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« son indifférence à tout, sauf la religion », son sentiment du néant absolu de la vie, son mépris des hommes et son dégoût des choses. Laissons les livres. On y est sur le théâtre. Ses correspondances, les propos qu’on rapporte de lui, ses confidences d’intimité sont pleines de ces traits. Toujours :
« je m’ennuie, je m’ennuie, je bâille ma vie. »— « Qui me délivrera de la manie d’être ? » —
« Je remorque avec peine mon ennui avec mes jours. »C’est de sa jeunesse crue sont ses livres de plus sombre mélancolie, et il passe son âge mûr à regretter douloureusement sa jeunesse, en sorte qu’on ne voit guère l’époque de sa vie où il a pu en être content. Dans ses « gaités » même et ses échappées d’homme qui s’est toujours souvenu, et un peu trop, qu’il était né au xviiie siècle, on le voit s’asseoir sur un banc des Champs-Elysées et dire :
« Voilà tout ce que j’ai jamais demandé à la vie : m’asseoir au soleil. »Il se fait chanter du Béranger :
— et il répète le dernier vers, avec un sourire triste, et un joli geste où se marque le prompt désenchantement, l’illusion vite déçue :
« Je serais meilleur si je pouvais me prendre à quelque chose », répète-t-il cent fois sous toutes les formes. Et toujours en pleine gloire, à l’époque de son voyage en Orient (1806), le sentiment du ridicule de la vie humaine, si bornée et si insignifiante, au sein de la nature éternelle. (Itinéraire de Paris à Jérusalem.) C’est bien là le fond, la nature intime de l’âme. Maintenant il faut analyser cette tristesse innée et en démêler le caractère particulier. On y trouve d’abord l’orgueil, l’orgueil profond, enraciné en plein cœur. Ecolier, on s’apprête à lui donner le fouet, comme à Rousseau. Mais l’analogie s’arrête là, et ce fut le contraire. On vit qu’il faudrait le tuer plutôt, et l’on céda. Vieux, il dit : « Jadis j’aurais été le vicomte de Chateaubriand. De nos jours je suis François de Chateaubriand. » Mirabeau disait :
« Vous désorientez l’Europe en m’appelant Riquetti. »D’instinct et naïvement, il parle des plus grands hommes comme de ses pairs :
« J’ai vu Washington et Bonaparte. Aucun visage humain ne m’étonnera. »— Il ne dit pas : je suis né la même année que Bonaparte ; mais :
« L’année où je naquis, naissait en Corse… »6. Il ne parle que de lui dans ses Mémoires, sauf une exception. Un demi-volume sur quatre est consacré à Napoléon. Ce n’est pas un hors-d’œuvre. D’un imbécile l’orgueil fait un sot. Chateaubriand fut sauvé de la vanité mesquine parce qu’il avait de l’esprit. Il en avait beaucoup. On y songe peu parce que son génie rejette dans l’ombre ses qualités secondaires. Mais il faut s’en souvenir. Il conte avec une grâce moqueuse qui est un charme. Il y a des anecdotes plaisantes dans l’Itinéraire, dans les Mémoires, dans toute une partie des Natchez qui est imitée des Lettres Persanes et qui sent les romans de Voltaire. Aussi, avec tout son orgueil, il tombe peu dans le ridicule de la vanité sotte. On veut en trouver dans ces pages des Mémoires où il décrit son train d’ambassadeur. Sans doute, il y a un peu trop d’ovations et d’acclamations, et de carrosses à six chevaux, quelques traits de bourgeois. Il oublie qu’un gentilhomme, qu’un homme de lettres aussi, doit se trouver partout dans son naturel. Mais remarquez que ce qu’il cherche principalement, c’est un effet de contraste entre sa misère d’émigré à Londres et sa splendeur d’ambassadeur en Angleterre, et que c’est l’artiste surtout qui s’y amuse. La préoccupation littéraire fait oublier la vanité, ou du moins elle l’habille agréablement. Il n’avait pas les petits amours-propres de l’écrivain, corrigeait très facilement ses écrits sur les conseils de ses amis, laissait remanier ses articles par Bertin, sans en prendre souci, ou feignant d’ignorer si petites choses. Il parle de sa gloire, de ce qu’il a fait dans l’histoire, mais non pas, comme d’autres feront, de ses yeux étincelants et de ses beaux cheveux. Tout compte fait, moins de vanité que d’orgueil. Mais quand l’orgueil ne se repaît point de vanités, il reste qu’il se dévore, et soit toujours inassouvi. Il est le plus affreux des tyrans, quand il n’est pas le plus captieux des consolateurs C’est ce qui est arrivé de celui de Chateaubriand. Il s’est vite tourné en une amertume de cœur où entrait le dégoût de l’action, le dégoût de l’affection, le dégoût de la gloire et le dégoût de soi-même Car dans une âme hautaine éclairée par une vive intelligence, rien ne mène au mépris, même de soi, comme l’orgueil. Se croire fait pour une grandeur surhumaine conduit à se trouver, au cours de la vie ordinaire, ridiculement petit. Chateaubriand a toujours ce geste des épaules qui est le même, remarquons-le, pour le mépris d’autrui et pour le découragement, et qui veut dire : « A quoi bon ? » A quoi bon la gloire et l’éclat ? dit Eudore dans les Martyrs :
« J’étais éloquent, je fus célèbre, et je me dis : Qu’est-ce que cette gloire des lettres, disputée pendant la vie, incertaine après la mort, et que l’on partage souvent avec la médiocrité et le vice ? »— A quoi bon l’action ?
« Je fus ambitieux, j’occupais un poste éminent, et je me dis : Cela valait-il de quitter une vie paisible et ce que je trouve remplace-t-il ce que je perds ? »— A quoi bon les plaisirs ? « Rassasié des plaisirs de mon âge, je ne voyais rien de mieux dans l’avenir, et mon imagination ardente me privait encore du peu que je possédais. » — A quoi bon les affections ? Celui que le dégoût a saisi peut être aimé, il ne peut aimer :
« Les passions sortent de lui et n’y peuvent rentrer. »Or ce sont les affections qu’on éprouve et non celles qu’on inspire qui rendent heureux. René ne pouvait qu’en inspirer. « On le fatiguait en l’aimant. » —
« Son bonheur ressemblait à du repentir »; et il soulignait ce verset de Job : « Mon âme est fatiguée de ma vie7. » — A quoi bon en effet la vie elle-même ? De quoi est-elle faite, en haut ou en bas, qui vaille la peine qu’on l’aime ? « Je m’ennuie de la vie. L’ennui m’a toujours dévoré. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé8. » — « Jeunes seigneurs, c’est un grand mal pour l’homme d’arriver trop tôt au bout de ses désirs et de parcourir dans quelques années les illusions d’une longue vie9. » Tel était Chateaubriand à son ordinaire. Un René, moins les forêts d’Amérique, la vie sauvage, les batailles ; la mort à braver ; un Eudore, moins le martyre à rechercher et à subir ; une âme ardente et inquiète, trop haute pour se satisfaire des communs amusements de la vanité ou de l’ambition ; cherchant une grande cause à servir, croyant parfois la trouver, s’en dégoûtant par le sentiment de l’insignifiance du résultat ou de la vanité de l’effort ; souffrant constamment de la disproportion entre la grandeur de ses rêves et la médiocrité du réel, jusqu’à en devenir injuste envers la réalité, et à méconnaître ou dédaigner ce qu’elle a de bon et de bien ; sophiste alors contre lui-même pour mieux prouver à son orgueil qu’il a raison de ne se prendre à rien, et à son désir qu’il a raison de se croire à jamais déçu ; trouvant l’ennui insupportable et aimant son ennui comme une glorieuse misère ; malheureux, et aimant son malheur parce que « ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d’être malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu’ils sont dignes d’être en butte à la fortune10 » ; se reposant enfin dans les
« sombres plaisirs d’un cœur mélancolique », c’est-à-dire dans une contemplation superbe et calme des illusions ruinées, des rêves échoués, des grandeurs qui s’effacent, comme dans le spectacle d’un beau désastre, qui n’est pas sans charme pour l’artiste, et où l’orgueil trouve encore son compte.
« Et voilà la religion que l’on trouve œuvre de barbares et entretien de petits esprits ! »Tous ses jugements littéraires vont à montrer que le xviiie siècle n’a rien entendu à la poésie, ce qui ne laisse pas d’être vrai. Voltaire le gêne, Rousseau l’irrite. Montesquieu seul lui paraît grand, ce qui peut se soutenir. Il a toujours ride cette impétuosité d’assurance « d’un siècle où l’on ne doute de rien, hors de l’existence de Dieu. » Même dans ses œuvres d’imagination il poursuit son ennemi. Un orateur des Martyrs (Livre XVI) est un composé curieux de Voltaire, de Rousseau, de Dupuis et de Saint-Just, et ramasse les excès de leurs doctrines dans un discours tourné en parodie qui est une satire atroce. Son pessimisme s’étale fort à l’aise, sous le couvert d’une religion à laquelle il ne déplaît pas comme introduction à elle-même. Chose à remarquer, les hommes de son temps étaient à la fois si peu pessimistes et si peu chrétiens qu’ils lui reprochent avec candeur des traits d’amertume qui ne sont nouveaux que parce qu’ils sont anciens, qui sont classiques ; et ils relèvent comme monstrueux chez lui ce qu’ils lisent sans sourciller dans La Bruyère. Chateaubriand fait dire au père Aubry, dans Atala :
« Que parlé-je des amitiés de la terre ? Voulez-vous en connaître l’étendue ? Si un homme revenait à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu’il fût revu avec joie par ceux-là mêmes qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire, tant on forme vite d’autres liaisons… tant l’inconstance est naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de nos amis. »— Sur quoi l’abbé Morellet se révolte. —
« Nous avons aujourd’hui tant de sensibilité ! »réplique Chateaubriand avec son amertume ordinaire, et il proteste que ce qu’il a dit là n’est que la vérité. Il aurait pu citer les Caractères, qui ont été écrits par un homme très sensible et très chrétien :
« Il n’y a guère d’autre raison de ne s’aimer plus que de s’être trop aimés. Il devrait y avoir des sources inépuisables de douleur pour de certaines pertes… On pleure amèrement, on est sensiblement touché ; mais l’on est ensuite si faible ou si léger que l’on se console. Cesser d’aimer, preuve que l’homme est borné et que le cœur a ses limites. »Chrétien, du moment qu’il l’est devenu, il l’a toujours été, de quelle manière, nous le verrons ; mais sans oubli. Il a beaucoup aimé, surtout vers la fin, à se donner comme un homme non seulement désabusé, mais qui n’a jamais été dupe, et n’a jamais rencontré chose assez grave pour se donner la peine d’y croire. Il fait toujours une réserve pour « la religion. » Sans doute il l’aime un peu comme un de ses ouvrages. Mais l’accent est sincère, l’insistance significative ; et n’oublions pas que François de Chateaubriand a bien trop d’orgueil pour gauchir par hypocrisie, ou même par convenance. Ses idées politiques sont d’un homme né aristocrate, devenu de plus en plus dédaigneux, et qui a dans tout le xviiie siècle un ennemi personnel. Il n’aime pas la démocratie, « le pire des gouvernements », surtout « quand il faut combattre un ennemi puissant et qu’une volonté unique est nécessaire au salut de la pairie. » Ce qu’il déteste surtout dans l’état populaire, c’est qu’il lui paraît affaiblir la nation dans la lutte contre l’étranger, pensée qui n’a rien d’original, et qui a été bien souvent exposée depuis, mais qui est curieuse à sa date, au lendemain des guerres de la Révolution française. Il y tient. C’est à cette cause qu’il attribue la décadence d’Athènes, consommée, selon lui, depuis Ægos-Potamos. Il n’aime pas la démocratie parce qu’elle est naturellement ennemie de l’expansion au dehors et de la politique conquérante. Une nation, selon lui, doit conquérir. Les Spartiates se sont trompés. Ils pouvaient asservir la Grèce, et ne l’ont pas fait. Ils ont eu tort. La Grèce conquise eût été leur rempart. Pouvant agrandir leur patrie, et ne tenant qu’à la défendre, ils l’ont perdue. Ceci a bien l’air d’être la vraie pensée de Chateaubriand, et non un plaidoyer. C’était écrit avant la guerre d’Espagne11. Il trouve ridicule l’idée du Contrat social. La politique par abstractions lui est odieuse. Bien avant d’autres, il a voulu montrer, et il a exposé, un peu confusément, mais avec force, dans l’Essai, que c’est l’esprit classique français, entendez celui du xviiie siècle, tout d’abstraction et de logique, qui a fait la Révolution française. Il aime peu la liberté politique. Une note de l’Itinéraire fait soupçonner que l’esclavage, le vrai, celui de l’antiquité, ne lui est pas odieux. Comme en exprimant cette idée, il la retire, je cite le passage intégralement. Mais ne semble-t-il pas que la réserve finale sente un peu la rhétorique et soit moins sincère que le reste ?
« S’il faut dire tout ce que je pense, je crois que ce système est une des causes de la supériorité que les grands hommes d’Athènes et de Rome ont sur les grands hommes des temps modernes. Il est certain qu’on ne peut jouir de toutes les facultés de son esprit que lorsqu’on est débarrassé des soins matériels de la vie ; et l’on n’est totalement débarrassé de ces soins que dans les pays où les arts, les métiers et les occupations domestiques sont abandonnés à des esclaves.. Il est encore certain que l’habitude du commandement donne à l’esprit une élévation et aux manières une noblesse que l’on ne prend jamais dans l’égalité bourgeoise de nos villes. — Mais ne regrettons point cette supériorité des anciens, puisqu’il fallait l’acheter aux dépens de la liberté humaine, et bénissons à jamais le christianisme qui a brisé les fers de l’esclave »Dans la pratique, à travers les vicissitudes et les variations dont est faite la vie de tout homme politique, il a toujours été « l’homme de l’ancienne cité. » comme il dit, c’est-à-dire de l’ancien régime II professe constamment la théorie du « gouvernement mixte », en élève de Montesquieu, mais toujours en la faisant remonter, non au xviiie siècle, ce qui lui déplairait, mais à l’ancienne monarchie, qui, avec son équilibre des « trois ordres », est, selon lui, le modèle même de cette forme de constitution. Il n’a énergiquement, constamment surtout, défendu aucune liberté, si ce n’est la liberté de la presse, ce qui peut tenir à ce qu’il était journaliste. A tout prendre, comme presque tous les artistes, et comme la plupart des hommes qui se croient nés pour commander, son secret idéal est encore le despotisme intelligent. Pessimiste chrétien, sceptique sauf à l’endroit du beau, et de la religion parce qu’elle est belle, aristocrate et artiste, il a pratiqué à peu près toutes les manières de dédaigner les hommes et d’aimer les belles choses, trouvant d’ailleurs dans son goût pour le beau une raison très légitime de s’aimer lui-même.
« Ce sont misères de grand seigneur. »— Son scepticisme n’est pas un air, sans doute ; mais ce n’est pas un tourment. Il ne sent pas absolument l’homme à prétentions, mais il sentie mondain. C’est beaucoup plus un tour de son aristocratisme qu’une anxiété de sa raison. On n’y voit pas frémir l’effroi et la colère de l’impuissance à connaître, et l’ardente impatience de trouver où se prendre. — Parce qu’en effet il a trouvé, et a embrassé le christianisme, où il se repose. — Mais son christianisme lui-même, encore que très chéri et très caressé, n’est pas profond. Il y croit, il l’aime ; il n’en est pas pénétré. Il n’en a pas fait le fond même de son esprit et de son cœur, ce qui est l’état du vrai chrétien Rancé, dans sa jeunesse, s’amusait un jour, derrière Notre-Dame, sur la pointe de l’île, à abattre des oiseaux. D’autres chasseurs tirèrent sur lui du bord opposé ; il fut frappé, et ne dut la vie qu’à la chaîne d’acier, de sa gibecière : Que serais-je devenu, dit-il, si Dieu m’avait appelé dans ce moment ? — « Réveil surprenant de la conscience ! » s’écrie Chateaubriand12. Comment, surprenant ! qu’un chrétien, voyant la mort brusquement face à face, songe au tribunal de Dieu ? Mais c’est la première pensée qu’il puisse avoir, très probablement la seule. Loin de moi le ridicule de donner des leçons de christianisme à Chateaubriand, mais il s’agit de mesurer, d’établir les nuances ; et qui ne voit qu’un chrétien du moyen âge, ou seulement du xviie siècle, trouverait le mot de Rancé si naturel qu’il ne songerait pas même à le relever ? Cela n’est pas, certes, un scandale ; ce n’est pas même une légèreté ; c’est comme un manque de tact chrétien. Dans le christianisme, Chateaubriand est dans sa croyance, il n’est pas dans son monde. Cela se sent plus d’une fois. Son idée première était de donner Atala et René comme chapitres du Génie du Christianisme, à leur rang dans l’ouvrage, entre l’article sur les missionnaires, par exemple, et l’article sur les sœurs de charité, ce qui eût été un peu plus qu’une faute de goût, René lui-même a paru d’abord dans le Génie. Il ne l’en a détaché que plus tard, en 1807, sans qu’on puisse bien savoir si c’était pour faire lire René à ceux qui n’allaient pas le chercher dans le Génie, ou pour permettre la lecture du Génie à ceux qui ne tenaient pas à y trouver René. Il y a de pareilles disparates dans l’exposition même des idées et l’argumentation du Génie. On les a tant relevées que j’y insiste peu. Mais il est bien véritable qu’il y a des arguments qui, sans faire douter de la sincérité, trahissent un oubli de la gravité du dessein. Prouver la Trinité par les trois Grâces, appuyer le célibat ecclésiastique par la loi de Malthus, démontrer la divinité de la croix par la constellation de la croix du Sud ; ne pas dédaigner les causes finales puériles, comme celle des oiseaux migrateurs qui nous arrivent quand la terre n’a plus de fruits, dans le dessein d’être mangés, et celle des animaux domestiques qui « naissent précisément avec le degré d’instinct nécessaire pour être apprivoisés » ; mêler constamment (dans un ouvrage d’apologétique) le merveilleux chrétien et le merveilleux païen ; mettre des naïades dans le Génie du Christianisme, Priam, Platon et Diane dans le chapitre sur le vœu de chasteté ; intituler un chapitre du Génie : « Si les divinités du paganisme ont poétiquement la supériorité sur les divinités chrétiennes », — ô poète, comme tout cela est séduisant, et gracieux et captivant, dit par vous ; mais comme il importe de n’y pas regarder de trop près, si l’on ne veut pas sourire ; et en étudiant vos preuves, comme il faut être croyant pour se laisser convaincre ! Le dessein même de l’ouvrage est d’un chrétien, mais non d’un Père de l’Eglise. La méthode consiste, comme il le dit lui-même,
« non plus à prouver que le christianisme est excellent parce qu’il vient de Dieu, mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est excellent. »Dessein plus spécieux que juste. Ainsi entendue, la défense de la religion chrétienne ne sera jamais qu’un lieu commun, magnifique du reste, s’il est écrit par un tel homme, sur le Bien et le Beau, et sur ceci qu’on les trouve dans le christianisme. Choses bonnes à dire, puisqu’on les a niées, mais ne prouvant rien pour la divinité de la religion, qu’on pare et qu’on illustre plus qu’on ne la démontre ; et choses encore, ce qui est grave, qui peuvent parfaitement être acceptées par un incrédule. — Ce n’est pas ainsi que les vrais docteurs de la foi annoncent leur Dieu. C’est le vrai du christianisme que Bossuet s’applique à montrer, et il ne le fait pas voir comme poétique et tendrement romanesque. C’est la nécessité du christianisme que Pascal prétend prouver ; et tous deux méprisent les hommes de lettres et les poètes, qui sont pour Chateaubriand les confesseurs et les témoins de la foi. Sans doute Chateaubriand montre très bien qu’on a eu tort de mépriser le christianisme, et qu’il est beau, et qu’il est aimable. Mais c’est vouloir lui faire non un triomphe, mais un succès d’estime. C’est comme plaider l’indulgence. En pareille affaire, ce n’est pas faire capituler l’ennemi que de le désarmer. Certes il est très beau, ce livre, et nous aurons lieu de le dire quand nous le considérerons comme œuvre d’art et de critique. Mais en ce moment ce que nous voulons faire entendre, c’est que Chateaubriand, même comme chrétien, a plus d’imagination brillante, que de pensée profonde et vigoureuse. Même novateur, on est toujours un peu du temps dont on sort, et de la génération dont on se détache. Chateaubriand a parfois été aussi léger en défendant le christianisme que les hommes du xviiie siècle en le combattant. Comme moraliste même… oh ! sans aucun doute, un homme qui apporte avec lui des états nouveaux de l’âme, inconnus avant qu’il parût, presque universels dès qu’il les a révélés, cet homme n’est pas un médiocre moraliste. Chateaubriand a fait connaître au monde une nouvelle manière de sentir. J’en reparlerai. Ce qu’il faut simplement noter pour ce moment, où nous ne nous occupons que du penseur, c’est que Chateaubriand ne fait pas la philosophie des sentiments qu’il exprime, ou plutôt qu’il exhale. Il n’analyse pas, ne creuse point, ne cherche pas les raisons secrètes et les germes obscurs. Il peint à grands traits, n’explique pas, ne cherche pas à expliquer. Autant dire qu’il fait œuvre non de moraliste mais de poète, et c’est tout ce que nous voulons avancer. L’histoire de René est la peinture de trois ou quatre états successifs d’une âme inquiète et malade. Et comment elle est inquiète, et malade de quelle manière, on nous le montre merveilleusement Mais pourquoi malade et inquiète, et quelle est l’origine du trouble et la source du poison, voilà ce qui reste dans l’ombre. Il y a un drame dans René, non une éthique, non pas même une tragédie classique, plus d’une pièce de Racine étant, en son fond, une sorte de traité des passions. Je n’en fais nullement un reproche à Chateaubriand, et peut-être bien loin de là. J’en suis à parler, non de son génie, mais de ses idées, et je ne puis pas dissimuler qu’il en a peu de très profondes.
« admire le pinceau »de Bernardin de Saint-Pierre (tout en remarquant qu’il n’a pas d’esprit, ni non plus de caractère). Mais ce sont là louanges un peu convenues, et qui ne sont pas données sans un certain air de négligence, ou procédés pour tirer à soi et ranger bon gré mal gré dans son camp les héros du jour. Quand il rencontre face à face et armé en guerre l’esprit même du xviiie siècle, il court sur lui, comme à l’ennemi. Il est « anti-philosophe. » Mme de Staël venait, dans son livre De la Littérature, d’exprimer à nouveau les idées chères à Condorcet sur le progrès indéfini du génie humain : « Vous n’ignorez pas, écrit Chateaubriand à Pontanes, que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la perfectibilité. J’ai le malheur de croire comme Pascal, que la religion chrétienne… Vous voyez que je commence par me mettre à l’abri sous un grand nom, afin que vous épargniez un peu mes idées étroites et ma superstition anti-philosophique. » Là-dessus il énumère tous les défauts et de pensée et de style de Mme de Staël, et il se demande : « D’où proviennent ces défauts ? — De votre philosophie. C’est la partie éloquente qui manque à votre ouvrage. Or, il n’y a point d’éloquence sans religion… Votre talent n’est qu’à demi développé ; la philosophie l’étouffe. Si vous demeurez dans vos opinions, vous ne parviendrez pas à la hauteur où vous pourriez atteindre… » Voilà le fond de la critique de Chateaubriand. L’esprit du xviiie siècle étouffe la partie éloquente, élevée et poétique de l’esprit humain. Le xviiie siècle n’a pas connu la grandeur et ne s’est pas douté de la poésie. Pour les retrouver, il n’y a qu’à ne pas faire ce qu’il a fait, et à croire ce qu’il n’a point cru… Je me permettrai d’ajouter ce qu’il pensait probablement sans le dire : le génie aidant. Prendre le xviiie siècle pour modèle à ne pas suivre, voilà une doctrine qui semble étroite et presque négative. Elle l’est infiniment moins qu’il ne paraît, qu’il ne paraissait aux hommes de 1800, qu’il ne paraissait à Chateaubriand lui-même ; car elle va plus loin que lui-même ne voulait aller. Remarquons bien, en effet, que cet abominable xviiie siècle « d’où nous vient tout le mal », à en croire Chateaubriand, n’est, au point de vue littéraire, que l’héritier, appauvri, si l’on veut, mais direct du xviie , et que celui-ci, quoi qu’il en ait, n’est rien autre que le fils illustre autant qu’ingrat de la Pléiade. Il y a eu un âge littéraire, en France, qui a duré deux cent cinquante ans, où l’on s’est avisé : d’imiter les anciens, de faire, par suite, une littérature non nationale, — non religieuse. Voilà, dans ses grands traits, tout l’esprit de littérature classique en France de 1550 à 1800. À ce point de vue, et à les prendre dans cet esprit général, la littérature du xviiie siècle est-elle moins religieuse, moins nationale, moins originale et sincère que celle du xviie siècle ? Nullement. Et celle du xviie siècle ouvre-t-elle des voies nouvelles, trouve-t-elle une inspiration générale qui lui soit propre, et que l’Ecole de Ronsard n’ait point connue ? Pas davantage. Toute l’école classique, de Régnier à Chénier, et nonobstant des corrections, redressements et amendements de détail, remonte à Ronsard. Tout entière elle s’est abstenue de prendre pour sa matière et d’avoir pour souci l’histoire nationale, la religion nationale, Je génie de la race dont elle était. Que cela ne l’ait nullement empêchée de compter des hommes d’un génie merveilleux ; et, aussi, que dans cette communauté d’esprit général il y ait eu de très grandes inégalités du talent de l’un au génie de l’autre ; et, encore, qu’il y ait eu même des exceptions à cette loi commune, on le sait bien. Mais ce n’est pas à présent la question. Ce qu’il s’agit de savoir, quand un novateur vient dire qu’il faut rompre avec la tradition du xviiie siècle, c’est si, du même coup, il ne rompt pas, même sans le savoir, avec toute la tradition classique depuis 1550, et avec Racine, sans s’en douter, tout autant qu’avec Voltaire, et avec Boileau, sans qu’il y tienne, tout autant qu’avec Ronsard. C’est précisément ce que faisait Chateaubriand, et disons-le tout de suite, c’est ce qu’il avait raison de faire. En effet, voici ce qui était arrivé. La littérature classique française, née au xvie siècle de l’admiration, très légitime, des chefs-d’œuvre anciens, et du besoin d’échapper à la puérilité du moyen âge, avait d’abord imité servilement, et dans sa forme plus qu’en son esprit, la littérature antique ; elle l’avait imitée plus tard avec intelligence et hardiesse et dans une mesure exquise d’adaptation avisée et judicieuse ; mais encore imitait-elle, et avec une timidité singulière à l’égard de ses propres forces ; si bien que, tout autant par l’effet de sa timidité, que par le prestige de sa perfection, elle avait conduit les esprits à cette idée qu’il faut imiter indéfiniment. Aussi les hommes du xviiie siècle imitent encore ; mais ils n’imitent plus directement l’antiquité ; ils imitent les modèles du grand siècle, qui eux-mêmes sont déjà des imitateurs. Ils font des imitations d’imitations. Quand on en est là, il est peut-être temps de s’arrêter. Il en est temps, parce que, l’art étant toujours un choix fait par l’artiste, selon son humeur, dans les traits multiples de l’objet qu’il veut peindre, le premier artiste, celui qui regardait le réel même, a déjà éliminé un certain nombre de parties de la réalité qui lui déplaisaient ; le second, qui fait son choix dans un premier choix écarte encore une certaine quantité de réel, et le champ du vrai va se réduisant indéfiniment, jusque-là que le dernier venu des imitateurs n’imite plus qu’une pure abstraction ou une convention creuse. On n’était pas loin de cette excessive frugalité à la fin du xviiie siècle. A la vérité, il ne faut rien exagérer ; et les choses, dans la pratique, ne vont pas avec cette rigueur. D’une part il y a une manière d’imiter qui n’est point un esclavage et qui admet une grande part d’observation directe de la nature. On imite, par exemple, les habitudes d’esprit et le tour de composition des anciens, et dans cette manière de moule on verse beaucoup de matière puisée dans la réalité moderne qu’on observe. Ainsi font La Fontaine et Racine, et aussi, un peu, Chénier. — D’autre part, dans tout ce qui, en littérature, n’est pas littérature pure, dans les ouvrages de philosophie, de politique, de sciences sociales, la nature même du sujet vous force bien à ne point être imitateur, et l’originalité de l’esprit retrouve jour Et voilà par où se sauvent et Voltaire et Diderot, et Montesquieu. Prolem sine matre creatam 14. — Mais encore est-il que dans le domaine de l’art littéraire proprement dit, et surtout de l’art poétique l’inclination que nous dénoncions tout à l’heure était très marquée à la fin du xviiie siècle et très grand le danger qu’elle contient. Remarquez d’ailleurs que vers 1800, et l’originalité dans l’imitation, qui distingue les grands artistes du xviie siècle, était trop loin dans le passé pour que le secret n’en fût pas perdu ; et le champ nouveau, celui des travaux politiques et philosophiques, trop décrié, au moins pour un temps, par la faute des révolutionnaires, pour qu’on ne s’en écartât point ; d’où suit qu’il ne restait rien, rien que l’art d’imiter les imitateurs, c’est-à-dire le vide. C’est contre quoi Chateaubriand protestait de tout son courage. Il demandait qu’on arrêtât l’imitation indéfinie, que la France eût une littérature à elle et non d’emprunt, que puisqu’elle n’était point païenne, elle n’eût pas une poésie mythologique ; que puisqu’elle était moderne » elle n’eût pas une littérature ancienne ; que puisqu’elle existait, elle eût une littérature nationale. C’était réagir jusque par-delà 1550. Demandait-il autant que cela ? me dira-t-on. — Mais vraiment, non pas beaucoup moins. Remarquez d’abord ses omissions. Dans toute cette partie du Génie du Christianisme qui est ce qu’il appelle très bien une poétique chrétienne, il ne dit pas un mot de la « Renaissance. » Cela est bien significatif. Le mouvement d’esprits qui est pour tout classique qui est pour tout historien de la littérature française, l’origine même de l’art classique en France, il évite d’en faire mention. C’est que la n’est point son objet. C’est ailleurs qu’il vise et qu’il tend. Il se montre constamment, avec une insistance un peu chagrine, énergiquement contraire à remploi de la mythologie :
« Elle rapetisse la nature. C’est le christianisme qui, en chassant ces petites divinités des bois et des eaux, a seul rendu au poète la liberté de représenter les déserts dans leur majesté primitive. »Désormais
« libres de ce troupeau de dieux ridicules qui les bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d’une divinité immense… »Même pensée en cent endroits. Voilà qui est bien ; mais qu’est-ce à dire ? Cette première démarche va très loin. Si la poésie classique française a adopté la mythologie antique, ce n’est pas pour la mythologie seulement, c’est pour l’antiquité. C’est qu’elle a cru qu’il y avait deux choses, et si étrangères l’une à l’autre que ce serait un sacrilège de les unir : l’art d’une part, qui descend d’Homère, et qui a sa conception de l’homme, sa manière de voir le monde, sa religion, et que nous devons accepter, entretenir et transmettre avec sa religion, sa philosophie et sa morale ; — le vrai, d’autre part, qui vient de Dieu, que nous devons mettre dans notre vie et dans nos actes, serrer et chérir dans nos cœurs, mais qui n’est pas matière d’art, et que nous déshonorerions en en faisant une tragédie ou une épopée. Tout le chant III de l’Art poétique est fondé sur cette distinction : « De la foi d’un chrétien les mystères terribles… » D’où il suit que c’est parce qu’il est chrétien que Boileau ne veut pas de christianisme dans la littérature. Il pousse le scrupule chrétien jusqu’à ne parler, en vers, que de Jupiter. Chateaubriand, parce que chrétien, repousse la mythologie de l’œuvre d’art. C’est donc qu’il abolit l’ancienne distinction, et, unissant l’art et la foi, le vrai et le beau, va demander un art chrétien. C’est précisément ce qu’il fait ; mais voilà tout l’esprit de la littérature classique heurté de front, et bouleversé. Poursuivons, comme aussi bien il poursuit lui-même. S’il aime tant l’inspiration chrétienne, il va la chercher et l’admirer, s’il peut, au moyen âge, puisque c’est l’époque de l’humanité où le christianisme a été le plus cordialement adoré ? Il n’y manque pas, et ne pouvant guère admirer la littérature de ce temps-là, peu connue au sien, il goûte et cherche à faire goûter la véritable poésie du moyen âge, qui est dans ses monuments. Et voilà l’architecture gothique préférée à l’architecture grecque, et encore, l’esprit classique français blessé en un endroit des plus sensibles. Mais si l’inspiration chrétienne est si belle, l’antiquité grecque et latine vont déchoir dans l’esprit de notre critique ? N’en doutez pas, et pour lui Virgile est beau, Homère est plus beau, mais le plus beau poème que les hommes aient jamais pu lire est la Bible. Voilà le dernier coup. Ce n’est pas seulement les classiques français qui ont tort, en vers français, d’être païens, c’est les classiques païens qui perdent à l’être ; c’est l’antiquité classique, non pas méprisée, mais dépossédée de sa royauté, et rabaissée, non pas seulement en la personne de ses imitateurs, mais en elle-même. Que reste-t-il de l’esprit littéraire qui dérive de la Renaissance, et même de toute la littérature classique française ? Il en resterait ce qui ne vient pas directement de l’antiquité et ne s’y rattache point, la littérature politique et philosophique, l’Essai sur les mœurs, le Contrat social, l’Encyclopédie ; mais nous savons que c’est là (sauf exception pour Montesquieu) ce que Chateaubriand déteste de la haine la plus vigoureuse. Il en resterait encore la morale, les vues sur l’homme, ce que l’on pourrait appeler la « littérature psychologique », si brillante en France, comme on sait, aux siècles classiques. Mais ici encore faisons attention, et sachons distinguer. La morale pénétrée de l’esprit chrétien, celle de Pascal et des Sermonnaires, il va sans dire qu’elle est non seulement acceptée de Chateaubriand, mais comblée de louanges par lui. Mais cette autre morale, car il y en a une autre dans les œuvres classiques, cette morale, legs encore de l’antiquité, plus stoïque que chrétienne, montrant l’homme très grand, très fort, allant très haut par ses propres forces, cette morale qui a souvent, et très heureusement, inspiré Montaigne, et souvent Balzac, et presque constamment Corneille, et souvent Saint-Evremond, Racine, Boileau, Vauvenargues, notez que ceci encore, Chateaubriand l’écarte ou s’en défie. Il remarque très judicieusement, et il pose en principe que le christianisme a eu pour principal effet de renouveler le fonds moral de l’homme. La morale antique prescrivait à l’homme d’être vertueux par estime de soi. La morale chrétienne prescrit à l’homme de ne se point estimer, de se croire faible et chétif, de fonder sa foi et son espérance ailleurs qu’en lui ; si bien que la première vertu antique se ramène à être l’orgueil, qui est pour le chrétien le premier des péchés capitaux. Tout ce qui est morale antique, vertu stoïque, héros de Plutarque, dans la littérature classique française, pour Chateaubriand, est donc faux ; et voilà encore une des sources de l’inspiration classique qui est dénoncée comme suspecte. De tout ce qui a été la matière même de la pensée littéraire et poétique en France depuis Ronsard, on voit qu’il n’est presque rien que Chateaubriand n’ébranle, n’attaque ou n’atteigne. Ai-je besoin de dire qu’il n’y met pas cette rigueur que nous y mettons pour le résumer, ni surtout cette suite ? Le Génie du Christianisme (et Dieu merci !) n’est rien moins qu’un ouvrage de dialectique serrée et pesante. C’est une série de digressions brillantes sur les sujets que nous venons d’indiquer et sur beaucoup d’autres ; mais toutes les idées si nouvelles et hardies, que nous venons d’énumérer, y sont plus qu’en germe, à l’état soit de tendances, soit d’observations, soit de déclarations formelles. Mais enfin notre dédaigneux novateur va-t-il être amené à dire que, faute d’esprit chrétien, il n’y a pas eu de grande littérature en France depuis 1550 jusqu’à lui ? Il est bien loin, sinon par modestie, du moins par bon goût littéraire, d’avoir une idée pareille. D’abord il est bien entendu que les grands et sincères chrétiens qui se sont trouvés être des écrivains et consacrer leur plume à la défense de la foi, sont en dehors du débat. Il y a Bossuet, il y a Fénelon, il y a Pascal. De plus, les grands écrivains classiques se sont oubliés quelquefois à être chrétiens en littérature. Il y a Polyeucte ; il y a Athalie, et par un retour piquant, voilà ces œuvres, contestées par la critique de leur temps à cause de leur christianisme, qui sont replacées au plus haut sommet par Chateaubriand parce qu’elles sont chrétiennes. Il y a même Voltaire dans Alzire, et ailleurs, et c’est un divertissement pour Chateaubriand de le féliciter des belles choses que le christianisme lui a inspirées. — Enfin… Chateaubriand use ici d’un détour bien ingénieux. Si les œuvres poétiques du xviie siècle ont été si admirables, encore qu’elles ne fussent point chrétiennes, c’est qu’elles l’étaient sans le savoir, et, bon gré mal gré, recevaient l’influence, indirecte mais puissante, de l’esprit chrétien. Vous ne voulez point être chrétien dans vos ouvrages, poètes français des siècles classiques, mais vous l’êtes en vos cœurs, et quelque effort qu’on y fasse, on ne sépare point son esprit de son âme pour donner l’un à l’art et l’autre à la foi, l’une à la vérité et l’autre au beau. Du cœur au génie, quelque doctrine qui y répugne et quelque théorie d’école qui s’interpose, il se fait des communications invisibles et involontaires, et votre art a profité de ce dont vous étiez pleins en votre âme, de cela même que votre goût lui refusait. Polyeucte est chrétien, volontairement ; mais l’Auguste de Cinna l’est sans le savoir, parce que le poète qui l’a conçu était chrétien Esther est une vraie chrétienne, et l’auteur a voulu qu’elle le fût ; mais Andromaque est la mère chrétienne, sans qu’elle s’en doute, Iphigénie la fille chrétienne, sans qu’elle y prétende, Phèdre une « pécheresse » et une « damnée » quand elle croit n’être qu’une coupable ; et Arnauld, qui s’y connaît, ne s’y trompe pas, et s’il trouve ce drame « innocent », c’est qui le trouve chrétien. Ainsi de suite. Cette théorie n’est pas seulement très spirituelle, elle contient une part de vérité. Elle vaut qu’on l’examine de très près. Ce qu’au fond elle soulève, c’est la question de l’art impersonnel. Est-elle fondée en raison cette distinction que Boileau faisait, avec ses contemporains, entre l’homme qui sent, croit, aime certaines choses ; et ce même homme, la plume en main, exprimant et peignant d’autres sentiments, d’autres passions et d’autres croyances ? Est-il bon, est-il selon l’art, que l’artiste se mette lui-même avec ses sentiments vrais et intimes, mette l’homme intérieur dans son œuvre ? Au contraire est-il bon, et, aussi, est il possible, qu’il n’y mette qu’autre chose, à savoir l’âme étrangère, de païen s’il est chrétien, d’ancien s’il est moderne, d’Espagnol s’il est Français, que par la force de son génie d’artiste il a su se faire ? On discute là-dessus. Les uns disent que c’est la définition même de l’art que de mettre autre chose que soi dans son œuvre ; que celui qui se verse lui-même dans son ouvrage ne crée pas, que seulement il s’épanche, qu’il n’a en lui qu’une matière infiniment restreinte et pauvre, et que dans son âme étroite il est toujours captif ; que l’art consiste au contraire à sortir de soi, à comprendre les objets les plus divers, à s’y unir, à s’y mêler, à en arriver à les sentir comme s’ils étaient notre fonds propre, et alors à les exprimer comme s’ils sortaient de notre cœur. — Les autres disent que cela n’est ni bon, ni même possible ; que nous ne pouvons jamais exprimer autre chose que ce que nous sommes ; que quand nous peignons des choses extérieures à nous, ce n’est point du tout que nous nous soyons transformés en elles, mais que nous les avons transformées en nous-mêmes, et que l’auteur le plus curieux de ne point nous donner des confidences, ne réussit jamais, dans ses ouvrages, à ne se point peindre. En théorie, je ne sais où est le vrai ; mais, dans la pratique, il est bien certain que l’art n’a jamais été exclusivement personnel, ni impersonnel absolument. Il y a des degrés Certains artistes aiment surtout à se livrer à nous ; mais encore c’est leur âme empreinte et pénétrée d’une foule d’impressions extérieures, et par conséquent beaucoup d’autrui avec eux-mêmes qu’ils nous livrent. Certains aiment à dérober leur personne et le fond de leurs sentiments propres, et à n’exprimer que l’âme des autres ; mais encore cette âme des autres, c’est avec la leur qu’ils l’ont sentie, et il reste de leur accent dans la manière dont ils font parler autrui. Chateaubriand a donc raison quand il croit que dans les peintures qu’ont faites les artistes du xviie siècle de l’âme antique, il y a des traces, et nombreuses, de leur manière de sentir Mais il n’a raison qu’en partie, précisément parce que les hommes dont il nous entretient sont de très grands artistes, qui ont su, sinon complètement, je l’accorde, du moins avec une extraordinaire puissance, se transformer en ceux-là mêmes qu’ils voulaient peindre, et devenir espagnols pour nous faire le Cid et romains pour nous faire Horace ; de telle sorte, ce qui gêne bien la théorie de Chateaubriand, qu’ils s’y sont montrés plus espagnols et plus romains qu’un Romain ou un Espagnol sans génie n’aurait pu être. Même dans le domaine de la foi, Chateaubriand devrait bien remarquer que Racine chrétien de cœur, est beaucoup plus biblique que chrétien dans Athalie. C’est donc moins une raison forte qu’un argument habile, où il a été entraîné par sa chaleur à défendre sa thèse, que Chateaubriand nous donne ici. Il faut remarquer ici pourtant que c’est un peu plus qu’un argument ; c’est très probablement une conviction. Si Chateaubriand n’a point de penchant à croire à l’art impersonnel, c’est que le sien, je ne dis pas est tout personnel, nous verrons que tant s’en faut, mais garde beaucoup de traces de sa personne. Dans tous ses ouvrages d’imagination, Atala, René, Martyrs, Natchez, Itinéraire, Mémoires, Rancé, qu’il peigne Chactas, Eudore René, Rancé ou M. de Chateaubriand, sa jeunesse, sa vie à Londres, l’Amérique et la campagne de Flandre reparaissent toujours ; et comme, avec cela, il se sent très grand artiste, quoi d’étonnant qu’il ait peu cru, chez les artistes, à l’habitude et à la puissance de sortir de soi ? Quoi qu’il en soit, voilà la tradition brisée ; plus d’esprit antique, plus de religion antique, plus de morale antique. Soyons français, chrétiens, modernes et nous-mêmes. La littérature d’imitation, même libre, est une erreur. La littérature classique s’est trompée. Le Génie du Christianisme, considéré comme œuvre de critique, était le signal de temps nouveaux, l’appel à des inspirations nouvelles ; la révolution littéraire était consommée. La littérature moderne naissait. Mais quelles inspirations nouvelles ? — Voyez ce qu’ont fait les anciens ! Il ne faut pas imiter les anciens ; il faut faire comme ils font, ce qui n’est pas la même chose. Ils ont chanté leurs dieux, leur patrie et eux-mêmes. Faisons des œuvres nationales, des poèmes chrétiens, des poésies élégiaques ou lyriques où nous révélerons les sentiments vrais de notre cœur. Ecrivons le Génie du Christianisme, les Harmonies poétiques et religieuses, Moïse, Eloa, la Prière pour tous. — Disons ce que nous éprouvons : écrivons René, l’Itinéraire, les Méditations poétiques, les Feuilles d’automne. — Chantons l’épopée de Dieu : écrivons les Martyrs, la Chute d’un ange, Jocelyn, le Sacre de la femme, Booz endormi. — Mais ici il y a une difficulté. Un poème épique chrétien n’est pas chose qui va d’elle-même avec du génie, comme une effusion religieuse ou une confidence sentimentale. Un poème épique doit être construit. Certains artifices de composition y sont nécessaires. Le plus connu, c’est l’emploi du merveilleux. Le merveilleux est considéré jusqu’à l’époque où écrit Chateaubriand comme un « ressort » ou une « machine » essentielle à l’épopée. Les poètes de l’ancienne école, imitant les anciens, usaient du merveilleux mythologique. Y a-t-il un merveilleux chrétien dont nous puissions nous servir ? Les
« mystères terribles de la foi », comme dit Boileau, peuvent-ils devenir machines poétiques ? — Pourquoi non ? Si nous sommes chrétiens, les choses de la foi sont des choses aussi réelles dans notre cœur que nos sentiments et nos passions. « La religion est une passion elle-même15. » Employons notre Dieu, nos anges, nos démons comme ressorts de nos épopées religieuses. — Comme au moyen âge ? — Précisément, et là, comme en tout, sa théorie entraîne Chateaubriand au-delà de 1550. Il va faire ce qui paraissait si ridicule à Boileau,
« jouer les saints, la Vierge et Dieu par piété », exactement. N’est-ce pas enfin aller trop loin, et s’égarer ? Il est bien délicat d’être d’un avis tranché dans un sens ou dans un autre, en cette affaire. Voici les traits généraux de la question. Oui, le sentiment religieux est une force morale et par conséquent une matière aux mains de l’artiste. Oui, « la religion aussi est une passion » ; mais à la condition qu’on l’éprouve, — et qu’on l’éprouve non pas seulement en ce sens que l’on croit, mais qu’on réprouve bien comme passion, avec ardeur, entraînement, exaltation de l’âme. Alors, oui, Dieu, les anges, les démons seront objets si présents à notre pensée et que nous sentirons à tout instant si voisins de nous, que les voir en un poème mêlés aux affaires humaines, et même sur la scène mêlés aux personnages, ne nous étonnera nullement. Mais si les passions ordinaires de notre faible nature sont tellement voisines de nous à tout moment que nous entrons de plein pied dans toute œuvre d’art où elles sont peintes, il est évident que la religion, à l’état, non de croyance, mais de passion, est beaucoup plus rare. Il faudrait, pour pouvoir en user en toute liberté, être dans un temps et dans des conditions telles qu’elle fût naturellement éprouvée, à l’état de passion, et par les personnages du poème et par l’auteur et par les lecteurs. Qu’Homère en son temps mêle les dieux aux hommes, qu’un poète du moyen âge montre une communication constante entre l’enfer, la terre et le ciel, que Milton même nous peigne Dieu et Satan à côté du premier homme : ils le peuvent. Leurs lecteurs et eux-mêmes sont des croyants et des croyants passionnés. Mais déjà le merveilleux de Virgile est brillant, gracieux, mais froid. C’est que son public est peu croyant, et que lui-même, son Enfer le prouve assez, est plus philosophe que païen. Il s’agit donc en pareille matière, sans qu’il puisse y avoir de règles précises, de ne se tromper ni sur soi-même, ni sur son temps. Il faut être bien sûr de soi d’abord, et non seulement de ce que l’on croit, mais de la profondeur de passion avec laquelle on aime sa croyance ; ne pas prendre, comme il peut arriver, une exaltation en partie artistique pour un entraînement de piété ardente ; ne pas supposer que M. de Chateaubriand, chrétien d’hier, et un peu par goût pour l’architecture ogivale, pourra être le Dante français. Il faut être bien sûr de son temps ensuite ; car à se tromper de dates en cette affaire, il arrive de singulières choses, par exemple que Monseigneur de Cambrai, en un siècle chrétien, écrive Télémaque, et Chateaubriand, en un siècle moins croyant, les Martyrs, deux belles œuvres, mais qui ne pouvaient pas ne pas être en partie artificielles. Voilà les difficultés de l’emploi du merveilleux. Il est un cas où il n’y aurait aucun risque à courir, le génie, d’ailleurs, étant toujours supposé. Que le merveilleux soit le fond du poème chrétien comme il est le fond du christianisme ; mais qu’on ne croie pas nécessaire de l’exposer matériellement aux yeux, de décrire un paradis, un Enfer, un Purgatoire, les difficultés à cela étant grandes et le danger inquiétant. Qu’ils aient leur part dans le drame, et la principale encore, et comme indéfinie au contraire, par toute la force dont ils pèsent sur les desseins de nos héros. Ce ne sont pas eux que le lecteur veut précisément qu’on lui montre, ce sont des âmes qui y croient. Ce ne sont pas les merveilles qu’ils contiennent, ce sont les merveilles qu’ils inspirent. C’est même se tromper, en une certaine mesure, sur l’esprit de la religion moderne et sur le « génie du christianisme » que de ne point s’aviser que, si dans le paganisme le merveilleux est dans l’incarnation brillante et prestigieuse des mythes, en une religion spiritualiste, il est dans la profondeur sacrée des cœurs. Le merveilleux chrétien, c’est une âme chrétienne. C’est la force inconnue qui s’élève en elle, l’enivre et la pousse au martyre. Chateaubriand, qui a écrit de si belles pages sur cette idée qu’il n’y a de poétique que ce qui est mystérieux16, aurait dû sentir que la grande poésie chrétienne est dans la peinture de ces grandes âmes qu’envahit peu à peu et inonde le mystère redoutable et infini qu’elles portent en elles. Corneille dans sa tragédie sacrée ne nous a pas montré le ciel ouvert17, comme aurait pu faire un naïf poète du moyen âge : Pauline et le public le voient dans les yeux de Polyeucte. Avec leurs témérités et leurs points faibles, telles sont les idées littéraires de Chateaubriand. Elles sont profondes, elles sont nouvelles, et en leur ensemble elles sont justes. Pour leur temps elles sont étonnantes. Qu’un ami de Fontanes, et très respectueux de ses conseils, les ait eues, cela marque une liberté d’esprit dont il y a peu d’exemples en littérature. Elles étaient infiniment fécondes. Elles détruisaient des préjugés tenaces et nuisibles. Elles affranchissaient les esprits. Elles indiquaient des sources d’inspiration presque nouvelles, ou délaissées, ou très sottement méprisées. Elles contenaient un appel puissant à la poésie, qui semblait s’éloigner de nous. Elles frappaient de discrédit un système littéraire épuisé. A l’aide d’un artifice d’argumentation, qui renferme encore une part de vérité, elles annonçaient une littérature nouvelle, sans permettre qu’on méprisât l’ancienne et en lui conservant un très haut rang. Elles prévoyaient en grande partie le xixe siècle littéraire, et elles lui permettaient de naître. Ces idées, Chateaubriand les a suivies lui-même et en a rempli le dessein. Nous verrons qu’il les a dépassées aussi, et que si, rien que par elles, il est déjà l’initiateur de l’art moderne, par le tour de son génie et l’influence qu’il a exercée sur les imaginations, il a ouvert plus de chemins encore, et encore agrandi l’empire de l’art.
