler pour avoir
le droit d’en manger une partie. Tout ce que j’ai vu dans mon pays et dans le vôtre
m’apprend qu’il n’y a pas d’autre esprit des lois. »
Enfin Voltaire s’est trouvé un jour en face du collectivisme proprement dit, en 1767,
en lisant un livre que je n’ai pas pu retrouver et dont j’ignore l’auteur,
l’Ordre essentiel des Sociétés.L’auteur y soutenait sans doute le
collectivisme royal, c’est à-dire le droit éminent de propriété, qui est au roi, poussé
jusqu’à la pratique, et le roi possédant réellement toutes les terres et les
administrant selon son gré. C’est le collectivisme pur. Voltaire proteste : « J’ai lu
une grande partie de l’Ordre essentiel des Sociétés. Cette essence m’a
quelquefois porté à la tête, et m’a mis de mauvaise humeur. Il est bien certain que la
terre paye tout. Quel homme n’est pas convaincu de cette vérité ? mais qu’un seul homme
soit propriétaire de toutes les terres ; c’est une idée monstrueuse, et ce n’est pas la
seule de cette espèce dans ce livre, qui d’ailleurs est profond, méthodique et d’une
sécheresse désagréable. »
On multiplierait sans profit les citations sur cette affaire. Voltaire sur ce point a
peu étudié, peu creusé et a toujours répété la même chose, à savoir : La propriété est
sacrée. Il ne faut pas en rechercher l’origine. Elle est un immense progrès sur l’état
de nature, s’il a existé, et sur l’état nomade. Elle crée des inégalités. Ces inégalités
sont bonnes, et les grandes fortunes et le luxe sont des stimulants sociaux et des
sources artificielles de richesse qui font vivre le pauvre mieux qu’il ne vivrait s’ils
n’existaient pas. Sur ce dernier article qui est l’extrémité du système, Voltaire, grand
propriétaire, ne l’oublions pas, — et je ne le dis point par épigramme, mais parce qu’il
était très naturel que le seigneur de Ferney considérât ce qu’était devenu le désert
qu’il avait assaini, fécondé, enrichi et peuplé, et en tirât des conclusions — Voltaire,
donc, est très formel, très décisif et de plus en plus, à mesure qu’il avance. Il en
inquiète les éditeurs de Kehl, qui ne, peuvent s’empêcher de dire qu’il ne faut pas que
cette inégalité aille trop loin ; que moins cette inégalité est grande, plus la société
est heureuse, et qu’il faut donc que les lois, en laissant à chacun la faculté
d’acquérir des richesses et de jouir de celles qu’il possède, tendent à diminuer
l’inégalité par le partage égal des successions, la limitation de la liberté de tester,
l’abolition des traitants, la suppression des gros traitements, etc.
Ce qu’il y a de curieux, c’est que Frédéric II lui-même ne donne point dans cette
théorie de l’utilité des grandes fortunes et du grand luxe. Voltaire lui avait envoyé
la Défense du Mondain avec prière de lui en dire son avis. Frédéric de
Prusse lui fit des compliments et des critiques de détail ; mais ne lui répondit rien
sur le fond, du moins à cette époque. Il lui répondit après réflexion, 37 ans plus tard,
et alors il ne dissimule pas qui’il penche pour les pays pauvres : « … Dans tous les
pays où le culte de. Plutus l’emporte sur celui de Minerve, il faut s’attendre à trouver
des bourses enflées et des têtes vides. L’honnête médiocrité convient le mieux aux
Etats. Les richesses y portent la mollesse et la corruption : non pas, qu’une République
comme celle de Sparte puisse subsister de nos jours ; mais en prenant un juste milieu
entre le besoin et le superflu, le caractère national conserve quelque chose de plus
mâle, de plus propre à l’application, au travail, et à tout ce qui élève l’âme. Les
grands biens font ou des ladres ou des prodigues. Vous ‘me comparerez peut-être au
renard de La Fontaine, qui trouvait trop aigres les raisins où il ne pouvait atteindre,
Non, ce n’est pas cela ; mais des réflexions que la connaissance de l’histoire et ma
propre expérience me fournissent. Vous m’objecterez que les Anglais sont opulents et
qu’ils ont produit de grands hommes. J’en conviens ; mais les insulaires ont en général
un autre caractère que ceux du continent, et les mœurs anglaises sont moins molles que
celles des autres Européens. Leur genre de gouvernement diffère encore du nôtre ; et
tout cela joint ensemble forme d’autres combinaisons…
Ne vous étonnez pas de la tournure de cette lettre : l’âge amène les réflexions, et le
métier que je fais m’oblige de les étendre le plus qu’il est possible. »
Montesquieu, curieux de socialisme comme de toutes sortes d’organisation sociale, et
sachant l’expliquer comme il explique tout, jusqu’au fond ; mais trop individualiste et
trop hostile à tout ce qui contient le despotisme pour ne pas revenir très vite à la
doctrine de la propriété individuelle ; — Rousseau socialiste et même collectiviste dans
l’âme, mais timide le plus souvent, encore qu’audacieux par échappées, sur cette
question, et revenant de ses vives algarades jusqu’à une sorte de tempérament et de
demi-mesure très analogues aux idées de Frédéric II ; — Voltaire pur et simple
individualiste et pur et simple propriétaire ; croyant très sincèrement et non sans bons
arguments, que la richesse même est dans l’intérêt du pauvre et ne voyant pour soulager
celui-ci, comme nous nous en rendrons compte plus loin, que des réformes
administratives : voilà, je crois, l’idée qu’il faut se faire de l’état d’esprit des
trois grands philosophes du XVIIIe siècle sur la « question
sociale. »
La question de la centralisation et de la décentralisation a été peu discutée au cours du
XVIIIe siècle. La France de l’ancien Régime souffrait à la fois de
centralisation et de décentralisation.
Elle souffrait d’une centralisation politique absolue, tous les pouvoirs politiques étant
réunis dans la même main ou dans les mains d’un conseil des ministres très restreint et
très irresponsable.
Elle souffrait d’une décentralisation judiciaire très incommode étant encombrée de
justices parlementaires, de justices seigneuriales et de justices ecclésiastiques et jugée
selon une trentaine de coutumes, c’est-à-dire de lois différentes, de telle sorte que
savoir par qui l’on devait être jugé, où l’on devait être jugé, étaient deux premières
questions embarrassantes et périlleuses, et que, ensuite, on gagnait ou perdait très
légalement sa cause selon le lieu où elle se trouvait portée et que « juste en deçà de
chaque ruisseau, injuste au-delà » était précisément la maxime fondamentale du système
judiciaire.
Elle souffrait d’une décentralisation ou plutôt d’une anarchie administrative qui était
une merveille d’incohérence, les pouvoirs des intendants, des gouverneurs de province, des
seigneurs et des communes, sans compter ceux des Etats dans certaines provinces, se
contrariant sans cesse par manque de limitation précise entre eux.
Elle jouissait d’une décentralisation intellectuelle très précieuse et toute naturelle,
par l’effet du manque de communications rapides ; et les grandes villes étaient encore des
foyers de science, de talents, et d’enseignement que Paris n’avait pas éteints en les
absorbant.
Dans ces conditions, les mêmes hommes pouvaient, et devaient être centralisateurs en
certaines choses et décentralisateurs en certaines autres, comme, du reste, maintenant
encore. Mais, d’une part, comme, au XVIIIe siècle, les politiques et
publicistes s’étaient occupés plutôt de politique générale que de tout autre objet, et
d’autre part la centralisation politique étant le bien ou le mal le plus éclatant de
l’époque et qui frappait le plus tous les yeux ; c’est sur cette dernière affaire que tous
les écrivains politiques — excepté Voltaire —, ont porté le plus grand effort de leur
attention.
Montesquieu semble avoir été très partisan des républiques fédératives et les avoir
considérées comme l’idéal même du gouvernement. Au fond très républicain, et à vrai dire
dans le système qui a sa faveur le souverain n’est guère qu’un président de République, il
connaît admirablement le double vice des Républiques : à savoir que si elles sont étendues
elles aboutissent toujours au despotisme, que donc il faut qu’elles soient petites ; et
que si elles sont petites elles sont conquises ; d’où il suit que « les hommes auraient
été forcés de vivre toujours sous le gouvernement d’un seul s’ils n’avaient imaginé le
gouvernement fédératif. »
Il définit très nettement cet état politique de la manière suivante : « Cette forme de
gouvernement est une convention, par laquelle plusieurs corps politiques consentent à
devenir citoyens d’un Etat plus grand, qu’ils veulent former. C’est une société de
sociétés qui en font une nouvelle qui peut s’agrandir par de nouveaux associés, jusqu’à ce
que sa puissance suffise à la sûreté de ceux qui se sont unis. »
Toutes sociétés, tous Etats ne sont pas propres, selon Montesquieu, à former, en
s’unissant, une bonne république fédérative. Il est très difficile, par exemple, de former
une république fédérative avec de petites monarchies. La monarchie répugne à la
confédération. Les Cananéens furent détruits, parce que c’étaient de petites monarchies
qui n’avaient pas réussi, même pour la défense, à former une confédération véritable. Il
est difficile également, et peut-être plus, de former une république fédérative avec des
républiques et des monarchies. Cela tient à ce que les complexions, pour ainsi dire, des
républiques et des monarchies sont différentes ; « l’esprit de la monarchie est la guerre
et l’agrandissement, l’esprit de la république est la paix et la modération. » — C’est un
peu cela ; mais ce n’est pas, sans doute, cela seulement ; car on a vu des monarchies très
pacifiques et des républiques très belliqueuses ; mais il faut au moins ajouter que la
similitude d’origine et d’autorité est, naturellement, à peu près nécessaire dans le
conseil d’une république fédérative entre les hommes composant ce conseil. Or, un roi et
un président de république tiennent leur autorité de sources si différentes et ont une
autorité si différente elle-même qu’ils ne sont pour ainsi dire pas de même nature et
qu’il leur est difficile de s’entendre et même de délibérer ensemble. C’est un peu des
Etats généraux où se rencontrent Noblesse, Clergé et Tiers. Ils ne peuvent s’entendre et
poursuivre un objet commun que quand l’un a absorbé les deux autres.
Quelles que soient les raisons de cette incompatibilité d’humeurs, les républiques
fédératives, composées de petites républiques et de petites monarchies, ne sont pas
viables. « La République fédérative d’Allemagne est composée de villes libres et de petits
Etats soumis à des princes. L’expérience fait voir qu’elle est plus imparfaite que celle
de Hollande et de Suisse. » — Une autre expérience a fait voir que dans ce cas c’est une
des petites monarchies, qui, s’agrandissant et se fortifiant au sein de la confédération,
finit par mettre fin à la confédération en la dévorant. C’est ce qui est arrivé en Grèce
« lorsque les rois de Macédoine obtinrent une place parmi les Amphictyons. »
Ces considérations si justes sont applicables même aux alliances ; car une alliance est
une demi-confédération. Il est peu probable qu’une alliance entre une république et une
monarchie dure longtemps, à moins que la république ne se résigne à devenir une sorte de
vassale de la monarchie. Autrement la mobilité et l’instabilité naturelle à la république
inquiétera la monarchie, et elle renoncera à une convention où elle n’aura pas de
garantie.
Donc, les républiques fédératives les meilleures, et même les seules qui puissent former
un véritable organisme, sont celles qui sont composées de petites républiques. Telle la
Hollande, telle l’Helvétie. Il est essentiel que, comme c’est une loi de la Hollande,
aucun des Etats confédérés ne puisse contracter une alliance particulière sans le
consentement des autres. « Une république qui s’est unie [à d’autres] par une
confédération politique s’est donnée entière et n’a plus rien à donner. »
A ces conditions et dans ces conditions, une république fédérative est un admirable
gouvernement. Il concilie toutes choses et combine en lui toutes les supériorités. « Il a
tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain et la force extérieure du
monarchique. » Cette sorte de république, capable de résister à la force extérieure, peut
se maintenir dans sa grandeur sans que l’intérieur se corrompe. « La forme de cette
société prévient tous les inconvénients. » — Aussi bien, sans compter que « ce furent ces
associations qui firent fleurir si longtemps le corps de la Grèce », ce fut par elles
aussi « que les Romains attaquèrent l’Univers » et ce fut par elles aussi « que l’Univers
se défendit contre eux ; car lorsque Rome fut arrivée au comble de la puissance, ce fut
par des associations derrière le Danube et le Rhin que les Barbares purent lui
résister. »
Montesquieu a expliqué très bien et les avantages du fédéralisme et comment plusieurs
nations passent de l’état dispersé à l’état fédéraliste et forment une confédération ;
mais il n’a pas envisagé le cas où une nation centralisée passe ou veut passer à l’état
fédéraliste et comment ce passage peut se faire. A la vérité, je crois que cette
transformation n’a jamais eu lieu et qu’il est très difficile qu’elle se fasse. La grande
nation qui souffre de la centralisation doit se décentraliser sans aller jusqu’au
fédéralisme. Si elle essayait d’aller jusque-là, il est probable qu’elle ne se
fédéraliserait pas, mais qu’elle se disloquerait. L’Empire romain, trop vaste, devenu trop
lourd à lui-même, ne s’est pas fédéralisé. Il s’est coupé en deux et a formé deux empires,
centralisés encore et autant l’un que l’autre. Le fédéralisme retarde la centralisation ;
mais quand la centralisation s’est faite, l’excès où elle se porte ne ramène pas au
fédéralisme ; il mène à l’impossibilité de vivre ; et le corps national se désagrège.
Rousseau a été sur cette affaire exactement dans les idées de Montesquieu. Comme
Montesquieu, et plus que lui, il croit que les petites nations seules sont capables du
gouvernement républicain ; et que, pour se défendre contre des voisins puissants, elles
doivent se confédérer entre elles. Il a plus d’une fois indiqué d’un mot bref cette
conception ; mais jamais il ne l’a développée ; jamais il n’est entré, à cet égard, dans
aucun détail.
Voltaire ne s’est même pas posé la question de décentralisation politique. Pour lui,
monarchiste fervent, le roi doit avoir tous les pouvoirs, et, particulièrement en
France, un des vices de la constitution est qu’il n’en a pas assez, comme nous verrons
qu’il l’affirme quand nous nous occuperons du pouvoir judiciaire et des Eglises. — Pour
ce qui est de la centralisation législalive, un des honneurs de Voltaire est de l’avoir
réclamée avec insistance pendant trente ans, ne pouvant souffrir que la France fût
gouvernée et surtout jugée selon trente coutumes différentes, ce qui était la cause
d’inextricables difficultés et une des causes de la misère publique.
Pour ce qui est de l’administration, ce n’est pas précisément une centralisation que
demande Voltaire, c’est une simplification. Il voudrait, et avec raison, que les
provinces ne fussent gouvernées que par les intendants et non partie par les intendants,
partie par les gouverneurs, sans compter le reste.
Quant à la participation des populations à l’administration de leurs provinces, Etats
provinciaux, conseils généraux, conseil municipaux, Voltaire ne s’est jamais occupé de
cette question. Il est à croire que ces « corps intermédiaires » ne lui auraient pas plu
le moins du monde, comme limitant l’autorité royale, qu’il ne trouve jamais assez
étendue ; mais enfin il n’a jamais eu l’occasion, n’ayant jamais habité un « pays
d’Etats », de s’expliquer là-dessus8. En résumé, il est énergiquement centralisateur, et — étant
donnés les objets auxquels il applique ses idées centralisatrices, unification de la
loi, administration judiciaire, administration financière, — il se trouve qu’il a
raison.
La liberté politique, la liberté générale d’un pays dépend essentiellement de deux
choses : le vote des impôts par les contribuables, l’indépendance de ceux qui jugent. Aces
deux conditions un peuple est libre, n’eût-il ni régime parlementaire, ni responsabilité
des ministres, ni responsabilité des fonctionnaires. Ce sont les deux conditions
nécessaires suffisantes.
Je ne dis pas que dans un tel pays l’homme soit libre. Pour que l’homme
soit libre il faut que les Droits de l’homme soient démêlés, proclamés, fassent partie de
la constitution et surtout soient respectés ; mais enfin, avec l’impôt voté par les
contribuables et les juges indépendants, le peuple est libre en son ensemble, comme
peuple. Il n’est pas en état de despotisme. Il relève de soi. C’est à ces deux signes
qu’on reconnaît qu’un peuple est en république, de nom ou de fait, mais réelle ; ou qu’il
est en monarchie, déclarée ou déguisée, mais réelle.
La France de l’ancien Régime était en monarchie, puisque les contribuables n’y votaient
pas l’impôt ; mais elle tenait quelque chose de l’Etat libre ; car sa magistrature était
absolument indépendante. On sait qu’elle était la seule nation d’Europe dans ce cas, ce
que Voltaire rappelle sans cesse, pour lui en faire honte. Cela tenait à un simple
accident historique. François Ier, tout simplement pour avoir de
l’argent, et certes sans s’occuper d’acheminer son peuple vers la condition d’un peuple
libre, avait mis en vente les charges de judicature. C’est la vénalité des charges qui fit
l’indépendance de la magistrature. Autrement dit, on était jugé en France, sous l’ancien
Régime, par des notaires. Comme les notaires de notre temps, les magistrats achetaient
leurs charges ou en héritaient et les vendaient ou les transmettaient à leurs descendants.
Ils en étaient absolument propriétaires, et il suffisait, pour qu’ils l’exerçassent,
qu’ils eussent passé les examens constatant leurs capacités juridiques. Ils étaient donc
aussi indépendants que le sont les notaires de nos jours ; ils l’étaient absolument.
C’étaient la seule limite sérieuse, parce qu’elle était permanente, de l’autorité
royale.
Elle l’était tellement que certains abus de l’autorité royale étaient nés précisément de
cette gêne qu’elle ressentait. Le « lit de justice » est une manière de petit coup d’Etat.
C’est le pouvoir royal disant à un moment donné : « Il n’en est pas moins que je suis le
seul maître. » — Les lettres de cachet étaient des façons de petits coups d’Etat contre
les personnes. C’est le pouvoir royal disant à quelqu’un : « A votre égard le cours
régulier de la justice est suspendu. A votre égard la constitution est suspendue. » — Mais
ces abus, s’ils étaient des atteintes à l’indépendance de la magistrature, en étaient le
signe. Le pouvoir en notre temps ne fait pus de lit de justice, parce qu’il n’en a pas
besoin. Le pouvoir actuel ne signe pas de lettres de cachet, parce qu’il n’en a que faire.
Un ministre d’aujourd’hui pourrait dire : « Du moment que c’est moi qui nomme les juges,
je n’ai pas besoin de lettres de cachet. »
Comme il arrive toujours, la magistrature étant le seul corps indépendant de l’Etat,
était devenu comme le refuge, et l’appui des libertés publiques, et par suite s’était
transformé en « pouvoir. » Elle s’était arrogé, sans aucun droit, l’office de censeur de
la Royauté. Elle refusait d’enregistrer les édits qu’elle n’approuvait pas ; et elle
faisait, dans ce cas, des remontrances motivées. C’était inconstitutionnel en soi et
constitutionnel par l’usage. C’était une suite naturelle de l’organisation judiciaire
elle-même et du caractère qu’elle avait pris. Du moment qu’elle était le seul corps du
royaume qui fût indépendant, tout ce qui dans le royaume était indépendance ou se
réclamait de la liberté, ressortissait à ce corps-là. Les Parlements étaient par leur
nature même l’opposition ; et ils ne pouvaient pas être autre chose ; tout en pouvant
l’être avec sagesse, modération, perspicacité et pour le bien même de l’Etat.
Il va sans dire que, comme tout corps de ce genre, sous le régime d’une constitution non
écrite et très confuse, ils étaient puissants quand le pouvoir était faible, et faibles, à
ne plus sembler exister politiquement, quand le pouvoir était fort.
Montesquieu, comme magistrat ; comme ennemi du despotisme ; comme partisan de tout ce qui
limite, entrave, gêne ou tempère le despotisme ; comme partisan des lois ; comme partisan
d’un « dépôt des lois » et d’un corps qui en ait le dépôt, c’est-à-dire d’un sénat
conservateur de la constitution ; comme partisan des pouvoirs intermédiaires ; comme
partisan de la séparation des pouvoirs ; est l’ami déclaré des Parlements et de
l’indépendance de la magistrature.
Pour lui c’est la clef de voûte même de son système. Elle est plus importante peut-être
pour lui que la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il ne l’a pas
dit, mais je suis sûr qu’il est de cet avis. Car remarquez : un seul pouvoir fait la loi
et l’exécute ; c’est très mauvais ; mais si, comme législateur, il rencontre, avant
d’exécuter sa loi, quelqu’un qui ne l’enregistre pas et qui la frappe de nullité, il sera
arrêté aussi bien comme exécutif que comme législateur. Le pouvoir judiciaire, sans qu’il
empiète et tel qu’il est, est donc un pouvoir doué du veto et qui se
place entre la loi et l’exécution de la loi, quand bien même loi et exécution de la loi
sont aux mêmes mains ; entre le législateur et l’exécutif, quand bien même législateur et
exécutif sont la même personne.
Et même à supposer que la magistrature n’exerce ni son office de dépositaire des lois, ni
son office de faiseur de remontrances, c’est-à-dire de censeur, il suffit qu’elle juge
avec indépendance pour être un frein très considérable à l’autorité royale et par
conséquent un asile de liberté et un ferment de liberté dans l’Etat. Le pouvoir central
atteint l’individu de deux façons : par le collecteur d’impôt et par le juge. Sur le
collecteur d’impôt, soutenu de ses satellites, le juge n’a pas de prise ; mais sitôt qu’il
s’agit de châtier un rebelle, un désobéissant ou simplement un homme qui déplaît, le juge
est là, dont on ne peut se passer et qui ne punit pas, qui n’envoie pas en prison ou aux
galères celui qu’il estime être dans son droit, dont il estime que le droit est lésé, ou
que simplement il trouve digne d’indulgence. Restreinte à cette mission, la magistrature
n’est plus un censeur ; mais elle reste un tribun du peuple.
Voilà pourquoi il faut qu’elle soit indépendante. En 1750 elle l’est en France, par un
hasard. Gardons-la telle, très précieusement.
Voilà les raisons de Montesquieu en faveur du maintien de la vénalité des charges, qui
n’est pas autre chose que l’indépendance du juge. Car enfin, cette indépendance, comment
l’assurer autrement ? Par l’inamovibilité ? D’abord on ne la respectera pas. Il se
trouvera bien un gouvernement, soit monarchique, soit républicain — et dans leur appétit
de despotisme, ils se valent, — qui suspendra à un moment donné cette inamovibilité sous
un prétexte quelconque. Il suffit d’une loi pour cela ; tandis que « la magistrature
vénale » se défend par son infáme vénalité elle-même. Si vous la supprimez, d’une part il
faudra la rembourser, et c’est de l’argent ; d’autre part il faudra payer la magistrature
nouvelle, et c’est de l’argent encore. Rien ne retient le pouvoir comme la perspective
d’avoir à débourser. L’opération de Maupeou a été une affaire devant laquelle on a reculé
très longtemps pour ces motifs, et qui, quand on s’y est décidé, a coûté beaucoup, et n’a
pas été pour peu dans les embarras financiers de cette époque. Une suspension de
l’inamovibilité ne coûte rien et se fait en un tournemain.
De plus l’inamovibilité ne constitue l’indépendance que pour le juge qui ne veut pas
avancer, et qui, juge d’arrondissement, pour premier poste, fait le ferme propos de n’être
jamais que juge d’arrondissement. Celui-là est absolument indépendant. Il fera preuve
d’indépendance et, dès lors, il sera « inamovible » de fait comme de droit, et jamais on
ne le remuera de son chef-lieu d’arrondissement. L’inamovibilité, ce n’est pas le
privilège de la magistrature, c’est la punition du magistrat indépendant. Or, combien y
a-t-il de magistrats qui fassent le ferme propos de rester toute leur vie à leur poste de
début ? Un sur mille ; et j’en mets trop ; j’exagère. L’inamovibilité considérée comme
garantie de l’indépendance des magistrats est donc un pur rien.
Quoi donc ? Faire de la magistrature un corps autonome, se recrutant elle-même, comme une
académie ? Ce serait le système incomparablement le meilleur ; mais ce serait créer une
caste, ce que n’aiment ni les monarchies, ni les démocraties, ni même les aristocraties,
qui n’aiment de caste que celle qu’elles sont ; et ce système n’aurait pas été du goût de
Louis XV plus que de celui de la République française. — En tout cas, Montesquieu, qui
n’avait pas à y songer, puisque, telle qu’elle était, la magistrature de son temps était
une manière de caste, quoique mal définie, ne s’est pas arrêté à cette considération, et
nous n’avons pas à y insister ici.
A ces raisons générales Montesquieu en ajoute quelques-unes de particulières, dont
j’examine brièvement une, parce qu’elle a été relevée vertement par Voltaire : « La
vénalité des charges est bonne dans les Etats monarchiques, parce qu’elle fait faire comme
un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas entreprendre par la vertu. » — Voltaire
s’indigne : « La fonction divine de rendre la justice, de disposer de la fortune et de la
vie des hommes, un métier de famille ! » — Il y a pourtant dans la boutade de Montesquieu
un sens très sérieux, qu’il n’a eu que le tort, fréquent chez lui, de ne pas démêler pour
les yeux du lecteur inattentif. Montesquieu veut dire que la magistrature héréditaire,
qu’établit peu à peu la vénalité des charges, a des traditions, et rien n’est plus
nécessaire à une magistrature que d’avoir des traditions parce que les traditions sont une
jurisprudence. — « De quelle raison, ajoute Voltaire, l’ingénieux auteur soutient-il une
thèse si indigne de lui ? « Platon, dit-il, ne peut souffrir cette vénalité… Mais Platon
parle d’une république fondée sur la vertu, et nous parlons d’une monarchie. » —
Montesquieu donne un autre argument que Voltaire ne rapporte point et qui est plus
topique : « Dans une monarchie, quand les charges ne se vendraient pas par un règlement
public, l’indigence et l’avidité des courtisans les vendraient tout de même. » — Nous
voilà au point. Les offices de judicature se vendent toujours. Avec le système de vénalité
légale le magistrat achète sa charge ou en hérite ; avec le système de nomination du
magistrat par le pouvoir, le magistrat est payé de ses complaisances par l’avancement. En
passant de l’un des deux systèmes à l’autre, on remplace seulement la vénalité des charges
par la vénalité des juges. Mais dans le premier système le juge est indépendant du
pouvoir, et c’est peut-être l’essentiel.
Rousseau n’a donné que deux indications sur les choses concernant le pouvoir
judiciaire. D’une part, il proteste contre la multiplicité dès lois et coutumes : « A
l’égard du droit romain et des coutumes, tout cela, s’il existe, doit être ôté des
écoles et des tribunaux. On n’y doit connaître d’autre autorité que les lois de l’Etat ;
elles doivent être uniformes dans toutes les provinces pour tarir une source de
procès. » — D’autre part, toujours ennemi des pouvoirs intermédiaires, soucieux
« d’empêcher que l’esprit d’état ne s’enracine dans les corps aux dépens du
patriotisme », il voudrait qu’il n’existât pas de corps judiciaire ni même de carrière
judiciaire, et que le métier de juge fût une fonction transitoire, comme, chez les
Romains, on passait par la préture pour arriver au consulat : « La fonction de juge,
tant dans les tribunaux suprêmes que dans les justices terrestres, doit être un état passager d’épreuves sur lequel la nation puisse apprécier le mérite
et la probité d’un citoyen pour l’élever ensuite aux postes plus éminents dont il est
trouvé capable. Cette manière de s’envisager eux-mêmes ne peut que rendre les
juges très attentifs à se mettre à l’abri de tout reproche et leur donner généralement
toute l’attention et toute l’intégrité que leur place exige. »
Ce système, sans que Rousseau le dise, et sans doute il n’a pas cru même avoir besoin
de le dire, suppose les juges à l’élection. Car si leur nomination était au pouvoir
central, quel besoin aurait ce pouvoir d’essayer, d’éprouver et d’exercer dans les
tribunaux ses futurs fonctionnaires ? Il peut les essayer dans une foule d’autres postes
qui les préparent mieux à être intendants, lieutenants de police ou secrétaires d’Etat.
Rousseau veut donc dire que la nation essaye dans les fonctions de juges ceux dont elle
veut savoir si elle en fera des magistrats élus, des « consuls », proconsuls, etc. ; et
donc les juges seront élus par le peuple. — Certes, ainsi créés, ils seront indépendants
du côté du pouvoir ; mais ils ne le seront pas du côté du peuple, et ce sera, non
seulement leur intérêt et leur habitude toute naturelle, mais ce sera comme leur devoir
d’épouser les passions populaires que si souvent ils semblent avoir pour mission de
combattre et de réprimer. Les juges de Toulouse qui ont condamné Calas et Sirven ont
obéi, tout le monde, à commencer par Voltaire, l’a reconnu, aux passions « unanimes » de
la population de Toulouse et de la province. Le moyen que le jugement eût été autre,
n’eût pas été de faire nommer les juges de Toulouse par les Toulousains.
Ajoutez que, manquant d’indépendance du côté de la foule, les juges ainsi créés en
manqueraient un peu même du côté du pouvoir, du moins en république. En république le
pouvoir central est nommé, indirectement ou directement, parle peuple. En tous cas, le
gouvernement est l’état-major du parti qui a la majorité et sort d’elle. Ce même parti,
qui aurait la majorité, nommerait les juges comme il nommerait le gouvernement, dans le
même esprit et dans les mêmes préoccupations politiques. La nation serait donc pourvue
de lois, gouvernée et jugée par le même parti et les représentants divers, mais très
pareils, du même parti. Voilà une belle confusion des pouvoirs, voilà une belle
uniformité. C’est précisément ce que le partisan de la volonté
générale cherche sans doute, et que cette volonté générale s’impose par les
jugements comme par les lois et les actes de l’exécutif, et inspire également les uns,
les unes et les autres ; mais on peut être d’un autre avis.
Enfin, par sa magistrature « état passager », Rousseau met encore plus de politique, et
de politique militante, dans la magistrature, qu’il n’en met par l’élection. Si la
magistrature est une fonction transitoire dans laquelle le peuple essaye ses futurs
élus, c’est à dire que l’on ne sera juge que pour devenir député, sénateur et
« consul », mettons ministre. La magistrature ne sera qu’une corporation d’apprentis
politiciens. Non seulement elle sera politique par son origine, l’élection ; mais elle
le sera par ses ambitions, ses préoccupations, ses soucis perpétuels, et toutes ses
démarches seront politiques. Juge, député stagiaire. C’est la définition exacte du
système de Rousseau. Une carrière judiciaire sera une campagne électorale. Le système de
Rousseau ne me semble pas avoir d’avantages ; mais il a bien des inconvénients.
Ajoutons un mot sur une idée que Rousseau n’a pas suffisamment tirée au jour, mais
qu’évidemment il a eue comme en germe, et qu’il faut noter en passant, car elle est
d’importance. Rousseau semble avoir été comme à demi partisan du juge
remplaçant la loi. Je dis à demi partisan, car il veut des lois, et précises ; il
veut des codes ; il en veut trois, l’un politique, l’autre civil et l’autre criminel,
qui devront être enseignés non seulement dans les Universités, mais dans tous les
collèges, et dont la connaissance exacte sera exigée de tout homme entrant dans les
conseils délibérants de la nation. Mais en même temps il insiste sur cette idée que
« toutes les règles du droit naturel sont mieux gravées dans le cœur des hommes que dans
tout le fatras de Justinien : rendez-les seulement honnêtes et vertueux, et je vous
réponds qu’ils sauront assez de droit » ; et sur celle-ci, qui est à peu près la même :
« que les questions qui ne seront pas décidées dans les codes doivent l’être par le bon
sens et l’intégrité des juges. Comptez que quand la magistrature ne sera pour ceux qui
l’exercent, qu’un état d’épreuve pour monter plus, haut, cette autorité n’aura pas en
eux l’abus qu’on en pourrait craindre, ou que, si cet abus a lieu, il sera toujours
moindre que celui de ces foules de lois qui se contredisent, dont le nombre rend les
procès éternels et dont le conflit rend également le jugement arbitraire. »
(Considérations sur le gouvernement de Pologne.)
Il paraît donc que Rousseau désirait un code ne contenant que les lois essentielles et
aux lacunes duquel devait suppléer l’arbitraire éclairé et intègre du juge lui-même.
Mais il n’a pas assez développé cette vue pour qu’il y ait lieu de faire autre chose que
la signaler.
Voltaire a été partisan très décidé de la magistrature nommée exclusivement par le
gouvernement, continuellement sous sa main, et entièrement asservie à lui. Il veut que
le juge soit un pur et simple fonctionnaire. Il le veut d’abord parce qu’il est
absolutiste, et jamais un absolutiste ne trouve qu’il y a assez de fonctionnaires. Les
Parlementaires sont une limitation du pouvoir royal : ils doivent disparaître comme tels
et reparaître comme organe et accroissement du pouvoir royal. Le droit d’enregistrement
et le droit de remontrances sont de pures et simples usurpations : « On croit qu’Etienne
Boileau, prévôt de Paris du temps de saint Louis, fût le premier qui tînt un journal et
qu’il fût imité par Jean de Montluc, greffier du Parlement de Paris en 1313. Peu à peu
les rois s’accoutumèrent à faire enregistrer au Parlement plusieurs de leurs
ordonnances, et surtout les lois que le Parlement était obligé de maintenir. C’est une
opinion commune que la première ordonnance enregistrée est celle de Philippe de Valois
sur les droits de régale en 1332, enregistrée en 1334… Les traités de paix y furent
quelquefois enregistrés ; plus souvent on s’en dispensa. Rien n’a été stable, rien n’a
été uniforme… »
Quant aux « remontrances », on peut les considérer comme de droit naturel, « la loi
naturelle permettant de crier quand on souffre » ; mais elles n’ont jamais été une loi
formelle de l’Etat, « Les premières remontrances du Parlement de Paris furent adressées
à Louis XI par l’exprès commandement de ce roi, qui, étant alors mécontent du pape,
voulut que le Parlement lui remontrât publiquement les excès de la Cour de Rome », et
ce précédent lointain n’eut pendant très longtemps pas de suite. C’est depuis
l’établissement de la vénalité générale des charges de judicature que le Parlement
« remontra sur toutes sortes d’objets », et ces choses se tiennent naturellement.
« Depuis François Ier le Parlement fut continuellement en querelle
avec le ministère, ou du moins en défiance. » Il se regarda comme « le tuteur des rois »
et comme le défenseur des peuples. C’est ce que Charles IX lui reprocha, sa majorité
arrivée, en des termes qui marquent assez l’étendue des prétentions de cette assemblée :
« Je vous ordonne de ne pas agir avec un roi majeur comme vous avez fait pendant sa
minorité. Ne vous mêlez pas des affaires dont il ne vous appartient pas de connaître ;
souvenez-vous que votre compagnie n’a été établie par les rois que pour rendre la
justice suivant les ordonnances du souverain. Laissez au Roi et à son conseil les
affaires d’Etat ; défaites-vous de l’erreur de vous regarder comme les tuteurs des Rois,
comme les défenseurs du Royaume et comme les gardiens du Royaume. » — On en peut croire
un roi do France, en ces matières plus que Machiavel. Celui-ci dit que les Parlements
« font la force du roi de France. » Il a très grande raison en un sens. « Machiavel,
italien, voyait le pape comme le plus dangereux monarque de la chrétienté… et quand un
roi de France n’osait le refuser en face, ce roi avait son Parlement tout prêt, qui
déclarait les prétentions du pape contraires aux lois du royaume… Le roi s’excusait
auprès du pape en déclarant qu’il ne pouvait venir à bout de son Parlement… Mais ce
corps ne fit jamais la force des rois quand ils eurent besoin d’argent… » Dans ce cas le
Parlement renvoyait le roi aux Etats généraux et répondait comme le Premier Président
Jean de la Vaquerie : « Le Parlement est pour rendre la justice au peuple ; les
finances, la guerre, le gouvernement du roi ne sont point de son ressort. »
Et c’est cette compagnie de robins, qui ne tient sa puissance que de son argent, qui
ose traiter la royauté française de puissance à puissance ! C’est elle qui a, au temps
de la Fronde, « levé l’étendard contre la cour avant même d’être appuyée
par aucun prince \ » — « Cette compagnie, depuis longtemps, était regardée bien
différemment par la cour et par le peuple. Si l’on en croyait la voix de tous les
ministres et de la cour, le Parlement de Paris était une cour de justice faite pour
juger les causes des citoyens ; il tenait cette prérogative de la volonté des rois, il
n’avait sur les autres Parlements du royaume d’autre prérogative que celle de
l’ancienneté et d’un ressort plus considérable ; il n’était la cour des Pairs que parce
que la cour résidait à Paris ; il n’avait pas plus le droit de faire des remontrances
que les autres corps, et ce droit était encore une pure grâce… Ce corps, en tous les
temps, avait abusé du pouvoir que s’arroge naturellement un premier tribunal toujours
subsistant dans une capitale ; il avait osé donner un arrêt contre Charles VII et le
bannir du royaume ; il avait prononcé un procès criminel contre Henri III ; il avait en
tous temps résisté autant qu’il l’avait pu à ses souverains, et dans cette minorité de
Louis XIV, sous le plus doux des gouvernements et sous la plus indulgente des reines, il
voulait faire la guerre civile à son prince à l’exemple de ce Parlement d’Angleterre qui
tenait alors son roi prisonnier et qui lui fit trancher la tête. »
C’est là le principal motif de l’animosité de Voltaire contre le Parlement de Paris et
les Parlements de France en général. Il en avait d’autres. Les Lettres
anglaises ou Lettres philosophiques avaient été condamnées par
le Parlement de Paris et brûlées par la main du bourreau. Ce sont choses que Voltaire
pardonnait peu, et l’hostilité de Voltaire contre les Parlements est bien antérieure aux
affaires Calas, Sirven et d’Etallonde, comme on le voit assez par les premières éditions
de l’Histoire du Parlement de Paris écrite avant ces affaires et par le
chapitre IV du Siècle de Louis XIV.
Ajoutez que le Parlement de Paris et la plupart des Parlements de province étaient
anti-ultramontains, ce qui aurait dû désarmer Voltaire ; mais ils étaient jansénistes,
ce que Voltaire exécrait plus que tout au monde.