« L’enchanteur », comme disait Joubert avec la sûreté d’observation et d’expression qui lui est habituelle, a charmé le monde, et il n’a tenu au monde que par le goût qu’il avait de l’ensorceler. Il raconte la mort des personnes qui l’ont le plus aimé avec une grandeur simple et sobre, qui impose, mais qui, pour un homme d’une imagination si opulente, et souvent si fastueuse, est de la sécheresse. Jeune, et même passée l’adolescence, à vingt-deux ans, nous le voyons extrêmement timide. Il lui en est resté quelque chose : un manque absolu de confidence et d’épanchement, « un esprit de retenue et de solitude intérieure qui m’empêche de causer de ce qui me touche… Je n’entretiens jamais les passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements… persuadé de l’ennui profond que l’on cause aux autres en leur parlant de soi. » C’est là un composé de pudeur et d’orgueil qu’on peut appeler l’esprit de détachement à l’endroit des autres, et qui trahit une âme habile à se suffire à elle-même. Cela n’empêche point d’être tendre ; cela se concilie très bien avec les effusions brûlantes de René, les caresses d’accent troublantes de la correspondance intime. Mais cela fait une tendresse qui n’est qu’une forme poétique et séductrice du désir. De tels hommes n’aiment que leurs rêves et l’écho de leurs rêves dans le cœur des autres, et ne répandent leur âme dans celle d’autrui que pour qu’on la leur rende, ce qui n’est qu’une manière raffinée de s’aimer encore. De là même un certain goût pour les expansions sans objets précis, et le tourment, exquis pour eux, d’une passion éternelle, aussi ardente qu’indéterminée18. L’affection vraie trouve son objet avant de le chercher. A eux ne déplaît pas la recherche inquiète et désolée d’un objet inconnu, qui serait peut-être mal venu de paraître, parce que ce qu’ils aiment surtout, c’est le délice d’aimer, lequel serait incommodé par le souci d’aimer quelqu’un. Cela revient à dire qu’il est possible d’avoir le cœur tendre sans l’avoir bon, et d’être profondément troublé par l’amour sans aimer. Tous les amours de Chateaubriand ont été de ce genre. Il ne se donne jamais. Il se prête avec prodigalité. Tout autant que ses passions d’homme privé, ses passions d’homme politique, et même de croyant, ont ce caractère. Il a aimé passionnément à être aimé de son pays, de son roi et de son Dieu. Il aurait voulu être chéri de la renommée en affectant de la mépriser, et il a été toute sa vie en coquetterie avec la gloire. De tout cela s’est faite une sensibilité réelle, mais singulière, dans laquelle la passion est une forme brillante de l’égoïsme. Ce qui en résulte, dans un homme de génie d’ailleurs, c’est la connaissance profonde, l’analyse douloureuse, et l’étalage magnifique du moi. Chateaubriand s’est toute sa vie observé avec complaisance, creusé avec cruauté, raconté avec attendrissement et éloquence. — Comment cela n’est-il pas insupportable ? — Parce que c’est beau d’abord, et que le génie a ses droits partout ; ensuite parce qu’un homme, aux talents près, ressemble à un autre, et que c’est à la tragédie de notre propre nature que nous nous intéressons dans le monologue tragique de Chateaubriand. Encore est-il que cela, surtout poussé si loin et si prolongé, était tout nouveau. Les Confessions mêmes de Rousseau n’en donnent qu’un faible avant-goût. Les auteurs classiques, même dans leur poésie lyrique, ne se peignent point et le goût des auteurs classiques pour la poésie dramatique vient en partie de ce que c’est la forme de poésie où la personne de l’auteur et sa pensée intime se dérobent le plus. Chateaubriand ne se dérobe nulle part. Il est dans les Natchez, il est dans l’Itinéraire, il est dans les Martyrs, il est dans la Vie de Rancé. Avant d’écrire ses mémoires, il les avait esquissés dix fois. Presque toute sa vie est dans chacun de ses ouvrages, et toute sa vie morale est dans chacun d’eux. Non seulement la matière de ses œuvres, mais le caractère de ses œuvres tient à cette préoccupation de lui-même. On y retrouve partout l’homme moral qu’il a été ou qu’il a rêvé d’être, l’homme superbe et dévoré, inquiet et sombre, marqué du destin, « l’homme fatal », comme on a dit plus tard d’après lui ; toujours aimé pourtant sans qu’on puisse bien s’expliquer pourquoi, sinon par une nouvelle fatalité (car la grâce séduisante et le sourire irrésistible qu’il avait quand il voulait, il a omis de le donner à ses héros) ; toujours poursuivi par une malédiction mystérieuse et traînant après lui le malheur ; toujours s’abîmant à la fin dans une sanglante et formidable catastrophe19. Un goût particulier, celui de mettre les scènes d’amour où figurent ses héros, ou qu’ils rêvent, au sein d’une convulsion de la nature ou d’un épouvantable cataclysme des éléments20, est une forme de cette sensibilité où entre tant d’orgueil : il faut un cadre tourmenté et effrayant aux passions d’un homme si supérieur que l’ordre des destins a pris l’habitude de se déranger pour lui. — Sa déclamation même est fatigante sans être ennuyeuse. C’est qu’elle n’est pas froide. Elle est beaucoup moins d’un rhéteur que d’un exalté. Chateaubriand a mis sa sensibilité à se sentir vivre, à souffrir, à savourer ses souffrances, y ajoutant pour les goûter plus pleinement, et les exaspérant pour en mieux jouir. Par sa sensibilité il est tourné tout entier vers le dedans de lui-même ; par son imagination ce n’est pas trop de dire qu’il rayonne sur le monde entier. Il n’y a rien là d’incompatible : d’abord parce que très souvent les hauts génies sont des composés de qualités contraires ; ensuite parce qu’entre une sensibilité très personnelle et une imagination très expansive, il n’y a pas même de contrariété. Les choses ne sont point comme les hommes ; il n’est point nécessaire de se donner à elles ; il suffit de se prêter à elles, non seulement pour les comprendre, mais pour les sentir. Or Chateaubriand est admirable pour se prêter. Sa sensibilité peu absorbée, peu retenue même par les personnes, a laissé à son imagination tout loisir de se répandre avec complaisance et avidité, sur la création. Elle lui a même prêté les mains en cette démarche. À cause justement de son égoïste délicatesse, s’accommodant très volontiers d’un objet vague auquel ne se substituerait point sans déception pour elle un objet précis, elle ouvre elle-même la barrière au rêve indéfini, à l’effusion de l’âme sur tous les espaces de la nature.
« Je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! Une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée… Souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendaient, j’aurais voulu être sur leurs ailes… Levez-vous donc, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon cœur… Il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais la puissance de créer des mondes. »Voilà le tourment de l’âme solitaire, et volontairement solitaire, qui se tourne lui-même en imagination avide d’épuiser la nature, en désir ardent de se mêler aux choses et en impatience de créer. Tous les rêveurs solitaires ont de ces élans qui, souvent, ne font que fatiguer leurs nerfs. Mais lui avait une constitution robuste, une grande force d’esprit, et une incomparable faculté de travail. Ses incursions vagabondes se sont terminées en conquêtes. Ainsi que bien d’autres, il a interrogé le monde, mais le monde lui a répondu, comme à tous ceux qui savent lui dicter les réponses. Comprendre et sentir la beauté de toutes choses, des choses les plus contraires, les plus éloignées même les unes des autres, et se plaire à les rapprocher dans les compositions vastes et bien ordonnées, a été le penchant de sa nature d’artiste. Il dit quelque part :
« Une épopée doit renfermer l’univers. »Même ailleurs que dans l’épopée il n’a jamais visé à rien moins. Les sociétés antiques, les sociétés modernes et les sociétés sauvages se rencontrent, et se heurtent un peu, reconnaissons-le, dans l’Essai — Il faut que le christianisme, le fétichisme, l’amour naturel, l’amour chrétien, l’amour moderne se donnent rendez-vous dans Atala ; — que la nature, les ruines, la civilisation, la société, la solitude, le désir d’action et la passion du néant se retrouvent dans les quelques pages de René ; — que la guerre antique, la guerre moderne, l’état de nature, la civilisation extrême, la barbarie féroce, le raffinement désespéré, l’amour inconscient, l’amour abandonné et tendre, l’amour mélancolique et amer ; ce n’est pas assez : le xviie siècle et l’âge primitif, les forêts vierges et Versailles, un aède et Racine, une manière de patriarche et Louis XIV, le Bassin de Neptune et le Meschacébé, quelque chose comme Ossian et Voltaire, les
« bocages de la mort »et l’Académie française, les nuits de Booz et les soupers de Ninon de Lenclos, s’arrangent ensemble (et d’une manière charmante, en vérité) dans ces délicieux Natchez. Et ce n’est rien encore auprès des Martyrs ; il y a là Grèce antique, Rome antique, Rome chrétienne, Gaule, Pays-Bas, Armorique, Paris au ive siècle, Gaulois, Francs, Grecs, Romains. Orientaux, Paganisme, Christianisme, philosophie antique, traits de psychologie moderne ; par une fiction ingénieuse21 xviiie siècle et Révolution française ; un coin de monde celtique par les druides et de monde du moyen âge par les fées ; et l’Olympe païen, et l’enfer chrétien, et le purgatoire, et les anges et les démons, et Pan et Jésus, et les Dryades et les Dominations, et les magiciens du cirque qui ne sont d’aucune religion connue ; Homère, Virgile, Ovide, Julien l’Apostat, vol. taire, Saint-Just et Volney. L’effort ici est même trop grand, et insuffisante l’adresse artistique (infinie pourtant) à fondre et faire concourir tant de disparates. Mais le penchant est là, et là aussi l’intelligence bien nouvelle, absolument originale, de ce que c’est qu’une idée poétique et une œuvre d’art. Les contemporains de Chateaubriand avaient le goût du petit en toutes choses. En matière d’art ils étaient descriptifs, mais entendez qu’ils se plaisaient à décrire n’importe quoi, l’ingénieux du travail et la dextérité de l’ouvrier comptant pour tout, et même le mérite étant d’autant plus grand que la matière était plus infime. En matière de poésie épique, ils comptaient de jolies anecdotes ; et leur manière d’être intelligents était d’être spirituels. Ils étaient minores en toutes choses. Il semble que Chateaubriand leur ait dit :
« Ne voyez-vous donc pas qu’il y a des choses belles et qu’il ‘ y a des choses grandes ! Ouvrez donc les yeux ; levez-les, surtout, et regardez ! — Mais… quoi ? — Mais… tout ! c’est très intéressant »Par là, par ce goût de chercher et par cette faculté de sentir la beauté propre de chaque chose et des choses les plus diverses, il dépassait les limites de sa sensibilité, relativement étroite ; il dépassait même ses idées déjà si vastes. En effet, ses idées littéraires allaient à avoir une littérature originale et sincère, nationale et chrétienne. Mais il y a plus encore et mieux. Savoir que tout dans l’univers et tout dans l’histoire est poétique, est germe de beau, matière d’art, que si l’âme moderne est mystérieuse, l’âme antique a une autre grandeur qui est la naïveté, que le Meschacebé a sa poésie et le Tibre la sienne, qu’Athènes et Jérusalem sont différemment admirables, et que si le christianisme est beau, le paganisme l’est aussi : c’était découvrir l’art moderne, celui de Goethe ailleurs et d’Hugo plus tard, très vaste, très compréhensif, sensible aux impressions esthétiques de toute origine, et recevant de toutes parts les rayons du Beau. C’est ce qu’a fait Chateaubriand. Comme critique, comme moraliste et comme croyant, il a écrit le Génie du Christianisme, dont l’influence devait être si grande ; comme artiste, il l’a dépassé, créant un art et exerçant une influence plus grands encore. Et dès lors arrivent et se pressent tous ces tableaux merveilleux et si variés du maître des peintres : le Colysée formidable, les catacombes pleines d’une horreur sacrée, la Messénie rêveuse et douce, éclairée d’une lune de Virgile, les horizons bas et plats de la Germanie, le camp romain grave et triste, la prison chrétienne frémissante de l’ivresse du martyre, la plèbe romaine aux clameurs sourdes poussant au pied du tribunal ses remous terribles ; et le lac hanté, inquiétant et sombre, dans la forêt druidique ; et la vierge naïve, simple, au regard droit, qui vient de quitter une pompe des Panathénées ; et la vierge à la faucille d’or, violente et fanatique, aux yeux sombres, Circé qui s’enchante elle-même et s’enivre d’un amour amer, comme d’un philtre et d’un poison. Et ce n’est pas tout encore ; car du travail préparatoire des Martyrs, comme dans l’atelier d’un peintre, sont tombées à droite et à gauche et sont restées des ébauches dont tout un livre a pu se former, l’Itinéraire ; l’Itinéraire avec Sparte, Athènes, les champs où fut Troie, Jérusalem désolée et recueillie, la mer Morte muette et sinistre, et l’Egypte et Carthage, et la mer, toujours adorée, mille fois peinte, où la poésie de Chateaubriand se renouvelle et se rajeunit sans cesse au bruit du flot, qui est comme sa chanson maternelle. Cela ne suffit point. L’art ainsi compris, comme il va des Florides aux Pyramides, va de la majesté à la grâce et de la sainteté au sourire. Chateaubriand ne se contente pas d’avoir du génie. Il a de l’esprit. Il conte vivement une jolie anecdote, enlève avec prestesse la silhouette de son domestique, de son guide, d’un pacha imbécile. L’esprit gaîment moqueur qu’on voit parfois, avec surprise, éclater tout à coup, dans une de ses aventures de jeunesse rapportées par Joubert, on le retrouve dans l’Itinéraire, dans les Mémoires, avec le style vif, prompt, court, qui lui convient Voyez dans les Mémoires l’anecdote de Bassompierre, ou la nuit passée dans Westminster, moitié grave, moitié souriante, avec sa jolie chute, le trait final de la petite sonneuse de cloches. Voyez dans ces aimables Natchez (méprisés à tort par les critiques qui lisent des auteurs ce qui en est cité dans les dictionnaires), les piquants livres V, VI et VII, le voyage de Chactas en France, ce roman de Voltaire, ou cette Lettre persane écrite par un Montesquieu qui aurait connu la Perse ; Chactas au bagne de Toulon causant avec un forçat :
« Chactas, tu es un sauvage et je suis un homme civilisé. Vraisemblablement tu es un honnête homme, et moi je suis un scélérat. N’est-il pas singulier que tu arrives exprès d’Amérique pour être mon compagnon de boulet en Europe, pour montrer la liberté et la servitude, le vice et la vertu accouplés au même joug ? Voilà, mon cher Iroquois, ce que c’est que la société N’est-ce pas une très belle chose ? Mais prends courage et ne t’étonne de rien : qui sait si un jour je ne serai point assis sur un trône ? »— Chactas à l’Académie des sciences écoutant la discussion qui s’élève sur la longueur de ses oreilles qui fait de lui une espèce mitoyenne entre l’homme et le singe. — Chactas chez Ninon de Lenclos :
« Je veux savoir à mon tour ce que tu as trouvé de plus sensé parmi nous. Comme je ne t’ai parlé ni de ta peau ni de tes oreilles, j’espère que tu me feras une autre réponse que celle qui t’a perdu dans l’esprit de nos philosophes. — Mousse blanche des chênes,.… répondis-je, les galériens et les femmes comme toi me semblent avoir toute la sagesse de ta nation. »
Malice amère qui sent le jeune pessimiste, et qui est devenu plus tard ironie douce et finesse légère, d’une bonhomie bien aimable : « Ma tante… je me souviens de l’avoir souvent entendue chanter en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu’elle brodait pour sa sœur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi :Cette richesse, cette variété, cette souplesse d’imagination l’a rendu propre à sentir merveilleusement les œuvres de la nature. Bernardin de Saint-Pierre disait à Mme de Beaumont, moitié modestie, moitié malice :« Ce qui m’a toujours paru singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain :« Que de choses en ce monde finissent comme les amours de ma tante : « Ture lure ! » (Mémoires.)
« Je n’ai qu’un petit pinceau, M. de Chateaubriand a une brosse. »Puisque nous sommes avec gens qui font des métaphores, permettons-nous de dire que Bernardin de Saint-Pierre a une petite flûte et que Chateaubriand a tout un orchestre, ou plutôt disons simplement qu’avec Lucrèce et La Fontaine. Chateaubriand est le plus grand peintre et le plus éloquent interprète de la nature que nous sachions, et qu’encore il est un Lucrèce sans système, et, comme il a voyagé, un La Fontaine pins riche.
« Un paysage est un état d’esprit », dit ingénieusement un moraliste contemporain, c’est-à-dire, sans doute, que l’artiste empreint les choses qui l’entourent du sentiment qui le possède, et les peint, même sans le vouloir, avec des couleurs qui sont l’expression de ce sentiment. Et voilà le secret ordinaire des peintres de la nature, même des plus grands. Mais pour qui, en face de la nature, n’a plus d’autre sentiment que l’amour d’elle, il en va de tout autre sorte. Chateaubriand a eu l’amour des choses, comme La Fontaine avait l’amour des animaux, et c’est peut-être le seul sentiment tout à fait profond et permanent qu’il ait eu. Il allait en Orient pour y chercher des émotions religieuses, et c’était surtout des paysages qu’il en rapportait, à ce point qu’après en avoir rempli les Martyrs, il lui a fallu l’Itinéraire pour les épuiser, et qu’il en est resté pour les Mémoires. Les choses lui parlent II en reçoit l’impression directe et pleine, non altérée par une idée interposée entre elles et lui, ou par un sentiment de lui qu’il leur prêterait. Rien qui déforme ou qui dévie l’image claire et lumineuse qui va d’elles aux yeux de son âme. L’amour même qu’il leur porte pourrait, exagéré et exalté, se tourner en une sorte de panthéisme, à travers lequel les objets lui apparaîtraient comme soulevés et boursouflés ; mais il est peu philosophe, et il ne glisse pas de ce côté-là. — Son orgueil et son amertume, qui l’abusent quelquefois à l’égard des hommes, ne le gênent plus devant la nature, parce que, n’étant point systématique, il n’a point poussé la misanthropie jusqu’au pessimisme universel qui fait voir une nature méchante. Son manque de psychologie même lui sert ici : peu habitué à creuser et manier des âmes, il ne songe pas, ce qui est un jeu charmant, mais périlleux, à en mettre dans le Ilot qui chante ou la fleur qui rêve. — Il reste qu’il voit les choses, tout simplement, mais qu’il les voit avec l’ivresse de les voir ; ou, si l’on n’admet pas qu’il n’y ait point un sentiment particulier mêlé toujours par nous à la vision des objets, et qui l’anime, il reste qu’il voit les choses avec le seul sentiment de l’absolue indépendance dont il jouit en les voyant, ce qui revient précisément au même. C’est bien, ce me semble, ce que lui-même nous dit dans cette page : « Méditations enchantées ! charmes secrets et ineffables d’une âme jouissant d’elle-même, c’est au sein des déserts d’Amérique que je vous ai goûtés à longs traits ! On se vante d’aimer la liber tél… Lorsque, dans mes voyages, je quittai les habitations européennes et me trouvai pour la première fois, seul au milieu d’un océan de forêts… dans l’espèce de délire qui me saisit, je ne suivais aucune route j’allais d’arbre en arbre, à gauche, à droite indifféremment, et me disant en moi-même : Ici plus de chemins à suivre, plus de ville, plus d’étroites maisons, plus de rois, plus de présidents de République, plus de lois, et plus d’hommes… » Vue dans ces conditions, la nature n’est plus ni embellie, ni arrangée, ni idéalisée, ni poétisée, ni enlaidie : elle est retrouvée. D’autres en ont écrit ou en écriront le « roman »22 ou la philosophie, ou la théologie, ou la romance ; il la voit, et il l’aime. C’est pour cela qu’il n’a jamais décrit que ce qu’il a regardé. C’est la forêt d’Amérique sous la lune23 :
« La lune se montra au-dessus des arbres, à l’horizon opposé… L’astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée, tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des montagnes couronnées de neiges. Ces nues ployant et déployant leurs voiles se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d’écume, ou formaient dans les deux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil qu’il croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumières jusque dans l’épaisseur des ténèbres… Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvements sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalle, on entendait les sourds mugissements du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. »C’est une nuit de Grèce, plus douce, plus fine, plus élégante en quelque sorte, sous un ciel moins vaste et moins profond.
« Une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindre de cacher le beau ciel de la Grèce : ce n’étaient point des ténèbres, c’était seulement l’absence du jour L’air était doux comme le lait et le miel, et l’on sentait à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés des Colonides et d’Acritas, la mer de Messénie brillaient de la plus tendre lumière ; une flotte ionienne baissait ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier ; Alcyon gémissait doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportait à Gymodocée des parfums du dictante et la voix lointaine de Neptune ; assis dans la vallée, le berger contemplait la lune au milieu du brillant cortège des étoiles, et il se réjouissait dans son cœur. »Quelquefois le tableau n’est pas fait. Deux ou trois traits seulement très caractéristiques, et une impression :
« La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue embaumée de la senteur des pins, et l’on respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins du fleuve. La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois : on eût dit que l’âme de la solitude soupirait dans toute l’étendue du désert. » (Atala.)Mais voudrait-on des couleurs vives, des tons de lumière vibrante et chaude ? Voici deux toiles étincelantes, l’une de cette pluie de lumière qui baigne les lignes arrêtées et fines d’un paysage attique, l’autre du bariolage capricieux d’une scène orientale :
« Le soleil se levait entre deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière, et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu. » (Itinéraire.) « Il était minuit… j’aperçus de loin une multitude de lumières éparses… En approchant, je distinguai des chameaux, les uns couchés, les autres debout ; ceux-ci chargés de leurs fardeaux, ceux-là, débarrassés de leurs bagages. Des chevaux et des ânes débridés mangeaient l’orge dans des seaux de cuir ; quelques cavaliers se tenaient encore à cheval et les femmes voilées n’étaient point descendues de leurs dromadaires. Assis les jambes croisées sur des tapis, des marchands turcs étaient groupés autour des feux qui servaient aux esclaves à préparer le pilau. On brûlait le café dans les poêlons ; des vivandières allaient de feu en feu, proposant des gâteaux, des fruits ; des chanteurs amusaient la foule ; des imans faisaient des ablutions, se prosternaient, se retapaient, invoquant le prophète ; des chameliers dormaient étendus sur la terre Le sol était jonché de ballots de sacs de coton, de couffes de riz. Tous ces objets, tantôt distincts et vivement éclairés, tantôt confus et plongés dans une demi-ombre, selon la couleur et le mouvement des feux, offraient une scène des Mille et une nuits. »Chateaubriand s’est mis face à face avec la nature, comme un peintre, et bien plus ingénument que certains peintres classiques, dits idéalistes, qui veulent qu’un paysage ait une pensée, et qui prennent la précaution de penser pour lui. Il a fait de la peinture moins littéraire que bien d’autres avec leur pinceau. Comme il a su saisir la beauté propre des temps, des civilisations, des morales et des religions les plus différentes, nonobstant ses convictions propres ; tout de même il a reflété, sans les traduire, les tableaux les plus variés de l’univers, laissant à chacun son caractère, et se contentant de les comprendre et de les aimer. Par là encore il agrandissait l’art, et comme il a appris aux artistes modernes à croire que la beauté poétique est partout, brisant les barrières factices qui cantonnaient la poésie dans une galerie relativement étroite de modèles, il leur apprenait aussi que ces autres limites, déjà plus larges, qui confinent le littérateur dans la pensée et le sentiment, doivent être reculées encore ; que la plume peut peindre, sans souci de prouver ou d’émouvoir, et que, si ce n’est point-là le domaine propre du littérateur, du moins ce ne lui est pas une province étrangère et interdite. Tout un art encore, celui des descriptifs modernes, de ceux qui pensent que la poésie, en prose ou en vers, peut être un art plastique, prend ici sa source.
Il s’en est toujours souvenu, et toujours a eu un fond de rêverie arcadienne ou sicilienne. « comme un vase imprégné d’une première odeur » en garde toujours un vague parfum. Sa poésie s’est réveillée dans les années froides de sa vieillesse pour chanter encore ce qui avait inspiré ses premiers vers, la terre natale, la maison paternelle, le nid d’enfance.
C’est l’éducation de Chateaubriand, mais dans un pays plus riant, plus accueillant, au sein d’une nature plus douce, dans une vie de famille beaucoup plus tendre aussi, et plus molle. On songeait pourtant à faire apprendre quelque chose au jeune garçon. On le confia au vicaire d’une commune voisine de Milly, l’abbé Dumont, prêtre instruit, mais un peu romanesque, qui avait traversé les orages de la Révolution, et peut-être d’autres, qui eut sur l’imagination naissante de Lamartine une grande influence, et que le poète retrouva dans ses souvenirs, quand il écrivit Jocelyn. Un peu plus tard, on l’envoya au lycée de Lyon. Le caractère de Lamartine était déjà formé. Elevé par des femmes et par un prêtre tendre et rêveur, le lycée discipliné et militaire de 1804 lui parut horrible. Il fallut le retirer. On l’envoya chez les prêtres du petit séminaire de Belley, dans le Bugey (Ain). Il y lut un peu de latin et de Jean-Baptiste Rousseau, y prit l’horreur de la philosophie toute en formules qu’on enseignait alors, y fit des vers, et revint chez lui. Il avait dix-sept ans. Il ne savait rien de rien. C’est alors que commence sa véritable éducation intellectuelle, celle qu’on se donne soi-même, au gré de son goût. Elle tient dans un très petit nombre de livres qu’il a lus avec passion : les scènes rustiques de la Bible, Tasse, Ossian. Bernardin de Saint-Pierre, et Chateaubriand. Jean Jacques Rousseau n’est venu que plus tard. Platon un peu plus tard encore, Byron vers la trentaine, et à la volée, Homère quand il n’était plus temps. Le fond c’est la Bible et Bernardin, lus dans les vallons du Mâconnais, entrecoupés de course à cheval avec les grands lévriers. Un fils de famille très gâté, un peu sauvage et très rêveur, « le jeune monsieur du château », ignorant, mais aimant les romans et les poètes, passionné pour les chevaux et les chiens, adorant les ravins et les bois, grand, vigoureux, alerte, très beau, faisant quelques vers, aimant la religion et rêvant un peu d’amour, voilà Lamartine à vingt ans. C’est à lui bien plus qu’à Chateaubriand, qui est plus complexe, que s’applique la définition de Sainte-Beuve :
On eût dit que ces murs respiraient comme un être
« un épicurien qui avait l’imagination catholique. »Un jeune chasseur d’éducation et d’instinct religieux, ayant l’imagination épicurienne. Il dit très bien de lui-même :
« J’étais né sérieux et tendre. »Il était né capable de tous les sentiments qui absorbent l’âme dans une contemplation muette, intime et délicieuse. Certaines circonstances le conduisirent à faire avec un ami un voyage à Naples (1811). Il avait bien besoin de cela ! Cette nature pleine de charmes énervants eût achevé de l’amollir, s’il n’avait eu un fond de race saine et de tempérament vigoureux. Il sommeilla sur toutes les grèves, se berça à toutes les vagues, rêva à tous les clairs de lune, fît des vers charmants, mais qui marquent un assoupissement inquiétant de la pensée.
Il était temps de lui mettre un sabre dans la main. C’est ce que le retour des Bourbons permit de faire. En 1814, on l’engagea dans les gardes du corps. Il galopa très galamment à la portière de Louis XVIII, mais ne devint point mondain. Le pli était pris. Il a toujours détesté le monde, les entretiens brillants, la conversation même. La rêverie solitaire, ou le monologue inspiré, le discours au sénat et au peuple, lui convenaient seuls. L’enfant solitaire se retrouve là : ce qu’il lui faut, c’est toujours un exercice, ou tranquille ou violent, mais toujours libre et sans entrave, de ses facultés d’imagination. Il fait une Harmonie, comme il se laisse aller à une longue rêverie devant les étoiles ; il prononce un discours, d’un seul mouvement emporté et magnifique, comme il fait un temps de galop. On ne voit pas très au juste pourquoi il s’abstint de reprendre son service après les Cent Jours Le peu de goût qu’il avait de la vie de Paris dut y être pour quelque chose. Il rentra dans son Arcadie, lut encore un peu et rêva beaucoup, se promena, fit quelques courts voyages en Savoie, aux Alpes, au lac du Bourget, eut quelques belles aventures, dont une touchante, avec un dénouement funèbre, le remua profondément. Quelques vers à propos de tout cela, sans dessein, sans suite, sans application prolongée. Il les lisait à ses amis. On le pressa de les mettre au jour. Un libraire obscur voulut bien les imprimer. C’était les Méditations (1820). Le succès fut prodigieux. Notre âge, qui n’a vu que les succès progressifs de Victor Hugo, ce nouveau degré dans le génie et dans la gloire gravi à chaque volume, ne se fait pas idée de cette brusque explosion. On attendait un Chateaubriand en vers depuis vingt ans. On ne l’avait pas. La veille des Méditations, il n’y avait rien ; le lendemain, il y avait quelque chose. Ce fut un événement comparable au Cid et venant d’un auteur qui n’était pas connu même par des essais, littéralement ignoré. L’admiration eut des airs d’effarement. « Qui est-il ? Mais d’où vient-il ? » C’était une source qui avait jailli. Lamartine pouvait passer chef d’école en un jour. Il ne le voulut point, il ne l’a jamais voulu. C’est un trait particulier de son caractère. Il a eu la passion de la solitude sans en avoir, comme Chateaubriand, l’orgueil. Il s’est tenu en dehors de toutes les écoles, flatté d’être un maître, ne se souciant nullement d’être un chef. Ce n’est point qu’il fût humble, ou indifférent II était préservé de la vanité littéraire par d’autres vanités. Il était heureux de se sentir beau, aimé, brillant cavalier, homme de belles attitudes et de beaux gestes, plus tard orateur rappelant le Forum ou la Pnyx. Il faut reconnaître qu’il y avait en lui de la fatuité dans beaucoup de générosité et de grâce. L’enfant choyé par des femmes et des prêtres, plus tard trop aimé soit à Sorrente, soit à Aix-les-Bains, aussi peu dressé et endurci que possible par la vie réelle, qu’il n’a connue qu’à trente ans, peut-être qu’à cinquante, a toujours reparu en lui. Mais de vanité d’homme de lettres, aiguë, susceptible et ardente, très peu. On peut remarquer l’affectation commune à beaucoup d’auteurs, celle de Rousseau, de Vigny, d’Hugo, qui consiste à croire que le génie littéraire est comme un sacre qui vous désigne au gouvernement des sociétés. Lamartine a l’affectation contraire. Il s’est cru homme d’État, mais quoique poète. Il a toujours répété qu’en poésie il n’était « qu’un amateur très distingué », ce qui était se juger trop dédaigneusement, mais non sans justesse. Il est très vrai que la poésie n’a jamais été pour lui qu’un divertissement très élevé, quand il était jeune entre deux chevauchées, pendant son âge mûr entre deux campagnes politiques, dans sa vieillesse, hélas ! entre deux tâches de librairie. Aussi, en 1820, il ne sentit nullement le besoin de rester au centre de la vie littéraire Sa famille désirait qu’il eût une profession Le ministère s’intéressait à lui. Il était peu instruit. Mais il représentait admirablement, avait l’air d’un prince de la maison d’Este, et savait l’italien. On l’envoya comme secrétaire d’ambassade à Florence (1821). En 1823 il fit publier les Nouvelles méditations, qui eurent le succès des précédentes, moins l’étonnement. — En 1825, Byron étant mort, il eut l’idée d’achever son poème interrompu de Child Harold et donna le dernier chant du pèlerinage d’Harold. Ce poème, très court, où il y a des pages admirables, lui valut beaucoup d’applaudissements, et une affaire. Le poète ayant prêté à Byron, ou à Harold, une apostrophe dédaigneuse à l’adresse de l’Italie :
il y eut une clameur dans toute la péninsule contre le secrétaire d’ambassade à Florence. Le colonel Pepe publia une brochure violente contre Lamartine. Le poète demanda satisfaction. On se battit sur les bords de l’Arno. Lamartine eut le bras droit traversé par l’épée de son adversaire. Mais le danger était grand pour le colonel, même après sa victoire. Car il était réfugié politique, n’avait d’asile qu’en Toscane, et en Toscane les duels étaient très rigoureusement punis. Lamartine intercéda auprès du grand-duc, qui ferma les yeux. La conduite de Lamartine fut très louée, la clameur cessa, et il fut même applaudi la première fois qu’il parut au théâtre. En 1830, il fut élu de l’Académie française et publia les Harmonies politiques et religieuses. Aux événements de Juillet, il renonça à la carrière diplomatique, tout en assurant le gouvernement de sa respectueuse fidélité Il s’était marié en 1822, en Italie, avec une jeune Anglaise très distinguée, et enthousiaste de son génie. Désireux depuis longtemps de visiter l’Orient, il fréta un vaisseau, et s’embarqua (1832) avec sa femme et sa fille. Il visita l’Italie méridionale, la Grèce, la Syrie, la Palestine, et parcourut les sites du Liban, qui le ravirent. Forcé d’abréger son voyage, à cause de la mort de sa fille, il revint eu France et écrivit une relation de son voyage, ou plutôt les impressions de son âme au cours de son pèlerinage (Voyage en Orient, 1835). Cependant, quand cet ouvrage parut, la politique l’avait déjà attiré En 1833, il s’était fait nommer député. Sa carrière politique eut le même caractère que sa carrière littéraire. Il ne fut pas plus chef de parti qu’il n’avait été chef d’école. Il fut isolé, indépendant et sans système. Quand il s’était présenté, on lui avait dit : Mais vous n’êtes d’aucun parti. Où siégerez-vous ? — Je siégerai au plafond », dit-il en riant. Et, en effet, jusqu’en 1841 environ, il se tint dans les hauteurs, donnant l’exemple d’un homme politique qui n’était pas politicien, traitant les questions d’enseignement, d’économie sociale, d’affaires étrangères, aimant à faire entendre au-dessus des intrigues de couloirs la voix de la justice, de l’équité et de la générosité, religieux, libéral et conciliateur, sans engagement envers aucun groupe ni aucun ministère, et formant à lui seul un parti éloquent, et assez redouté. De 1841 à 1848 sans jamais se classer dans aucun parti, il se range peu à peu à une opinion. Le ministère Guizot l’irritait. Il avait déjà dit en 1839 : « Prenez garde ! La France s’ennuie ! » L’immobilité du gouvernement depuis 1840 lui pesa de plus en plus. Il eut des mots durs contre le « parti des bornes. » L’idée démocratique, avec ce qu’elle a de généreux et de confiant, l’attirait. Il n’a pas donné dans les croyances de progrès indéfini, d’infaillibilité populaire et de vertu républicaine qui enchantaient les esprits vers 1846. Mais la souveraineté du peuple lui paraissait une forme de la justice. C’est dans cet esprit qu’il écrivit l’Histoire des Girondins (1847), qui n’est pas plus une glorification de la révolution que l’Histoire de Thiers publiée vingt ans plus tôt, et qui l’est beaucoup moins, mais qui donnait aux idées et aux personnes des fondateurs de la République le prestige et le charme des héros de Plutarque ou de Corneille. Il y a beaucoup d’idées dans les Girondins, quoi qu’on en ait dit (et M. de Broglie le savait bien), et d’idées justes, et fort modérées. Mais il y a des portraits radieux qui ont séduit tout le monde, à commencer par lui. C’est en quoi Dumas père avait raison quand il disait :
« Lamartine a élevé l’histoire à la dignité du roman. »Le roman à son tour fit l’histoire, ou contribua à la faire. Quand l’émeute de 1848 se répandit dans la ville, Lamartine put dire :
« Voilà mon histoire des Girondins qui passe. »Elle le mit à la tête de l’État. Il fut le chef incontesté du Gouvernement provisoire, parla à l’Europe, comme ministre des affaires étrangères, un langage très élevé et très sage, vraiment digne de la France, improvisa au balcon de l’Hôtel-de-Ville, devant l’émeute et les fusils braqués sur lui, des discours admirables, calma pour un temps les passions populaires, abolit l’esclavage, établit le suffrage universel, et procéda aux élections de l’Assemblée constituante. Sa popularité, comme tout ce qui était de lui, fut brusque, éclatante, et vite épuisée. Il avait fait de l’admiration un moyen de gouvernement, et avait fondé la démocratie, qui admire peu. Il rentra dans l’ombre. Du reste, il ne s’obstina point, étant aussi incapable de persistance, que prompt et heureux à surprendre brusquement la fortune. Au 2 Décembre, il renonça à la politique, et ne s’en occupa dès lors non plus que s’il ne s’en était jamais mêlé. Elle n’avait été qu’une de ses saillies de caractère, un peu prolongée. En cinq ans il avait écrit les Girondins, il avait ébranlé le trône, y était monté, en était descendu, le tout avec une verve magnifique d’improvisateur. Sa vieillesse fut triste, comme celle de tous les capricieux et imprévoyants. A ses voyages, à ses aventures politiques, à ses élections, à ses charités qui étaient princières, il avait perdu sa fortune, qui n’avait jamais été immense, et fait des dettes. Il travailla énormément à des besognes au-dessous de lui, pour se libérer. Œuvres en prose, journaux, histoires, Confident de jeunesses arrangées en roman, Entretiens de éditique, ou plutôt d’impressions littéraires, ouvrages très mêlés, souvent mauvais, éclatants d’éloquence, de grâce, de sensibilité, ou seulement de style, par endroits, et dont il faudrait tirer deux ou trois volumes qui seraient exquis, absorbèrent ses dernières années. Avant sa crise politique, il avait publié trois volumes de vers : Jocelyn en 1836, la Chute d’un ange en 1338, les Recueillements politiques en 1839. A travers ses tâches en prose, il écrivit encore quelques vers que l’on trouvera à la suite des Recueillements dans les éditions récentes. Il y a encore d’admirables (la Vigne et la Maison, 1857). Tout à fait à la fin, il succombait. Le gouvernement s’émut, et lui fit voter par les Chambres la rente viagère d’un capital de 500,000 francs (1867). Le 21 mars 1869 il expira dans sa quatre-vingtième année. Il avait voulu être enterré à Saint-Point, cette propriété proche de Milly, qu’il avait adorée et chaulée cent fois.
Ce qui frappe le plus dans ce caractère, c’est le manque de volonté et d’esprit de suite. Ame d’artiste, ardente et légère, il touchait à toutes choses, marquait chaque objet d’une empreinte de maître, et ne s’attachait à rien. Il a été grand poète, grand orateur, homme d’Etat, romancier, historien, toujours en passant ; il a improvisé les Méditations, Jocelyn, ses Discours, les Girondins et la Révolution de 1848. Il confondait ses contemporains par la souplesse incroyable de son intelligence, et sa facilité à oublier. « L’économie politique ? C’est très facile et très amusant. » On croyait qu’il plaisantait. On l’écoutait : on était stupéfait de l’abondance et de la netteté des aperçus Il est vrai que le lendemain il n’y pensait plus. C’était un dilettante fécond, qui jouissait de toutes choses, et qui produisait toutes choses pour en jouir, se promenant à travers créations, comme les autres à travers les œuvres d’autrui. Aussi nulle morgue, nul pédantisme. Sa fatuité ne blessait point, tant elle était irréfléchie et abandonnée, sans dessein ni d’humilier ni d’irriter. Il était incapable de longues colères, de ressentiment et d’envie. Il avait le cœur noble, généreux et léger. Il a dit quelque part :
« La satire, jamais ! « Il aurait pu dire : « La raison prosaïque, la volonté tenace, le sens du réel, jamais ! »A propos d’un de ses ouvrages contesté, il s’écriait un jour :
« Bah ! j’ai pour moi les jeunes gens et les femmes, cela me suffit. »Il a toujours eu pour lui les jeunes gens et les femmes, parce qu’il a été très jeune toute sa vie.
Ce vêtement de lumière, il l’a jeté sur tout ce qu’a touché sa main, sur la nature, sur l’histoire, sur la politique, sur ses propres sentiments, sur ses amours qui sont des contemplations attendries, sur ses mélancolies qui sont comme des rêves d’ange exilé, sur ses souffrances qui ne s’expriment point par des cris, mais par d’harmonieux soupirs et des murmures qui chantent. Ce n’est point qu’il aiguise et tamise ses sensations. Cela sentirait encore l’effort, et toute forme de l’effort lui est étrangère, il est très naturel dans l’expression déliée et aérienne des sentiments. Il a idéalisé toutes choses sans les subtiliser, parce que son idéalisme n’est pas un art de raffiner les choses, mais une manière de les sentir.
— et si cette autre impression, très naturelle : « Ailleurs ! Plus loin ! Je ne sais où ! » complétant et comblant le sentiment de lassitude, s’exprime encore mieux !
De même dans le Vallon. Voilà qui est fait avec rien. Pas même une indication sur la secousse morale qui a incliné peu à peu le poète à l’état d’esprit qu’il veut peindre : « J’ai trop vu, trop senti, trop aimé. » Voilà tout. — Eh bien ! vous êtes fatigué. — Précisément. Exprimer l’état de fatigue d’un âme trop longtemps remuée, et la sensation de profond repos qu’elle trouve dans cette fatigue acceptée, et ce silence intérieur de l’être qui veut se recueillir, s’assoupir, oublier, voilà le difficile, voilà ce qui importe, et voilà l’insaisissable et le fugitif que le poète réussit à rendre.
Tous les sentiments vagues, volontairement et comme par une audacieuse gageure dépouillés de tout ce qui les précise dans le cours ordinaire des choses et permet de leur donner une expression, il les a rendus ainsi et comme exhalés en leur pureté, avec le plus extraordinaire bonheur. Impression d’une nuit d’été heureuse, sous les étoiles, trop rapide, qu’on voudrait retarder, qui échappe, qui fuit, perdue pour jamais… au moins que la trace en reste ! Le Lac. — Impression d’octobre, soleil pâle, sourire d’adieu, langueur de déclin, nature qui s’endort, âme défaillante. Est-ce la mort ? L’Automne. — Impression d’effacement insensible et muet de toutes choses dans la chute du jour, dans la chute des ans rivages brouillés dans le crépuscule, gloires sombrant dans le passé : Le Golfe de Baïa :
C’est l’élégie même, dans ce qu’elle doit avoir de fuyant et de glissant pour toucher sans faire souffrir, et mouiller les yeux sans qu’on gémisse, que cette manière délicate de tout faire sentir sans approfondir et sans creuser le trait. Et, à tout prendre, c’est la vérité même, le sentiment étant objet d’art quand il a perdu sa violence, mais non pas tout son aiguillon. Aussi l’amour vrai, si tant est qu’on puisse affirmer, en choses si personnelles, c’est encore dans Lamartine qu’on le trouve. Un Cantique des cantiques adouci, épuré, savouré par une âme plus calme, singulièrement puissant encore, et bien vivant ; passant, d’un cours un peu languissant (et naturel par cela même), par toutes les impressions d’un sentiment recueilli, — puis exalté, — puis craintif, — puis doucement mélancolique (Que ton sommeil est doux… Parle-moi, que ta voix me touche… Tes yeux sont deux sources vives… Un jour le temps jaloux…), c’est le Chant d’amour des Nouvelles méditations. — Un Vivamus mea Lesbia plus tendre, plus sûr du bonheur, aussi abandonné et insoucieux du monde entier, c’est L’onde qui baise ses rivages des Préludes. Il faut se souvenir que jamais avant 1820, sauf dans quelques vers, égarés çà et là, de Ronsard, et un peu frustes de forme, les délicatesses et les ardeurs du sentiment le plus difficile à rendre, et peut être à ressentir, ne s’étaient exprimées ainsi. La douleur dans Lamartine est d’une qualité artistique tout à fait exquise. Elle ne crie pas, elle ne se démène point, elle ne se tord point les bras. Elle est ce qu’elle est véritablement dans la nature, une torpeur. C’est parce qu’il est très difficile d’exprimer un engourdissement et une stupeur de l’âme que la plupart des artistes ont mieux aimé exprimer la douleur en son moment, assez court, de crise nerveuse, qu’en son véritable état, profond, prolongé, permanent. Mais précisément c’est le don de Lamartine de peindre des états de sentiment sans saillie violente ni relief dur, avec le talent de rendre sensibles les brouillards, les régions brumeuses et noyées de l’âme. C’est pour cela que le Crucifix, par exemple, sans ombre de déclamation, est d’un sentiment si fort, et, sans angoisse, éveille si loin au fond de nous son écho. Là encore nous avons une impression, rien de plus. Point de fait, point d’anecdote. Comme certains peintres, le poète semble dire : « N’oubliez jamais qu’il ne faut pas de sujet. » On ne saurait même point, à ne lire que le Crucifix, s’il agit d’un mort ou d’une morte. Le Commentaire le dit, et les Confidences, et Raphaël (car Lamartine a passé sa vieillesse à se tourner en prose, et à se mettre à la portée du vulgaire), mais le poème ne le dit pas. C’est dans cette pénombre où le fait s’efface, où le sentiment seul s’accuse, discret encore et gardant sa pudeur, mais profond et vrai, qu’il convient de donner au monde les confidences de son cœur. Lamartine, qui n’aime pas La Fontaine, ne se doute guère qu’il traite l’élégie, quoique avec moins de sobriété, dans la manière délicate et délicieusement voilée des Deux Pigeons et de Philémon et Baucis. Les amants du vrai goût classique ne s’y sont point trompés. Avec ces qualités-là il eût été merveilleux pour ce que j’appellerais les poésies d’automne, les regrets attendris de l’âge mûr, la mélancolie douce des soirs tombants. Très peu de poètes nous ont donné ces impressions. Ils laissent tomber leurs « feuilles d’automne » quand ils sont jeunes ; et quand ils sont vieux ils font de la politique. Vieux, Lamartine a dû travailler pour vivre. A son passage aux affaires et au trouble qui s’en est suivi dans sa fortune, nous avons perdu des chefs-d’œuvre. Il est permis aux dilettantes d’en vouloir à la Révolution de 1848. Ce n’est point une hypothèse que je fais Voyez la Vigne et la Maison, ce chant improvisé en 1857 au plus noir de ses embarras, jeté à la hâte pour parer au manque de copie, dans le XV e Entretien. Des négligences, des longueurs : cela a été écrit vite. Mais quelle profondeur, et, toujours, quelle justesse de sentiment, avec je ne sais quoi de plus attendri et de plus épuré qu’autrefois ! C’est l’Automne des Méditations, mieux comprise, plus sentie, plus intime. Le poète, en novembre, au soleil déclinant, est couché devant la maison paternelle, déserte. Deux voix en lui : celle de la souffrance ; celle de la résignation calme qui trouve une douceur encore à cette dernière heure :
Mais le passé, cependant, est détruit, qui était si beau, si doux, si plein. Cette maison d’autrefois, quel être vivant, palpitant, sonore et tiède comme un nid ! Comme elle s’éveillait à l’aurore !
Ou l’impression qui console
Et maintenant elle n’est plus que le cadavre d’elle-même. Les eaux du ciel tracent sur ses murs « ces noirs sillons par où l’on pleure, que les veuves ont sous les yeux. » L’ortie a les cours, l’araignée les salles !…
Effacez ce séjour, ô Dieu, de notre mémoire, « ou rendez-le pareil à celui d’autrefois ! » N’avez-vous pas dans un coin de ce grand univers une place où il pourrait revivre ?
Et ainsi va le poète, écoutant tour à tour les deux voix du souvenir, celle qui regrette et celle qui savoure même le regret, puisqu’il est une forme encore de gratitude envers le bonheur ; jusqu’à ce que ces deux sentiments se mêlent et se confondent dans cette dernière émotion, à la fois heureuse et plaintive, s’exprimant dans une image charmante :
Voilà le Lamartine élégiaque. Il a trouvé une note nouvelle, originale, exquise, et qui semble tout simple, qui est ancienne et classique du moment qu’elle naît, ce qui est la marque même des œuvres du génie ; très rare pourtant dans toutes les littératures, et unique dans la nôtre, où nous n’avions que l’élégie pompeuse et en trop « longs habits de deuil », ou l’élégie à la Properce, très froidement brûlante, et qui, pour n’être plus en longs habits, péchait un peu par l’excès contraire. Celle de Lamartine est l’expression élevée sans effort et pure sans affectation de ce qu’il y a de plus pudiquement délicat dans les sentiments tendres. Elle aura des lecteurs, très rares, ce qui est à sa gloire, mais passionnés, tant qu’il y aura des âmes.
Le Pèlerinage d’HaroId lui fut un second acheminement à cette noble forme de poésie. Il rencontrait là des idées nouvelles, où son éducation purement chrétienne et son tour d’esprit naturellement optimiste ne l’avaient pas mené d’eux-mêmes. Harold n’est pas un adorateur de Dieu, c’est un adorateur de la nature, charmante, féconde, éternelle, insensible et implacable. Cette adoration sombre d’un Dieu formidable et aveugle est un thème poétique merveilleux, mais absolument étranger à toute la pensée de Lamartine en 1825. Il n’a pas reculé devant la difficulté, et du premier coup il a écrit les plus beaux vers de philosophie naturaliste, comme on dit aujourd’hui, qui eussent été écrits jusque-là et qu’on peut mettre à côte de tous ceux qui sont nés depuis. On lit si peu Lamartine en notre temps que la citation qui suit n’est pas trop longue :
Et alors viennent les adieux d’Harold à cette nature si aimée, si incapable d’aimer, qu’il aime à cause de cela d’une passion mêlée de colère et de désespoir, et dans le sein de qui il sent, non sans ivresse encore, qu’il va s’abîmer.
De tels essais montrèrent au poète le but. À partir de 1830, son imagination est sollicitée par la muse philosophique. Lui, si éloigné de tout pédantisme, dans la préface de la Chute d’un ange nomme Lucrèce. Le mystère de la destinée humaine, sans l’inquiéter, car il ne s’est jamais inquiété de rien, l’intéresse. Ses idées, ou plutôt sa contemplation générale des choses se modifie. Il reste chrétien, cela est incontestable, et croyant à un Dieu personnel. Mais on voit se former en lui sinon une conception panthéistique, du moins un penchant et une habitude d’esprit qui l’incline vers le panthéisme. Ce n’est pas voir Dieu en tout, comme il l’a dit spirituellement lui-même, que de le voir partout (deuxième préface de Jocelyn). Mais c’est sentir Dieu autrement qu’il ne le sentait autrefois que de le mêler sans cesse à la création et le rapprocher des choses comme pour l’avoir plus près de soi. C’est ce qu’il fera continuellement dans les belles méditations de Jocelyn. Autre penchant tout nouveau chez lui : l’humanité le préoccupe. Il n’y songeait aucunement autrefois. Son amour et sa religion, « des soupirs pour une ombre et des hymnes pour Dieu », c’était toute la poésie de cet élégiaque chrétien. Maintenant voici qu’il aperçoit les hommes. Les générations, ces « pas noirs qui marchent dans les plaines » (Hugo), ce long voyage des fils d’Adam d’un point de départ obscur vers ce but inconnu, à travers tant de misères, de fatigues, de luttes et d’invincibles espoirs, l’histoire de l’âme humaine en un mot lui apparaît comme le plus grand et le plus beau poème qui puisse être écrit. C’est l’idée d’une Légende des siècles spiritualiste. Cette immense épopée s’impose à son imagination, et il en dresse le plan, qui est très original et très séduisant. Il avait écrit, en conformité avec les idées chrétiennes, dans les premières Méditations, ces deux vers restés fameux :
Voilà le point de départ du poème de l’humanité. Supposez qu’un être céleste, par amour pour une mortelle, se fasse mortel lui-même, vienne vivre parmi les hommes. En punition de sa chute volontaire, il souffrira de toutes les misères terrestres et sera condamné à mourir et à revivre plusieurs fois au cours des siècles humains, jusqu’à ce que, dans cette lente expiation, purifié par la souffrance acceptée, remontant peu à, peu par son propre effort à l’état de pureté primitive, il recouvre enfin toute sa conscience, longtemps obscurcie, d’être supérieur, et retrouve le ciel, parce qu’il l’aura refait dans son cœur. On voit le symbole. Cet ange déchu, c’est l’homme lui-même, l’humanité considérée comme un seul homme qui marche et s’épure sans cesse ; et ses morts et ses existences successives sont les phases par où passe le genre humain. Le poème doit siècles primitifs et s’arrêter au nôtre, sans être fini, ce qui ajoutera encore au sens mystérieux de l’œuvre et à l’effet de grandeur. De cette épopée Lamartine a écrit le premier chant qui est la Chute d’un ange, et le dernier qui est Jocelyn. Comme ils sont les deux extrémités de cette légende du monde, ces deux poèmes sont aussi les deux termes extrêmes de la pensée unique de l’auteur. L’humanité, dans l’incertitude de sa conscience incomplète, et dans le conflit de ses instincts contradictoires, hésite et flotte entre l’animalité qui est au-dessous d’elle et la divinité qui est au-dessus. Par les désirs sensuels elle tend au bas, et par le seul fait de persister dans ce désir elle y tombe. C’était un ange, et voici que l’être lumineux est devenu un être obscur, muet, étonné, gauche, souffrant, par cela que, dans la folie de son désir, il a aspiré à descendre, et en voilà pour des siècles : Chute d’un ange. — Par l’esprit de détachement, par la soif et par la joie du sacrifice, l’humanité s’élève d’elle-même : en souffrant, et plus que tout à l’heure, mais d’une souffrance qu’elle veut et qu’elle aime ; en expiant, sans même avoir péché ; en offrant à sa conscience comme des holocaustes les douleurs acceptées et cherchées ; voici que, sans miracle, comme tout à l’heure sans magie, elle refait ce qu’il y a de divin en elle, recrée le ciel et remonte dans la lumière : Jocelyn. Comme fonds commun la douleur, parce qu’en effet la douleur est la matière même dont est faite la vie de l’humanité ; mais dans le premier cas la douleur physique subie sans qu’elle soit comprise par l’être déchu ; dans l’autre la douleur morale, plus intense, mais gage de résurrection, résurrection et récompense déjà, parce qu’elle est comprise comme épreuve, savourée comme exercice de notre liberté, et embrassée comme une gloire de notre espèce. Cette simple esquisse est d’un » imposante grandeur. Reliés par des tableaux de l’humanité aux différents âges, ces deux épisodes eussent formé le plus beau poème philosophique des temps modernes Lamartine, avec sa souveraine facilité, aurait pu suffire à cette œuvre. Supposez-le moins inconstant, moins entraîné. Imaginez la vie de Lamartine moins trente volumes de prose et une révolution et avec cette force de génie que j’ai montré qu’il a conservée jusqu’à soixante-dix ans, la grande épopée eût été écrite. Mais il n’avait pas d’esprit de suite, et il ne fut pas très encouragé. Nos habitudes françaises, notre goût des poèmes de salon ou de théâtre, ont retardé chez nous l’éclosion de la poésie philosophique à large développement. En 1835, on n’avait que la courte vision qu’on appelle Eloa ; Hugo ne donnait encore que ses poésies intimes ; on n’allait pas plus loin que l’ode, l’élégie ou la ballade, et l’on n’affectait même pas de comprendre Faust. On déclara Jocelyn agréable, et la Chute d’un ange ennuyeuse. Les deux épisodes restèrent isolés. Tels qu’ils sont, ils ne manquent ni d’originalité ni de puissance. Avec Lamartine qui n’est pas habile, qui ne souligne pas violemment ses intentions et les points de son œuvre qui en expliquent le sens profond, il faut entrer peu à peu dans l’esprit du poème et s’en pénétrer avec une patience qui est peu française. Mais à suivre pas à pas le progrès de l’âme de Jocelyn ses détachements successifs et répétés, ses renoncements et doux au bonheur, qui toujours s’offre, qu’il écarte toujours par vertu, « sa douceur à La souffrance » ; jusqu’à cette sérénité finale, qui n’est point faite d’oubli, qui n’étouffe point la douleur, mais « qui sait la porter pleine et pure en son sein », comme une hostie ; on est singulièrement ému de cette épopée du sacrifice, qui n’a été pour le public d’alors qu’une vague histoire d’amour. Après cela, des épisodes auxquels il ne manque qu’un peu moins de facilité dans la forme pour être admirables de tout point : l’ordination dans les cachots de la Terreur ; les funérailles de Laurence, où toute la pénétrante mélancolie des funérailles d’Atala se retrouve :
le poème des Laboureurs (neuvième époque), si complet, d’une originalité de composition si heureuse, avec ses sept tableaux de la vie agreste alternant avec des méditations lyriques qui associent cet humble sillon à tout le labeur de l’humanité devant Dieu, et font de cette journée de travail le symbole du lent progrès de la civilisation.
La Chute d’un ange est infiniment trop longue, il faut le reconnaître. Ses tableaux de la société primitive, œuvres d’une imagination très vive et fraîche, sans doute, se répètent trop, n’aboutissent pas, n’ont point un lien commun suffisamment marqué qui en fasse l’unité. La figure centrale même, l’ange déchu, est mollement tracée. La profondeur de la chute, la stupeur de l’intelligence supérieure brusquement noyée dans la boue des régions basses, l’âme aveuglée dans la matière qui l’a saisie, et la conscience obscurcie dans le mal, tout cela est indiqué fortement plutôt que rendu avec pleine lumière. Restent les descriptions du Liban qui sont magnifiques, le chœur des cèdres qui est d’une puissance toute biblique, des traits sublimes, qui éclatent tout à coup, échappés à la nonchalance du génie du poète :
— enfin et surtout ce poème théologique encadré dans l’épopée, cette huitième vision admirable, que le public, même lettré, n’a jamais lu, que les curieux goûtent solitairement avec une dévotion jalouse, et que je suis sûr que ! auteur de la Bouche d’ombre appréciait avec une discrète gratitude. C’est là, pour la première fois en France, que Dieu, que nos poètes ont tant fait parler, se définit et s’explique d’une manière digne de lui. Pensée forte, style abstrait sans être obscur, d’une netteté puissante et d’une limpidité profonde, telles qu’il a l’air d’être fait de l’idée même, et donne la sensation d’un rideau qui était entre la pensée et nous, et qui tombe. Et cela sans embarras et sans faste. On croirait qu’il ne s’est donné aucun effort ; et, en effet, il ne s’en est donné aucun :
Qu’on ne cherche pas à concevoir l’Être suprême. Il est au-delà de la pensée comme au-delà de la matière…
Mais il faut le chercher sans cesse ; car le chercher ce n’est pas seulement vivre d’une vie supérieure, c’est vivre, comme ne plus y songer c’est retomber à la mort. La vie universelle n’est qu’un effort éternel du monde pour revenir à son principe.
Si l’homme se trouble de la présence du mal dans l’œuvre de Dieu, qu’il s’élève à la contemplation du divin. A fuir le mal on le supprime, et c’est par y croire qu’on le crée :
Et l’homme a compris que c’est lui-même qui, suspendu entre la clarté et l’ombre, se fait lumineux ou obscur par son essor ou par sa chute.
Toutes les rêveries philosophiques éparses dans les Méditations (Le désespoir — La Providence à l’homme — L’homme — L’immortalité), toute la pensée religieuse, vague encore, et de sentiment plus que de conception forte, qui remplit les Harmonies, aboutissent à cette huitième vision, centre de la Chute d’un ange, et à ce grand poème de l’humanité qu’il voulait écrire, et qui est bien le point d’arrivée et de dernier développement, le but cherché jusque-là de son noble esprit. De tels vers expliquaient le sens profond de ce beau « mystère » qu’il rêvait, et, du même coup, ouvraient toutes grandes à la poésie française des voies nouvelles. Fond et forme, la poésie philosophique était créée en France. Il est vrai que je ne crois pas qu’on s’en soit aperçu, et le poète lui-même, le livre fermé, s’est occupé d’autre chose. Il faut reconnaître aussi que Lamartine a assez de génie naturel pour concevoir une œuvre philosophique de premier ordre, et pour écrire quelques pages supérieures où éclatent de sublimes pensées, mais non assez de volonté pour mener fermement une grande œuvre de son commencement à sa fin sur un dessin arrêté. Ce n’est pas impunément qu’on a surtout rêvé de la vingtième année à la trentième. Cela empêche, non point la pensée d’être forte, mais l’art d’être persévérant. Ces beaux poèmes philosophiques tournent çà et là au romanesque, et l’élégiaque reparaît dans le philosophe. Dans Jocelyn l’idylle de Laurence à la grotte des aigles est trop longue, et dans la Chute l’églogue de Cédar et Daïdah est démesurée, fait perdre de vue le poème. Lamartine, « né parmi les pasteurs », n’a jamais su perdre l’occasion de faire un Daphnis et Chloé. Il a mis des airs de flûte jusque dans la Terreur. L’impression confuse de ces deux ouvrages, du second en date surtout, vient de cela. Il reste deux belles œuvres, mêlées et trop indolemment conduites, au fond desquelles il faut savoir retrouver la marque, et souvent les profondes empreintes d’une pensée puissante et exquise. Lamartine était élégiaque, il était poète religieux, il était poète philosophe. Un jour, comme il s’était fait nommer député pour se distraire, il s’avisa qu’il était le plus émouvant et le plus élevé des orateurs de son temps, détail dont il avait négligé de s’apercevoir. Dès lors il fut orateur en vers quand l’occasion s’en présenta, sans se travailler d’ailleurs à la faire naître. Chose assez curieuse, la qualité qui lui à l’ordinaire, à savoir la force, c’est alors qu’il la trouve. Il avait besoin de sortir de lui, qui était tout tendresse, pour devenir énergique. Quand c’est par jeu qu’il en sort, il n’est que plus faible qu’à l’ordinaire, comme dans les tableaux de sauvageries de la Chute, ou dans la Bataille des Préludes. Alors c’est sa main seule qui écrit Mais quand il est arraché à ses rêves par un sentiment sincère, et qu’il s’intéresse à ce qu’il dit, il devient très capable d’une rare puissance, et d’un mouvement large et fort qui donne une magnifique impression de plénitude. Soulever et lancer l’énorme strophe de la Marseillaise de la paix 31, la lancer dix fois avec un égal bonheur, et conduire ces masses en un ordre parfait, avec un élan superbe, d’un bout à l’autre de l’ode, est une œuvre d’éloquence poétique comme on n’en connaissait point avant 1840.
J’aime autant ne pas citer cette strophe-là, quoiqu’elle soit très belle.
Il y a le même souffle dans l’ode sur les Révolutions (Harmonies), dans le magnifique Toast aux Gallois et Bretons, qu’il faut lire tout entier, car c’est le mouvement soutenu et précipité qui en est le charme, mais dont je citerai la dernière strophe :
Et il y a le même souffle encore, avec une hauteur dédaigneuse sans bouffissure pédantesque, dans la Réplique à Némésis (1831). C’est une page absolument belle, du même ton général que l’ode sur les Révolutions, d’un style plus ferme, d’un mouvement plus libre, d’une aisance souveraine dans l’élan continu, et d’un arrêt superbe en sa conclusion, au plus haut point de mépris tranquille et de sérénité olympienne32. — « Ma muse n’est pas une Némésis, comme celle de mes insulteurs :
« Mais je suis capable des sentiments d’un homme libre autant et plus que ceux qui m’outragent ; je n’ai pas vendu ma part de l’héritage commun des hommes…
Et le poète, après avoir repoussé l’outrage, se détourne, sans plus s’y arrêter, avec un geste admirable d’indifférence et de fierté calme : « Un jour, vous regretterez vos fureurs contre moi…
C’est dans ces poésies de circonstance, où le poète orateur monte à la tribune avec sa lyre, bien pins que dans les Harmonies, que Lamartine est véritablement lyrique. Il a l’âme poétique, la sensibilité profonde, le don de voir dans un sujet ce qu’il contient d’émotion noble, l’imagination qui agrandit et anime ces émotions ; tout cela tranquille en lui et un peu dormant, prêt à s’épancher en élégies, en rêveries, ou en poèmes qui sont un peu des rêves : mais que la lutte le remue, ou seulement le frisson des foules, tout cela frémit et palpite. Il a en lui un feu éternel dont il aime à entretenir la douce chaleur : qu’un coup de vent passe, les flammes jaillissent et bondissent dans l’air.
« La facilité est le plus beau don de la nature, à la condition qu’on n’en use jamais »Lamartine en avait trop, et ne s’en défiait point. Il estime ce défaut, il dit quelque part, en parlant de Vergniaud : « La facilité, cette grâce du génie. » Elle en est aussi la défaillance. Toutes les imperfections de Lamartine viennent d’elle. C’est parce qu’il compte sur elle qu’il ne compose pas. Il ne fait jamais de plan ; cela saute aux yeux. Il ne croit pas avoir besoin de ce soutien ; et, en effet, quand la conception est assez forte et pleine pour se soutenir d’elle-même, quand le plan est remplacé par le mouvement, si rapide que la pensée de l’auteur est à la lois au commencement et à la fin de son œuvre, il n’a pas besoin de dessin prémédité, et le poème, d’une seule venue, d’une seule haleine, a une merveilleuse sûreté. Tels l’Isolement, le Vallon, A Némésis, la Marseillaise de la paix, surtout le Lac. Mais souvent, quand cette ressource surnaturelle lui manque, l’art plus modeste manque aussi qui consisterait à ménager les dons de l’inspiration, à réserver pour sa bonne place, pour la fin, par exemple, tel trait, à distribuer en gradation telles pensées ou images, en un mot à composer. Les écoliers savent qu’il faut mettre le bon vers le second, pour dissimuler l’infériorité de l’autre Lamartine n’en a cure : on peut vérifier dix mille fois. Marque certaine d’une négligence de composition, ses fins de pièce sont souvent faibles. Le Vallon lui-même a une demi-défaillance au dernier vers. Le poème des Laboureurs finit froidement. Le beau poème du Désespoir, si puissant d’abord, allait s’achever d’une façon très languissante, si la magnifique image des trois derniers vers ne l’avait superbement relevé. Voyez le déplorable irait final du Chêne 34, ce qu’il y a d’écourté dans la conclusion d’Enthousiasme, du Soir, les chutes après les élans aux fins de couplet dans l’Hymme à la douleur. Il sourirait dédaigneusement à nous entendre. « Est-ce à quoi tient la poésie, cela, une clausula plus ou moins forte ? » Non certes ; mais la technique, le métier si l’on veut, est nécessaire à l’artiste pour mettre sa poésie dans tout son jour Ces adresses supposent l’imperfection, il est vrai, puisqu’elles n’ont pour but que de la cacher, et dans les œuvres où il n’y a qu’elles, il n’y a rien ; mais le plus grand génie ne peut s’en passer, parce que si grand qu’il soit, il est imparfait encore, et a toujours des points faibles que l’arrangement nous aide à ne point voir. Lamartine a bien l’instinct de composition, l’ordonnance naturelle, et qui tient à la conception même, d’un grand sujet ; mais c’est cette humble et utile faculté de l’arrangement qui lui manque. De même les procédés, il faut bien se servir du mot, les procédés qui marquent fortement, pour nos faibles yeux qui en ont besoin, le dessin d’une œuvre, transitions, rappels de pensée, distribution symétrique, concordances, récapitulations à certaines places ; toutes choses abominables quand on en use lourdement, nécessaires, pourtant, et que les habiles emploient toujours, quoique en sachant les voiler ; dans ses plus beaux ouvrages, Lamartine les méprise, ou les ignore. Toute la mise au point de l’œuvre d’art lui est à peu près inconnue. D’autres la connaissent trop, mais si dégoûté qu’on en puisse être, point du tout ce n’est pas assez. Il en va de même pour le style. Il y a deux manières de bien écrire, dont la première est de bien penser. La seconde consiste à savoir son métier d’écrivain, Lamartine ne connaît que la meilleure, jamais de dire aux jeunes gens que personne n’écrit mieux que Lamartine quand la pensée emporte le style avec elle ; quand le style n’est autre chose que l’idée elle-même, si pleine, si sûre d’elle, si nette et lumineuse qu’elle a apporté son expression, c’est-à-dire sa « forme » avec elle ; quand, pour employer la locution si juste de nos pères. « les vers sont faits de génie. » Il n’y a rien de mieux écrit en français que ces deux strophes opposées l’une à l’autre comme deux tableaux exprimant deux aspects différents d’une même pensée :
Il n’y a rien de plus énergique que l’imprécation finale du Désespoir :
— ni rien de plus grand sans emphase, rien qui exprime si simplement l’infini que les dernières strophes du Crucifix :
Mais il ne suffit pas de pouvoir écrire des vers « faits de génie » ; il faut pouvoir en écrire qui soient « faits de main d’ouvrier » ; il faut pouvoir « faire difficilement des vers faciles » ; en un mot il faut, avec le génie, avoir de l’art. Faire difficilement est impossible à Lamartine. Revenir sur ce que l’inspiration a laissé faible, pour le fortifier par l’habileté, lui est insupportable. Il est presque exacte de dire qu’il ne corrige jamais. « Ce que l’on sent fortement s’écrit vite, dit-il. Il n’appartient qu’au génie d’avoir deux qualités qui s’excluent : la correction et l’inspiration. » Je crois bien cependant qu’il amendait un peu ses premières œuvres. Mais encore, c’était d’une manière particulière. Il ne retouchait pas, il refaisait. A une première inspiration il substituait une seconde inspiration qu’il jugeait meilleure. Les deux derniers vers, si beaux, de A Némésis ne sont pas les mêmes dans le volume et dans les journaux du temps. Mais remarquez que ce n’est pas la forme qui est corrigée, levers qui est fait autrement. C’est une autre pensée qu’il a eue, sans nul rapport avec l’ancienne, et qu’il a mise là. De correction proprement dite, aucune : trois épithètes changées dans un manuscrit de la Marseillaise de la paix que j’ai sous les yeux. Aussi la négligence non pas voulue, comme celle des poètes dont « les nonchalances sont les plus grands artifices », mais une nonchalance qui tient au caractère, est-elle son grand défaut d’écrivain. Il fourmille de platitudes, d’images fausses ou incohérentes, d’impropriétés, et de solécismes. Les sujets qui ne lui plaisent qu’à moitié, il les traite en un style convenu qui ne ressemble au sien d’aucune façon, en style classique du xviiie siècle, sec, froid, monotone (la Bataille des Préludes, les derniers chants de la Chute, les trois quarts du Pèlerinage d’Harold). A vrai dire, son style épique a toujours ce caractère ; on croirait presque lire la Henriade, sauf quand une forte vision pittoresque vient comme réveiller le poète36. Il a des métaphores usées, la lyre qui vibre, la flèche qui vole, le char de l’aurore, qu’il répète à satiété (surtout dans les Harmonies) ; ou des images neuves, qu’une fois trouvées, il reproduit sans cesse : depuis le Lac il a placé dix fois l’océan des âges. Il ne surveille pas ses images, qui parfois sont absolument incohérentes : il y a dans Bonaparte un flot qui apporte un cadavre, qui jette un nom, et qui laisse une tache ; et cette tache qui est un sceau, couronne Bonaparte de son forfait comme d’un diadème. Tournez la page, et vous tombez sur cette strophe excellente :
S’il y a eu un écrivain inégal, c’est bien celui-là. — Sa syntaxe même est loin d’être sûre. Il manque rarement de mettre à la troisième personne le verbe gouverné par un qui de la seconde : « Toi qui te livre 37. » Une fois même il dit tu est ou quelque chose d’approchant pour la rime :
Il dit : « votre presque éternité 39 » ; — il dit :
c’est-à-dire : qu’en le voyant mourir, etc. Sa rythmique est comme son style, au hasard de son génie, souvent très heureuse, quelquefois douteuse, vague, n’exprimant rien par elle-même, ne laissant pas voir la raison pourquoi tel rythme a été associé à telle idée plutôt qu’à une autre. Il a des rimes qui ne sont que des assonances : éther et palpiter, étouffer et enfer (4) (rimes normandes), épaule et colle (rime un peu trop méridionale), ou qui ne sont même pas des assonances : glissent et gisent 41. Il a des contre-sens rythmiques absolus :
Ce dernier vers, compact et à gros fracas, exprime tout plutôt que la chose qu’il veut exprimer. Il aime beaucoup les longs couplets en vers de cinq syllabes, dont il semble prendre le modèle dans la cantate de Circé de J.-B. Rousseau. Il trouve ce rythme vigoureux, et l’emploie pour les passages de force (Harmonies passim) ; c’est le contraire. C’est un cliquetis, qui conviendrait plutôt à exprimer le fourmillement d’une foule. L’effet général de certaines tirades en est compromis. Et cependant les hommes du temps ont parlé de « l’harmonie enchanteresse » des vers de Lamartine ; et ils ont eu parfaitement raison. Lamartine n’a pas l’oreille assez attentive, mais il a le sentiment des harmonies douces et caressantes à un degré supérieur, et il sait rendre souple, enlaçante et chantante notre langue assez rebelle, par un don de nature dont on avait depuis longtemps perdu le secret. Les hommes de notre temps sont très surpris des épigrammes de 1835 ou 1840 contre Hugo, où il lui est reproché d’être dur et rocailleux, ce qui en effet est une critique ridicule. Elle s’explique cependant par ceci que les hommes de 1840 avaient fait l’éducation de leur oreille avec Lamartine. Ils avaient lu ces vers :
Ils savaient par cœur ceux-ci :
Là jamais ne s’élèveEt le recommencer.
Ils avaient dans leurs souvenirs ces rythmes glissants et fugitifs, qui semblent frôler l’oreille, expression charmante de l’impalpable :
Comme il arrive toujours, la faculté maîtresse du poète (ici la tendresse élégiaque) avait découvert, presque malgré le poète, du moins nonobstant sa négligence, aussi bien que le style le rythme et les sonorités qui lui convenaient ; et quand le mouvement s’y ajoutait, on avait retrouvé la belle et noble strophe française, avec son harmonie pleine et sa chute ferme, qui est une fête de notre esprit et de nos sens ;
« Pourquoi nous résignons-nous à tout, excepté à ignorer les mystères de l’Eternité ? A cause de l’espérance, qui est la source de toutes nos lâchetés… Pourquoi ne pas dire : Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours, ô Seigneur ! mais ignorant la faute et le procès, je subis ma prison. J’y tresse de la paille, pour oublier. »— Tresser de la paille pour oublier, et crier parfois contre le geôlier pour se consoler :
« Que Dieu est bon ! quel geôlier admirable qui sème tant de fleurs dans le préau de notre prison ! »La terre est révoltée des injustices de la création, elle dissimule par frayeur… mais elle s’indigne en secret contre Dieu… Quand un contempteur de Dieu paraît, le monde l’adopte et l’aime. » —
« Dieu voit avec orgueil un jeune homme illustre sur la terre. Or ce jeune homme était très malheureux et se tua avec une épée. Dieu lui dit : « Pourquoi as-tu détruit ton corps ? »Il répondit :
« C’est pour t’affliger et te punir. »C’est bien là le désespoir absolu, sans recours que le néant, et sans consolation que sa fureur même. Vigny est trop sincère pour se jeter, comme les demi-désespérés qui ne sont que des dégoûtés ou des rêveurs, dans le sein de la nature ainsi qu’en un refuge. Il ne dit pas comme Chateaubriand ou Lamartine : « Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime. » Plus logique dans son système de désespérance, il sait qu’elle n’invite et n’aime personne. Il « en a peur » et il « la hait » comme le reste (Maison du Berger). A cette profondeur de désolation il rejoint les purs nihilistes comme Léopardi, plus intimement blessé que Léopardi lui-même ; car Léopardi, quoi qu’on en ait pu dire très ingénieusement, semble bien avoir dans l’infirmité de sa complexion et les misères de sa vie des raisons réelles de tristesse, ce qui mêle encore au deuil une douceur, celle de se plaindre. La vraie misère morale (quand elle est sincère) est celle qui n’a pas de raison d’être, qui est parce qu’elle est née avec nous, maladie de l’âme incurable précisément parce qu’elle est sans cause extérieure, et a en elle-même son poison. Mais encore, s’il n’est point de remède, au moins quel amusement ? — C’en est un, affreux, mais sensible, que de jouir de sa douleur même. L’orgueil est ici le consolateur. C’est l’ennui se complaisant en lui-même ; car l’orgueil est la forme altière de l’ennui (Hugo). Vigny connaît ce divertissement misérable : « Il est mauvais et lâche de chercher à se dissiper d’une noble douleur pour ne pas souffrir autant Il faut y réfléchir et s’enferrer courageusement dans cette épée. » Et ensuite ? Ensuite il faudrait se taire ; car il n’y a pas de vanité plus vaine que la parole. Elle suppose que penser et sentir ne sont pas des vanités : « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse. » Mais l’homme étant vain et lâche, dans le temps même où il est le plus convaincu de sa lâcheté. Vigny cédera au plaisir de s’amuser au jeu des idées, sans y croire. Il
« tressera de la paille dans sa prison »Il pensera, ce qui est ridicule sans doute, mais moins dangereux qu’agir : « Ce serait faire du bien aux hommes que de leur donner la manière de jouir des idées et de jouer avec elles, au lieu de jouer avec les actions, qui froissent toujours les autres. Un mandarin ne fait de mal à personne, jouit d’une idée et d’une tasse de thé. » Un idéaliste sans croyances ; un penseur sans foi (profonde du moins) dans la dignité et l’utilité de la pensée ; un contempteur de l’action ; un nonchalant par système et un dégoûté par complexion ; un misanthrope qui étend sa misanthropie à la nature entière, et à son auteur ; un blessé et un désenchanté éternel, dont la seule joie a été de briser en lui tous les ressorts de la vie, ce qui explique non seulement l’amertume de ses œuvres, mais la rareté, la brièveté, le souffle court de ses œuvres, le geste las dont elles semblent porter la trace : voilà, presque sans réserve, presque sans aucune de ses heureuses inconséquences dont les désolés sont pleins ordinairement, le caractère et le tour d’imagination de cet homme, qui a été sincèrement, et presque sans attitude, ce que tant d’autres ont été pour faire figure dans le monde et avoir une singularité dans le port de tête. Il vécut ainsi, triste et las, sans jeunesse, même à l’âge où, fatigués d’être vieux, beaucoup se reprennent à sourire, et s’y excitant, par regret d’en avoir laissé passer le temps et pour ne pas mourir sans avoir souri ; très estimé, très honoré, salué très bas, peu ou mal aimé, et en souffrant orgueilleusement (Colère de Samson), un peu courbé sous ce châtiment des misanthropes qu’ils affectent de prendre pour une dignité, et qui est la solitude qu’ils font autour d’eux. Le bonhomme malicieux qui s’appelait Sandeau disait à M. Doucet, lors de sa réception à l’Académie française :
« Vous regrettiez tout à l’heure de n’avoir pas vécu dans la familiarité de M. de Vigny ; consolez-vous : M. de Vigny n’a vécu dans la familiarité de personne, pas même de lui. »— A force de considérer et les hommes et les choses et ses propres sentiments, comme des amis trompeurs, il avait fini en effet par se créer partout une vaste solitude, qu’il retrouvait au fond de soi, et où il vivait dans l’impossibilité et de la supporter, et de la peupler, et de la fuir. Et maintenant ce jeu des idées qui a été, trop rarement son divertissement ici-bas, voyons comme il l’a joué, et de quel air il a « tressé sa paille. »
Voilà le premier stade, pour ainsi parler, de la conception de Vigny sur l’ensemble des choses : une multitude heureuse d’un bonheur misérable et honteux, fait d’imbécillité et d’inconscience ; — au-dessus d’elle des privilégiés du génie ou du devoir, pasteurs de peuples, penseurs, soldats, voués à l’infortune en compensation de leur grandeur. Le second stade de sa pensée — je suis ici pour tout dire, et il faut trancher le mot — c’est la haine, une haine sans déclamation, où l’on sent la froide réserve du gentilhomme, qui peut échapper même au lecteur superficiel, mais très nette et profonde, contre l’auteur d’une si inconcevable injustice. Le monde est fait comme on vient de le voir ; mais le monde ainsi fait est une infamie. L’injustice est partout. Elle est dans la plus antique histoire de l’humanité, dans la Bible. Elle massacre des enfants (La fille de Jephté) ; elle punit l’innocent pêle-mêle avec le coupable, ce qui revient à dire qu’elle frappe l’innocent plus que le coupable (Le Déluge, avec cette épigraphe : « Serait-il dit que vous fassiez mourir le juste avec le méchant ? »). Elle nous suit pas à pas comme un hôte (Le Malheur). — Il n’y a qu’une réponse à faire à la mystérieuse puissance qui nous broie ainsi, c’est le silence. Il n’est point de cri de haine, de blasphème plus sinistre en sa sobriété, en sa simplicité calme que la fin du Mont des Oliviers :
Le troisième degré où Vigny s’arrête un instant est une considération stoïcienne des choses. — Oui, tout est mal : il faut en être bien convaincu et se taire. Le blasphème est trop évidemment une faiblesse et une vanité de plus. L’abnégation est la vertu du penseur et de l’homme fort. Les animaux nous renseignent. Ils meurent sans plainte (La Mort du loup).
De même le dernier mot de Laurette est « abnégation » ; de même tout l’esprit de la Canne de jonc est servitude acceptée et silencieuse, acquiescement à la souffrance comme à une distinction, sentiment raffiné que les grands cœurs ont l’honneur de souffrir, « sentiment fier, inflexible, instinct d’une incomparable beauté, qui n’a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui… Cette foi qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’Honneur. » Il reste un pas encore, que le pessimiste peut faire, s’il n’est pas méchant ; qu’il n’aime point à faire parce que, même s’il n’a point de méchanceté, il a toujours de l’amertume ; que La Rochefoucauld (voir son Portrait par lui-même) se défend d’avoir fait ; qui est pourtant le plus haut degré moral où le pessimisme puisse atteindre et son terme naturel s’il agit dans un cœur généreux du reste et bien placé : c’est un mouvement de pitié pour ces êtres que l’on voit les malheureux jouets d’une injuste et impitoyable rigueur Pitié sombre et sans larmes, mais énergique et passionnée, qui est comme la forme généreuse et le bon côté de la colère Quand l’indignation contre l’oppresseur n’a point sa source dans la pitié pour l’opprimé, il se peut qu’elle la fasse naître. C’est ici le cas. Ce sentiment est infiniment poétique encore, détend ce qu’il y a de dur dans la doctrine, l’élargit, la transforme et l’épure. C’est lui qui a inspiré à Virgile le cri si profond et si pénétrant : « Quæ lucis miseris tam dira cupido ? » ; à Lucrèce le magnifique épisode du sacrifice d’Iphigénie. Il a dicté à Vigny quelques traits de La Maison du Berger. Il lui a enseigné cette grande et originale pensée, bien pessimiste, mais d’un pessimisme singulièrement élevé, que ce n’est pas ce qui est éternel qu’il faut aimer, mais ce qui passe, parce que c’est ce qui passe qui souffre. Ce n’est pas la nature, impassible et ironique, qu’il faut chérir, c’est l’homme : « J’ai vu la nature, et j’ai compris son secret,
C’est enfin à ce sentiment que se rattache la plus haute, la plus pure et la plus originale conception de Vigny, le poème de la pitié, et de la pitié pour le mal ; le péché aimé par l’innocence, parce que pour l’innocence le péché n’est que le plus grand des malheurs ; Satan aimé par un ange, parce que pour un ange le plus grand des coupables n’est rien autre chose que le plus misérable des malheureux (Eloa). A ce dernier terme le cercle entier de la pensée pessimiste est parcouru. Dufond du désespoir le philosophe est arrivé au transport et au ravissement du pur amour. Rien ne montre mieux la force et l’étendue de ! esprit philosophique chez Alfred de Vigny. Car toute doctrine philosophique complète et vigoureusement embrassée par un esprit puissant contient en ses conclusions le contraire de ses prémisses, et y amène par un vaste détour ; ce qui revient à dire qu’une vraie doctrine philosophique explique tout, et circonscrit le monde moral tout entier dans le cercle de son évolution, à la condition que l’esprit qui l’a adoptée sache la voir en tout son ensemble. — Vigny a promené sur les choses un regard désolé, mais d’une pénétration, d’une étendue et d’une sûreté qui ne le cède à aucun autre.
« Que dira ma mère ? » Est-ce qu’il ne vous semble point que ce n’est plus cela du tout ? C’est la fille du Christ Eloa, ce n’est pas la Marguerite de Faust. Je veux bien qu’elle aime, mais son amour ne doit être que la forme extrême, sublime et éperdue de la pitié. Elle doit aimer Satan (comme elle faisait au début), non pas quoique, mais parce que, l’aimer comme les saintes folles du dévouement embrassent le lépreux, à cause de sa lèpre ; dire : Le crime c’est l’infini du malheur ; le ciel c’est l’infini de la miséricorde ; l’enfer doit disparaître dans un embrassement la grâce ; je me jette à l’abîme pour le combler, comme Jésus s’est fait homme pour que l’homme fût à jamais purifié ; et tous les deux nous y réussirons, quand les temps seront révolus, par la vertu de notre sacrifice. En attendant nous nous sacrifions, dans un immense amour et une immense espérance. — Voilà Eloa, et ce n’est pas moi qui ai cette idée, c’est Vigny qui par tout le début du poème me l’a donnée. Ce n’est point ma faute si je ne la retrouve plus à la fin. Il me semble que tout cela revient à dire que dans Vigny l’artiste est inférieur au poète, le metteur en œuvre inférieur au créateur d’idées poétiques. C’est une banalité que de remarquer que dans Hugo la mise en œuvre l’emporte infiniment sur la conception, voile parfois magnifiquement une certaine pauvreté de fond. C’est juste le contraire chez de Vigny. Il a des idées poétiques qui aboutissent mal ; il en a qui n’aboutissent pas. Il gagnera infiniment à passer dans ces odieux livres qu’on appelle les morceaux choisis, à être lu par fragments. Ce n’est pas un très bon signe : il est impossible de faire un recueil de morceaux choisis d’Homère ; la seule idée de le faire aurait quelque chose de criminel.
Encore ici est-ce Virgile qu’il imite. Mais le malheureux imitera Racine le fils :
Il appellera les nuages noirs « l’arsenal des orages », etc. — Voulez-vous du style de Gentil-Bernard, oui, chez le chantre d’Eloa ? Vous en trouverez :
Tout y est, depuis le « pudique matin » jusqu’à « l’amour et sa main idolâtre », qui n’ose pas rimer avec « albâtre », je le reconnais, mais qui rime avec « folâtre. » — Il a jusqu’à des périphrases sur les pendules, ce qui est la marque même, et comme le signe de ralliement des pseudo-classiques de 1760 :
Il a un autre signe caractéristique, révélateur du poète malgré Minerve, que vous retrouverez chez tous les rimeurs du xviiie siècle, depuis La Motte jusqu’à Fontanes : c’est le génie de l’impropriété. Il parlera de couples dansants qui « suspendent des repos balancés en mesure », qui « troublés par leur groupe riant, dans leurs tours moins adroits se heurtent en criant » ; de la danseuse qui « sème en passant les bouquets de sa tête » ; tout cela en moins de dix vers, inspirés par le spectacle de « jeunes beautés » qui dansent, pardon, je veux dire « que la valse entraîne dans son sphérique empire ». En ses plus beaux ouvrages, ce vice de l’impropriété dans l’expression le poursuit. Au milieu d’une strophe magnifique de la Maison du Berger, vous lisez :
Comprenez-vous bien ? — Il parle quelque part de Bordeaux qui « de ses longs quais parés de maisons neuves, porte jusqu’à la mer ses vins sur deux grands fleuves. » Où a-t-il vu cela ? — Il y a de l’inexplicable chez de Vigny. On dirait que ses ouvrages ont ôté écrits par deux frères, dont l’un était un grand poète et un vigoureux penseur, mais très paresseux ; l’autre, écrivain médiocre et suranné, et assez peu intelligent, complétait les ouvrages laissés inachevés par le premier, pratiquait des soudures, établissait des transitions, surtout finissait les pièces le tout sans très bien comprendre. Car, à côté de ces médiocrités, il y a des pages qui, même au seul point de vue du style, comptent parmi les plus neuves, les plus fortes et pleines, les plus purement belles de notre siècle et de toute notre littérature, et dans des genres très différents. On sait par les citations que j’ai déjà faites que le vers philosophique, sobre, vigoureux et grave, ramassant une pensée puissante dans une image courte, est un instrument que Vigny sait manier avec une sûreté merveilleuse :
Mais il y a aussi des vers d’un sentiment exquis, dont la douceur pénétrante fait songer au meilleur Lamartine à Lamartine quand il est sobre :
Le charme mêlé à la grandeur, et qui circule comme une brise fraîche à travers La Maison du Berger, c’est cette pensée triste du poète qui, par moments, de la contemplation désolée des choses se reporte sur une femme aimée, et alors trouve, avec le plus heureux contraste, des vers enlaçants et berceurs, où l’on sent que l’âme du poète se repose, s’endort volontairement, s’apaise en une dernière illusion :
Et la suite. Autant l’élégiaque qui n’est qu’élégiaque, le poète éternellement épris d’un sourire, d’un regard et d’une larme, est, même avec du talent, ennuyeux, affadissant et parfois ridicule ; autant il est d’un grand artiste d’associer à une pensée mâle, amère et triste, une gracieuse et tendre faiblesse de cœur ; à la condition que l’écrivain ait assez de souplesse pour trouver les styles juste appropriés à des nuances de sentiment si diverses, et pour passer sans dissonance de l’un à l’autre. Vigny a parfaitement réussi à cela. L’effet est singulier et profond. Enfin il ne faut pas oublier que, sans faste et sans fracas, il est très grand peintre des peintre à la façon de ceux qui prêtent des sentiments aux choses, comme il convient à un philosophe, mais avec discrétion, avec vigueur aussi, avec largeur et plénitude et une rare originalité Voyez comme s’anime et vit d’une vie puissante cette « bouteille à la mer » portant la dernière pensée du navigateur, roulant de rivages en rivages…
… voyant les pôles, les royaumes noirs, toujours seule, inquiète et comme triste du secret qu’elle porte.
Tout, dans cette admirable pièce, donne l’impression forte de l’humanité énorme et aveugle à travers laquelle flotte au hasard, sans savoir si elle abordera jamais, une pensée précieuse, frêle et humble, imperceptible dans les immenses [texte lacunaire] des forces brutales. Il a ce don, qui est le plus significatif la marque propre du grand poète. Sa pensée s’épanouit d’elle-même en une vision, et se présente à nous en un tableau. Peut-on mieux dépeindre l’état de demi barbarie et de demi-civilisation où sont les peuples à notre époque, que par ces images ?