Pour toutes ces raisons, Voltaire attaqua les Parlements pendant à peu près toute sa
vie, et souhaita avec passion l’organisation d’un corps judiciaire qui n’eût aucun
pouvoir ni aucune indépendance et qui fût entièrement dans la main du roi et du
ministère. L’histoire du Parlement de Paris est un ouvrage d’érudition
très sérieuse ; mais, comme esprit, c’est un pur pamphlet, comme le Siècle de
Louis XIV est un pur panégyrique. Voltaire y insiste sur les cruautés des
Parlements à l’égard des protestants, en oubliant un peu de dire ou en ne disant pas
assez que ces abominations étaient ordonnées par le Roi lui-même, ce qui du reste ne
fait qu’excuser les Parlements. Il fait au Parlement de Paris le reproche d’avoir
repoussé l’ordonnance de Moulins, due au chancelier l’Hospital, en 1566, parce que cette
ordonnance contenait un article abolissant les Confréries, et, quelques fautes qu’on pût
reprocher aux Confréries, cette résistance était libérale. — Il cherche à rendre le
Parlement responsable de la Saint-Barthélemy, alors que l’arrêt du Parlement contre
Coligny déjà mort et contre Briquemont et Cavagnes fut imposé au Parlement en lit de
justice par Charles IX en personne et du reste rendue par une chambre improvisée, le
Parlement à cette époque étant en vacances. — Il ne fait point un crime au Parlement de
Paris, mais il ne le félicite pas non plus d’avoir commencé à faire son procès à
Henri III pour l’assassinat du duc de Guise et d’avoir, à ce propos, rendu le bel arrêt
suivant : « Vu par la cour, toutes les chambres assemblées, la requête à elle présentée
par dame Catherine de Clèves, duchesse douairière de Guise, qui, avertie
que ceux qui ont proditoirement meurtri les corps [des Guises] s’efforcent de
diffamer injurieusement leur mémoire par une forme de procès, ayant à cette fin député
certains prétendus commissaires au préjudice de la juridiction qui en appartient
notoirement à ladite cour par les rois de France, primitivement à tous autres juges
quels qu’ils puissent être ; au moyen de quoi, icelle suppliante a appelé et appelle de
l’octroi et exécution de ladite commission, requérant en être reçue appelante, et de
tout ce qui s’en est suivi et pourra s’ensuivre, comme de procédures manifestement
nulles et faites par des juges notoirement incompétents et ordonne commission lui être
livrée pour intimer, sur ledit appel, tant ceux qui ont expédié et délivré
ladite commission que les commissaires ; et néanmoins ordonner que dès à présent
défenses leur soient faites, sur peine d’être déclarés infracteurs des lois
certaines et notoires de France et comme tels punis , de passer
outre, … Tout considéré, ladite cour a reçu et reçoit ladite de Clèves appelante de
l’octroi de ladite commission, exécution d’icelle et de tout ce qui s’en est suivi et
pourra ensuivre… et cependant [en attendant] fait inhibition et défense particulièrement
aux commissaires et tous autres de passer outre… »
Voltaire enregistre avec satisfaction l’enregistrement par le Parlement de Paris de
l’édit du duc de Mayenne par lequel Charles de Bourbon était proclamé roi de France sous
le nom de Charles X ; l’arrêt par lequel il était défendu sous peine de mort d’avoir
aucune correspondance avec Henri de Navarre, et ordonné de reconnaître pour roi
Charles X et pour lieutenant général du royaume le duc de Mayenne ; et surtout ce
fantasque arrêt du Parlement de Toulouse que je reconnais qui doit être en exécration à
tout Français ; « La cour, toutes chambres assemblées, avertie de la miraculeuse,
épouvantable et sanglante mort de Henri III, advenue le premier de ce mois, a exhorté et
exhorte tous les évêques et pasteurs de faire, chacun en leurs églises, rendre grâce à
Dieu de la faveur qu’il nous a faite de la délivrance de la ville de Paris et autres
villes du royaume et a ordonné et ordonne, que tous les ans, le premier d’Auguste, on
fera processions et prières publiques en reconnaissance des bénéfices que nous a faits
ledit jour. »
Il n’y a rien à dire pour excuser le Parlement de Toulouse ; mais pour excuser celui de
Paris, il ne faut pas oublier que ceux des membres de ce Parlement qui n’obéissaient pas
aux Seize étaient à la Bastille et que les présidents et conseillers Brisson, Larcher et
Tardif étaient pendus haut et court, comme suspects, sans la moindre forme de
procès.
Voltaire insiste encore sur les hésitations que le Parlement éprouva à enregistrer
l’Edit de Nantes ; sur le rappel des Jésuites, en 1599, enregistré, quoique à regret,
par le Parlement ; sur la condamnation, du reste peu justifiable, de la maréchale
d’Ancre ; sur la résistance, un peu ridicule, mais qui avait ses raisons, apportée par
le Parlement, à l’établissement de l’Académie française qui était soupçonnée de vouloir
s’attribuer quelque juridiction sur la librairie ; sur toute la guerre de la Fronde ;
sur la cassation du testament de Louis XlV, qu’il ne peut pas condamner, mais au sujet
de laquelle il trouve moyen de faire ce reproche au Parlement qu’il s’est exprimé en
souverain ; sur toute la guerre janséniste-ultramontaine qui remplit la moitié du
XVIIIe siècle et où il condamne tout le monde, mais toujours avec
des épigrammes ou des duretés à l’endroit des Parlements, qui cependant livraient un bon
combat contre les exigences impérieuses et vexatoires de la cour de Rome.
C’est dans ces dispositions que les affaires Calas, Sirven, La Barre, trouvèrent
Voltaire. Il est incontestable que dans toutes ces affaires, Voltaire fut très sincère
et très convaincu ; mais il faut dire aussi qu’il était merveilleusement préparé par ses
passions à prendre le parti qu’il a pris. Les affaires Calas, Sirven et La Barre sont un
épisode de la campagne de Voltaire contre les Parlements, et c’est moins parce qu’il a
cru Calas, Sirven et La Barre injustement condamnés qu’il a exécré les Parlements que ce
n’est parce qu’il détestait les Parlements, car il les détestait d’avance, qu’il a cru
Calas, Sirven et La Barre innocents. — Calas était très probablement coupable ; Sirven
aussi, quoique ce soit un peu moins apparent ; La Barre l’était certainement, et
Voltaire ne le conteste pas ; seulement, avec raison, il le trouve trop puni, et c’est
dans cette affaire qu’il est le plus dans la vérité.
On ne connaît rien de ces affaires quand on n’a lu que Voltaire, bien entendu, et c’est
toujours le mot de l’avoué disant : « Je ne connais rien de la question : je n’ai
entendu que les avocats. » Il faut lire les pièces des procès ou, au moins, le résumé,
d’une sécheresse rassurante, qu’en a donné M. Masmonteil dans sa thèse de Doctorat en
droit, La législation criminelle dans l’œuvre de Voltaire, pour être
sûr au moins que : ni Calas fils ne s’est pendu ; ni la fille Sirven ne s’est étranglée
et noyée elle-même ; et que les contradictions et mensonges multipliés des Calas et
certaine disparition du cadavre de la fille Sirven rendent les Calas et les Sirven
infiniment suspects ; ceci ajouté que les Calas avaient un intérêt très grand à la mort
de Calas fils et les Sirven un intérêt assez grand à celle de la fille Sirven. Il y a eu
plus que des passions religieuses et politiques dans ces affaires, qui ne sont pas si
claires que Voltaire les a faites.
Quoi qu’il en soit, et, du reste, évidemment convaincu, ce que Voltaire a poursuivi
dans ces campagnes, c’est moins la réhabilitation des condamnés que la condamnation des
Parlements. Ce qui le montre, c’est qu’il a déployé la même passion dans l’affaire de
Morangiès, où il n’y avait ni mort d’homme ni passion religieuse, que dans les affaires
Calas, Sirven et La Barre. « A qui diable en a-t-il ? » disaient ses amis. « Le
Patriarche, dit Grimm, a manqué d’une vertu cardinale, à savoir de la prudence, en se
mêlant indiscrètement de la vilaine affaire de M. de Morangiès. » — « Il n’y a que
Voltaire, écrit Mme du Deffand à Walpole, qui ait un bon style ;
mais, hélas ! qu’en fait-il aujourd’hui ? Il devient l’avocat de tout le monde ; il m’a
envoyé quatre lettres qu’il aécrites à la noblesse du Gévaudan en faveur de M. le comte
de Morangiès, que je crois un fripon, et qui vient de gagner son procès contre des gens
aussi fripons que lui. »
A qui en avait Voltaire ? Mais d’abord, l’ancien clerc de procureur était processif de
son naturel, et quand il ne plaidait pas pour lui, il fallait qu’il plaidât pour les
autres, et, comme dît spirituellement M. Masmonteil, il était alors « comme ces avocats
qui finissent par plaider au civil après quelques succès retentissants d’assises. » — Et
ensuite il en voulait aux robins. On me dira que le Parlement de 1773 n’est plus le
Parlement détesté par Voltaire. Aussi n’est-ce point le Parlement qu’attaque Voltaire
dans l’affaire Morangiès, mais le Bailliage du Palais, reste impur de l’ancienne
magistrature, et c’est au Parlement nouveau qu’il en appelle. Le Bailliage du Palais a
condamné Morangiès le 23 mai 1773. C’est ce Bailliage que Voltaire crible de ses
épigrammes en en appelant au Parlement tout royal et tout ministériel, créé le 23
février 1771, devant lequel il s’incline et dont il dit : « Attendons respectueusement
l’arrêt d’un Parlement dont tous les jugements ont eu jusqu’ici les suffrages de la
France entière. » Et, de fait, le Parlement royal et ministériel donna raison à
Morangiès et à Voltaire le 3 septembre 1773. Ce fut presque son chant du cygne. Voltaire
célébra cette victoire en style lyrique, flétrissant la sentence « d’un Bailliage
prévenu et partial » ; proclamant que « la raison et l’équité ont dicté l’arrêt du
Parlement ; que la cabale est rentrée dans le néant et qu’il ne reste à ceux qu’elle
avait entraînés que la honte d’avoir été surpris par elle » ; que les membres du
Parlement « doivent être regardés comme les pères de la Patrie » et concluant ainsi :
« Cet exemple fera voir combien nous devons respecter et chérir des juges qui, n’étant
point entrés dans le sanctuaire de la justice par la porte de la vénalité, et choisis
par le roi pour être justes, avaient confondu eux-mêmes toute cabale, en s’occupant
uniquement de leurs devoirs sacrés. »
La vérité était que pour des raisons que j’ignore, et qui peuvent être bonnes, le roi
avait dicté l’arrêt du Parlement, et Voltaire, tant il est convaincu que les juges ne
doivent exister que pour exécuter les ordres du gouvernement, l’avoue lui-même avec
ingénuité : « Le roi, sans être instruit de la procédure, avait, par
les seules lumières d’un esprit éclairé et droit, déclaré la fable inventée par les
Véron ce qu’elle est en effet, le comble de l’absurdité la plus grossière et de l’audace
la plus effrénée. L’opinion du roi et de tous les hommes sages me rassurait. »
Quelques mois plus tard, l’ancien Parlement, rappelé, aurait peut-être donné raison à
M. de Morangiès ; mais du moins on n’aurait pas pu dire que, de l’aveu même des
acquittés et de leurs défenseurs, c’était le roi qui avait jugé, sans
connaître un mot de la procédure.
Ce fut une courte période de bonheur pour Voltaire que cette judicature du Parlement
Maupeou, qui alla do février 1771 à septembre 1774. Il salua l’avènement du Parlement
Maupeou avec des transports de joie. C’en était fait des « bourreaux », des « Busiris en
robes » et des Jansénistes, et de ces gens qui dans le procès du duc d’Aiguillon osaient
« inculper un pair du royaume », alors que le roi « déclarait que ce pair, n’avait rien
fait que par son ordre », ce qui, par conséquent, « était vouloir faire le procès au roi
lui-même. » — Il « bat des mains quand il voit que la justice n’est plus vénale », et
dit hautement « que ce règlement est le plus beau qui ait été fait depuis la fondation
de la monarchie. » Maupeou est « un homme de génie et d’un mérite distingué. » Pour lui,
il a « pris parti contre nos seigneurs sans aucun motif que son équité
et sa juste haine contre les assassins du chevalier de la Barre et du
jeune d’Etallonde, sans imaginer seulement qu’il y eût un homme qui pût lui en savoir gré. » Cela le brouille un peu avec Mme du
Deffand et tout à fait avec Choiseul ; mais il n’importe : « Je serai fidèle à votre
grand’maman [Mme de Choiseul] et à Monsieur son mari, écrit-il à
Mme du Deffand, tant que j’aurai un souffle de vie ; cela est bien
certain. Je ne crois point du tout leur manquer en détestant les pédants absurdes et
sanguinaires. J’ai abhorré, avec l’Europe entière, les assassins de Sirven, les
assassins de Calas, les assassins du chevalier de La Barre, les assassins de Lally, Je
les trouve dans la grande affaire dont il s’agit aujourd’hui, tout aussi ridicules que
du temps de la Fronde. Ils n’ont fait que du mal, et ils n’ont produit que du mal. Vous savez que d’ailleurs je n’étais point leur ami. Je suis fidèle à toutes
mes passions. Vous haïssez les philosophes et, moi, je hais les tyrans bourgeois.
Je vous ai pardonné toujours votre fureur contre la philosophie ; pardonnez-moi la
mienne contre la cohue des enquêtes. J’ai d’ailleurs pour moi le grand Condé qui disait
que la guerre de la Fronde n’était bonne qu’à être chantée en vers burlesques. »
Il écrit encore à Mme du Deffand un mois après : « Vous avez brûlé,
Madame, tout ce qu’on a écrit Sur les Parlements. Eh bien, brûlez donc encore cette
troisième édition d’un écrit composé à Lyon9 … Je vous répète que je ne serai jamais ingrat ; mais
que je n’oublierai jamais le chevalier de La Barre et mon ami le fils du Président
d’Etallonde, qui fut condamné au supplice du parricide pour une très légère faute de
jeunesse. Il se déroba par la fuite à cette boucherie de cannibales ; je le recommandai
au roi de Prusse, qui lui a donné une compagnie de cavalerie10. »
Il écrit à l’abbé Mignot : « Je ne donne pas six mois pour qu’on bénisse M. le
Chancelier de nous avoir délivré de trois cents procureurs… Je no donne pas deux années
aux ennemis de la raison et de l’Etat pour rentrer dans leur bon sens. » Il coopère, du
reste, dans la mesure de ses forces à l’ouvrage de M. Maupeou. Il écrit à M. d’Argence :
« Le droit est certainement du côté du roi ; sa fermeté et sa clémence rendront ce droit
respectable. » M. d’Argence lit cette consultation au présidial d’Angoulème qui « ne
vouloit pas enregistrer », obtient l’enregistrement et Voltaire fait connaître à Paris
ce service rendu. — Il’écrit le Traité plus haut mentionné, Les sentiments des
six Conseils, où il appuie vigoureusement le coup d’Etat du 23 février :
« Oui, tous les bons citoyens doivent persister à regarder l’établissement des six
nouveaux conseils comme le plus signalé bienfait dont le roi veut combler la nation… La
postérité
Il écrit contre Malesherbes la Réponse aux remontrances de la Cour des aides,
par un membre des nouveaux conseils souverains, où il fait dire au nouveau
conseiller que la nouvelle cour s’inspirera toujours du roi et de ses ministres, comme
c’est son premier devoir : « J’espère que la loi seule et non l’esprit de corps dictera
toujours mon avis ; qu’il ne sortira jamais de notre tribunal aucun arrêt qu’il ne soit
motivé… Que, lorsque la loi ne sera pas claire, nous consulterons les organes des lois
qui résident auprès du trône dont elles sont émanées. J’espère que le Roi, seul
législateur en France, donnera des règles suivant lesquelles nous ne livrerons point à
la torture, supplice pire que la mort, des hommes qui sont nos frères et qui peuvent
être innocents… Les lois et la police, voilà nos objets, nos fonctions et nos bornes. Le
gouvernement de l’Etat n’a jamais regardé la magistrature ; nous ne sommes ni princes,
ni pairs, ni grands officiers de la couronne, ni généraux d’armée, ni ministres… »
Dans cette pièce, destinée à être comme un manifeste officieux et qui fut remaniée de
concert par Maupeou et par Voltaire, celui-ci sent bien que l’opinion est effrayée de
perdre avec l’ancien Parlement un gardien et un défenseur des libertés publiques. Aussi
s’efforce-t-il, malgré les déclarations transcrites plus haut, de démontrer que le
nouveau Parlement n’en jouera pas moins le même rôle que l’autre : « Quel est l’avocat,
le gradué, qui, étant choisi pour magistrat, ne se fera pas un devoir de soutenir les
droits de la nation, les libertés de l’Église gallicane, qui sont les libertés de
l’Église universelle, et les lois anciennes qu’on appelle fondamentales ? Qui d’entre
eux ne s’empressera pas de porter au trône les plaintes du peuple quand le peuple sera
opprimé par les exacteurs ? Ces fonctions sont à la fois si essentielles et si nobles ;
elles sont si naturellement liées à la place qu’on occupe que si le Barigel de Rome
était nommé conseiller au Parlement, il penserait comme de Thou et comme l’abbé
Pucelle. »
Alors pourquoi avoir nommé un nouveau Parlement ? Il y a un certain désaccord entre la
platitude de la première partie de cette pièce et la fierté de la seconde.
Il y a surtout une erreur dont Voltaire n’est pas dupe, car elle est évidemment
volontaire. Non, l’indépendance du magistrat et son dévouement au bien public ne sont
pas « des fonctions naturellement liées à la place qu’il occupe », et il ne suffit pas
d’être nommé conseiller au Parlement pour être immédiatement un Malesherbes.
L’indépendance et le dévouement au bien public ne sont pas des fonctions. Ils ne sont
pas « liés à la place » ; ils sont liés à l’origine. Un magistrat nommé par le
gouvernement sera dévoué au gouvernement ; un magistrat qui n’aura été nommé par
personne sera un simple citoyen libre et s’inspirera de son intérêt, il est vrai, mais
aussi de l’intérêt public qui ne laissera pas d’être le sien.
Le nouveau Parlement, du reste, déçut un peu les belles espérances de Voltaire. Il
acquitta, il est vrai, Morangiès, et ce ne fut pas peut-être ce qu’il fit de mieux ;
mais il eut, sur ses derniers jours, la terrible affaire Goëzmann et Marin, qui prouva
que l’abolition de la vénalité des charges n’avait pas aboli la vénalité de la
magistrature et les Mémoires de Beaumarchais, qui ne contribuèrent pas
peu à le tuer. Voltaire fut navré de cet accident, tout en étant émerveillé de la verve
de Beaumarchais : « J’ai lu tous les mémoires de Beaumarchais et je ne me suis jamais
tant amusé. J’ai peur que ce brillant écervelé n’ait raison contre tout le monde. Que de
friponneries, ô ciel ! Que d’horreurs ! Que d’avilissement dans la nation ! Quel désagrément pour le Parlement ! Que mon Caton l’abbé Mignot [son neveu,
conseiller au Parlement] est ébouriffé ! » — Quand l’ancien Parlement fut rappelé,
Voltaire ne dit mot, ou à peu près. Il sentait l’opinion contre lui. Il inscrivit
mélancoliquement à la fin de son Histoire du Parlement : « La mort de
Louis XV ayant donné lieu à une nouvelle administration, Louis XVI, son successeur,
rétablit l’ancien Parlement avec des modifications nécessaires : elles honorent le roi
qui les ordonna, le ministère qui les rédigea, le Parlement qui s’y conforma, et la
France vit l’aurore d’un règne sage et heureux » ; — et à la fin de l’article Parlement du Dictionnaire philosophique : « Louis XVI rétablit avec
sagesse les Parlements que Louis XV avait cassés avec justice [voilà de
l’impartialité] . Le peuple vit leur retour avec des transports de joie. »
Le peuple, malgré les défauts incontestables des anciens Parlements, ne se trompait pas
tout à fait. A prendre en ses grandes lignes l’histoire des Parlements depuis François
Ier, depuis l’infâme vénalité des offices jusqu’en 1789, cette
histoire fait plutôt honneur que honte à l’ancienne magistrature française. Disons
d’abord que la magistrature en France avait toujours été indépendante, avait toujours
été autonome. Avant François Ier, le roi nommait, il est vrai ; mais
il nommait sur présentation ; il ne pouvait que choisir entre trois
noms que le Parlement lui soumettait, ce qui revient à dire que le Parlement ne nommait
pas ; mais le roi non plus ; et que les Parlements pouvant toujours de la liste de trois
noms qu’ils soumettaient à la Couronne écarter les noms agréables au roi, ils se
recrutaient en définitive eux-mêmes, moins précisément qu’ils ne l’eussent voulu
peut-être, mais selon leur esprit, leurs intentions et même leur parti pris. Ce mode de
recrutement est peut-être le meilleur. Il est le plus libéral et le plus conforme au
bien général. Ceci est encore une confirmation du mot excessif, mais si vrai à bien des
égards, qui a été dit par je ne sais qui : « En France, c’est la liberté qui est
ancienne, et le despotisme qui est une nouveauté. » L’établissement de la vénalité des
charges n’a donc été qu’une forme nouvelle donnée à l’indépendance de
la magistrature. Il n’a pas été fait pour cela ; mais il a eu ce résultat.
Or depuis cet établissement, quel a été le rôle des Parlements de France à travers
l’histoire, quand ils n’ont pas été sous la main des émeutiers et des hommes de guerre ?
Ils ont été, comme il est assez naturel, de l’opinion de la majorité de la nation, mais
avec beaucoup plus d’intelligence et de libéralisme que cette majorité ; et ils ont été
très indépendants à l’égard du pouvoir central, très fermes à l’égard des prétentions et
empiètements du Saint-Siège, très soucieux des libertés publiques et très patriotes.
Voilà les grandes lignes.
Les Parlements s’inspirèrent de la charte de 1499 ; de la charte de Louis XII ; car il
y a une charte de Louis XII ; c’est l’édit de 1499 contenant ces belles paroles :
« Qu’on suive toujours la loi, malgré les ordres contraires à la Loi, que
l’importunité pourrait arracher au monarque. »
La première opposition du Parlement de Paris à la Royauté, depuis François Ier, fut à propos du Concordat de François Ier avec
le Saint-Siège, et ce que défendait le Parlement c’était le droit des ecclésiastiques à
nommer leurs évêques et abbés, et ce qu’il repoussait c’était la nomination des évêques
et abbés par le Roi.
Le Parlement de Paris, condamna en 1552 les présidents du Parlement de Provence, Oppède
et La Font, et l’avocat général de ce même Parlement, Guérin, égorgeurs de Vaudois et
incendiaires des bourgs de Mérindol et de Cabrières. Guérin fut décapité. Ce ne fut pas
la faute du Parlement si le crédit des Guise déroba les autres au dernier supplice.
Le Parlement de Paris est responsable du supplice d’Anne Dubourg, en ce sens qu’il a
permis qu’on lui dérobât Anne Dubourg comme justiciable et qu’on le fît juger ailleurs,
alors que, membre de Parlement, il avait le droit d’être jugé par ses pairs ; mais
encore ce n’est pas lui qui l’a condamné.
Le Parlement de Paris fit quelques difficultés pour enregistrer l’édit de paix et de
tolérance de Catherine de Médicis en 1560 ; mais il semble bien avoir autorisé les
conférences de Poissy, s’il est vrai, comme de Thou le rapporte, qu’au cardinal de
Tournon, qui lui faisait des reproches, Catherine répondit : « Je n’ai rien fait que de
l’avis du Conseil et du Parlement de Paris. »
Le Parlement de Paris fit grise mine à Charles IX venant déclarer sa majorité ; mais
c’est qu’il était irrité de ce que Charles IX se fût fait déclarer majeur déjà par le
Parlement de Normandie.
A partir de la retraite du chancelier de l’Hospital, le Parlement devient beaucoup trop
catholique ; il s’associe aux mesures du gouvernement contre les protestants, décide
spontanément que tout citoyen reçu en charge fera serment de vivre et de mourir dans la
religion romaine, et j’ai dit plus haut quel fut son rôle au lendemain de la
Saint-Barthélemy ; mais il n’y a rien à reprendre à son attitude après l’assassinat des
Guise et au commencement de procès qu’il autorisa contre Henri III pour ce fait.
Sous la Ligue et les Seize, le Parlement fut assez docile aux Seize et à la Ligue. Mais
il faut considérer que la Ligue et les Seize avait commencé par en mettre le tiers à la
Bastille et que plus tard, pour raffermir la fidélité du Parlement, Ligue et Seize, et
surtout les Seize, c’est-à-dire la commune de Paris, eut le soin de pendre le premier
président Brisson et les conseillers Tardif, Larcher. Que pouvaient faire des
Parlementaires dans une ville en armes entièrement acquise et dévouée à la rébellion et
exaspérée par les progrès constants et l’inflexible ténacité de son ennemi Henri de
Navarre ?
Mais pendant le même temps le petit Parlement de Chàlons décréta assez vaillamment la
prise de corps de Landriano, nonce du Pape, qui était entré dans le royaume sans
l’autorisation du roi, défendit aux évêques de publier ses bulles et accorda dix mille
livres de récompense à qui le livrerait à la justice.
Quant au Parlement du roi, fait de fragments de divers Parlements (et même du Parlement
de Paris) et qui siégeait ordinairement à Tours, il fit brûler par main de bourreau les
bulles du Pape et déclara Grégoire XIV perturbateur du repos public et complice de
l’assassinat de Henri III.
En 1593, le Parlement de Paris, d’accord en secret avec le duc de Mayenne, protesta
contre la décision des soi-disant Etats généraux de nommer reine l’Infante d’Espagne et
déclara la Loi salique inviolable.
En 1598, après d’assez longues hésitations ou plutôt une discussion approfondie, il
enregistra unanimement l’Edit de Nantes, avec une correction très judicieuse et très
patriotique, effaçant l’article du projet qui permettait aux protestants de s’assembler
en tel temps et en tel lieu qu’ils voudraient, d’admettre les étrangers dans leurs
synodes et d’aller hors du royaume aux synodes étrangers.
A la mort de Henri IV le Parlement saisit avec empressement l’occasion qui lui était
assez inconsidérément offerte par la Cour de faire acte de souveraineté. L’entourage de
la Reine exigeait qu’il déclarât la Reine régente. Il le fit aussitôt, avec le plaisir
de créer ainsi un précédent en sa faveur et de se laisser mettre en lieu et place des
Etats généraux.
Aux Etats généraux de 1515, le Tiers ayant proposé de recevoir comme loi fondamentale
que nulle puissance spirituelle n’est en droit de déposer les Rois et de délier leurs
sujets du serment de fidélité, et le clergé et même la noblesse, pressés par l’éloquence
du cardinal Duperron, ayant refusé de suivre le Tiers, le Parlement se rangea du côté du
Tiers et l’appuya du rappel de toutes les anciennes lois du royaume relatives à cet
objet.
Le Parlement osa désobéir au cardinal de Richelieu et refusa d’enregistrer la
déclaration évidemment excessive par laquelle le roi qualifiait de criminels de
lèse-majesté tous les amis et domestiques de Monsieur qui l’avaient suivi dans sa
retraite de Lorraine.
Il fut moins indépendant en cassant, évidemment contre son gré, le mariage de Monsieur
avec Marguerite de Lorraine.
A la mort de Louis XIII, profitant du précédent de 1610, le Parlement de Paris cassa le
testament de
Louis XIII et déclara la Reine régente. Quelques années après, on sait comme il
s’insurgea contre le Roi ou plutôt contre Mazarin ; mais il est incontestable que les
mesures financières de ce ministre, aussi maladroites que tyranniques, lui valaient
cette fâcheuse affaire. La Fronde fut un mouvement du Parlement en faveur du Parlement,
mais en faveur aussi de la population pauvre de Paris, et c’est pourquoi elle fut
longtemps populaire. Elle dégénéra ensuite et ne fut plus qu’une lutte d’ambition entre
princes, ministres et grands seigneurs, et c’est pourquoi le gouvernement en vint
facilement à bout.
Sous Louis XIV le Parlement fut maintenu sévèrement dans son rôle strict
d’administration de la justice. Mais les régences étaient ses moments favorables, et en
1715, il reparut avec toute sa puissance législative, et plus que législative, de 1610.
Il cassa le testament de Louis XIV, et, comme une assemblée constituante, organisa le
gouvernement, et, comme un roi, ôta le titre de princes du sang aux enfants de roi à qui
le Roi l’avait donné ; et je crois qu’en tout cela, sauf l’empiétement peut-être peu
constitutionnel, il eut pleinement raison.
Ce qu’on sait moins, c’est qu’il fut très opposé aux systèmes et inventions funestes de
Law et qu’il n’a pas dépendu de lui que cet étranger malencontreux ne fût impuissant à
ruiner le pays. Il refusa d’enregistrer l’édit de mai 1718 sur le marc d’argent ; il
revint à la charge en allant jusqu’à interdire d’obéir à l’édit du Roi ; il fit défense
aux receveurs des deniers royaux de porter l’argent à la banque de Law ; enfin il
décréta l’ajouruement personnel de Law et sa prise de corps. Il ne pouvait pas faire
davantage. — C’est à la suite de ces démarches que le Parlement fut rappelé à
l’obéissance et humilié au lit de justice d’août 1718 et que le chancelier d’Argenson
lui adressa ces paroles qui ne laissaient pas d’être exactes : « Il semble même que le
Parlement a porté ses entreprises jusqu’à prétendre que le Roi ne peut rien sans l’aveu
du Parlement et que le Parlement n’a pas besoin de l’ordre et du consentement de Sa
Majesté pour ordonner ce qui lui plaît. Ainsi le Parlement pouvant tout sur le Roi et le
Roi ne pouvant rien sans le Parlement, celui-ci deviendrait législateur nécessaire du
royaume… » C’était précisément la question. Après le pouvoir absolu de Louis XIV on
sentait le besoin d’une division des pouvoirs et d’un pouvoir législatif distinct du
Roi, et le Parlement se trouvant là pour remplir ce rôle, à un moment où le gouvernement
devenait fou, la partie sage de la nation encourageait le Parlement à prendre cet
office. Après tout, à remonter aux origines, le droit du Parlement n’était fondé que sur
une série d’usurpations ; mais le droit du Roi aussi.
Tout cela se termina par l’exil du Parlement tout entier à Pontoise en 1720, exil qui
fut de courte durée, parce qu’il précéda de fort peu la déconfiture définitive et la
fuite de l’Ecossais.
Déjà avant ces affaires avait commencé la grande campagne des parlementaires au
xviiie
siècle, celle qu’ils menèrent pour les
Jansénistes et l’Église gallicane contre les Jésuites et la Cour de Rome. Le Parlement,
depuis l’établissement des Jésuites en France, leur avait été peu favorable. A la
vérité, c’est lui qui leur avait donné la première autorisation ; car en 1562
l’Université ayant voulu s’opposer à leur premier établissement, le Parlement avait
rendu un arrêt par lequel, en remettant à délibérer plus amplement sur leur institut, il
leur permettait par provision d’enseigner la jeunesse. Mais à l’époque de l’attentat de
Jean Chatel, c’est-à-dire en 1594, la Sorbonne ayant conclu depuis longtemps à chasser
les Jésuites du royaume, les Jésuites lui avaient fait procès devant le Parlement, et le
Parlement les exila, en effet, par un arrêt qui fut exécuté dans les ressorts de Paris,
de Dijon et de Rouen. En 1603 Henri IV rappela lui-même les Jésuites par des motifs qui
restent obscurs ou du moins très enveloppés. Le Parlement lui fit les remontrances les
plus vives. Le roi s’obstina et le Parlement dut s’incliner.
Depuis ce temps le Parlement fut toujours compté par les Jésuites au nombre de leurs
ennemis, et avec raison ; et l’on peut dire que pendant tout le XVIIIe siècle le monde parlementaire et le monde janséniste est à peu près le même,
ce qui explique très suffisamment la haine implacable de Louis XIV pour les Jansénistes.
Lorsque la bulle Unigenitus, qui était en son texte une thèse de
métaphysique, mais en son esprit une condamnation des Jansénistes et de l’Église
gallicane, fut proposée à l’acceptation du Parlement par le cardinal Dubois, pour des
motifs de politique extérieure, et pour être cardinal, après avoir été pendant sept ans
interdite en France, le Parlement, quoique exilé alors à Pontoise, résista si vivement
qu’il fallut que Dubois fît enregistrer la bulle d’abord au grand Conseil renforcé pour
la circonstance de tous les princes, pairs et conseillers d’Etat qu’on put trouver ;
après quoi le Parlement céda, en so promettant de prendre sa revanche.
Il la prit pendant environ cinquante ans, de 1720 à 1771. La France, pendant cette
période, fut divisée au point de vue religieux en deux partis. D’un côté les Evêques, du
moins la plupart, et les Jésuites qui représentaient la Cour de Rome et s’acharnaient à
faire accepter la bulle Unigenitus, de l’autre côté les Jansénistes ou
semi-jansénistes, les gallicans et les parlementaires, qui s’obstinaient à repousser la
bulle et à se réclamer des vieilles libertés de l’Église française. La Bulle, bien
entendu, qui n’était guère comprise de personne, n’était que le signe où l’on se
reconnaissait pour être d’un camp ou de l’autre. Le parti gallican était évidemment le
plus nombreux et Voltaire exagère seulement en disant que « la France était toute
janséniste excepté les Jésuites et les Evêques du parti romain ». La lutte fut vive. Les
évêques du parti romain exigeaient des mourants l’acceptation de la Bulle et refusaient
à ceux qui avaient résisté les sacrements et la sépulture. C’est ce qu’on a appelé la
question des « billets de confession » et des « rénitents » (refusants). Le Parlement
de Paris et la plupart des Parlements de province prirent l’habitude de rendre des
arrêts contre les évêques qui exigeaient des mourants l’acceptation de la Bulle. Un curé
de Saint-Etienne-du-Mont ayant refusé les sacrements à un conseiller du Châtelet, le
Parlement mit le curé en prison. Des arrêts de ce genre, très nombreux, exécutés assez
souvent, furent rendus dans les provinces. Le gouvernement s’inquiéta de ces dissensions
et de l’immense autorité que s’arrogeaient ainsi les Parlements. Il défendit à ses cours
de judicature de se mêler des affaires concernant les sacrements, et en général de
toutes affaires ecclésiastiques et en réserva la connaissance à son conseil privé.
C’était supprimer « l’appel comme d’abus », c’est-à-dire toutes les libertés de l’Église
gallicane. Le Parlement résista et menaça de cesser d’administrer la justice si l’on en
détruisait ainsi les premiers fondements. Le gouvernement répliqua par l’exil du premier
président et de quatre conseillers (1732). L’affaire s’adoucit l’année suivante, les
exilés furent rappelés et le Parlement recommença à administrer la justice avec
tranquillité.
La querelle reprit avec violence en 1752. Le clergé ultramontain avait repris
l’habitude des billets de confession et du refus de sacrements. Le curé de
Saint-Etienne, de nouveau coupable, selon les idées du Parlement, fut mandé à la barre,
défense fut faite à lui et aux autres curés de recommencer sous peine de saisie du
temporel, et invitation fut adressée à l’archevêque de Paris de faire cesser ces
pratiques. Conflit, cassation de l’arrêt du Parlement, remontrances, décision royale
ordonnant aux Parlements de rapporter au Roi ces affaires sans en décider, et défendant
aux Français de s’appeler les uns les autres jansénistes et semi-pélagiens, ce qui est
d’une naïveté charmante. — Les Parlements s’obstinèrent. Une lettre pastorale de
l’évêque de Marseille fut brûlée de main de bourreau ; un mandement de l’évêque d’Amiens
condamné ; des curés condamnés à l’amende, à l’admonestation, à la demande de pardon à
genoux, au bannissement. — L’évêque de Soisson, Languet, ayant soutenu qu’il ne pouvait
être jugé par la justice séculière, même pour crime de lèse-majesté, fut condamné à dix
mille livres d’amende. Le simple présidial de Nantes condamna l’évêque de cette ville à
six mille francs d’amende pour avoir refusé la communion à ceux qui la demandaient.
L’archevêque d’Auch, Montillet, fut condamné à une amende et son mandement, considéré
comme libelle diffamatoire, brûlé par la main du bourreau à Bordeaux en 1764. De leur
côté, les prêtres ultramontains ne gardèrent aucune mesure. Un curé du diocèse d’Amiens
disait en pleine chaire que « ceux qui étaient jansénistes eussent à sortir de l’église
et qu’il serait le premier à tremper ses mains dans leur sang ». — Dans ces cas-là le
Parlement sévissait avec rigueur et le gouvernement était bien forcé de lui donner
raison, lui rendant ainsi sur les choses ecclésiastiques l’autorité qu’il lui avait
refusée la veille.
Les choses allèrent ainsi, toujours s’envenimant, jusqu’en 1771. On se perd à compter
le nombre de fois que le Parlement de Paris, sans parler des Parlements des provinces,
se refusa à rendre la justice, y fut contraint par jussion du Roi, s’y refusa encore, et
céda pour recommencer à désobéir. Il était séditieux, il faut le reconnaître ; mais il
l’était pour une cause assurément très nationale, pour une cause assurément très humaine
et pour la défense de droits qui n’étaient ni plus ni moins anciens que ceux de la
royauté elle-même ; et il n’y eut aucune circonstance où il ne pût dire : « De nous ou
du Roi, lequel est séditieux ? »
L’attentat de Damiens fut exploité contre le Parlement. Damiens, autant qu’il pouvait
être quelque chose, était janséniste, disait du mal des Molinistes et de ceux qui
refusaient les sacrements, et qu’il avait conçu son crime depuis l’exil du Parlement ;
l’attentat de Damiens fut un avantage pour les Jésuites et leurs amis. Mais, d’autre
part, l’attentat contre le roi de Portugal, plus ou moins conseillé par quelques Pères
Jésuites, fit chasser les Jésuites du Portugal et condamner au feu le Père Malagrida ;
et tout cela eut en France, dans l’excitation générale des esprits, un retentissement
très considérable. Les Parlements de France saisirent cette occasion pour examiner les
institutions des Jésuites et pour les trouver incompatibles avec les lois fondamentales
de l’Etat. Le gouvernement voulait réformer l’ordre et non pas le chasser. Il en fut
empêché par la résistance même des Jésuites et du Pape et par le Sint ut
sunt aut non sint, s’il est vrai que ce mauvais latin ait été dit. Il laissa les
Parlements ôter aux Jésuites leurs collèges et leurs biens et finit lui-même par les
abolir par l’édit de 1764. Parlementaires et Jansénistes étaient enfin victorieux.
Ils abusèrent de la victoire, comme les hommes font toujours. Ils multiplièrent, en
province comme à Paris, les refus d’enregistrer les édits et firent des remontrances à
tout propos. Ils allèrent quelquefois jusqu’à décerner des prises de corps contre les
officiers envoyés à eux par le Roi pour faire enregistrer les édits. Surtout ils émirent
formellement cette prétention, qu’ils avaient toujours eue plus ou moins, de former à
eux tous un corps de l’Etat, un Parlement de France, dont chaque
Parlement local n’était qu’une classe et dont le Parlement de Paris
était la première classe. Ils s’étaient toujours solidarisés ; mais
maintenant ils se syndiquaient. Il est très vrai qu’ils créaient ainsi le gouvernement
parlementaire aristocratique et qu’ils le substituaient au gouvernement autocratique. Le
gouvernement royal ne pouvait pas pousser l’esprit de conciliation jusqu’au suicide, et
il tint le lit de justice de 1770, où il fit défense au Parlement de se servir jamais
des termes d’unité, d’indivisibilité, et de classes ; d’envoyer aux autres Parlements des mémoires, sauf ceux qui étaient
spécifiés par ces ordonnances ; de cesser le service, sauf dans les cas spécifiés par
ces mêmes ordonnances ; de rendre jamais d’arrêt qui retardât l’enregistrement des
édits. — C’était, non seulement les prétentions nouvelles condamnées, mais les anciennes
prérogatives abrogées et les droits du Parlement réduits à celui de remontrances. Le
Parlement résista encore une fois. Il fut aboli et remplacé par les Conseils supérieurs, dits « Parlement Maupeou », en 1771.