S’il a exprimé magnifiquement le vide immense, le « désert mouvant » de l’humanité, c’est lui encore qui a le mieux fait sentir l’implacable et dédaigneuse sérénité de la nature éternelle. C’est bien sa voix puissante qu’on entend dans ces vers :
« Un âne qui ressemble à M. Nisard brait »; mille traits de ce genre. Quand sa vanité était éveillée, elle le menait tout entier. Il est juste d’ajouter qu’elle ne s’endormait jamais. Ce défaut ordinaire des artistes était en lui à ! égal de son génie, qui était immense. C’est encore par ce côté que Victor Hugo est un homme de l’humanité commune et moyenne. Il n’est pas altier et d’un orgueil sombre, comme Chateaubriand ou Byron ; il n’est pas fat et d’une coquetterie féminine d’enfant gâté, comme Lamartine ; il est épanoui en vanité comme un bourgeois. Il a une naïveté d’admiration pour lui-même qui ne raffine pas, qui ne se dissimule point, qui se rengorge. Il se compare tantôt à l’Atlas, qui porte un monde, tantôt au Mont-Blanc48. Il se fait demander à quoi il s’occupe, et répond :
« Je fais mon métier de flambeau. »Parlant d’Eschyle et du théâtre d’Athènes, il ne peut se tenir de faire le récit de la première représentation d’Hernani 49. Du reste n’admettant sur un homme de génie ni discussion, ni critique, ni emploi aucun de l’intelligence, attendu qu’un génie « est comme une montagne, qui est à prendre ou à laisser », et qu’il faut « l’admirer comme une brute ». C’est l’intrépidité de bonne opinion du Français des classes moyennes, qui s’admire sans hésitation et veut qu’on l’admire avec discipline. De là un trait de caractère fort curieux, et que je ne relève, comme je fais les autres, que parce qu’il a eu son influence sur ses ouvrages ; l’absence complète du sentiment du ridicule, j’entends du ridicule où il s’expose. C’est plaisir de voir comme un Voltaire a l’instinct de son côté faible, se garde, le plus souvent, de toute attitude, de tout oubli qui prêterait à la dérision. Hugo, si soigneux de son attitude et de son personnage, n’oublie que cela ; mais il l’oublie toujours. On l’a parodié mille fois. S’il n’en avait eu cure, on comprendrait qu’il eût continué d’y donner prise. Mais il en souffrait cruellement, et ne s’obstinait que davantage à y donner matière. Dans ses plus belles œuvres, non seulement l’orgueil de son génie, ce qui est tout simple, et même fait plaisir, non seulement la vanité, ce qui s’excuse, mais la manie de s’étaler éclate tout à coup, comme un tic, à la joie de ses détracteurs, et à l’ennui de ceux qui l’admirent. De très belles choses, et voilà pourquoi je m’en plains, en sont gâtées. Il y a une vanité si désordonnée qu’elle prend mal les intérêts mêmes de la vanité. C’est pour cela qu’elle assure à celui qui en est possédé un manque absolu de tact. Le manque de tact est, pour ainsi dire, la faculté maîtresse d’Hugo. Il croit que son entretien avec Charles X à propos de Marion de Lorme eût sauvé la monarchie si on l’eût compris ; il le croit, et rien de mieux ; mais il ne comprend pas qu’il est ridicule de le dire. Dans un très brillant discours à rassemblée législative, il est interrompu par les cris de la droite avec laquelle il siégeait un an auparavant, et il s’écrit : « Quoi ! je vous suis suspect ! — Mais, sans doute ! — Quoi ! je vous suis suspect ! Vous le dites ! » Les rires éclatent. Il est stupéfait. Ce n’est pas de quitter la droite qui est un crime ; mais s’étonner, quand on l’a quittée, de lui être suspect, et le lui dire, qui est naïf. Veuillot, avec toute l’exagération cruelle des représailles, dit une chose juste quand il lui reproche de donner dans le même recueil qui porte le deuil de sa fille (Contemplations) des confidences sur Mlle Rose, Mlle Lise, et la belle fille aux roseaux verts. Déjà dans une très belle pièce des Feuilles d’automne 50, il recommandait à sa fille, âgée de huit ans, de prier pour les courtisanes. Quelque soin qu’il ait eu de son attitude, il l’a compromise quelquefois par de brusques disparates du même genre. Ses thuriféraires furent dans un mortel embarras en 1865 quand il lança les Chansons des rues et des bois, œuvre charmante, mais trop gaie pour un homme qui depuis quinze ans s’était établi dans le personnage « d’homme devoir », de « souffle des douleurs » et de « bouche du clairon noir. » C’était l’écho d’une proscription pleine de bonne humeur. « Habemus facetum exsulem. » Veuillot eut la fois le bon goût littéraire de les trouver remarquables, et la cruelle malice d’en faire l’éloge. Ce genre d’infirmité morale se voit mieux dans un exemple. Hugo pleure la fille d’un de ses amis, Claire P.51. Il y a là des choses ravissantes de grâce virginale, un peu maniérée, mais exquise, puis, tout à coup :
Il y aurait à plaindre celui qui ne trouverait pas là quelque chose d’un peu répugnant. Grosse vanité, manque de tact et inconscience du ridicule, ces défauts pris en leur ensemble s’appellent d’un nom qu’il faut bien prononcer pour être clair : c’est le pédantisme. Hugo est plein de ce travers qu’il aurait pu éviter, puisqu’il n’était pas pour lui une fatalité de profession. Son discours à l’Académie française, ses préfaces, son William Shakespeare, ses Réponses à un acte d’accusation, ses Quelques mots à un autre (Contemplations, I, 1, 26 ; voir le dernier vers, incroyable) sont infectés de cette maladie de rengorgement et de bouffissure. De vives sympathies, toutes prêtes, en ont été effarouchées, détournées de lui Même quand on l’admire, il prend soin qu’on se refuse à l’aimer. Ses ennemis en profitent aisément. Ibo est un poème admirable. Que fait Veuillot ? Il feint d’être exaspéré de la prétention et de la pose qu’on sent en effet sous ce beau langage. Pour faire oublier le poète, il montre l’homme derrière, et dès qu’il y réussit, (et la faute de l’auteur est que ce soit facile), le charme est rompu. Les hommes d’un vrai goût s’y prennent justement à l’inverse. Ils s’obstinent à oublier l’homme, ne s’en occupent non plus que s’il avait vécu il y a dix siècles et n’eut point parlé de lui, et alors peuvent admirer. Le tort d’Hugo c’est qu’il s’est arrangé de manière que cet effort d’abstraction soit extrêmement difficile. Ce qui ramène un peu à lui cette sympathie dont, malgré tout, l’artiste le plus sublime a toujours un peu besoin, ce sont ses sentiments d’homme de famille, qu’à travers certaines erreurs, il a, en somme, toujours gardés, et qui, malgré l’affectation fréquente de la forme, ont un accent sincère où l’on ne se trompe point. C’est surtout, et je voudrais y insister, sa magnifique ardeur, infatigable, à son travail, sa passion pour son métier, non pas tant de flambeau, mais d’artiste. A travers quelques écarts de jeunesse égarés dans son âge mûr, il a bien travaillé, tous les jours, constamment, sans relâche, comme un bon ouvrier de l’art. D’autres ont pris et quitté et repris la plume. Il savait très bien que le respect de l’art consiste à ne jamais le quitter. J’aime même son dédain pour l’amendement des œuvres anciennes, et son mot très vaillant : « On doit corriger ses anciens ouvrages en en faisant de meilleurs. » Le secret est là de son progrès continu, presque jusqu’au terme, dans une carrière littéraire de soixante-dix ans52. A essayer de voir son caractère dans son ensemble, on se figure une âme insuffisamment élevée, et même assez ordinaire, dépaysée dans un grand génie, comme un homme du commun dans une grande place, et y contractant des défauts de parvenu. Tel un bourgeois un peu mesquin et un peu vain, devenu grand fonctionnaire. Le malheur, dans ce cas, c’est que les défauts du bourgeois gâtent le fonctionnaire lui-même dans ses manières, son attitude, sa représentation. Ce n’est pas pour une autre raison que j’en ai parlé.
« Il est réservé, il est discret Vous êtes tranquille avec lui ; il n’abuse de rien II a une qualité bien rare ; il est sobre — Qu’est ceci ? une recommandation pour un domestique ? Non, c’est un éloge pour un écrivain. Une certaine école a arboré de nos jours ce programme de poésie : sobriété. Il semble que toute la question soit de préserver la littérature des indigestions. Autrefois on disait fécondité et puissance ; aujourd’hui l’on dit tisane… Soyez de la société de tempérance. Un bon livre de critique est un traité sur les dangers de la boisson. Défense de hanter le cabaret du sublime… Passez votre vie à vous retenir. »Etc., etc. Car Hugo n’est jamais « sobre », et le propre de ce genre d’esprit est précisément l’intempérance. De même dans la Réponse à un acte d’accusation 54 et dans A propos d’Horace 55 des images inattendues et fantasques éclatent comme des fusées bariolées : « J’ai mis le bonnet rouge au vieux dictionnaire. » — « J’ôtai du cou du chien stupéfait son collier d’épithètes. » — « L’emphase frissonna dans sa fraise espagnole. » — « J’ai de la périphrase écrasé les spirales. » — « Sur le Racine mort le Campistron pullule » (excellent). — On rencontre encore souvent cette forme de la satire par le grotesque dans Napoléon le Petit, livre qu’on ne lit déjà plus, parce que c’est une œuvre de circonstance ; mais dont il faudrait tirer quelques pages, superbes de vraie éloquence, ou étincelantes d’ironie. Mais, remarquez-le, cet esprit est relativement facile, et, en son fond, il est très vulgaire. Le heurt des mots entrechoqués d’une main vive et très habituée au vocabulaire en fait presque tous les frais. C’est pour cela, encore qu’il n’y ait aucune raison de le proscrire, qu’il est un danger quand on n’en a pas d’autre. L’esprit bouffon mène à dire des choses amusantes ; mais l’esprit vrai mène surtout, ce qui est bien plus important, à ne pas dire de sottises. Et l’esprit bouffon, non surveille par l’esprit vrai, a parfois une autre suite, désastreuse, qui est de se prendre au sérieux. Il arrive que Victor Hugo prend pour une idée, et quelquefois pour une découverte, une fantaisie que lui souffle le démon burlesque qui est son génie familier. C’est alors qu’il s’écrie : « Nomen, Numen, Lumen. » très sérieusement, ou que, voyant la lune se lever, il dit avec gravité :
« Dieu officie, et voici l’élévation. »Le passage du burlesque qui s’amuse au burlesque qui devient dupe de lui-même et se prend subitement pour une métaphysique, est très sensible dans cette jolie Réponse à un acte d’accusation que nous citions tout à l’heure. Dans toute une première partie, d’un badinage un peu lourd, mais amusant en somme, le poète s’égaie.
« Allons ! oui ! dit-il, je suis un affreux perturbateur. J’ai déchaîné l’émeute dans la langue française et terrorisé Batteux. J’ai été le « buveur du sang des phrases. »Voilà-t-il pas une grosse affaire ? » Puis, tout à coup, il se ravise : « Mais, oui ! c’est une grosse affaire, et j’ai tort d’en faire un jeu. Car qui délivre le mot, délivre l’idée, et qui délivre l’idée affranchit les hommes, et c’est ainsi que Théophile Gautier est un continuateur de la Révolution française ; et le mot c’est le verbe, et le verbe c’est Dieu, d’ou il suit que tout homme qui remplace une périphrase par une métaphore est un Christ. » Il ne dit guère moins. Il a perdu pied. Il a subi la fascination d’une plaisanterie qu’il a faite jusqu’à la prendre pour un Sinaï56. C’est dans ces cas, et malheureusement dans quelques autres, que le mot féroce de Veuillot : « Jocrisse à Pathmos », rie semblé que dur. On a très bien dit que l’esprit ne suffit à rien, et sert à tout. On pourrait même dire qu’insuffisant en toute chose, il est nécessaire en toute chose, même dans le génie, qu’il empêche de déraisonner. Or de l’esprit, Hugo en a, mais d’un certain genre ; et il a le genre d’esprit qu’on a d’ordinaire quand on n’en a pas assez. Pourquoi relever un défaut de dixième ordre chez un homme qui a des facultés de premier rang ? — Parce que ces facultés ont presque constamment souffert du voisinage de ce défaut ; parce que ce sont leurs défauts qui limitent les hommes, et qu’en ce moment je m’attache surtout à fixer les limites d’Hugo, ne sachant pas d’autre méthode pour définir que de délimiter.
« c’est peu d’être poète, il faut être amoureux », et comme le fait remarquer très justement un critique contemporain58,
« une grande passion est aussi rare qu’un grand génie. »Les observations qui précèdent feront comprendre pourquoi ia sensibilité d’Hugo semble si inégale. Il a eu les deux défauts, et il a atteint le point de perfection indiqué plus haut. Il lui arrive d’être trop emporté par sa passion, par la colère par exemple, pour pouvoir donner à sa passion l’art et la forme artistiques. — Il lui arrive de peindre des passions qu’évidemment il sent très peu, et alors d’être froid. — Et il arrive enfin qu’il a senti fortement et profondément, puis que, juste au moment où le sentiment est assez fort encore pour être pleinement embrassé, mais assez calmé pour pouvoir être transformé en œuvre d’art, il l’a saisi et fixé dans une forme que le génie lui inspire ; et alors il n’y a rien de plus beau dans toute la littérature française, et peut-être dans toute la littérature moderne, que telle élégie de ce prétendu impassible. Ce qu’il a peu senti, alors qu’il fallait absolument le sentir pour le bien exprimer, ce sont les passions de l’amour. On disait couramment de son temps : « Les femmes n’aiment pas Victor Hugo. » C’est qu’il n’est pas du tout le poète des femmes. Très certainement il n’a pas connu la passion d’un Catulle59, ou seulement d’un Tibulle, ou même d’un Racine, qui n’aimait guère, mais qui aimait à être aimé, d’où vient qu’il a fait parler mal ses amoureux et admirablement ses amoureuses. Remarquez, ce qui est bien significatif, que ses vers de jeunesse ne sont pas des vers d’amour, chose à peu près prodigieuse dans la vie des poètes, et même de tous les hommes. A peine une ou deux pièces, très courtes, et qui semblent des poésies de salon, dans les Odes et Ballades. Rien, ce me semble, dans les Orientales. Il faut arriver aux Feuilles d’automne (il a trente ans), et surtout aux Voix intérieures et Rayons et Ombres (il a près de quarante ans), pour trouver le Victor Hugo amoureux, ou qui feint de l’être. Très probablement il obéissait à une mode du temps bien plus qu’à un mouvement de son âme. Mais quand les vers d’amour ne sont pas des vers d’amoureux qui est poète, ils peuvent être beaux ; ils sont ennuyeux. Ils tombent vite dans ce qu’on peut appeler la sensibilité de romance. Les romances sont des élégies écrites par des gens qui ne sentent rien à l’usage de ceux qui feignent de sentir. Une foule de petites pièces d’Hugo60 sont des romances proprement écrites, et il semble le comprendre, car il en est qu’il intitule, irrévérencieusement, Guitares. Quand il n’est pas simple facteur de guitares, il s’en tire d’autre sorte et très habilement ; car il sait son métier. C’est à savoir par le lieu commun poétique ou par la riche peinture du cadre de l’amour. La Tristesse d’Olympio est un développement sur la fragilité des amours humains au sein de la nature indifférente, et, considérée comme telle est une belle chose. Dans Passé 61, le procédé qui consiste à détourner l’attention du tableau sur le cadre est très curieux. On se promène dans un vieux parc du temps de Louis XIII. Le poète montre celle qui l’aime le vieux château, délaissé et triste, qui fut jadis plein de rires, de chansons, de beaux seigneurs et de belles dames et d’aventures galantes. — « Et je vous dis alors… » Et il ne lui dit pas grand’chose. Et il a raison ; car ce qui l’intéressait, lui artiste bien plus qu’amoureux, c’était le château noir dans l’incendie du soleil couchant, et le parc au branchage austère, et les dames du temps jadis, et les « manteaux relevés par la longue rapière », et de tout cela il a fait une résurrection exquise. De même le poème V de l’Ame en fleur (Contemplations, I) : « Hier le vent du soir… » : dix vers d’un rythme ravissant, mais comme sentiment, celui de la « nature amoureuse » plutôt que du cœur ému. Vers la fin62, dégagé des influences de la mode de 1840, il a donné sa vrai à note amoureuse, très originale, quelque chose de joyeusement sensuel, et de maniéré avec un peu de lourdeur, du Gentil-Bernard coloré et bariolé, d’un mauvais goût affriolant et savoureux, vrai régal des curieux de style, sans l’ombre, du reste, d’amour vrai. Où il sent trop vivement, au contraire, à dépasser la mesure, qui est l’art même, et qu’ailleurs il connaît si bien, quoi qu’il en dise, c’est dans les emportements de la colère. Les Châtiments ont des parties merveilleuses, où Hugo dépasse tout, où il recule les limites connues de la poésie éloquente, où il invente presque (je dis presque, songeant à d’Aubigné) un nouveau genre : la satire lyrique, l’imprécation sacrée, la vraie Némésis. Il en est d’autres où ce qu’il n’avait pas assez tout à l’heure, l’émotion profonde, la vibration nerveuse, il l’a trop. L’injure, qui est une chose parfaitement belle et très artistique quand elle est à la fois sincère et maîtresse sûre de ses effets, parfois ici ne se contient plus, se prodigue, se répète, piétine furieusement sur elle-même, s’étrangle et s’étouffe, bégaie dans une grimace. Il est trop furieux ; la tension terrible des nerfs s’achève en pâmoison. La pâmoison n’est artistique que quand elle sait la manière de se servir d’elle-même et se surveille en feignant de s’abandonner. Il le sait bien, et il est si artiste qu’après une explosion de véhémences un peu monotones et, à parler franc, ennuyeuses, il se ramène lui-même à l’art, et s’écrie, trouvant dans un retour à l’amour du beau un effet de contraste admirable : « J’en ai assez….
Ce qui n’empêche pas que la moitié des Châtiments ne soit que fureurs haletantes, et vocabulaire d’injures à la Vadius. Je sais bien que cela est sincère, et c’est ce qui fait que, si c’est fatigant, du moins ce n’est pas froid. La passion vraie, même vulgaire, a beaucoup de puissance sur les hommes. J’ai vu des lecteurs, lettrés, recevoir comme la secousse physique du fameux début : « Ah ! tu finiras bien par hurler, misérable ! » C’est un cri. Un cri franc, qui ne sent pas trop l’intonation théâtrale, émeut toujours. Tout compte fait cela est encore préférable aux « guitares. » Mais il est un cas où la sensibilité d’Hugo n’est ni factice ni contestable au point de vue de l’art pour être trop violente. Il a aimé ses enfants, et… mais remarquez déjà ceci. Il a aimé ses enfants. Nous en sommes tous là, direz-vous. Nous, sans doute, hommes d’humanité moyenne et proche de la bonne loi naturelle. Mais les artistes n’en sont pas tous là, il faut le savoir. Montaigne ne les aime point ; La fontaine non plus, ni Rousseau, ni tant d’autres aussi, qui se sont gardés de les aimer en s’abstenant d’en avoir. Hugo, par le tour de sa sensibilité, comme par bien d’autres traits, est bien l’homme de la bonne moyenne, au gros de l’armée humaine, avec des sentiments francs et droits, et point trop raffinés. Il a aimé ses enfants, les a chantés en jolis verts (A des oiseaux envolés — Lorsque l’enfant paraît…) ; puis, quand il les a perdus, il a été tout franchement déchiré, comme un brave homme, secoué d’une rude douleur de plébéien, terrassé comme un homme robuste par un gros chagrin qui s’abat sur lui ; puis enfin, ce moment revenu de demi sérénité, qui est le temps propice pour que le sentiment devienne matière d’art, de sa douleur il a fait des œuvres incomparables, qui n’ont plus rien d’analogue ni avec ses chansonnettes d’amour, ni avec ses imprécations de proscrit, qui sont au rang de tout ce qu’un sentiment profond a inspiré jamais à un grand artiste : Pauca meæ 63. Là, comme tout est vrai, et en même temps comme tout est admirablement disposé pour l’effet artistique ! A peine (cardans ces modernes, il semble impossible que la mesure exquise ne soit pas toujours un peu dépassée,) à peine quelques traits un peu puérils (« Oh ! la belle petite robe Quelle avait, vous rappelez vous ? ») — Mais que de choses vraiment senties, trouvant la langue et le mouvement et le tour qui leur sont absolument propres !
Il y a là le poème complet de la douleur vraie, toutes les phases successives du grand deuil profond : d’abord l’accablement, l’anéantissement de l’homme sous un coup d’une puissance supérieure, qui lui semble aveugle, à laquelle il ne peut rien comprendre sinon qu’elle le frappe et qu’il en est comme écrasé (Il est temps que je me repose… ») ; — puis les souvenirs, les visions du passé, quand l’âme, incapable encore de penser, s’est reprise assez pour s’enfermer dans sa douleur et trouver un charme amer à s’en repaître : elle était jolie ; elle était douce ; elle m’aimait, nous étions heureux ; puis, quand le cœur a épuisé cette douceur de la tristesse et n’a plus rien où se prendre même en sa douleur, nouvel accablement et chute profonde au fond de soi, plus lourde et plus sombre encore que la première :Toutes ces choses sont passées
— Puis enfin (ah ! cette phase-là !) quand l’âme, meurtrie encore et désolée, mais plus calme parce que tout se calme, et que c’est notre infâme misère, mais aussi notre pitoyable réconfort, que le désespoir s’apaise à durer quand l’âme redevient plus douce aux choses, plus sereine, peut regarder autour d’elle, voir les champs, la mer, le ciel ; alors le sentiment chrétien s’offre et s’insinue, sinon comme une consolation, du moins, ce qui est d’une vérité profonde, comme une forme de l’apaisement. L’homme se dit que c’est une impiété peut-être d’accuser parce qu’il souffre et de maudire parce qu’il semble maudit (A Villequier, première partie) — mais qu’il faut pourtant qu’on lui pardonne, parce que c’est trop pour sa petitesse qu’un si grand coup du bras infini, et trop pour sa pauvre raison que cet effet étonnant du grand mystère (A Villequier, fin). Et cette fois, sauf, à mon gré, quelques longueurs, je ne vois pas de mot pour exprimer complètement la beauté de cette inspiration du cœur, de la raison et du génie :
VeuiIlot jette un cri d’admiration et d’émotion à cette première partie du poème. Je ne sais pourquoi il trouve moins belle et moins chrétienne la seconde, qui est aussi touchante, et qui exprime précisément dans une admirable mesure la plainte « soumise » et humble, telle qu’il me semble qu’elle est permise au croyant. Les chrétiens qui ont souffert en jugeront : « Considérez, mon Dieu, dit le poète, que si c’est une punition, je ne pouvais pas l’attendre aussi rude (c’est là qu’il y a peut-être un manque d’humilité, mais presque insensible) ; considérez que la douleur aveugle, et puis qu’elle est plus forte que nous, qui sommes faiblesse…..
Peut-être faites-vous des choses inconnues
L’office d’historien littéraire a ses ennuis. Je voudrais en ce moment lire et relire Pauca meæ, venant de m’apercevoir que je ne le sais pas encore par cœur ; et il me faut pour être complet, poursuivre, dire non seulement que Victor Hugo ne s’est pas toujours maintenu à cette hauteur, ce qui est trop naturel, mais que, pour les choses de sentiments comme pour d’autres, il a, plus tard, changé en procédés d’atelier ce qui avait été émotions de foyer et de sanctuaire. C’est là ce qui justifie presque les délicats trop raffinés qui ne veulent pas de sensibilité en art. Sans doute ils pensent que ces choses sacrées du cœur ne sont belles que quand elles sont sincères, et qu’à devenir matière d’art, à être maniées pêle-mêle avec des rimes rebelles et des ratures, elles perdent, sinon leur sincérité, du moins quelque chose de leur pudeur. Je crois tout au moins qu’il faut beaucoup de réserve et de scrupule en cela, et je n’aime pas l’artiste qui, sachant qu’il réussit le sentiment, s’en fait un genre et une matière. Pauca meæ isolé au milieu de toute l’œuvre d’Hugo eût été très imposant. Il est trop revenu sur ces sujets, a trop étalé son foyer, comme lui-même. Il y a là une délicatesse qui lui manquait. De belles choses encore. Dans A celle qui est restée en France, par exemple, quand le père s’approche des lieux où dort la morte, ce cri sublime :
Considérez que c’est une chose bien tristeDe le voir qui s’en va.
Mais que de puérilités, que de faux naïf, que d’efforts pour bégayer sous prétexte d’être tendre, que de babil à la bébé, sans naturel, et que de peines prend le plus grand poète français du siècle pour rivaliser avec Gustave Droz, dans Petit Paul (sauf quelques dans l’Art d’être grand-père, même dans Claire P., même dans A la mère de l’enfant mort ! Dire h une mère qui a perdu son enfant : vous ne lui avez pas assez fait entendre :
cela est très beau et très noble ; mais ajouter :
cela est joli ; et le pire langage à tenir à une mère en deuil est de lui dire de jolies choses. De même dans Claire P. la jeune fille morte qui est au ciel :
La sensibilité d’Hugo est quelquefois profonde et puissante, quelquefois violente et impuissante à se soumettre aux lois de l’art, souvent indigente, froide, et alors factice, laissant à sa place s’introduire le maniéré, les petits sourires faux et les petits gestes mièvres. L’homme que nous étudions commence peut-être à se dessiner. Robuste, taillé en force, né pour vivre quatre-vingt-trois ans, et avoir à cet âge une « agonie de taureau » de huit jours ; sanguin ; un peu peuple64, avec des colères violentes, peu de tact, peu de mesure, une puissance de travail et de persévérance incroyable, une inconscience du ridicule étonnante ; un peu bourgeois, avec des vanités mesquines » du pédantisme, des ambitions au-dessous de lui, des rancunes, pas assez d’esprit, du goût pour la politique, des calembours ; — une sensibilité bien plébéienne par certains côtés, qui sont les bons, profonde et âpre, à sanglots, pour un deuil domestique ; bourgeoise aussi par d’autres côtés, un peu froide dans les choses d’amour, un peu sensuelle dans les choses de galanterie, un peu façonnière dans les consolations, les confidences, les tableaux enfantins ; — âme vigoureuse d’un homme des moyennes classes, bien douée en somme, à laquelle les finesses, les délicatesse de certaines pudeurs, certains dédains nobles, certaines distinctions, des faiblesses mêmes qui sont des grâces, tout ce qui est aristocratique dans le sens élevé du mot, ont manqué. — Dans cette âme ainsi faite, quelle intelligence s’est formée et quelle imagination s’est épanouie ; dans cet homme quel penseur est né, et quel artiste, c’est ce qui reste à chercher.
Feuilles d’automne, I. C’est bien cela. Il vibre au vent qui souffle, et plus fort au vent plus violent. Ses changements politiques, par exemple, que lui ont assez sottement reprochés ses adversaires, ne sont que des modifications de son aptitude à refléter. Mais ils prouvent bien que ses idées ne sont que des reflets. Car ses idées sont toujours celles de tout le monde à telle date, mais toujours un peu en retard. — Ses idées générales de 1822 à 1830 (Odes, Préfaces, Journal… d’un jacobite dans Littérature et philosophie) sont celles de Chateaubriand ; — ses opinions de 1831 (brusquement) sont celles qu’avait le Globe en 1826. — Puis sous Louis-Philippe, il est libéral, mais religieux, volontiers chrétien, avec des mépris pour Voltaire, ayant vers 1840 la philosophie que les Français des classes moyennes avaient vers 1830. — Il est républicain conservateur et porté sur la liste de la droite en 1848, et républicain radical en 1849. Il donne seulement alors dans les colères anti-cléricales, qui sont une marque plutôt du bourgeois de 1845 (Michelet et Quinet au Collège de France) que du bourgeois de 1850 ; — et comme il a été républicain après Lamartine, il devient socialiste après Pierre Leroux et vaguement panthéiste après Jean Reynaud69. — Une fois là, cependant, il s’arrête, reste dans le même état d’esprit jusqu’à sa mort. Il a cinquante ans. Le pli est pris. Absolument sincère en tout cela, n’ayant jamais eu, quoi qu’on dise, d’autre ambition, tenace du moins et prolongée, que celle de sa gloire, sincère au point que les opinions et idées qu’il a, il croit les avoir eues. Ses « j’ai dit, j’ai vu » de Ecrit en 1846 (Contemplations, II) sont très curieux à cet égard. Comme, au moment où il publie cette pièce (1855), il s’occupe de socialisme, d’histoire au point de vue populaire, de libération intellectuelle et morale, d’extinction du paupérisme, etc., ayant dans l’esprit les Misérables et la Légende, ces idées qui le sollicitent, il croit les avoir eues avant 1846, et c’est en parlant de son œuvre d’avant 1846 qu’il dit : « J’ai plaidé pour les petits, j’ai demandé la grâce universelle, j’ai voulu résorber le bagne par l’école, j’ai rêvé tous les progrès, j’ai mis en liberté l’amour, j’ai réhabilité le forçat et la prostituée, et j’ai été républicain », toutes choses dont il n’est pas question le moins du monde dans ses livres de 1830 à 1848. Au temps où il parle, il voit ainsi son œuvre passée, tant à la fois il est sincère, et sensible à l’impression du moment. On conçoit que des idées qui ne sont qu’un phénomène de réfraction sont toujours un peu inconsistantes. Victor Hugo n’est presque jamais obscur, quoi qu’on en ait dit ; mais il est flottant, parce qu’il est superficiel. On hésite devant une idée de lui, non parce qu’elle est trop abstruse, mais parce qu’on s’attend à une pensée profonde, qu’il l’annonce, qu’on veut la trouver, et qu’on la cherche. Jusqu’aux Contemplations son procédé dans les pièces philosophiques consistait à disposer l’appareil d’une dissertation, à poser un grand problème… et à s’esquiver (Pensar Dudar, Que nous avons le doute en nous, Pente de la rêverie, etc.). A partir des Contemplations, les artifices par lesquels il se persuade à lui-même qu’il a une grande idée originale, sont plus compliqués. Par la solennité du ton, l’air prophétique, la mise en scène apocalyptique, il se fait illusion sur l’importance de l’idée, souvent commune. Voulant présenter son système sur l’éducation, il débute ainsi : « Quand les sociétés difformes sentiront leur front se redresser dans l’enfant mieux compris, quand on saura la loi de croissance des aigles… » Pour en arriver à dire (c’est la seule idée saisissable) qu’il faut remplacer le magister noir par l’instituteur lucide, sans qu’on puisse savoir pourquoi le magister n’était pas lucide et ce qui empêchera l’instituteur d’être noir70. Dans un dialogue avec son esprit (Bouche d’ombre — Contemplations, II) il vient d’exprimer cette idée, qui est intéressante, mais qui n’est pas nouvelle, que notre monde est mauvais, mais qu’il appartient pourtant à la création parce que Dieu a créé le bien et le mal. Il s’interrompt pour se dire à lui-même :
Sosie disait plus simplement :
« Peste ! où prend mon esprit toutes ces gentillesses ? »— Et ceci est bien un procédé ; car tout le long de cette même pièce, il suspend des raisonnements, un peu connus depuis Malebranche, sur la nécessité où était le monde contingent d’être imparfait pour pouvoir être, par des « Ô profondeur ! » et des étonnements de ne « s’être point encore évanoui. » — « On n’en peut plus ! on pâme ! » C’est ainsi qu’il fait illusion, à lui-même au moins, sur une philosophie qui n’est point méprisable, mais qui n’est ni originale, ni pénétrante, qui rappelle un peu le collège, et qu’un critique contemporain71 a spirituellement appelée une « métaphysique rudimentaire. » Elle consiste, dans ses traits généraux, en croyance en Dieu, personnel, distinct de l’infini72 ; en une sorte de panthéisme naturaliste, nonobstant73 ; en une métempsychose rémunératrice et vengeresse qui met les âmes des bons dans les êtres purs et les âmes des méchants dans les êtres maudits74 ; en croyance au libre arbitre humain75 ; peut-être au progrès moral indéfini76. Cela n’est pas très lié, et peu importe ; mais surtout ce n’est point creusé. Goethe, dont peut-être Hugo s’inspire dans le Satyre, encore qu’assez éclectique, et dédaigneux de « se contenter d’une seule façon de penser », est un autre panthéiste et un autre naturaliste que Victor Hugo. Celui-ci, très bien guidé par son génie, aime surtout une idée générale très simple, très claire, même un peu commune (Abîme) et susceptible d’une amplification très brillante ; mais mal inspiré par son amour-propre, il la prend pour une idée originale et prodigieuse, et à force de la croire compliquée, il réussit parfois à l’embrouiller. Il a, par exemple, un poème symbolique assez ingénieux, la Chouette (Contemplations, I). La chouette morte, clouée à une porte, songe au Christ crucifié aussi par les hommes. Il était comme elle,
« chouette immense de l’amour »; entré dans la nuit humaine, il faisait la guerre aux ennemis ténébreux de l’homme, aux vices, aux mensonges, à tout le noir essaim de l’ombre. On l’a crucifié. — Voilà une idée poétique. Le symbole est exact, neuf, clair, bien suivi ; l’étrangeté même en relève la saveur, et, d’ailleurs, les vers sont très beaux. Par deux ou trois traits Hugo le brouille sans la moindre raison. La chouette dit :
« Lui qui faisait le bien, il souffre, comme moi qui faisais le mal »; et ailleurs : « les hommes persécutent le bien, le mat, la griffe et l’aile. » Voilà qui nous gêne. Est-ce décidément un symbole ou une opposition ? Il fallait choisir. La chose en soi est très limpide ; une hésitation de l’auteur, ou je ne sais quel raffinement, l’altère ici et là. Le plus souvent ses idées philosophiques non seulement sont un peu banales en leur fond (jamais dans la forme) ; mais, en vérité, ne sont que des mots. Comme il aime les interminables nomenclatures des grands hommes, il aime aussi à entasser, dans des énumérations brillantes des titres d’idées, sans en écrire le chapitre. Il dit : Liberté ! Justice ! Humanité ! Progrès ! sans nous dire assez quel est son progrès, quelles sa liberté et sa justice, ce qui seul importerait, il nous semble. Ibo est une ode d’un mouvement merveilleux. Mais les idées de Ibo, ces idées à la conquête desquelles le poète s’élance d’un transport si magnifique, quelles sont-elles ? C’est « Justice, Amour, Foi, Raison, Beauté, Idéal, Liberté, Droit. » Voilà qui est bien ; mais il faudrait définir un peu tout cela, d’une indication rapide au moins, parce que ce sont choses qui ne vont point de soi ensemble, et que les hommes ont quelquefois opposé la raison à la foi, le droit à l’idéal, la beauté & la raison, et la justice à l’amour ; d’où il suit que de cette ode il reste le souvenir d’un bel élan lyrique, mais non pas d’une idée d’ensemble. Laisser les deux à la fois était possible. J’en dirai autant de Plein ciel, si beau, du reste, comme poème. L’idée générale de Plein ciel, un peu banale, et à l’usage des classes moyennes, comme toujours, mais très acceptable, et pouvant fournir un beau thème, est Vidée du progrès humain (symbolisée dans l’invention des ballons dirigeables). Voici toutes les idées de détail, textuellement relevées et avec scrupule : « Avenir, Vertu, Science, Droit, Raison, Fraternité, Religion, Vérité, Amour, Juste, Grand, Bon, Beau, Paix, Civilisation, Progrès, Ordre vrai, Liberté dans la lumière. » Cela fait un beau fracas philosophique ; mais qui ne sent que mieux vaudrait indiquer ce que l’auteur voit sous deux ou trois de ces mots, que d’entasser ainsi les grands vocables généraux sous chacun desquels il n’est pas un lecteur qui ne voie autre chose que son voisin ? Comparez (non pas comme valeur esthétique, je le sais bien, mais, pour le moment, c’est d’idées qu’il s’agit), comparez le Zénith de Sully Prudhomme ; et voyez la différence d’un philosophe réfléchi et pénétrant à un homme qui se donne le spectacle des ombres chinoises de la pensée. Mais songeons aussi que, parce côté encore, Hugo était bien l’homme qui reflétait en lui le tour d’esprit de son temps. Nous sommes parfaitement las, nous, à notre époque, des mots généraux, très vibrants et très décevants, Justice, Droit, Idéal, Liberté. Progrès, que tout le monde sans exception répète depuis 1750, chacun leur donnant un sens qui n’est pas celui que leur donne un autre. Nous avons fini par découvrir qu’ils ne suffisaient pas pour s’entendre. En 18î8, on n’en était point las. De très bonne foi on les prononçait avec la conviction attendrie qu’on venait d’exprimer une pensée. On n’avait qu’indiqué, et très vaguement, une tendance, ce qui est encore un mot de ce temps-là. Hugo est le philosophe de la phraséologie du xixe siècle. Puisque tendance il y a, quels sont au moins les penchants de son esprit, quand il semble moins qu’à l’ordinaire se borner à réfléchir les opinions du temps qu’il traverse ? Par son tempérament qui était sain et fort, par l’influence qu’a eue sa vie, qui a été heureuse, sur son esprit, par son manque, non pas de sensibilité, je ne le dirai jamais, mais d’une certaine sensibilité, nerveuse, fine, et facilement souffrante, pour d’autres causes encore sans doute, il avait une inclination marquée à l’optimisme. Il est peut-être le seul des poètes, en vers ou en prose, de notre siècle, qui n’ait pas, à un moment au moins, chanté le désespoir et le dégoût de la vie Sa mélancolie, puisqu’il fallait être mélancolique en 1830, est si voulue et si forcée qu’elle ne risque pas d’être contagieuse (Orientales : Fantômes) Le suicide l’irrite et le révolte (Chants du crépuscule : Il n’avait pas vingt ans) Pauca meæ exprime une immense souffrance, et même le désir de la mort, si naturelle en pareille situation, mais non pas le vrai désespoir, la volonté de n’être plus. Il a cru en Dieu, jusqu’à la fin, obstinément, malgré son parti, ce qui lui fait honneur, et en un Dieu bon, providentiel, rémunérateur et vengeur, ce qui est la marque même de l’optimisme. Il n’était pas chrétien depuis 1850 environ ; mais il aimait Jésus, comme une personnification de la bonté, et d’une croyance en un ordre général fait de justice et de clémence. Il semble sensible à l’argument de l’ordre universel et des beautés du monde visible :
Il aimait à voir le monde comme la grande œuvre harmonieuse d’une belle intelligence, où l’ordre moral trouve en définitive son compte. Il a mêlé un peu de Pythagore et de Jean Reynaud à tout cela ; mais cela est le fond. C’est à ce fond qu’il faut rattacher ses velléités de panthéisme, qui ne semblent en soi qu’un souci de considérer le monde dans une belle et imposante unité (Le Satyre) ; sa métempsychose (Bouche d’ombre) qui est surtout l’idée de la justice d’outre-tombe, et chacun, à la fin, mis à sa place ; son vague idéalisme, et son effort pour apercevoir, au-delà de l’infini même, et de l’ensemble des forces naturelles, un être plus puissant que tout, qui est esprit (Titan, Abîme, Suprématie). Il y faut rattacher surtout sa croyance au progrès humain, qui est l’optimisme sur la terre, comme le reste est optimisme général. C’est la plus claire de ses idées et la plus arrêtée. En quoi doit consister ce progrès, il ne le sait guère ; et ce qui lui démontre qu’il existe ou existera, il le dit peu. Mais la conviction ici est forte. Elle a son contrecoup même sur sa philosophie. Ses géants toujours en guerre contre les dieux, et ses sylvains finissant par écraser les Jupiter, et ses fumiers de Job plus grands que le Caucase, et ses ânes plus savants que les philosophes, sont des symboles de l’avènement du peuple, de l’affranchissement des foules obscures, et du triomphe des petits sur les grands. Toute cette philosophie, dépouillée de la magnificence de la forme, paraîtrait, tout compte fait, assez puérile ; mais elle ne manque pas de générosité, et si elle ne révèle pas un vrai penseur, elle est marquée des traces d’un grand effort pour penser. C’est quelque chose. Il ne faut pas oublier qu’en France, sauf les discours en vers de Voltaire, dont la pensée est forte, mais qui, vraiment, sont trop en prose, sauf Lamartine qui a l’instinct de la poésie philosophique, mais qui se contente trop de rêveries, sauf Vigny, le plus profond, mais trop court de souffle, le poète philosophe n’existait guère avant Hugo. Celui-ci n’avait pas assez d’idées, fortes du moins, originales, et nourries, pour nous le donner. Cependant il a essayé de l’être, et il en reste des vers merveilleux, ce que nous ne songeons pas à dédaigner.
« l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et religieuses »et réédite les idées de Chateaubriand (surtout dans la préface de Cromwell) sur le renouvellement de l’art comme de l’homme par le christianisme. En 1828, (dernière préface des Odes) il proclame que l’art nouveau n’est autre chose que le libéralisme en littérature77. Il vit sur cette formule, en y ajoutant sa théorie des poètes considérés comme civilisateurs et apôtres de 1830 à 1848, et dans les articles qu’il dicte ou inspire à l’Evénement. A partir de son exil, il veut voir dans l’art la forme la plus élevée de la pensée démocratique. Il voudrait une littérature qui ne fût plus « une littérature de lettrés », mais parlant au peuple : « Travailler au peuple, c’est la grande urgence » ; « transformer la foule en peuple » par le livre, c’est la fonction du poète. Le socialisme n’est pas autre chose, et Victor Hugo a toujours été socialiste : « C’est à ce travail que se sont dévoués, dans ces quarante dernières années, les hommes qu’on appelle socialistes. L’auteur de ce livre est un des plus anciens. Le dernier jour d’un condamné date de 1828…78. » — Romantisme et socialisme, c’est le même fait 79. Ce soin d’inventer une nouvelle définition de l’art pour chaque phase que traverse la société où il vit ne tient pas seulement au souci de popularité qui l’a toujours possédé ; il se rattache à une idée, permanente celle-là, qui l’a préoccupé constamment. Il a cru : d’abord que la littérature est l’expression de la société, théorie très goûtée vers 1810, exposée par Madame de Staël ; ensuite que la littérature formait la société, était le démiurge de la nation, idée encore plus contestable, mais qui flattait l’amour-propre professionnel des littérateurs. Nous sommes bien loin de cette opinion du bon Malherbe que les poètes ne sont non plus utiles à l’État que les joueurs de quilles. Je ne discute pas la théorie, mais j’en montre brièvement les conséquences : elle la conduit à repousser énergiquement l’idée de l’art pour l’art, c’est à dire de l’art pour le beau. Non l’artiste n’est pas le contemplateur du beau. Il est le « serviteur du vrai. » Il doit être « utile »80, enseigner, éclairer, améliorer, et (en 1864) faire de la propagande démocratique. Par cette idée, il revenait, chose curieuse, au penchant de la critique du xviie siècle qui consistait à toujours croire que les grands poètes avaient un but pratique en écrivant, et qu’Homère, par exemple, faisait l’Iliade dans le même dessein qu’Isocrate le Panégyrique. Cette opinion d’Hugo n’a pas laissé d’avoir quelque influence sur ses œuvres, surtout les dernières. Heureusement elle en a eu peu, et le théoricien de l’art populaire et de l’art utile aurait eu les meilleures raisons, en contemplant ses ouvrages, de professer la théorie de l’art tout simplement artistique. J’abrège. Il y a une foule de pages de critique ou de théorie littéraire très intéressantes dans Hugo, mais il n’y a ni critique ni théorie littéraire. Ses théories sont des digressions brillantes, sans lien, des contemplations, le plus souvent de lui-même. Ses critiques sont non pas des analyses et des études psychologiques sur un écrivain, ce qu’elles devraient être si elles veulent qu’on les appelle critiques, mais des vision ». Il voit Mirabeau, son torse, ses épaules, son mouvement de tête ; il entend ses interruptions et il les cite. Sur le fond, exactement rien. On dirait qu’il n’a pas lu ses œuvres, et c’est peut-être vrai. Il voit Shakespeare ; il le voit même sous la forme d’un « globe », ce qui le distingue, à son avis, d’Eschyle, qui est une « sphère. » Il voit Homère ; et pour donner un exemple de cette forme de critique trop souvent imitée (Paul de Saint-Victor), et saisir en même temps l’occasion de citer une page attrayante, voici comment il le voit :
« Le chaos, le ciel, la terre, Géo et Céto, Jupiter, dieu des dieux, Agamemnon, roi des rois, les peuples, troupeaux dès le commencement, les temples, les villes, les assauts, les moissons, l’océan ; Diomède combattant, Ulysse errant ; les méandres d’une voile cherchant la patrie ; les cyclopes, les pygmées, une carte de géographie avec une couronne de dieux sur l’Olympe ; et çà et là des trous de fournaise laissant voir l’Érèbe ; les prêtres, les vierges, les mères, les petits enfants effrayés des panaches, le chien qui se souvient, les grandes paroles qui tombent des barbes blanches ; Vulcain pour le rire d’en haut, Thersite pour le rire d’en bas, les deux aspects du mariage résumés d’avance pour les siècles dans Hélène et dans Pénélope ; le Styx, le Destin, le talon d’Achille, sans lequel le Destin serait vaincu parle Styx, les monstres, les héros, les hommes, les mille perspectives entrevues dans la nuée du monde antique ; cette immensité, c’est Homère. » (W. Shakespeare.)Des impressions fortes, des rapprochements forcés, un certain goût du grand, des détails infimes mis sur le même plan que des choses importantes, des imaginations brillantes, des puérilités, des antithèses prises pour des idées, une ardeur et une flamme, un peu inquiète, d’admiration, de froides plaisanteries, le tout dans un mouvement impétueux qui fait parfois illusion ; ce chaos chatoyant, c’est Hugo critique.