Depuis son rétablissement en 1774, jusqu’à la Révolution de 1789, le rôle du Parlement
fut plus effacé. Il ne se signala que par la passionnante affaire du
Collier où il jugea, à mon avis, non seulement avec indépendance, mais avec un
esprit de justice et de perspicacité admirable ; et dans les dernières années de
l’ancien Régime il réclama avec insistance la convocation des Etats généraux qui
devaient mettre fin à son rôle politique et à son existence historique.
On voit assez par ce rapide aperçu que, surtout depuis le milieu de XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, les Parlements n’ont pas
été autre chose que la bourgeoisie française : très patriote ; catholique gallicane et
catholique libérale ; antiprotestante, mais à tendances jansénistes ; adversaire,
généralement, de la noblesse et du haut clergé, souvent du roi et toujours du
despotisme ; s’appuyant sur le peuple et appuyée par lui ; s’efforçant d’arriver à
former une classe dans la nation et à exercer une influence ou un pouvoir politique pour
contrepeser et limiter le pouvoir royal. — Ses principes généraux étaient qu’il y avait
en France une constitution ( « Lois fondamentales ») ; qu’il fallait la maintenir et
qu’il en était le gardien ; qu’il y avait en France des lois, qu’il fallait gouverner
selon ces lois et ne les changer qu’avec approbation et coopération des légistes ; qu’il
y avait en France un pouvoir législatif qui était le Roi, un pouvoir exécutif qui était
le Roi et un pouvoir judiciaire qui était la magistrature ; que ce dernier pouvoir
devait rester entier aux mains de la magistrature et que le pouvoir législatif, pour que
l’équilibre existât, devait être partagé entre la magistrature et la Royauté.
C’étaient des principes sensés, au-delà desquels ils allaient quelquefois et en deçà
desquels on les ramenait souvent avec rudesse ; mais c’étaient des principes sensés, et,
obscurément, le peuple sentait que là étaient la liberté, le bon ordre et le tempérament
nécessaire, ou au moins utile, du pouvoir arbitraire.
On comprend aussi que Voltaire, royaliste intransigeant ; ennemi des corps
intermédiaires ; très peu ultramontain et très peu jésuite, tout compte fait, mais plus
ennemi encore des Jansénistes, dont il à une véritable horreur ; ne laissant pas, en
bourgeois gentilhomme qu’il fut de très bonne heure, d’avoir pour ces « bourgeois » et
ces « pédants » du Parlement quelque chose de la haine et du mépris du duc de
Saint-Simon, pour ces « robins », ait poursuivi les parlementaires d’une animosité que
rien ne lassa ni n’adoucit. Il avait failli être Conseiller au Parlement, et c’est à
quoi son père le destinait, comme il était très naturel. S’il eût, pour une fois, obéi à
son père, il eût sans doute écrit quelques livres très analogues à l’Esprit des
Lois ; car la carrière qu’ils suivent a beaucoup d’influence sur les opinions
des hommes.
Il faut dire aussi, pour être complet, et on ne l’est jamais avec Voltaire que quand on
l’a suivi dans ses variations, qu’il a quelquefois réclamé le jury : « … ne pouvoir être
jugé en matière criminelle que par un jury formé d’hommes indépendants… », dit-il avec
admiration dans son analyse des Constitutions d’Angleterre ; et dans une lettre à Elie
de Beaumont du 7 juin 1771 : « J’aime mieux tout simplement l’ancienne méthode des jurés
(qui s’est conservée en Angleterre. Ces jurés n’au-raient jamais fait rouer Calas, ni
conclu, comme Riquet, à faire brûler sa respectable femme ; ils n’auraient pas fait
rouer Marin sur le plus ridicule des indices ; le chevalier de La Barre, âgé de dix-neuf
ans, et le fils du président d’Etallonde, âgé de dix-sept, n’auraient point eu la langue
arrachée par un arrêt, le poing coupé, le corps jeté dans les flammes pour n’avoir pas
fait la révérence à une procession, de capucins et pour avoir chanté une mauvaise
chanson de grenadiers. Ils n’auraient point traîné à Tyburn un brave général d’armée,
quoique très brutal, avec un bâillon dans la bouche… »
Comme les raisonnements des hommes sont singuliers ! Voltaire est persuadé que Te jury
n’aurait pas condamné Calas, et il ne cesse de dire que c’est la population de Toulouse
et du pays de Toulouse qui a imposé au Parlement de Toulouse la condamnation de Calas !
Il ne cesse d’écrire : « Mais quel fut mon étonnement quand, ayant écrit en Languedoc
sur cette étrange aventure, catholiques et protestants me répondirent qu’il ne fallait
point douter du crime de Calas ! » — S’il en était ainsi, il est probable que le jury
de Toulouse eût été composé de gens unanimement convaincus de la culpabilité de Calas et
que tous les Calas eussent été condamnés à l’unanimité.
Voltaire est convaincu que le jury n’aurait pas condamné La Barre, et il ne cesse
d’écrire que c’est la populace d’Abbeville qui a imposé aux juges d’Abbeville leur
sentence abominable : « … On ne parla dans Abbeville que de sacrilèges pendant une année
entière. On disait qu’il se formait une secte qui brisait tous les crucifix, qui jetait
à terre toutes les hosties et qui les perçait de coups de couteau. On assurait qu’elles
avaient répandu beaucoup de sang. Il y eut des femmes qui crurent en avoir été témoins.
On renouvela tous les contes calomnieux répandus contre les Juifs dans tant de villes de
l’Europe. Vous connaissez, Monsieur, à quel excès populace porte la crédulité et le
fanatisme toujours encouragé par les moines. » — S’il en était ainsi, il est probable
que le jury d’Abbeville eût condamné La Barre et tous ses compagnons, et que ceux-ci
n’auraient pas eu la ressource d’appel au Parlement, et que, non seulement La Barre,
mais ses quatre compagnons, eussent été exécutés à la honte de l’humanité, comme La
Barre le fut en effet. Qu’on dise que les magistrats jugent avec leurs passions, je le
veux bien ; à la condition qu’on ajoute que les jurés jugent avec les leurs. — Voltaire,
du reste, s’est très rarement prononcé pour le jury.
Montesquieu, par suite de tous ses principes et de toutes ses habitudes, partisan d’une
magistrature indépendante, cette indépendance fût-elle due à la vénalité des charges ;
— Rousseau, partisan d’une magistrature qui dépende du peuple et qui soit tenue de lui
obéir ou de lui plaire ; — Voltaire, partisan d’une magistrature qui ne soit que l’agent
du gouvernement et l’exécutrice de ses volontés : telle nous apparaît être la pensée de
nos trois penseurs sur cet objet.
Notre avis est qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas une magistrature indépendante
et du pouvoir central et de la foule, et que les seules solutions en ce sens, dont nous
préférons la troisième, sont le jury appliqué à toute matière de jugement, une
magistrature propriétaire de ses charges ou une magistrature rétribuée par la nation,
mais se recrutant elle-même.
Sur la question des rapports avec les Eglises, Montesquieu, aussi peu religieux que
possible, n’en a pas moins conclu, en définitive, à l’utilité sociale des religions et à
l’utilité sociale de la liberté religieuse. Les Lettres Persanes sont un
ouvrage dirigé contre la religion catholique en particulier et contre l’esprit
religieux-en général, tout autant que contre l’absolutisme royal. C’est là que
Montesquieu a placé sa fameuse épigramme sur le magicien de Rome, dont Voltaire s’est si
souvent souvenu et qu’il a si souvent citée pour faire remarquer qu’on ne pouvait dire
rien de plus fort et que les magistrats ne pouvaient condamner personne pour propos
irréligieux après qu’un magistrat avait écrit et fait imprimer ces lignes : « Ce
magicien s’appelle le Pape ; tantôt il fait croire que trois ne font qu’un, que le pain
qu’on mange n’est pas du pain et que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres
choses de cette espèce… »
Il y a plus fort, à certain égard, dans les Lettres Persanes..Il y a des
passages où, sous une forme plaisante, Montesquieu accuse formellement les religions de
troubler l’Etat et d’être comme condamnées par leur nature même à le troubler. Il fait
dire à un prêtre : « Cet état, si heureux et si tranquille, que l’on vante tant, nous ne
le conservons pas dans le monde. Dès que nous y paraissons, on nous fait disputer ; on
nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilité de la prière à un homme qui ne
croit pas en Dieu : l’entreprise est laborieuse et les rieurs ne sont pas pour nous. Il
y a plus : une certaine envie d’attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans
cesse et est pour ainsi dire attaché à notre profession. Cela est aussi ridicule que si
l’on voyait des Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le
visage des Africains. Nous troublons l’Etat ; nous nous tourmentons nous-mêmes pour
faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux ; et nous
ressemblons à ce conquérant de la Chine qui poussa ses sujets à une révolte générale
pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux et les ongles. »
Le Catholicisme inspire à Montesquieu une espèce d’horreur que j’appellerai l’horreur
patriotique. Il le déteste comme contraire à la population et comme contraire au
développement du commerce et de l’industrie et à l’accroissement des richesses. De là sa
terrible lettre CXVIII, où sont accumulés tous les griefs contre l’Église catholique, au
point que Voltaire n’aura rien à y ajouter. L’Église catholique pousse au célibat et le
célibat épuise et ruine la nation : « Je parle des prêtres et des dervis de l’un et de
l’autre sexe qui se vouent à une continence éternelle. C’est chez les chrétiens la vertu
par excellence, en quoi je ne les comprends pas, ne sachant ce que c’est qu’une vertu
dont il ne résulte rien. Je trouve que leurs docteurs se contredisent manifestement
quand ils disent que le mariage est saint et que le célibat qui lui est opposé l’est
encore davantage, sans compter qu’en fait de préceptes et de dogmes fondamentaux le bien
est toujours le mieux. Le nombre de ces gens faisant profession de célibat est
prodigieux. Les pères y condamnaient autrefois les enfants dès le berceau ; aujourd’hui
ils s’y vouent eux-mêmes dès l’âge de quatorze ans, ce qui revient à peu près à la même
chose. Ce métier de continence a anéanti plus d’hommes que la peste et les guerres les
plus sanglantes n’ont jamais fait. On voit dans chaque famille religieuse une famille
éternelle où il ne naît personne et qui s’entretient aux dépens de toutes les autres.
Ces maisons sont toujours ouvertes, comme autant de gouffres où s’ensevelissent les
races futures. »
Le Protestantisme est infiniment plus social à cet égard que le
Catholicisme : « Dans la religion protestante tout le monde est en droit de faire des
enfants ; elle ne souffre ni prêtre ni dervis ; et si, dans l’établissement de cette
religion qui ramenait tout aux premiers temps, ses fondateurs n’avaient été accusés sans
cesse d’intempérance, il ne faut pas douter qu’après avoir rendu la pratique du mariage
universelle, ils n’en eussent encore adouci le joug et achevé d’ôter toute la barrière
qui sépare en ce point le Nazaréen de Mahomet. »
Ceci n’est point absolument une plaisanterie prêtée à Usbeck. Luther et les premiers
Luthériens ont, à plusieurs reprises, soit excusé, soit déclaré recevable la
polygamie.
La religion protestante donne donc aux peuples qui la pratiquent un avantage matériel
sur les catholiques : « J’ose le dire : dans l’état présent où est l’Europe, il n’est
pas possible que la religion catholique y subsiste cinq cents ans. Avant l’abaissement
de la puissance d’Espagne, les catholiques étaient beaucoup plus forts que les
protestants ; les derniers sont peu à peu parvenus à un équilibre ; et aujourd’hui la
balance commence à l’emporter de leur côté. Cette supériorité augmentera tous les
jours : les protestants deviendront plus riches et plus puissants et les catholiques
plus faibles. »
La religion catholique, enfin, tarit en leurs sources mêmes l’agriculture, le commerce
et l’industrie d’un pays ; car les pays protestants « devant être » et « étant en
effet » plus peuplés que les catholiques, il s’ensuit : « premièrement que les tributs y
sont plus considérables parce qu’ils augmentent à proportion de ceux qui les paient ;
secondement que les terres y sont mieux cultivées ; enfin que le commerce y fleurit
davantage parce qu’il y a plus de gens qui y ont une fortune à faire… » En effet,
« quand il n’y a que le nombre de gens suffisants pour la culture des terres, il faut
que le commerce périsse, et lorsqu’il n’y a que celui qui est nécessaire pour entretenir
le commerce, il faut que la culture des terres manque, c’est-à-dire il faut que tous les
deux tombent en même temps, parce qu’on ne s’attache jamais à l’un que ce ne soit aux
dépens de l’autre. Quant aux pays catholiques, non seulement la culture des terres y est
abandonnée, mais même l’industrie y est pernicieuse ; elle ne consiste qu’à apprendre
cinq ou six mots d’une langue morte. Dès qu’un homme a cette provision par devers lui,
il ne doit pas s’embarrasser de sa fortune : il trouve dans le cloître une vie
tranquille, qui dans le monde lui aurait coûté des sueurs et des peines. Ce n’est pas
tout, les dervis ont en leurs mains presque toutes les richesses de l’Etat ; c’est une
société de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais ; ils accumulent sans
cesse des revenus pour acquérir des capitaux. Tant do richesses tombent, pour ainsi
dire, en paralysie ; plus de circulation, plus de commerce, plus d’arts, plus de
manufactures. »
Ce rude réquisitoire contient beaucoup de vérités et quelques erreurs. Il n’est pas
douteux que les biens de mainmorte sont un « gouffre » dans un Etat. Il faut combiner
l’impôt qui les frappe de telle sorte que ce qu’ils auraient donné à l’Etat en un
siècle, s’ils avaient été entre les mains de particuliers et soumis au droit de
mutation, ils le donnent exactement et intégralement ; — et ce n’est pas un calcul
difficile à faire.
Il n’est pas douteux, non plus, que, même ce caractère de mainmorte étant corrigé par
l’accroissement de l’impôt qui frappe lesdits biens, il reste encore qu’une association
ayant un intérêt moins urgent à cultiver d’une manière intensive, son bien rend moins à
la communauté que celui, à le supposer de même étendue, qui appartient à des
particuliers. Ceci est la question de « propriété d’agrément ». La propriété d’agrément,
qu’elle soit à un grand seigneur ou à des moines, doit être frappée d’un impôt tel
qu’elle rende à l’Etat en dix ans ce que lui aurait rendu une propriété de rapport et de
culture intensive ; — et ce n’est pas un calcul difficile à faire.
Ces deux précautions financières prises, d’une part je ne vois pas que le bien
appartenant à une association ou à un grand seigneur soit encore un gouffre pour
l’Etat ; et je vois d’autre part que, pressés ainsi par l’impôt, grand seigneur ou
association, ou bien se déferont d’un bien trop onéreux et le rendront à la masse des
petits propriétaires, cultivateurs énergiques ; — ou bien le feront travailler eux-mêmes
et l’exploiteront tout aussi énergiquement que les petits propriétaires, ce
qui sera un bien, les avantages de la grande culture étant joints à ceux de la
culture intensive.
Enfin il y a la question de la surpopulation, que Montesquieu tranche un peu vite. Il
faut une surpopulation, croit Montesquieu, pour qu’il y ait beaucoup de gens qui « aient
leur fortune à faire » et pour qu’il y en ait trop pour les besoins de l’agriculture,
afin qu’un certain nombre soient rejetés sur le commerce, l’industrie, l’invention. Rien
n’est plus vrai. On pourrait même ajouter qu’il faut dans un pays plus de gens qu’il
n’en faut pour l’agriculture, pour l’industrie et pour le commerce, afin qu’il y en ait
pour la colonisation et l’exploration et la découverte et l’expansion, en un mot, du
pays en dehors de soi. Tout cela est juste ; mais il y a une limite, et la surpopulation
ne doit être qu’assez légère ; car si elle est excessive elle est misère particulière et
misère générale : misère particulière, cela va de soi, misère générale parce que les
surproduits qui ne trouvent pas l’emploi de leurs forces retombent en poids mort sur la
communauté et deviennent des parasites sociaux.
Les pays protestants sont précisément un exemple de cette factice prospérité. Ils ont
surproduit en hommes, ce qui a eu chez eux comme correctif nécessaire l’émigration
continue. C’est un bien, dira-t-on, l’émigration faisant la colonie, et la colonie
s’ajoutant à la mère patrie. Mais jamais une colonie nombreuse et
vaste ne demeure unie à la mère patrie ; et que reste-t-il à l’Angleterre d’avoir fait,
par surproduction d’hommes, l’Amérique qui s’est détachée d’elle ; et que reste-t-il à
l’Allemagne d’avoir, par surproduction d’hommes, peuplé cette même Amérique qui ne songe
aucunement à la soutenir ou à la défendre ?
Il manque à Montesquieu d’avoir lu Malthus pour avoir les yeux ouverts des deux côtés
et pour connaître les dangers de la surpopulation autant que les dangers de la
population insuffisante. Il faut favoriser une surpopulation limitée, qui donne un peu
plus d’hommes qu’il n’en faut pour l’agriculture, le commerce, l’industrie, de manière à
en avoir pour une émigration limitée aussi, laquelle permette, non la colonisation
proprement dite, mais l’exploitation de pays étrangers par des hommes peu nombreux
toujours rattachés à la mère patrie.
Cette surpopulation limitée, vous n’avez pas besoin, pour qu’elle vous soit donnée,
d’abolir la religion catholique, le célibat des prêtres et les ordres religieux. Vous
n’avez qu’à combattre le trop de moines, le trop de grands seigneurs, le trop d’oisifs
et même le trop de célibataires, par les mesures exclusivement financières que
j’indiquais plus haut. Le principe c’est de frapper l’inutile ; c’est
de frapper la terre inutile, l’homme inutile, la femme inutile. En les imposant, les uns
et les autres, plus que les autres, selon une proportion équitable et de telle manière
qu’ils rendent autant à l’Etat que s’ils étaient utiles spontanément, d’abord l’Etat ne
perd rien, ensuite vous en diminuez le nombre et le réduisez à ce qu’il est indifférent
et même utile qu’il soit.
Car il ne faut pas oublier que, à la condition qu’il soit réduit à la portion congrue,
l’inutile lui-même a son utilité sociale. Il n’est pas nécessaire que toute la terre
d’un pays soit un champ de betteraves, et quelques jardins et même quelques parcs n’y
sont pas de trop pour mettre dans les imaginations quelque notion de beauté. — Il n’est
pas nécessaire que tous les hommes et toutes les femmes aient des enfants et il en faut,
soit pour aider et soulager ceux qui en ont trop, soit pour faire office d’art, de
science, de lettres, d’invention, de prédication, office utile encore, et au premier
chef, à la communauté. C’est toujours le raisonnement d’Adolphe Thiers défendant une
cause, du reste mauvaise, celle de l’exemption du service militaire. Mesurant d’un coup
d’œil sa très petite taille, il disait en souriant : « Moi, j’ai fait un assez bon
avocat et j’aurais fait un assez piètre soldat. Eh bien, comme militaire, je me suis
fait remplacer, et comme avocat j’ai plaidé moi-même. » De même il n’est pas si mauvais
qu’un certain nombre d’hommes, qui auraient fait d’assez mauvais pères de famille, ne
l’aient point été, à la condition qu’ils aient rendu d’autres service, et
particulièrement signalés, au pays. Je n’en veux nullement à un savant, s’il a cru
qu’une femme l’empêcherait de travailler, ce qui était une hypothèse, mais raisonnable,
d’être resté consacré à la seule science ; je n’en veux nullement à Dom Calmet de
n’avoir fait que des livres. Mais il faut être Dom Calmet ; oui, et il faut payer en
proportion de ce que le célibat vous ôte de charges ; oui, encore.
Sous ces réserves, Montesquieu est dans le vrai. Il y est surtout au temps où il écrit
et où moines inutiles, ignorants, ne rendant aucun service à l’Etat, possédant trop et
ne cultivant pas ce qu’ils possédaient, et encore soustraits en une large mesure aux
charges de l’impôt au lieu d’y être triplement soumis, étaient, comme il le dit fort
bien, un fléau pour la société et un gouffre au sein de l’Etat.
Je n’ai pas besoin de dire — mais cependant on peut l’avoir oublié — que, dès
les Lettres Persanes, Montesquieu a protesté avec énergie, ce qui est
excellent, et avec esprit, ce qui est meilleur encore, contre la stupide révocation de
l’Edit de Nantes, qu’on recommence, en sens inverse, aux jours où nous sommes : « Tu
sais, Mirza, que quelques ministres de Cha-Soliman avaient formé le dessein d’obliger
tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume, ou de se faire mahométans, dans la
pensée que notre Empire serait toujours pollué tant qu’il garderait dans son sein ces
infidèles. C’était fait de la grandeur persane si dans cette occasion l’aveugle dévotion
avait été écoutée… En proscrivant les Arméniens on pensa [on fut sur le point de]
détruire en un seul jour tous les négociants et presque tous les artisans du royaume…
Les persécutions que les mahométans zélés ont fait aux Guèbres les ont obligés à passer
en foule dans les Indes et ont privé la Perse de cette industrieuse nation… Il ne
restait à la dévotion qu’un second coup à faire, c’était de ruiner l’industrie,
moyennant quoi l’Empire tombait de lui-même et avec lui, par une suite nécessaire, cette
même religion qu’on voulait rendre si florissante. »
Et enfin, dans ces mêmes Lettres Persanes, Montesquieu a défendu la
tolérance et même la liberté de conscience, non seulement en droit, mais comme chose
éminemment utile à l’Etat.
En droit il dit : « Quand il n’y aurait pas de l’inhumanité à affliger la conscience
des autres, quand il n’en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à
milliers, il faudrait être fou pour s’en aviser. Celui qui veut me faire changer de
religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changerait pas la sienne si on voulait
l’y forcer. Il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu’il ne ferait pas
lui-même peut être pour l’empire du monde. »
En considération de l’intérêt de l’Etat, il dit : « S’il faut raisonner sans
prévention, je ne sais, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un Etat il y ait plusieurs
religions. On remarque que ceux qui vivent dans la religion tolérée se rendent
ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante,
parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et
leurs richesses, ils sont portés à en acquérir par leur travail et à embrasser les
emplois de la société les plus pénibles. » — En un mot, ils ne peuvent pas être
fonctionnaires, et il est bon qu’il y ait dans l’Etat un bon nombre d’hommes qui ne
puissent pas même être tentés d’être fonctionnaires. Ils s’ingénient à être utiles. Ils
songent à rendre des services à l’Etat, au lieu de songer à lui en demander. Ils
cultivent les terres, ils font du commerce, ils font des inventions. Il est à remarquer
que le fonctionnaire n’invente rien et que même on ne serait pas satisfait qu’il
inventât quelque chose. Ils pensent par eux-mêmes. On a cru remarquer que le
fonctionnaire ne pense point, et que même on ne serait pas très satisfait qu’il pensât.
— Cette utilité des religions condamnées, mais tolérées, se retrouve aujourd’hui dans
l’utilité, qu’on ne comprend pas assez, des partis politiques. Il n’est pas mauvais,
quoi qu’on en puisse croire, qu’il y ait des partis politiques dans une nation. Celui
qui l’emporte, quel qu’il soit, voudrait anéantir tous les autres. Trop faible pour le
faire, il les exclut, au moins, des fonctions de l’Etat. Cola n’est pas sans un bon
effet. Il y a une partie de la nation, restreinte, à la vérité, qui ne songe pas à être
percepteur et qui alimente par son travail les caisses de la perception.
La multiplicité des religions a d’autres avantages pour l’Etat, qui sont plus grands
encore. « Comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il
est bon qu’elles soient observées avec zèle. Or, qu’y a-t-il de plus capable d’animer ce
zèle que leur multiplicité ? Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie
descend jusqu’aux particuliers : chacun se tient sur ses gardes et craint de faire des
choses qui déshonoreraient son parti et l’exposeraient aux censures, impardonnables, du
parti contraire. Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle, introduite dans
un Etat, était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne11. » Le prince doit donc souffrir plusieurs
religions différentes dans ses Etats ; il a intérêt à les souffrir. Elles se combattent
entre elles, se corrigent les unes les autres et ne le combattent pas. « Il n’y en a
aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission. »
Ceci est assez contestable, et l’on a remarqué de temps en temps quelques catholiques
et quelques protestants qui prêchaient le régicide. Qui veut trop prouver risque de
compromettre ce qu’il prouve. Ce qu’il faudrait dire peut-être, c’est que les religions
diverses qui sont dans un Etat s’appuient tour à tour sur le pouvoir, craignent
toujours, à moins d’être décidément persécutées, de se l’aliéner, espèrent toujours, à
moins d’être décidément persécutées, se le concilier, et, dans cette rivalité, comme
dans celle de leur propagande spirituelle, se neutralisent les unes les autres.
Mais la diversité et la multiplicité des religions suscitent des guerres religieuses,
et les guerres religieuses
Il faut donc accepter toutes les religions, aimer qu’elles se multiplient et non
seulement ne pas avoir de religion d’Etat et ne pas mettre l’Etat au service d’une
religion, mais tenir en bride la religion dominante et réprimer ses tendances
envahissantes.
On voit ici très précisément, je ne dirai pas le mépris de Montesquieu pour les
majorités, mais le peu de cas qu’il en fait en matière spirituelle. Il était détestable
de reconnaître une religion comme religion d’Etat. Il était mauvais encore de déclarer
une religion religion de la majorité des Français. En religion comme en toutes choses
qui sont de pensée, il n’y a pas de majorité, ou, si l’on aime mieux, la majorité n’est
pas présomption de vérité. La majorité est une question de fait ; elle est un expédient
de pratique : on se compte pour ne pas se battre ; mais, en fait d’opinion, la majorité
ne doit donner à une idée aucune prééminence, et toutes les opinions doivent être
acceptées et respectées par l’Etat à titre égal. Il ne faut donc ni religion d’Etat, ni
religion de la majorité des citoyens.
Encore moins faut-il, — car ce serait la même chose, mais plus irrationnel et un peu
burlesque, — que l’Etat lui même se proclame religion et qu’il ait la prétention de
vouloir qu’on croie ce qu’il croit lui-même et d’exiger qu’on pense ce qu’il pense. Ce
serait alors, non seulement religion d’Etat, mais Etat-Religion, non seulement Etat se
mettant au service d’une religion ; mais Etat se mettant au service de sa religion ; ce serait le Papisme pur ou le despotisme théocratique des
empereurs de Byzance.
Il y a à cela plusieurs inconvénients : le premier est que c’est absurde ; mais c’est
le moindre ; le plus grave c’est que les religions, à ce régime, se transforment en
partis politiques, comme à Byzance, naturellement, et qu’on est d’une religion ou d’une
autre, selon qu’on est pour le gouvernement ou contre lui, et cela dégrade les religions
et leur ôte tout ce qu’elles ont de bon, et d’autre part donne aux partis l’âpreté et la
fureur de sectes religieuses. Comme dit Montesquieu quelque part12, « cela donne à l’Etat de mauvais sujets et
de mauvais fidèles. » Il y a peu d’Etats plus mauvais que ceux qui sont gouvernés dans
cet esprit.
La plupart des gouvernements ont, cependant, au moins cette tendance ; mais surtout
ceux des pays où l’esprit catholique a longtemps dominé et où chaque gouvernement, comme
par atavisme, se prend pour un Louis XIV, prétend que ses sujets doivent penser comme
lui, estime qu’il y va de l’Etat si les sujets ont une seule idée différente de celles
de Sa Majesté ; et pratique la religion d’Etat, même sans le savoir, par une sorte de
tradition, d’aptitude innée, de geste machinal et de mouvement réflexe.
Des Lettres Persanes à l’Esprit des Lois la pensée de
Montesquieu relativement aux choses religieuses a un peu changé. Il a toutes ses idées
anciennes et essentielles
Plus que jamais il est pour la liberté de conscience et pour la liberté des cultes, et
d’autre part pour la correction rigoureuse de l’abus des biens de mainmorte. Il est pour
la liberté de conscience jusque-là qu’il abolit les lois de sacrilège, si tant est
qu’elles existassent (car ce fut contesté), d’après lesquelles furent condamnés La Barre
et d’Etallonde. La façon dont il les abolit est bien spirituelle. Il commence par mettre
les crimes contre la religion au premier rang de tous les crimes : « Il y a quatre
sortes de crimes. Ceux de la première espèce choquent la religion, ceux de la seconde
les mœurs, ceux de la troisième la tranquillité, ceux de la quatrième la sûreté des
citoyens. » — Puis il pose en principe que les peines que l’on inflige « doivent dériver
de la nature de chacune de ces espèces ». — Puis il divise les crimes contre la religion
en deux classes : il y a ceux qui l’attaquent directement, les sacrilèges ; il y a ceux
qui en troublent l’exercice. Ceux qui ne font qu’en troubler l’exercice doivent être
renvoyés à la catégorie des délits qui choquent la tranquillité des citoyens et punis de
peines très faibles. Restent les sacrilèges. Eh bien, la peine qui les frappera « doit
dériver de la nature du crime » et par conséquent elle doit consister « dans la
privation de tous les avantages que donne la religion ; l’expulsion hors des temples ;
la privation de la société des fidèles, les exécrations, les détestations, les
conjurations. » — Et voilà le sacrilège moins puni, socialement, que le fait d’avoir
troublé l’exercice du culte ; et il n’y a rien, à mon avis, de plus raisonnable.
Il est amusant de rapprocher cette consultation de celle que Frédéric II a donnée à
Voltaire au sujet de l’affaire La Barre. Frédéric est moins indulgent que Montesquieu ;
mais il y a à parier qu’il se rappelle l’Esprit des Lois : « La scène qui
s’est passée à Abbeville est tragique ; mais n’y a-t-il pas de la faute de ceux qui ont
été punis ? Faut-il heurter de front les préjugés que le temps a consacrés dans l’esprit
des peuples ? Et, si l’on veut jouir de la liberté de penser, faut-il insulter à la
croyance établie ?… Si votre Parlement a sévi contre ce malheureux jeune homme qui a
frappé le signe que les chrétiens révèrent comme le symbole de leur salut, accusez-en
les lois du royaume. C’est selon ces lois que tout magistrat fait serment de juger ; il
ne peut prononcer sa sentence que selon ce qu’elles contiennent, et il n’y a de
ressource pour l’accusé qu’en prouvant qu’il n’est pas dans le cas de la loi. Si vous me demandiez si j’aurais prononcé un arrêt aussi dur, je vous
dirais que non et que, selon mes lumières naturelles, j’aurais proportionné
la punition au délit. Vous avez brisé une statue, je vous condamne à la
rétablir ; vous n’avez pas ôté le chapeau devant le curé de la paroisse qui portait ce
que vous savez je vous condamne à vous présenter quinze jours consécutifs sans chapeau à
l’église ; vous avez lu les ouvrages de M. de Voltaire ; oh ! ça, monsieur le jeune
homme, il est bon de vous former le jugement ; pour cet effet on vous enjoint d’étudier
la Somme de saint Thomas d’Aquin… » — Dans une autre lettre : « … Ce
qui vient d’arriver à Abbeville est d’une nature bien différente [de l’affaire Calas] .
Vous ne contesterez pas que tout citoyen doit se conformer aux lois de son pays. Or, il
y a des punitions établies par les législateurs pour ceux qui troublent le culte adopté
par la nation. La discrétion, la décence, surtout le respect que tout citoyen doit aux
lois, obligent donc de ne point insulter au culte reçu et d’éviter le scandale et
l’insolence. Ce sont ces lois de sang qu’on devrait réformer en proportionnant la
punition à la faute ; mais tant que ces lois rigoureuses demeureront établies, les
magistrats ne pourront pas se dispenser d’y conformer leur jugement… Nous connaissons
les crimes que le fanatisme de religion a fait commettre. Gardons-nous
d’introduire le fanatisme dans la philosophie. Son caractère doit être la douceur
et la modération. Elle doit plaindre la fin tragique d’un jeune homme qui a commis une
; elle doit démontrer la rigueur excessive d’une loi faite dans un temps
grossier et ignorant ; mais il ne faut pas que la philosophie encourage à de pareilles
actions ni qu’elle fronde les juges qui n’ont pas pu juger autrement qu’ils ont fait… La
tolérance dans une société doit assurer à chacun la liberté de croire ce qu’il veut ;
mais cette tolérance ne doit pas s’étendre à autoriser l’effronterie de jeunes étourdis
qui insultent audacieusement à ce que le peuple révère. Voilà mes sentiments, qui sont
conformes à ce qu’assurent la liberté et la sûreté publique, premier objet de toute
législation. »
Au fond le philosophe de la Brède et le roi de Prusse sont à peu près d’accord.
Montesquieu veut qu’on punisse le sacrilège s’il a troublé l’exercice du culte ou la
tranquillité publique. Frédéric veut qu’on punisse le sacrilège, même, semble-t-il, s’il
n’a pas troublé la tranquillité publique, en tant qu’insulte à la conscience des
citoyens ; mais qu’on le punisse, du reste, légèrement. En fait la loi rédigée par
Montesquieu et celle qu’aurait rédigée Frédéric II auraient les mêmes résultats. Toutes
les fois qu’un sacrilège est vu, il insulte à la conscience des
citoyens et trouble la tranquillité publique, et par conséquent il serait puni et par
Montesquieu et par Frédéric.
Resterait le sacrilège secret et qui n’aurait été vu par personne, et celui-ci Frédéric
le condamnerait encore et Montesquieu non. Mais ce cas-là existe à peine. Vous avez, la
nuit, insulté une église, sans que personne vous ait vu ni entendu ; quelque loi qui ait
été rédigée, vous y échappez. Mais vous insultez de jour un temple ou une église devant
témoins, vous excitez un haro, vous troublez la tranquillité publique, et vous tombez
sous la loi de Montesquieu comme sous celle de Frédéric.
Même vous avez, la nuit, souillé une église. S’il reste des traces, il y a clameur, il
y a tranquillité publique troublée, et vous tombez sous la loi, et de Montesquieu et de
Frédéric, si l’on vous découvre. D’Etallonde aurait été condamné selon Montesquieu aussi
bien que par Frédéric ; car s’il a été dénoncé comme ayant battu un crucifix et s’il a
été convaincu de l’avoir fait, c’est qu’il avait été vu le battant, et dès lors il y
avait et insulte à la conscience des citoyens et tranquillité publique troublée.
Pour ce qui est de la liberté de conscience absolue, Montesquieu est moins affirmatif
dans l’Esprit des Lois que dans les Lettres Persanes.On se
rappelle que dans celles-ci il avait vanté la multiplicité des religions comme une chose
excellente pour l’Etat, et dit en passant ; « Aussi a-t-on remarqué qu’une secte
nouvelle, introduite dans l’Etat, était le moyen le plus sûr pour corriger les abus de
l’ancienne » ; d’où l’on pouvait conclure que l’intérêt du Prince est de favoriser
l’introduction dans l’Etat de sectes nouvelles. — C’est pourtant ce de quoi Montesquieu
n’est point partisan dans l’Esprit des Lois : « Lorsque les lois d’un
Etat ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à
se tolérer entre elles… Comme il n’y a guère que les religions intolérantes qui aient un
grand zèle pour s’établir ailleurs, parce qu’une religion qui peut tolérer les autres ne
songe guère à sa propagation, ce sera une très bonne loi civile, lorsque l’Etat est
satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre
Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion : quand on
est maître de recevoir dans un Etat une nouvelle religion ou de ne pas la recevoir, il
ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer. »
Je ne vois pas trop ce qui a pu inspirer à Montesquieu ce « principe fondamental »,
restrictif de la liberté. Il autorise les persécutions des empereurs romains contre le
christianisme naissant ; il autorise les persécutions des rois et reines français et
anglais contre le protestantisme naissant. — Et qu’est-ce que c’est que « recevoir une
nouvelle religion » et « la tolérer quand elle est établie » ? On ne reçoit pas une
religion nouvelle ; on s’aperçoit qu’elle existe quand déjà elle est « établie ».
Faut-il, à ce moment, la persécuter, sous prétexte de ne pas la recevoir, ou la tolérer,
sur cette raison qu’elle est établie ? Où est la limite ? Où est la date ? — Fera-t-on
intervenirla question de nombre ? Dira-t-on qu’est tenue pour religion
« s’introduisant » une religion qui n’a encore dans le pays que peu d’adeptes ? Alors où
est la limite ? Où est le chiffre ? Et nous retombons dans cette considération de
majorité et de minorité que nous avons vu qui, de l’avis même de Montesquieu, no doit
pas intervenir dans les questions de choses spirituelles.
Le « principe fondamental » de Montesquieu n’est pas rationnel ; il n’est pas conforme
à ses idées générales ; il n’est pas facilement applicable : il est arbitraire ; il
autorise toutes les persécutions et toutes les violences de la religion dominante contre
les autres.
Mais si Montesquieu semble avoir fait un pas en arrière depuis les Lettres
Persanes à certain point de vue, à d’autres égards sa pensée
semble s’être élargie depuis 1720. Il ne répète plus que le Catholicisme par lui-même
est une cause de dépopulation et de ruine dans un Etat ; il se contente de dire, et dans
cette mesure sa pensée est très acceptable et n’est que parfaitement juste : « Le mal
incurable est quand la dépopulation vient de longue main… Les pays désolés par le
despotisme et par les avantages excessifs du clergé sur les laïques en
sont deux grands exemples. »
Et, d’autre part, il s’est aperçu qu’il y a un certain « droit politique » et un
certain « droit des gens » qui sont nés du Christianisme et qui constituent un grand
progrès : « La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme : c’est que la
douceur, étant si recommandée dans l’Evangile, elle s’oppose à la colère despotique avec
laquelle le prince se ferait justice et exercerait ses cruautés… Pendant que les princes
mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens,
rend les princes moins timides et par conséquent moins féroces. Le prince compte sur ses
sujets et les sujets sur le prince. Chose admirable, la religion chrétienne qui semble
n’avoir d’objet que la félicité de l’autre vie fait encore, notre bonheur dans celle-ci…
Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des
chefs grecs et romains, et de l’autre la destruction des peuples et des villes par ces
mêmes chefs ; et Timur et Gengiskan qui ont dévasté l’Asie, et nous verrons que nous
devons au Christianisme et dans le gouvernement un certain droit politique
et dans la guerre un
certain droit des gens, que la nature
humaine ne saurait assez reconnaître. C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous,
la victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes choses : la vie, la liberté, la loi,
les biens et toujours la religion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même. »
C’est ici une des pensées les plus profondes de Montesquieu ; et la vérité, plus
précise encore, c’est que le Christianisme, en contestant le droit absolu de l’Etat sur
toute la personne de ceux qu’il contient 0ude ceux qu’il conquiert, a fondé les Droits de l’homme. Et, comme on le pense bien, c’est ici aussi qu’est la
plus considérable divergence entre Montesquieu et Voltaire, celui-ci, comme nous le
verrons plus tard, considérant l’antiquité comme infiniment supérieure aux temps
modernes, précisément par la raison qu’entre elle et eux a paru le Christianisme qui a
déchaîné tous les maux sur le monde.
Pour ce qui est des différences, secondaires en considération de ce qu’ils ont de
commun, qui existent entre le culte catholique et le protestant, Montesquieu estime que
« l’esprit d’indépendance et de liberté » qui anime les peuples du Nord les prédestinait
au protestantisme et que l’esprit, plutôt contraire, qui anime les peuples du Sud, les
retenait dans la religion romaine.
L’idée est contestable. Je ne crois pas qu’il y ait un peuple plus naturellement né
pour la servilité, que le peuple allemand13 ; ni qu’il y ait de peuple plus
indépendant que l’Espagnol, que l’Italien du Nord, avec toutes ses républiques
orageuses, que le Français lui-même précisément dans la partie de son histoire qui a
précédé l’établissement du protestantisme ou qui a coïncidé avec lui. C’est ailleurs que
dans les mœurs politiques, c’est dans les mœurs intimes et domestiques qu’il faut
chercher la raison pourquoi l’Allemand et l’Anglais sont devenus si facilement
protestants, l’Espagnol et l’Italien sont demeurés catholiques et les Français se sont
séparés en deux fractions presque égales ; car encore ne faut-il pas oublier que c’est
ainsi qu’ont eu lieu les choses et que les Français ne sont devenus nation en majorité
catholique qu’au bout d’un siècle, et quand l’une des fractions a eu la victoire sur
l’autre et a mis à profit sa victoire.
Montesquieu ne me paraît pas beaucoup plus heureux quand il compare le luthéranisme et
le calvinisme, et quand il dit que « Luther, ayant pour lui de grands princes, n’aurait
guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n’aurait point eu de
prééminence extérieure ; et que Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des
républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait
fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités. » — Il oublie que, en France,
ce sont précisément les princes et la noblesse qui ont été les principaux partisans et
appuis de Calvin.
Montesquieu me paraît plus dans le vrai, quand, — parce qu’il a eu, depuis les
Lettres Persanes, sa conception des corps intermédiaires, garanties et
gardiens des libertés publiques, — il s’aperçoit que les Eglises sont précisément au
nombre de ces corps intermédiaires si précieux : « Autant le pouvoir du clergé est
dangereux dans une République, autant est-il convenable dans une Monarchie, surtout dans
celles qui vont au despotisme. Où en seraient l’Espagne et le Portugal depuis la perte
de leurs lois sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire ? Barrière
toujours bonne lorsqu’il n’y en a point d’autres : car, comme le despotisme cause à la
nature humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite est un bien. Comme la
mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les
moindres graviers qui se trouvent sur le rivage, ainsi les monarques, dont le pouvoir
paraît sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles et soumettent leur fierté
naturelle à la plainte et à la prière. »
La comparaison est radicalement fausse ; mais l’idée est juste. Voltaire n’a pas eu
assez de railleries contre cette idée, comme nous verrons plus loin ; mais ses
railleries elles-mêmes ne sont pas sans provoquer quelques objections. Tout gouvernement
(ce que semble oublier un instant Montesquieu) « va au despotisme », et parmi les corps
intermédiaires qui peuvent l’arrêter sur cette pente, nul n’y est plus propre qu’un
pouvoir spirituel qui a de l’influence sur les âmes et sur les volontés et qui persuade
aux sujets, maxime odieuse à tout despotisme, qu’ils ont quelque chose d’eux-mêmes à
refuser à l’Etat et sur quoi l’Etat ne doit pas avoir de prise.
Ajoutons, pour être complet, que, dans l’Esprit des Lois comme dans
les Lettres Persanes, Montesquieu se montre inquiet relativement aux
biens de mainmorte et donne des avis pressants pour combattre ce fléau : « Les familles
particulières peuvent périr ; ainsi les biens n’y ont pas une destination perpétuelle.
Le clergé est une famille qui ne peut périr ; les biens y sont donc attachés pour
toujours et n’en peuvent pas sortir. Les familles particulières peuvent s’augmenter ; il
faut donc que leurs biens puissent croître aussi. Le clergé est une famille qui ne doit
point s’augmenter ; les biens doivent donc y être bornés… Ces acquisitions sans fin
paraissent aux peuples si déraisonnables que celui qui voudrait parler pour elles serait
regardé comme un imbécile… Dans quelques pays d’Europe la considération des droits des
seigneurs a fait établir en leur faveur un droit d’indemnité sur les immeubles acquis
par les gens de mainmorte. L’intérêt du prince lui a fait exiger un droit
d’amortissement dans le même cas… En France où ce droit et celui d’indemnité sont
établis, le clergé a moins acquis qu’ailleurs, et l’on peut dire que la prospérité de
cet Etat est due en partie à l’exercice de ces deux droits. Augmentez-les,
ces droits, et arrêtez la mainmorte, s’il est possible. »
En résumé, à travers quelques contradictions, Montesquieu, anticlérical et même
antireligieux, est partisan de la liberté de conscience absolue et de la liberté des
cultes complète ; — croit que la multiplicité des religions est un bien pour les
religions, pour le pays et pour l’Etat ; — voit dans les Eglises des corps
intermédiaires salutaires pour le pouvoir et bons garants des libertés publiques ;
— croit que les Droits de l’homme et le Droit des peuples ont été inventés par le
Christianisme ; est partisan de tout ce qui peut gêner et réduire les biens de
mainmorte. — Là, comme ailleurs, Montesquieu a posé les principes mêmes de la doctrine
libérale.
Rousseau, là comme ailleurs ; a posé les principes du despotisme populaire. Il y a dans
Rousseau une série d’attaques contre le Catholicisme ; une série d’attaques contre le
Christianisme ; un plan de constitution d’une religion, qui serait religion civile,
religion laïque, religion d’Etat.
Contre le Catholicisme Rousseau fait valoir que cette religion donne aux hommes deux
maîtres, le Prince et Dieu ; et par cela seul est la plus antisociale de toutes les
religions : « Il y a une troisième sorte, de religion, plus bizarre, qui, donnant aux
hommes deux législateurs, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs
contradictoires, et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et citoyens. Telle est
la religion des Lamas, telle est celle des Japonais, tel est le Christianisme romain. On
peut appeler celui-ci la religion du prêtre. Il en résulte une sorte de droit mixte et
insociable qui n’a pas de nom. »
Il est impossible, quoi qu’on en veuille dire, que le Catholicisme ne trouble pas
l’Etat et ne le jette pas dans les voies de l’intolérance. Il est persécuteur ou il
n’est pas, et il rend l’État persécuteur ou il n’a aucune influence sur l’Etat, ce qui
ne se peut que s’il n’est pas : « Ceux qui distinguent l’intolérance civile de
l’intolérance théologique se trompent, à mon avis. Ces deux intolérances sont
inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens que l’on croit damnés ;
les aimer serait haïr Dieu, qui les punit ; il faut absolument qu’on les ramène ou qu’on
les tourmente. Partout où l’intolérance théologique est admise, il est impossible
qu’elle n’ait pas quelque effet civil, et, sitôt qu’elle en a, le souverain n’est plus
souverain, mémo au temporel, et dès lors les prêtres sont les vrais maîtres ; les rois
ne sont que leurs officiers. »
Si donc on peut à la rigueur tolérer les religions tolérantes, à supposer qu’il y en
ait, et encore « autant que leurs dogmes n’auront rien de contraire aux devoirs du
citoyen », le catholicisme, lui, doit être proscrit a priori et
exterminé de la cité sur le simple aperçu de ses principes : « Quiconque ose dire : Hors de l’Église point de salut, doit être chassé de l’Etat, à moins que
l’Etat ne soit l’Église. Un tel dogme n’est bon que dans un gouvernement théocratique,
et dans tout autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu’Henri IV embrassa
la religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme et surtout à tout
prince qui saurait raisonner. »
Le catholicisme doit donc être proscrit comme antisocial au premier chef ; comme
mettant, par lui-même, par son dogme, le pays en état de guerre civile permanente. Dans
tout pays où s’est introduit le catholicisme, la guerre civile est
constitutionnelle.
Mais le Christianisme lui-même est antisocial. Qu’on ne s’étonne pas. Pour Rousseau est
antisocial tout ce qui est antidespotique, comme pour Montesquieu est antisocial tout ce
qui est despotique. Donc, comme Montesquieu, quoique antireligieux, a été amené à
trouver que le Christianisme était élément social excellent, parce qu’il a inventé les
Droits de l’homme ; de même Rousseau, quoique religieux, est amené à trouver que le
Christianisme est antisocial parce qu’il a inventé les Droits de l’homme, qui sont une
limite à l’omnipotence de l’Etat. Il fait exactement la même remarque que Montesquieu et
conclut en sens contraire, ses principes étant le contraire même de ceux de Montesquieu.
Déjà Bayle avait dit que de véritables chrétiens ne formeraient pas un Etat qui pût
subsister. A quoi Montesquieu répondait : « Pourquoi non ? Ce seraient des citoyens
infiniment éclairés sur leurs devoirs et qui auraient un très grand zèle pour les
remplir… Les principes du christianisme bien gravés dans les cœurs seraient infiniment
plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques et
cette crainte servile des états monarchiques. » — Reprenant l’idée de Bayle, Rousseau,
en visant directement Montesquieu, écrit : « On nous dit qu’un peuple de vrais chrétiens
formerait la société la plus parfaite que l’on puisse imaginer. Je ne vois à cette
supposition qu’une grande difficulté : c’est qu’une société de vrais chrétiens ne serait
plus une société d’hommes. » En effet, il semble que Jésus soit venu sur la terre pour
détacher l’homme de la terre et le citoyen de la cité : « … Ce fut dans ces
circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant
le système théologique du système politique, fit que l’Etat cessa d’être
un et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples
chrétiens… Il est résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction
qui a rendu toute bonne politie impossible dans les Etats chrétiens. »
— Le système antique était bien meilleur et celui de Mahomet est excellent. Chez les
anciens non seulement la religion et l’Etat se confondaient, mais le Dieu et l’Etat se
confondaient. « Çhaque Etat… ne distinguait pas les dieux de ses lois. » Tout
commandement politique était en même temps théologique, comme aussi toute guerre contre
un autre peuple « était politique et théologique à la fois. » — Dans ces conditions
l’unité et l’indivisibilité de l’Etat étaient absolues, et le citoyen enserré par la loi
civile et surgarrotté par la loi religieuse, ou plutôt pressé par la loi civile et par
la loi religieuse tressées ensemble et formant une même corde, n’avait pas un atome de
liberté et ‘ d’autonomie. C’était l’idéal. Mahomet « eut » lui aussi des vues très
saines et lia bien son système politique ; et tant que la forme de gouvernement subsista
sous les califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en cela.
Mais les Arabes, devenus florissants, lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués
par des barbares : alors la division entre les deux puissances recommença. Quoiqu’elle
soit moins apparente chez les mahométans que chez les chrétiens, elle y est pourtant,
surtout dans la secte d’Ali. Et il y a des Etats, tels que la Perse, où elle ne cesse de
se faire sentir. »
Chez d’autres peuples on a essayé de remédier à cette dualité fâcheuse en faisant du
chef civil le chef religieux. Ainsi ont fait les souverains anglais et les souverains
russes. Evidemment c’est un progrès ; mais il est beaucoup plus apparent que réel, parce
que, partout où la religion chrétienne est admise, elle domine ; et s’en faire le chef,
c’est beaucoup plus se soumettre à elle que la soumettre à soi. C’est Henri III se
déclarant chef de la Ligue : « Parmi nous les Rois d’Angleterre se sont établis chefs de
l’Église et autant en ont fait les czars ; mais, par ce titre, ils s’en sont moins
rendus les maîtres que les ministres ; ils ont moins acquis le droit de la changer que
le devoir de la maintenir ; ils n’y sont pas législateurs, ils n’y sont que princes.
Partout où le clergé fait un corps, il est maître et législateur dans sa patrie. Il y a
donc deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs…
Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède et qui ait osé proposer de réunir
les deux têtes de l’aigle et de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais
l’Etat ni le gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l’esprit
dominateur du Christianisme était incompatible avec son système et que l’intérêt du
prêtre serait toujours plus fort que celui de l’Etat. »
Voilà donc trois religions, le catholicisme, le christianisme, le paganisme. « La
première est évidemment si mauvaise que c’est perdre le temps de s’amuser à le
démontrer. Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien ; tout ce qui met l’homme en
contradiction avec lui-même ne vaut rien. »
La seconde est « sainte, sublime, véritable » ; mais « je ne connais rien de plus
contraire à l’esprit social » ; parce que « cette religion, n’ayant aucun rapport
particulier avec le corps politique, laisse aux lois la seule force qu’elles tiennent
d’elles-mêmes, sans leur en ajouter aucune autre, et par là un des grands biens de la
société particulière reste sans effet ; et, bien plus, loin d’attacher les cœurs des
citoyens à l’Etat, elle les en détache, comme de toutes les choses de la terre. » Reste
le paganisme, évidemment très supérieur aux deux religions dont nous venons de parler :
« Il est bon, en ce qu’il réunit le culte divin et l’amour des lois et que, faisant de
la patrie l’objet de l’adoration des citoyens, il leur apprend que servir l’Etat c’est
en servir le dieu tutélaire. C’est une espèce de théocratie, dans laquelle on ne doit
point avoir d’autre pontife que le prince, ni d’autres prêtres que les magistrats. Alors
mourir pour son pays c’est aller au martyre ; violer les lois c’est être impie et
soumettre un coupable à l’exécration publique c’est le dévouer au courroux des dieux.
Sacer esto. » — Mais il faut avouer que cette religion a quelques
défauts : « … elle trompe les hommes, les rend crédules, superstitieux, noie le vrai
culte de la Divinité dans un vain cérémonial. » Il peut lui arriver même, dans le cas où
elle devient exclusive et tyrannique, de « rendre le peuple sanguinaire et intolérant »
à l’égard des autres nations, « ce qui le met dans un état naturel de guerre avec tous
les autres, très nuisible à sa propre sûreté. »
Que faire donc ? Revenir au système antique avec un léger amendement. Adopter un
système mixte où il y ait une religion d’Etat, et où, de plus, chaque
citoyen, après avoir adhéré à la religion d’Etat et en y restant strictement fidèle,
pourra professer des opinions religieuses particulières, dont l’Etat ne s’occupera
point.
En effet, il importe bien à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse
aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses
membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale… « Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plaît sans qu’il appartienne au
souverain d’en connaître. »
Par exemple, vous êtes juif, protestant, bouddhiste (je ne dis pas catholique, et l’on
verra tout à l’heure pourquoi). Vous restez libre de comprendre Dieu et l’Univers de
cette façon-là ; et l’Etat ne vous demande pas comment vous les comprenez. Cela vous
regarde personnellement. C’est votre religion personnelle. L’Etat la respecte, jusque-là
qu’il veut l’ignorer.
— Mais me sera-t-il permis de former association, de former Eglise avec ceux que
j’aurai remarqués qui comprennent Dieu et l’Univers de la même façon que moi ?
Je ne crois pas. Rousseau ne s’est pas expliqué sur ce point ; mais c’est évidemment
très contraire à ses principes généraux. En formant association sur une chose dont
l’Etat ne s’occupe point et qui ne lui importe pas, vous formez corps intermédiaire et
vous tendez à former pouvoir intermédiaire. Vous créez, petite, mais qui pourra devenir
grande, une puissance spirituelle dont Rousseau ne veut pas entendre parler. « Tout ce
qui rompt l’unité sociale ne vaut rien. » — Ainsi : des croyances particulières et
personnelles, mais qui restent particulières et personnelles ; des religions, si vous
voulez, mais qui ne relient pas, des religions qui ne soient pas autre
chose que des opinions philosophiques et littéraires, voilà la part faite à la liberté,
à l’autonomie intellectuelle du citoyen.
D’autre part, il y aura une « religion civile », une religion laïque, une religion
sociale, qui sera la religion de l’Etat, et qui sera Religion d’Etat,
comme chez les anciens, en ce sens qu’on sera civilement obligé d’y croire
et de la pratiquer, comme on est obligé de croire au Code et d’y obéir.
Rousseau a exposé son système sur ce point par deux fois, à six années de distance, ce
qui prouve qu’il l’a très sérieusement médité. Il l’expose une première fois, en 1756,
dans une lettre à Voltaire : « Tout gouvernement humain se borne par sa nature aux
devoirs civils, et, quoi qu’en ait pu dire le sophiste Hobbes, quand un homme sert bien
l’Etat, il ne doit compte à personne de la manière dont il sert Dieu. Il
y a, je l’avoue, une sorte de profession de foi
que les lois peuvent imposer ; mais, hors les principes de la morale et du droit
naturel, elle doit être purement négative, parce qu’il peut exister des religions qui
attaquent les fondements des sociétés, et qu’il faut commencer par
exterminer ces religions pour assurer la paix de l’Etat. De ces dogmes à
proscrire, l’intolérance est certainement le plus odieux, mais il faut le prendre à sa
source ; car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune
et ne prêchent que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi
j’appelle intolérant par principe tout homme qui s’imagine qu’on ne peut être homme de
bien sans croire tout ce qu’il croit et damne impitoyablement ceux qui ne pensent pas
comme lui. En effet, les fidèles sont rarement d’humeur à laisser les réprouvés en paix
dans le monde, et un saint qui croit vivre avec des damnés anticipe volontiers sur le
métier de diable. Que s’il y avait des incrédules intolérants qui
voulussent forcer le peuple à ne rien croire, je ne les bannirais
pas moins sévèrement que ceux qui veulent forcer à croire tout ce qui leur plaît. Je
voudrais donc qu’on eût, dans chaque Etat, un code
moral ou une espèce de profession de foi civile qui contint positivement les maximes
sociales que chacun serait tenu d’admettre ; et négativement les
maximes fanatiques qu’on serait tenu de rejeter, non comme impies, mais comme
séditieuses. Ainsi, toute religion qui pourrait s’accorder avec le code serait admise ;
toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite ; et chacun serait libre de
n’en avoir point d’autre que le code même. Cet ouvrage, fait avec soin, serait, à mon
avis, le plus utile qui ait jamais été composé et peut être le seul nécessaire aux
hommes. Voilà, monsieur, un sujet pour vous. Je souhaiterais passionnément que vous
voulussiez entreprendre cet ouvrage et l’embellir de votre poésie, afin que, chacun
pouvant l’apprendre aisément, il portât dès l’enfance dans les cœurs ces sentiments de
douceur et d’humanité qui brillent dans vos écrits et qui manquèrent toujours aux
dévots. Je vous exhorte à méditer ce projet qui doit plaire au moins à votre âme. Vous
nous avez donné dans votre poème sur la Religion naturelle le
catéchisme de l’homme. Donnez-nous maintenant dans celui que je vous propose le
catéchisme du citoyen. »
Rousseau expose une seconde fois ce système sans aucune modification,
en 1762, dans le Contrat social : « Il y a une profession de foi purement
civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme
dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est
impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. » — On n’obligera personne à les croire ;
ce serait une odieuse intolérance ; mais on chassera de l’Etat ceux qui n’y croiront
point : « Sans pouvoir obliger personne à les croire, le souverain peut bannir de l’Etat
quiconque ne les croit pas. »
Et celui-ci n’a rien à dire à cela ; car il n’est pas banni comme impie, mais comme
insociable : « Il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme
incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son
devoir. »
Le citoyen ne devra pas seulement croire à ces articles de la religion civile, il devra
les pratiquer ; il devra se conduire en conformité continuelle avec
eux : « Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit
comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des
crimes : il a menti devant les lois. »
Ainsi : religion particulière tolérée, à la condition qu’elle ne soit pas constituée en
religion, par association, groupement, corporation, Eglise ; — religion d’Etat
obligatoire, comme croyance et comme pratique, les non-croyants étant exilés et les
non-pratiquants mis à mort.
Mais quelle sera cette religion d’Etat ? Quels en seront les dogmes ?
Quels en seront les articles ?
Croyance à Dieu ; croyance à la Providence ; croyance à l’immortalité de l’âme ;
croyance à la vie à venir ; croyance à la punition des méchants et au bonheur des
justes ; croyance à la sainteté du Contrat social et des Lois ; croyance que les hommes
peuvent être sauvés dans quelque religion que ce soit : « Les dogmes de la religion
civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explication
ni . L’existence de la divinité, puissante, intelligente, bienfaisante,
prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes et le châtiment des
méchants ; la sainteté du Contrat social et des lois : voilà les dogmes positifs. Quant
aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c’est l’intolérance. Elle rentre dans les
cultes que nous avons exclus… Quiconque ose dire : Hors de l’Eglise point
de salut, doit être chassé de l’Etat. »
En conséquence : quiconque ne croira pas en Dieu sera exilé ; quiconque ne croira pas à
la Providence sera exilé ; quiconque ne croira pas à l’immortalité de l’âme sera exilé ;
quiconque, ne croira pas à la punition future des méchants et au bonheur futur des
justes sera exilé ; quiconque ne croira pas à la sainteté du Contrat social et des Lois
sera exilé ; quiconque (mahométans, par exemple, ou catholiques) aura déclaré qu’il
croit qu’en dehors de sa religion on n’est point sauvé, sera exilé.
Quiconque, après avoir déclaré qu’il croit en Dieu, se conduira comme n’y croyant pas,
sera puni de mort ; quiconque, après avoir déclaré qu’il croit en la Providence, se
conduira comme n’y croyant pas, sera puni de mort ; quiconque, après avoir déclaré qu’il
croit à la vie future, à la punition des méchants et au bonheur des justes, se conduira
comme n’y croyant pas, sera puni de mort ; quiconque, après avoir déclaré qu’il croit à
la sainteté du Contrat social et des Lois, se conduira comme n’y croyant pas, sera puni
de mort ; tout mahométan ou catholique, qui, après avoir déclaré qu’il ne l’est pas, se
conduira comme s’il l’était, sera puni de mort.
Telles sont les idées de Rousseau sur la question religieuse et les dogmes de la
Religion civile qu’il veut établir. Ils sont en parfait accord avec les principes
généraux qu’il professe sur l’unité et l’indivisibilité de l’Etat et l’omnipotence de la
Volonté populaire.
Ils sont, du reste, la simple codification du gouvernement de Calvin à Genève.
Il n’y a de différence, au fond, entre Voltaire et Rousseau, pour ce qui est des
questions religieuses, sinon que Rousseau est partisan du despotisme populaire et que
Voltaire est partisan du despotisme royal.
La haine pour le Catholicisme en particulier et pour le Christianisme en général est la
même. L’admiration pour l’antiquité et pour la façon dont l’antiquité a compris la
religion est la même. Dans les idées de Voltaire l’histoire universelle se distribue
ainsi : Antiquité : despotisme absolu de l’Etat, ordre, tranquillité parfaits ;
persécution et guerres religieuses inconnues ; bonheur universel. — Un petit peuple
d’Orient connaît « les deux puissances », l’une spirituelle et l’autre temporelle, et
leurs luttes. De lui naît le christianisme qui établit ce départ d’une façon plus
précisé et dans tout l’univers : guerres religieuses, tous les Etats troublés,
assassinats, guerre civile permanente, misère et malheur universel. — Avenir : Retour au
système antique, concentration des deux puissances en une seule main, despotisme absolu,
spirituel et temporel, de l’Etat, ordre, tranquillité, bonheur.
Voltaire a un peu varié en toutes choses. Sur ces trois points il n’a pas varié. Il a
soutenu ces trois propositions pendant toute sa vie et de plus en plus nettement et
énergiquement à mesure qu’il approchait du terme.
Jamais l’antiquité, — à l’exception de l’abominable peuple juif, — n’a connu ni les
guerres religieuses ni les querelles religieuses.
Qu’on n’allègue point Socrate condamné à mort pour irrévérence ou indifférence envers
les Dieux ; c’était une affaire politique bien plus que religieuse, et du reste comparez
l’horreur d’un brûlement à la douceur d’une coupe de poison bue en prison, en conversant
avec ses amis.
Qu’on n’allègue point quatre cents ans de persécutions des chrétiens par les empereurs
romains. D’abord il est très probable que ces persécutions n’ont pas existé. Ce sont des
histoires inventées par les chrétiens une fois vainqueurs pour verser l’odieux, sur
leurs ennemis. On sent l’erreur et le mensonge à chaque pas de ces récits. Avouez du
reste que ces persécutions auraient été si illogiques qu’il faut bien convenir qu’elles
sont invraisemblables. « Quoi ! les Romains auraient souffert que l’infâme Antinoüs fût
mis au rang des seconds Dieux et ils auraient déchiré, livré aux bêtes tous ceux à qui
ils n’auraient reproché que d’avoir paisiblement adoré un juste ! Quoi ! ils auraient
adoré un Dieu suprême, un Dieu souverain, maître de tous les Dieux secondaires, attesté
par cette formule Deus optimus maximus, et ils auraient recherché ceux
qui adoraient un Dieu unique ! » — Non, ce qu’il faut dire des persécutions exercées par
les Romains contre les chrétiens, c’est qu’il n’y en a pas eu.
Ce qui a existé, peut-être, ce sont de justes châtiments infligés par les magistrats
romains à des chrétiens qui étaient des rebelles, des perturbateurs et des ennemis
politiques. — Saint Laurent est exécuté ; ce n’est pas comme chrétien, c’est pour avoir
refusé au préfet de Rome l’argent des chrétiens qu’il avait en sa garde et qu’il avait
distribué aux pauvres. — Polyeucte est condamné à mort ; ce n’est pas pour avoir
embrassé le christianisme ; c’est pour avoir brisé les statues des Dieux. Il l’a été
comme La Barre à Abbeville et comme Farel à Arles, qui avait jeté la statue de saint
Antoine dans la rivière.
Remarquez que l’on voit dans les relations les plus chrétiennes des martyres que les
chrétiens visitent librement le condamné à mort dans sa prison, l’accompagnent au
supplice, pleurent autour de lui, recueillent ses dépouilles mortelles. Qu’est-ce à
dire, sinon que le martyr était condamné pour tout autre chose que pour christianisme,
et que les chrétiens qui n’avaient d’autre tort que d’être chrétiens n’étaient nullement
inquiétés ?
Tertullien avoue que les chrétiens refusaient d’orner leurs maisons de branches de
laurier dans les réjouissances publiques pour les victoires des empereurs. Ils
n’illuminaient pas. « On pouvait aisément prendre cette affectation condamnable pour un
crime de lèse-majesté. » Les chrétiens étaient condamnés, non pour adorer le Christ,
mais pour n’avoir pas illuminé. Il n’y a rien de plus juste.
« Le même Tertullien dit, dans son chapitre trente-deuxième, qu’on n’a jamais
remarqué et qui est très remarquable : « Nous prions Dieu pour les
Empereurs et pour l’Empire ; mais c’est que nous savons que la dissolution
générale qui menace l’Univers et la consommation des siècles en sera retardée. » —
« Misérable ! s’écrie Voltaire, dans un magnifique élan de Bonapartisme mystique, tu
n’aurais donc pas prié pour tes maîtres, si tu avais su que le monde dût subsister
encore ! »
Les chrétiens avaient un autre tort qui n’a pas laissé en tout temps, soit qu’il s’agît
des Templiers, soit qu’il s’agît des Juifs, soit qu’il s’agît des Protestants, d’être
très vivement reproché à ceux qui se mettaient dans ce cas et de leur causer quelques
ennnis. Ils étaient riches, dès la fin du second siècle. « Il n’est pas étonnant qu’en
deux siècles leurs missionnaires, ardents et infatigables, eussent attiré enfin à leur
parti des gens d’honnêtes familles. Exclus des dignités, parce qu’ils ne voulaient pas
assister aux cérémonies instituées pour la prospérité de l’Empire, ils exerçaient le
négoce, comme les Presbytériens et autres non conformistes ont fait en France et font
encore ; ils s’enrichissaient. » Aucun gouvernement n’a vu cela très longtemps d’un
très bon œil, parce que la richesse aussi est une puissance, et dans un Etat bien
constitué il ne doit y avoir de puissant que le gouvernement.
Le même Tertullien « se plaint de ce qu’on ne persécute pas les philosophes et de ce
qu’on réprime les chrétiens. Y a-t-il quelqu’un, dit-il, qui force un
philosophe à sacrifier, à jurer par vos dieux ? Quis enim« philosophum sacrificare aut dejerare, ètc. Cette différence prouve
évidemment que les philosophes n’étaient pas dangereux et que les chrétiens l’étaient.
Les philosophes se moquaient, avec tous les magistrats, des superstitions populaires ;
mais ils ne faisaient pas un parti, une faction dans l’Empire, et les chrétiens
commençaient à former une faction si dangereuse, qu’à la fin elle contribua à la
destruction de l’Empire romain. On voit, par ce seul trait, qu’ils auraient été les plus
cruels persécuteurs s’ils avaient été les maîtres : leur secte insociable, intolérante,
n’attendait que le moment d’être en pleine liberté pour ravir la liberté au reste du
genre humain. »
Faute d’une explication suffisante, on ne voit pas, de ce que les philosophes n’étaient
pas « réprimés » et de ce que les chrétiens l’étaient, on ne voit pas, « par ce seul
trait », que les chrétiens n’attendaient que la liberté pour détruire l’Empire romain,
qu’ils n’ont jamais détruit, du reste, et pour ravir la liberté au reste du genre
humain. Il manque une dizaine de termes au raisonnement. Mais poursuivons.
Le même Tertullien avoue qu’on regardait les chrétiens comme des factieux. Sur quoi
Voltaire triomphe. Vous voyez bien que ce n’est pas comme chrétiens que les chrétiens
étaient tués, mais comme factieux ; « l’accusation était injuste ; mais elle prouvait
que ce n’était pas la religion seule qui excitait le zèle des magistrats. » On
raisonnait ainsi : les chrétiens peuvent adorer n’importe qui..Mais tous les chrétiens
sont factieux. Donc nous persécutons tous les chrétiens, non comme chrétiens, mais comme
factieux. Le raisonnement est bon, et du moment que les chrétiens sont tués non comme
chrétiens, mais comme factieux, ils n’ont rien à dire et il n’y a jamais eu de
persécutions contre les chrétiens.
On peut seulement faire remarquer à Voltaire que c’est comme factieux et non comme
protestants et jansénistes que jansénistes et protestants ont été persécutés, et que,
donc, il n’y a jamais eu de persécutions contre protestants et jansénistes ; et que sur
ce point antiquité et temps modernes ont été exactement aussi tolérants les uns que les
autres.
La vérité encore, selon Voltaire, c’est que, pendant ces fameuses persécutions des
chrétiens, ce sont les chrétiens qui ont été persécuteurs. Ce sont les chrétiens qui
sont coupables et responsables des persécutions, car celui-là est le persécuteur qui
force quelqu’un à le persécuter, alors que celui-ci n’en a pas la moindre envie :
« J’ajouterai : quand vous auriez eu autant de martyrs que la Légende
dorée et Dom Ruinart le bénédictin en étalent, que prouveriez-vous par là ?
Que vous avez toujours été intolérants et cruels ; que vous avez forcé le gouvernement
romain, ce gouvernement le plus humain de la terre, à vous persécuter, lui qui donnait
une liberté entière aux Juifs et aux Egyptiens ; que votre intolérance n’a servi qu’à
verser votre sang et à faire verser celui des autres hommes, vos frères ; et que vous
êtes coupables, non seulement des meurtres dont vous avez couvert la terre, mais encore
de votre propre sang qu’on a répandu autrefois. Vous vous êtes rendus les plus
malheureux de tous les hommes, parce que vous êtes les plus injustes. » (Dieu et
les hommes ; XLII.)
J’ignore pourquoi Voltaire n’a pas raisonné de la même façon pour accuser les
protestants du massacre de la Saint-Barthélemy.
La vérité, selon moi, sur cette différence de traitement, remarquable en effet, des
Romains à l’égard de toutes les religions de l’univers d’un côté et de la religion
chrétienne de l’autre, me paraît avoir été mal démêlée, mais entrevue, cependant, par
Rousseau, que Voltaire aurait pu mieux lire : « Ce fut dans ces circonstances que Jésus
vint établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant le système
théologique du système politique, fit que l’Etat cessa d’être un et causa les
divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens. Or, cette idée nouvelle d’un royaume de l’autre monde n’ayant jamais pu entrer
dans la tête des païens, ils regardèrent toujours les Chrétiens
comme de vrais rebelles, qui, sous une hypocrite
soumission, ne cherchaient que le moment de se rendre
indépendants et maîtres et d’usurper adroitement l’autorité qu’ils feignaient de
respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause des persécutions. »
Ah ! ah ! Cela est, entre nous, un peu plus fort que du Voltaire ; et je crois que nous
sommes au point. Laissons de côté, pour un moment, le projet prêté par Rousseau aux
chrétiens, même dans leur faiblesse, de devenir un jour les maîtres. Ce que le
polythéisme, d’abord, a exécré et redouté dans le christianisme, c’est la négation du
polythéisme professée par les chrétiens et la proscription du polythéisme proclamée par
les chrétiens. Tant que le polythéisme grec ou romain s’est trouvé en face de religions
locales qui étaient polythéistes elles-mêmes, il les a acceptées parfaitement et
tolérées et introduites et absorbées. Et pourquoi non ? En quoi le gênaient-elles ? Mais
quand il s’est trouvé en face d’une religion qui niait son principe à lui, son principe
même, il a fait comme toutes les religions du monde : il n’a pas été tendre. — Les
juifs, dira-t-on, l’avaient fait avant les chrétiens (et aussi bien juifs et chrétiens
ont été confondus pendant longtemps dans l’esprit des Romains et dans leur colère) —
mais les juifs étaient faibles, dispersés et peu enclins à la propagande. Mais quand
juifs ou chrétiens (les Romains ne savaient pas au juste) ont été nombreux, ardents,
remplis de l’esprit apostolique et très unis en un corps qui semblait un corps de
nation ; et sont venus dire :
« Le polythéisme n’existe pas. Les dieux n’existent pas. En particulier
les dieux de Rome n’existent pas. Il n’existe qu’un Dieu, qui est le nôtre » ;
quand ils sont venus dire ces choses, que jamais aucune religion n’avait dites, le
polythéisme attaqué dans son principe a été furieux ; et Rome attaquée dans ses dieux,
c’est-à-dire dans toute son histoire, dans toutes ses traditions et dans tout ce qu’elle
considérait comme sa mission, a été féroce. Il n’y a rien de plus naturel et ce n’est
pas que les persécutions aient eu lieu qui est invraisemblable, comme le croit Voltaire,
c’est qu’elles n’eussent pas eu lieu qui le serait.
Et s’il y a eu des intermittences dans les persécutions, c’est d’abord qu’à cause des
circonstances diverses et des objets, tout à coup jugés plus graves ou plus urgents, où
doit s’appliquer l’attention de l’Etat, il y a toujours des intermittences dans ces
choses-là ; c’est ensuite, comme, à mon avis, l’histoire le montre très précisément, que
le christianisme, selon qu’il était dirigé par des chefs plus ou moins intransigeants
dans leur doctrine ou plus ou moins énergiques dans leur action, ne s’est pas toujours
présenté comme aussi exclusif et aussi radical, et a pu quelquefois, si l’on y mettait
quelque bienveillance, être considéré comme une religion qui ne rompait pas en visière
avec le polythéisme et qui ne le heurtait pas de front ; a pu être, jusqu’à un certain
point, tenu pour une religion comme une autre. Mais, en son fond, il n’était rien moins
qu’une religion qui niait, qui proscrivait, qui accusait d’imposture toutes les autres.
Le polythéisme ne pouvait nullement le traiter comme les religions qui dérivaient du
même principe que lui.
D’autre part, et c’est ce qu’a bien vu Rousseau, le christianisme apportait quelque
chose de décidément nouveau, et, au point de vue de la cité antique, quelque chose de
monstrueux, quelque chose qui « ne pouvait pas entrer dans la tête des païens ». Il
apportait cette idée que l’individu ne se doit pas tout entier à l’Etat, qu’il y a
« deux royaumes », l’un de ce monde, l’autre d’un autre, et que le citoyen doit rendre à
César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ; que chaque homme
est de ces deux royaumes et qu’il ne doit à l’un qu’une partie de lui-même et que sur
l’autre partie le royaume terrestre n’a aucun droit et ne doit avoir aucune prise. — Ils
disaient à l’Etat quelque chose comme ceci : « Je vous dois tout, excepté ma conscience.
Je vous dois tout, excepté ma pensée. Je vous dois tout, excepté mon moi intime. » Ils
proclamaient ainsi la liberté de l’âme, qui est le germe, qui est le
fond et qui est quasi le tout des Droits de l’homme. Il n’y a rien de plus juste que la
haine des démocrates modernes contre le christianisme, car c’est dans les entrailles
mêmes du christianisme que sont nés ces Droits de l’homme, qui limitent les droits de
l’Etat, et que, par conséquent, les démocrates ne peuvent souffrir. Qu’un libéral se
scrute lui-même, il sentira en lui un chrétien primitif. Le libéralisme n’est qu’un
résidu de christianisme. Grattez le libéral, vous trouvez le chrétien ; et c’est pour
cela que chrétien et libéral doivent être en horreur au vrai démocrate. Ils l’étaient
aux Césars et aux Romains exactement pour le même motif.
Cela dura jusqu’au temps, également indiqué par Rousseau, où, les chrétiens étant
devenus puissants dans l’Empire, les Empereurs s’avisèrent en quelque sorte de retourner
le problème, et, cette religion qui limitait leur autorité, de l’adopter, pour la
conquérir et pour rétablir les choses dans l’ancien état en devenant chefs chrétiens,
tout en restant chefs civils, et en ramassant ainsi de nouveau entre leurs mains les
deux « royaumes ».
A quoi ils ne réussirent jamais complètement ; parce que l’idée était entrée dans les
esprits qu’il y avait un spirituel et un temporel et qu’ils ne devaient ni ne pouvaient
être confondus, et qu’il y allait de la liberté de l’âme qu’ils ne le fussent point.
C’était l’idée de la liberté individuelle qui était venue dans le monde et qui devait se
transformer, se développer, mais n’en point sortir.