« je vais faire une Vénus. « Ce n’est point une invention. Il m’est pas le premier qui ait l’idée de ce sujet. Il n’importe nullement. L’important c’est qu’il peigne sa Vénus d’une façon qui soit à lui. Encore que l’art de l’écrivain comporte l’art d’avoir des idées, il n’est pas absolument nécessaire qu’il en ait de neuves, et il peut, comme le peintre, « faire une Vénus. »Voyons ce qui distingue celles d’Hugo de celles des autres. Hugo renouvelle les thèmes qu’il accepte, par le tour particulier de son imagination. Il y a des gens qui vivifient un lieu commun en le sentant très vivement. Tel Pascal qui est plus ému de ce qu’il pense d’après Montaigne que Montaigne lui-même. Hugo donne une vie nouvelle à une généralité parce qu’il la voit, plus nette, plus crue, dans un relief plus accusé et dans une couleur plus violente que les autres. Chez lui, ou le lieu commun se fait image, rapidement, et comme en entrant dans sa pensée ; ou l’image matérielle sollicite et éveille immédiatement en lui un lieu commun. Une « femme qui tombe » passe devant lui :
« Ne l’insultez pas ; elle peut se relever », pense-t-il. Voilà le lieu commun. « Une goutte d’eau est une perle ; tombée elle est fange. Qu’un rayon vienne, elle remonte au ciel. » Voilà l’image. Le lieu commun s’est transformé, et vingt vers agréables sont écrits. A l’inverse : il se promène ; deux étincelles à l’horizon ; l’une est une étoile, l’autre un feu de pâtre. Voilà une image matérielle, qui probablement, chez vous ou chez moi, n’éveillerait rien du tout. Elle émeut chez Hugo tout un monde de banalités brillantes : deux étoiles, celle du ciel, celle de l’homme ; gouffre de lumières, abîme de pensées ; prodige de la matière, problème de l’intelligence : deux infinis ; aussi grands l’un que l’autre : Magnitudo parvi. — L’invention a consisté ici, non plus à habiller un lieu commun d’une image, mais, rencontrant une image, à voir qu’elle contenait un lieu commun, qui, sans elle, serait terne, soutenu par elle, devient nouveau. Voilà ce que j’appelais en commençant penser en lieux communs. Ce n’est pas les répéter comme nous faisons tous, c’est faire passer en eux une partie de son âme — ici c’est l’imagination — et dès lors ils peuvent être de très belles œuvres d’art. Lisez les Malheureux. Le fond est moins qu’un lieu commun ; c’est un proverbe populaire. Mais Hugo voit les malheureux, leur douceur, leur constance, leur résignation, leur calme ; il voit les méchants, et non seulement leur misère extérieure, mais le fond de leur âme, leur pensée, cette naine hagarde, infirme et malade (ici il faut lire le texte, puisque toute la puissance d’une image est dans la manière dont on l’exprime), et ce qui n’était qu’une pensée vulgaire paraît transfiguré. Je le crois bien. C’est devenu un tableau, et très vrai et vif de couleur. On éprouve la sensation que vous donne le réel, lequel frappe souvent d’un coup si fort, encore qu’il ne soit pas nouveau : un blessé, saignant, qui passe. Faites cette épreuve : avisez dans l’œuvre d’Hugo une pièce évidemment manquée, authentiquement ennuyeuse. Neuf fois sur dix vous verrez, d’abord que c’est un lieu commun, ensuite que c’est un lieu commun à qui a manqué l’image juste, neuve, forte, qui le devait illustrer. Dès lors il ne reste rien, que des vers bien faits. Il est vrai qu’ils sont tels toujours. Le défaut le plus grave où l’entraîne l’habitude du Heu commun, est une certaine monotonie. Il se répète d’un volume à l’autre. Le nombre des lieux communs n’est pas illimité. Il est même restreint. Le peintre qui a fait une Vénus » sans s’inquiéter d’autre chose, s’expose à la refaire l’année prochaine. Victor Hugo a refait très souvent les siennes. Il s’imite. Le poème XXV des Feuilles d’automne est comme un reste des Orientales ; l’Aigle du casque de la seconde Légende rappelle le Petit roi de Galice de la première ; le Titan se souvient du Satyre, à ce point que certains détails même sont copiés81 ; Sur la Falaise (Quatre Vents) est imitée de Oceano nox (Rayons et Ombres), et très inférieure ; il y a beaucoup d’échos affaiblis des Châtiments dans le livre satirique des Quatre Vents, elle livre lyrique contient une ébauche évidemment destinée à Pauca meæ, que l’auteur avait eu le très bon goût de n’y point mettre, mais qu’il aurait dû ne mettre nulle part (J’ai beau comme un imbécile…). Ne sort-il jamais du lieu commun ? Il n’aurait aucune faculté supérieure s’il n’en sortait jamais. C’est nous, hommes du commun, qui n’en sortons pas. Les hommes bien doués, même quand leur complexion générale les y pousse, en sortent toujours par la porte que leur ouvre leur faculté dominante. Bossuet, qui méprise l’originalité, sort du lieu commun par les ouvrages de démonstration et de logique, parce qu’il est un penseur vigoureux, d’aventure par l’émotion, parce que, deux ou trois fois, comme malgré lui, il a été pris aux entrailles. Hugo en sort encore par son imagination. Non seulement elle lui sert à illuminer ses lieux communs, mais encore, quelquefois, à s’en passer. Quand il n’a besoin ni de penser très fortement, ni d’être très ému, mais seulement de se représenter vivement les choses, non seulement il sera remarquable dans l’expression, comme il l’est toujours, mais sa conception même sera originale. Ce sera dans la description, qu’il a absolument renouvelée, dans la narration, dans l’art de prêter un sentiment aux objets matériels, et ceci vaut qu’on s’y arrête. On s’étonne parfois qu’un homme qui pense si peu fasse penser les choses, que Notre-Dame de Paris. par exemple, soit un roman très insignifiant si on y cherche une peinture vraie et forte des âmes, très vivant comme caractère et physionomie donnés aux rues, aux places, aux tours, aux pignons et aux pavés, en telle sorte que dans ce poème pittoresque il n’y a guère que les pierres qui vivent. Nous saisissons ici le développement de la faculté maîtresse d’un artiste quand elle est tout à fait supérieure. Hugo a le don de voir fortement le dessin, le relief et la couleur des choses. En histoire, en archéologie, il deviendra le philosophe de la couleur locale. Une époque lui apparaîtra comme un jeu de lumière sur des toits, des remparts, des clochers, des plaines, des eaux, des foules grouillantes, des armées compactes, allumant ici une voile blanche, là un costume, là-bas un vitrail. Il verra toujours le monde comme le bouclier d’Achille Il pourrait s’arrêter là, n’être qu’un descripteur à la couleur vibrante, un « Delille flamboyant. » Il est plus, par l’ardeur et la passion dont il aime les choses. Il les aime tant qu’il leur prête, en véritable amoureux, les sentiments et les pensées qu’il a en les contemplant, comme nous faisons, nous, aux personnes aimées. Que ses sentiments et ses pensées soient médiocrement forts, il se peut ; mais on conçoit qu’ils le soient assez pour paraître l’être infiniment quand c’est à des objets eu soi insensibles qu’ils sont prêtés. Homme de sentiment et de pensée trop faible pour faire vivre puissamment, d’une vie complète, un Claude Frollo, un Marius, un Didier, un Hernani, il l’est assez pour prêter une vie extraordinaire à une cathédrale, à une cour des miracles, un quartier, à une ville, à un champ de bataille. Un peu d’âme prêtée aux choses suffit pour leur donner une physionomie puissante. C’est pour cette raison que ses personnages principaux sont, en général, les plus faibles, que les personnages secondaires sont déjà beaucoup plus la scène, le décor, le cadre, le temps, le lieu, l’espace, selon les genres, sont chez lui ce qui vit le plus. La vie est chez lui un attribut de la couleur. Le personnage principal de ses drames, c’est la couleur locale. Le personnage principal d’un roman sera une cathédrale, parce qu’elle serait en effet le personnage principal, avec son air sombre, austère et pensif, dans un tableau. Deux guerriers qui se battent : où est le héros, le personnage où devra éclater la vie morale de l’œuvre ? Regardez l’aigle du casque, avec son air altier et dédaigneux des bassesses qui rampent à terre. Ce sera lui. Voilà son art, bien personnel, bien complètement original cette fois. Il ne faut pas tout à fait croire qu’il ne se soit éveillé que tardivement en son esprit. Il y en a des traces dans ses premières œuvres L’apostrophe aux canons des Invalides (Sunt lacrymæ rerum) est comme un prélude de la Colère du bronze (Seconde Légende) ; les portraits de famille de Ruy Gomez (Hernani) sont les ancêtres spirituels des panoplies du donjon de Corbus (Eviradnus). J’ai cité le Palais Louis XIII si vivant (Passé — Voix intérieures). Il faut songer encore à cette délicieuse impression, pour parler le langage des peintres à propos d’un peintre, qui s’appelle Dans l’église de *** 82. Cette faculté de saisir l’âme obscure des choses est son secret propre. Elle n’existe pas chez les classiques. C’est nous, après coup, et après Hugo, qui la leur prêtons, de force, à grand renfort de spirituels contre-sens sur les lacrymæ rerum et les amica silentia lunæ. Elle n’est qu’en germe dans ce magnifique poète qui s’appelle Chateaubriand ; elle n’est qu’à l’état d’instinct confus chez Lamartine, bien marqué déjà pourtant (Objets inanimés, avez-vous donc une âme, Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?). Elle a sa plénitude et une puissance étrange dans Victor Hugo. A quoi le destinait naturellement cette manière propre de concevoir l’œuvre d’art ? A être singulièrement brillant dans tous les genres de poésie, d’abord. Mais encore à quel genre spécialement ? Etre peu capable d’idées, ne pas repousser le lieu commun, et y glisser même d’une pente naturelle ; avoir une sensibilité limitée et qui n’est jamais déliée et fine ; voir les choses dans un incroyable relief, les sentir vivre et être comme obsédé de cette palpitation universelle ; avoir le don des images à ce point que si toute réalité aperçue s’illumine et vibre sous le regard, toute pensée aussi se transfigure, du moment qu’elle naît, en une vision : tout cela se ramène à une prédominance extraordinaire de tout ce qui est forme sur tout ce qui est pensée pure. Tout ce qui est analyse, déduction, raisonnement, abstraction, discussion, « esprit de finesse » ; sentiment même (sauf les sentiments primitifs), mystères du cœur, délicatesses de la passion, nuances de la trame souple de l’âme ; tout cela lui sera, il ne faut pas dire inconnu, mais connu au contraire, et non naturel, appris et chose de métier, non découverte personnelle et domaine propre. — Tout ce qui est description, peinture, évocation de couleur locale, narration, tableau réel, tableau d’imagination créatrice, sensation matérielle exactement saisie et notée, passé reconstruit et sortant violemment de l’ombre, monde inconnu se dressant dans une hallucination lumineuse, s’étageant et se composant comme de soi-même, avec des lointains indéfinis dans une inondation de clartés, tout cela sera un magnifique empire où il régnera en souverain maître. Dramatique, il le sera peu ; il le sera (chose d’une extrême importance pour l’histoire de l’art à la date où il l’a été, mais insuffisante en définitive) par tout le côté pittoresque, impuissant du reste à donner la vie complète à ses personnages. Romancier, il le sera, à la manière d’un poète épique, faisant revivre une époque, ne sachant pas être créateur d’âmes. Lyrique, il le sera ; et longtemps on a cru qu’il était cela avant tout. Des idées générales, patrie, religion, liberté, honneur, gloire ; des sentiments primitifs, amour, colère, douleur, suffisent sans doute ici. Ils ont suffi à un Pindare. Et si ces idées trouvent, naturellement, pour s’exprimer et éclater, l’image toujours prête, toujours juste, toujours neuve, éternellement jaillissante d’un cerveau en cela inépuisable, et le rythme, autre forme, qui est pour l’oreille ce que l’image est pour les yeux,
que manquera-t-il ? Peu de chose en effet. Quelquefois le mouvement, l’élan, le transport ce que le sentiment vrai, profond le battement plus précipité du cœur donne à la poésie lyrique. Hugo (souvent) ne sent pas assez, ne se jette pas lui-même dans la mêlée de ses strophes, semble les lancer de loin à la charge, et, à l’examiner d’un peu près, il arrive que son mouvement lyrique ressemble à un mouvement oratoire. Poète épique, il le sera, absolument, dans toute l’acception du terme, et sans qu’ici, en cherchant bien, je puisse voir quoi que ce soit qui lui ait manqué. Des idées très générales suffisent pour soutenir ce genre d’ouvrages, et les grands sentiments primitifs, sans complexité et satis nuances, suffisent également. Ce sont des lieux communs de sentiments ou d’idées que la colère d’Achille, la soif de vengeance d’Achille, la pitié d’Achille, le respect des dieux, le respect des hôtes, le respect des suppliants, l’amour du pays, l’esprit de retour, l’idée de justice, l’esprit de prudence dans le danger, de modération dans la fortune, de patience au mal et de persévérance dans les malheurs. C’est le fond moral d’une épopée. C’est ce qui fait qu’une œuvre de ce genre est si vide quand elle n’a pas couleur, relief, dessin sculptural des choses et des hommes, profond sentiment du caractère et de la physionomie d’une époque, invention facile, narration large et forte, imagination aisée de détails vrais et frappants, et ce je ne sais quoi qui sent l’abondance, cette joie de l’auteur à créer et à épancher, qui se communique au lecteur et le ravit Voilà la vie même d’une épopée, — et c’est justement tout ce qu’Hugo a pleinement et comme jusqu’au fond de l’âme. Et s’il y ajoute : Si, à la vue puissante des choses, il joint encore le sentiment dont il anime les choses. S’il sait non seulement voir les moissonneurs couchés faisant des groupes sombres et « les rouges lanciers fourmillant dans les piques, comme des fleurs de pourpre en l’épaisseur des blés », non seulement entendre « les grelots des troupeaux palpitant vaguement et « dans les plaines voisines. Le cliquetis confus des lances sarrasines » ; — mais encore sentir l’éclair farouche des épées », et « l’horreur qui flotte aux plafonds des cachots », Durandal qui « semble un sinistre esprit », qui « donne des coups d’estoc qui semblent des coups d’aile » et « fait la fête effrayante du glaive » ; — l’épopée ne sera-t-elle pas bien évidemment son fief propre, sa demeure seigneuriale, et comme la patrie même de son génie ? Ajoutons-y, ce qui n’est pas autre chose qu’une transformation, et même un simple prolongement de l’épopée, l’évocation cimmérienne ou sibylline des mondes inconnus, des pays du rêve, des sept cieux ou des sept replis du Styx, les voyages au sur naturel et à l’insondable, où, du même mouvement d’imagination, il aime à s’enfoncer, trop romanesque alors et artificiel, puissant encore d’audace et de fantaisie aventureuse, comme un Cyrano homérique. En résumé, magnifique metteur en scène de lieux communs, dramaturge pittoresque, romancier descriptif, lyrique puissant, froid quelquefois, épique supérieur et merveilleux.
« Antithèse ! » va-t-on dire. Car il faut reconnaître qu’on a vu tout d’abord qu’Hugo aime l’antithèse. Mais ce qu’on n’a pas remarqué tout de suite, c’est que l’antithèse chez Hugo, bien avant d’être un procédé de style, est un procédé de composition, parce qu’elle est un tour de son esprit. C’est le goût de la symétrie dans l’exposition des idées. Il aime que les pensées se répondent l’une à l’autre, comme strophe et antistrophe, ou pavillon de droite et pavillon de gauche Souvent il se contente de cette composition élémentaire, qui tient plus du dessin que de la poésie. Beaucoup de ses lieux communs sont coulés dans ce moule. Soirée en mer : deux personnages, l’un triste, l’autre souriant, l’un regardant la mer sombre, l’autre le ciel clair, et ainsi de suite. Magnitudo parvi : Étoile et feu de pâtre, ciel et terre, homme et Dieu, etc — Les Malheureux : Malheureux selon le monde, vrais heureux ; heureux du siècle, vrais misérables ; opprimés oppresseurs ulcérés ; Abel ; Caïn : la composition symétrique d’un sermon de Bossuet. — Dieu est toujours là ! En été la nature est douce au misérable ; en hiver la charité s’éveille pour le secourir : « avec des urnes différentes, Dieu verse à grands flots son amour. » — Tout le passé et tout l’avenir : Le passé, c’est la misère, et il doute ou il blasphème ; l’avenir, c’est le bonheur, et il croit et il adore. C’est pour cela que Victor Hugo, quand il disserte, aime la formé du dialogue Le dialogue distribue de lui-même l’exposition par antithèse. Voyez dans les Malheureux l’antithèse particulière intercalée dans l’antithèse générale Elle est en dialogue. A un moment, une objection se présente : « Oui, sans doute, la misère est belle, quand elle est glorieuse. » Réponse : « Eh bien ! non ! le sublime est en bas… » — De petites pièces, très nombreuses, sont distribuées ainsi : « La Tombe dit à la Rose… » — « La Fleur disait au Papillon… » De grandes aussi : Zénith et Nadir (Quatre Vents). Il aime, ce qui est le même procédé, très agréablement raffiné, et d’un bon effet de surprise, se répondre à lui-même, dans une seconde pièce, et quand on croit qu’il est arrivé dans la première à sa conclusion. Dans les Châtiments : Le bord de la mer Non ; dans les Quatre Vents : Chanson — Coup d’épée ; oui, mais non de poignard ; dans les Contemplations : « ? » — Explication ; dans les Quatre Vents tout le poème de la Révolution, et puis, ce poème fini : Soit ; mais quoi que ce soit qui ressemble à la haine. — Une fois même il se répond à distance, par-dessus un demi-volume intercalé entre le premier membre de l’antithèse et le second : Seconde légende ; La Comète, et, cent pages plus loin, la Vérité. Ici le procédé devient un peu compliqué, et il fait bien d’avertir. Un autre procédé d’arrangement qui est un peu matériel encore et artificiel, mais déjà sentant moins l’école, c’est cette adresse de grossissement et de renflement progressif que les grammairiens d’Alexandrie auraient appelé la composition ropalique. Figurez-vous les pianissimo, puis les piano, puis les rinforzando, puis les crescendo, et enfin le chorus universel du couplet sur la calomnie de Beaumarchais. Cette allure, qui marquerait à elle seule combien le génie d’Hugo est oratoire, est très sensible dans un très grand nombre de poèmes, soit élégiaques, soit lyriques, soit épiques. Après des débuts modestes et de ton mesuré, il aime à nous amener, comme par un degré, à des péroraisons larges et éclatantes, où l’on entend sonner les cuivres d’un finale d’opéra, italien. Claire (des Contemplations, II), qui a des détails ravissants du reste, est gâtée, pour moi, par une de ces conclusions à grand orchestre ; Stella (Châtiments) est conduit ainsi (mais en toute perfection) ; la Tristesse d’Olympio, très habilement, mais avec un peu de froideur, tout de même. Ainsi le Satyre (Première Légende). Ainsi le Titan (Deuxième Légende) Ainsi les deux pièces soudées l’une à l’antre, Réponse à un acte d’accusation — Suite (Contemplations, I). Ainsi les deux premiers chants de l’Expiation (Moscou et Waterloo), si on les détache comme un fragment épique ; et ici le procédé est d’une science sûre, d’un art consommé, d’un effet prodigieux. Ainsi Force des choses (Châtiments). Je pourrais citer cent autres exemples. Ce procédé aussi, comme le précédent, il l’a à la fois dissimulé et raffiné d’une manière qui sent bien son grand artiste. Je parlais de progrès continu et de degré. Imaginez qu’au contraire il supprime une partie au moins de la progression et du degré, et brusquement, tout en restant clair, passe à l’agrandissement final. Il aura à la fois l’effet d’élargissement et l’effet de contraste. Ceci est d’un art très savant, et, le plus souvent, très heureux. Bien des fois c’est ainsi qu’Hugo arrive à donner la sensation du sublime. Un semeur dans un champ, le soir. Description sobre. Il va et vient, jetant aux sillons la moisson future… puis, sans transition, l’idée de la divinité du travail :
J’ai déjà cité le « cheval effort qui hennit dans les deux » (Châtiments, VI, 5). — Voyez encore Paroles sur la dune (Contemplations, II) : Tristesse. L’âge vient, l’homme ne voit plus rien où se prendre. C’est le Vallon de Lamartine. Celui-ci dirait, dans un très bon mouvement du reste : « Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime, etc. » Mais si l’on supprimait la transition ? Voici ce qu’on obtiendrait :
Lisez encore à ce point de vue la Trompette du jugement (Première Légende) ; la fin si originale de On loge à la nuit (Châtiments) : Les bandits sont dans l’auberge, faisant ripaille. Quatre-vingts vers (quelques-uns de trop) ; puis tout à coup et sans nous avertir :
Et cette merveilleuse fin de Booz endormi : Nuit d’été, au temps des moissons, gerbes, meules, sacs de grains, le croissant de la lune à l’occident… « et Ruth se demandait
Il n’y a pas d’art plus savant, ni plus exquis. Souvent la composition d’Hugo, toujours aussi surveillée, est plus banale. On compose toujours comme on conçoit. Victor Hugo pense très fréquemment par lieu commun, d’où il suit qu’il compose par développement. Le développement est tellement la forme du lieu commun qu’il fait comme corps avec lui. Il répond au même besoin de l’esprit humain. Les hommes aiment qu’on dise ce qu’on leur a toujours dit, et de là naît le lieu commun ; ils aiment pareillement qu’on leur répète ce qu’on vient de leur dire, et ceci est la définition du développement. Cette forme est celle qui plaît le plus aux esprits simples, pourvu qu’ils soient doués d’une certaine facilité de vocabulaire qui leur permet de ne point répéter les choses exactement dans les mêmes termes. Un artisan des villes, une femme du peuple développe sans cesse, et aime entendre les gens qui savent développer. « Bien parler » dans le langage populaire ne signifie pas autre chose qu’avoir le génie du développement. Dans l’enseignement public, on apprend aux enfants à développer parce que c’est le seul art littéraire dont ils soient capables, et qu’il est bon de leur donner le maniement facile du vocabulaire. Victor Hugo est poussé au développement par son défaut principal qui est le manque d’idées, et par sa faculté principale qui est une puissance incroyable de créer et de renouveler l’expression. On a très bien remarqué83 qu’un de ses procédés habituels est de traduire une seule idée par une série prolongée d’images différentes :
Seulement on semble, à tort, croire que le procédé est nouveau. C’est le vieux développement classique, que Fénelon reprochait à Molière. « Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que Molière ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias84. » Par exemple :
Comme on le comprend sans peine, c’est quand Hugo est plus orateur qu’artiste qu’il se laisse aller à cette séduction de sa facilité. Aussi c’est au commencement et à la fin de sa carrière qu’il prodigue ce genre de prestiges, dans les Odes, dans les Orientales (Navarin), dans les Feuilles d’automne, Voix intérieures et dans la Seconde Légende (le romancero du Cid), les Quatre Vents (tirades du duc Gallus), enfin dans la Troisième Légende, le Pape, l’Ane, où il ne semble plus avoir souci que de pousser le génie de l’énumération jusqu’à l’emporter sur les dictionnaires. C’est ce penchant, tyrannique chez lui, il faut l’avouer, qui a le plus irrité la génération littéraire qui l’a suivi, et a mis à la mode ces formules tranchantes, « virtuose du synonyme, premier prix de rhétorique du siècle », dont on a prétendu l’accabler. L’étude que je fais en ce moment a précisément pour but de montrer qu’il a été cela, et aussi autre chose. C’est autre chose, par exemple, que de faire, non plus d’une accumulation d’images différentes, mais de l’image unique une forme décomposition. Si Hugo pense souvent par lieu commun, et, partant, compose par développement, il pense aussi, et quelquefois du même coup, par image ; et il arrive alors que c’est sa vision même qui s’organise en son esprit, se donne un corps, s’étend, s’arrête en une forme harmonieuse et complète, et s’élance au dehors. Ceci c’est la véritable composition poétique, un poème étant, comme a très bien dit Aristote, « un organisme » (ζώόντι), et non une construction. Magnitudo parvi et les Malheureux sont des dissertations. La mise en liberté (Art d’être grand-père), Chanson, Stella (Châtiments), Pleine mer et Plein ciel (Première Légende) sont des poèmes. Une idée — un peu banale ; mais ce n’est plus de cela que nous nous occupons — une idée se présente au poète sous forme d’image. Léviathan, le gros vaisseau lourd et noir, avec son haleine sourde, ses rauques gémissements : c’est le passé ; le ballon dirigeable, léger et radieux ; « la liberté dans la lumière » ; c’est l’avenir. Cette double idée se compose d’elle-même, dans le cerveau du poète, prend tous ses organes, qui sont les mille détails exprimant la massive lourdeur du steamer et du passé, l’audace joyeuse et la liberté triomphante du ballon et de l’avenir, sans qu’il y ait un mot qui soit comme ajouté du dehors par un artifice, sans que rien sente l’ouvrier, et l’œuvre jaillit, d’un seul bloc, d’un seul mouvement, immense, concentrée pourtant et ramassée en cette unité puissante qui est celle des êtres vivants. — Un exemple, dans une pièce courte, de la vision composant ainsi et distribuant le poème, l’arrêtant dans un contour précis et exactement plein d’elle-même. Le poète sur la grève. Il songe à sa destinée, et il regarde la mer. Ce qu’il voit se mêle à ce qu’il pense, le remplit, le coordonne, ranime :
C’est ainsi qu’il arrive à écrire un poème symbolique embrassant à peu près toute l’histoire de France, qui n’est qu’un système d’images coordonnées, avec la monarchie sous ses différents aspects représentée par les statues de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV, le peuple obscur, opprimé et menaçant représenté par les cariatides grimaçantes du Pont-Neuf, la révolution représentée par la guillotine — un poème fait de pierre animée, passionnée et éloquente (la Révolution dans les Quatre Vents). Ici l’effort est trop grand. La volonté et l’artifice se sentent. Comme il arrive toujours, l’artiste a transformé en procédé la (acuité innée, facile et féconde, à laquelle il a dû ses créations les plus belles, sur laquelle il a pris l’habitude de compter, et dont, maintenant, il a trop conscience. Et pourtant, comme conception d’ensemble, comme composition et ordonnance, ce poème est encore singulièrement imposant. Donner à une œuvre l’unité un peu artificielle d’une antithèse ; l’unité un peu facile d’un développement continu de la même idée ; l’unité savante et avisée d’un agrandissement progressif, ou soudain, de la pensée ; l’unité puissante d’une image si profondément sentie qu’elle devient un symbole ; ce n’est pas peut-être avoir l’instinct charmant de cette composition impalpable et invisible, qui tient à l’unité d’un sentiment discrètement répandu et fondu dans toutes les parties d’une œuvre non composée en apparence. Ce secret suprême, si bien connu de La Fontaine, Victor Hugo ne l’as pas ignoré. On trouverait des traces de cet art subtil, par lequel une pièce, comme faite de rien, est comme un parfum dans l’air, insaisissable, et très net pourtant, dans Stella, dans Booz endormi, qu’il faut toujours citer à quelque point de vue du beau qu’on se place, dans Un peu de musique d’Eviradnus, dans A celle qui est voilée (Contemplations, II), surtout dans cet humble et pur chef-d’œuvre Choses du soir (Art d’être grand-père).
Est aux oppresseurs ;
Mais cela est relativement rare. En vrai Français, et fidèle en cela à la tradition littéraire de notre pays, Hugo aime la composition non seulement très forte, mais très apparente et vigoureusement marquée. Il en a eu l’instinct et l’amour en sa qualité de grand peintre décorateur ; il en a connu tous les procédés, dont quelques-uns même ont été renouvelés par le tour particulier de son imagination.
« Déjà le matin aux yeux gris descend des collines »; et ensuite avoir assez de puissance pour pousser la métaphore jusqu’à l’allégorie sans être froid, et l’allégorie jusqu’au symbole sans être forcé, et le symbole jusqu’à cette coordination vivante de symboles qui se fait accepter de l’imagination échauffée comme une réalité, c’est-à-dire jusqu’au mythe. C’est précisément tout cela que Victor Hugo a fait. On conçoit combien la chose est difficile. Il faut commencer par se refaire à soi-même une âme primitive pour laquelle l’image ne soit pas une figure de style, mais une sensation. L’image, pour vous et moi, n’est pas une sensation. C’est une traduction. Nous commençons par avoir une idée, abstraite, incolore, simple opération de notre esprit, et nous la traduisons en une image pour la faire comprendre. Si nous sommes vulgaires, nous prenons comme traduction une de ces images usées qui traînent dans la langue, et nous disons « le char du progrès, le timon de l’État » ; si nous sommes distingués, nous inventons une figure nouvelle, et nous disons comme Montesquieu : « Le trésor public devient la ressource des particuliers. La république est une dépouille. » Ceci est déjà du style, mais non pas du style poétique. L’image est encore une traduction, voulue et cherchée, de la pensée. C’est s’exprimer par une image ; ce n’est point penser en images, comme Montaigne ou Victor Hugo. Pour penser en images, il faut que l’esprit soit pénétré des sensations vives des choses et en ait fait comme sa matière. En sa qualité d’homme du xixe siècle et non primitif, Hugo n’a pas commencé par là. Il a commencé par avoir le style vulgairement élégant d’un homme instruit de son temps. Il écrivait même horriblement mal quelquefois dans sa jeunesse87. Il n’y a pas une image neuve dans les Odes et Ballades, et c’est pourquoi elles sont longtemps restées pour nombre de critiques le chef-d’œuvre de Victor Hugo. Les Orientales, qu’il faut étudier de très près, car c’est là qu’est le germe du Victor Hugo futur, marquent un effort qu’il a fait, pour éveiller en lui la faculté de voir les objets dans leur réalité vivante et colorée. Il allait à cette époque contempler des couchers de soleil dans les environs de Paris, étudier, comme un peintre, des effets de lumière, la ville au loin « brumeuse, dentelant l’horizon violet. » Très sagement, il se bornait alors à faire l’apprentissage de la sensation, à noter des tons et des formes. Il en est sorti un livre où il y a un Orient faux, ce qui m’est indifférent, point d’idées, ni de sentiments, mais des couleurs bien à lui, très peu de Chateaubriand et de Byron, quoi qu’on en ait dit, une vraie jouissance, dont la naïveté est un charme, à savourer, sans intermédiaire ni interprète, la couleur, la lumière et le relief. Les Feuilles d’automne, etc., de 1830 à 1840, sont des ouvrages très mêlés. On y sent la lut te confuse de l’artiste original qui veut naître, et du faiseur de littérature usuelle, qui parle un peu plus adroitement qu’un autre la langue publique. Il souffre sous sa plume des périphrases un peu vulgaires comme celle-ci :
ou des métaphores du dernier bourgeois :
des platitudes : ceci est le trait final d’une sorte de méditation :
ou encore :
Mais déjà de pareils vers sont rares. A côté le style fait d’images apparaît, la métaphore neuve et fraîche, toute vibrante encore de la sensation :
A partir des Contemplations son style est définitivement formé. Il en est souverainement maître, et nous pouvons l’étudier d’ensemble. L’image n’y est jamais une traduction banale, ni une traduction recherchée, ni même une traduction éloquente de l’idée. Elle est : 1° une sensation vraie, et c’est là le don ; — 2° elle est une sensation choisie, et c’est le premier art d’Hugo ; — 3° elle est une sensation élaborée, renforcée et agrandie par une puissance intime, très sûre d’elle-même, et c’est là son grand art. 1° C’est une sensation vraie. Il sait voir. Il est, comme disait Gautier de lui-même, un homme pour qui le monde sensible existe, ce qui aux époques de civilisation est assez rare. Il voit que le clair de lune est bleu (« le clair de lune bleu qui baignait l’horizon » ; — « sous les arbres bleuis par la lune sereine »), et il est presque le premier qui s’en soit avisé. Avant lui c’était toujours « l’astre au front d’argent qui blanchit les lacs de ses molles clartés. » Il a gardé dans sa mémoire particulière de coloriste aussi bien la sensation de « quelque humble vaisselle » qui « aux planches d’un bahut vaguement étincelle », que l’effroi, à travers la brume « des rochers monstrueux apparus brusquement », ou la douceur « du vieil anneau de fer du quai plein de soleil. » — Veut-on le voir à l’œuvre, recueillant les sensations et les notant au passage ? Lises Fenêtres ouvertes. — Le malin, en dormant (Art d’être grand-père).
Le voilà bien, faisant sa palette, cherchant des tons, s’approvisionnant de sensations exactes. Son cerveau s’en remplit, il est comme hanté d’une multitude de Contours précis et de couleurs vraies, dont se revêtent naturellement ensuite toutes les idées qui se forment en lui. Un Terme grimaçant et sali, engagé dans sa gaine, au fond d’un parc, lui apparaît comme » la poignée en torse ciselée d’un vieux glaive rouillé qu’on laisse dans l’étui. » Une voix qui chantait et qui s’arrête, pour lui « s’éteint comme un oiseau se pose. » Des idées abstraites entrent en lui à l’état de sensations. Nous dirions : « Des législations antiques aux modernes il y a un progrès continu d’humanité et de clémence. » Il dit :
De Dracon qui se transfigure.
« Je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser. »Le mot de Montaigne n’est plus juste ici. Je ne dis pas que c’est bien parler, je dis que c’est bien sentir. 2° C’est une sensation choisie. — Quand on a une pareille puissance, qui est l’essence même du style poétique, il y a un péril, qui est d’être tyrannisé et encombré par ses sensations, comme Saint-Simon, comme Michelet quelquefois. Il y a un art qui est de savoir choisir entre elles, et retenir celles qui satisfont pleinement la pensée maintenue vigilante à l’endroit de ces visiteuses. Cet art, Victor Hugo l’a eu pleinement presque toujours ; quelquefois il l’a oublié. — Le plus souvent il est assuré et souverain dans son choix. On sent, et c’en est la marque, qu’il a retenu juste ! image que nous aurions cherchée, que nous n’aurions pas trouvée, puisque nous l’aurions cherchée, qui s’est présentée à lui avec beaucoup d’autres, et dont il a reconnu l’excellence précisément parce qu’elle n’était pas seule. Car si la fécondité est un péril, elle n’en est pas moins la condition du choix. De là cette justesse dans l’expression métaphorique. De là aussi un art bien délicat et une ressource précieuse sur quoi il faut insister. Il peut, non seulement choisir la meilleure, la plus exquise, la plus fine ou la plus forte de ses sensations, mais, ce que ne pourrait pas faire un peintre, en choisir plusieurs. J’ai parlé de ses accumulations de métaphores. Cela appartient à sa première manière, au temps où il traduisait ses pensées en images, et ce n’est que de la rhétorique agréable. Mais quand il a affaire à des sensations vraies, et que, dans la foule de celles qui le pénètrent, il en juge plusieurs justes, il peut nous faire le récit de ses sensations, et ceci n’est plus un développement, c’est un tableau qui se compose, se modifie, et se recompose devant nos yeux. Le carillon sonne et le réveille. Cinq sensations successives, à mesure que dormeur a la perception de plus en plus nette de ce qu’il entend : jusque invasion de quelque chose d’inattendu — réveil joyeux et chantant — un oiseau qui sautille — vibration forte et prolongée — une fée qui danse dans un clocher.
Comparez à « l’heure en cercle promenée » de Chénier ou même à « ce compas qui tourne avec les heures » de Vigny, pour mesurer la différence d’une sensation vraie à une pensée traduite en « figure ». Je crois bien pourtant que c’est à ces successions d’images que font allusion certains critiques quand ils parlent des métaphores incohérentes d’Hugo. Il me semble que c’est n’y rien entendre. Ils ont raison quelquefois, mais seulement quelquefois. A Hugo aussi il arrive de traduire sa pensée en métaphore, et alors il peut tomber dans le défaut de l’incohérence, d’autant plus qu’il peut se faire que de deux images l’une soit une sensation, l’autre une traduction, auquel cas l’incohérence est presque forcée. Quand il dit :
il est évident qu’il y a là une sensation, et combien vive et juste ! Mais il a laissé en blanc son premier vers. Il faut le remplir. La rime lui suggère une image, non spontanée, mais cherchée, trouvée, adaptée, une traduction, et il écrit :
Et, cette fois, oui, il y a une incohérence fâcheuse, sauvée à peu près par le mouvement, qui est vif. — Lorsque, au courant d’une succession d’idées-images admirable, plein du sentiment de la virginité superbe des montagnes, il a pensé ce vers :
il cherche à l’encadrer dans sa période ; et alors, péniblement, traduisant sa pensée en images contraintes, il écrit :
Nul doute que « le monstre aux cornes de taureau » ne soit amené de bien loin par l’attraction de la rime. Il est vrai que M. de Banville affirme que c’en est le mérite. Mais je n’en suis pas persuadé, ni peut-être lui non plus. Défaillance rare dans les ouvrages de la grande époque, dans les Contemplations, la Première Légende, les Châtiments, la Seconde Légende, les Chansons des rues et des bois. Il faut lire tout le Satyre, tout Pleine mer, tout Plein ciel, pour comprendre ce que c’est qu’une évolution d’images, qu’un récit de sensations, soutenu d’une si puissante faculté de vision ou d’évocation qu’il n’y a pas la moindre incohérence, dans une variété et un renouvellement infini de métaphores. 3° C’est une sensation élaborée et agrandie. — Il n’y a qu’une différence de degré entre une métaphore et une allégorie, entre une allégorie et un mythe. Mais qui fait cette différence ? Une puissance intime qui met toutes les facultés de l’âme au service de la sensation, de telle manière que quand elle est exprimée de l’esprit, elle est plus riche qu’en y entrant, empreinte de lui, spiritualisée, devenue l’écho de sa voix intérieure, de son amour, de sa joie, de son deuil, de son espoir, de sa foi. — Elle n’en sera que refroidie, me direz-vous. — Cela peut arriver ; mais peut-être renversez-vous les termes. Je parle d’une sensation forte s’imprégnant d’idée, sans cesser d’être sensation ; vous parlez peut-être d’une idée se traduisant (encore) en une allégorie ou en un symbole. Quand Boileau nous dit, en jolis vers :
soyez sûr qu’il a pensé d’abord à la vie humaine, puisqu’il a cherché une allégorie, et en a trouvé une, agréable ; c’est un jeu d’esprit. Mais quand Hugo a écrit la Mise en liberté, croyez bien que ce n’est pas un jour qu’il songeait à la mort comme à une délivrance, et qu’il cherchait un symbole pour exprimer cette idée. Non. Il a donné la liberté à un oiseau captif. Il a été très frappé des scènes de ce petit drame. L’oiseau tremblant devant cette énorme main qui s’avance, et le saisit, puis résigné, « inerte, l’œil fermé, laissant pendre son cou débile » ; puis éperdu de bonheur,
cette sensation s’est élargie et agrandie dans une idée : « Mais, c’est l’agonie et la mort, cela ! » s’est dit le poète ; et alors, tout plein de sa sensation, ne cherchant qu’à la rendre, mais la laissant s’empreindre de la pensée qui la rehausse et l’illustre, par quelques mots très discrets faisant seulement entrevoir la pensée sous l’image, juste assez explicite pour faire briller la sensation d’une lumière nouvelle sans la refroidir, il a écrit :
Il en va tout de même dans le Satyre, Plein ciel, Pleine mer, la Trompette du jugement, Ibo, la Chouette, la Bouche d’ombre. Jamais l’idée ne fait tort à la fraîcheur de la sensation. Elles se mêlent dans une exquise mesure, « l’épithète morale » complétant « l’épithète matérielle » et faisant corps avec elle, quand il dit : « Sa longue barbe blanche et tranquille apparaît », — la descente sacrée et sombre de la nuit », — « vêtu de probité candide et de lin blanc » ; l’aspect des forêts dans l’ombre et l’idée des âmes emprisonnées dans les arbres se confondant merveilleusement quand il écrit :Et j’ai vu s’en aller au loin la petite âme
les objets matériels tout empreints du sentiment qu’ils évoquent, quand il nous montre « les bons clochers sortant des brumes indécises » ; et les choses immatérielles prenant comme d’elles-mêmes une forme colorée quand il dit :
C’est pour cela que ses comparaisons sont si puissantes sur l’imagination. C’est que souvent elles ne sont pas autre chose que des mythes, des choses qui se transforment en êtres sans cesser d’avoir leur physionomie matérielle, aussi exactes, plus animées, aussi nettes à la vue, pour l’esprit revêtues et éclatant d’une vie supérieure. Un fleuve éteignant un incendie est pour Homère un héros combattant un dieu, sans pour cela que nous cessions de voir la mêlée pittoresque des flots et des flammes, les flots seulement et les flammes prenant une âme. Un promontoire est pour Hugo le pâtre mélancolique du troupeau des vagues. Il a passé auprès d’une bergère gardant ses chèvres. Il poursuit sa promenade…Qui va finir
La nuit qui tombe, sans cesser d’être aussi précisément représentée que dans un tableau, prend l’aspect mystérieux de je ne sais quel Glaucus céleste, homérique pêcheur d’étoiles.
Et tout cela, c’est Victor Hugo lui-même, s’abandonnant à sa manière propre d’imaginer et d’exprimer. Mais il faudrait pour être complet, s’il était possible de l’être avec un tel homme, parler de Victor Hugo cessant d’être lui, assez sûr de ses ressources d’écrivain pour s’essayer et se jouer à d’autres styles que le sien, et y réussissant à merveille. Le style des classiques français du xviie siècle, par exemple, admirable pour donner un relief dur et métallique à une pensée forte, procédant tout au contraire d’Hugo, non par image, mais par dessin énergique et serré, ce style, Hugo l’a quand il veut. Il frappe sa médaille, lui aussi, quand il lui plaît :
Il a quand il le veut, l’image sobre, déliée, faite d’un trait léger et net dans le goût de La Fontaine. Ceci est plus rare ; mais on en trouve d’agréables exemples. Il sait peindre « dans les grands roseaux verts » la belle fille des champs, « ses cheveux dans les yeux et riant au travers. » Il sait dire, un peu précieusement peut-être, mais avec une concision bien élégante :
Et nous sommes encor tout mêlés à l’autre,
Il sait dessiner en quatre mots cette jolie esquisse :
Il a, non pas peut-être tout le sentiment de la beauté antique, mais l’instinct de cette beauté particulière au style antique qui est la précision élégante, la ligne nette, mais fine et souple du bas-relief. Par ce côté, il est renaissance, rappelle Ronsard, et, comme il a une langue plus sûre que celle de Ronsard, donne exactement la note d’André de Chénier. Il se fera un jeu, par exemple, d’imiter un vers de Virgile : « Les Satyres dansants qu’imite Alphésibée. » — « Ni l’importunité des sinistres oiseaux. » — « Les grands chars gémissants qui reviennent le soir. » Il peindra :
Il sculptera d’un seul vers : « Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière » ; ou, dans un couplet digne d’émouvoir mânes de Callimaque et ombre de Philétas, Europe enlevée par Zeus :
Ce qui ne l’empêche pas de donner, et plus volontiers encore, l’impression du trait plus appuyé, de la description vigoureuse et large d’Homère :
même avec la comparaison rustique, pleine de couleur et de saveur, tout à fait dans le goût de l’Iliade :
Et l’homme, qui a cette curiosité savante et industrieuse du détail pittoresque, est le même qui sait soulever, soutenir et distribuer par grandes masses aisément équilibrées une immense période poétique comme celle que je vais citer, une seule phrase rythmique de quarante vers, opposant, par un simple changement de mouvement, une grande impression de paix et de silence à un sentiment de tourment et d’inquiétude. (Je la scande selon le rythme, par des blancs plus ou moins larges.)
On pourra toujours regretter qu’un tel homme n’ait pas eu assez d’idées pour soutenir ses incomparables prouesses d’élocution. Mais tant qu’on entendra notre langue, on admirera un pareil artiste en écritures. On dira qu’il a eu un style à lui, créé par lui, et puis qu’il a eu à sa disposition tous les autres.
tandis
Il sait l‘effet du concours de certaines voyelles et diphthongues au son large et plein, pour donner sa valeur à un chant de gloire. La Fontaine avait dit :
Des flûtes du clair de lune
Victor Hugo écrit :
Il sait combiner les consonnes rudes et les rimes sèches pour donner l’impression d’une œuvre haineuse et méchante. Toute l’âpreté de la malédiction de la chouette (Contemplations, tome I) est dans le son des mots et le froissement dur des articulations :
C’est pour cette raison qu’il fera de fausses rimes masculines, pour augmenter l’effet des sonorités métalliques et des bruits de forge, quand il aura besoin de peindre le robuste et ardent travail de l’homme.Vous persécutez pêle-mêle
Voyez ce qu’on peut faire, sans changer le rythme, dans des vers d’égale longueur, par la seule adresse de savoir placer ici des i et des é aigus, là des ou et des o longs. Voyez cette strophe fine et légère qui peint si bien la dentelure dans le ciel d’une ville du moyen âge :Nous ajoutons aux Prométhées
Et celle-ci ample et massive, grondante de bruits sourds :Cette villeQui profile
Grâce à cette connaissance de la valeur musicale de la voyelle, de la consonne et du mot, il fait d’un vers, même isolé, quelque chose qui est déjà un rythme, et non pas le rythme ordinaire que le vers est par lui-même, un certain compte de syllabes où l’oreille s’est habituée et se complaît ; mais un rythme significatif, qui exprime un sentiment ou une forme, et qui n’est pas pareil au vers 25 ou au vers 26 — cela même avec la coupe habituelle, et sans que nous tenions compte encore de la variété de césures qu’il a introduite.Une s’ouvreQu’au grand jour,Et bourdonne
sont des vers d’un rythme expressif, sans le secours d’aucun artifice de césure, et par le seul choix du son des mots. Hugo les compte par milliers. Il introduit des dérogations à la coupe ordinaire, mais il se garde bien d’écarter et de délaisser la coupe traditionnelle, de manière à la faire oublier. Précisément il ne faut pas qu’on l’oublie. Une coupe destinée à produire un effet particulier n’a cette puissance qu’à la condition qu’elle soit exceptionnelle, et elle ne paraîtra telle que si l’auteur, au cours ordinaire de son œuvre, commence par bien remettre la coupe traditionnelle dans l’oreille du lecteur. Le vers spondaïque ne produit une impression de solennité qu’à la condition que ses voisins ne le soient pas. Le vers irrégulier n’éveille l’attention que si la règle est suivie d’ordinaire avant et après lui. A le multiplier on arrive (comme trop souvent Musset dans Mardoche, Gautier dans Albertus) à donner la pure et simple impression de la prose. Il faut et que le vers à coupe libre soit rare, et que sa raison d’être apparaisse toujours. C’est dans ces conditions, très scrupuleusement, que Victor Hugo en a usé. Il a longtemps aimé, dans le dessein de rompre la monotonie des coupes régulières et de produire un effet d’insistance et d’énergie, l’alexandrin coupé en trois parties égales, qui est à peine un mètre irrégulier, et que les classiques français ont employé :
Mais il a introduit une foule d’autres coupes avec un instinct très savant de la constitution du vers français. Forcé d’abréger, je dirai que la plupart de ces nouveautés lui sont inspirées par le sentiment, très juste, qu’il a, que le vers français est trop court pour certains effets, et que l’irrégularité de la coupe l’allonge. Mais encore quelle irrégularité ? Ici il a été admirablement servi par son oreille. On sait très bien que Racine a une grande souplesse dans le maniement des coupes. A-t-on remarqué que quand il introduit une coupe irrégulière, c’est ordinairement dans la première partie du vers qu’il la place ? Cela donne une singulière vivacité au vers, et ce que les Latins appelaient « habilis vigor. » Mais cela ne l’allonge pas. Cela est excellent pour mettre en relief une saillie de la pensée ou un ressaut du dialogue ; cela ne produit ni un effet de grandeur, ni une impression d’alanguissement. C’est la coupe irrégulière après le sixième pied qui donne ces effets et allonge le vers pour l’oreille. C’est celle-ci dont Hugo est presque107 l’inventeur, et qui l’a admirablement servi :
Il l’obtient d’ordinaire en mettant l’épithète immédiatement après le substantif qui clôt le sixième pied, ce qui nous force d’enjamber sans arrêt par-dessus l’hémistiche, et de reporter l’arrêt plus loin.
Il a bien d’autres secrets pour introduire des coupes expressives dans l’intérieur du vers. Est-il rien de plus heureux, par exemple, pour peindre un mouvement rapide, brusque et gauche, non rythmé, quoique souple encore, que ce vers d’où toute espèce de rythme est écarté à dessein ?
ou que celui-ci :
Mais je me hâte. — On conçoit que si l’enjambement sur l’hémistiche allonge l’alexandrin, l’enjambement sur la rime peut produire des effets de prolongement incroyables. Moins inventeur ici, car le procédé était connu, Hugo est, comme en tout ce qui concerne le rythme, un artiste merveilleux. Il sait unir étroitement le dernier mot du vers au premier mot du vers suivant, de manière à élargir brusquement l’envergure du rythme :
Il combine les deux procédés d’enjambement sur la rime et d’enjambement sur l’hémistiche pour redoubler la puissance de l’effet précédent.Furent grands |………
Il connaît l’art (usité depuis la Renaissance110, mais qu’il pousse plus loin qu’aucun) de préparer un grand vers final d’une sonorité large et pleine par plusieurs vers de rythme brisé, le dernier surtout coupé au-delà de l’hémistiche ; et sa science des coupes irrégulières lui sert particulièrement ici. Il parle des enfants qui meurent avant leurs parents :
et encore, le procédé plus marqué :
N’est-ce pas admirable, ces trois vers hésitants et inquiets, qui s’épanouissent en cet ample accord final ; et ne voit-on pas bien la pensée qui se cherche, douloureuse et fatiguée, puis, ayant trouvé sa conclusion consolante, s’achève en un vol paisible et harmonieux en plein ciel ? — Quelquefois le procédé est tout inverse : quatre vers pleins, presque d’une seule venue, larges et forts, viennent s’appuyer sur un seul mot en rejet qui prend’une valeur extraordinaire :
Pour arriver à ces effets, il faut non seulement placer les césures, impérieusement, à des places anormales, mais doubler, tripler la longueur de l’arrêt qu’elles constituent. Il a pour cela plusieurs moyens, le tour de la phrase, la ponctuation, surtout la manière de faire arriver les syllabes muettes dans le vers. Les e muets sont les fortes césures du vers français. Ils font les vers doux en mêlant aux sonorités une certaine quantité de demi-silences :
elles rendent la césure plus forte lorsqu’elles sont placées à la césure ; elles font alors comme un trou dans le vers.
Hugo a tiré de ce secret des beautés rythmiques admirables. Il avait dit dans Marion :
Il n’a pas trouvé l’effet maladroit ; et il l’a repris, l’agrandissant, lui donnant toute sa valeur, pour faire l’admirable période poétique des Malheureux (Contemplations, tome II).