Montesquieu avait, lui aussi, très bien vu cela, comme je l’ai dit. Auguste Comte le
voit si bien qu’il en fait, comme on sait, le fondement de son système. Il ne se trompe
pas sur le mobile secret et profond de l’amour des « philosophes » pour l’antiquité à
partir de la Renaissance : « En haine des croyances qui avaient jusqu’alors prévalu
presque tous les penseurs furent saisis d’une irrationnelle admiration de l’antiquité,
au point de méconnaître totalement la supériorité sociale du moyen âge, de quoi la masse
illettrée conserva seule quelque sentiment, surtout chez les nations préservées du
protestantisme… » — Cette invention du pouvoir spirituel ou simplement de l’indépendance du spirituel relativement à l’État est pourtant la base même de
toute la notion des libertés modernes. « Mentalement envisagée, elle se réduit, en
effet, à la division nécessaire entre la théorie et la pratique… Sous l’aspect social,
elle proclame surtout la distinction naturelle entre l’éducation et l’action ou entre la
morale et la politique, dont personne aujourd’hui n’oserait directement méconnaître
l’essor continu comme l’un des principaux bienfaits d’une civilisation progressive. La
moralité réelle et la vraie liberté s’y trouvent profondément intéressées… Toute
tendance sérieuse à réaliser cette utopie rétrograde [le retour au régime antique] ne
pourrait aboutir qu’à l’intolérable domination de médiocrités également incapables dans
les deux genres » (Système de politique positive ; discours
préliminaire, seconde partie. Cf. ce même ouvrage, tome II, Statique
sociale, ch. I). — Mais ceci est le langage d’un libéral, langage qu’il est
arrivé à Auguste Comte de parler quelquefois. Précisément ce que voit très bien
Voltaire, comme les Romains, comme son cher Julien (voir le Discours de
l’empereur Julien, par Voltaire), c’est que le polythéisme est éminemment
favorable au despotisme. Il l’est en ce qu’il met et entretient dans les âmes Vidée d’une autorité capricieuse, et qu’il la rend sainte et vénérable.
Auguste Comte, encore, fait très ingénieusement remarquer que l’ordre extérieur est
notre régulateur intellectuel, et que si par exemple l’ordre astronomique nous
apparaissait comme irrégulier, nous en prendrions une conception morale et sociale très
irrégulière aussi, et ne serions pas choqués de l’incohérence dans notre organisation
politique (Système de politique positive ; Statique
sociale, ch. I). L’idée que nous avons du monde règle celle que nous nous
faisons de notre cité, ou plutôt nous la donne. Or le polythéisme, c’était précisément
l’idée d’un gouvernement capricieux et incohérent de l’univers. — A un autre point de
vue le polythéisme, avec son « origine divine de toute famille puissante », créait tout naturellement, et tout naturellement
maintenait « l’intime confusion des deux pouvoirs spirituel et temporel » (Ibid., ibid.) et était ainsi le soutien, si l’on ne veut
pas dire le fondement même du despotisme absolu de l’Etat antique. Il y a donc entre le
polythéisme et l’Etat antique beaucoup plus de rapports secrets, intimes et profonds
qu’on ne croit, et rien n’est plus naturel que l’horreur et la terreur de l’État antique
en présence de là religion nouvelle qui seule entre toutes les religions attaquait le
polythéisme lui-même et son principe. — Bossuet, que Voltaire a trop méprisé et n’a pas
assez lu, a vu ces choses parfaitement et les expose en un langage qui a sur celui
d’Auguste Comte quelques avantages de clarté et d’agrément : « Rendez à César ce qui
appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Cette belle distinction porta
dans les esprits une lumière si claire que jamais les chrétiens ne cessèrent de
respecter l’image de Dieu dans les princes persécuteurs de la vérité… A la vérité, il
leur était dur d’être traités d’ennemis publics et d’ennemis des empereurs, eux qui ne
respirèrent que l’obéissance… Mais la politique romaine se croyait attaquée
dans ses fondements quand on méprisait ses Dieux. Rome se vantait d’être une
ville sainte par sa fondation, consacrée dès son origine par des auspices divins et
dédiée par son auteur au Dieu de la guerre. Peu s’en faut qu’elle ne crût Jupiter plus
présent dans le Capitole que dans le ciel. Elle croyait devoir ses victoires à la
religion. C’est par là qu’elle avait dompté les nations et leurs Dieux ; car on
raisonnait ainsi en ce temps ; de sorte que les Dieux romains devaient être les maîtres
des autres Dieux, comme les Romains étaient les maîtres des autres hommes. Rome, en
subjuguant la Judée, avait compté le Dieu des Juifs parmi les dieux qu’elle avait
vaincus : le vouloir faire régner, c’était renverser les fondements de l’Empire, c’était
haïr les victoires et la puissance du peuple romain. Ainsi les chrétiens, ennemis des
Dieux, étaient regardés en même temps comme ennemis de la République. Les empereurs
prenaient plus de soin de les exterminer que d’exterminer les Parthes, les Marcomans et
les Daces ; le christianisme abattu paraissait dans leurs inscriptions avec autant de
pompe que les Sarmates défaits… L’idolâtrie voulait qu’on servît tout ce
qui passait pour divin… Elle encensait quelquefois le Dieu des Juifs avec tous les
autres. Nous trouvons une lettre de Julien l’Apostat par laquelle il promit aux
Juifs de rebâtir la sainte cité et de sacrifier avec eux au Dieu créateur de l’univers…
Les païens voulurent bien adorer le vrai Dieu, mais non
pas le vrai Dieu tout seul ; et il ne tint pas aux empereurs que Jésus-Christ
même, dont ils persécutèrent les disciples, n’eût des autels parmi les Romains… Il ne
faut pas s’étonner si, accoutumés à faire des dieux de tous les hommes où il éclatait
quelque chose d’, ils voulurent ranger Jésus-Christ parmi leurs
divinités… » — Voilà qui est net, et voilà aussi qui est certain. Les Romains ne
détestaient pas plus le Dieu des Juifs qu’un autre Dieu ; ils ne détectaient pas plus
Jésus qu’un autre personnage divin, mais à la condition que ce Dieu fût un Dieu comme un
autre, un personnage divin à l’égal d’un autre. Ils voulaient bien adorer
le vrai Dieu, mais non pas le vrai Dieu seul. Ils ne détestaient que ceux qui,
attaquant et niant le polythéisme lui-même, le polythéisme en son principe, attaquaient
le fondement de leur croyance, la gloire de leurs annales et, ils le sentaient bien
aussi, une des bases de leur institution politique. Les chrétiens n’ont été persécutés
ni comme factieux, ni même comme chrétiens à proprement parler, mais
comme antipolythéistes, c’est-à-dire, en dernière analyse, comme chrétiens dans le sens
le plus profond de ce mot et de cette idée ; et en cela les Romains avaient parfaitement
raison ; car les empereurs qui ont adopté le christianisme se sont donné personnellement
un auxiliaire ; mais ils ont partagé l’Empire.
Telle est, à mon avis, l’histoire philosophique, comme on disait au XVIIIe siècle, de l’antiquité païenne en face du christianisme.
Pour Voltaire, qui pense autrement, l’antiquité païenne n’a jamais persécuté les
chrétiens, elle ne pouvait pas les persécuter ; elle a châtié quelques factieux et
perturbateurs qui se réclamaient du christianisme ; mais elle a été, depuis ses
commencements jusqu’à sa fin, une période de tolérance et de liberté de conscience
absolues.
Mais là-bas, dans l’Orient, vivait un petit peuple qui devait donner naissance à la
religion persécutrice et qui commençait par en avoir tout l’esprit et par être
horriblement persécuteur lui-même. Voltaire, à ce titre, le déteste furieusement.
Voltaire a détesté les Juifs à ce point qu’un lecteur superficiel le prendrait mille
fois pour un catholique, et pour un catholique espagnol. Ne vous trompez point sur deux
titres du Traité de la Tolérance : Extrême tolérance des
Juifs (chap. XIII). Si l’intolérance fut de droit divin dans le
Judaïsme et si elle fut toujours mise en pratique (chap. xii). Le
premier est faux, je ne sais pourquoi, et dans le chapitre XIII, Voltaire ne parle que
de ceci que les Juifs ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme. Le second est une
espèce d’a fortiori. Voltaire donne, dans ce chapitre xii, une
multitude d’exemples de la facilité avec laquelle les Juifs tombaient ou retombaient
dans l’idolâtrie, de l’impureté avec laquelle, parfois, ils s’y abandonnent et aussi des
terribles châtiments qu’ils s’attiraient par elle. Il veut donc dire, je suppose : Voyez
que, même chez un peuple où le Dieu était intolérant, ce Dieu a donné des exemples assez
nombreux de tolérance et d’indulgence paternelle.
Partout ailleurs il n’est formule d’exécration que Voltaire ne prodigue à ce peuple
sauvage, cruel, et cruel au nom même de Dieu :
« Si nous lisions l’histoire des Juifs écrite par un auteur d’une autre nation, nous
aurions peine à croire qu’il y ait eu en effet un peuple fugitif d’Egypte qui soit venu
par ordre exprès de Dieu immoler sept ou huit petites nations qu’il ne connaissait pas,
égorger sans miséricorde toutes les femmes, les vieillards, les enfants à la mamelle, et
ne réserver que les petites filles ; que ce peuple saint ait été puni de son Dieu quand
il était assez criminel pour épargner un seul homme dévoué à l’anathème. Nous ne
croirions pas qu’un peuple si abominable eût pu exister sur la terre ; mais comme cette
nation elle-même nous rapporte ces faits dans ses livres saints, il faut la
croire… »
« Les Juifs ont une loi par laquelle il leur est expressément ordonné de n’épargner
aucune chose, aucun homme dévoué au Seigneur : « On ne pourra le racheter ; il faut
qu’il meure », dit la loi du Lévitique, chapitre XXVII. C’est en vertu de
cette loi qu’on voit Jephté immoler sa propre fille et le prêtre Samuel couper en
morceaux le roi Agag. Le Pentateuque nous dit que dans le petit pays de
Madian, qui est environ de neuf mille lieues carrées, les Israélites ayant trouvé six
cent soixante et quinze mille brebis, soixante et douze mille bœufs, soixante et un
mille ânes, et trente-deux milles filles vierges, Moïse commanda qu’on massacrât tous
les hommes, toutes les femmes, et tous les enfants ; mais qu’on gardât les filles, dont
trente-deux seulement furent immolées… Ce même livre nous dit que Josué, fils de Nun,
ayant passé avec sa horde la rivière du Jourdain à pied sec, et ayant fait tomber au son
des trompettes les murs de Jéricho dévoués à l’anathème, il fit périr tous les habitants
dans les flammes ; qu’il conserva seulement Rahab et sa famille qui avait caché les
espions du saint peuple ; que le même Josué dévoua à la mort douze mille habitants de la
ville de Haï ; qu’il immola au Seigneur trente et un rois du pays, tous soumis à
l’anathème, et qu’ils furent pendus. Nous n’avons rien de comparable à ces assassinats
religieux dans nos derniers temps, si ce n’est peut-être la Saint-Barthélemy et les
massacres d’Irlande… »
« Un législateur, selon nos notions communes, doit se faire aimer et craindre ; mais il
ne doit pas pousser la sévérité jusqu’à la barbarie : il ne doit pas, au lieu d’infliger
par les ministres de la Loi quelques supplices aux coupables, faire égorger au hasard
une grande partie de sa nation par l’autre. Se pourrait-il qu’à l’âge de six-vingts ans,
Moïse, n’étant conduit que par lui-même, eût été si inhumain, si endurci au carnage,
qu’il eût commandé aux Lévites de massacrer sans distinction leurs frères jusqu’au
nombre de vingt-trois mille, pour la prévarication de son propre frère, qui devait
plutôt mourir que de faire un veau pour être adoré. Quoi ! après cette indigne action,
son frère est grand pontife et vingt-trois mille hommes sont massacrés !… »
« Il est dit qu’à peine Jéricho est sans défense que les Juifs immolent à leur Dieu
tous les habitants, vieillards, femmes, filles, enfants à la mamelle et tous les
animaux… Pourquoi tuer aussi tousles animaux, qui pouvaient servir ?… »
« Arrêtons-nous ici un moment pour observer combien de Juifs furent exterminés par
leurs propres frères ou par l’ordre de Dieu même depuis qu’ils entrèrent dans les
déserts jusqu’aux temps où ils eurent un roi élu par le sort : les Lévites, après
l’adoration du veau d’or, égorgent : 23000 Juifs. Consumés par le feu pour la révolte de
Coré : 250. Egorgés pour la même révolte : 14700. Egorgés pour avoir eu commerce avec
les filles Madianites : 24000. Egorgés au gué du Jourdain pour n’avoir pas pu prononcer
Shiboleth : 42000. Tués par les Benjamites qu’on attaquait : 40000.
Benjamites tués par les autres tribus : 45000… Bethsamites frappés de mort pour avoir
regardé l’Arche : 50070. Total : 239020. Voilà deux cent trente-neuf mille et vingt
Juifs exterminés par l’ordre de Dieu même ou par leurs guerres civiles… »
« En suivant le fil historique de la petite nation juive, on voit qu’elle ne pouvait
avoir une autre fin. Elle se vante elle-même d’être sortie d’Egypte comme une horde de
voleurs emportant tout ce quelle avait emprunté des Egyptiens ; elle se fait gloire de
n’avoir jamais épargné ni la vieillesse ni le sexe ni l’enfance dans les villages et
dans les bourgs dont elle a pu s’emparer. Elle ose étaler une haine irréconciliable
contre toutes les nations. Elle se révolte contre tous ses maîtres.Toujours
superstitieuse, toujours avide du bien d’autrui, toujours barbare, rampante dans le
malheur et insolente dans la prospérité. Voilà ce que furent les Juifs aux yeux des
Grecs et des Romains qui purent lire leurs livres ; mais aux yeux des Chrétiens ils ont
été nos précurseurs, ils nous ont préparé la voie ; ils ont été les hérauts de la
Providence… »
« Si l’on peut conjecturer le caractère d’une nation par les prières qu’elle fait à
Dieu, on s’apercevra aisément que les Juifs étaient un peuple barbare et sanguinaire :
ils paraissent dans leurs Psaumes souhaiter la mort du pécheur plus que sa conversion,
et ils demandent au Seigneur, dans le style oriental, tous les biens terrestres : Répandez abondamment votre colère sur les peuples à qui vous êtes inconnu.
Traitez-les comme les Madianites, rendez-les comme une roue qui tourne toujours,
comme la paille que le vent emporte, comme une forêt
brûlée par le feu. Asservissez le pêcheur, que le malin soit toujours à ses côtés.
Qu’il soit toujours condamné quand il plaidera. Que sa prière lui soit imputée à
péché ; que ses enfants soient orphelins et sa femme veuve ; que ses enfants soient
des mendiants vagabonds, que l’usurier enlève tout son bien. Le
Seigneur juste coupera leurs têtes ; que tous les ennemis de Sion soient comme l’herbe
sèche des toits. Heureux celui qui éventrera les petits enfants encore à la mamelle et
qui les écrasera contre la pierre… »
« … Ils furent partout usuriers, selon le privilège et la bénédiction de leur loi, et
partout en horreur pour la même raison. Leurs rabbins avaient beau dire aux chrétiens
dans leurs livres : « Nous sommes vos pères ; nos Ecritures sont les vôtres ; nos livres
sont lus dans vos églises, nos cantiques y sont chantés », on leur répondait en les
pillant, en les chassant, en les faisant pendre entre deux chiens. On prit en Espagne et
en Portugal l’usage de les brûler. Les derniers temps leur ont été plus favorables
surtout en Hollande et en Angleterre, où ils jouissent de leurs richesses et de tous les
droits de l’humanité dont on ne doit dépouiller personne. Ils ont même été sur le point
d’obtenir le droit de Bourgeoisie en Angleterre vers 1750, et l’acte du Parlement allait
déjà passer en leur faveur ; mais enfin le cri de la nation et l’excès du ridicule jeté
sur cette entreprise la firent échouer. Il courut cent pasquinades : milord Aaron et
milord Judas siégeant dans la chambre des pairs ; on rit, et les Juifs se contentèrent
d’être riches et libres… Vous êtes frappés de cette haine et de ce mépris que toutes les
nations ont toujours eus pour les Juifs : c’est la suite inévitable de leur
législation ; il fallait ou qu’ils subjuguassent tout, ou qu’ils fussent écrasés. Il
leur fut ordonné d’avoir les nations en horreur et de se croire souillés s’ils avaient
mangé dans un plat qui eût appartenu à un homme d’une autre loi. Ils appelaient les nations vingt ou trente bourgades, leurs voisines, qu’ils voulaient
exterminer, et ils crurent qu’il fallait n’avoir rien de commun avec elles. Quand leurs
yeux furent un peu ouverts par d’autres nations victorieuses qui leur apprirent que le
monde était plus grand qu’ils ne croyaient, ils se trouvèrent par leur loi même ennemis
naturels de ces nations et enfin du genre humain… Ils gardèrent tous leurs usages, qui
sont précisément le contraire des usages sociables ; ils furent donc avec raison traités
comme une nation opposée en tout aux autres, les servant par avarice, les détestant par
fanatisme, se faisant de l’usure un devoir sacré. Et ce sont nos pères !… »
« Leurs maximes n’ont pas laissé quelquefois d’exercer une influence sur les nôtres
jusque dans l’enceinte des lois : « En l’an de grâce 1673, dans le plus beau siècle de
la France, l’avocat général Orner Talon parla ainsi en plein parlement, au sujet d’une
demoiselle de Canillac : « Au chapitre xiii du Deutéronome, Dieu dit :
« Si tu te rencontres dans une ville ou dans un lieu où règne l’Idolâtrie, mets tout au
fil de l’épée, sans exception d’âge, de sexe ni de condition. Rassemble dans les places
publiques toutes les dépouilles de la ville, brûle-la tout entière avec ses dépouilles,
et qu’il ne reste qu’un monceau de cendres, de ce lieu d’abomination. En un mot, fais-en
un sacrifice au Seigneur, et qu’il ne demeure rien en tes mains des biens de cet
anathème. » Ainsi, dans le crime de lèse-majesté, le roi était maître des biens et les
enfants en étaient privés. Le procès ayant été fait à Naboth, quia
maledixerat regi, le roi Achab se mit en possession de son héritage. David étant
averti que Miphiboseth s’était engagé dans la rébellion, donna tous ses biens à Siba,
qui lui en avait apporté la nouvelle. Tua sint omnia quæ fuerunt
Miphiboseth. » Il s’agit de savoir qui héritera des biens de Mlle de Canillac,
biens autrefois confisqués sur son père, abandonnés par le Roi à un garde du trésor
royal et donnés ensuite par le garde du trésor royal à la testatrice. Et c’est sur le
procès d’une fille d’Auvergne qu’un avocat général s’en rapporte à Achab, roi d’une
partie de la Palestine, qui confisqua la vigne de Naboth après avoir assassiné le
propriétaire parle poignard de la justice, action abominable qui est passée en proverbe
pour inspirer aux hommes l’horreur de l’usurpation… »
« Les savants ont discuté cette question si les Juifs sacrifiaient en effet des hommes
à la divinité, comme tant d’autres nations. C’est une question de nom : ceux que ce
peuple consacrait à l’anathème n’étaient pas égorgés sur un autel avec des rites
religieux ; mais ils n’en étaient pas moins immolés, sans qu’il fût permis de pardonner
à un seul. Le Lévitique défend expressément, au verset 27 du chapitre
XXIX, de racheter ceux qu’on aura voués ; il dit en propres paroles : « Il
faut qu’ils meurent. » C’est en vertu de cette loi que Jephté voua et égorgea sa
fille, que Saül voulut tuer son fils et que le prophète Samuel coupa par morceaux le roi
Agag, prisonnier de Saül… A peine ont-ils pris Jéricho et Laïs qu’ils ont entre eux une
guerre civile dans laquelle la tribu de Benjamin est presque toute exterminée, hommes,
femmes et enfants ; il n’en reste que six cents mâles ; mais le peuple, ne voulant pas
qu’une des tribus fût anéantie, s’avisa, pour y remédier, de mettre à feu et à sang une
ville entière de la tribu de Manassé, d’y tuer tous les hommes, tous les vieillards,
tous les enfants, toutes les femmes mariées, toutes les veuves, et d’y prendre six cents
vierges qu’ils donnèrent aux six cents survivants de Benjamin pour refaire cette
tribu, afin que le nombre de leurs tribus fût toujours complet… »
« Une fille d’Agrippa fut cette Bérénice, célèbre pour avoir été aimée d’un des
meilleurs empereurs dont Rome se vante. Ce fut elle qui, par les injustices qu’elle
essuya de ses compatriotes, attira la vengeance des Romains sur Jérusalem. Elle demanda
justice. Les factions de la ville la lui refusèrent. L’esprit séditieux de ce peuple se
porta à de nouveaux excès ; son caractère en tout temps était d’étre cruel et son sort
d’être puni… »
« Enfin vous no trouvez en eux qu’un peuple ignorant et barbare qui joint depuis
longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus
invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. — Il ne
faut pourtant pas les brûler… »
« Ma tendresse pour vous n’a plus qu’un mot à vous dire. Nous vous avons pendus entre
deux chiens pendant des siècles ; nous vous avons arraché les dents pour vous forcer à
nous donner votre argent ; nous vous avons chassés plusieurs fois par avarice, et nous
vous avons rappelés par avarice et par bêtise ; nous vous faisons payer encore dans plus
d’une ville la liberté de respirer l’air ; nous vous avons sacrifiés à Dieu dans plus
d’un royaume ; nous vous avons brûlés en holocauste ; car je ne veux pas, à votre
exemple, dissimuler que nous ayons offert à Dieu des sacrifices de sang humain. Toute la
différence est que nos prêtres vous ont fait brûler par les laïques, se contentant
d’appliquer votre argent à leur profit, tandis que vos prêtres ont toujours immolé les
victimes humaines de leurs mains sacrées. Vous fûtes des monstres de fanatisme et de
cruauté en Palestine ; nous l’avons été dans notre Europe. Oublions tout cela, mes amis.
Voulez-vous vivre paisibles ? Imitez les Banians et les Guèbres. Ils sont beaucoup plus
anciens que vous ; ils sont dispersés comme vous ; ils sont sans patrie comme vous. Les
Guèbres surtout, qui sont les anciens Persans, sont esclaves comme vous après avoir été
longtemps vos maîtres. Ils ne disent mot. Prenez ce parti. Vous êtes des animaux
calculants ; tâchez d’être des animaux pensants… »
« Ne voudriez-vous pas que nous perdissions notre temps à lire ensemble le livre de
Bossuet, évêque de Meaux, intitulé la Politique tirée de l’Ecriture
Sainte ? Plaisante politique que celle d’un malheureux peuple qui fut
sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir
conserver ses rapines, presque toujours esclave et presque toujours révolté, vendu au
marché par Titus et par Adrien, comme on vend l’animal que ces Juifs appelaient immonde
et qui était plus utile qu’eux. J’abandonne au déclamateur Bossuet la politique des
roitelets de Juda et de Samarie14, qui ne
connurent que l’assassinat, à commencer par leur David, lequel, ayant fait le métier de
brigand pour être roi, assassina Urie dès qu’il fut le maître, et ce Salomon, qui
commença par assassiner Adonias, son propre frère, au pied de l’autel. Je suis las du
pédantisme qui consacre l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse… »
« Le Pentateuque est le seul monument ancien dans
lequel on voie une loi expresse d’immoler les hommes, des commandements exprès de tuer
au nom du Seigneur. Voici ces lois : « Ce qui aura été offert à Adonaï ne se rachètera
point, il sera mis à mort »… Adonaï dit à Moïse : « Vengez les enfants d’Israël des
Madianites. Tuez tous les mâles et jusqu’aux enfants. Egorgez les femmes qui ont connu
le mariage Réservez les autres. » Il paraît que les coutumes des Juifs étaient à peu
près celles des peuples barbares que nous avons trouvés dans le nord de l’Amérique,
Algonquins, Iroquois, Hurons, qui portaient en triomphe le crâne et la chevelure de
leurs ennemis tués. Le Deutéronome dit expressément : « J’enivrerai mes
flèches de leur sang ; mon épée dévorera leur chair et le sang des meurtris ; on me
présentera leurs têtes nues. » Presque tous les cantiques juifs que nous récitons
dévotement (quelle dévotion !) ne sont remplis que d’imprécations contre tous les
peuples voisins. Il n’est question que de tuer, d’exterminer, d’éventrer les mères et
d’écraser les cervelles des enfants contre les pierres. Adonaï dit expressément :
« Exterminez tous les habitants de Canaan. Si vous ne voulez pas tuer tous les
habitants, je vous ferai à vous ce que j’avais résolu de leur faire » : c’est-à-dire je
vous tuerai vous-mêmes. Cette loi est curieuse. L’auteur du Christianisme
dévoilé dit que l’âme de Néron, celle d’Alexandre VI et de son fils Borgia
pétries ensemble, n’auraient jamais pu imaginer rien de plus abominable. C’est là une
petite partie des lois données par la bouche de Dieu même. Gordon, l’illustre auteur de
l’Imposture sacerdotale, dit que si les Juifs avaient connu les
diables… ils n’auraient pas pu imputer à ces êtres qu’on suppose ennemis du genre humain
des ordonnances plus diaboliques… »
« Dans votre troisième lettre, Monsieur, où vous faites un magnifique éloge de la
tolérance, vous avez oublié de citer le fameux passage du Deutéronome :
« S’il se lève parmi vous un prophète qui ait vu et qui ait prédit un signe et un
prodige, et si ses prédictions sont accomplies et s’il vous dit : « Allons, suivons les
dieux étrangers », que ce prophète soit massacré. Si votre frère, fils de votre mère, ou
votre fille ou votre femme qui est entre vos bras, ou votre ami que vous chérissez comme
votre âme, vous dit : « Allons, servons les dieux étrangers »… égorgez-le sur-le-champ,
frappez le premier coup, et que le peuple frappe après vous. » Vous avez frémi,
Monsieur, si vous êtes chrétien ; vous avez tremblé que vos juifs n’abusassent contre
les chrétiens de ce passage terrible. En effet, le fameux rabbin Isaac, du XVe siècle, l’employa dans son Rempart de la foi, pour
tâcher de disculper ses compatriotes du déicide dont ils eurent le malheur d’être
coupables. Ce rabbin prétend que la loi mosaïque est éternelle, immuable, et de là il
conclut que ses ancêtres se conduisirent, dans leur déicide comme leur loi l’ordonnait
expressément… » Dans ses lettres : au cardinal Dubois, 28 mai 1722 : « Si Votre
Excellence juge la chose importante, oserai-je vous représenter qu’un juif, n’étant
d’aucun pays que celui où il gagne de l’argent, peut aussi bien trahir le roi pour
l’empereur que l’empereur pour le roi ?… »
A M. Pinto, juif portugais à Paris, 21 juillet 1762 : « … Je vous dirai avec la même
franchise que bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos
superstitions. Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps beaucoup de mal à
elle-même et en a fait au genre humain. Si vous êtes philosophe, comme vous paraissez
l’être, vous pensez, comme ces Messieurs ; mais vous ne le direz pas. La superstition
est le plus abominable fléau de la terre : c’est elle qui, de tout temps, a fait égorger
tant de Juifs et tant de Chrétiens, c’est elle qui vous envoie au bûcher chez des
peuples d’ailleurs estimables… Je pourrais disputer avec vous sur les sciences que vous
attribuez aux anciens Juifs et vous montrer qu’ils n’en savaient pas plus que les
Français du temps de Chilpéric ; je pourrais vous faire convenir que le jargon d’une
petite province, mêlé de chaldéen, de phénicien et d’arabe, était une langue aussi
indigente et aussi rude que notre ancien gaulois ; mais je vous fâcherais peut-être et
vous me paraissez trop galant homme pour que je veuille vous déplaire. Restez juif,
puisque vous l’êtes. Vous n’égorgerez pas quarante-deux mille hommes pour n’avoir pas
bien prononcéshiboleth, ni vingt-quatre mille pour avoir couché avec
des Madianites ; mais soyez philosophe : c’est tout ce je peux vous souhaiter de mieux
dans cette courte vie… »
A M. Dalembert, 1er mars 1764 : « … Vous prétendez que votre
religion doit être cruelle autant qu’absurde parce qu’elle est fondée, je ne sais
comment, sur la religion du petit peuple juif, le plus absurde et le plus barbare de
tous les peuples ; mais je vous prouve, mes chers Welches, que, tout abominable qu’ait
été ce peuple, tout atroce, tout sot qu’il était, il a cependant donné cent exemples de
la tolérance la plus grande. Or si les tigres et les loups de la Palestine se sont
adoucis quelquefois, je propose aux singes, mes compatriotes, de ne pas toujours mordre
et de se contenter de danser… »
A M. le Président Hénault, 26 février 1768 : « Les juifs, ces méprisables Juifs, les
plus fanatiques des hommes, avaient à Rome une synagogue. Où pourrez-vous jamais trouver
une plus grande différence de culte et une plus grande tolérance ? »
A M. des Essarts, 26 février 1776 : « Je ne sais pas, Monsieur, si le code nous permet
d’écrire le nom d’une négresse sur un de ses tétons et celui d’un nègre sur une de ses
fesses. Tout ce que je sais, c’est que si j’étais juge, j’écrirais sur le front du
juif : homme à pendre. »
Il ne faut pas oublier, du reste, que le peuple juif est le seul peuple de l’antiquité
qui ait été anthropophage : « … Le prophète Ezéchiel, selon quelques ,
promet aux Hébreux, de la part de Dieu, que s’ils se défendent bien contre le roi de
Perse, ils auront à manger de la chair de cheval et de la chair de cavalier… »
« Charlevoix parle, dans un autre endroit, de vingt-deux Hurons mangés par les
Iroquois. On ne peut donc pas douter que la nature humaine ne soit parvenue, dans plus
d’un pays, à ce dernier degré d’horreur, et il faut bien que cette exécrable coutume
soit de la plus haute antiquité, puisque nous voyons, dans la Sainte Ecriture, que les
Juifs sont menacés de manger leurs enfants s’ils n’obéissent pas à leurs lois. Il est
dit aux Juifs que « non seulement ils auront la gale, que leurs femmes s’abandonneront à
d’autres ; mais qu’ils mangeront leurs fils et leurs filles dans l’angoisse et la
dévastation ; qu’ils se disputeront leurs enfants pour s’en nourrir ; que le mari ne
voudra pas donner à sa femme un morceau de son fils, parce qu’il dira qu’il n’en a pas
trop pour lui. » Il est vrai que de très hardis critiques prétendent que le
Deutéronome ne fut composé qu’après le siège mis devant Samarie par Benadad,
siège pendant lequel il est dit, au quatrième livre des Rois, que les
mères mangèrent leurs enfants. Mais ces critiques, en ne regardant le
Deutéronome que comme un livre écrit après le siège de Samarie, ne font que
confirmer cette épouvantable aventure. D’autres prétendent qu’elle ne peut être arrivée
comme elle est rapportée dans le quatrième livre des Rois. Il y est
dit que le roi d’Israël, en passant par le mur ou sur le mur de Samarie, une femme lui
dit : « … Ô roi, une femme m’a dit : « Donne-moi ton fils, nous le mangerons
aujourd’hui, et demain nous mangerons le inien » ; nous avons donc fait cuire mon fils
et nous l’avons mangé. Je lui ai dit aujourd’hui : « Donnez-moi votre fils, afin que
nous le mangions » ; et elle a caché son fils » Il est encore moins vraisemblable que
deux femmes ne se soient pas contentées d’un enfant pour deux jours ; il y avait là de
quoi les nourrir quatre jours au moins ; mais de quelque manière que les critiques
raisonnent, on doit croire que les pères et les mères mangèrent leurs enfants au siège
de Samarie, comme il est prédit expressément dans le Deutéronome.La même
chose arriva au siège de Jérusalem par Nabuchodonosor ; elle est encore prédite par
Ezéchiel. Jérémie s’écrie dans ses Lamentations : « Quoi donc ! Les femmes
mangeront-elles leurs enfants, qui ne sont pas plus grands que la main ? » Et dans un
autre endroit : « Les mères compatissantes ont cuit leurs enfants de leurs mains et les
ont mangés. » On peut encore citer ces paroles de Baruch : « L’homme a mangé de la
chair de son fils et de sa fille. » Cette horreur est répétée si souvent qu’il faut bien
qu’elle soit vraie… »
Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai rapporté que la millième partie des passages où
Voltaire déclare et étale son horreur pour le peuple juif. Cette horreur, il l’a
transportée aux Chrétiens, qu’il s’obstine à considérer comme les successeurs, les
héritiers et les fils spirituels des Israélites. Et je dis qu’il exagère ; mais je ne
dis pas qu’il ait tout à fait tort. La faute irréparable, à mon avis, des Chrétiens, a
été de ne pas couper le câble, de ne pas rompre et donner comme rompue toute tradition
des Juifs à eux et de se réclamer au contraire de l’Ancien Testament
comme de leur fondement et comme de leur titre. Ce fut une aberration. Ils étaient
purement et simplement, dont je les félicite, des révoltés contre l’ancienne loi. Ils
apportaient une loi d’amour au lieu d’une loi de crainte ; ils apportaient un Dieu de
pardon et de sacrifice au lieu d’un Dieu de colère, de cruauté et de vengeance ; ils
apportaient un dogme de fraternité au lieu d’un dogme d’exclusivisme et d’intolérance ;
ils apportaient un Dieu universel au lieu d’un Dieu local ; ils disaient : « Tous les
hommes sont frères », au lieu de dire : « Toutes les nations sont nos ennemies, les
ennemies de notre Dieu et les réprouvées de notre Dieu. » Ils étaient en opposition
formelle sur mille points et sur le fond avec l’ancienne loi ; et ils se réclamèrent de
l’ancienne loi. Ils firent dire à Jésus : « Je ne suis pas venu détruire la Loi, mais
l’accomplir. » Ils voulurent établir une suite et un enchaînement continus des premiers
prophètes ou législateurs légendaires du peuple hébreu jusqu’à eux et à leurs plus
lointains successeurs. Ils firent ce mélange confus et contradictoire de judaïsme, de
platonisme et de christianisme proprement dit qui est le Christianisme du quatrième
siècle et où tant de conciles sont restés comme empêtrés.
Je ne sais sur quelle idée ou pour quel intérêt ils voulurent avoir existé depuis le
commencement du monde et que le premier chrétien fût le premier homme et que toute
l’histoire d’un petit peuple peu intéressant fût l’annonce, la promesse, la prédiction
et l’image tracée à l’avance du peuple roi spirituel de l’Univers par la grandeur de sa
conception religieuse et la beauté de sa philosophie morale. — Ils cédèrent sans doute à
ce besoin, commun à tous les hommes, et auquel il est à remarquer que la Réforme a cédé
aussi, qui est le besoin d’avoir des ancêtres et de n’être pas des hommes nouveaux. Il
faut, au contraire, quand on apporte quelque chose de nouveau et d’inouï au monde, se
donner franchement et hautement pour hommes nouveaux, n’ayant rien de commun avec les
anciens et les répudiant. Il faut, tout en indiquant, s’il y a lieu, si c’est vrai, que
les idées qu’on professe n’ont pas laissé d’être obscurément pressenties par de bons
esprits d’autrefois — et que les chrétiens rappelassent le souvenir des prophètes juifs,
il n’y avait pas de mal — insister surtout sur ceci qu’on est des révoltés, des
novateurs et des fondateurs, qu’on a ses raisons pour l’être, qu’on vient changer le
monde parce qu’il a besoin d’être changé, et que s’il n’en avait pas besoin on ne serait
pas venu ; que, par exemple, dans le cas dont il s’agit, les Juifs n’avaient pas compris
Dieu et que Dieu est venu pour se faire comprendre aussi bien de ceux qui ne l’avaient
pas compris que de ceux qui ne le connaissaient pas. — Mais être moitié juifs, moitié
chrétiens ; et associer Moïse et Jésus ; et, quand on a fait l’Evangile, déclarer sien
et vénérable et divin un livre plein de génie poétique, mais en son ensemble aussi peu
moral et aussi peu moralisateur que possible et qui donne de Dieu une idée propre à vous
rendre athée : c’est là qu’est l’erreur énorme et c’est là qu’est le danger.
Le danger : parce que, vous le voyez bien, on vous rendra responsable de tout ce qui
est dans la Bible ; on ne citera jamais l’Evangile ; on citera insatiablement la Bible
et on vous écrasera sous le poids de ses erreurs morales, de ses violences et de ses
sauvageries, et vous ne pourrez plus vous délier de cette chaîne, vous laver de cette
marque et vous secouer de cette charge.
Le danger encore (et celui-ci est bien plus grave) : parce que, vous aussi, et non pas
seulement vos ennemis, vous lirez la Bible comme livre inspiré et divin et qui ne peut
avoir tort, et il vous en restera quelque chose en l’esprit, et il vous arrivera de vous
inspirer du livre inspiré. Il n’est que de lire Agrippa d’Aubigné et Théodore de Bèze —
je ne dis pas Calvin, qui est beaucoup plus évangélique que biblique et qui a été
biblique plus dans ses actes que dans ses livres — pour comprendre quelle dureté, quelle
soif du carnage pour le service de Dieu, développe dans des âmes, du reste bien
préparées, la lecture quotidienne d’un livre plein de Dieu, de fureurs et de massacres.
Voltaire a partiellement raison quand il attribue à la Bible les guerres religieuses du
moyen âge et de la Réforme. On ne lit pas ce livre — je dis non pas en dilettantes comme
nous le faisons, mais en disciples respectueux et fervents — sans se complaire dans
l’idée qu’on est peuple de Dieu et choisi par lui pour le faire redouter des peuples qui
ne l’entendent pas comme vous et pour le venger de leurs offenses. Le curé, signalé par
Voltaire, qui voulait baigner ses mains dans le sang des Jansénistes, je gagerais qu’il
lût la Bible plus que l’Évangile.
Remarquez-vous, du reste, que même dans l’Evangile il y a une scène qui, pour ainsi
parler, sent la Bible ? Il n’y en a qu’une, mais elle existe. C’est l’épisode de Jésus
chassant les marchands du Temple. En lisant cette histoire on se dit : « A qui en
a-t-il ? Qui est-ce ce qui l’a changé ? » Ce qui l’a changé, c’est le rédacteur de ce
récit. Un peu d’esprit biblique s’est insinué dans l’âme de l’évangéliste, par
tradition, légende, récits de veillée entre chrétiens mêlés de juifs, et il a habillé un
instant Jésus en prophète hébreu. Il fallait que même l’Evangile gardât ici et là15 quelque couleur de l’Ancien
Testament qu’il vient détruire. Les réformateurs les plus audacieux gardent toujours
quelque chose, à leur insu, des tours d’esprit de ceux qu’ils combattent.
La Réformation tout entière est comme une explosion d’esprit biblique. Les protestants
lisent la Bible, ils s’en nourrissent, ils s’en enflamment. Par leurs discussions, leurs
objections, leurs qu’il faut réfuter, ils forcent à la lire les
catholiques, qui depuis longtemps ne la lisaient guère. Le même esprit embrase les uns
et les autres et nous avons dans toute l’Europe moderne des guerres épouvantables de
soldats menés par des théologiens, toutes pareilles aux égorgements des Madianites par
ceux d’Israël. De nos jours même, n’est-il pas à remarquer que les peuples les plus durs
et impitoyables dans la conquête sont les peuples les plus rudes par leur nature même,
sans doute ; mais aussi ceux qui ont avec la Bible un commerce quotidien et invétéré et
qui s’en font comme une conscience personnelle et une conscience héréditaire ? Et je ne
sais pas s’il y a là une simple coïncidence.
Voltaire a donc raison partiellement. En quoi il a tort, c’est en ceci, que d’abord il
ne tient pas compte de la sauvagerie naturelle de la nature humaine et qu’il attribue à
cette pauvre Bible tout le sang qu’on a fait couler en l’invoquant, sans se dire,
qu’elle manquant, on l’aurait très probablement versé pour autre chose. Il se garde de
faire intervenir au profit des chrétiens l’argument qu’il a fait contre eux, à savoir
qu’il y a plus de politique que de religion dans toutes les guerres religieuses, s’il a
soif, donnez-lui à boire ; car en agissant ainsi vous amasserez des
charbons de feu sur sa tête » (Epître aux Romains, xii,
19, 20.)
Il a tort en ceci encore qu’il ne veut faire aucune distinction entre Chrétiens et
Juifs et qu’il attribue aux Chrétiens modernes l’esprit tout entier
des Hébreux d’autrefois. Il oublie et tient à oublier que si les Chrétiens, et c’est
leur tort, ont adopté le livre de Jéhovah et ont trop souvent retenu quelque chose du
tempérament de Jéhovah, ils ont été Chrétiens aussi, malgré tout, et ont souvent, aux
temps les plus noirs, prêché la paix, là fraternité ; établi ou essayé d’établir la
trêve de Dieu ; modéré, c’est un Pape qui l’a fait, le zèle d’un saint Louis contre les
blasphémateurs, et même prêché en propres termes la tolérance religieuse. — Il ne
l’oublie pas tout à fait et c’est à lui que j’emprunte cette liste très incomplète des
déclarations de chrétiens et de gens d’église chrétiens en faveur de la liberté de
conscience. « C’est une impiété d’ôter en matière de religion la liberté aux hommes,
d’empêcher qu’ils fassent choix d’une divinité ; aucun homme, aucun Dieu ne voudrait
d’un service forcé. » (Apologétique.) « Si on usait de violence pour
l’exercice de la foi, les évêques s’y opposeraient. » (Saint Hilaire.) « La religion
forcée n’est plus religion ; il faut persuader et non contraindre ; la religion ne se
commande pas. » — « C’est une exécrable hérésie de vouloir attirer par
la force, par les coups, par les emprisonnements ceux qu’on n’a pu convaincre par la
raison. » (Saint Athanase.) « Rien n’est plus contraire à la religion que la
contrainte. » (Saint Justin, martyr.) « Persécuterons-nous ceux que Dieu tolère ? »
(Saint Augustin.) « Qu’on ne fasse aucune violence aux Juifs. » (Quatrième concile de
Tolède.) « Conseillez et ne forcez pas » (Lettres de saint Bernard.) « Nous ne
prétendons pas détruire les erreurs par la violence. » (Discours du clergé de
France à Louis XIII.) « Nous avons toujours désapprouvé les voies de
rigueur. » (Assemblée du clergé, 11 Auguste 1560.) « Nous savons que la foi se persuade
et ne se commande pas. » (Fléchier.) « On ne doit pas même user de termes insultants. »
(L’évêque Dubelloi.) « Souvenez-vous que les maladies de l’âme ne se guérissent point
par la contrainte et par la violence. » (Le cardinal Le Camus.) « Accordez à tous la
tolérance civile. » (Fénelon.) « L’exaction forcée d’une religion est une preuve
évidente que l’esprit qui la conduit est un esprit ennemi de la vérité. » (Dirois,
docteur de Sorbonne.) « La violence peut faire des hypocrites ; on ne persuade point
quand on fait retentir partout des menaces » (Tillemont.) « Il nous a paru conforme à
l’équité et à la droite raison de marcher sur les traces de l’ancienne Eglise qui n’a
point usé de violence pour établir et étendre la religion. » — « L’expérience nous
apprend que la violence est plus capable d’irriter que de guérir un mal qui a sa racine
dans l’esprit. » (De Thou.) « La foi ne s’inspire pas à coups d’épée. » (Cerisiers.)
« C’est un zèle barbare que celui qui prétend planter la religion dans les cœurs comme
si la persuasion pouvait être l’effet de la contrainte. » (Boulainvilliers) « Il en est
de la religion comme de l’amour ; le commandement n’y peut rien, la contrainte encore
moins ; rien de plus indépendant que d’aimer et de croire. » (Amelot de la Houssaye,
sur les Lettres du cardinal d’Ossat.)
Voilà, sans doute, qui n’est pas biblique. Voltaire sait donc qu’il y a, cependant,
quelque différence entre l’Ancien Testament et le Nouveau,
et entre les sectateurs du Nouveau et les pauvres barbares qui pratiquaient l’Ancien il
y a deux mille cinq cents ans ; mais il aime trop ne pas s’en souvenir.
Par suite, d’une part, de cette haine contre les Chrétiens considérés comme des Juifs,
d’autre part de l’horreur qu’il éprouve pour tout ce qui peut limiter ou tempérer le
pouvoir absolu du roi, du chef civil, Voltaire en vient, et c’est chose piquante, à
abandonner ses maximes même de tolérance, à se retourner pour ainsi parler, et à
approuver à demi les mesures de rigueur du pouvoir absolu contre les hommes qui font le
crime de ne pas être de la religion du roi. Il maudit la Saint-Barthélemy et la
Révocation de l’Edit de Nantes, sans doute, la première comme crime religieux, la
seconde comme stupide mesure économique qui a appauvri la France et enrichi d’autres
Etats. Mais, tout en désapprouvant, il excuse, il fait comprendre que le droit du roi
était incontestable ; il fait à l’égard des jansénistes et protestants du xviie
siècle le raisonnement qu’il faisait à l’endroit des
chrétiens des quatre premiers siècles : après tout, c’était leur faute : pourquoi avoir
une religion différente de celle du maître ? Et, après tout, il faut bien convenir que
c’étaient des rebelles, et que quand on les tenait comme factieux, on avait raison.
« J’ai recherché longtemps comment et pourquoi cet esprit dogmatique qui divisa les
écoles de l’antiquité païenne sans causer le moindre trouble, en a produit parmi nous de
si horribles… Ne pourrait-on pas trouver l’origine de cette nouvelle peste qui a désolé
la terre dans ce combat naturel de l’esprit républicain qui anima les
premières Eglises contre l’autorité qui hait la résistance en tous genres ? Les
assemblées secrètes qui bravaient d’abord dans les caves et dans les grottes les lois de
quelques empereurs romains formèrent peu à peu un Etat dans l’Etat ; c’était une
République cachée au milieu de l’Empire. »
C’est donc, non comme chrétiens hérétiques, mais comme chrétiens républicains que les
rois de France ont redouté protestants et jansénistes, et qu’ils les ont combattus. Par
politique, Henri IV accorda l’édit de pacification ou plutôt le traité de paix qu’on
appelle l’Edit de Nantes. « Il paraît étrange que le cardinal de Richelieu, absolu et
si audacieux, n’abolit pas ce fameux Edit. » C’est que, théologien, il avait, avec le
Père Joseph, l’intention de convertir quelques pasteurs, puis d’autres, de ramener peu à
peu tous les protestants au giron de l’Église, et de joindre à sa gloire de conquérant
et d’homme d’Etat celle d’apôtre. Louis XIV, malgré la profonde paix religieuse qui
avait régné en France depuis le siège de la Rochelle et « l’Edit de grâce », regardait
les protestants d’un mauvais œil. « Il les considérait, non sans quelque
raison, comme d’anciens révoltés, soumis avec peine. » Il prit, depuis 1675
environ, une série de mesures pour ruiner secrètement les protestants. « Toutes ces
mesures étaient publiquement sollicitées par le clergé de France. C’était,
après tout, les enfants de la maison qui ne voulaient pas de partage
avec des étrangers introduits par force. » Les protestants finirent par résister
à ces mesures vexatoires, et on sait le reste.
« Le Calvinisme devait nécessairement enfanter des guerres civiles et
ébranler les fondements des Etats… Il n’y a point de pays où la religion de Calvin et
de Luther ait paru sans exciter des persécutions et des guerres. »
Il en a été de même des jansénistes, quoique sans doute à un moindre degré. Eux aussi
étaient des rebelles et des manières de républicains qu’une monarchie ne pouvait
souffrir. A vrai dire, c’étaient des demi-calvinistes et des demi-luthériens. « Si les
explications d’Arnauld sur la grâce n’étaient pas trop d’accord avec la raison humaine,
le sentiment d’Arnauld et des jansénistes semblait trop d’accord avec le pur
Calvinisme. »
Il faut bien remarquer, du reste, que les jansénistes ont « formé un
parti » et que cela est assez coupable : « Lorsqu’on arrêta Quesnel on saisit
tous ses papiers et on y trouva tout ce qui caractérise un parti formé. Il y avait une
copie d’un ancien contrat fait par les jansénistes avec Antoinette Bourignon… qui avait
acheté sous le nom de son directeur l’île de Nordstrand, près du Holstein, pour y
rassembler ceux qu’elle prétendait associer à une secte de mystiques qu’elle avait voulu
établir. » — Il est évident que vouloir fonder un couvent dans une île est un acte qui
sent la sédition.
« On trouva encore dans les manuscrits de Quesnel un projet encore plus
coupable, s’il n’avait été insensé. Louis XIV ayant envoyé en Hollande en 1684 le
comte d’Avaux, avec pleins pouvoirs d’admettre à une trêve de vingt années les
puissances qui voudraient y entrer, les jansénistes, sous le nom de Disciples de saint
Augustin, avaient imaginé de se faire comprendre dans cette trêve, comme s’ils avaient
été un parti formidable, tel que celui des calvinistes le fut si longtemps. Cette idée
chimérique était demeurée sans exécution ; mais enfin les propositions de paix des
jansénistes avec le roi de France avaient été rédigées par écrit. Il y avait eu
certainement dans ce projet une envie de se rendre trop considérables et c’en était
assez pour être criminels. On fit aisément croire à Louis XIV qu’ils étaient
dangereux. »
Dans toute cette question des hérétiques, Voltaire est parfaitement hostile aux mesures
de rigueur, surtout lorsqu’elles prennent un caractère de cruauté ; mais son principe
n’en est pas moins, et il le rappelle de temps en temps, que c’est un délit « après
tout » et un acte de rébellion, que d’être d’une autre religion que le gouvernement et
de croire à des choses auxquelles il ne croit pas.
« Ce qu’on appelle un janséniste est réellement un fou, parce qu’il prend
pour des vérités démontrées des idées particulières
16… Il est mauvais citoyen parce qu’il trouble l’ordre de l’Etat.
Il est rebelle parce qu’il désobéit. » (La voix du sage et du
peuple.)
Et en effet, c’est son principe ; et, par suite, sa solution pour ce qui est des choses
religieuses est celle-ci : il faut un roi pape ; il faut, dans chaque pays, un roi qui
gouverne les prêtres comme il gouverne les soldats. Il faut des « deux royaumes » en
supprimer un ; il faut des « deux puissances » en abolir une. Le pouvoir spirituel est
inutile. Voyez donc qu’en Chine « les lois ne parlent point de peine et de récompenses
après la mort… Ils ont cru qu’une police exacte, toujours exercée, ferait plus d’effet
que des opinions qui peuvent être combattues, et qu’on craindrait plus la loi toujours
présente qu’une loi à venir. » — « Plus la police se perfectionne, moins on a besoin de
pratiques religieuses. » Il faut tolérer les religions, les mépriser et les gouverner.
Il n’est pas mauvais, comme Montesquieu le disait déjà, qu’elles soient nombreuses, dans
un Etat, pour se contrebalancer et se neutraliser : « S’il n’y avait en Angleterre
qu’une religion, son despotisme serait à craindre ; s’il n’y en avait que deux, elles se
couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et
heureuses… »
Mais surtout il faut les mettre toutes sous le joug du prince et que les citoyens
n’obéissent pas à deux pouvoirs, mais à un seul. « En tout temps le prince est en droit
de prendre connaissance des règles de ces maisons religieuses, de leur conduite ; il
peut réformer ces maisons et les abolir, s’il les juge incompatibles avec les
circonstances présentes et avec le bien de la société. » — « S’il y a
quelque dispute entre les ecclésiastiques sur la manière d’enseigner ou sur certains
points de doctrine, le souverain peut imposer silence aux deux partis et punir ceux
qui désobéissent. »
« Il faut soigneusement distinguer la religion de l’Etat de la religion théologique.
Celle de l’Etat exige que les imans tiennent des registres des circoncis, les curés ou
pasteurs des registres des baptisés ; qu’il y ait des mosquées, des églises, des
temples, des jours consacrés à l’adoration et au repos, des rites établis par la loi ;
que les ministres de ces rites aient de la considération sans pouvoir ; qu’ils
enseignent les bonnes mœurs au peuple et que les ministres de la loi veillent sur les
mœurs des ministres des temples. Cette religion de l’Etat ne peut en aucun temps causer
aucun trouble. »
« Insensés qui n’avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits !
Malheureux que l’exemple des Noachides, des lettrés chinois, des Parsis et de tous les
sages n’a jamais pu conduire ! Monstres qui avez besoin de superstitions comme le gosier
des corbeaux a besoin de charognes ! On vous l’a déjà dit, et on n’a autre chose à vous
dire ; si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en
avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc. Il gouverne des Guèbres, des
Banians, des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le premier qui veut exciter
du tumulte est empalé, et tout le monde est tranquille. »
« Il ne doit pas y avoir deux puissances dans un Etat. — Dans ma maison reconnaît-on
deux maîtres, moi, qui suis le père de famille, et le précepteur de mes enfants, à qui
je donne des gages ?… Le prince doit être le maître absolu de toute police
ecclésiastique, sans aucune restriction, puisque cette police ecclésiastique est une
partie du gouvernement ; et de même que le père de famille prescrit au précepteur de ses
enfants les heures de travail, le genre des études, etc., de même le prince peut
prescrire à tous ecclésiastiques, sans exception, tout ce qui a le moindre rapport à
l’ordre public… Le prince encouragera la religion, qui enseigne toujours une morale pure
et très utile aux hommes ; il empêchera qu’on ne dispute sur le dogme, parce que ces
disputes n’ont jamais produit que du mal. »
« Le plus absurde des despotismes, le plus humiliant pour la nature humaine, le plus
contradictoire, le plus funeste est celui des prêtres, et de tous les empires
sacerdotaux, le plus criminel est sans contredit celui des prêtres de la religion
chrétienne… Nous avons institué des prêtres afin qu’ils fussent uniquement ce qu’ils
doivent être, des précepteurs de morale pour nos enfants. Ces précepteurs doivent être
payés et considérés. »
« Il y a plus de quatre mille ans que les empereurs de la Chine sont les premiers
pontifes de l’empire ; ils adorent un Dieu unique ; ils lui offrent les prémices d’un
champ qu’ils ont labouré de leurs mains. » — A la vérité l’esprit de tolérance, qui a
ses grands dangers, a laissé s’introduire des prêtres dans ce sage empire : « L’esprit
de tolérance, qui faisait le caractère de toutes les nations asiatiques, laissa les
bonzes séduire le peuple ; mais, en s’emparant de la canaille on les empêcha de la
gouverner [ ? — Cela veut dire sans doute qu’en leur permettant de s’emparer de la
canaille on les empêcha de la gouverner ] ; on les a traités comme on traite les
charlatans ; on les laisse débiter leur orviétan dans les places publiques ; mais s’ils
ameutent le peuple, ils sont pendus. »
L’histoire du genre humain est celle-ci et doit être celle-ci : « Le premier impudent
qui osa faire parler Dieu était un composé de fanatisme et de fourberie… Le métier est
bon. Mon charlatan forme des élèves qui ont tous le même intérêt que lui. Leur autorité
augmente par leur nombre… Le roi du pays fait d’abord un marché avec eux pour être mieux
obéi par le peuple ; mais bientôt le monarque est la dupe du marché : les charlatans se
servent du pouvoir que le monarque leur a laissé prendre sur la canaille pour l’asservir
lui-même. Le monarque regimbe, le prêtre le dépossède, au nom de Dieu. Samuel dépose
Saül. Grégoire VII détrône l’empereur Henri IV et le prive de la sépulture. Ce système
diabolico-théocratique dure jusqu’à ce qu’il se trouve des princes assez bien élevés et
qui aient assez d’esprit et de courage pour rogner les ongles aux Samuel et aux
Grégoire. Telle est, il me semble, l’histoire du genre humain. »
« On débite actuellement dans Rome la cinquième édition Della Riforma
d’Italia, livre dans lequel il est démontré qu’il faut très peu de prêtres et
point de moines et où les moines ne sont jamais traités que de canailles. Il faut une
religion au peuple ; mais il la faut plus pure et plus dépendante de l’autorité civile.
C’est à quoi l’on travaille tout doucement dans tous les Etats. Il n’y a presque aucun
prince qui ne soit convaincu de cette vérité ; il y en a quelques-uns qui vont bien plus
loin. »
« Il est temps que le monstre de la superstition soit enchaîné. Les princes
catholiques commencent un peu à réprimer ses entreprises ; mais au lieu de couper les
têtes de l’hydre, ils se bornent à lui mordre la queue. Ils reconnaissent encore les
deux puissances ou du moins ils feignent de les reconnaître. Ils ne sont pas assez
hardis pour déclarer que l’Église doit dépendre uniquement des lois du souverain. Il n’y
a que votre illustre souveraine (Catherine II) qui ait raison. Elle paye les prêtres.
Elle ouvre leur bouche et la ferme. Ils sont à ses ordres et tout est tranquille. »
Mais c’est encore en vers, comme il sied à un poète, que Voltaire a exprimé le plus
précisément sa doctrine sur les rapports entre les religions et l’Etat. Ils sont
simples. Les prêtres doivent être payés et gouvernés par le gouvernement civil comme des
soldats : a Comment, demande-t-il à Frédéric II,
Voltaire est tellement partisan du roi-pape qu’il en vient à être partisan du Pape-roi.
Pourvu que les deux puissances soient confondues, il lui suffit ; et tout est bien ; le
bonheur public est assuré :
Voltaire partisan du pouvoir temporel des Papes, c’est une chose un peu inattendue ;
mais elle est logique. A quoi tient Voltaire, c’est à ce qu’il n’y ait qu’un pouvoir
dans une nation ; à quoi tient Voltaire, c’est à l’absolutisme, quel qu’il soit, mais il
faut qu’il soit ; ou « tout est perdu », comme dit Montesquieu précisément quand il voit
le despotisme poindre quelque part.
Montesquieu, peu religieux et très peu chrétien, n’aime ni la religion ni l’Église. Il
voit dans la religion une sorte de collège conservateur des droits de l’homme, de la
liberté de l’âme, de la liberté individuelle, et il lui sait gré d’être cela. Il voit
dans l’Église un pouvoir limitateur et modérateur du pouvoir despotique, et il lui sait
gré d’être cela, de pouvoir l’être et d’être toujours prête à le devenir.
Rousseau, ennemi des deux puissances, comme de tout ce qui peut limiter, modérer ou
altérer la volonté du « Souverain », c’est-à-dire du peuple, repousse catholicisme et
christianisme comme forces antisociales, et veut qu’après les avoir réprimés de manière
qu’ils ne soient rien que des opinions individuelles, au-dessus d’eux on établisse une
religion d’Etat, le Déisme, la croyance à l’Etre suprême, religion qu’il faudra croire
et pratiquer, sous peine d’être exilé ou pendu.
Voltaire, ennemi des deux puissances, comme de tout ce qui peut limiter, modérer ou
altérer l’autorité du roi absolu, exècre le christianisme, tout ce qui l’a amené, tout
ce qui l’a soutenu, tout ce qu’il a fait, souhaite la liberté religieuse comme en
Prusse, en Russie et en Turquie ; et veut que le souverain soit maître absolu de la
religion comme de toutes choses.
Montesquieu ne s’est jamais occupé de questions d’éducation dans un grand détail, non
plus, du reste, que Voltaire. Il se contente de dire que dans les monarchies toute
l’éducation tend à développer le sentiment de l’honneur et y doit tendre et que cette
culture amène « à mettre dans les vertus une certaine noblesse, dans les mœurs une
certaine franchise, dans les manières une certaine politesse » ; — que dans les Etats
despotiques l’éducation tend à entretenir une profonde ignorance ; car « l’extrême
obéissance suppose de l’ignorance chez celui qui obéit et aussi chez celui qui
commande : il n’a pas à délibérer, à douter, à raisonner ; il n’a qu’à vouloir » et par
conséquent dans ces sortes d’Etat « l’éducation est nulle » ; — enfin que dans le
gouvernement républicain on a besoin de toute la puissance de l’éducation, puisque ce
gouvernement est fondé sur la « vertu politique », puisque cette vertu est « l’amour des
lois et de la patrie », puisque cette vertu est un a renoncement à soi-même » et puisque
cette vertu ne peut naître que d’une éducation attentive à l’inspirer sans cesse ; et il
va sans dire qu’elle sera inspirée beaucoup plus par l’exemple des pères que par
n’importe quel enseignement ; car « on est maître de donner à ses enfants ses
connaissances ; mais on l’est encore plus de leur donner ses passions. »
Ce n’est pas dans l’Emile qu’il faut chercher les idées de Rousseau
relativement au rôle de l’Etat dans l’éducation ; car, intentionnellement, l’auteur a
écarté l’Etat de la question. L’idée fondamentale de l’Emile
est précisément qu’il faut soustraire l’enfant à la société, qui ne
pourrait que le corrompre ; et par conséquent l’Etat n’intervient en aucune façon dans
l’éducation qu’on donne à Emile. Dans l’Emile, Rousseau suppose un père
de famille du XVIIIe siècle, qui, convaincu que la société dont il
fait partie est complètement gangrenée, que lui-même ne pourrait donner à son fils que
des défauts, des vices, des sentiments faux et des idées fauses, confie son fils à
un-ange, non pas pour l’instruire, car il ne faut pas enseigner, mais pour surveiller et
guider très légèrement dans cet enfant le développement naturel du cœur et de l’esprit.
L’Etat, non seulement n’a aucun rôle dans cette affaire, mais c’est aussi loin de lui
que possible qu’il faut tenter de mener à bien cette expérience.
Mais dans le Gouvernement de Pologne Rousseau a exposé un système tout
différent. Il est sorti de l’idéal et a condescendu à se mettre comme à la portée de la
pratique et à coopérer à ce qui est possible. Aussi, dès les premiers mots, revient-il
droit à Montesquieu, dont évidemment il se souvient, et qu’il copie ou plutôt qu’il
traduit en style oratoire : « C’est ici l’article important. C’est l’éducation qui doit
donner aux âmes la forme nationale, et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts
qu’elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. Un enfant en
ouvrant les yeux doit voir la patrie, et jusqu’à la mort, ne doit plus voir qu’elle.
Tout vrai républicain suce avec le lait de sa mère l’amour de sa patrie, c’est-à-dire
des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence ; il ne voit que la
Patrie ; il ne vit que pour elle. Sitôt qu’il est seul, il est nul ; sitôt qu’il n’a
plus de patrie, il n’est plus ; et s’il n’est pas mort, il est pis. »
En conséquence, dans les écoles, on n’étudiera que la Patrie, son histoire, sa
géographie, ses productions, ses mœurs, ses lois. En conséquence, la loi « réglera la
matière, l’ordre et la forme des études ». En conséquence encore, on ne confiera pas ou
on n’abandonnera point la fonction d’enseigner « à des étrangers et à des prêtres ». On
ne la confiera pas non plus à des hommes de métier : « Gardez-vous de faire un métier de
l’état de pédagogue. » On la confiera à des citoyens « tous mariés, s’il est possible,
tous distingués par leurs mœurs, leur probité, leur bon sens, leurs lumières » et qui ne
professeront qu’un certain temps, pour s’élever ensuite à des emplois « moins pénibles
et plus éclatants ». Comme les magistrats, les professeurs doivent être des politiciens
stagiaires. « Cette maxime est la clef d’un grand ressort dans l’Etat. »
Cette éducation, ainsi comprise et ainsi organisée, doit être intégrale, au moins pour les gentilshommes, c’est-à-dire que le plus pauvre des
gentilshommes polonais doit avoir le droit de faire donner à ses fils l’éducation la
plus élevée et la plus complète : « Je n’aime point ces distinctions de collèges et
d’académies, qui font que la noblesse riche et la noblesse pauvre sont élevées
différemment et séparément. Tous étant égaux par la constitution de l’Etat doivent être
élevés ensemble et de la même manière ; et si l’on ne peut établir une éducation
publique tout à fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres
puissent payer. »
Voltaire n’a jamais parlé d’éducation que pour dire, comme nous l’avons rapporté
ailleurs, qu’il n’était pas mauvais que les Jésuites élevassent les petits Français
concurremment avec les Universités, parce que « l’émulation est une belle chose ». — Il
déplore, en un endroit, l’esprit de routine qui est celui de l’Université de Paris et
des autres, encore en 1733 : « A l’égard de notre Université, elle ne sait pas encore ce
que c’est que Newton. C’est une chose déplorable qu’il ne soit jamais sorti un bon livre
des Universités de France et qu’on ne puisse seulement trouver chez elles une
instruction passable de l’astronomie, tandis que l’université de Cambridge produit tous
les jours des livres admirables de cette espèce. Aussi, ce n’est pas sans raison que les
étrangers regardent la France comme la crème fouettée de l’Europe. Je souhaiterais que
les Jésuites, qui ont les premiers fait entrer les mathématiques dans l’instruction des
jeunes gens, fussent aussi les premiers à enseigner des vérités si sublimes, qu’il
faudra bien qu’ils enseignent un jour, quand il n’y aura plus d’honneur à les connaître,
mais seulement de la honte à les ignorer. »
Il a jeté quelque part, sur l’éducation des filles, une boutade qui est piquante, un
peu amère, non sans bon sens, et qu’on peut relever pour mémoire et divertissement : « …
Vous êtes bien raisonnable pour votre âge. Comment pouvez-vous avoir un tel empire sur
vous-même ? — Ce que j’ai de raison, je le dois à l’éducation que m’a donnée ma mère.
Elle ne m’a point élevée dans un couvent, parce que ce n’est point dans un couvent que
j’étais destinée à vivre… J’entends dire que dans ces couvents, comme dans la plupart
des collèges où les jeunes gens sont élevés, on n’apprend guère que ce qu’il faut
oublier pour toute sa vie ; on ensevelit dans la stupidité les premiers de nos beaux
jours. Vous ne sortez guère de votre couvent que pour être promise à un inconnu qui
vient vous épier à la grille ; quel qu’il soit, vous le regardez comme un libérateur, et
fût-ce un singe, vous vous croyez trop heureuse ; vous vous donnez à lui sans le
connaître, vous vivez avec lui sans l’aimer et bientôt après les deux parties se
repentent. Ma mère m’a crue digne de penser de moi-même et de choisir un jour un époux
moi-même. Si j’étais née pour gagner ma vie, elle m’aurait appris à réussir dans les
ouvrages convenables à mon sexe ; née pour vivre dans la société, elle m’a fait
instruire de bonne heure dans tout ce qui regarde la société ; elle a formé mon esprit,
en me faisant craindre les écueils du bel esprit ; elle m’a menée à tous les spectacles
choisis qui peuvent inspirer le goût sans corrompre les mœurs… et j’ose dire que ces
instructions, qu’on ne regarde que comme des amusements, m’ont été plus utiles que les
livres.Enfin ma mère m’a toujours regardée comme un être pensant, dont il fallait
cultiver l’âme et non comme une poupée qu’on ajuste, qu’on montre et qu’on renferme le
moment d’après. »
Sur les rapports de l’Etat et de l’armée, il n’y a rien dans Voltaire que quelques
déclamations sur la guerre dont se moquait cruellement et avec quelque esprit
Frédéric II écrivant au seigneur de Ferney.
Dans Rousseau, il y a une théorie assez complète de « l’armée nationale ». Tout citoyen
soldat et tout soldat citoyen, comme dans les cantons suisses. « Ce n’est qu’avec des
troupes réglées (armées permanentes où le militarisme est un métier) que la puissance
exécutrice peut asservir l’Etat. » — « Les troupes réglées, peste et dépopulation de
l’Europe, ne sont bonnes qu’à deux fins : ou pour attaquer et conquérir les voisins ou
pour enchaîner et asservir les citoyens. » Ce qu’il faut donc, c’est la nation armée et
exercée. « Tout citoyen doit l’être par devoir, nul ne doit l’être par métier. » C’était
le système militaire des Romains ; c’est celui des Suisses ; il doit être celui de tout
peuple libre et qui veut rester tel. Une armée-milice où tous les citoyens serviraient
et chacun « un an seulement » et où, dans le choix des officiers, « on aurait égard non
au rang, au crédit et à la fortune, mais uniquement à l’expérience et aux talents »,
serait une armée excellente, sinon pour l’offensive, du moins pour la défensive.
Les détails où entre ensuite Rousseau sont particuliers à la Pologne, à qui il parle,
et n’ont pas d’intérêt général.
Montesquieu s’est très diligemment occupé de la question. Il a été frappé d’abord de
l’état de guerre perpétuelle ou de paix armée, c’est-à-dire de guerre perpétuelle, où
était déjà l’Europe de son temps et qui était une cause de misère et de ruine pour tous
les peuples : « Une maladie nouvelle (nouvelle ?) s’est répandue en Europe ; elle a
saisi nos princes et leur a fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses
redoublements et elle devient nécessairement contagieuse ; car sitôt qu’un Etat augmente
ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu’on ne
gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées
qu’il pourrait avoir si ses peuples étaient en danger d’être exterminés et on nomme paix
cet état d’effort de tous contre tous. Il est vrai que c’est cet état d’effort qui
maintient principalement l’équilibre, parce qu’il éreinte les grandes puissances Aussi
l’Europe est-elle si ruinée que les particuliers qui seraient dans la situation où sont
les trois grandes puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auraient pas
de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l’univers ;
et bientôt, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats et nous
serons comme les Tartares. Les grands princes, à force d’acheter les troupes des plus
petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances, c’est-à-dire presque toujours à
perdre leur argent. La suite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des
tributs ; et, ce qui prévient tous les remèdes à venir, on ne compte plus sur les
revenus ; mais on fait la guerre avec son capital. Il n’est pas inouï de voir des Etats
hypothéquer leurs fonds pendant la paix même et employer pour se ruiner des moyens
qu’ils appellent et qui le sont si fort que le fils de famille le plus
dérangé les imagine à peine. »
Montesquieu, dont il ne faut lui faire aucun reproche, a signalé cette maladie sans
indiquer aucun remède. Il n’y en a que deux, qui sont l’un et l’autre assez chimériques.
C’est les Etats-Unis d’Europe, une fédération de toutes les grandes puissances par la
désarmement ; ou la conquête de tous les Etats d’Europe, à en excepter si l’on veut les
petits, par une grande puissance qui imposerait la « paix romaine » et pourrait, au bout
d’un temps assez court, après avoir désarmé tout le monde, se désarmer elle-même. — Le
premier est le rêve d’un certain nombre de philanthropes qui comptent sur la
persuasion ; le second était peut-être celui de Napoléon Ier et
serait même la seule chose, s’il l’a fait, qui le justifierait.
Montesquieu, qui ne songe guère qu’à un seul objet, c’est à savoir à la liberté, et qui
n’a guère qu’une préoccupation, c’est à savoir la crainte du despotisme, s’est occupé
surtout des rapports de l’armée et de l’Etat au point de vue du danger que l’armée peut
faire courir aux libertés publiques. Il se demande s’il convient de « mettre sur une
même tête les emplois civils et militaires », c’est-à-dire si l’officier ne doit être
qu’officier, le général que général, ou si l’officier peut être homme politique, le
général magistrat civil ; et il répond, ce qui est très subtil et assez contestable, que
les emplois civils et les emplois militaires doivent être unis dans la République et
séparés dans la Monarchie.
« Dans les Républiques il serait bien dangereux de faire de la profession des armes un
état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles ; et dans les
Monarchies il n’y aurait pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même
personne. »
En effet, dans la République, « on ne prend les armes qu’en qualité de défenseur des
lois et de la Patrie ; c’est parce qu’on est citoyen qu’on se fait pour un temps soldat.
S’il y avait deux états distingués, on ferait sentir à celui qui, sous les armes, se
croit citoyen, qu’il n’est que soldat ».
Sur quoi je dis : où serait le mal ? n’est-il pas plutôt bon que celui qui « pour un temps » est soldat ou officier sache que, pour ce temps, il
n’est que soldat ou officier et n’a point à s’occuper du gouvernement civil ou de
l’administration civile ni à s’y immiscer ?
Dans les Monarchies, au contraire, « les gens de guerre n’ont pour objet que la gloire
ou du moins l’honneur et la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils
à des hommes pareils ; il faut, au contraire, qu’ils soient contenus par les magistrats
civils et que les mêmes gens n’aient pas en même temps la confiance du peuple et la
force pour en abuser. »
Il me semble que ce danger est le même dans une République que dans une Monarchie, si
même on ne pourrait pas dire qu’il est plus grand dans une République que dans une
Monarchie, la monarchie ayant un monarque qui est un obstacle à l’ambition des gens de
force et qui les empêche au moins d’aspirer au pouvoir suprême. C’est dans une
République surtout qu’il doit être dangereux qu’un homme soit à la fois imperator et consul ; car alors il est tout, et il paraît que
la République des Romains en a su quelque chose.
Ce qui trompe, peut-être, Montesquieu, ici comme quelquefois ailleurs, c’est sa
conception de la « vertu » républicaine. Il croit que la vertu est le
fondement nécessaire des Républiques, et il a raison ; mais il se laisse aller à croire
que cette vertu, c’est-à-dire le dévouement à la Patrie et le « renoncement », comme il
dit, existe toujours dans les Républiques et dans chacun des citoyens d’une République.
Voyez comme il parle : « On ne prend les armes dans la république qu’en qualité de
défenseur des lois et de la patrie » ; et par conséquent on n’a rien à craindre de
soldats si vertueux ; et même il ne serait pas bon de leur rappeler par certaines
distinctions entre le civil et le militaire qu’ils sont militaires et ne sont plus
citoyens ; cela les détacherait, pour ainsi parler, de leur vertu. Voilà comma il
raisonne. Mais peut-être son raisonnement repose-t-il sur une pensée trop optimiste. A
ceux qui ont la force, l’Etat doit ôter les moyens d’en abuser et surtout ne pas les
leur offrir. S’ils sont « vertueux », ils comprendront assez, que c’est dans l’intérêt
de l’Etat ; si par hasard ils ne l’étaient pas, la précaution est bonne dans une
Monarchie ; elle l’est à plus forte raison dans une République.
Ailleurs, Montesquieu revient, à un point de vue un peu différent, sur cette question.
Il prévoit le cas où l’armée, — soit dans une monarchie, soit dans une république ; car
il ne fait plus ici la distinction et plutôt parle-t-il d’une république, puisqu’il
parle de la Constitution anglaise « où la république se cache sous la forme de la
monarchie » — il prévoit donc le cas où l’armée aurait la tendance à confisquer le
pouvoir civil à son profit. Et alors il raisonne ainsi. De qui ferez-vous dépendre
l’armée ? Du pouvoir législatif, ou du pouvoir exécutif ? Il est dans « la nature des
choses » qu’elle dépende de l’exécutif, « son fait consistant plus en action qu’en
délibération. » De plus il y a une chose à considérer, c’est que si l’armée dépend du
pouvoir législatif, elle n’en dépendra pas ; car elle n’aura pour lui aucun respect » :
Il est dans la manière de penser des hommes que l’on fasse plus de cas du courage que de
la timidité, de l’activité que de la prudence, de la force que des conseils. L’armée
méprisera toujours un Sénat et respectera ses officiers. Elle ne fera point cas des
ordres qui lui seront envoyés de la part d’un corps composé de ‘gens qu’elle croira
timides et indignes par là de lui commander. »
Il en résultera une chose peut-être assez inattendue. C’est que « sitôt que l’armée
dépendra du Corps législatif, le gouvernement deviendra militaire. » Cela n’est pas
absolu ; car il y a des circonstances particulières, que Montesquieu énumère, qui
peuvent empêcher ou retarder cet effet naturel ; mais cela est presque inévitable. Et si
« dans le cas où l’armée est gouvernée par le Corps législatif, des circonstances
particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire, on tombera dans d’autres
inconvénients. De deux choses l’une : ou il faudra que l’armée détruise le
gouvernement, ou il faudra que le gouvernement affaiblisse l’armée. Et cet
affaiblissement de l’armée aura une cause bien fatale : il naîtra de la faiblesse même
du gouvernement. »
Donc l’armée doit dépendre du pouvoir exécutif. Mais alors, c’est le pouvoir exécutif
qui, appuyé sur l’armée, va opprimer ? Evidemment. Comment donc faire ? Le seul remède
est qu’il n’y ait pas une armée distincte du corps même de la nation ; le seul remède,
c’est l’armée nationale, l’armée qui sort de la nation pour un temps très court et qui y
rentre incessamment. « Pour que celui qui exécute ne puisse pas opprimer, il faut que
les armées qu’on lui confie soient peuple et aient le même esprit que le
peuple, comme cela fut à Rome jusqu’au temps de Marius. »
Et pour que cela soit ainsi, il n’y a qu’un moyen : c’est que ceux qu’on emploie comme
soldats « ne soient enrôlés que pour un an, comme il se pratiquait à Rome. »
Il y aurait un autre moyen qui s’offre naturellement à l’esprit, ce serait : « si on a
un corps de troupes permanent et où les soldats soient une des plus viles parties de la
nation, que la puissance législative puisse le casser sitôt qu’elle le désire ». Mais
alors nous retombons dans le cas signalé plus haut, celui où l’armée dépend du Corps
législatif, et nous avons vu qu’elle n’en dépend jamais ou qu’il est très difficile
qu’elle en dépende ; qu’elle méprisera les ordres venant du Corps législatif et qu’elle
n’en tiendra compte ; que les circonstances où le Corps législatif songera à la casser
seront précisément celles où elle aura commencé à mépriser les ordres du Corps
législatif, et que, séditieuse déjà, elle ne se laissera pas casser par un ordre de ces
sénateurs jugés « timides et indignes de lui commander. »
Il n’y a donc qu’une solution, encore que Montesquieu en indique deux, puisqu’il
infirme l’une des deux en même temps qu’il la donne ; il n’y a qu’une solution : l’armée
nationale, faite de tous les citoyens, entrant dans l’armée pour un temps très court et
rentrant incessamment dans la nation, donc, en réalité ne la quittant pas, étant peuple,
restant peuple et ayant le même esprit que le peuple. Il sera même essentiel qu’aucune
classe de la nation ne soit exemptée du service militaire, afin que l’armée, non
seulement soit bien, comme on dit, une image de la nation, mais soit, au vrai, la nation
elle-même ; et afin que l’esprit d’une certaine classe ne devienne pas l’esprit de
l’armée. Il ne faudrait pas une armée composée uniquement d’ouvriers, ou une armée
composée uniquement de paysans. Il faut une armée où paysans, ouvriers, bourgeois et
hommes des classes supérieures soient mêlés et confondus.