Et supposez que IV muet, au lieu d’être devant une consonne, se trouve en césure devant une voyelle, et ne s’élide point parce qu’il est accompagné d’une s. Il ne faut point faire la liaison, puisqu’il y a césure. Mais alors l’e ne se prononce plus du tout, et pourtant compte dans les douze syllabes. Il n’y a plus un demi-silence, mais un silence complet de la longueur d’une syllabe. Cela doit être affreux. — Cela peut être admirable. C’est la plus forte césure possible en métrique française. Le tout est de la bien placer :
Ce tris[tes] en rejet, suivi d’un grand silence, préparé déjà par le seuls entre deux césures du vers précédent, suivi de deux vers mélancoliques et doucement assourdis, est une petite merveille de rythmique. C’est avec ces ressources multipliées, cette science absolue des harmonies propres au vers français, qu’il arrive à faire chanter comme il veut cet alexandrin si monotone en d’autres mains. Avec la maladresse qui lui est ordinaire en critique, il a dit : « J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin », ce qui est amusant, mais faux. Il ne l’a pas disloqué, il lui a donné une âme ; il l’a fait vivre ; il en a fait une forme prête à toutes les mélodies possibles. Hugo n’aurait pas besoin des vers lyriques. Il chante en alexandrins avec une liberté souveraine. Il a fait en variant les coupes de l’alexandrin juste ce que La Fontaine a fait en se servant de vers libres. Le procédé général est exactement le même : ne pas se servir de rythme fixe, mais créer continuellement et renouveler incessamment son rythme, en toute liberté, aux risques et périls de l’inventeur. Le succès chez l’un et chez l’autre est égal. C’est ainsi qu’Hugo peut faire d’une période poétique la peinture d’un bruit qui change ; représenter en quinze vers par des sonorités chuchotantes ; puis distinctes, mais douces et molles ; puis nettes et vives ; puis pleines ; puis traînantes et étouffées avec l’aide de césures expressives, un bruit qui naît — se rapproche — se répand — s’anime — s’arrête :
Art merveilleux, où, remarquons-le bien, n’entre aucun procédé dans le sens précis du mot. Des procédés, Hugo en a dans son invention, dans sa composition, même un peu dans son style. Il n’en a aucun dans sa rythmique. On songé à lui et l’on rit quand on voit, chez des poètes contemporains, certaines onomatopées enfantines répétées au début des couplets ou des tirades pour marquer le rythme, des Hop ! Hop ! pour bien nous avertir que le mouvement des vagues est analogue aux galops furieux d’un cheval. Figurez-vous des Clic Clac, dans Ibo, ou des Han ! Han ! dans le Titan — le Taratantara dixit d’Ennius. C’est à nous, lecteurs, d’avoir la sensation du Hop ou des Han, d’être amenés même à le dire en lisant les vers ; mais c’est par le choix des sons et des coupes, par l’absolue conformité de l’état d’esprit suggéré par le bruit des mots avec l’objet décrit ou le sentiment exprimé, sans avoir l’air d’y songer, et, pour dire vrai, n’y songeant pas, d’une science si profonde qu’elle est instinctive, que le poète doit nous donner ces impressions ; et c’est ce que Victor Hugo a réussi à faire d’une manière qui tient du prodige. On comprend que s’il a cette sûreté dans l’alexandrin, il sera souverainement à l’aise dans le lyrisme à forme fixe, où le rythme est tout fait et où il n’est besoin que de le soutenir. Il lui suffît ici de bien choisir le genre de strophe qui convient au sentiment général qu’il veut rendre (on pense qu’il ne se trompera point dans ce choix) et, dès lors, de ne plus songer, chemin faisant, qu’aux effets de sonorité convenables à telle ou telle idée de détail : on sait que cela lui sera facile. Par exemple pour Ibo, il s’agit de choisir une fois pour toute la pièce un rythme d’ascension un peu heurtée et impatiente, à coups d’aile brusques :
et puis, sans plus songer à cette forme arrêtée du rythme, qui doit donner le sentiment général du morceau, trouver successivement les sonorités de mots, qui doivent peindre tel ou tel objet, celle-ci, par exemple, qui est un charme, qui donne l’impression de la ligne fine et fuyante dont un édifice éloigné s’esquisse dans le brouillard gris :
Il s’agira de trouver un rythme solide et dur, aux césures absolument invariables, donnant le sentiment général de quelque chose d’enraciné…
et ensuite, à telle strophe, dans le rythme adopté, par une caresse particulière des mots, introduire une autre impression, celle du roulement mélancolique des flots dans la solitude :
Un exemple, mais cette fois un peu contre lui, de cette variété de mélodies dans l’unité générale du rythme. Il avait adopté la strophe suivante pour raconter une rêverie dans une église :A Rozel Tower ;
Le choix du rythme est excellent, et tout ce début admirable115.Où depuis trois cents ans avaient déjà passé
Mais il a voulu ensuite, à ce calme, à cette humble douceur, à ces voix du silence, opposer la clameur du dehors, ]a gaîté bête de la vie mondaine. Il y arrive à peu près par le fracas des mots bruyants et clairs ; mais cette fois, ce sont choses trop opposées. Il fallait changer le rythme lui-même, à partir de II. Dix ans plus tard il n’y aurait pas manqué. Quant aux rythmes tout à fait consacrés et traditionnels, s’il n’a pas une très grande tendresse d’âme pour eux, encore est-il qu’il en connaît parfaitement la beauté et qu’il les emploie à merveille où ils doivent produire tout leur effet. Il a un peu gâté, à mon avis, la belle strophe de dix vers octosyllabiques de Malherbe, la grande strophe classique des Français, en en allongeant la seconde phrase. Huit vers au lieu de six après le premier quatrain est, à mon goût, une rupture d’équilibre. Le premier quatrain de la grande strophe classique est une manière de piédestal. Il a fait la statue trop haute pour la base116. Mais il est digne de Malherbe ; il donne à la strophe la même structure solide et dense, avec des sonorités expressives plus fortes et plus riches, dans les trop rares poèmes lyriques de l’Année terrible. Voyez ce symbole des chants du poète considérés comme des appels de cloche, cette vigueur de rythme, cette fougue précise de mouvement, et ces sons qui peignent :
De même le rythme trop traditionnel, habituel aux poètes français qui n’en ont pas un propre, le rythme monotone des vers coupés carrément à l’hémistiche, à la rime, et de deux en deux, et de quatre en quatre, Hugo sait très bien que le tort n’est point de s’en servir, mais de n’user que de celui-là. Il sait qu’il est très beau pour exprimer ce qu’il doit exprimer, et il l’emploie. Seulement il ne remploie qu’à sa juste place. Il a bien compris qu’il est excellent, ce rythme de balancier, en sa monotonie même, pour peindre le calme dans le désir satisfait, et le calme encore dans la mélancolie douce (querimonia primum, voti sententia compos) ; qu’en un mot, c’est le rythme élégiaque français, et il s’en sert dans l’élégie en effet, avec un charme étonnant, respectant scrupuleusement ce qui en est l’essence, cette espèce d’oscillation régulière et à bruit faible d’horloge tranquille dans une maison silencieuse.On voit paraître et disparaître
Bientôt le jour sur son quadrigeL’avenir dans ce crépuscule
Voilà tout l’apaisement et toute la plénitude de cœur que verse en nous un cher souvenir lentement caressé. Voici le même sentiment avec quelque chose de plus alangui, qui explique le prolongement du quatrain en un cinquième vers :
Et enfin cette même douceur de cœur, mais dans un souvenir mélancolique où l’on aime à bercer ses regrets pour les endormir, adopte le même rythme, ravissant, dans la plus grande partie de cette admirable élégie, Claire, à laquelle nous ramène si souvent cette enquête impartiale sur les mérites divers de notre grand poète.
Le rôle de la rime dans tout cela est considérable sans être absorbant et tyrannique. Hugo a l’amour de la rime riche sans en avoir la superstition. On peut lui reprocher quelques rimes insuffisamment inattendues, dont la sonorité l’a amusé une fois, et qui, dès lors, se sont imposées à lui : gueux — fougueux, spectre — Electre, nuées — huées, qui reviennent trop souvent ; quelques rimes normandes, vieille licence qui doit être absolument proscrite et qu’on s’étonne de trouver encore chez un homme d’oreille si fine et d’art si scrupuleux : hier et apostasier (Contemplations, II, 5,7), mer et blasphémer (lbid. II, 4, 15) ; quelques rimes (très rares) qui sont purement mauvaises : mont et donc (Première Légende — Le Satyre). Mais en général, là comme en toutes choses de rythme, il a vu absolument juste. Il rime richement quand il faut rimer richement ; c’est-à-dire dans les pièces dont la beauté principale est dans le rythme. Les mieux rimées de ses œuvres sont les Ballades et les Chansons des rues et des bois, parce que ce sont œuvres où l’on n’a à songer ni aux idées ni même aux sentiments et qui ne veulent être qu’un enchantement de l’imagination et de l’oreille. Mais là où la pensée est plus forte, la peinture des sentiments ou seulement des choses plus poussée, il se garde bien d’attirer l’attention sur la rime en la faisant invariablement riche ; et Pauca meæ, par exemple, est rimé simplement et discrètement. C’est la vérité même en cette affaire. La rime est un élément très important de la versification ; mais elle n’en est encore qu’un élément, et son importance croît ou décroît selon que le caractère de l’ouvrage comporte une musique plus ou moins chantante. Dans Hugo, partout où, d’instinct, l’oreille exercée demande la rime riche, on peut être sûr qu’elle la trouvera ; mais là seulement. Telles sont, trop brièvement indiquées encore, les ressources et les adresses incomparables de ce poète si merveilleusement doué pour faire de la langue de son pays un puissant et délicat instrument de musique.
Plus tard, cette fierté, son soutien en effet dans les douleurs morales qu’il cherchait trop, l’abandonna : tout en devenant meilleur, il devint plus sombre (Après une lecture, A mon frère revenant d’Italie) ; après avoir cherché le bonheur dans le plaisir, y cherchant l’oubli ; sentant la nécessité, et l’absence, d’une forte attache à quelque chose qui ne passe point ; obsédé du sentiment d’un grand vide, et se disant qu’il n’avait plus en lui rien de bon que la sincérité des larmes qu’il avait versées (Tristesse). Après de longues années de langueur, la mort le délivra doucement. Il s’éteignit dans une syncope, croyant s’endormir. « Sa mort fut un soupir bien plus doux que sa vie. » Il n’y eut presque personne à ses obsèques : il ne s’était jamais mêlé de politique.
et aussi le héros byronien, l’homme sombre et fatal, qu’il avait chanté dans ses premiers vers :
et encore le jeune premier lamartinien, sentimental, rêveur et collectionneur de clairs de lune :
Non point qu’il se croie ce qu’on appelait alors « un classique. » La littérature noble, ses dédaigneuses exigences, son dégoût du « trivial » et de « l’ampoulé », c’est-à-dire du naturel et du lyrique, le mettent encore de mauvaise humeur (Revue Fantastique, 17 mai 1831) Il croit voir, ce qui est contestable, chez les anciens et chez les modernes, deux littératures, l’une vivante et qui s’inspire du temps dont elle est, l’autre livresque et toute d’étude, rééditant de Périclès à Auguste et d’Auguste à Louis XIV des copies d’un immuable idéal (Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1833). On sent là l’influence du livre de Stendhal, Racine et Shakespeare et de sa définition si spécieuse et si illusoire de l’art classique. Musset, à ce moment, en est, non pas à chercher sa voie, il l’a trouvée ; mais, s’étant trouvé, à chercher à se définir. En attendant il a écrit André del Sarto, les Caprices de Marianne, Fantasio et Lorenzaccio : c’est-à-dire qu’il a lu Shakespeare, en a été enivré, et en a compris toute la partie de psychologie raffinée et tourmentée, toute la partie aussi de fantaisie libre, vagabonde et charmante. Il lit encore les conteurs italiens, attiré par leur naïveté, leur manière sobre, leur allure courante, leur peinture franche de la passion nue. Il lit Jean-Paul ; et ce qu’il en cite, avec admiration, ce n’est point, remarquez-le, les incartades étranges de son imagination ivre et fumeuse, mais ces vives lueurs de moraliste original qui éclatent çà et là dans le fatras du penseur allemand (Revue Fantastique, 17 mai 1831). Ainsi son point de vue s’élargit très vite, et lui-même se dégage de ses premières alliances, sortant de l’école, devenant original par une éducation éclectique, c’est-à-dire complète, et s’éloignant du Cénacle, à mesure qu’il lit davantage ce qu’on y admire sans le lire. En 1836, il en est si loin qu’il l’attaque, ce qui est de trop, avec une verve caustique, et une très sérieuse connaissance de tout le sujet, sous des airs de légèreté bouffonne (Lettres de Dupuis et Cotonet). C’est qu’alors il en est aux Nuits, au Chandelier, au Caprice, aux Deux Maîtresses, à la simple peinture passionnée de ses sentiments les plus intimes, ou au récit franc et ingénu d’aventures du cœur. Pur élégiaque ou pur novelliste, la littérature d’imagination brillante ou de forme curieuse lui paraît sonner le creux, et il finit par n’y plus trouver que « des adjectifs. » — Comme il arrive toujours, il en vient à tomber du côté où il penche, à ne voir dans la littérature que la peinture des émotions, et à dire : « Celui qui ne sait pas… » être ému, et même un peu fou,
— ce qui mène à prendre l’émotion du lecteur pour la marque de l’excellence de l’ouvrage ; à dire presque sérieusement : « Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! » et à croire « que Margot s’y connaît. » Argument faux, quoique employé déjà par Voltaire121, conclusion excessive, mais bien logique, du tour qu’ont pris peu à peu ses idées, D’élève du Cénacle, d’amoureux de la couleur, des formes et des reliefs, par le goût qu’il a pris à sentir et à s’écouter sentir, à creuser ses émotions et analyser ses déboires, à chercher dans les autres poètes des peintures et des analyses du même genre, à dépouiller la sensation du luxe des voiles éclatants que l’imagination jette sur elle ; il est devenu l’amoureux de Manon Lescaut, le poète tout de sentiment et de passion sans voile, l’auteur des Nuits contempteur de la Tristesse d’Olympio 122 ; et celui qui s’annonçait comme un Théophile Gautier a été le Henri Heine français.
dans les Vœux stériles, la rêverie sur l’art antique : « Grèce, ô mère des arts, terre d’idolâtrie » ; dans la Coupe et les lèvres : « Lorsque la jeune fille à la source voisine… » — « Fatigué de la route et du bruit de la guerre… » Cette grâce légère et douce est d’un charme incomparable quand l’admiration tendre de la beauté, sans qu’il s’y mêle un sentiment de rancune ou l’amertume d’un déboire, met une inflexion caressante dans l’accent du poète :
Et mieux encore, dans son mouvement ailé, qui donne l’impression d’une fuite d’oiseau glissant dans l’air, l’admirable fin de Lucie :
Le secret du poète ici, c’est le naturel, l’expansion ingénue d’un cœur jeune, l’abandon, cet accent qui ne trompe pas, où l’on reconnaît que l’auteur n’est pas un auteur, mais chante et rêve pour lui-même. Il a dit un jour : « Tu te frappais le front en lisant Lamartine… Ah ! frappe-toi le cœur : c’est là qu’est le génie. » C’est là du moins qu’était le sien, la source de sa poésie la plus pure et la plus prompte à jaillir. Il en a d’autres, mais plus mêlées. Le fond de son art est là. Comme chez beaucoup de mondains aux apparences de sceptiques, il y avait en lui une grande candeur, qui persistait. Ne nous trompons point, par exemple, sur ses déclamations, que je n’ai point cherché à dissimuler Il a de la rhétorique ; mais sa rhétorique est naïve. Elle serait bien plus savante, chez un homme qui maniait si habilement la plume de journaliste, si elle n’était inconsciente. Placez Rolla bien à sa date, et soyez sûr que ces apostrophes sont des cris sincères, et que Musset a bien, à un moment, pensé et senti ainsi. Il reste qu’elles sont un peu ridicules ; mais elles sont sincères. C’est de là que vient sa grande séduction sur nos âmes. Nous le sentons très voisin de nous. Nous le lisons avec un sentiment qui n’est pas très commun dans nos commerces avec les poètes : nous le lisons avec confiance. Nous disons bien : « Ce fou de Musset » ; mais jamais avec lui il ne nous vient le soupçon d’un certain charlatanisme de la pensée. Avec de la grâce et du naturel, il avait de l’esprit, un esprit très particulier, qui par la rapidité du trait et la pointe vive rappelle le xviiie siècle, par un certain tour d’excentricité précieuse fait songer aux badinages du temps de Louis XIII. Il en avait montré quelques traits dans la Ballade à la lune et les Secrètes pensées de Raphaël ; il y en a dans A quoi rêvent les jeunes filles ; mais pour le gros du public la révélation date de Namouna, qui fit un peu dresser l’oreille à tout le monde. Il y avait là une verve libre, un jeu de plaisanterie allumée et sautillante comme une flamme parfois un peu artificielle, qui ne ressemblait à rien d’usité en ce temps. On fut étonné, charmé, choqué, séduit, indigné, en tout cas très intéressé. Les comédies, les proverbes vinrent ensuite, et l’on vit bien ce qu’était l’esprit de Musset, une gouaillerie légère et de bon ton, très sûre d’elle sous ses dehors abandonnés, connaissant désormais les limites (qu’elle avait dépassées autrefois, dans Mardoche, par exemple) ; se jouant gaîment sur les frontières des convenances, en donnant toujours l’inquiétude piquante de les voir franchies ; ce composé de la finesse élégante de l’homme du monde et de la légère impertinence de l’artiste, qui est juste ce que les hommes du monde attendent de l’artiste qu’ils admettent chez eux. C’était bien le ton de la Revue des Deux-Mondes jeune, Je ton d’un salon de Louis-Philippe où trône un peu M. Guizot, mais où passent M. Thiers, M. Mérimée et M. Stendhal. Qu’on se figure la dame qui avait envoyé par plaisanterie un petit écu à Musset, lisant le billet en réponse devant une douairière datant du xviiie siècle :
A cette grâce piquante se mêlait une pointe de fantaisie vive et fringante, à demi débridée, qui était bien neuve aussi en France, dans ce ton et dans cette mesure. L’imagination de Musset, la vraie, celle qu’il ne se donne pas, celle qu’il ne rencontre pas non plus par accident sous le coup d’une émotion violente, c’est la fantaisie. La fantaisie est à l’imagination ce que l’adolescence est à la jeunesse, c’est l’agilité, la souplesse et l’espièglerie de notre faculté créatrice, un feu mobile et léger, qui se pose en un instant sur mille choses et les fait luire d’un éclat passager. C’est le divertissement des grands poètes et le plus haut degré où atteignent les poètes secondaires. Musset s’est élevé plus haut ; mais cette région moyenne, si charmante du reste, était la sienne propre, celle où il était merveilleusement à l’aise. C’est en cet aimable pays qu’il nous transporte et nous retient presque constamment, dans Fantasio, Carmosine, le Chandelier, les Caprices de Marianne, dans presque tout son théâtre, dans la plupart de ses Nouvelles. Il a une fantaisie excellente et exquise, faite de demi-rêverie et de demi-mélancolie, traversée par endroits de traits de sentiment profond, mais dont il sait ne pas prolonger l’impression trop grave. — Il en a une autre moins heureuse, celle qu’il affecte, qu’il cherche un peu trop, et qui alors devient pénible, comme dans le premier livre de Namouna ; un peu arrogante, comme dans une partie de la Dédicace de la Coupe fit les lèvres, ou même absolument insupportable, comme dans Mardoche. — Mais le plus souvent il y réussit au mieux dans une juste mesure, non surveillée, et qui était bien en lui, de vivacité et de nonchalance, d’abandon et d’élans, de grâce tendre et de malice. Naturel, grâce, esprit, fantaisie, toutes choses si rares prises chacune à part, si précieuses quand elles s’unissent, tout cela devait en faire le poète des gens du monde, un de ces écrivains qu’on ne lit point pour faire ses études ; qu’en effet on n’étudie pas, dont on ne prend pas les mesures, qu’on sent bien qu’il ne faut pas creuser, mais qu’on aime, qu’on lit un peu plus que les autres, en admirant les autres davantage. C’est ce qu’il a été en effet ; je dis réserve faite de ses grands éclats de passions que nous considérerons plus tard. Il me semble qu’il est important de bien marquer ce point, parce qu’on a trop dit qu’il a été frappé fort à propos par la maladie ; que, passé sa jeunesse, et après avoir chanté la jeunesse et l’amour, il n’avait plus rien à dire. C’est une erreur. Rien qu’avec ses facultés ordinaires, et sans plus compter sur les « immortels sanglots » que la passion lui a arrachés, il était et il serait resté un poète d’une très précieuse essence, de très belles et délicates ressources. Il savait causer en vers. Toutes les qualités, que nous venons de trouver en lui, vont à former un homme dont la forme d’art naturelle est la causerie ingénieuse, aimable, variée. Lacauserie, c’est le fond de l’œuvre de Musset. Mardoche, Namouna, Rolla, la Bonne fortune, la Lettre à Lamartine, Après une lecture, sont des causeries, très diverses de ton, toutes pourtant ayant bien leur caractère intermédiaire entre la rêverie, la méditation et le lyrisme, participant des uns et des autres, formant un genre très agréable, très délicat, surtout très français. Causeries encore par le ton presque toutes-ses pièces de théâtre, plus encore ses Nouvelles, qui n’ont rien du roman où l’on sent la demi-confidence, et que celui qui conte n’est jamais très loin de nous. Voilà bien ce qu’il était en son fond, voilà ce qu’il aurait continué d’être, avec un peu plus de gravité et une douceur plus attendrie, comme déjà de Mardoche à la Bonne fortune il s’était dépouillé de son impertinence Rapporter une impression de voyage, deviser d’une « soirée perdue » au Théâtre français, aller dans le monde, et en rentrant écrire à une dame :Souvenez-vous de MargueriteQu’il faisait mieux les vers que moi…..
raconter doucement une légère et aimable aventure comme les Deux Maîtresses, ou rimer en vers faciles un conte comme Simonne, telle aurait pu être longtemps encore sa part dans le monde des lettres. Il a été, il eût pu être plus encore, le poète de la causerie française, un humoriste sans mauvaise humeur, et se jouant délicatement autour des sentiments tendres, quelque chose comme un Sterne poète ; et un Sterne poète c’est à peu près la moitié d’un La Fontaine. Et maintenant venons au « grand Musset », à celui des passions violentes et dramatiques.
« L’amour est le seul bien d’ici-bas, et il faut aimer toujours. — Mais à toujours aimer le cœur devient incapable d’amour, parce que les objets de son affection changent, et que l’amour devient libertinage, et que rien ne tue en nous la puissance d’aimer comme la débauche. — Et cependant, sous le libertin, l’homme épris d’amour vrai toujours subsiste, et entre les deux des révoltes et des luttes s’élèvent, qui sont douloureuses. — Et qu’importe encore ? C’est souffrir qui est le vrai bien, et c’est avoir souffert qui est la joie dernière. »Idées folles et sentiments justes, psychologie très profonde d’un état de l’âme parfaitement malsain, mais qu’il aimait, et, au point de vue de l’art, renouvellement complet des sources de l’élégie. Nous sommes loin des Bouquets à Chloris ; loin aussi, et plus encore, de l’élégie de Lamartine, qui n’a vu dans l’amour ou n’a jugé digne d’être chanté en lui que l’émotion noble, la tendresse sans tourments, le regret sans désespoir et sans remords. Nous sommes avec un poète pour qui l’élégie est la peinture de la souffrance morale sous toutes ses formes. Cet ensemble de sentiments, il l’a eu dès l’abord ; il l’apportait en lui, peut-être avant d’avoir aimé A vingt ans il écrivait, avec une singulière finesse d’analyse, et comme une connaissance profonde de ce qu’il serait plus tard :
C’était l’amère douceur du Souvenir, la souffrance cherchée dans le plaisir, et le charme trouvé dans la douleur ancienne, dix ans juste avant le Souvenir. Ce sentiment que le fond de l’homme est amour, et qu’il n’est rien qui vaille qu’on s’en détourne ou qu’on vive sans lui, les premières poésies de Musset en sont toutes pleines. On peut dire que le type de Don Juan a occupé et obsédé son esprit depuis 1830 jusqu’à 1840. Ce n’est pas dans Byron qu’il l’a trouvé, mais au fond de ses propres désirs ; et il pouvait dire de Byron ce que Pascal disait de Montaigne :
« Ce n’est pas en lui, c’est en moi que je trouve tout ce que j’y lis. »Don Juan c’est Raphaël (Marrons du feu) ; c’est Mardoche ; c’est l’auteur de la Dédicace de la Coupe et les lèvres, c’est Hassan de Namouna ; Rolla c’est Don Juan imbécile, et Perdican c’est Don Juan poète. C’est Don Juan qui a cette idée subtile et ce sentiment malsain, cette conception à la fois de corrompu et de délié moraliste, que la qualité et l’intensité de la sensation est indépendante de l’objet qui la fait naître, que ceux qu’on aime peuvent être méprisables, mais non l’amour qu’ils ont éveillé. C’est lui qui dit dans la Dédicace de la Coupe et les lèvres :
et dans Il ne faut pas badiner avec l’amour : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ; toutes Les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses ; le monde n’est qu’un égout sans fond ; mais il y a une chose sainte et sublime : c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. » Ce sophisme, qui est tout Don Juan, en effet, cette illusion ou cet effort pour croire que l’amour se suffit, indépendamment de l’objet aimé, Musset l’a cent fois répété, et dans Rolla, et dans le Souvenir, et jusque dans Une porte ouverte ou fermée. Il l’a chéri et caressé comme une gageure, ailleurs comme un défi, ailleurs comme une consolation. A toutes les œuvres où elle se mêle cette conception donne un caractère très séduisant et très inquiétant, y mettant un composé de découragement et de hardiesse, d’ardeur pour la vie et de mépris pour ce qu’on y trouve, le double sentiment du charme éternel et de l’inanité des choses. Comme au centre de tous les morceaux que cette bizarre conception a inspiré se on peut placer le brillant et fougueux portrait de Don Juan comme Musset le comprend : « Il en eut un plus grand, plus beau, plus poétique… » (Namouna, II, 24.) Creusant plus avant dans ce héros de son rêve, Musset avait profondément senti le faible secret, la plaie intime de l’homme ainsi imaginé, ou ainsi fait : il avait, non pas découvert, mais bien reconnu et sondé cette vérité qu’à toujours renaître de lui-même, le désir non seulement se lasse, mais tarit sa source ; que l’impossibilité d’aimer est la punition de celui qui s’est laissé séduire aux « spectres de l’amour. » La Confession d’un enfant du siècle est le triste aveu de cette impuissance et du vide affreux qu’elle laisse au cœur. Mais bien avant la Confession, Musset avait donné une singulière grandeur à cette conception dans la Coupe et les lèvres, œuvre trop peu remarquée eu sa nouveauté. Je ne parle pas seulement de la tirade si souvent citée : « Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche », mais de tout le dessin de cette œuvre mêlée, inégale, mais très forte. — L’homme inquiet et ardent qui s’élance en aventurier dans la vie ; s’arrête seulement un instant, dans le libertinage (acte II) ; passe auprès d’une enfant innocente qui dort, et éclate en pleurs (acte III) ; maudit dans de furieuses imprécations les passions basses qui l’ont dépravé (acte IV) ; revient à l’amour d’enfance comme à une renaissance et à un rachat… et ne peut le ressaisir ; car Belcolore (qu’il faut comprendre ici comme un symbole), car le spectre de la débauche le regarde, l’attire, le tue — voilà une imagination magnifique, qui va très loin et très profondément ; et avec quelques déclamations de moins, ce serait une œuvre de premier ordre. Il l’a reprise et agrandie dans Lorenzaccio. L’idée est la même, plus fortement et plus largement conçue. Cela pourrait s’appeler : il ne faut pas badiner avec la débauche. Un homme s’est juré de tuer un tyran. Pour arriver sûrement à sa fin en captant la confiance de l’ennemi, il se fait son complaisant et son complice, se fait aimer de lui pour la dégradation qu’il simule. Mais, l’œuvre achevée, il s’aperçoit que les vices qu’il s’est donnés l’ont peu à peu pénétré jusqu’à l’âme, qu’il a accumulé lentement en lui le mépris des hommes et de lui-même, et qu’après avoir donné la mort, il ne lui reste qu’à la désirer. Forte peinture, dans un drame mal fait et qui fourmille d’invraisemblances, caractère vigoureusement tracé, et qui montre que dans sa méditation continuelle des sentiments qui se rattachent à l’amour, Musset avait trouvé toute une psychologie, très restreinte, mais très creusée. C’est là aussi qu’il a trouvé la plus féconde de ses idées poétiques, cette conception si vraie du dédoublement de l’homme passionné. Un libertin et un chercheur obstiné d’amour pur, un être sali et un enfant candide et aimant, Caliban et Ariel, les sens et le cœur, le corps et l’âme l’un gênant toujours l’autre, chacun se sentant incomplet, aimant pourtant son voisin et n’ayant jamais ou le courage ou la force de le sacrifier : voilà comment Musset, se connaissant bien, a coutume de comprendre l’homme. Et c’est ainsi qu’il le peint, tantôt montrant les deux êtres en un seul personnage, tantôt faisant apparaître l’un comme le fantôme de l’autre, tantôt leur donnant deux noms et deux personnes et les présentant comme deux amis en désaccord et inséparables. Ici, dans le débauché tragique ou blasé, le pur rêveur se dresse tout à coup, jetant une strophe d’idylle à travers le monologue du criminel. Lorenzaccio combine son crime ; il exhale sa haine et son mépris des hommes. Soudain sa voix change :
« Ah ! quelle tranquillité à Cafaggiulo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! La chèvre blanche revenait toujours avec ses longues pattes menues… »Fantasio exprime son dégoût profond de toutes choses… tout à coup :
« Aimer quelqu’un… Qui ? je n’en sais rien… Quelque chose de doux comme le vent d’ouest, de pâle comme les rayons de la lune ; quelque chose de pensif comme ces petites servantes d’auberge des tableaux flamands qui donnent le coup de l’étrier à un voyageur à larges bottes, droit comme un piquet sur un grand cheval blanc. Quelle belle chose que le coup de l’étrier ! une jeune femme sur le pas de sa porte, le feu allumé… le souper préparé, les enfants endormis… Et là l’homme encore haletant, mais ferme sur sa selle… une gorgée d’eau-de-vie, et en route. La nuit est profonde là-bas, le temps menaçant, la forêt dangereuse ; la bonne femme le suit des yeux une minute, puis elle laisse tomber cette sublime aumône du pauvre : « Que Dieu le protège ! »Ailleurs deux personnages, les deux Musset sons des noms différents, Rodolphe et Albert dans l’Idylle, Octave et Desgenais dans la Confession. Quelquefois leur lutte s’apaise et ils se sourient l’un à l’autre : Nous aimons, c’est assez ; chacun a sa façon… » (Idylle.) Quelquefois le rêveur se heurte à la réalité, en meurt, et l’autre sent que son âme est partie, et que rien ne vaut plus qu’il s’y attache. Cœlio est mort. Octave s’écrie :
« Cœlio était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui… Je ne sais point aimer ; Cœlio seul le savait.. L’amour que j’inspire est comme celui que je ressens : l’ivresse passagère d’un songe… C’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils ont tué. »—
« Pourquoi dis-tu : adieu l’amour ? »demande Marianne. Et alors ce mot profond, le plus vrai que Musset ait trouvé : « Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui vous aimait ! » Enfin il arrive que le poète se voit lui-même, voit la partie de lui qu’il regrette ou qu’il cherche, passer devant lui comme un spectre :
C’est la Nuit de Décembre, la plus pure et la plus forte inspiration de Musset, encombrée de quelques « développements » parasites, mais qui laisse à la fois une idée très claire et une impression de mystère infini, comme si l’on sentait qu’on vient de descendre aux profondeurs de l’âme127. On voit quelle est la source de la poésie de Musset, une sensibilité naturellement frémissante qui s’est raffinée et comme exaspérée par l’analyse perpétuelle et perpétuellement douloureuse :
« Je ne comprends rien à ce travail incessant sur toi-même », dit Spark à Fantasio. — Cette poésie s’est comme concentrée en quelques gouttes d’essence pure dans le Souvenir et les Nuits. Les nuits de Mai, d’Août et d’Octobre et le Souvenir forment comme un drame psychologique où tout le Musset passionné et élégiaque se trouve résumé. Profonde lassitude, blessure du cœur qui saigne encore, impuissance à penser, à chanter, à rêver même, chute au fond de soi-même où l’on ne trouve qu’un souvenir maudit et adoré à la fois : c’est la Nuit de Mai. Essai, non de renaissance, mais la dissipation et de divertissement : effort fiévreux pour trouver dans le plaisir l’oubli de l’amour ;
« s’en aller chercher un hasard, et rapporter une souffrance »; qu’importe ? les chagrins consolent peut-être de la douleur : c’est la Nuit d’Août. — Rechute affreuse, le souvenir qu’on a tant redouté, et tant cherché à fuir, retrouvé dans le vide même des dissipations, et alors colère terrible, puis essai d’oubli, même de pardon, de confiance aux consolations vraies qui sont celles du travail et de l’art : c’est la Nuit d’Octobre. — Le calme enfin, trompeur encore peut-être, mais très doux, retrouvé non dans les divertissements qui sont vains, non dans l’art qui est décevant, mais dans le temps, d’abord, qui apaise ; surtout dans ce sentiment que deux choses valent mieux que l’amour, à savoir le rêve qu’on en fait et le souvenir qu’on en garde ; qu’on ne possède rien pleinement que ce qui n’est point réel, l’image brillante des choses, et que c’est une heure exquise, celle où, par-delà les réalités, le souvenir de l’homme mûr rejoint les illusions de l’enfant : c’est le Souvenir. Ajoutez-y un épilogue, une sorte de testament du poète des tendresses, la Tristesse, où le sentiment de tout à l’heure est poussé plus avant, où l’homme se dit que ce n’est pas encore le souvenir du bonheur entrevu qui est le charme le plus vrai, mais la tristesse même qui en reste, le sentiment de la sincérité des larmes versées : « Le seul bien qui me reste au monde Est d’avoir quelque-fois pleuré » ; et vous aurez toute cette tragédie intime, singulièrement puissante, surtout vraie, tirée des sources mêmes du cœur ; — et vous comprendrez complètement ce qu’est Musset dans les peintures des passions, un sincère et un raffiné ; un homme qui est tourmenté, mais qui ne se tourmente pas ; une des âmes qu’on ait vues les plus naïvement curieuses de douleurs ; un génie singulier, où, sans une grande puissance d’imagination, les inquiétudes ardentes, les élans et les chutes et les brusques surprises de la sensibilité donnent par eux-mêmes la forte secousse et la grande émotion tragique. Henri Heine disait :
« La muse de la comédie l’a baisé sur les lèvres, et la muse de la tragédie sur le cœur. »
Il excelle au petit croquis net et vif, enlevé d’un trait de plume aisé et coquet. Voyez passer
ou encore :
Il a des vers sans art, coulants et courants, venant de source, qui se sont arrangés d’eux-mêmes sur ses lèvres et ont glissé sans effort ; qu’on sent qui ont été faits comme les plus mauvais, sans application, « moins écrits que rêvés », dans une aimable nonchalance.
La largeur du style (sinon la force), il l’a dans des tableaux brillants et clairs, tracés à grands traits, d’une brosse sûre et agile. La fameuse mort du Pélican (Nuit de Mai) est citée partout. La méditation sur le monde moderne, dans Rolla, a des passages d’une vraie grandeur, où le vers plein et solide, tout d’une venue et d’un seul jet, éclate à chaque instant :
Je ne lui dirais rien, j’irais tout simplement
Il est sans rival pour l’expression très simple, très intime, comme à voix basse, de la mélancolie sans attitude et sans fracas, mais pénétrante, et dont toute l’âme est gonflée :
Il rime faiblement à l’ordinaire ; mais reconnaissons donc enfin qu’on n’y songe point en le lisant ; que la rime riche si nécessaire, et très impérieusement réclamée par l’oreille, dans les poèmes où ! imagination descriptive domine, n’est point à sa place, ou tout au moins indispensable, dans les poèmes de sentiment, de rêverie, dans les causeries en vers ; que La Fontaine le sait bien, et Hugo lui-même, sévère sur la rime seulement quand toute la beauté qu’il cherche doit être dans la forme, se relâchant de cette rigueur-là où il s’applique à la force de la pensée. Les rythmes de Musset sont très peu variés, et ne vont pas sans quelque monotonie. Il n’en a presque que deux, où il revient toujours, et qui ne sont pas très éloignés l’un de l’autre. L’un consiste en quatre vers à rimes croisées avec le balancement régulier des hémistiches bien marqué, de rime initiale féminine, allongeant parfois la phrase rythmique par le redoublement de la deuxième rime féminine, le plus souvent restant à l’état de pur quatrain, librement relié, et sans séparation typographique, à un quatrain suivant : tout le poème est ainsi fait de stances de quatre vers, un peu dissimulées et souplement unies entre elles. — L’autre consiste en sixains sur deux rimes, sans disposition fixe des rimes. — On souhaiterait plus de variété. Mais son instinct l’a bien guidé. Toutes nos études rythmiques nous ramènent à voir que la stance de quatre vers à rimes croisées est le vrai rythme élégiaque, français, parfaitement accommodé à l’expression de la rêverie plaintive.
Quand il l’allonge par le redoublement de la seconde rime féminine, il produit un effet de soudain élargissement, qui est quelquefois très puissant :
Le sixain aussi, qu’il a emprunté aux Italiens, et qui avait été peu employé en France, va très bien au récit nonchalant, à la narration qui est mêlée de causerie, ou à la causerie proprement dite ; et se prête parfaitement au demi-lyrisme, aux strophes élégiaques comportant un certain élan, que l’on sait que Musset a tant aimées, et si souvent rencontrées, en prose aussi bien qu’en vers. — Ajoutons qu’ayant à exprimer un transport de passion plus violent, il sait parfaitement abandonner ses rythmes favoris et trouver le mouvement qu’il faut (vers de 7 pieds de la Nuit d’Octobre) ; qu’il a même usé avec aisance du vers libre de La Fontaine, ce qui est un grand mérite :
A tout prendre, même comme écrivain, Musset a des dons supérieurs qui le placent immédiatement après les plus grands, très près d’eux. Il est éloquent, il est capable de force, il est harmonieux, et sa qualité maîtresse, la grâce, ne sent jamais la mollesse II a bien mérité de cette belle langue française, qu’il aime si fort, de ce langage
« Ce n’est pas un pur artiste. »— Il y a du vrai dans ce jugement ; mais un peu d’affectation. On ne serait point fâché de faire entendre qu’on n’a jamais été atteint du genre de douleurs qu’il a, il est vrai, un peu trop chantées. Les anciens étaient moins dédaigneux, et ont admiré des élégiaques sincères et naturels comme lui dans leurs passions et leurs douleurs, et dont aucun n’a la profondeur d’analyse psychologique qu’il a montrée. Je ne serais pas absolument étonné qu’il fût immortel, d’une de ces immortalités sans apothéose qui se soutiennent modestement et sûrement. Je n’aime pas beaucoup ceux qui exaltent Lamartine et méprisent Musset. Je crains toujours un peu qu’ils n’aiment Laprade. Oui, à ne prendre Lamartine et Musset que comme élégiaques, il faut savoir que Musset est d’une essence inférieure, mais non point misérablement inférieure. Il est un peu plus gros ; mais tant s’en faut qu’il soit grossier. Il est surtout plus voisin de nous par le ton, la franchise d’allure, le naturel. Ce ne serait des défauts que s’il était banal. Je voudrais avoir montré qu’il ne l’est nullement. Et puis Henri Heine l’aimait. Et puis il avait bien de l’esprit..
« jamais ! »et
« j’y vais »dans le même vers, alors qu’il nous est présenté comme l’âme la plus fortement trempée des temps héroïques, et sans qu’aucun incident soit intervenu qui l’ait pu troubler, on ne sait : pur cauchemar. — D’ordinaire (Fortunio, la Toison d’or, etc.)ce que Gautier aime à peindre, c’est un jeune homme beau, insolent, un peu bête, puérilement fantasque, qui aime mieux les statues que les femmes, et qui le proclame avec assiduité. Cela n’a pas la moindre vérité ni le moindre intérêt. Au fond c’est lui qu’il peignait ainsi, se calomniant, car il valait mieux ; mais donnant une esquisse, un peu grosse et au trait forcé, de ses défauts : futilité, étourderie, fanfaronnade, incapacité de réfléchir, avec un goût vif pour les beaux-arts. Comme tous ceux qui ont peu de profondeur, il n’a fait dans ses figures que son portrait. Musset tout de même : seulement Musset était un original intéressant. Gautier n’avait pas plus de sensibilité que d’idées. Quels sentiments fait-il exprimer à ses personnages, exprime-t-il lui-même, dans ses poésies lyriques, quand il parle en son nom ? Je cherche. On a dit : l’amour et la mort, ce qui est un beau programme. L’amour ? pas le moins du monde, à aucun degré, non pas même au plus bas degré. Je défie qu’on trouve dans toutes ses œuvre « un mot qui sente, je ne dis pas l’amour vrai, ni l’amour d’imagination, ni le désir d’aimer, mais même la volupté tendre, comme chez les anciens : Tibulle, et, en vérité, Properce même est plus amoureux que lui. Une admiration froide, et infiniment laborieuse de la beauté, à la condition qu’elle soit sculpturale et dépourvue de tout sentiment, voilà ce qu’il a connu. La poésie de la mort, si l’on veut, ou plutôt la peur atroce de la mort, il l’a eue, et c’est bien la seule émotion de cet impassible. La Comédie de la mort serait un lieu commun d’écolier, insipide, d’une vulgarité invraisemblable, d’un vide inouï, sans ce frisson des dernières pages, cette fureur éperdue de vouloir vivre en face du spectre qui se lève, venientis cominus umbræ 131. À la bonne heure ! cela est senti. Je le dis sans railler. Une bonne partie de la poésie du moyen âge est dans ce trouble de la chair qui se hérisse au froid pressenti de la tombe. Ce n’est pas d’une inspiration très élevée ; c’est une impression physique plutôt qu’autre chose ; la grande poésie de la mort n’est pas là (songez à Novalis, à Léopardi, au Cadaver d’Hugo) ; mais enfin c’est une émotion. On n’en trouverait pas d’autre. Weiss triompherait ici. Il montrerait que le xviiie siècle est plus poétique que le xixe , en prouvant que les poètes du xviiie siècle sont plus touchants que Gautier. Il le prouverait ; ce ne serait pas très difficile. Il n’avait pas plus d’imagination que de sensibilité. Je sais bien que, sur ce point, la beauté, souvent incomparable, de la forme, fait illusion. Mais lisez n’importe quel ouvrage de lui, jusqu’au bout, fermez le livre, et allez-vous promener. Qu’emportez-vous ? Une figure puissamment tracée et qui vous accompagne ? Jamais. Des considérations ou des rêves, hardis, neufs, originaux, dont vous sentez dans votre pensée l’ébranlement prolongé ? Jamais. Des scènes vives, fortes, dont le relief soit resté en votre esprit ? Jamais. Une aventure même, ce qui est le plus bas degré de l’art, un récit entraînant, imaginé avec la verve d’une fantaisie riche, ou l’habileté ingénieuse d’un esprit à la fois inventif et avisé ? Jamais. C’était là son vice radical. Il ne pouvait rien créer L’invention était chez lui, pour ainsi dire, plus qu’absente : elle répugnait à sa nature. Ne songez qu’au fond, pour le moment, et voyez comme il fait ses romans. Il ne part ni d’une idée — passe encore ; en cela, ce n’est pas la meilleure manière de partir — ni d’un problème moral, ni d’une simple observation psychologique, ni de la vision, même superficielle, d’une époque, comme Walter Scott ou Hugo, ni d’un fait ou événement curieux. Il ne part de rien, et c’est là aussi qu’il arrive ; et, chemin faisant, il n’y a pour nous, ni instruction, ni émotion, ni intérêt, même de curiosité, rien que de la fantaisie vagabonde, des descriptions, et du style riche qui se promène capricieusement autour de rien. Un conte des Mille et une nuits a plus de fond que Fortunio, le Roman comique plus d’intérêt et plus d’observation (beaucoup plus) que le Capitaine Fracasse. Mademoiselle de Maupin est une extravagante froide, où des pourpoints de velours marivaudent, parfois un peu grossièrement, avec des robes de satin rose, sans avoir rien à leur dire. Rien ne montre mieux la différence entre la fantaisie et l’imagination. La fantaisie fournit de matière à un article, à une rêverie de dix pages, comme le Nid de rossignols, qui est bien joli, ou le Roi Caudaule, qui est agréable Elle ne peut soutenir un roman de trois cents pages : elle y laisse des vides. Elle se lasse très vite. Cela est bien sensible dans la dernière partie de Mademoiselle de Maupin, dans tout le second volume de Fracasse. Un paradoxe, une situation excentrique frappe Gautier. Il en veut faire un roman. Il écrit quelques bonnes pages, amusantes, vives, d’un très savant et très piquant bariolage, encore qu’un peu laborieux ; puis la carcasse du feu d’artifice se dessine, s’accuse, apparaît dans toute sa nudité. — Fortunio est un nabab artiste qui finit en bourgeois bien pauvre d’esprit. Mademoiselle de Maupin est un paradoxe de mauvais ton, mais piquant, qui finit en polissonnerie très plate. Le premier volume de Fracasse est d’un pittoresque ravissant ; le second n’est plus qu’un roman de cape et d’épée très vulgaire, analogue, mais inférieur au Belle-Rose d’Amédée Achard, où l’on sent que l’auteur s’ennuie, ouvrage dont le commencement est écrit pour des artistes et la fin pour des écoliers. C’est qu’à partir de la deux centième page, il fallait tirer quelque chose des personnages, et qu’on ne tire rien de rien Dans tous ces romans on trouve une grande banalité d’invention sous une grande préciosité de style. Il en va de même des poésies. Dès que Gautier écrit plus de deux pages en vers, il est mortellement ennuyeux Faites l’épreuve. Poussez un peu un admirateur de Gautier. Il vous citera toujours un ouvrage très court, un sonnet, ou la Symphonie en blanc majeur, qui est exquise, ou Fatuité qui est magnifique, ou Pastel qui est d’un sentiment délicat et d’une exécution parfaite Mais les grandes compositions et les longues méditations des premières poésies (1830-1845) ? Il ne les a pas lues. Il y a très longtemps qu’elles n’existent plus. Et notez qu’elles contiennent des demi-pages très remarquables, mais perdues dans un tel vide et dans un vide si péniblement travaillé ! Et rien qui soutienne, rien qui fasse patienter, donne le pressentiment que quelque chose d’intéressant peut venir. Des mots ; de très beaux mots. Avait-il du moins cette facilité à écrire agréablement ce qu’ont déjà écrit les autres qui fait tout le talent de beaucoup de littérateurs estimés ? Il l’aurait eue ; mais il faut lui rendre cette justice qu’il se l’est refusée. Il détestait le banal ; il avait l’horreur du lieu commun jusqu’à ne pas aimer beaucoup le sens commun. Cet élève du Cénacle méprisait la déclamation. Sauf la partie centrale de la Comédie de la mort (les entretiens philosophiques du poète avec Faust, Don Juan et Napoléon), je ne vois rien, même dans ses œuvres de jeunesse, qu’on puisse taxer de lieu commun. Bien au contraire : n’ayant point d’originalité vraie, car l’originalité a toujours consisté à avoir des idées, et ne pouvant se résoudre à la facilité banale, il s’est tourné, presque du premier pas vers l’excentricité. Les ressources de la « littérature facile » lui manquaient encore : il ne pouvait pas même devenir un Jules Janin. Que devait-il donc être ? Car, à cette première vue jetée sur lui, il semblerait que tout lui fît défaut pour être un littérateur, et le dessein de le devenir semble une gageure ou un défi.
Une transposition d’art, cela est très bien dit, et le définit admirablement. C’est ce qu’il a essayé de faire toute sa vie Quand il y a réussi, il a donné à la littérature française quelque chose de tout nouveau, une beauté inconnue avant lui, qui le met très haut dans l’estime des lettrés, le classe parmi les inventeurs. Seulement c’est à la fin de sa vie qu’il écrivait ces vers. On n’arrive que lentement à la définition et même à la conscience de soi-même, surtout quand on est dans le domaine de l’art comme un paradoxe. Longtemps il a tâtonné, hésité, la plume en main, sur la frontière, indécise pour lui, de l’art plastique et de l’art littéraire, voulant raconter, méditer, philosopher, être ému même, comme les autres, et ne se ramenant qu’assez tard à l’office unique de décrire. Il a perdu beaucoup de temps à ces essais ; mais ils sont très intéressants pour la critique, montrant les bornes qu’il rencontrait. Ce sont les limites qui définissent. Chose curieuse, et qui marque à quel point on commence toujours par ne point se connaître, il commença par la poésie intime, cette poésie d’épanchement familier et de confidence amicale, très à la mode en ce temps-là, où Sainte-Beuve se plaisait, où Hugo s’égarait parfois, et qui offre je ne sais quelles tentations perfides à la muse de la platitude. Les jeunes gens d’aujourd’hui le croiront ils ? Gautier a été plat. Il a raconté en vers sa petite promenade du matin au Luxembourg, et son petit déjeuner dans sa petite chambre. Il aUne transposition d’art.