Il faut aussi, à cet égard, faire grande attention au corps d’officiers. Ceux-ci ne
peuvent pas appartenir aux différentes classes de la nation ; il est fatal qu’ils
appartiennent à la bourgeoisie et aux classes supérieures. L’armée dirigée par eux aura
donc toujours, à cause d’eux, un caractère aristocratique ; et voilà pourquoi,
d’instinct, la démocratie tient l’armée en défiance. Les seuls remèdes à ce mal sont
l’abolition de l’armée, ou la nomination des officiers par les soldats. Il est probable
que dans les pays démocratiques on emploiera d’abord le second moyen, après quoi il sera
inutile de recourir au premier ; car l’abolition de l’armée sera chose faite.
D’ici là, et avec une armée composée de toute la nation et commandée par des officiers
tirés de la classe bourgeoise et des classes supérieures, il est certain que la liberté
ne court aucun péril immédiat. L’armée « méprisera » sans doute le Corps législatif,
comme dit Montesquieu, parce que « c’est dans la manière de penser des hommes » ; mais
elle ne le renversera pas, parce que, composée d’hommes de très diverses origines et
appartenant à de très divers partis, elle supportera tout naturellement ce que la nation
supporte. En d’autres termes, l’armée ne sera pas un parti, et n’aura pas, par
conséquent, le terrible inconvénient que présenterait un parti armé. Le jour où elle
renverserait le gouvernement, ce serait le signe que toute la nation le rejette ; mais
alors il serait déjà tombé depuis longtemps.
N’y a-t-il pas cependant un cas où l’armée, cessant d’être, comme la nation elle-même,
partagée entre plusieurs opinions se neutralisant les unes les autres, pourrait devenir
un parti elle-même, et prétendre gouverner ? Cette transformation de l’armée nationale
en armée-parti est possible ; mais il y faut des conditions multiples, très difficiles à
réunir. Aucun général ne tenant à ce qu’un autre général arrive au pouvoir suprême, tout
général qui prétendrait à ce pouvoir aurait pour ennemis tous les autres, et l’armée
serait un parti, sans doute, mais un parti sans chef et par conséquent très inoffensif.
Il faudrait donc : et que l’armée se fût pénétrée tout entière de l’esprit séditieux par
horreur pour un gouvernement qu’elle ne se contenterait pas de « mépriser », mais
qu’elle aurait en haine ; et que le gouvernement fût faible et mal soutenu par la
nation, qui compte pour quelque chose dans une armée nationale
toujours en contact et en commerce avec la nation ; et qu’un général fût reconnu
unanimement comme leur supérieur et comme leur chef, par tous les généraux de
l’armée.
Pour cela il faudrait qu’il y eût eu une guerre, et une guerre glorieuse. Mais dans
cette guerre glorieuse plusieurs généraux se seraient distingués et seraient en
rivalité, en compétition pour le principat et se neutraliseraient, et ce serait la même
chose à cet égard qu’en pleine paix. Il faudrait donc et toutes les conditions
précédentes et une guerre glorieuse où un seul général se serait
distingué, et de telle sorte qu’il fût le chef incontesté de toute l’armée.
Le cas est évidemment très rare ; il est absolument exceptionnel. Il suffit cependant
qu’il puisse se produire pour que le danger existe, et c’est pour cela que les
républiques, aristocratiques ou démocratiques, mais particulièrement les démocratiques,
parce qu’elles sont en fait des aristocraties de petits bourgeois, redoutent infiniment
la guerre, qui, malheureuse, soulèverait contre eux le peuple indigné, heureuse,
pourrait leur ramener un maître en uniforme. Les républiques sont naturellement
pacifiques et timides.
Sparte, Athènes et Rome ne l’ont pas été ; mais c’est qu’elles étaient, on l’oublie
toujours, des aristocraties et même des oligarchies, ce qui est chez nous le peuple
étant chez elles des esclaves, et « la cité » étant une caste très restreinte qui avait
le même tour d’esprit que la république de Venise. — Mais les républiques vraiment
démocratiques ou qui sont à aristocratie très large, sont forcément timides et
pacifiques pour les raisons très naturelles que j’ai dites. Toujours en proie à la
terreur d’une guerre qui le renverserait en cas d’échec et qui le renverserait en cas de
succès, leur gouvernement, premièrement n’attaque jamais ; secondement ne prend jamais
cette offensive particulière qui n’est que le moyen de prévenir l’attaque ; car il est
des cas où l’offensive n’est qu’une défense préalable et opportune ; troisièmement ne se
défend qu’à la dernière extrémité et, à cause de cela, trop tard, sur cette raison
qu’une guerre même défensive est encore une terrible chance à courir d’échec ou de trop
de succès.
Les républiques, au milieu de monarchies, risquent donc de manquer toutes les occasions
de s’agrandir et d’accepter toutes les occasions de déchoir. « Propter
vitam vitam perdunt. » Les monarchies ont le plus grand intérêt à créer des
républiques autour d’elles et à y entretenir, si elles le peuvent, l’esprit
démocratique. Les républiques ont le plus grand intérêt à faire pénétrer dans les
monarchies l’esprit démocratique et à les transformer en républiques.
Il va sans dire que ceci est général et non absolu ; qu’il peut exister un peuple où le
sentiment national soit si fort et si passionné que, en monarchie, en république, en
aristocratie, en gouvernement bourgeois, en gouvernement populaire, ce peuple reste
patriote et « fasse marcher » son gouvernement quel qu’il soit et quoi qu’il veuille.
Dans un peuple supposé tel et supposé muni d’une armée nationale, le parti militaire
semblerait dominer et l’armée semblerait commander. Ce serait pourtant mal raisonner que
de le dire ; car, au vrai, ce serait simplement la nation elle-même qui serait militaire
et militante.
Cette nation serait extrêmement dangereuse pour ses voisins. Pour ce qui est
d’elle-même, elle n’irait pas forcément au despotisme ; car tous les citoyens ayant été
soldats ou officiers ou l’étant encore, les chefs de l’Etat ne seraient point des
« sénateurs timides » ; mais des gens qui parleraient aux chefs militaires d’égaux à
égaux et qui commanderaient avec une autorité militaire, et qui, au milieu des
compétitions probables des généraux, n’auraient pas de peine à maintenir leur puissance
légale. — LesEtats-Unis donnent quelque idée de ce peuple supposé. Il est à souhaiter,
pour eux du moins, qu’ils restent militaires de cette façon-là ; car un peuple trop
pacifique finit toujours par être partagé par ses voisins s’il en a, ou par se partager
lui-même s’il n’en a pas. Ce qui fait un peuple, ce sont ses traditions et ses souvenirs
mais c’est, pour beaucoup, l’instinct de la lutte pour la vie ; car l’instinct de lutte
pour la vie c’est l’instinct de la vie elle-même.
Pour nous résumer, en ce qui est des relations de l’armée et de l’Etat, Voltaire ne
s’en est pas occupé : Rousseau et Montesquieu ont recommandé l’armée nationale ou nation
armée. Montesquieu a, de plus, indiqué qu’il y a antagonisme nécessaire entre l’armée et
le gouvernement dans une république, mais que précisément, cet antagonisme,
l’institution de l’armée nationale l’atténue jusqu’à le supprimer presque et jusqu’à le
rendre, atténué comme il l’est, une très bonne chose ; et que ceci même force une
république à instituer une armée nationale, si elle veut conjurer une de ses chances de
disparaître.
Sous ce titre je range les modifications n’ayant pas précisément un caractère politique
qui ont été réclamées ou désirées par les trois philosophes dont nous nous occupons.
Montesquieu s’est beaucoup occupé de la question du divorce. Il était très opposé à
l’indissolubilité du mariage. Déjà dans les Lettres Persanes il se
prononçait dans ce sens avec une verdeur qui ne me permettra peut-être pas de rapporter
tout le passage17 : « …
Rien ne contribuait plus à l’attachement mutuel que la faculté du divorce : un mari et
une femme étaient sortés à soutenir patiemment les peines domestiques, pachant qu’ils
étaient maîtres de les faire finir ; et ils gardaient souvent ce pouvoir en mains toute
leur vie sans en user, par cette seule considération qu’ils étaient libres de le faire.
Il n’en est pas de même des chrétiens que leurs peines présentes désespèrent pour
l’avenir. Ils ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée, et pour ainsi
dire, leur éternité. De là viennent les dégoûts, les discordes, les mépris, et c’est
autant de perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage qu’on en néglige
l’essentiel ; on passe ensuite trente ans de froideur18 ; il se forme
des séparations intestines aussi fortes et peut-être plus pernicieuses que si elles
étaient publiques ; chacun vit et reste de son côté, et tout cela au préjudice des races
futures… Il ne faut donc pas s’étonner si l’on voit chez les chrétiens tant de ménages
fournir un si petit nombre de citoyens… Il est assez difficile de faire bien comprendre
la raison qui a porté les chrétiens à abolir le divorce. Le mariage chez tous les
peuples du monde est un contrat susceptible de toutes les conventions, et on n’en a dû
bannir que celles qui en auraient pu affaiblir l’objet ; mais les chrétiens ne le
regardent pas dans ce point de vue : aussi ont-ils bien de la peine à dire ce que
c’est. »
Montesquieu ne se montre pas moins partisan du divorce dans l’Esprit des
Lois. Il y va même plus loin, sinon dans la forme, du moins dans le fond,
qu’il n’a été du temps des Lettres persanes.Il désirerait, non seulement
la faculté de divorce, mais celle de répudiation. « Il y a cette différence entre le
divorce et la répudiation, que le divorce se fait par un consentement mutuel à
l’occasion d’une incompatibilité mutuelle ; au lieu que la répudiation se fait par la
volonté et pour l’avantage d’une des deux parties, indépendamment de la volonté et de
l’avantage de l’autre. »
Montesquieu désire que le droit de répudiation appartienne à la femme aussi bien qu’à
l’homme, et — en quoi il a bien raison et se montre humain — il souhaite que ce droit
appartienne à la femme plutôt encore qu’à l’homme : « Il est
quelquefois si nécessaire aux femmes, de répudier et il leur est toujours si fâcheux de
le faire que la loi est dure qui donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes… Il
semble qu’entre les mains de l’homme la répudiation ne soit qu’un nouvel abus de sa
puissance. Mais une femme qui répudie n’exerce qu’un triste remède. C’est toujours un
grand malheur pour elle d’être contrainte d’aller chercher un second mari, lorsqu’elle a
perdu la plupart de ses agréments chez un autre… C’est donc une règle générale que dans
tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi
l’accorder aux femmes. Il y a plus : dans les climats où les femmes vivent
sous un esclavage domestique, il ‘semble que la loi doive permettre
aux femmes la répudiation et aux maris seulement le divorce. »
On ne peut pas mieux raisonner. Je dirai même que, par tout pays, la
répudiation étant pour les hommes un amusement et pour les femmes un sacrifice auquel
elles ne peuvent se résigner que parce que la vie commune est un supplice intolérable,
par tout pays les femmes doivent avoir le droit de répudiation, et les maris seulement
celui de divorce. Le divorce par consentement mutuel, à la condition que ce consentement
soit bien mutuel, et soit, non seulement un consentement, mais une volonté longtemps et
à plusieurs reprises exprimée officiellement ; — pour la femme, et non pour l’homme,
droit particulier de répudiation, c’est-à-dire d’affranchissement, à la condition que le
désir de s’affranchir ne soit pas un caprice, mais une volonté longtemps exprimée et
plutôt une nécessité démontrée : voilà, à mon avis, la vérité sur cette affaire.
Ce qui n’est pas une vérité, c’est la raison pourquoi Montesquieu demande divorce,
répudiation et autres choses semblables, s’il y en a. Il s’imagine que le divorce sera
une chose favorable à la population ! C’est une erreur absolue. Les Romains, que
Montesquieu connaît si bien, d’abord ont permis le divorce, c’est-à-dire la répudiation,
aux hommes ; ensuite ont permis le divorce aux femmes ; ensuite, ont accepté et
régularisé le concubinat ; enfin ont véritablement permis la polygamie, en ce sens que
l’homme qui ne pouvait pas habiter avec sa femme avait le droit d’avoir une concubine,
sans que le lien avec son épouse fût rompu : quand on confiait aux fonctionnaires une
mission lointaine, l’entretien d’une concubine était prévu dans les frais de
déplacement. Tout cela était dans le but de conjurer la dépopulation de l’Empire.
Et, pendant ce temps-là, la population de l’Empire diminuait toujours. Gibbon dit à ce
propos : « Cette expérience, poursuivie par les Romains avec tant de liberté et si
longtemps, démontre, malgré les théories spécieuses sur le divorce, qu’il n’augmente ni
le bonheur ni la vertu, » — ni la population. La population est affaire de mœurs et de
tempéraments. L’augmentation de la population indique une bonne santé physique et morale
de la nation. Elle est (le signe do complexions saines et de confiance dans l’avenir et
dans la vie. Elle est bonne santé et optimisme, deux choses qui vont de conserve. Elle
indique aussi frugalité, modération, mépris ou indifférence à l’égard du luxe et des
plaisirs.
Loin donc que le divorce soit favorable à la population, il est le signe qu’on ne veut
pas peupler. Il est le signe que deuxêtres, n’étant pas capables de vivre ensemble, ne
sont pas plus capables de vivre avec d’autres. Il est le signe que sur deux êtres il y
en a au moins un, plus souvent deux, qui ne sont pas nés pour le mariage, pour la vie en
commun, pour ses abnégations, ses sacrifices, ses patiences et, en d’autres termes, pour
la vie sérieuse, et en d’autres termes, pour peupler. Le divorce c’est le
célibat. Cela devrait crever les yeux. C’est le regret du célibat, le désir du
célibat et le retour au célibat. Il y a des exceptions, mais rares. Le divorce est donc
élément de repeuplement à peu près comme le célibat. Quand le divorce se multiplie dans
une nation, c’est preuve qu’elle est malsaine, comme quand les célibats s’y multiplient.
Il n’y a pas à parler du divorce comme facteur de repeuplement ; mais seulement comme
signe d’inaptitude à repeupler.
Il n’en est pas moins vrai que le divorce est chose juste en soi et qu’il n’est pas
possible de condamner à vivre ensemble des gens qui ne peuvent pas même « se supporter
trente ans. » Ce sont deux malades qu’on sépare, ce qui est raisonnable, ou un être sain
qu’on sépare d’un malade, ce qui est raisonnable aussi. Mais il ne faut pas croire que
cette mesure sanitaire soit féconde, ou le soit beaucoup, ni que la multiplicité de ces
mesures sanitaires indique la santé d’une nation, ni la confirme. Ce ne serait pas très
bien raisonner.
C’est surtout, à sa gloire, et c’est la meilleure partie de ses œuvres, aux réformes de
législation et d’administration que Voltaire s’est appliqué avec ardeur. Les principales
réformes qu’il a demandées dans cet ordre sont : une meilleure perception des impôts ;
— l’abolition des douanes intérieures ; — l’unité de la législation ; — la proportion
des peines aux délits ; — l’abolition de la procédure secrète ; — l’abolition de la
torture ; — l’abolition de la confiscation des biens des condamnés ; — l’interdiction
des arrestations arbitraires ; — l’abolition de la peine de mort ; — la suppression de
quelques droits seigneuriaux.
Pour ce qui est de la perception des impôts, Voltaire n’a eu qu’à développer, et il l’a
fait très brillamment de cent manières, la page magistrale de Montesquieu : « Qu’est-ce
qui est plus convenable au prince et au peuple, de la ferme ou de la
régie des tributs ? — La régie est l’administration d’un bon père de
famille qui lève lui-même avec économie et avec ordre des revenus. Par
la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou
suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie il épargne à l’Etat
les profits immenses des fermiers qui l’appauvrissent d’une infinité de manières. Par la
régie il épargne aux peuples le spectacle des fortunes subites qui l’affligent. Par la
régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directement au prince et par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie le prince
épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice
importune des fermiers qui montrent un avantage présent dans des règlements funestes
pour l’avenir. Comme celui qui a l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant
se rend despotique sur le prince lui-même : il n’est pas législateur ; mais il le force
à donner des lois… L’histoire des monarchies est pleine des maux faits par les
traitants. »
Voltaire a répété cela pendant une vingtaine d’années, avec moins de force que
Montesquieu, mais avec une verve et une variété admirables. Il faut lire, sur cette
affaire, l’Homme aux quarante écus, et le petit poème intitulé
les Finances.On sait, du reste, que Voltaire, bienfaiteur une fois de
plus du pays qu’il habitait, avait réussi à faire mettre « en régie » le district de
Gex, après indemnité payée aux financiers.
Il a poursuivi l’abolition des douanes intérieures avec la même énergie et la même
persévérance : « Pourquoi les provinces de ce royaume furent-elles toujours réputées
étrangères l’une à l’autre, de sorte que les marchandises de Normandie, transportées par
terre en Bretagne, payent des droits comme si elles venaient d’Angleterre ? Pourquoi
n’est-il pas permis de vendre en Picardie le blé recueilli en Champagne sans une
permission expresse, comme on obtient à Rome pour trois jules la permission de lire les
livres défendus ?… »
« Vous voyagez dans une province de cet empire et vous achetez des choses nécessaires à
la vie, au vêtir, au manger, au boire, au coucher. Passez-vous dans une autre province :
on vous fait payer des droits pour toutes ces denrées comme si vous veniez d’Afrique.
Vous en demandez la raison ; on ne vous répond pas, ou si l’on daigne vous parler, on
vous répond que vous venez d’une province réputée étrangère ; et que
par conséquent il faut payer, pour la commodité du commerce. Vous cherchez en vain à
comprendre comment des provinces du royaume sont étrangères au royaume… J’admirai ce
régime… »
L’unité de la législation ne lui paraissait pas moins à désirer que l’unité économique
du royaume. « Cent quarante coutumes ! » répétait-il sans cesse, et « cent
quarante-quatre mesures différentes ! » — « Je ne fus pas moins surpris lorsque je
rencontrai un plaideur au désespoir, qui m’apprit qu’il venait de perdre au-delà du
ruisseau le plus prochain le même procès qu’il avait gagné la veille en deçà. Je sus par
lui qu’il y a dans le pays autant de codes différents que de villes. La conversation
excita ma curiosité. « Notre nation est si sage, me dit-il, qu’on n’y a rien de réglé.
Les droits, les coutumes, les lois, les rangs, les prééminences, tout y est arbitraire,
tout y est abandonné à la prudence de la nation… »
La jurisprudence est, du reste, en France, « dans un véritable chaos ». — « Vous y
ferez voir, écrit Voltaire à M. Servan, combien la jurisprudence est incertaine en
France. Concevez-vous rien de plus ridicule qu’un promoteur ou un official ? [homme
d’église qui fait dans la juridiction ecclésiastique ce que le procureur du roi fait
dans la juridiction laïque.] Mais, en vérité nous avons des juridictions encore plus
étonnantes, des tribunaux pour les greniers à sels, des cours supérieures pour le vin et
pour la bière, un auguste sénat pour juger si les fermiers généraux doivent fouiller
dans la poche des passants, sénat qui fait presque autant do bien à la nation que les
quatre-vingt mille commis qui la pillent. Enfin, Monsieur, dans les premiers corps de
l’État que de droits équivoques et que d’incertitudes ! Les Pairs sont-ils admis dans le
Parlement ou le Parlement est-il admis dans la Cour des Pairs ? Le Parlement est-il
substitué aux Etats généraux ? Le Conseil d’Etat est-il en droit de faire des lois sans
le Parlement ? Le Parlement… »
« Nos petits-enfants s’étonneront que la France ait été composée de provinces devenues,
par la législation même, ennemies les unes des autres. On ne pourra comprendre à Lyon
que les marchandises du Dauphiné aient payé des droits comme si elles venaient de
Russie. On change de lois en changeant de chevaux de poste ; on perd au-delà du Rhône un
procès qu’on gagne en deçà. On accorde le secours d’un avocat à un banqueroutier
évidemment frauduleux, et on le refuse à un homme accusé d’un crime équivoque. Si un
homme qui a reçu un assigné pour être ouï est absent du royaume et s’il ignore le tour
qu’on lui joue, on commence par confisquer son bien… »
Dans la législation criminelle, Voltaire réclama avant tout la proportion des peines
aux délits, comme Beccaria, son maître en ceci, et non pas son élève, comme on l’a cru ;
car le Traité des délits et des peines est antérieur aux campagne de
Voltaire sur ce sujet. Il faut songer qu’à cette époque la peine de mort était
prodiguée. On punissait de mort non seulement le sacrilège, et cela sur les textes les
plus obscurs, remontant à saint Louis, ou sur des textes du temps de Louis XIV se
rapportant au sortilège et non au sacrilège ; mais encore l’infanticide, même par simple
manque de soins ; mais encore le vol domestique, et une servante fut exécutée pour avoir
dérobé trois douzaines de serviettes19 ;
mais encore le manquement aux règles de l’abstinence ; et un hobereau de Franche-Comté
fut exécuté pour avoir mangé un cuissot de chevreuil un vendredi.
Montesquieu avait, comme on sait, déjà protesté contre la prodigalité de la peine de
mort, et réclamé, lui bien avant Beccaria, la proportion de la peine au délit : « Il est
essentiel que les peines aient de l’harmonie entre elles, parce qu’il est essentiel
qu’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre, ce qui attaque plus la société que ce
qui la choque moins. C’est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine à celui
qui vole sur un grand chemin et à celui qui vole et assassine. Il est visible que, pour
la sûreté publique, il faudrait mettre quelque différence dans la peine. »
(Esprit, VI, 16.)
Voltaire demanda sans cesse un adoucissement du code pénal ou plutôt des coutumes
pénales ; car le code sur ce point était un fouillis, comme sur les autres. « Le
meilleur usage établi en Prusse comme dans toute l’Allemagne et en Angleterre, est qu’on
n’exécute personne sans la permission expresse du souverain. Cette coutume était établie
autrefois en France. On est un peu trop expéditif chez nous. On y roue les gens de broc
en bouche, avant que le voisinage même en soit informé ; et les cas les plus graciables
échappent à l’humanité du souverain. »
L’obligation de motiver les arrêts serait au moins une bonne précaution. « La France
est le seul pays où les arrêts ne soient pas motivés. Les Parlements crient contre le
despotisme ; mais ceux qui font mourir les citoyens sans dire pourquoi sont assurément
les plus despotiques de tous les hommes. »
La procédure criminelle surtout a appelé l’attention de Voltaire, et il a signalé tout
ce qu’elle avait d’arbitraire, d’injuste et d’intentionnellement dangereux pour
l’accusé. Suivons l’accusé dans le cours de son affaire. D’abord il peut être arrêté
arbitrairement eh dehors de toute formalité protectrice, par simple caprice du procureur
du roi et sans que celui-ci soit obligé, au moins, de le faire juger dans un délai
déterminé. Voltaire proteste : « La loi qui permettrait d’emprisonner un citoyen sans
information préalable et sans formalité juridique serait tolérable dans un temps de
trouble et de guerre ; elle serait tyrannique et tortionnaire en temps de paix. »
Ensuite l’accusé est interrogé secrètement. Voltaire proteste : « Chez les Romains tous
les procès s’instruisaient publiquement. Cette noble jurisprudence est en usage en
Angleterre. » — « Est-ce à la justice à être secrète ? Il n’appartient qu’au crime de
se cacher. C’est la jurisprudence de l’Inquisition. — « Plonger un homme dans un cachot,
l’y laisser seul en proie à son angoisse et son désespoir, l’interroger seul quand sa
mémoire doit être égarée par les angoisses de la crainte et du trouble entier de la
machine, n’est-ce pas attirer un voyageur dans une caverne de voleurs pour l’y
assassiner ? En Angleterre, île fameuse par tant d’atrocités et par tant de bonnes lois,
les jurés étaient eux-mêmes les avocats de l’accusé. Depuis le temps d’Edouard VI, ils
aidaient sa faiblesse, ils lui suggéraient toutes les manières de se défendre. Mais,
sous le règne de Charles II, on accorda le ministère de deux avocats à tout accusé,
parce qu’on considéra que les jurés ne sont juges que du fait et que les avocats
connaissent mieux les pièges et les évasions de la jurisprudence. En France le code
criminel paraît dirigé pour la perte des citoyens, en Angleterre pour leur
sauvegarde. »
Est-ce tout ? Non. Les témoins aussi sont interrogés secrètement. Voltaire proteste :
« Chez les Romains les témoins étaient entendus publiquement, en présence de l’accusé,
qui pouvait leur répondre, les interroger lui-même ou leur mettre en tête un avocat.
Cette procédure était noble et franche ; elle respirait la magnanimité romaine. Chez
nous tout se fait secrètement. Un seul juge, avec son greffier, entend les témoins l’un
après l’autre. Cette procédure, établie par François Ier, fut
autorisée par l’ordonnance de Louis XIV en 1670. Une méprise seule en fut la cause. On
s’était imaginé, en lisant le code, de testibus, que ces mots « testes intrare judicii secretum » signifiaient que les témoins étaient
interrogés en secret. Secretum signifie simplement le cabinet du juge.
Intrare secrelum., pour dire parler secrètement, ne serait pas
latin. Ce fut un solécisme qui fit cette partie de notre jurisprudence. »
Et quelles précautions on semble avoir prises pour que le témoin ne dise absolument que
ce que le juge désire qu’il dise ! « Les déposants sont, pour l’ordinaire, des gens de
la lie du peuple et à qui le juge, enfermé avec eux, peut faire dire ce qu’il voudra. »
Mais il y a bien plus : « ces témoins sont entendus une seconde fois, toujours en
secret, ce qui s’appelle récolement. Et si, après ce récolement, ils
se rétractent dans leurs dépositions ou s’ils les changent… ils sont punis comme faux
témoins. De sorte que, lorsqu’un homme d’un esprit simple et ne sachant pas s’exprimer,
mais ayant le cœur droit et se souvenant qu’il en a dit trop ou trop peu, qu’il a mal
entendu le juge ou que le juge l’a mal entendu, révoque, par un principe de justice, ce
qu’il a dit, il est puni comme un scélérat, d’où il suit qu’il est forcé souvent de
soutenir un faux témoignage par la seule crainte d’être traité en faux témoin. »
Montesquieu avait déjà indiqué que la procédure secrète tenait au gouvernement
despotique, en était une forme et avait comme marché du même progrès que lui : « Les
duels avaient introduit une forme de procédure publique. L’attaque et la défense étaient
également connues. « Les témoins, dit Beaumanoir, doivent dire leur témoignage devant
tous. » Le Boutillier dit avoir appris d’anciens praticiens et de quelques
vieux procès écrits à la main qu’anciennement en France les procès se faisaient
publiquement et, dans une forme non guère différente des jugements publics des Romains…
Dans la suite il s’établit une forme de procéder toute secrète. Tout était public, tout
devient caché : les interrogations, les informations, les récolements, les
confrontations, les conclusions de la partie publique ; et c’est l’usage d’aujourd’hui.
La première forme de procéder convenait au gouvernement d’alors, comme la nouvelle était propre au gouvernement qui a été établi
depuis… » [Esprit, XXVIII, 34.)
Le prévenu ainsi interrogé, ainsi accusé presque forcément par les témoins même
favorables à lui, va subir encore un interrogatoire, destiné à le forcer à se reconnaîre
coupable. Cet interrogatoire, c’est la « question » ordinaire et ; c’est
la torture. Elle est abolie en Prusse depuis 1743, en Angleterre depuis le commencement
du xviiie
siècle, en Russie, en Autriche, en Hesse depuis
quelque temps ; mais elle fleurit en France merveilleusement. Montesquieu l’a flétrie en
termes éloquents : « Parce que les hommes sont méchants, la loi est obligée de les
supposer meilleurs qu’ils ne sont. Ainsi… l’on juge que tout enfant conçu pendant le
mariage est légitime : la loi a confiance en la mère comme si elle était la pudicité
même. Mais la question contre les criminels n’est pas dans un cas
forcé comme ceux-ci. Nous voyons aujourd’hui une nation très policée la rejeter sans
inconvénient. Elle n’est donc pas nécessaire par sa nature. Les citoyens d’Athènes ne
pouvaient être mis la question, excepté dans le crime de lèse-majesté. Quant aux
Romains, la loi fait voir que la naissance, la dignité, la profession de la milice
garantissaient de la question, si ce n’est dans le cas de
lèse-majesté. Voyez les sages restrictions que les lois des Wisigoths mettaient à cette
pratique. Tant d’habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique
que je n’ose en parler à présent. J’allais dire qu’elle pourrait convenir
dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus
dans les ressorts du gouvernement. J’allais dire que les esclaves chez les Grecs et les
Romains… Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi. »
Montesquieu l’a donc flétrie. Ç’a été en vain. Dès 1670, Pussort et Lamoignon ont
reconnu que la question était inutile ; vingt philosophes, moralistes, jurisconsultes
l’ont condamnée, c’est à savoir Cicéron, Quintilien, Ulpien, Saint Augustin, Montaigne,
Charron, La Bruyère, Racine, La Roche-Flavin dans son ouvrage sur les Parlements de France
20, le jésuite Spée dans ses Causæ criminales, sive liber de
processu contra sagas
21. Mais tout cela n’a fait que blanchir, et la torture est en singulier
honneur au pays de France. On torture à Paris à l’eau et aux brodequins. On torture à
Rennes en serrant le pouce ou une jambe du patient avec des machines de fer appelées
valets, ou en lui brûlant méthodiquement les pieds devant le feu ; on torture à Besançon
en liant les bras du patient derrière son dos et en le hissant en l’air à l’aide d’une
poulie par une corde attachée aux bras liés, ou encore en attachant aux orteils de
chaque pied du patient un gros poids de fer ou de pierre, et en élevant en l’air le
patient ainsi accommodé ; car il y a en France une grande variété de coutumes dans les
supplices comme dans la loi.
Ces pratiques sont considérées par Voltaire comme monstrueuses. « La loi, dit-il, n’a
pas encore condamné les accusés, et on leur inflige, dans l’incertitude où l’on est de
leur crime, un supplice beaucoup plus affreux que la mort qu’on leur donne quand on est
certain qu’ils la méritent. » — « On ne rencontre dans les livres qui tiennent lieu de
code en France que ces mots affreux : question préparatoire, question provisoire,
question ordinaire, question , question avec réserve de preuves, question
sans réserve de preuves, question en présence de deux conseillers, question en présence
d’un médecin, question en présence d’un chirurgien, question qu’on donne aux femmes et
aux filles pourvu qu’elles ne soient pas enceintes. Il semble que tous ces livres aient
été composés par le bourreau ; on est bien surpris de trouver dans ce code d’horreur une
lettre du chancelier d’Aguesseau, du 4 janvier 1734, dans laquelle sont ces propres
termes : « Ou la preuve du crime est complète, ou elle ne l’est pas. Au premier cas il
n’est pas douteux qu’on doive prononcer la peine portée par les ordonnances ; mais dans
le second cas il est aussi certain qu’on ne peut ordonner que la question ou un plus
ample informé. » — Quel est donc l’empire du préjugé, illustre chef de la magistrature ?
Quoi ! vous n’avez pas de preuves, et vous punissez pendant deux heures un malheureux
par mille morts !… Vous savez assez que c’est un secret sûr pour faire dire tout ce
qu’on voudra à un innocent qui aura des muscles délicats et pour sauver un coupable
robuste… Est-il possible qu’il vous soit égal d’ordonner ou des tourments affreux ou un
plus ample informé ? Quelle épouvantable et ridicule alternative !… »
« La torture, qu’aucun citoyen ni de la Grèce ni de Rome ne subit jamais » — (c’est
faux, et c’est précisément parce que la torture a passé du droit grec dans le droit
romain que les modernes en ont hérité ; mais Voltaire ne peut pas se figurer qu’il y ait
eu des coutumes barbares avant l’avènement du Christianisme) — « a paru aux
jurisconsultes compatissants et sensés pire que la mort… Elle a été abolie en Angleterre
et dans une partie de l’Allemagne ; elle est depuis peu proscrite dans un empire de plus
de deux mille lieues [Russie] , et s’il n’y a pas plus de crimes dans ces pays que parmi
nous, c’est une preuve que la torture est aussi condamnable que les délits qu’on croit
prévenir par elle et qu’on ne prévient pas… »
« J’ai toujours présumé que la question, la torture, avait été inventée par des voleurs
qui étaient entrés chez un avare, et n’y ayant pas trouvé son trésor, lui firent subir
mille tortures jusqu’à ce qu’il le leur découvrit… Il est aussi absurde d’infliger là
torture pour parvenir à la connaissance d’un crime qu’il était absurde autrefois
d’ordonner le duel pour juger un coupable ; car souvent le coupable était vainqueur, et
souvent le coupable vigoureux résiste à la question, tandis que l’innocent débile y
succombe. »
Il n’y a qu’un cas où Voltaire admet la torture et la question ordinaire et
, et, comme on le pense bien, c’est le cas de lèse-majesté. Il est
là-dessus de l’avis des rois, et même il est un peu plus royaliste que le roi, car
Catherine II abolit la torture même dans le cas qui l’intéressait personnellement.
Lorsque l’Impéralrice-reine demanda sur cet objet l’avis des jurisconsultes les plus
éclairés de ses Etats, celui qui proposa d’abolir la torture crut qu’il était honnête de
soutenir que les seuls cas pour lesquels elle pût être conservée étaient les cas de
lèse-majesté. L’Impératrice lut son mémoire et abolit la torture sans aucune
réserve.
Frédéric II était partisan de cette exception, mais, chose curieuse, pour les Etats
républicains. « La torture, écrit-il dans sa lettre du 11 octobre 1777 à Voltaire, nous
l’avons abolie et il y a plus de trente ans que l’on n’en fait plus usage, mais dans les
Etats républicains il y aura peut-être quelque exception à faire pour les cas qui sont
des crimes de haute trahison : comme, par exemple, s’il se trouvait à Genève des
citoyens assez perfides pour former un complot avec le roi de Sardaigne pour lui livrer
leur patrie. Supposé qu’on découvrît un des coupables et qu’il fallût s’éclaircir
nécessairement de ses complices pour trancher la racine de la conjuration, dans ce cas
je crois que le bien public voudrait qu’on donnât la question au délinquant. »
Voltaire, bien avant cette lettre, a toujours été de l’avis de Frédéric II, en étendant
cette opinion à tous les crimes contre la sûreté de l’Etat : « J’oserais croire qu’il
n’y a qu’un seul cas où la torture paraît nécessaire : et c’est l’assassinat de
Henri IV, l’ami de notre république22, l’ami de l’Europe, celui du genre humain.
Le crime de sa mort perdait la France, exposait nos provinces, troublait vingt Etats.
L’intérêt de la terre était de connaître les complices de Ravaillac. »
« La torture… ne doit être réservée que pour les Châtel et les Ravaillac, dont tout un
royaume est intéressé à découvrir les complices… »
« Si l’on donne la question à des Jacques Clément, à des Jean Châtel, à des Ravaillac,
à des Damiens, personne ne murmurera ; il s’agit de la vie d’un roi et du salut de tout
l’Etat… »
On objectera que toutes les raisons données par Voltaire contre la torture en cas
ordinaire s’appliquent au cas de lèse-majesté, et que l’on risque tout autant, en
torturant les complices supposés de Damiens, de faire périr des innocents qu’en
torturant les complices présumés de La Barre ou de Martin. Voltaire est trop intelligent
pour n’avoir pas vu la contradiction ; mais il répondrait sans doute que dans le cas de
lèse-majesté, il s’agit moins de trouver des complices que d’en inventer, pour frapper
un plus grand nombre d’ennemis du gouvernement, pour « trancher la racine de la
conjuration », comme dit Frédéric, et pour inspirer une terreur salutaire aux hommes qui
ont d’autres idées que le prince ; et cela est tout à fait dans les maximes de Voltaire,
de la royauté et, du reste, de tout gouvernement.
Voilà donc l’accusé arrêté arbitrairement, interrogé secrètement, chargé par des
témoins qui ne peuvent guère qu’exprimer la pensée du juge, convaincu par les aveux que
la torture lui a arrachés. Il est exécuté. Le plus souvent il était innocent.
Mais si, sachant ce qui l’attend presque nécessairement, il se dérobe par la fuite à
une procédure si dangereuse, que lui arrive-t-il ? Il est condamné « par défaut », et
sans doute il n’est pas puni en sa personne, mais ses biens sont confisqués. « L’accusé,
en fuyant, s’expose à être condamné, soit que le crime ait été prouvé,
soit qu’il ne l’ait pas été.— Quelques jurisconsultes, à la vérité,
ont assuré que le contumax ne devait pas être condamné si le crime n’était pas
clairement prouvé ; mais d’autres jurisconsultes, moins éclairés et peut-être plus
suivis, ont eu une opinion contraire : ils ont osé dire que la fuite de l’accusé était
une preuve de crime, que le mépris qu’il marquait pour la justice en refusant de
comparaître méritait le même châtiment que s’il était convaincu. Ainsi, suivant la secte
de jurisconsultes que le juge aura embrassée, l’innocent sera absous ou condamné… Sous
le règne de Louis XIV, on a fait deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le
royaume. Dans la première, qui a pour objet la procédure civile, il est défendu aux
juges de condamner en matière civile par défaut, quand la demande n’est pas prouvée ;
mais dans la seconde, qui règle la procédure criminelle, il n’est point dit que, faute
de preuves, l’accusé sera renvoyé. Chose étrange ! La loi dit qu’un homme à qui l’on
demande quelque argent ne sera condamné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ;
mais s’il s’agit de la vie, c’est une controverse au barreau de savoir si l’on doit
condamner le contumax quand le crime n’est pas prouvé ! Et la loi ne
résout pas la difficulté ! »
Voilà donc un innocent, qui a eu peur de ne pas être reconnu pour tel, condamné et ses
biens confisqués. La confiscation, même pour les condamnés jugés contradictoirement,
même pour les criminels les plus incontestablement criminels, est encore une
monstruosité. Elle punit les enfants des fautes des pères, ce qui est peut-être
théologique, mais non point juste aux yeux de la raison purement humaine. Par suite de
cette règle épouvantable, reçue au barreau : « Qui confisque le corps confisque les
biens », la famille d’un suicidé est condamnée à mourir de faim ; la famille d’un homme
condamné aux galères pour avoir donné asile à un prédicant protestant est condamnée à
mourir de faim ; la famille d’un homme envoyé aux mêmes galères pour avoir écouté un
mauvais sermon dans une caverne ou dans un désert est condamnée à mourir de faim. C’est
une loi introduite dans la République romaine par Sylla. « Une rapine inventée par
Sylla » pour soudoyer ses sicaires « n’était peut-être pas un exemple à suivre ».
La confiscation est, en France, un privilège de certaines provinces. Elle n’est point
admise dans les pays de droit romain, le ressort du Parlement de Toulouse excepté. Elle
n’est point admise complètement dans certains pays de droit coutumier, Bourbonnais,
Berry, Maine, Poitou, Bretagne, où, au moins, elle respecte les immeubles. Elle était en
vigueur autrefois à Calais, et les Anglais l’abolirent quand ils y furent les maîtres.
« Il est assez étrange que les habitants de la capitale vivent sous une loi plus
rigoureuse que ceux des petites villes, tant il est vrai que la jurisprudence française
a été établie au hasard, comme on bâtit les chaumières dans un village ».
Montesquieu avait déjà dit : « Dans les Etats modérés… les confiscations rendraient la
propreté des biens incertaine. Elles dépouilleraient les enfants innocents. Elles
détruiraient une famille lorsqu’il ne s’agirait que de punir un coupable. Dans les
républiques elles feraient le mal d’ôter l’égalité qui en fait l’âme, en privant un
citoyen de son nécessaire physique… »
La confiscation injuste, tyrannique, meurtrière d’innocents, doit être abolie.
Remarquez, ce que Voltaire ne remarque point, parce cela le conduirait à des
conclusions qui ne seraient pas de son goût, que la confiscation était une chose
horrible sous l’ancien régime, mais atténuée cependant par la séparation des pouvoirs. A
qui va le bien confisqué ? A l’Etat. Mais le juge de l’ancien régime, le juge
indépendant, de par l’infâme vénalité, n’a aucun intérêt à enrichir l’Etat, à enrichir
le roi. Il ne cherche donc pas à trouver des coupables pour confisquer leurs biens.
Supposez, au contraire, que le juge ne soit qu’un fonctionnaire du gouvernement. Tout
gouvernement a intérêt à confisquer tout ce qu’il peut, d’abord pour s’enrichir, ensuite
pour punir ses ennemis, ensuite pour les appauvrir et les affaiblir en les
appauvrissant. Donc le juge qui sera un simple agent du gouvernement, pour obtenir ses
faveurs, cherchera des riches à dépouiller, et pour les dépouiller les soupçonnera
coupables, les verra coupables, les condamnera comme coupables, le tout inconsciemment
et de la meilleure foi du monde. Tout homme riche ou à l’aise sera donc supposé
coupable, et, du reste, sollicité, attiré, encouragé à l’être, pour devenir une proie.
Sous la Révolution, dans les villages, comme les biens des émigrés étaient confisqués,
que faisait-on ? Par des vexations méthodiques on forçait le hobereau à émigrer, encore
qu’il ne le voulût nullement, et puis, quand il avait émigré, on confisquait son bien
comme bien d’émigré. Autant en ferait la magistrature si la confiscation était établie
Les gouvernements modernes, en possession d’une magistrature dévouée, et qui ne peut
être que dévouée, auront sans doute l’idée de rétablir la confiscation comme moyen
d’augmenter leurs ressources, de niveler les trop grosses fortunes, d’appauvrir et
d’affaiblir leurs ennemis, toutes choses qui sont dans les vues ordinaires des
gouvernants.
Enfin Voltaire, sans insister beaucoup sur ce point, a réclamé quelquefois l’abolition
de la peine de mort. « On a dit, il y a longtemps, qu’un homme pendu n’est bon à rien…
Il ne s’agit pas ici de discuter quelle est la punition la plus douce, mais la plus
utile. Le grand objet est de servir le public, et sans doute un homme dévoué pour tous
les jours de sa vie à préserver une contrée d’inondations par des digues ou à creuser
des canaux qui facilitent le commerce, ou à dessécher des marais empestés, rend plus de
services à l’Etat qu’un squelette branlant à un poteau ou plié en morceaux sur une roue
de charrette. »
Il n’y a qu’un cas où Voltaire réclame éloquemment la peine de mort : c’est le cas où
quelqu’un commet le crime de n’être pas de son avis. Il l’a réclamée sans hésitation
contre Jean-Jacques Rousseau dans ses Sentiments des citoyens (1764), qui
se terminent ainsi : « Il suffit de l’avertir que la ville qu’H [ Rousseau ] veut
troubler, le désavoue avec horreur. S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman
d’Emile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et
de ses folies. Mais il faut lui apprendre que, si l’on châtie légèrement un romancier
impie, on punit capitalement un vil séditieux. » — Le gouvernement de
philosophes qu’a toujours rêvé Voltaire aurait certainement aboli la peine de mort, en
la réservant uniquement aux écrivains qui auraient critiqué ses actes, ce qui n’a rien
que de naturel.
Voltaire a résumé, en quelque sorte, toutes ses campagnes contre la mauvaise
législation, la mauvaise jurisprudence et les mauvaises mœurs judiciaires de son temps
dans la jolie page suivante :
« … André Destouches : Bravo ! Et votre jurisprudence est-elle aussi
parfaite que le reste de votre administration ? — Croutef : Elle est
bien supérieure. Nous n’avons point de lois ; mais nous avons cinq ou six mille volumes
sur les Lois. Nous nous conduisons d’ordinaire par des coutumes ; car on sait qu’une
coutume, ayant été établie par le hasard, est toujours ce qu’il y a de plus sage. Et, de
plus, chaque coutume ayant nécessairement changé dans chaque province, comme les
habillements et les coiffures, les juges peuvent choisir à leur gré l’usage qui était en
vogue il y a quatre siècles ou celui qui régnait l’année passé ; c’est une variété de
législation que nos voisins ne cessent d’admirer ; c’est une fortune assurée pour les
praticiens, une ressource pour tous les plaideurs de mauvaise foi et un argument infini
pour les juges qui peuvent, en sûreté de conscience, décider des causes sans les
entendre. — André Destouches : Mais pour le criminel, vous avez du
moins des lois constantes ? — Croutef : Dieu nous en préserve ! Nous
pouvons condamner au bannissement, aux galères, à la potence, ou renvoyer hors de cour,
selon que la fantaisie nous en prend. Nous nous plaignons quelquefois du pouvoir
arbitraire de Monsieur le barcalon [premier ministre] ; mais nous voulons que tous nos
jugements soient arbitraires. — André Destouches : Cela est juste. Et
de la question, en usez-vous ? — Croutef : C’est notre plus grand
plaisir. Nous avons trouvé que c’est un secret infaillible pour sauver un coupable qui a
les muscles vigoureux, les jarrets forts et souples, les bras nerveux et les reins
doubles, et nous rouons gaiement tous les innocents à qui la nature a
donné des organes faibles. Voici comment nous nous y prenons, avec une sagesse et une
prudence merveilleuses. Comme il y a des demi-preuves, c’est-à-dire des demi-vérités, il
est clair qu’il y a des demi-innocents et des demi-coupables. Nous commençons donc par
leur donner une demi-mort ; après quoi nous allons déjeuner ; ensuite vient la mort tout
entière, ce qui nous donne dans le monde une grande considération, qui est le revenu du
prix de nos charges. — André Destouches : … Apprenez-moi ce que
deviennent les biens des condamnés ? — Croutef : Les enfants en sont
privés ; car vous savez que rien n’est plus équitable que de punir tous les descendants
d’une faute de leur père… » André Destouches, qui était un peu distrait, comme tous les
musiciens, répondit au Siamois que que la plupart des airs qu’il venait de chanter lui
paraissaient un peu discordants… Mais Croutef continua en ces termes : « … C’est dans
cette partie que nous excellons. Par exemple il y a mille circonstances où une fille
étant accouchée d’un enfant mort, nous réparons la perte de l’enfant en faisant pendre
la mère, moyennant quoi elle est manifestement hors d’état de faire une fausse couche…
Si une pauvre servante s’est approprié maladroitement trois ou quatre pièces de cuivre
qui étaient dans la cassette de sa maîtresse, nous ne manquons pas de tuer cette
servante en place publique : premièrement de peur qu’elle ne se corrige ; secondement
afin qu’elle ne puisse donner à l’Etat des enfants en grand nombre, parmi lesquels il
s’en trouverait peut-être un ou deux qui pourraient voler trois ou quatre pièces de
cuivre ou devenir de grands hommes ; troisièmement parce qu’il est juste de
proportionner la peine au crime et qu’il serait ridicule d’employer dans une maison de
force à des travaux utiles une personne coupable d’un forfait si énorme. »
Voltaire n’a pas été moins bien inspiré en réclamant l’institution des « juges de
paix » si naturelle et si excellente qu’il semble qu’elle ait existé de tout temps, et
qui n’existait nullement au XVIIIe siècle : « La meilleure loi, le
plus excellent usage, le plus utile que j’aie jamais vu, c’est en Hollande. Quand deux
hommes veulent plaider l’un contre l’autre, ils sont obligés d’aller d’abord au tribunal
des conciliateurs, appelés faiseurs de paix. Si les
parties arrivent avec un avocat ou un procureur, on fait d’abord retirer ces derniers,
comme on ôte le bois d’un feu qu’on veut éteindre. Les Faiseurs de
paix disent aux parties : « Vous êtes de grands fous, de vouloir manger votre
argent à vous rendre mutuellement malheureux ; nous allons vous accommoder sans qu’il
vous en coûte rien ». Si la rage de la chicane est trop forte chez ces plaideurs, on les
remet à un autre jour, afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie.
Ensuite les juges les envoient chercher une seconde et une troisième fois. Si leur folie
est incurable, on leur permet de plaider, comme on abandonne au fer des chirurgiens des
membres gangrenés : alors la justice fait sa main. Il n’est pas nécessaire de faire ici
de longues déclarations ni de calculer ce qui en reviendrait au genre humain si cette
loi était adoptée. »
Telles sont les principales réformes, dans l’ordre administratif et dans l’ordre
judiciaire, que Voltaire a préconisées. Ajoutons, puisque cette question a été, et à
juste titre, d’une très grande importance aux débuts de la Révolution française, que
Voltaire a dit un mot sur le droit de chasse : « Vous n’entendez pas ici [en Angleterre]
parler de haute, moyenne et basse justice, ni du droit de chasser sur les terres d’un
citoyen, lequel n’a pas la liberté de tirer un coup de fusil sur son propre champ. »
Comme on le savait, mais comme on le voit maintenant avec plus de précision peut-être, au
XVIIIe siècle Montesquieu représente la doctrine libérale ;
Rousseau, la doctrine du despotisme démocratique ; Voltaire, la doctrine du despotisme
royal.
En second lieu, Montesquieu représente la libre-pensée respectueuse des religions et qui
n’ignore pas que les religions modernes sont des ferments de libéralisme et le plus
terrible adversaire que le despotisme ait à redouter. — Rousseau représente la doctrine de
la religion d’État dans toute son intransigeance et telle que Calvin a pu, non pas
seulement l’appliquer, mais la rêver. — Voltaire représente la doctrine de la religion
d’État tempérée par le mépris de toute religion ; et voudrait une religion d’État dont fût
le pape un souverain qui n’y croirait pas.
En, troisième lieu Montesquieu et Voltaire sont partisans de la propriété individuelle et
de l’Etat puisant ses ressources dans les industries de luxe. Rousseau a des tendances
collectivistes et la conviction que c’est de la terre que les Etats vivent, et des
industries de luxe qu’ils meurent.
Montesquieu est le chef des libéraux. — Rousseau est le chef des démocrates et des
socialistes. — Voltaire est le chef des Césariens pacifiques, et c’est un Napoléon
pacifique qu’il aurait adoré.
Les idées de ces trois hommes, je ne dis pas ont eu une grande influence sur la
Révolution française, car je n’en crois rien, ou peu de chose ; mais elles ont traversé
toute la Révolution française comme des projections de phares, et c’est à leurs lumières
intermittentes qu’on a combattu dans les ténèbres. Leurs livres ont été les textes dont se
sont appuyés les partis pour soutenir les revendications diverses et contraires qui leur
étaient inspirées par leurs passions ou leurs intérêts.
Ainsi, on retrouve les traces de Voltaire, de Montesquieu ou de Rousseau dans tous les
grands actes officiels et dans tous les grands textes officiels de la Révolution
française.
Voltaire c’est les Cahiers de 1789. — Voltaire ne demandait pas une Révolution, et tant
s’en faut ; les Cahiers de 1789, plus royalistes que les Etats généraux de 1614, n’ont pas
demandé une Révolution. Ils ont demandé23 une constitution
claire, des lois fixes et uniformes, une administration régulière et rationnelle, une
justice uniforme dans tout le royaume, un code pénal plus doux, l’abolition des douanes
intérieures, l’abolition des droits féodaux, l’ordre et l’économie dans les finances,
l’abolition des fermes, un pouvoir fort et unique pour assurer tout cela. Ils demandaient
1804, Napoléon et le code Napoléon.
C’est juste ce qu’avait demandé Voltaire. Il avait demandé autre chose, notamment en
religion, et c’est surtout ceci qu’il avait demandé, et c’est dans ce sens que j’ai dit
qu’il n’y avait pas un mot « voltairien » dans les Cahiers de 1789 ; mais entre temps il
avait demandé cela, et c’est cela que les Cahiers de 1789 ont réclamé avec insistance.
Voltaire, en tant que réformiste législatif, administratif et judiciaire, est en pleine
communion avec la France de 1789 et avec la France de 1804, qui est la même ; et c’est sa
gloire.
Montesquieu c’est la Déclaration des Droits de l’homme en son fond, en
ses dispositions essentielles ; et si on ne tient pas compte des contradictions puériles
qui y abondent, comme dans toute œuvre collective et dont il n’est pas responsable. Mais
de la Déclaration des Droits de l’homme, des deux Déclarations, de celle de 1789 et de celle de 1793, il est le principal
inspirateur.
Il y a « des droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme » qu’il doit avoir
toujours sous les yeux, parce que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris de ces droits sont
les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements », et pour
que « les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et
incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous »
(Préambule de la Déclaration de 1789). — C’est du Montesquieu.
« Le but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de l’homme ; ces droits sont la liberté, la propriété, la
sûreté, la résistance à l’oppression » (II, 1789). — C’est du Montesquieu. Cela ferait
frémir Rousseau, pour qui l’individu devant l’Etat n’a aucun droit.
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » (x, 1789). — C’est du
Montesquieu. Je n’ai pas besoin de dire quel sentiment cela inspirerait à Rousseau.
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux
de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement… » (xi, 1789).
— C’est du Montesquieu. Cela ferait hausser les épaules à Rousseau, qui ne veut pas que,
même en période électorale, les citoyens « communiquent entre eux ».
« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »
(xv, 1789). Mauvaise rédaction. Qu’est-ce, ici, que « la société » ? Si c’est le
gouvernement, c’est le gouvernement qui se demande des comptes à lui-même. Il ne sera pas
très sévère. S’il y avait, au lieu de « la société », « l’individu », ce
serait du Montesquieu.
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée n’a pas de
constitution. » (XVI, 1789). — Pur Montesquieu.
« Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n’est pas
déterminée, n’a pas de Constitution. » (XVI, 1789). — Pur Montesquieu. En pleine
opposition avec Rousseau.
Il y a « des droits sacrés et inaliénables de l’homme » qu’il faut que tous les citoyens
aient sous les yeux, « afin que, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement
avec le but de toute institution sociale, ils ne se laissent jamais opprimer et avilir par
la tyranie. » (Préambule, 1793). — C’est du Montesquieu. C’est l’individu
placé en face de l’Etat comme un débiteur et aussi comme un juge, et le jugeant d’après un
texte précis.
« La liberté est le droit qui appartient à tout homme de faire tout ce qui ne nuit pas
aux droits d’autrui. » (VI, 1793). — C’est du Montesquieu.
« Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit
de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des
cultes, ne peuvent être interdits. » (VII, 1793). — C’est du Montesquieu.
« Les limites des fonctions publiques doivent être clairement déterminées par la Loi, et
la responsabilité de tous les fonctionnaires doit être assurée. » (XXIV, 1793).
« La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme. Il y a
oppression contre le corps social quand un seul de ses membres est opprimé. Il y a
oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé. » (XXIII, XXIV,
1793).
Il est juste d’ajouter qu’il y a du Voltaire et de l’Encyclopédie, sur les points où
Voltaire et les Encyclopédistes sont dans le même esprit que Montesquieu, dans les deux
Déclarations. Ce que Voltaire et l’Encyclopédie pourraient revendiquer
au même titre que Montesquieu, c’est : « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu
que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui
sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des actes arbitraires doivent être
punis. » (vu, 1789).
C’est encore : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires, et nul ne doit être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée
antérieurement au délit et légalement appliquée. » (VIII, 1789).
C’est encore : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré
coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas
indispensable pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. »
(IX, 1789).
C’est encore : « Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sous les formes que la
Loi détermine est arbitraire et tyrannique. Celui contre lequel on voudrait l’exécuter par
la violence a le droit de le repousser par la force. » (XI, 1793).
C’est encore : « La Loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment
nécessaires ; les peines doivent être proportionnées au délit et utiles à la
société. » (XV, 1793).
Mais les auteurs des Déclarations, qui avaient fait leur éducation
politique pêle-mêle dans Montesquieu, Voltaire et Rousseau, n’ont pas suffisamment pris
garde qu’il fallait choisir, et ils ont, çà et là, introduit du Rousseau dans des textes
qui, inspirés de Montesquieu, devaient exclure Rousseau et ne pouvaient que l’exclure. Ils
ont fait, ceux de 1793 surtout, une confusion continuelle des Droits de
l’homme et des Droits du peuple, et ces droits, la chose est très
claire pour quiconque a lu le présent volume, sont contradictoires et sont exclusifs l’un
des autres et les uns de l’autre.
Le droit du peuple c’est de faire la loi ; mais la loi peut être violatrice et
persécutrice de tous les droits de l’homme. Le droit du peuple, c’est d’être souverain ;
mais la souveraineté du peuple implique l’inexistence, ou la suppression, s’ils existent,
de tous les droits de l’homme, et c’est ce que Rousseau, qui accepte cette conséquence,
avait vu admirablement. Les droits de l’homme ne sont pas autre chose que des limites au
pouvoir législatif du peuple et la négation même de la souveraineté du peuple. Les droits
de l’homme proclamés, cela veut dire qu’il y a des choses que la loi elle-même ne peut pas
toucher, et c’est ce que les Déclarations disent formellement, et donc
la proclamation ou seulement la reconnaissance des droits de l’homme est la négation même
de la souveraineté du peuple. Les droits de l’homme disent au peuple aussi bien qu’à un
roi : « Tu n’es pas souverain » ; et ils disent, d’une façon générale, le mot de
Royer-Collard, que nous avons vu qui est une pensée de Montesquieu : « Il n’y a pas de
souveraineté. »
Or, dans le texte même où les rédacteurs des Déclarations proclamaient
l’existence et l’inviolabilité des droits de l’homme, ils proclamaient aussi la
souveraineté du peuple : « La loi est l’expression de la volonté
générale ; tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs
représentants à sa formation » (VI, 1789). « La souveraineté réside dans le
peuple. Elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable. » (XXV,
1793).
En ce faisant, les rédacteurs des Déclarations ont mis dans leurs
textes un « ceci tuera cela ». Le Droit du peuple était mis en présence, en face et en
opposition des Droits de l’homme, et l’un devait dévorer l’autre, ou l’autre l’un. La
liberté était mise en présence, en face et en opposition du despotisme, et l’une devait
avoir raison de l’autre ou celui-ci de celle-là. La Déclaration des droits de
l’homme a son article XIV, comme la Charte de 1815 ; elle a un
article qui permet de violer tous les autres et qui d’avance les annule. — Les
contradictions secondaires qui émaillent les Déclarations, surtout celle
de 1793, dérivent de cette contradiction principale. Par exemple, article XXV de 1793 :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et
pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des
devoirs. »
S’agit-il ici des Droits de l’homme ? Il le semble, puisque cet article est le dernier de
la Déclaration des droits de l’homme et paraît être la sanction de tous
les autres. Mais non, sans doute, puisque le texte porte « les droits du peuple », et
l’article xxv veut dire que quand le gouvernement usurpe la souveraineté, qui n’appartient
qu’au peuple, le peuple doit revendiquer la souveraineté en s’insurgeant. Et voilà une
déclaration des Droits de l’homme qui, en chemin, est devenue une déclaration des Droits
du peuple et qui ne donne qu’au peuple, et non à l’homme, le droit de défendre ses droits
et qui n’admet l’insurrection qu’au cas où la souveraineté du peuple est violée, et non
pas quand les libertés le sont, et qui, par conséquent, défend le despotisme du peuple
contre le despotisme d’un prince et point du tout les droits de l’homme contre le
despotisme soit d’un prince soit du peuple.
Et qu’arriverait-il — toutes les hypothèses sont permises — si un gouvernement défendait
les « droits de l’homme » inscrits dans les Déclarations des droits de
l’homme, contre une décision du peuple violatrice de ces droits de l’homme ? Ce
gouvernement serait en pleine conformité avec les neuf dixièmes du texte des Déclarations, mais il tomberait sous le coup de l’article XXV ; il violerait les
Droits du peuple, il attenterait à la souveraineté du peuple, et il devrait (art. X.XVII)
« être à l’instant mis à mort par les hommes libres » ; et il serait exécuté en place de
Grève, de par la Déclaration des droits de l’homme, pour l’avoir
défendue.
La contradiction est éclalante.
Une déclaration des Droits de l’homme ne doit pas contenir une déclaration de la
souveraineté du peuple. Elle est faite précisément pour dire que la souveraineté du peuple
n’existe pas, ou elle n’a aucun sens, et il ne faut pas l’écrire. — Elle est faite pour
dire qu’au-dessus de la volonté du prince, qu’au-dessus, aussi, de la loi, il y a des
droits « naturels et imprescriptibles » que ni la volonté du prince ni la loi ne peuvent
toucher ; ou la Déclaration n’a aucun sens et il ne faut pas l’écrire. — Elle est faite
pour dire qu’il y a des limites à la souveraineté, quelle qu’elle soit ; elle est donc
faite pour dire qu’il n’y a pas de souveraineté, ou
elle parle pour ne rien dire du tout. Une Déclaration des droits de l’homme devrait
commencer par ces mots : « Il n’y a pas de souveraineté absolue. » Si elle ne part pas de
ce principe, elle ne se comprend pas elle-même ; et par suite elle se détruit, comme nous
venons de le voir, en s’édifiant.
La cause de, cette contradiction éclatante est très simple : c’est que les rédacteurs de
la Déclaration des droits ont cru qu’un prince pouvait tyranniser, qu’une
oligarchie pouvait tyranniser ; mais que la nation tout entière ne pouvait pas tyranniser.
Donc le droit du peuple ne peut pas être en opposition avec les droits de l’homme ; et
c’est un sophisme que de le supposer ; le droit du peuple se confond précisément et
exactement avec les droits de l’homme ; et qui défend l’un défend les autres et qui défend
ceux-ci défend celui-là. C’est une idée de Rousseau. D’après Rousseau, le peuple ne peut
pas tyranniser, ou la tyrannie du peuple est liberté ; le peuple en tyrannisant l’individu
« le force à être libre ».
Bon pour Rousseau, qui n’a pas la moindre idée des Droits de l’homme ; mais du moment que
les rédacteurs des Déclarations en ont eu l’idée, et très nette, on
s’étonne qu’ils n’aient pas vu que le Droit du peuple et les Droits de l’homme n’étaient
point du tout la même chose et que celui-là était limité par ceux-ci, et que si le Droit
du peuple n’était pas limité par les Droits de l’homme, autant vaudrait dire que les
Droits de l’homme n’existent pas, et mieux vaudrait n’en pas parler.
La Déclaration des droits de l’homme est donc une idée de Montesquieu,
dans laquelle, par inadvertance ou à dessein, on a fait entrer une idée de Rousseau qui
est en parfaite contradiction avec elle ; mais il reste que Montesquieu c’est la
Déclaration des droits de l’homme en son principe et en ses grandes lignes.
Rousseau c’est la doctrine des. Jacobins, de Robespierre, de Saint-Just, et, en une
certaine mesure, de Babeuf. Souveraineté du peuple, c’est-à-dire volonté générale, ce qui
ne veut pas dire volonté de tous, mais volonté de tous, moins tout ce qui dans le peuple
est organisé, engrené, hiérarchisé et se concerte24, et par suite est considéré comme
ayant un caractère aristocratique ; — despotisme absolu de cette volonté générale,
l’individu n’étant libre que par et dans la liberté du peuple, c’est-à-dire que par et
dans la volonté générale dont il est un des éléments, et les libertés individuelles
n’étant que de pures illusions de l’égoïsme ; — gouvernement des assemblées, si l’on ne
peut pas faire autrement, mais, autant qu’on le pourra, gouvernement direct du peuple par
le peuple, soit par plébiscites, soit parle moyen des referendum, , soit
par l’expédient des mandats impératifs ; — dans tous les cas, république démocratique,
l’oligarchie étant le plus mauvais des gouvernements et la monarchie, quoique pouvant être
démophile, ne pouvant pas être démocratique et dégénérant toujours en gouvernement
aristocratique ; — religion d’État très simple, bornée au culte de l’Etre suprême, et
rémunérateur et vengeur, et au culte de la Patrie et du Contrat social, mais très ferme et
très rigoureuse, et imposée à tous les citoyens sous des peines terribles ; — proscription
de la religion catholique et en général de toutes les religions qui n’admettent pas qu’on
puisse être sauvé dans d’autres religions qu’elles, l’intolérance religieuse dégénérant
toujours en intolérance politique, et la liberté n’étant pas due à qui n’en admet pas le
principe ; — égalité, la plus grande possible, de droits, de mœurs, de conditions, de
fortunes, toutes les égalités étant solidaires et n’existant pas si elles ne sont
confirmées chacune par toutes, et par exemple l’égalité des droits étant une illusion
entre un citoyen riche et un citoyen pauvre, et par conséquent, dans un avenir plus ou
moins éloigné, l’égalité réelle ne pouvant s’intégrer que dans le pur communisme.
Toutes ces idées sont dans Rousseau, avec plus ou moins de clarté, et sont dans les
discours et déclarations des Jacobins, de Robespierre, de Saint-Just et de Babeuf, avec
plus ou moins de hardiesse ou de timidité selon les personnages et les circonstances.
A travers le XIXe siècle les libéraux se sont réclamés de
Montesquieu, soit qu’ils fussent royalistes, soit qu’ils fussent républicains. C’est
Benjamin Constant, Mme de Staël, Guizot, Royer-Collard, Tocqueville,
Prévost-Paradol, Staël, Taine, Renan, etc.
Les démocrates se sont réclamés de Rousseau, ou ont subi son influence. C’est Pierre
Leroux, Ledru-Rollin, Proudhon, quelque mal qu’il ait dit de Jean-Jacques25,
George Sand, Napoléon III, etc.
La majorité anonyme, c’est-à-dire les hommes à idées flottantes et « discontinues »,
comme dit très bien M. Henri Ouvré en parlant de Voltaire lui-même, ont été voltairiens.
Ils n’étaient pas démocrates, quoiqu’ils crussent l’être, et ils n’allaient pas plus loin
que l’égalité des droits, qui n’est rien sans l’égalité réelle, et donc ils n’étaient pour
aucune espèce d’égalité. — Ils n’étaient pas libéraux, quoiqu’ils prissent ce nom, et
corps intermédiaires, séparation des pouvoirs et même système parlementaire leur étaient
fort indifférents. Ils voulaient un pouvoir fort, qui gouvernât régulièrement, qui mît
l’ordre dans les finances, qui favorisât le commerce et qui fit la guerre au catholicisme,
tout en maintenant la religion, puisque, et c’est un mot textuel de Voltaire, « il faut
une religion pour le peuple ». — Ce gouvernement, ils le voulaient quelconque, pourvu
qu’il fût fort, régulier et anticatholique, et ils étaient indifféremment pour
Louis-Philippe ou pour l’Empire, ne craignant, comme Voltaire, que Charles X ou la
République. — Le fond de leur pensée était que leur ennemi était le Christianisme, et ils
voulaient un gouvernement qui, en réprimant le Christianisme, les dispensât de le réprimer
eux-mêmes par abstention et qui empêchât leurs femmes et leurs enfants d’avoir commerce
avec l’Eglise, effort qu’ils se sentaient incapables de faire eux-mêmes. Du reste, comme
Voltaire, ils ne s’opposaient nullement à l’existence d’une Église, à la condition qu’elle
fût strictement dans la main du gouvernement et maltraitée par lui. — Tel était l’ensemble
de leurs idées sociologiques.
Ils sont devenus républicains, avec des défiances à l’endroit du développement de l’idée
égalitaire et surtout de son dernier développement, logique et irréfutable, qui est le
communisme. Mais ils ont bien compris qu’en attendant cet événement, et pour le retarder
en amusant le tapis, une République n’a absolument rien à faire que la guerre aux
anciennes classes dirigeantes et au Christianisme, et que tout parti républicain au
pouvoir est, au bout de quelque temps, amené ou ramené à ces pratiques, pour avoir l’air
de faire quelque chose et pour réchauffer le zèle de ses partisans, d’où suit que tout
gouvernement républicain qui n’a pas été antichrétien a été incriminé de ne rien faire et
d’être clérical.
La France est gouvernée depuis environ un demi-siècle par la pensée de Voltaire, comme
elle l’avait été assez précisément en 1788, et aussi, quoique moins précisément, de 1799 à
1804.
Que réserve l’avenir à ces trois pensées directrices, et, des trois, quelle sera celle
qui, tout compte fait, l’emportera ?
Ce sera naturellement la plus vulgaire.
L’avènement de la démocratie a tué Montesquieu, qui est tout simplement inintelligible au
peuple. Il a dit sur lui-même le mot qui le condamne : « Pour former un gouvernement
modéré, il faut combiner, régler, tempérer… C’est un chef-d’œuvre de législation… Un
gouvernement despotique saute pour ainsi dire aux yeux… Tout le monde
est bon pour cela. » Et donc le soin de former le gouvernement étant donné à tout le
monde, tout le monde formera un gouvernement despotique, ou du moins le laissera se former
tout seul et ne comprendra rien à un gouvernement rationnel.
L’avènement de la démocratie a donné raison à Rousseau, et a revivifié Rousseau, qui du
reste, subtil et sophistique dans l’exposition, est au fond simple, simpliste et radical.
Seulement, faites attention, la pensée de Rousseau mène au despotisme populaire
directement, et ramène au despotisme monarchique par un détour, ou par plusieurs détours,
qui sont ceux par lesquels on sera forcé d’aller, soit qu’on prenne l’un, soit qu’on
prenne l’autre.
En effet, la pensée de la souveraineté du peuple et de l’égalité réelle amènera-t-elle au
collectivisme ? Je ne le crois pas ; mais il est possible. En ce cas l’organisation
collectiviste demande un tel déploiement d’autorité surveillante, stimulante et
répartissante, qu’il ne se peut qu’elle ne soit pas forcée de se concentrer en une
autorité supérieure unique et terriblement rigoureuse. On peut concevoir l’organisation
collectiviste sans un César ; mais pour moi je ne la conçois pas sans un sultan. Il faut
se rappeler que la seule organisation collectiviste qu’on ait connue dans un grand pays
est celle du Paraguay. Seule la Compagnie de Jésus était organisée assez despotiquement
pour mener un pays en régime collectiviste. L’organisation collectiviste serait donc très
vite amenée à être un Etat administré par des Jésuites qui obéiraient à un général des
Jésuites. Ce serait exactement cela, sans le nom et sans le costume, et je m’empresse
d’ajouter que, le nom et le costume n’y étant pas, ce serait jugé très tolérable. Mais
enfin on serait arrivé par un détour au despotisme monarchique.
Autre hypothèse. : le collectivisme n’a pas pu être organisé, et l’on reste dans un état
analogue à l’état actuel, avec le suffrage universel, un Parlement, un gouvernement nommé
et destitué par le Parlement. C’est un régime relativement ou apparemment libéral.
Mais, songez-y, actuellement le gouvernement semble dépendre du Parlement et en dépend
dans une certaine mesure ; mais il ne peut pas se passer un très long temps sans que le
Parlement en vienne à dépendre complètement du gouvernement.
Voici comment : Peu de choses se socialisent dans le mouvement social
actuel, mais tout se nationalise peu à peu et assez vite. J’entends que
tout et tous s’acheminent à dépendre du gouvernement. C’est un trait et c’est une
conséquence de la décadence générale. Dans un pays où il n’y a presque plus d’industrie ni
de commerce et où l’industrie et le commerce sont entravés, du reste, par la permanente
agitation socialiste, tout le monde demande une place du gouvernement ; tout le monde
désire être fonctionnaire, veut devenir fonctionnaire, devient fonctionnaire. Tout le
monde demande une « place ».
D’autre part tout devient « place ». Telle industrie, utile à l’Etat, mais non nécessaire
à l’Etat, languit : on la laisse mourir. Telle autre, nécessaire à l’Etat, languit. L’Etat
s’en empare et est forcé de s’en emparer. Tout ce qui était agent, employé de cette
industrie, devient fonctionnaire de l’Etat.
Or tous ces fonctionnaires, et ce seront bientôt tous les Français, sauf les paysans et
peut-être y compris les paysans, sont dans la main du gouvernement. Ils sont libres, ils
votent. Apparence. Le gouvernement, quand il voudra, les fera voter comme il voudra, comme
il fait juger ses juges comme il veut qu’ils jugent. Il suffira d’une surveillance bien
faite et d’une sévérité bien conduite, qui produiront l’intimidation nécessaire.
Dès lors un gouvernement issu de la volonté du Parlement, mais qui fera nommer le
Parlement comme il lui plaira, concentrant parce moyen le pouvoir législatif, le pouvoir
exécutif et le pouvoir judiciaire ; nous voilà au pur et simple gouvernement monarchique,
au despotisme monarchique pur et simple. Un président du conseil des ministres, souverain
absolu ; comme décoration brillante et majestueuse, un Parlement et un suffrage
universel : voilà l’état politique de demain. Aujourd’hui déjà, tout le monde, y compris
les plus indépendants, chacun, sinon pour lui, du moins pour ses fils, ses neveux, ses
amis, a besoin du gouvernement ; demain tout le monde, dépendra étroitement du
gouvernement.
Le gouvernement le sait et laisse aller les choses. Il n’y a système parlementaire qui
vaille ni qui tienne contre cela. Le temps et la force des choses travaillent pour la
monarchie absolue, sous une dénomination ou sous une autre, et il n’importe pas du tout
qu’elle s’appelle de telle ou telle façon.
Cette monarchie absolue n’aimera naturellement aucune liberté…
- — Pourquoi non ? — Ici en effet il faut s’arrêter un instant. La liberté, entendue
comme je l’entends, c’est-à-dire les libertés, peuvent très bien provenir d’une
monarchie absolue ; et Voltaire pourrait dire : Moi, royaliste absolutiste, je suis
aussi libéral et plus libéral qu’un républicain de l’école de Montesquieu. Est-ce que
les républiques établissent la liberté ? Demandez à Genève, même à celle de 1760.
Demandez à ce fou de Rousseau, à son système. Mais un roi peut l’établir ; et il a
intérêt à l’établir. — Vous demandez l’indépendance du pouvoir judiciaire. Je n’en veux
pas ; mais un roi peut en vouloir. Elle lui servirait à n’être pas responsable des
erreurs et infamies judiciaires, et c’est agréable. — Vous demandez la liberté
religieuse. Je n’en suis guère partisan ; mais un roi peut en être partisan. Elle lui
servirait à n’avoir pas à décider entre Jansénius et Molina, et à ne s’occuper que de
l’ordre dans la rue, et c’est agréable de n’être pas un empereur byzantin. — Vous
demandez la liberté de la presse. Comment donc ! Mais un roi en a
besoin. Il a besoin, non pas de gouverner selon l’opinion publique, ce qui est
absurde, mais de connaître l’opinion publique, pour ne pas la froisser trop violemment
et pour voir où sont les écueils. La liberté de la presse, c’est le suffrage universel à
titre consultatif, et le suffrage universel à titre consultatif est une aussi bonne
chose que le suffrage universel à titre impératif est une chose détestable. — J’en
pourrais dire autant de la liberté de réunion, de la liberté d’association, de la
liberté d’enseignement. Un roi n’a rien à craindre de citoyens qui se réunissent pour
pérorer, qui s’associent pour faire telle ou telle propagande ou qui s’organisent pour
enseigner. Qu’est-ce que c’est que cela ? Ce sont des partis. Eh bien, dans une
république le parti au pouvoir est dans l’horreur ou la terreur à l’endroit des partis
qui ne sont pas lui ; mais un roi est au-dessus des partis et n’est d’aucun. Pourvu
qu’il ne soit ni vert ni noir, les noirs et les verts n’auront de haine que les uns
contre les autres et aucune contre lui ; et à leurs compétitions, il gagnera d’être plus
puissant. Diviser pour régner. Il n’aura pas besoin de diviser, puisque son peuple se
divisera de lui-même. Les partis divisent la nation pour que le roi règne. — Un roi,
donc, peut être partisan des libertés, de toutes les libertés, et il a plutôt intérêt à
en être partisan qu’à s’en défier. La royauté intelligente, je n’ai jamais demandé autre
chose ; or n’y a rien de plus libéral que la royauté intelligente. — Peut-être ; mais
comme il est dans la nature humaine d’être avide et de se croire infaillible, jamais un
roi, jamais une monarchie absolue, sous quelque titre qu’elle se soit établie, ne
raisonnera ainsi. Toute monarchie absolue voudra imposer sa façon de penser, de croire,
de voir, de parler et d’agir. Toute monarchie absolue voudra être la seule force de
l’Etat, et elle ne voudra d’aucune sorte de liberté. Toute association, toute réunion,
tout concert, lui paraîtra « un Etat dans l’Etat », mot magique qui fait frémir
d’inquiétude et d’horreur tout gouvernement, et elle ne voudra ni de liberté
d’association, ni de liberté de réunion. Tout enseignement qui ne sera pas donné par
elle 0u par des hommes à sa dévotion lui paraîtra monstrueux : « Ne va-t-on pas
enseigner là autre chose que l’amour de moi ? » ; et elle ne voudra d’aucune liberté
d’enseignement. Toute Eglise lui paraîtra une force sociale en dehors de lui et lui
inspirera une grande crainte : « ce qui n’est pas avec moi est contre moi » ; et elle ne
voudra d’aucune Eglise, ou elle asservira les Eglises à elle le plus qu’elle pourra. Et
les libertés en soi, les libertés qui ne se seront pas créé un organe dans une
association, liberté de la parole, liberté de la presse, lui seront encore suspectes,
d’abord parce qu’elles sont le prétendu droit, bien singulier, de penser autrement
qu’elle, ensuite parce que ces libertés sont créatrices de partis, de réunions,
d’associations, d’écoles, d’églises et de toutes ces forces sociales indépendantes que
tout gouvernement a en suspicion naturelle et éternelle.
Pour toutes ces raisons, le rêve de Voltaire, le vrai, la monarchie absolue, sous un
titre ou sous un autre, mais la monarchie absolue, ennemie de toute liberté, concentrant
tous les pouvoirs, intelligente quand elle pourra, c’est-à-dire une fois sur dix,
persécutrice, défiante, tracassière et tyrannique toujours, protégeant peut-être les arts
et les lettres, qui n’ont pas besoin d’être protégés ; c’est à quoi il faut s’attendre et
ce qui nous attend. Ç’a été le premier résultat de la Révolution française, c’en sera le
dernier. C’était la philosophie politique de Voltaire. Elle sera réalisée. L’avenir
appartient au roi Voltaire. Il appartient aussi au roi de Voltaire.
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