Il a écrit des épîtres à ses amis en ce style :
Ne frémissez pas : cela a été très court. Le sens artistique qui était en lui s’est vite révolté, et voilà Gautier cherchant de vrais sujets poétiques. Là il fut arrêté par son manque d’imagination. Cela se voit à l’étrangeté laborieuse de ses conceptions. Il fuit la platitude, il est vrai ; mais il se jette dans l’excentricité préméditée, au fond aussi vide. Il se perd dans des fantaisies macabres, des diableries puériles (Albertus, La Morte amoureuse), si parfaitement artificielles, si peu senties, qu’on voit à chaque instant qu’il s’en moque tout le premier. Un enfant construit un fantôme pour faire peur aux autres et surtout à lui ; mais son mannequin a si peu de réalité qu’il ne réussit pas lui-même à s’en effrayer. — Notre poète cherche ailleurs ; il essaye de la poésie philosophique, à moitié macabre encore. Gœthe venait de mourir ; Faust sollicitait toutes les imaginations. Gautier va interroger les tombeaux (Comédie de la mort) ; mais il fallait leur dicter les réponses, et notre poète est à peu près incapable d’idées générales. Les oracles de Don Juan, de Faust et de Napoléon sont d’une remarquable insignifiance. De ce côté encore Gautier rencontre la banalité, qu’il déteste, et ne trouve point le mouvement, la chaleur, l’éloquence ou l’émotion, qu’il n’aura jamais. Quel chemin prendre ? Le voici qui se montre : sous tout ce travail et cet effort à faire ce que faisaient les autres, le génie personnel de Gautier s’insinuait et se faisait jour, et, peu à peu, l’avertissait de sa vocation vraie. Quand il se relisait, il s’apercevait que dans ses vastes compositions, pénibles et assez ternes, ce qui se détachait, venait en bonne lumière, c’étaient des tableaux, des croquis, des silhouettes : dans Albertus, la maison de la sorcière, l’atelier, le sabbat ; dans les Elégies, quelques portraits de jeunes filles ; dans les Intérieurs, quelque crayon rapide de château gothique « aux pignons anguleux, aux tourelles aiguës, aux vitres exiguës dans les réseaux de plomb » ; qu’enfin ce qu’il avait écrit de meilleur était son petit recueil de Paysages. Il devait se répéter devant ces vives expressions de la réalité :
Il s’en rendait compte, en effet, se disait qu’il était élégiaque aussi peu que possible, et poète des formes et non des sentiments : « J’ai fait en ma vie quelques vers amoureux, ou du moins qui avaient la prétention de passer pour tels. Je viens d’en relire une partie. Le sentiment de l’amour moderne y manque totalement… Il n’y est parlé que de l’or ou de l’ébène des cheveux, de la finesse miraculeuse de la peau, de la rondeur du bras, de la petitesse des pieds et de la forme délicate de la main. C’est un éclat sans chaleur et une sonorité sans vibration. — Cela est exact, poli, fait avec une égale curiosité133… » Critique très juste et, dans sa sévérité, très précise. — S’apercevait-il aussi quel instinct pictural était chez lui si fort qu’il ne voyait presque jamais même la nature matérielle qu’à travers le souvenir d’un tableau ? Non seulement sa poésie était peinture, mais encore c’était une peinture par réminiscence, et pastiche, en vers, de toiles peintes. Tout le long d’Albertus il prend soin de nous en prévenir, tant il aime à s’en entretenir lui-même. Il nous dit : « Ceci est du Teniers, ceci du Brower, ceci de l’Ostade, ceci du Berghem. Voici du Callot, du Cellini, du Rembrandt, du Masaccio, du Terburg, du Raphaël, du Corrège, du Guide, du Giorgione, du Titien134. » En face d’un paysage il songe « au grand Claude Lorrain, à Breughel de Velours135. » Dans ses romans même, il a besoin d’une œuvre de l’imagination d’autrui pour soutenir son imagination et pour prendre conscience de sa pensée. Le sens général de Mademoiselle de Maupin ne devient un peu clair et ne prend consistance que dans cette charmante relation des représentations de Comme il vous plaira, qui en est le morceau central. C’est quelque chose comme un pastiche très intelligent et passionné. — Le Capitaine Fracasse que, dès 1833, il roulait dans sa tête, n’est qu’une façon de voir le Roman comique avec des yeux de peintre, et, quand il sera écrit, ne sera en effet qu’une illustration fantasque et riche de Scarron, très analogue aux contre-sens capricieux et charmants de Gustave Doré illustrant La Fontaine. C’est une sorte de pastiche ingénieux et éclatant. Le pastiche déjà est une « transposition d’art » qui consiste, par admiration pour un artiste, à entrer dans ses procédés, en les modifiant légèrement pour les accommoder à notre nature propre. Il convient très bien aux artistes qui n’ont, pour ainsi parler, qu’une demi-imagination Gautier en a fait beaucoup. C’est une de ses ressources. Songez au seul personnage qui ait du relief dans Fracasse, la petite Chiquita : c’est une Espagnole de Mérimée, une Carmen enfant. — De même il mettra en musique une page de Nodier, Inès de la Sierras 136 — Il finira même par illustrer en vers ses propres pages (Contralto d’Émaux et Camées et le Poème de la femme sont des chapitres de Mademoiselle de Maupin mis en vers).
« Je suis très fort : j’amène cinq cents au dynamomètre, je fais des métaphores qui se suivent, et je vois le monde matériel. »Il le voyait avec une précision et une plénitude merveilleuses, sans essayer de réagir contre lui, ni non plus de se confondre et s’absorber en lui, ce qui est encore une manière de ne pas s’oublier, mais s’abandonnant, se supprimant, ne vivant que de la vue des choses, pleinement satisfait quand il avait donné une fête à ses yeux, et aux nôtres. On n’y songe point, ce me semble ; mais l’homme à qui il ressemble le plus à cet égard, c’est Chateaubriand, dans ses meilleurs moments. Quand Chateaubriand réussit à oublier René, ce qui ne laisse pas d’arriver, c’est ainsi qu’il est descriptif, sans rêverie, sans symbolisme, sans lyrisme, tout au bonheur de voir, et l’objet s’étalant sur son esprit comme sur un miroir. La différence, c’est d’abord que Chateaubriand ne voit pas toujours de cette manière, et ensuite que même quand il voit ainsi, le miroir est plus vaste. Il aime les tableaux immenses, aux larges cadres, aux lointains infinis. Sa soumission à l’objet est la même ; mais il se recule davantage. Gautier se rapproche, aimant surtout voir le détail, la nuance exacte, l’arête vive d’un relief, la carre nette d’une roche, le découpé ou le chevelu d’un feuillage. Ce serait un peu exagérer que de prétendre, comme on l’a fait un peu trop, qu’avec ce don unique il a renouvelé la littérature ; mais il est bien vrai qu’il a donné un caractère nouveau à certains genres secondaires Il a fait des relations de voyage, des nouvelles, des morceaux de critique, de petits poèmes enfin qui ne rappellent rien, qui sont absolument originaux. Le Voyage en Espagne, le Voyage en Russie sont des chefs-d’œuvre. Jamais on n’a vu avec une pareille netteté, un tel discernement, une telle puissance. Je ne dirai pas : lisez cette page ; mais : voyez ces montagnes ; elles sont là, devant vous, qui se soulèvent. Ses nouvelles, celles qu’il a vraiment marquées de son talent propre, sont des impressions de voyage et d’art ; rien de plus, mais, comme telles, charmantes. En général elles ont le caractère de promenades archéologiques D’instinct Gautier s’écarte du moderne et surtout du contemporain. Il sait bien que c’est affaire au vrai romancier de peindre les hommes de son temps, et non pas au novelliste pittoresque. Le costume, l’habitation, les manières, tout l’extérieur de nos contemporains n’a rien de pittoresque pour nous ; le temps présent n’a pas de couleur locale. Force est donc à l’historien de choses contemporaines d’être un peintre de caractères. Mais depuis la tentative de d’Albert, Gautier est dégoûté de tout art psychologique et affecte même de le mépriser. Il ne mettra donc que l’homme extérieur dans ses nouvelles, et l’homme extérieur n’est intéressant que quand il vit à cinq cents lieues ou à dix siècles de nous. De là ces habiles et séduisantes restitutions des sociétés ou plutôt des constructions disparues, pyramides, pylônes, maisons romaines, châteaux Moyen-Age, châteaux Renaissance, châteaux Louis XIII, qu’il nous donne sous le nom de nouvelles : le Roman de la Momie, Une nuit de Cléopâtre, Arria Marcello,, œuvres d’où l’homme est presque absent, où il ne figure qu’à titre de détail secondaire d’architecture, ou pour servir de soutien à un pourpoint ou un péplum ; mais évocations si énergiques et visions si nettes de toutes les pierres des temps passés qu’elles produisent une véritable illusion, et que nous nous promenons en toute réalité sous les terrasses de Cléopâtre ou dans les rues de Pompeï139. Remarquez que le Capitaine Fracasse lui-même n’est pas autre chose. Retranchez le second volume, qui pour les amateurs n’existe pas ; faites qu’Isabelle retrouve son père à Poitiers, dix pages après l’enterrement du Matamore dans la neige. Vous avez le vrai Capitaine Fracasse, une nouvelle archéologique composée de deux châteaux, d’une auberge coupe-gorge, d’un chariot de comédiens en voyage, d’une tourmente de neige, des funérailles d’un truand, album exquis d’eaux-fortes vigoureuses et expressives. Il est parfaitement vrai qu’il y a là un renouvellement de l’art du novelliste : mettre l’intérêt, et un intérêt très vif, presque passionné, dans des promenades et séjours parmi les habitations des anciens hommes. Il a fait un tour d’adresse plus extraordinaire : il a inventé une sorte de critique plastique. Forcé par les exigences de la vie de rendre compte des ouvrages des autres, ce qui lui plaisait peu, il a laissé son tempérament reprendre ses droits là comme ailleurs, et. évitant le plus possible d’analyser les œuvres dont on le faisait juge il en a fait des tableaux. Il juge peu, dit lui-même avec une aimable nonchalance : « Les critiques demandent toujours au poète autre chose que ce qu’il a fait ou voulu faire… Il faut accepter le temps comme il vient, les hommes comme ils sont, les livres comme on les fait » ; mais il donne l’impression soit d’un morceau de peinture, soit même du style d’un auteur par une sorte de « tableau à la plume. » C’est une manière qui en vaut une autre, et, sous sa main, singulièrement intéressante. Elle n’analyse point, n’explique point ; mais elle fait voir, donne à nouveau, ou à l’avance, la sensation que produit l’artiste lui-même ; arrive ainsi au but de toute critique, qui est d’inviter à lire ou à relire, dans une certaine disposition d’esprit. Rien (je le sais) n’est plus difficile que de faire entendre le caractère si particulier du génie de Lamartine. Gautier le fait sentir. Il peint l’impression produite par le style des Méditations ; ce n’est pas la plus mauvaise manière de le définir :
« Les vers se déroulent avec un harmonieux murmure, comme les lames d’une mer d’Italie ou de Grèce… ce sont des déroulements et des successions de formes ondoyantes, insaisissables comme l’eau, mais qui vont à leur but, et sur leur fluidité, peuvent porter l’idée comme la mer porte les navires… »140.De même pour un tableau. Il ne lui est pas plus difficile de jeter devant vos yeux une toile, que d’évoquer devant vous les sierras d’Espagne. Voyez cette copie d’un Delacroix :
« Oui, ce sont bien là les intérieurs garnis, à hauteur d’homme, de carreaux de faïence, les fines nattes de jonc, les tapis de Kabylie, les piles de coussins et les belles femmes aux sourcils rejoints par le furmeh, aux paupières bleuies de khiol, qui, nonchalemment accoudées, fument le narguilhé, ou prennent le café, que leur offre, dans une petite tasse à soucoupe de filigrane, une négresse au large rire blanc. »Telle est sa critique : saisir l’impression dominante d’une œuvre, et la reproduire, sans la discuter, sans en chercher les raisons, sans la juger autrement que par le soin qu’il apporte à la retrouver sous sa plume et à la rendre. Il fait exactement comme le caricaturiste, mais à l’inverse ; il se laisse frapper par le trait saillant d’une œuvre d’art et le reproduit, mais en beau ; ce qui est, comme la caricature, un mode de critique, mais qui n’est pas à la portée de tout le monde. Et le poète, au milieu de tout cela, que devenait-il ? Il avait restreint son domaine, et poussé à la perfection sa manière. — Il avait restreint son domaine, ne cherchant plus à exprimer en vers ni des sentiments, ni des idées, ni des rêves, ni des méditations, ce qui lui avait peu réussi. Une seule inspiration désormais : le sentiment esthétique. Deux méthodes : peindre directement ce qu’il voyait ; — transposer en vers des sensations d’art. Peindre ce qu’il voit est encore ce qu’il aime le mieux, et du reste ce qui est le plus franc dans son art, ce qui sentie moins l’adresse et le procédé. Il s’était essayé en France. Il y a dans Gautier des paysages français, qui ont trop passé inaperçus au milieu du grand fracas littéraire de 1830, mais qui auraient dû solliciter l’attention bien autrement qu’Albertus. Ils sont nets, gracieux et fins (Paysages VII, IX, XII, XIII). Mais c’est de son voyage en Espagne (1840) que date sa grande vocation de poète en paysages. España et Emaux et Camées, voilà ce qui doit rester de Gautier. España est presque tout en entier un chef-d’œuvre. Retranchez encore quelques méditations, qu’il croyait que sa dignité de poète byronien lui imposait (l’Horloge, le Roi solitaire, Consolation), et quelques guitares, que la couleur locale peut faire excuser, vous avez un recueil de premier ordre. Il y a là des pages d’une netteté, d’une largeur et d’une couleur incomparables : les Yeux bleus de la montagne, l’Escurial, « J’étais monté plus haut. » Jamais peut-être le sentiment de l’âpreté sauvage et hostile de la montagne, de la montagne espagnole surtout, n’a été plus sobrement, plus fortement, à plus larges traits exprimé que dans ces vers141 :
Il commençait déjà dans ce recueil à noter au passage des sensations d’art et à les faire passer dans ses vers. C’était déjà pour lui un vif plaisir que de décrire en vers un tableau en luttant avec le peintre de netteté de trait et de vigueur de couleur. Quelques-unes de ces joûtes sont admirables (Sainte Casilda, Ribeira, Deux tableaux de Valdès Léal, à Zurbaran). Certains vers sont des traits de pinceau, des prouesses d’une brosse sûre et infaillible, qui semble plutôt créer la couleur que la trouver. On pourrait parfois estimer que Gautier n’est pas encore assez lui-même, à savoir pur coloriste, et mêle à sa transposition d’art un peu de critique, ce qui refroidit. Début de Ribeira :
« Il est des cœurs épris du triste amour du laid… »Ne commençons donc pas comme un article de la Revue des Deux-Mondes une page d’impression où il y a des traits d’artiste comme ceux-ci.
Mais ce petit volume, qui a probablement révélé Gautier à lui-même, contenait et montrait déjà l’essence même de son talent. — Dans Emaux et Camées il donne tout ce que son art comporte, sans faux pas, sans écart, sans poussée ambitieuse hors du champ désormais bien circonscrit où il est maître. Désormais rien ni pour le cœur ni pour la pensée. Des formes bien vues et bien dessinées, — des impressions d’art bien traduites en vers. Remarquer une jolie main moulée eu plaire chez un sculpteur, et la mouler en vers :
regarder une femme qui passe, chercher la note dominante de sa beauté, s’aviser que c’est la blancheur froide de sa face et de ses épaules, et rendre en vers par l’accumulation des images blanches cette impression d’immaculé et de glacé :
voilà où il se borne, et voilà où il excelle. — Ailleurs traduire un art en un autre art, faire (encore, des copies de tableaux en vers : « J’ai dans ma chambre une aquarelle… »144 ; mais plutôt désormais, par un raffinement nouveau, peindre en vers des impressions musicales, « transposer, en passant de la forme au son »145, ou plutôt du son à la forme, définir le contraltoBlanche comme le clair de lune
« l’hermaphrodite de la voix »; voir courir des variations sur un air populaire comme sur une gaze fripée « courent des arabesques d’or » ; écouter une gamme chromatique et avoir cette vision que
voilà le dernier terme où devait atteindre, avec un peu d’effort et de parti pris, il est vrai, mais avec un sens esthétique dont il faut reconnaître la justesse, et un bonheur presque insolent d’exécution, cet art prodigieusement artificiel, mais singulièrement séduisant, qui n’est pas autre chose que l’émotion artistique remplaçant toute autre espèce d’émotion, chez l’artiste incapable désormais d’en avoir une autre ; — art exquis né d’une impuissance.
« Il n’y a que Gautier, Hugo et moi qui sachions la langue. »Il y a peut-être un nom de trop dans cette liste ; mais il est bien certain qu’après Hugo, Théophile Gautier est l’homme du xixe siècle qui a le mieux connu le style qu’on peut apprendre.. Il n’a pas créé, mais il a su admirablement toutes les ressource ? de la langue et du style français. Son vocabulaire, toujours à sa disposition, gardé et soutenu par une magnifique mémoire, était immense, plus grand peut-être que celui d’Hugo. Il y a fait entrer un très grand nombre de mois techniques, termes d’architecture, d’archéologie, d’orfèvrerie, de blason, qui donnent des teintes vives et comme des « rehauts » à son discours. Son style est souple, pénétrant, incisif, serrant de près le contour de l’objet décrit ; il n’est jamais ni large ni périodique, la plénitude d’une pensée forte ne le soulevant jamais ; il est toujours d’une propriété et d’une exactitude qui étonnent à force d’être ce à quoi on devrait s’attendre : il arrive à des effets de surprise par l’éclat soudain que jette la vérité. Faible, même de style, quand il essaye à philosopher ou seulement à discourir (phrases traînantes, impropriétés, platitudes en chute de strophe dans la Comédie de la mort), il arrive même à la largeur et à l’ampleur de la période dès qu’il s’agit de décrire :
« Les bœufs étaient attelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leur front, de relever leurs mufles humides et noirs d’où pendaient des filaments de bave argentée ; l’espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaient en manière de chemise leur donnaient un air fort mithriaque et majestueux. Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un pâtre de la campagne romaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecs sur les bas-reliefs antiques147. »Mais le plus souvent c’est dans le pittoresque court et serré, dans le trait net, creusé durement et cassé d’une main ferme, qu’il réussit le mieux. Une cathédrale :
Ces qualités de vigueur nette dans le trait court sont celles où il s’est le plus attaché en avançant. C’est la note dominante d’Emaux et Camées. Il a commencé par la peinture à l’huile, il a continué par l’eau-forte, et il a fini par l’émail. Faire tenir cinq tableaux, ou tout au moins cinq études très complètes, en vingt quatrains octosyllabiques (Poème de la femme), montrer en douze mots :
ce jeu difficile lui plaît à titre de belle prouesse de son style « impeccable », comme ont dit ses admirateurs, et les plus curieux effets où ait atteint ce prestigieux virtuose sont bien dus en effet à cette science du ramassé et du raccourci. Ce style a ses défauts pourtant. Il est quelquefois pénible. L’emploi du terme technique est une très bonne chose ; il n’est que le scrupule du terme propre. Il est certain toutefois qu’il ne faut pas en abuser jusqu’à rendre l’usage du dictionnaire indispensable à un lecteur lettré. Le style d’un bon auteur est avant tout le style d’une conversation entre « honnêtes gens » convenablement instruits. Il y a affectation à nous parler dans un roman la langue d’un traité d’architecture. Est-il vrai que Gautier disait en riant : « Il faut dans chaque page une dizaine de mots que le bourgeois ne comprend pas. C’est ce qui relève pour lui la saveur du morceau. J’ai peur qu’il n’ait un peu donné dans ce moyen trop facile, et qui n’est pas sans charlatanisme, de piquer l’attention. Notez que, poussé à une certaine outrance, ce moyen va contre le bute Le but légitime ici, c’est de renouveler la langue, de verser dans l’usage un certain nombre de mots absolument justes, précisément parce qu’ils n’ont pas encore été déformés par l’usage courant. En introduire quelques-uns, bien accompagnés, rendus clairs par le contexte, c’est les faire adopter ; les prodiguer, c’est réussir à les faire oublier à mesure qu’on les enseigne, et ne produire qu’un effet de papillotage bien frivole, jeter de la poudre aux yeux, sous ombre d’être clair. Le goût du pastiche aussi est gênant dans Gautier. Tout ce qui n’est pas pur pittoresque dans le Capitaine Fracasse est pastiche du style Louis XIII, discret, il est vrai, et de bon goût, un peu pénible cependant, cà et là. Une partie de Mademoiselle de Maunin(les dialogues)est imitée de ce même style, sans compter que d’autres pages se sentent singulièrement du voisinage de Lélia, ce qui ne laisse pas de faire quelque disparate. Au fond, tout cela revient à dire que le style de Gautier, comme son talent, est artificiel. Il avait beaucoup de souplesse, d’adresse, d’intelligence des procédés, s’appropriait avec beaucoup de bonheur et une grande justesse de goût les moyens des arts les plus différents, et s’en faisait une manière d’originalité composite. Il a élevé le pastiche à la dignité d’œuvre d’art et le procédé à la hauteur du talent. Il n’avait pas un très grand instinct du rythme. Dans ses premiers recueils, et même dans Espana, il nous donne très souvent le distique carrément coupé, fortement appuyé sur les deux sons de rappel de sa rime, et nettement détaché du distique qui le précède et de celui qui le suit. C’est le rythme le moins musical de la versification française. Ce que Gautier n’a, en effet, à aucun degré, c’est le sens de la période poétique, de la longue phrase rythmique savamment équilibrée et nombreuse, telle que Victor Hugo sait la manier. Il ne sent pas le besoin, n’est pas averti de la nécessité de varier son mètre suivant le changement d’idées ou de ton Jamais Hugo n’eût écrit cette énorme Comédie de la mort sur un seul mètre (à moins qu’il n’eût choisi l’alexandrin continu, précisément parce que ce mètre admet tous les changements de rythme possibles). Son souffle est court. Quand il a affaire à la strophe de six vers, généralement il la coupe au milieu. Il en fait deux tercets. Ce n’est pas la même chose. Et précisément comme la période poétique un peu longue est rebelle entre ses mains, ou languissante, ou lourde, c’est aux rythmes très courts qu’il reprend ses avantages. Ce qu’il a fait de meilleur, ce sont les terza-rima (Michel-Ange, Ribeira) et les strophes de quatre octosyllabiques à rimes croisées. Ce dernier rythme, un peu grêle, lui était devenu habituel et cher. Il y réussissait pleinement. Presque tout Emaux et Camées est écrit ainsi. On trouve pourtant qu’il a l’oreille très fine et sûre. On a raison. Il faut s’entendre. Ce ne sont pas ses modulations qui sont heureuses, ce sont ses sonorités. Le choix des mots expressifs par leur son, c’est un talent, très rare, très beau, qu’il a eu presque en perfection. On en a des exemples très frappants dans ce que j’ai déjà cité de lui. Où il est merveilleux, pour cette affaire, c’est dans ces vers nets, coupants et durs qui donnent la sensation du buriné ou du ciselé. Il a des effets incroyables en cela, et où l’on n’aurait pas cru que la langue française pût atteindre :
« Il voyait le monde matériel », et aussi il entendait le son des mots : ce n’est pas donné à tout le monde.
« Je me suis battu avec quelqu’un qui n’aime pas ma manière décrire. »C’était jusqu’où il pouvait aller dans les confidences. Est-il vrai, comme quelques biographes s’efforcent de le croire, qu’il avait au fond, comme son Saint-Clair du Vase Etrusque,
« une âme trop tendre et une sensibilité trop expansive, dont il mettait tout son art à réprimer les mouvements et à cacher les traces ? »Ce n’est pas très probable. Le soin passionné que l’on met à cacher sa sensibilité et la honte d’en avoir n’est guère autre chose déjà qu’une certaine sécheresse de cœur. — Il ne voulait point être dupe et faisait la guerre à ses illusions. — Mais le besoin d’aimer ne va pas sans illusions ; chez les candides il naît d’elles, et chez les autres il les crée pour se satisfaire. La vérité est que Mérimée était un très honnête homme, capable d’affection et presque incapable de passion ; on le voit bien quand il s’y essaye (Lettres posthumes) ; réprimant la passion en lui parce qu’il la tient pour chose bruyante, populaire et de mauvaise compagnie ; mais la jugeant telle aussi parce qu’il n’est guère fait pour l’éprouver ; et, en somme, dans sa lutte contre sa sensibilité mettant peut-être un grand effort, assez inutile. Il avait la qualité essentielle de l’homme du monde, la tenue. Cela veut dire qu’il s’interdisait tout ce qui est spontané, se défiait toujours du premier mouvement. Le premier mouvement chez l’homme est celui du sentiment, et le second est celui de la défiance. Sans méfiance sournoise et apeurée de niais, Mérimée, avec tranquillité et politesse, se défiait de tout, ou plutôt ne se fiait à rien. était sa devise. Μέμνησο άπιστεϊν « Il faut être honnête homme et douter », disait-il encore. La naïveté, la candeur, la conviction, la foi, le besoin de persuader les autres sont choses un peu sottes, signes d’une confiance en soi un peu ridicule et d’assez mauvais goût. La croyance au surnaturel ne va pas sans une certaine infatuation, l’ardeur de convertir autrui à ses idées est bien encombrante, et ! éloquence fait beaucoup de bruit dans un salon. Tous gens convaincus de quelque chose ne le sont pas suffisamment de leur infirmité naturelle, et de plus prennent trop de place dans les compagnies. Ce qui est correct et sensé, c’est de ne croire à rien, sans vouloir convertir personne à son scepticisme, de causer à petit bruit, de s’exprimer en peu de mots, d’avoir une langue claire, et de ne point faire de grands gestes. Tel il a été, sceptique, d’une modestie un peu hautaine, discret, froid, et craignant plus que tout le ridicule de s’attendrir. Il me semble bien qu’il s’est peint deux fois : dans le Saint-Clair du Vase Étrusque, en se flattant un peu, et se donnant pour un sensible qui se contient ; dans le Darcy de la Double méprise, en se noircissant légèrement, et se donnant pour un Valmont ; la vérité me paraît à peu près entre les deux. Si nous creusons davantage, nous trouverons des inclinations ou des manies qui sont les suites assez naturelles de ces premiers penchants. La défiance du premier mouvement et l’horreur de l’attendrissement mènent assez vite à voir, ou à vouloir voir (ce qui est bien près d’être la même chose) le monde et la vie par leurs plus mauvais côtés. L’optimisme est le premier mouvement de l’homme, n’étant en son fond que le plaisir qu’on sent à vivre. Trouver le monde beau est sentiment d’homme simple, un peu béat et facile à s’attendrir. Il suppose une certaine bonhomie et comporte un goût d’épanchemnnt. Un homme du monde n’est point si bourgeois. — Mérimée est pessimiste sans réserve, mais sans déclamation aussi, ce qui serait une autre manière d’être ridicule. Point de colère éloquente : l’éloquence est un manque de tenue. Une amertume discrète et tranquille. Il y a autant de duperie à s’indigner qu’à s’attendrir : « Dans notre jeunesse, nous avions été choqués de la fausse sensibilité de Rousseau et de ses imitateurs. Il s’était fait un réaction, exagérée, comme c’est l’ordinaire. Nous voulions être forts, et nous nous moquions de la sensiblerie 155. » — Rabelais est un grand homme. Il ne manque que d’un peu de sensibilité. C’est bien regrettable et, dans un discours académique, il convient de le déplorer, brièvement156. Du reste on l’imite en cela, avec moins de gaîté. On écrit une multitude de petits ouvrages où l’inattentif ne voit que des histoires piquantes, où nulle réflexion sur le néant des choses humaines ne vous prend au collet pour vous avertir, mais qui sont un élixir de pessimisme et de misanthropie : hommes féroces, sensuels et bêtes ; femmes fantasques, cruelles, menteuses, perfides ; des deux côtés inconscience absolue, et ignorance parfaite des conflits de la passion et du devoir. — Surtout le malheur toujours présent. Toutes cas aventures finissent d’une manière atroce. Candide au moins avait un dénouement agréable. Toutes les saynettes du Théâtre de Clara Gazulee terminent par des tueries épouvantables La seule qui soit gaie (le Camosse du Saint-Sacrement) est une dérision aristophanesque des choses de la religion. Meurtres sur meurtres dans Carmen, dans la Vénus d’Ille, Tamango, Lokis, la Jacquerie, la Chronique du règne de Charles IX, le Vase Etrusque, les Ames du Purgatoire. Colomba, après deux meurtres, allait finir doucement. Point de sensiblerie : la dernière page est sinistre, — Tout cela raconté tranquillement, d’un ton simple, sans étonnement (puisque c’est vrai !) ; sans pitié (de quoi sert-elle ?), sans insister ni s’arrêter à une abomination de plus ou de moins (nous savons bien, vous et moi, que cela arrive tous les jours !). Quelquefois, et en vérité c’est sa manière de s’attendrir, une courte saillie d’ironie recuite et brûlante, à la Swift : « … Il faut laisser à un nègre au moins cinq pieds en longueur et deux en largeur pour s’ébattre, pendant une traversée de six semaines ; car enfin, disait Ledoux pour justifier cette mesure libérate, les nègres sont des hommes comme, les blancs »157. — Mais, à l’ordinaire, le ton est admirable de détachement philosophique. Il feint de ne pas même éprouver « ce plaisir malicieux qu’ont certains critiques à surprendre les faiblesses et les platitudes des hommes 158. » Il se contente d’en jouir intimement. Comme Montaigne, il fait une collection diligente de toutes les sottises humaines, mais non point pour en raisonner, seulement pour les regarder avec complaisance. Ce n’est que dans une lettre intime qu’il dit avec une insistance chagrine : « Défaites-vous de votre optimisme, et figurez-vous bien que nous sommes dans ce monde pour nous battre… Sachez aussi qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. » Un pessimiste froid et impassible, qui ne met même pas son pessimisme en belles théories ou en protestations éloquentes, n’a guère de plaisir en ce bas monde. Et pourtant il faut s’amuser un peu. Eh bien, on rira des illusions des autres, et des siennes propres, quand on les sent qui remontent du fond de notre sottise naturelle. — Pardon ! Rire n’est pas de très bon goût. La gouaillerie sent le peuple. Les satiriques sont des déclamateurs quand ils sont sérieux ; mais ils sont des bouffons quand ils sont gais. Ce qu’on se peut permettre comme récréation élégante, c’est se moquer sans en avoir l’air, et railler en gardant le plus grand sérieux. Il y a du ragoût. Un homme du monde ne sourit que du coin des yeux. Un pessimiste qui a de la tenue devient volontiers un mystificateur discret et calme. C’est un divertissement malin et poli. Mérimée l’a savouré en gourmet. Un de ses plaisirs dans le mon te était de raconter des anecdotes du plus pur xviiie siècle avec une gravité imperturbable et d’un ton de discours au Conseil d’Etat. Des lettres de lui sont des mystifications soutenues, dont un tour de phrase à peine, çà et là, donne la clef, et qui sont des chefs-d’œuvre en ce genre159. Quand il est le plus sérieux, dans ses œuvres de critique, prenez garde, il se moque de nous, parfois, très agréablement : « Ce poème (la Gavriliade de Pouchkine) n’a jamais été imprimé, que je sache : je n’en ai pas lu une ligne ; mais, d’après ce que j’ai entendu dire, ce serait une imitation de la Guerre des Dieux de Parny. Des vers faciles et bien tournés (il n’en a pas lu une ligne), des tableaux pleins de feu et d’une témérité juvénile ne peuvent faire pardonner la licence du sujet et de l’exécution. » Il aime à raconter des histoires de mystifications (Abbé Aubain — Chronique du règne de Charles IX, chap. xvi). — Il aime à en faire. Une de ses joies, c’est d’inventer une comédienne espagnole qui a laissé de très curieux ouvrages, et d’y faire croire (Théâtre de Clara Garni) ; ou de créer de toutes pièces toute une littérature illyrique, avec biographies des auteurs, critique littéraire et morale, traduction des plus beaux ouvrages (Guzla). Les Allemands retrouvent le mètre des vers illyriens sous sa prose ; Pouchkine retraduit pieusement en russe les prétendues traductions de Mérimée, et tout le monde est heureux, mais Mérimée plus que tout le monde. — Un de ses bonheurs c’est de laisser le lecteur absolument incertain sur le fond ou le dénouement de l’histoire, et d’irriter la curiosité sans la satisfaire Nous faire dire : « Mais enfin qu’est-il donc arrivé ? (Vénus d’Ille) ; ou ne pas finir, à limitation des Espagnols du xvie siècle, et abandonner le dénouement à notre imagination (Arsène Guiliot, Partie de Trictrac), sont de ses amusements favoris. — Procédé contraire : l’histoire finie, continuer tranquillement par une dissertation archéologique ou philologique, comme s’il allait de soi que l’histoire est la chose du monde qui nous intéressait le moins, lui et nous. Je viens de vous raconter les aventures de Navarro et de Carmen ; mais remarquez que les prétérits du romani allemand se forment en ium, tandis que ceux du romani espagnol sont en é, et de plus que frimousse vient du bohémien firlamui. Il va sans dire qu’il y a longtemps que nous ne songeons plus à Carmen. Sceptique dédaigneux, pessimiste tranquille, mystificateur impassible, le tout couvert du glacis brillant de l’homme du monde, et enveloppé dans la grâce aimable, mais sans abandon, du causeur discret qui se surveille, tel a été Mérimée ; ou tel au moins il a mis un art patient et sans défaillance à se montrer jusqu’au bout, ce qui laisse croire qu’il n’était pas très sensiblement autre chose
« n’a jamais daigné faire un choix entre les idées qui se présentent à son imagination, n’en écarte aucune et souvent les jette pêle-mêle. »— Ce qu’il aime dans Gogol, c’est le Revizor, les Ames mortes, c’est-à-dire l’acuité singulière d’observation, et l’art de faire comme jaillir aux yeux le geste ou le mot caractéristique d’une passion, sans compter l’humour et le goût d’amère satire qui est au fond de Mérimée comme au fond du romancier petit-russien. Mais déjà devant Tarass Boulba, il hésite. Il y trouve du procédé, du « romanesque », une « intrigue triviale », c’est-à-dire de l’imagination qui a déjà servi : voilà justement ce qu’il ne peut pas souffrir. Si Tourguénef a une si forte prise sur nos âmes, c’est
« qu’il a la faculté de condenser ses observations et de leur donner une forme précise »; et encore est-ce qu’il ne se complaît pas trop
« dans des descriptions, très vraies sans doute, mais qui pourraient être abrégées »161 ? Tels il aime les autres, tel il est lui-même. Il a l’imagination qui sait choisir. Il en faut autant pour éliminer la multitude des détails secondaires que pour en faire des pyramides. Qu’on étudie de près Carmen, et qu’on l’imagine écrite par tel romancier contemporain qui procède par l’accumulation de tous les menus faits contenus dans une situation : il y avait dans Carmen la matière de cinq volumes. L’imagination de Mérimée consiste, au contraire, à trouver le trait qui frappera l’esprit en ramassant en soi toute une situation, qui sera le signe éclatant et pittoresque de tout un ensemble d’idées : le cierge à saint Rock d’Arsène Guillot, l’anneau passé au doigt de la Vénus d’Ille, la tache de sang à La pantoufle de Charles IX. Voilà les traits qu’il faut trouver, et qui permettent, une fois qu’on les a, d’écarter les autres. Mais il faut qu’ils vous viennent, c’est-à-dire qu’il faut être poète. Mérimée l’est, en cela, excellemment. Vous êtes jaloux, et il vous suffira d’être aussi observateur attentif pour nous faire une monographie exacte de votre passion. Ce que j’aime bien mieux, c’est que vous me montriez un homme amoureux qui apprend que ce vase étrusque sur la cheminée de Madame B*** lui a été donné par un ancien adorateur, et qui ne peut plus regarder ce bibelot sans pâlir, et qui devient amer, soupçonneux et insupportable toutes les fois que ses yeux le rencontrent. Il n’y a que les hommes d’imagination qui s’avisent de ces choses si simples : tels le Cachet rouge, la Canne de jonc d’Alfred de Vigny. Cette imagination est soutenue dans Mérimée par un goût de vérité et de réalité que personne en France n’avait-eu avant lui à ce point depuis le xviie siècle. Chose curieuse. Cet homme aime infiniment l’exotique et le merveilleux ; il ne semble presque jamais regarder autour de lui, comme font les réalistes, et toutes les fois qu’on parle d’art réaliste, on ne peut guère s’empêcher de songer à lui. On a raison. Il est vrai qu’il a surtout choisi les sujets exotiques. Cela tient aux raisons que j’ai données plus haut, et aussi, je crois, à des penchants de son caractère. Dans les sujets pris autour de soi, on s’abandonne facilement, ce qu’il redoute ; on est tout porté à se mettre insensiblement au nombre des acteurs, à jouer un personnage dans le roman, tout au moins à prendre parti, malgré soi. Le plus impassible, à l’en croire, et le plus soucieux « d’art impersonnel » de nos romanciers contemporains finit par laisser percer son horreur pour M. Homais et sa faiblesse pour Madame Bovary. Mérimée lui-même, moins impassible en théorie et beaucoup plus en réalité, dans deux nouvelles contemporaines qu’il a écrites (Double méprise, Vase Etrusque), s’est bien un peu dépeint deux fois. Il n’aimait pas cela, et il se sentait plus à l’aise dans un sujet d’outre-mer ou d’outre-siècle. Là on peut n’être qu’un témoin qui passe, ne donner qu’une impression de voyage, dire : j’ai entendu raconter ceci, tout en m’occupant de retrouver le chant de bataille de Munda (Carmen), ou : lisant les mémoires et pamphlets du xvie siècle, j’ai fait un extrait que voici (Chronique du règne de Charles IX). — Mais cette préférence ne concerne que le choix des sujets, et n’empêche point du tout de serrer d’aussi près la réalité dans le dessin des caractères. Personne n’y a mieux réussi que Mérimée. Sa psychologie est d’une qualité rare. Elle ne vise pas à la profondeur (et le goût du réel se marque bien précisément à cela : il aurait peur, en s’efforçant à trop creuser, de mettre l’imagination au bout de l’observation, et d’écrire le roman du cœur) ; elle est exacte, fine, sûre, et comme à chaque instant contrôlée. Elle est composée de menus faits, très précis, en petit nombre, bien choisis, et qui concordent Colomba doit être ce qu’elle est, parce qu’elle est une paysanne ayant l’imagination d’un poète et le sang d’une Corse ; parce qu’elle a vécu seule, ignorante, instinctive, dans un village, en face des fenêtres de l’assassin de son père. Et tour à tour elle sera la sauvage rusée qui fend l’oreille du cheval de son frère, la commère habile qui conduit le mariage de son frère avec une jeune fille romanesque, et l’Électre passionnée qui fait peser sur son frère l’obsession de la vengeance ; sans que des traits si divers paraissent autrement que tout naturels, tant le caractère a été tout d’abord nettement posé en ses grandes lignes, et bien placé dans son milieu. Cela sans fracas, ni appareil pédantesque de lourdes explications, d’un art si discret et si insensible que bon nombre de lecteurs croient avoir affaire à un simple croquis, erreur qui, du reste, remplirait l’auteur d’une malicieuse joie. Ce qui sort de tout cela, c’est la vie ; mais dire cela ne suffît point ; car il y a bien des manières pour un personnage de roman d’être vivant ; ce qui sort de tout cela, c’est ce qu’il admire tant chez les Russes : le caractère particulier, « l’individualité » des personnages, une sorte de vie minutieuse ; mais, chez lui, arrêtée à point, avant le moment où la multiplicité des détails deviendrait dispersion. Art incroyablement savant, nourri et surveillé, absolument moderne par le goût du fait vrai et caractéristique, absolument classique par la mesure et le tact dans le choix. C’est ce qui permet à Mérimée, à lui qui aime les histoires merveilleuses, de donner dans l’extraordinaire sans cesser d’être dans le vrai. Ce poète, qui était un matérialiste, a un merveilleux d’une espèce très particulière, un merveilleux qui n’est pas symbolique. Il a parfaitement compris qu’il est bien difficile au roman de n’être pas romanesque, de ne pas admettre l’extraordinaire, de se traîner éternellement sur la nudité plate du réel. Et, d’autre part, il aime ardemment et curieusement le vrai. Que faire ? Il en est qui font une part au réel et une autre à l’imagination libre : mais c’est l’unité de l’œuvre d’art qui est perdue. Mérimée combine l’un et l’autre avec infiniment d’adresse. Il invente un merveilleux qui n’est qu’un prolongement du réel incomplètement expliqué, qui est le rêve qu’on pourrait faire, et où il nous invite, à propos de ce qu’il nous conte. Tout peut s’expliquer dans son histoire par une coïncidence de faits vulgaires, et si vous êtes un esprit positif, vous pouvez être satisfait ; mais précisément la vulgarité des faits dont le concours suffirait à l’explication vous incline à désirer et vous suggère une interprétation merveilleuse, dont il est ainsi l’instigateur sans en être responsable (Vénus d’Ille, Lokis). Cette adresse demande dans le détail une sûreté de ressources bien rare, une sorte de clair-obscur très savant. Il y est passé maître : « Un matelot racontait qu’il avait vu le fantôme de son capitaine. Il sortait de la grande écoutille avec son chapeau à trois cornes. — A d’autres, dit un camarade : on voit bien souvent des fantômes, mais jamais en chapeaux à trois cornes162. » — Dans les histoires merveilleuses de Mérimée jamais on ne trouve de ces chapeaux-là. Dans celles de ses inventions qui sont simplement extraordinaires, cette combinaison délicate du réel et de l’imaginaire se retrouve, non moins habile. Le peintre anglais Thomas Lawrence lui avait dit un jour : « Choisir un trait dans la figure du modèle, le copier servilement ; on peut ensuite embellir tous les autres, le portrait sera ressemblant163 » C’est ce qu’il fait en littérature. Chronique de Charles IX, roman d’aventures, oui ; mais voyez les conversations de soldais au chapitre xx ; Mergy dans Paris la nuit de la Saint-Barthélemy, les propos des gens qu’il rencontre, le « divertissement de cette nuit » (chap. xxi) : c’est du Shakespeare — Voyez dans Colomba la rencontre et l’entretien d’Orso avec les bandits ; c’est d’une vérité et d’une franchise de ton absolues. Par le voisinage de pareils traits la vérité se répand sur tout le reste : d’un mot de Colomba bien naïf presque vulgaire, qu’il vous est peut-être arrivé d’entendre : « Si tu épousais miss Névil, nous pourrions rebâtir la maison », un caractère de réalité marque la figure, la fait proche de nous, connue de nous, lui donne la solidité nécessaire. C’est là bien connaître les deux conditions contraires et essentielles du roman, qui ne peut intéresser que par la vérité, séduire que par l’extraordinaire, satisfaire pleinement que par le concert de ces deux parties. Ce qu’il faut pour ménager ce concert, c’est un artiste qui aime le vrai, et ce que le vrai transformé par quelqu’un qui le connaît bien pourrait devenir. Nous aimons à voir dans un roman ce que nous voyons dans le monde, où il n’y a que le réel, et tous les rêves qu’il nous inspire. Ce qu’on peut trouver de plus contestable ou de moins heureux dans cette œuvre supérieure, c’est ce qui a passé du caractère de Mérimée dans son art. Ce pessimisme d’homme du monde et d’aristocrate que nous avons essayé de caractériser plus haut est un pessimisme qui ne s’attendrit pas, qui ne conduit point à la pitié comme un autre pourrait faire, et qui même ne la comporte pas. Son vrai nom est le pessimisme ironique. Il en résulte, soit dans le choix des sujets, soit dans la conduite des récits, soit dans le ton du narrateur, une sorte d’amertume et de froide raillerie, contenue, certes, par le bon goût, mais sensible, et qui n’est pas toujours agréable. Il aime trop, et trop souvent, de son allure tranquille, pousser les choses jusqu’au dernier terme de l’horrible, non par goût niais de l’horreur pour elle-même ; ce n’est ni un Soulié ni un Zola ; mais pour la satisfaction maligne de montrer à quelles extrémités de malheur la bêtise ou la fureur humaine entraîne les hommes. Il y a dans tout le Théâtre de Clara Gazul une intention continue en ce sens, qui sent le système, et qui amène une certaine monotonie. Elle est poussée à une outrance presque ridicule dans la Famille Carvajal, dont je dirai ce qu’il a dit de je ne sais quel ouvrage :
« la pièce me paraît bien ennuyeuse, quoique immorale. »De même dans la Jacquerie, dans la Chronique de Charles IX, une sorte d’impartialité de mépris pour tous les personnages, à quelque secte ou faction qu’ils appartiennent, seigneur, homme du peuple, moine, prêtre catholique, pasteur protestant, bandit même, ce qui étonne de sa part, peut passer pour une haute qualité philosophique, mais fait obstacle à une certaine qualité littéraire qui est la variété164. On pourrait remarquer aussi que le goût de l’exotisme a conduit Mérimée à écrire un petit nombre de choses sans intérêt, quoique d’origine étrangère, comme les Ames du Purgatoire. Enfin son aversion pour tout ce qui est attendrissement, familiarité, abandon, fait que quelquefois, en vérité, il se contient trop. Pour ne pas tomber dans le ridicule de son temps, qui était l’éloquence, il tombe dans le défaut contraire, qui est un peu de sécheresse, le manque du développement nécessaire pour être bien entendu. La Double méprise est un roman psychologique très fin, très délirât, qui demandait, pour avoir son plein effet, une étude plus creusée des deux caractères principaux. Il a voulu le traiter en nouvelle, réduisant au minimum l’enquête sur la complexion morale de ses deux personnages, nous la laissant à faire nous-mêmes, parce que nous sommes bien assez habiles pour cela. C’est nous faire un peu trop d’honneur ; et la preuve, c’est qu’un demi-siècle plus tard, en 1886, un jeune romancier, qui a de la lecture, reprend la Double méprise, met un peu de pessimisme enfantin au commencement, un peu d’attendrissement à la fin, et écrit un roman qui n’est pas tout à fait une contrefaçon, et qui ne laisse pas d’être lisible. C’est une qualité, tout compte fait, de ne pas ressembler à Balzac ; et cependant, si, le plus souvent, Balzac inspire le désir de lire Mérimée, quelquefois Mérimée donne l’envie d’ouvrir la Comédie humaine.
« parle bien. »De même, s’il fait un livre, il ne faut pas qu’un feuilletoniste tombe en arrêt devant une page et déclare que
« c’est bien écrit. »Il faut parler et écrire de telle sorte que personne ne s’avise, du moins tout d’abord, qu’on, parle ou qu’on écrit autrement qu’un autre. Un Arnauld, je ne sais lequel, ayant publié un petit ouvrage, on en fit compliment au grand Arnauld :
« Où donc Monsieur votre neveu a-t-il appris à écrire ainsi ? »Le grand Arnauld goûta peu le compliment :
« Il écrit, répondit-il, comme on parle dans sa famille. »» Mérimée a toujours voulu donner cette idée qu’il écrit sans songer à écrire, sans chercher aucun effet, sans faire œuvre d’art, comme on écrit une lettre. Il a si peu de manière, qu’on dirait qu’il n’a pas de style. C’est ce qu’il faut : le meilleur style pour lui est celui dont on ne s’aperçoit pas. C’est du moins, assurément, le plus difficile à atteindre. Cet art qui déguise l’art demande une clarté absolue, une propriété infaillible d’expression, un tour constamment aisé et constamment varié, une précision sans raideur et une concision facile, qui ne se démentent et qui ne se trahissent jamais. Mérimée a eu ces qualités au plus haut degré. Au fond il n’y a rien de plus travaillé que ce genre de style : l’art de choix, d’adaptation juste, de réduction à l’expression la plus simple et la plus courte, y est infini. Ce dont il permet de se passer, c’est l’harmonie expressive et le pittoresque dans les mots. Pour les écrivains de cette école, ces mérites sont des affectations. Il doit suffire de n’être pas cacophonique, et de dessiner juste. Ainsi fait Mérimée. Aucune recherche de mélodie de style, et comme il en faut bien dans les vers, il n’aime pas les vers165. Aucun souci d’expression éclatante, de ciselure, de joaillerie littéraire : c’est aux faits, c’est aux gestes et paroles des personnages d’être pittoresques. Il envie la langue russe de ce qu’elle peut être si concise, si serrée de près à l’idée, qu’il faut le latin pour la bien traduire. C’est ce goût et ce talent si rares, surtout en son temps, qui lui ont permis de nous donner ces contes si limpides, si rapides et si pleins, qu’on lit en une heure, qu’on relit en une journée, et qui remplissent la mémoire et occupent la réflexion pour toujours ; et si unis cependant que rien ne s’en détache, n’attire impérieusement l’attention, ne sollicite l’extrait. On ne fait point de citations de Mérimée. Il prendrait cela pour un grand éloge, et il n’est pas sûr qu’il n’eût pas raison.
« Une âme pèse infiniment plus qu’un royaume, un empire, parfois plus que le genre humain »172. Mais surtout c’est aux âmes humbles qu’il croit, comme un homme chez qui la foi se fonde sur l’amour, et l’amour sur la pitié. Les souffrants et les frêles non seulement ont sa pitié, mais sa confiance et l’abandon de son cœur ; d’un transport de foi il communie avec eux : « Au tome troisième [de son Histoire] je n’étais pas en garde, quand la figure de Jacques dressé sur son sillon me barra le chemin, figure monstrueuse et terrible… Grand Dieu ! c’est là mon père ? l’homme du moyen âge ?… Oui, voilà mille ans de douleurs ! Ces douleurs, à l’Instant je les sentis qui remontaient en moi du fond des temps… C’était lui, c’était moi qui avions souffert tout cela173… » Voilà ceux qu’il aime particulièrement, au milieu de son amour universel ; et parce qu’il les aime, voilà ceux qui sont vraiment grands, bons, justes, et qui ont raison, toujours raison. Voilà ceux dont il écrit le poème avec amour, dont il décrit la vie comme une pure et charmante idylle (le ménage d’ouvriers au xixe siècle dans le Peuple) ; voilà ceux qu’il croit plus clairvoyants et intelligents que les habiles, faisant de la simplicité je ne sais quelle surnaturelle lumière et seconde vue174. Enfant malheureux et triste, jeune homme laborieux et concentré, solitaire toujours, du fond de son cabinet ou de sa bibliothèque, son âme aimante et naïve, aussi peu avertie et prévenue que possible, débordait sur ce monde qu’elle ignorait, l’aimait de toute la bonté qui était en elle, et pour l’aimer mieux, le faisait bon. Nous aimons les êtres, et même les choses, pour toutes les qualités que nous leur prêtons.
« deux géants faibles et bouffis qui font illusion »)178. C’est qu’il n’a pas une pleine vigueur d’esprit pour s’élever, quand il s’agit de son temps, au-dessus des idées courantes de son monde et de son parti. Il ne faut pas dire : voilà un homme qui est un grand historien, qui sait toute l’histoire, et de près, depuis les Romains jusqu’à 1846, et tout ce savoir aboutit au livre du Peuple, déclamation si vide d’idées ; il faut dire : voilà un homme qui oublie toute son histoire dès qu’il s’agit de politique, ce qui est la chose la moins raisonnable et la plus commune du monde. Et de fait, en pareilles matières, Michelet ne se distingue plus du tout des hommes beaucoup moins savants et beaucoup moins distingués que lui qui l’entourent. Ces philosophes politiques, qui ont eu leur moment d’éclat et leur triomphe en 1848, si différents du reste d’humeur, de tendances et de talent, ont un point commun : le manque d’esprit critique, un certain éloignement pour l’examen patient et la discussion circonspecte des faits. L’œil fixé sur un idéal, qui est fait du reste d’idées très rudimentaires, l’âme échauffée d’une passion qui est pour eux une foi, sortes d’apôtres de « l’esprit nouveau », comme ils disaient, qu’ils s’appellent Lamennais, Buchez, Pierre Leroux, Quinet, ou Jean Reynaud, ils voient mal le monde qui les entoure, le traversant comme éblouis de leur vision intérieure. Avec son esprit très naturellement mystique, Michelet fut un des leurs, malgré son grand goût, et toujours persistant, pour le document et le renseignement historique. Cela nous serait indifférent, et même ne nous regarderait pas, car ce n’est point de la politique de Michelet qu’il peut être ici question, si, de sa politique retournant à l’histoire, Michelet n’y eût rapporté ses préoccupations du forum, des passions qui altèrent sa vue, un esprit rétréci par les petitesses de l’homme de parti. S’il oublie toute son histoire quand il fait de la politique, il n’oublie rien de sa politique quand il fait de l’histoire, ce qui va expliquer des lacunes, des étrangetés, des contradictions. Il n’est que de tout voir, et il ne faut rien dissimuler. Il y a eu dans Michelet un homme de cœur profond et tendre, un poète d’imagination puissante et exquise, et, aussi, un garde national des trois glorieuses.
« quelle est cette fille »187 ? Quelquefois c’est dans une page que deux idées contraires sont également affirmées. Les femmes à Athènes étaient-elles toutes-puissantes ou d’influence nulle ? Je n’en sais rien. Voici le texte : « La femme fut honorée en Grèce. Elle eut toujours sa part de sacerdoce Citoyenne, orgueilleuse, exigeante, bien plus que l’homme, dans tous les honneurs solennels, elle régnait à la maison, influait souvent dans l’Etat. Elle avait ses mystères à elle, ses liaisons très fortes, comme une République féminine. Là fut la plaie publique. Elle ne put jamais suivre l’homme, et resta sombrement à part 188. » Le christianisme a-t-il eu à combattre les grands dieux païens, si forts, symboles souvent de hautes pensées ? Pas le moins du monde, répond l’auteur de la Bible. « Les beaux dieux grecs Apollon, Athéné, vers 400-100 avant Jésus-Christ, ont fait place à Bacchus… Bacchus lui-même s’est fondu dans Attis… Derrière a marché Mithra… Les Pères ressuscitent ces dieux pour nous faire croire… Mais Jupiter et Bacchus étaient hors des affaires et purent contempler à l’aise la lutte de Mithra et de Jésus189. » Pour qui a lu Symmaque (ive siècle après Jésus-Christ) l’assertion paraît étrange. Mais écoutons l’auteur de la Sorcière : « Rien de plus touchant que cette fidélité [aux anciens dieux, en plein moyen âge]. Malgré la persécution, au cinquième siècle après Jésus-Christ, les paysans promenaient en pauvres petites poupées de linge ou de farine, les dieux de ces grandes religions, Jupiter, Minerve, Vénus. Diane fut indestructible jusqu’au fond de la Germanie Au xiie siècle on promène les dieux encore. Dans certaines cabanes on sacrifie, on prend des augures. Les Capitulaires menacent en vain de mort. Au xiie siècle, Burchard de Worms, en rappelant les défenses, témoigne qu’elles sont inutiles… Vers 1400…190. » Il faut l’arrêter ; il nous prouverait que Zeus est mort quatre cents ans avant Jésus, mais que nous l’adorons encore. Où le heurt est violent, et douloureux le conflit des inclinations contraires, et inextricable la confusion qui s’en suit, c’est quand dans cet homme si vibrant, où tout est passion, le sectaire moderne, très ardent, rencontre ce qui est le plus son contraire, le pur artiste, très ardent aussi, et qui n’aime point à capituler. Faut-il admirer la Renaissance ? — S’il faut l’admirer ! s’écrie l’artiste, mais Michel-Ange, Vinci, Raphaël, sont des demi-dieux. Et là-dessus de bien belles pages, et fines et pénétrantes, et d’un feu, d’une vie191 ! — Faites attention, reprend le bourgeois libéral, ces gens-là travaillaient pour des papes ou des rois ; ils n’avaient aucun sentiment démocratique. Il a été remarqué par des hommes considérables qu’il n’y a jamais eu de grand art où la liberté n’était point. C’est la théorie des Lettres et de la Liberté, qui nous est chère. Raphaël, Vinci, Michel-Ange ne sont point de très grands artistes, parce qu’ils ne songent qu’à leur art, nullement au peuple qui souffre. Je vous prie d’en faire la remarque. Et Michelet écrit docilement : « Le xvie siècle, sous ces rapports, ne se montrait pas en progrès sur le xve . L’art y est grand, mais il est serf, dépendant de l’individu. Il était courtisé des peuples, il devient courtisan des rois. Lui-même semble organisé monarchiquement. [Et quelle organisation démocratique peut-on vouloir dans l’art ?] Ses grands maîtres, rois de la peinture et de la sculpture, apparaissent isolés… Vinci, Michel-Ange sont de grands solitaires… L’art s’éloigne alors de la vie, des luttes et des malheurs du temps… Je suis étonné de la quiétude de Raphaël, de sa sérénité étrange au milieu des plus tragiques événements. Les impassibles madones savent-elles ce que leurs sœurs vivantes ont éprouvé… ? Ces philosophes peuvent-ils raisonner le joui du sac de Brescia… ? Cette Psyché n’a elle donc pas entendu l’effroyable cri de Milan…192 ? » — Quelque respect qu’on ait du sens artistique de Michelet, peut-on s’empêcher de songer à Proudhon jugeant les artistes d’après leurs opinions politiques, estimant Delacroix un peintre frivole parce qu’il traite indifféremment des sujets anciens, moyen âge ou modernes, et s’écriant : « Que m’importe dès lors que Delacroix peigne autrement que M. Ingres193 ? » C’est naturellement sur la question du moyen âge que s’est livré dans le cœur et l’esprit de Michelet la lutte la plus vive. Il en est sorti tout meurtri. Ce moyen âge, il l’adore, il le hait, le caresse, le maudit, selon l’âge, le moment, l’impulsion dominante. Jeune, non mêlé encore aux partis, il retrace avec émotion, fait renaître cette vie religieuse, si élevée, si brûlante, la chrétienté au xiie siècle, les croisades, saint Louis. Il sent là une force morale (quelle joie pour un artiste, pour un artiste idéaliste, évocateur des âmes !), une force morale étrange, bizarre, mais plus intense, et d’effort et d’effet plus grands, que toutes celles que l’antiquité a connues. Il en regrette, aux approches du xve siècle, l’affaiblissement, signalé par l’oubli, la méconnaissance des symboles194. Est-il chrétien ? je n’en sais rien, et je n’ai pas le droit de le lui demander ; mais il sympathise avec la pensée chrétienne. Sur l’influence de l’Eglise au moyen âge, sur saint Louis, sur les Croisades, sur Jeanne D’arc, il est exactement aux antipodes de Voltaire. Mais voilà qu’il a donné dans le mouvement philosophique de l’époque de Louis-Philippe, il a lu Lamennais et le Juif-Errant, il a fait son fameux cours (et très éloquent) de 1843-45 contre les Jésuites au Collège de France. Il s’enivre de passions nouvelles, sans perdre rien de ses inclinations premières, et devient, singulier mélange, une manière de Voltaire mystique. Il revient sur son moyen âge, s’accusant de l’avoir mal compris, rétractant, atténuant195. Il avait tort, ou on ne l’a pas bien entendu. C’était un moyen âge idéal qu’il traçait, l’âme du moyen âge qu’il faisait revivre. Pour l’admirer, l’aimer ? Non pas ! On s’y est trompé. Ce qu’il aime au contraire (maintenant) dans le moyen âge, ce n’est pas la pensée chrétienne, c’est le principe antichrétien, c’est Satan196. Satan c’est l’esprit de révolte contre la foi, l’ascétisme et la scolastique ; c’est un appel à la nature méprisée par la pensée chrétienne et à la volonté écrasée par l’autorité. C’est lui qui inspire le sorcier, l’alchimiste et l’albigeois. Il est la science, la nature, l’esprit d’examen et la philosophie ligués contre l’obscurantisme. A la vérité, il est tant de choses que Michelet s’y perd un peu. Sous forme de fée ou de fadet il est
« un débris des religions vaincues »du paganisme, et c’est le passé ; mais à titre de protestation contre la pensé ecclésiastique, il est « l’esprit nouveau », et c’est l’avenir. Comme symbole de la Nature, il est puissance féconde, Vie opposée à la Mort ; mais comme prince de sabbat, il est esprit et loi de stérilité197. Aussi, quand arrive le xviie siècle, on ne sait pas s’il est vainqueur ou vaincu : comme sorcier il est mort, comme savant il triomphe ; et si comme païen en retard il disparaît, il éclate comme esprit nouveau ; et s’il vit dans les philosophes comme étant la science, il vit tout autant dans les casuistes comme étant stérilité : et il s’appelle Galilée et Descartes, et en même temps Escobar et Liguori ; et les casuistes sont ses fils et pareillement les médecins198. Il ne faut pas demander que l’histoire symbolique soit aussi claire que Thucydide, et de tant d’impulsions diverses qui pèsent sur l’esprit de Michelet, il ne faut pas s’étonner qu’un peu de confusion s’en suive. De même pour l’art du moyen âge. Il y a dans un merveilleux roman de mœurs paru en 1857 un personnage qui est l’admirateur désolé d’Athalie.
« Il en blâme les idées, mais il en admire le style ; il maudit la conception, mais il applaudit à tous les détails. »Michelet est un peu dans ce douloureux état d’esprit à l’endroit de l’art du xiiie siècle. Il a pour lui une passion d’artiste et une aversion de penseur. Qu’elles sont belles ces cathédrales, ces murailles évidées pour laisser entrer plus de ciel, ces roses épanouies qui font dans le sanctuaire une lumière de paradis, ces ogives dont les courbes fines, l’intersection aiguë, figurent des mains jointes pour la prière, ces flèches qui s’élancent au ciel comme un cri éperdu de désir et d’amour !… Mais quoi ? voici le dôme de Brunelleschi : il est plus solide, plus logique, il n’a pas besoin d’arcs-boutants. C’est la raison qui apparaît. Arrière l’architecture des faibles d’esprit et de corps, appuyée sur des béquilles, symbolisant l’impuissance, la maladie. « Arrière surtout aujourd’hui que des mains impures l’arrachent de sa tombe et mettent cette pierre devant nous pour nous faire choir dans la voie de l’avenir 199. » Savez-vous bien que c’est sous le couvert de ses admirations artistiques que l’esprit de réaction s’insinue perfidement ? Laissez tomber les cathédrales. Défiez-vous des restaurations. « Avec le prix de deux restaurations de Notre-Dame on eût fondé une autre église plus vivante et plus selon Dieu : l’enseignement primaire200. » — Il faut bien que des deux ou trois hommes qui vivent ensemble en Michelet, chacun l’emporte à son tour, et c’est quelquefois le tour de l’amateur éclairé d’Athalie. Et avec ces petitesses, ces obscurités, ces contradictions et ces incartades, Michelet est un historien du plus vif et du plus continuel intérêt II étonne les simples, il exaspère les hommes de parti, presque de tous les partis, trouvant le moyen d’être à la lois mystique et « libre-penseur » ; il ravit ceux qui lisent l’histoire comme une œuvre d’imagination, et qui n’ont pas un trop ardent souci de la vérité. Il foisonne en Mees, comme en une végétation luxuriante, et à chaque idée il donne la chaleur, la vie, le hardi et l’éclatant d’une passion. Quand il vous laisse sur deux idées contradictoires, on n’a guère qu’une tentation, qu’un désir, c’est de les croire vraies toutes les deux. Historien contestable et décevant ; introducteur, initiateur à l’histoire incomparable, comme son maître Vico. Il a bien mérité de l’histoire, même quand il la trahissait un peu ; car le plus grand service qu’on lui puisse rendre, c’est sans doute de la faire aimer.
« Quand je commençais à commencer, c’était le moment de finir. »Latouche enrageait, la rudoyait ; mais, avec l’instinct littéraire qu’il eut toujours, la poussait au roman. —
« Va pour le roman. »Ce fut là sa vocation : les vocations vraies s’ignorent longtemps. Avec un autre de ses compatriotes, Jules Sandeau, elle écrivit un petit roman, Rose et Blanche, qui est très insignifiant, mais qui eut un certain succès (1831). Six mois après, elle lança Indiana, signée George Sand (1832). Le succès fut considérable. La baronne Dudevaut n’existait plus, George Sand était née. Dès lors, en faveur, recherchée par les recueils périodiques, bientôt liée à la Revue des Deux-Mondes, qu’elle ne quitta guère, sauf quelques brouilles, qu’en cessant de vivre, elle produisit avec une fécondité prodigieuse, sans ralentissement, et avec une
« ponctualité de notaire », comme disait Buloz. En moyenne elle écrivait deux volumes par an, plus quelques nouvelles, quelques articles, plus tard quelques adaptations de ses romans pour le théâtre. Ajoutez une correspondance qui, très écourtée, a fourni six volumes. Elle ne relisait guère, et ne raturait jamais. Elle traçait indéfiniment son sillon d’une allure tranquille ; à l’ordinaire écrivant sept heures par jour, de dix heure du soir à cinq heures du matin. Tout n’est pas faux dans la légende qui la représente finissant un roman à minuit, le pliant pour l’envoyer à la Revue le lendemain, et en commençant un autre. C’est ainsi que parurent, à des intervalles très rapprochés, Valentine (1832), Lélia, immense succès (1834), Jacques (1834), André, Leone Leoni (1835), Simon (1836). Je ne cite que les principaux. En 1836, certaines aventures romanesques trop retentissantes avaient rendu nécessaire une rupture officielle avec son mari : la séparation fut prononcée. La réputation littéraire de George Sand était alors à son apogée. Elle vivait à Paris, voyageant parfois, au gré d’une humeur vagabonde qui s’associait chez elle au labeur le plus régulier. Elle vit l’Italie, le Tyrol, la Suisse, l’Espagne Tout le monde littéraire et artistique la recherchait. Ses amis de cette époque furent Latouche, Planche, Musset, Lamennais Béranger, les musiciens Chopin et Liszt l’acteur Bocage. Elle ne fut point liée avec Victor Hugo, ni avec Lamartine. Elle s’instruisait beaucoup chemin faisant, apprenant l’italien, qu’elle sut très bien, un peu l’anglais, le latin205 ; développant le sentiment et se donnant l’intelligence de la musique, lisant beaucoup, écoutant avec une ardeur infinie et d’autant plus facilement qu’elle aimait la causerie, et ne causait pas ; merveilleusement habile et prompte à s’assimiler tout ce qui venait à ses oreilles ou à ses yeux, et à le transformer en l’embellissant ;
« C’est un écho qui agrandit la voix », disait Latouche. Et les romans se multipliaient Mauprat (1837), les Sept cordes de la lyre (1840), Consuelo (1842), Jeanne (1844), le Meunier d’Angibault (1845), la Mare au Diable (1846), Lucrezia Floriani (1847), le Péché de M. Antoine (1847) la Petite Fadette (1848), François le Champs (1850) vingt autres d’un moindre succès. Dans les dix dernières années du règne de Louis-Philippe, elle s’éprit très vivement de politique démocratique et socialiste, fut très liée avec Ledru-Rollin, Jean Raynaud Pierre Leroux, Barbès La révolution de 1848 l’enivra. Elle y prit part en rédigeant le Bulletin de la République, organe populaire du ministère de l’Intérieur. Un peu refroidie par les journées de juin, elle
« donna sa démission politique », comme elle dit, et se retira dans son Arcadie. Après le coup d’Etat de 1851, elle se compromit gravement auprès de ses amis politiques206 et s’honora aux yeux de tous les hommes de cœur en sollicitant avec la plus touchante opiniâtreté de Napoléon III, de l’impératrice Eugénie, du prince Jérôme, des ministres, une multitude de grâces en faveur des proscrits. — Sous l’Empire, elle s’occupa exclusivement de littérature. Elle donna, entre autres ouvrages, les Maîtres Sonneurs (1852), les Beaux Messieurs de Bois-Doré (1858), le Marquis de Villemer (1860), Mademoiselle La Quintinie (1863), La Confession d’une jeune fille (1865), Mademoiselle Merquem (1870), et fit représenter un grand nombre de pièces tirées de ses romans, dont deux seulement ont eu un grand succès (les Beaux Messieurs de Bois-Doré et le Marquis de Villemer). Elle vieillit, au milieu de son cher Berri, dans son château de Nohant, vigoureuse, infatigable, entre son fils, Maurice Sand, sa belle-fille, et ses petites-filles qu’elle adorait, très aimée et vénérée elle-même, bienfaisante et ingénieuse en bienfaits, faisant oublier par la sérénité de cet automne les incartades d’une jeunesse aventureuse,
« calme, toujours plus calme », selon le mot de Schiller qu’elle aimait à répéter, très recherchée des représentants les plus illustres de la nouvelle génération littéraire, Edmond Aboul, Dumas fils, Gustave Flaubert, aimant ce dernier d’une affection tendre et vraiment maternelle, où entrait une exquise pitié
« La bonne dame de Nohant »laissa, interrompu, le 31 mai 1876, le roman qu’elle écrivait, et, le 8 juin, elle expira, dans sa 73e année. Le dernier mot de sa mère, un peu vaine, avait été :
« arrange-moi les cheveux. »Ses dernières paroles à elle furent :
« ne détruisez pas la verdure. »Elle songeait sans doute à un berceau du jardin où elle aimait à se reposer, peut-être à ces bois de la Marche, à ces traînes du Berri qu’elle avait tant chantés, qu’elle voyait disparaître peu à peu avec regret.
« N’as-tu pas une femme que tu pourrais aimer, un enfant à adopter ?… »Voilà le roman.
« Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo.. : Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera… »Cela, c’est encore plus romanesque. Elle aime le faux, non point trop, ni d’une manière désobligeante ; mais elle l’aime. La vie de théâtre la séduit, la fascine visiblement. Dix fois elle l’a peinte, idéalisée avec complaisance (le Beau Laurence, Pierre qui roule, Consuelo, Teverino). On joue la comédie chez elle, et la voilà ravie. Quelle jolie existence : jouer pour soi, en inventant à mesure, en mêlant sentiments vrais et passions simulées, en continuant, à souper, les situations du théâtre, en mettant dans la vie factice tant de réel et dans la vie réelle tant de factice, que l’une se prolongerait dans l’autre et qu’on ne s’y reconnaîtrait plus ; cela en un vieux château, perdu sous les neiges, avec des paysans qui écouteraient par-dessus le mur du parc, qui croiraient à je ne sais quelle diablerie, et qui répandraient des légendes ! (Château des désertes.) Et voilà en effet de quelle vie a vécu George Sand pendant trente ans, de dix heures du soir à quatre heures du matin, en robe de chambre, couvrant régulièrement de grandes pages de sa grosse écriture lourde.
« Les monstres sont à la mode : faisons des monstres. »Les monstres de George Sand ne pouvaient pas être bien monstrueux, mais c’étaient en effet des êtres très extraordinaires. L’influence de Chateaubriand était dominante. Elle imagina des êtres infiniment mélancoliques et brisés : Indiana, Valentine, Lélia, Jacques, placés dans des situations bizarres et entourés de décors sauvages. Soyons sincère : la forme de ces ouvrages, belle souvent (nous y reviendrons), est singulièrement inégale ; et le fond est franchement médiocre. Il n’y a pas un caractère qui se tienne debout, et les idées sont puériles. Les sentiments même sont presque vulgaires. L’idée de faire un René qui serait une femme, n’était pas mauvaise ; mais cette pauvre Lélia n’a aucun sentiment profond ; elle ne dit rien qui n’ait été mieux dit avant elle par Chateaubriand, Lamartine, Vigny ou Byron. C’est une écolière un peu faible, et une sermonneuse pénible. On sent là l’imitation et le manque de sincérité. C’est le René des cabinets de lecture,
« du lord Byron au kilo », dirait Dumas fils ; et de ces premiers romans c’est le plus soigné et le meilleur. Ce qui a dû séduire, c’est l’air à la mode d’abord et ensuite le style, très faible, dans l’exposition des idées, dans les longs discours que l’auteur donne sous prétexte de conversations, mais déjà très éclatant, nombreux et magnifique dans les descriptions Certains paysages de Lélia sont d’une vraie grandeur, et dans Valentine la peinture du Berri, qui devait être si souvent le triomphe de George Sand, lui porte déjà bonheur. Sans changer de manière, mais sur un ton moins sublime et moins tragique, elle donna dans André, Simon et Mauprat (1835-1837) des œuvres bien meilleures, moins inégales, moins mal composées, d’une plus grande vérité de sentiments, superficielles encore, et où l’on trouve du remplissage (seconde partie de Mauprat), mais où éclatent des scènes vives et d’une singulière fraîcheur (première partie de Mauprat). Elle était sur sa voie ; elle allait au roman simple, sans ambition ni prétention, fait d’une douce aventure de cœur. — C’est là-dessus qu’elle se fourvoya complètement. Quand on prête aux gens des opinions qu’ils n’ont pas, on finit par les leur donner. On avait vu dans George Sand un théoricien de l’émancipation de la femme, de l’anarchie, du scepticisme et du satanisme. Elle prit goût au rôle de penseur qu’on lui attribuait bien gratuitement, ne songea plus qu’au roman à thèse, et la thèse gâta ses romans pendant dix années On n’en était plus à l’inspiration de Chateaubriand Ce qui régnait (1837), c’était d’une part un certain goût confus de mysticisme et de poésie symbolique, d’autre part les théories socialistes. Elle fit, non plus des romans à grands sentiments, mais des romans à théories, à symboles, et à idées. Elle n’avait pas une force de pensée suffisante, et c’est ce qu’elle a fait de pire. Dans les Sept cordes de la lyre, la métaphysique est infiniment confuse, et le symbole, quelque effort que j’y fasse, m’échappe complètement. Je crois qu’elle n’en a eu qu’une idée très vague, vite perdue, et qu’elle n’a pas su retrouver, — Consuelo est un chaos. Roman d’aventures en souvenir de Wilhelm Meister, théories musicales, sciences occultes, divagations religieuses, verbiage énorme, le tout forme le rêve le plus lourd qui puisse être. — Plus clairs, et ne visant au moins qu’au seul socialisme, le Meunier d’Angibault et le Péché de M. Antoine, à côté d’expositions d’idées très longues et creuses, ont des parties rustiques savoureuses et vraies, d’une grâce, d’un charme pénétrants. C’est qu’aussi nous sommes en Berri. Elle a touché la terre sacrée. Une fois encore elle est sur son chemin. A ce coup, elle s’y tint, ou à peu près. Déjà elle avait publié Jeanne qui est un chef-d’œuvre On n’y avait guère fait attention. Son goût l’avertit, j’entends le goût de son cœur, sa tendresse pour le sol natal. Elle avait trouvé son génie, qui était beaucoup moins compliqué et beaucoup moins pénible à soutenir qu’elle n’avait cru.
« Sais-tu bien que tu n’es pas une femme difficile à nourrir ? »les vieux, amoureux du « bien » et qui voudraient une bru riche ; mais quoi ! le garçon languit ; il faut être juste, et aussi ne pas perdre un si bon laboureur ; qu’il dise qui il aime : fût-ce la plus pauvre, on la lui donnera ; et, en effet, le lendemain de la noce comme il laboure ferme ! La kermesse berrichonne des Maîtres Sonneurs dirigée par le beau cornemuseux Huriel ; le duel à coups de poings à Nohant, et le duel au bâton dans la forêt du Bourbonnais sont d’une largeur et d’une vigueur de trait tout épiques. Et comme ils sont composés, ces romans là, au contraire des autres œuvres de notre auteur ! Comme le paysage, les scènes, les dialogues et les caractères sont dans de justes proportions, sans que les uns empiètent sur les autres ! Comme on savoure les descriptions sans se douter qu’il y a des descriptions, tant elles sont bien : mêlées au récit et nécessaires à l’œuvre ! C’est que parmi tous nos peintres de la nature, George Sand a une place bien à part, une originalité exquise. Elle a de la nature comme une connaissance intime, une sensation familière. Elle rappelle La Fontaine à cet égard. Elle ne voit pas de loin et de haut comme Chateaubriand ; elle ne prête pas aux objets naturels ses propres sentiments, comme Lamartine et Hugo, et ne les fait point vivre de sa vie Elle vit de la leur, s’en laisse pénétrer et intimement envahir, toute passive, mais encore passive sans effort, si je puis dire, et sans cette affectation à se confondre et à se perdre dans le monde maternel qui est le défaut de ses imitateurs. Elle est vraiment un paysan, tout empreinte sans le savoir des visions accoutumées ; seulement elle en prend conscience, et est un paysan qui sait parler. Je ne vois qu’elle en ce siècle, peut-être avec Fromentin, qui ait cette manière nette, simple, infiniment délicate et sensible, mais aisée et naturelle, de voir les choses. Elle a trouvé là ses œuvres supérieures et qui resteront, Fadette, Le Champi, Jeanne, et au-dessus de tout la Mare au Diable et les Maîtres Sonneurs. Elle y a trouvé aussi le germe d’une quatrième et dernière manière, inférieure, mais bien aimable encore et charmante. Je parle de ses romans des dix dernières années. C’est une transformation assez légère de sa troisième manière Ce sont des espèces d’idylles bourgeoises, mais au fond ce sont encore des idylles. Voici comme elle procédait alors. Avec un goût instinctif, qui depuis 1846 environ ne lui a guère fait défaut, elle sentait que le roman à thèse ou à tendances n’était point son fait et n’intéresserait plus qu’il convenait de réserver ses expositions de théories pour ses lettres à Flaubert ou pour le feuilleton du Temps. Elle sentait aussi que l’idylle proprement dite était épuisée, et le Berri suffisamment exploité. En conséquence, elle voyageait un peu, sans quitter la France, voyait l’Auvergne (Jean de la Roche), le Vélay (Marquis de Villemer), la Provence (Confession d’une jeune fille), les Alpes (Valvèdre), la Savoie (Mlle La Quintinie), la Normandie (Mlle Merquem), notait quelques paysages, surtout sentait vivement et délicieusement le caractère et le charme particulier de la contrée parcourue ; et dans chacun de ces cadres naturels plaçait une histoire d’amour très simple et très douce, d’allure lente et de nuances délicates. Un jeune homme et une jeune femme très purs, très généreux et très tendres, séparés par un obstacle léger, que leur délicatesse exagère, que leur amour, leur confiance mutuelle, parfois une circonstance heureuse, finissent par vaincre ou aplanir, voilà de quoi sont faites ces œuvres fines et pénétrantes, qui semblent faites de rien. Ce sont bien des idylles encore, moins fortes, moins savoureuses, plus imaginées, d’un grand charme pourtant, d’une pureté de lignes ravissante, d’une émotion douce qui s’insinue et envahit peu à peu sans qu’on y prenne garde. Tout cela n’est pas très profond, ne contient pas des révélations étourdissantes sur les secrets ressorts de notre nature ; mais remue d’une passion si tendre, si pleine et si heureuse, qu’on ne songe point à demander autre chose, et qu’on serait fâché qu’il s’y mêlât de ces grosses découvertes sur les passions humaines qui vous arrêtent au passage, vous forcent à réfléchir, et à devenir un peu pédant pendant un quart d’heure. Et puis on a beaucoup trop dit que la psychologie de George Sand n’existe pas Elle n’est point profonde, elle n’est point vigoureuse, mais elle est fine et avisée. Voici une définition de la sympathie qu’elle jette en courant dans une de ses lettres :
« L’indulgence profonde et l’espèce de complaisance lâche et tendre que l’on a pour soi-même, nous l’avons l’un pour l’autre. L’espèce d’engouement qu’on a pour ses propres idées et la confiance orgueilleuse qu’on a en sa propre force, nous l’avons l’un pour l’autre… »Tout le passage est d’un moraliste délié qui sait admirablement s’écouter sentir209. Il y a des états d’âme qu’elle connaît très bien, et qu’elle analyse avec une sûreté tranquille, sans étalage, d’un art qui passe inaperçu aux yeux du lecteur pressé, et qui n’en est que plus louable. Les âmes d’artiste, avec leurs différents mélanges de vanité, d’impatience, d’égoïsme inconscient et de naïveté (Floriani, Teverino, Consuelo, Maîtres Sonneurs, Château des Désertes, Elle et lui) sont bien saisies et poursuivies par elle dans leurs brusques disparates et leurs détours et retours fuyants. Elle a des acteurs (Château des Désertes, Pierre qui roule, Beau Laurence) qui sont d’une vérité complexe, francs et faux, enthousiastes et plats, grossiers avec des délicatesses inattendues, le tout mesuré juste et d’une réalité saisissante. Elle aime en général les types de femmes énergiques et d’hommes faibles (Lélia, André, Simon), ce qui tient à ce qu’elle était femme, et énergique, et que, précisément pour cela, elle avait eu du penchant pour les hommes faibles Mais elle comprend très bien et exprime vigoureusement les défauts du sexe dont elle est (Valvèdre). Elle a très finement peint la jeune femme rusée et pratique (personnages secondaires de Merquem et Quintinie). Et aussi elle a un grand goût pour les caractères d’hommes intrépides et austères, les stoïciens sans charlatanisme, graves et simples (Valvèdre, M. Silvestre). Elle avait beaucoup cherché, et cru trouver, ce type dans la vie réelle (Barbès). Elle l’a tracé avec amour, non sans grandeur. Elle a eu grand tort de ne pas faire plus de romans historiques. Elle comprend très bien l’esprit d’une époque, l’état des sentiments d’un homme ordinaire à tel moment important de l’histoire. Si Cadio et Nanon n’étaient pas trop longs, ils seraient des ouvrages supérieurs ; tels qu’ils sont, ils offrent un grand intérêt. Le premier volume des Bois Doré est un chef-d’œuvre. Aucun critique n’a aussi bien donné la notion et l’impression vive du tour d’esprit artistique et littéraire des contemporains de l’Astrée. Elle n’a point si mal vu son siècle même, ce qui est le plus difficile. Elle a bien signalé (Quintinie, Merquem) ce passage curieux de l’esprit chevaleresque et romanesque à l’esprit positif, pratique et désenchanté, qui a marqué le milieu de notre siècle, et qui a montré tout à coup des pères plus jeunes de sentiments que leurs fils. Mais le charme et le trésor de cette œuvre, ce sont les jeunes filles. On sait comme les vraies jeunes filles sont rares dans notre littérature. Il n’y en a guère dans nos classiques. Molière seul, et Marivaux, en ont esquissé quelques-unes. L’auteur de la Nouvelle-Héloïse n’a jamais vu une jeune fille de sa vie. Celles de Chateaubriand et d’Hugo sont très pâles, peu vivantes, sans complexité, tracées d’un seul trait un peu convenu. Mais la jeune fille réelle, non point l’enfant, ni la jeune femme, mais la femme naissante, naïve, douce, timide, avec ses coquetteries ingénues, ses dépits légers qui font sourire, ses petites audaces craintives, son tour d’esprit invinciblement romanesque, avec l’éternelle pudeur de paraître tel, et ses longs espoirs muets, et ses longues attentes discrètes, et l’orage du cœur sous le calme du front, tout ce petit monde si vibrant, tout concentré et replié, difficilement entrevu, qu’il faut deviner, et qu’il faut peindre d’un trait si léger et si fin, sans rien alourdir ni écraser ; tous les auteurs y échouent, et George Sand quelquefois aussi, mais non pas toujours. La première partie de La Quintinie, Mademoiselle Mer-quem, le délicieux Montrevêche sont des chefs-d’œuvre en ce genre. La Confession d’une jeune fille, malgré l’intrigue biscornue, et les personnages secondaires trop invraisemblables, est d’une délicatesse infinie, et c’est un charme que cette lente excursion dans une âme pure, aimante généreuse, étonnée et inquiète. Ce qui déroute dans ces ouvrages, et ce qui a dégoûté quelques lecteurs, c’est un penchant trop complaisant au romanesque des situations. Mode du temps ou inclination personnelle, je ne sais. Mais à des histoires très simples en leur fond George Sand a toujours mêlé des aventures extraordinaires, très inattendues et très inutiles. Le mélodrame intervient toujours à un moment 4onné. Leone Leoni, cette histoire si vraie et si forte, n’avait nul besoin d’une telle accumulation de crimes atroces. Combien Manon Lescaut, qui a servi de modèle, est plus simple ! Et Leone n’en dit pas plus pour cela. Mais c’est un entraînement ; elle s’y laisse toujours aller. Les paysanneries mêmes ont leur acte de tragédie. La fin des Maîtres Sonneurs en est gâtée, et aussi Jeanne, et aussi Mauprat, et tous, sauf la Mare au Diable. Edmond About disait à un débutant :
« Jamais d’invention, vous savez ! Dans ce qui vous est arrivé, et à vos amis intimes, il y a certainement trente romans très curieux. Il faut seulement les voir. Je tiens cette règle de George Sand. »Eh bien ! il est très vrai que George Sand part de la réalité et sait la voir, et l’aime fort, qu’on reconnaît ses amis dans tous les personnages qu’elle nous montre ; mais il y a un moment où elle s’échappe, comme pour se divertir, glisse dans l’invention fantasque, imagine un fait divers. C’est un divertissement un peu commun. Si le mot vulgaire pouvait trouver sa place dans un article sur George Sand, c’est à cette inclination qu’il s’appliquerait.
« Reposez-vous sur moi. Vous ne vous ennuierez pas de la journée »; et qui du reste n’a préparé aucun genre de divertissement, et compte absolument sur le hasard. La chose réussit à Léonce ; et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’elle réussit le plus souvent à George Sand. Le roman se développe longtemps, comme à son propre gré, ainsi qu’une histoire réelle, qui ne sait jamais où elle va, et il en résulte (sauf les écarts mélodramatiques) une très grande ressemblance avec la vie. Il se compose même, jusqu’à un cor-tain point, en ce sens qu’il circule d’ordinaire autour des mêmes lieux et des mêmes personnages, sans s’en écarter, et forme comme un tableau familier à la vue. Cette manière de couler rappelle tout à fait l’allure un peu nonchalante de la Nouvelle Héloïse ou des Natchez. Elle a ses avantages et ses inconvénients. Les romans ainsi faits plaisent infiniment à la lecture, et deviennent indécis dans le souvenir. A les lire on s’y laisse aller avec un grand charme ; ils donnent l’illusion d’une société intime avec les personnages ; on croit y vivre Quand on cherche à se les rappeler, on ne s’en rappel de rien, sinon qu’ils étaient charmants ; comme d’une période de sa propre vie, qui n’a pas été arrangée et concentrée, qui n’a pas formé anecdote, on ne se rappelle rien, sinon qu’on y a été heureux ou désolé. Tous ces procédés, qui sont comme les articulations mécaniques du roman qu’on appelle dramatique, revirement, suspensions, dénouement inattendu mais logique, sont choses dont George Sand s’embarrasse peu. Elle laisse vivre les personnages dans sa pensée, s’aimer, se fuir, se retrouver, selon le cours naturel de leurs sentiments et sous la pression de quelques circonstances peu importantes et les tue ou les marie à la fin du volume. Elle a le droit de procéder ainsi, et, grâce à l’aisance aimable de son imagination, c’est très agréable. Pour ce qui est des caractères, le procédé est un peu trop le même George Sand ne tient pas infiniment à ce qu’un personnage reste absolument fidèle à lui-même d’un bout à l’autre d’un roman Le « servetur ad imum » est une règle assez souvent oubliée par elle. Chez tel romancier contemporain, chaque personnage, à intervalles à peu près égaux, dit la même phrase ou fait le même geste : c’est pour marquer fortement l’unité du caractère. George Sand est aussi éloignée que possible de cette rigueur. Il arrive souvent au contraire que ses personnages sont très différents à la fin de ce qu’ils étaient au commencement. Au cours du récit, elle a eu besoin qu’André ou Pierre eût telle qualité ou tel défaut que jusque-là on ne lui connaissait point ; elle le lui donne. Cela est d’un procédé bien primitif. — Oui, mais dissimulé, le plus souvent, par un art infiniment délicat. C’est par une suite insensible, par des dégradations insaisissables qu’un caractère se modifie ainsi. Nous ne pouvons pas surprendre le moment précis de sa défection. « On le voit différent sans l’avoir vu changer » Là aussi, il y a une certaine ressemblance avec la vie, le personnage n’étant point immobilisé en une attitude, souriante, furieuse ou triste, de maniaque, ou de figure de salon de cire ; mais changeant lentement sur un fond permanent, comme nous voyons que font, au cours de la vie, selon les temps ou simplement selon leurs humeurs, ceux à l’existence de qui nous sommes mêlés. Il y a, bien entendu, une limite à cette liberté d’évolution des caractères, et je reconnais que George Sand la dépasse quelquefois. Tel de ses romans, comme Consuelo, n’a véritablement aucune espèce d’unité à quelque point de vue qu’on s’ingénie à se placer, et est trop considérable pour se dispenser d’en avoir. Dans tel autre, le défaut choque plus qu’ailleurs parce que l’auteur s’est proposé quelque chose à prouver. On comprend bien qu’un roman qui prétend contenir une démonstration est tenu d’être rigoureux. Que Mlle Merquem, qui est charmante, n’ait pas tout à fait le même âge aux différents épisodes d’une histoire qui dure un an, peu m’importe, et même il ne me déplaît pas ; car je sais bien que je n’ai pas le même âge, moi non plus, selon le temps qu’il fait ou les visages que je rencontre. Mais que Mlle La Quintinie nous soit donnée comme catholique au commencement, et qu’au milieu elle nous dise qu’elle n’a jamais cru à certains articles très importants de la foi catholique, il faut avouer que cela rend très facile sa conversion, mais très inconsistant son caractère, et du même coup détruit l’intérêt. Et cela est si vrai que l’intérêt, en effet, l’auteur, à partir de ce moment, le fait glisser sur tout autre chose. Il y a un certain nombre d’exemples de pareille infidélité à l’idée première. La mobilité féminine se retrouve ici, le peu de goût qu’ont les femmes pour aligner régulièrement de solides raisonnements bien equarris. Je ne lui en fais point un reproché ; mais quand je la vois entreprendre soit un roman à théories, soit un roman à grands caractères, je la quitte tout doucement et vais reprendre soit une libre fantaisie comme Teverino ou le Château des Désertes, soit une pure Idylle, rustique ou bourgeoise, Petite Fadette ou Villemer. Il faut toujours en revenir là. Le style de George Sand a été admiré par les contemporains à l’égal des plus illustres. Il en faut certainement rabattre un peu. Aux yeux de la postérité, qui n’aime que les écrivains concis, George Sand aura un grand tort : elle aime à parler. Madame de La Fayette, sans doute depuis qu’elle était liée avec La Rochefoucault, se plaisait à dire :
« Toute ligne retranchée vaut une livre ; tout mot retranché vaut un sou. »Ce n’est pas de cette façon que Madame Sand a fait des économies. Elle s’abandonne et se répand. Mérimée affectait de se désintéresser de ce qu’il disait. George Sand s’amuse un peu trop de ce qu’elle écrit. Mérimée traite toujours un roman en nouvelle. George Sand donne à la moindre nouvelle les proportions d’un roman. Elle sentait qu’elle avait en elle une source inépuisable, et ne savait pas la contenir. Il y a quelques-uns de ses romans, surtout dans la première et la seconde manière, qui semblent des exercices de style (Lélia, Les Sept Cordes). C’est là que les ailleurs de morceaux choisis iront puiser. A vrai dire, ils n’auront pas tort. La richesse et la souplesse du style y tiennent quelquefois du miracle. L’Eau, le Lever du soleil, la Solitude (première partie de Lélia), la Symphonie de la lune (Sept Cordes) sont des chefs-d’œuvre de peinture large, de style nombreux, éclatant et magnifique, des morceaux de maître. Mais ce sont des morceaux, et je le regrette un peu. Il me semble que, comme tous les artistes qui sont trop bien doués, elle a besoin d’une contrainte. Quand elle s’astreint à parler, non point le langage qui coule naturellement de ses lèvres, mais le langage d’un autre, cela lui est une rigueur salutaire, qui double sa force. Écrire tout un roman dans le style dont userait un paysan, s’il était né avec l’imagination d’un poète, semble une gageure. Elle l’a gagnée, dans Jeanne, dans la Mare au Diable et surtout dans ces merveilleux Maîtres Sonneurs. La fraîcheur et la nouveauté des images, la verdeur vivante de l’expression y sont un charme que personne, au xixe siècle, n’a possédé à pareil degré. Quand on compare ces beautés originales aux prouesses de style de Lélia, on sent toute la différence qu’il y a entre écrire admirablement, mais à l’imitation de la littérature du jour, et écrire fortement, soutenu à la fois et maintenu par le sujet, qui vous anime, vous excite et vous maîtrise. Elle n’a pas toujours été aussi haut ; mais, même dans ses romans de la dernière abandonnée et facile, dans une distinction naturelle qui ne se dément pas, qui ne peut pas se démentir, a bien son mérite. C’est une abondance douce et égale, un style plein, savoureux et frais, qui semble sentir le lait. On comprend, en lisant George Sand bien mieux qu’en lisant Tive-Live, ce que Quintilien entend par son « lactea ubertas. » Elle repose de Michelet, et Fénelon l’aurait aimée. Ce sont deux grands éloges, mêlés de deux légères critiques. En somme, elle est de ceux qui ne séduisent point, et qui captivent. C’est de ceux-là qu’il est très difficile de se défendre. Je conseille à ceux qui ne l’aiment point de ne pas la lire : il y aurait péril pour eux. Il est des auteurs qu’on aime passionnément, et dont on revient ; il en est d’autres qu’on goûte doucement, sans fanatisme, sans alarmes aussi, et auxquels on reste attaché. George Sand est du nombre. Le goût que l’on prend d’elle est une sorte de sympathie Son style nous devient un ami. On se détache plus facilement d’un enchantement que d’une amitié.
« hein ? »(Père Goriot).
« Et Eugène comprit ce hein ? »ce qui ne m’étonne pas après les façons qu’il a eues deux heures avant chez madame de Restaud. Une vicomtesse dit à un baron, la seconde fois qu’elle le reçoit :
« Vous êtes un amour d’homme », et Eugène se dit :
« Elle est charmante ! »Il est étonnant, cet Eugène. Cela devient très amusant, sans que Balzac s’en avise, à force d’être faux. On dirait une parodie. Voici une conversation de femmes de l’aristocratie. Ce sont de grandes dames, de très grandes dames. Il y a même une jeune fille :
« Le premier mot d’Hortense (c’est la jeune fille) avait été : « Comment va ton amoureux ?.. Oh ! je voudrais bien le voir. — Pour savoir comment est tourné celui qui peut aimer une vieille chèvre ? — Ce doit être un monstre de vieil employé à barbe de bouc ? dit Hortense (la jeune fille)… — Voilà quatre ans que je le porte dans mon cœur… — Tu ne sais pas ce que c’est d’aimer. Nous savons tous ce métier en naissant »(Cousine Bette). Une baronne est contrainte d’avoir une entrevue avec une actrice, et Balzac nous prévient que la baronne trouve dans l’actrice a une femme calme et posée, noble, simple, et rendant par ses façons hommage à la femme vertueuse… » Sur quoi l’actrice appelle son domestique et a avec lui, devant la baronne, une conversation de corps de garde :
« La brodeuse de madame s’est mariée. — En détrempe ? demanda Josépha… »Voilà comment Balzac entend les belles manières. Il a lui-même avec son lecteur des manières qui sont de mauvais ton. Il est vaniteux, pédant, il étale complaisamment et lourdement son érudition, interrompt son récit pour vous dire :
« La sculpture est comme l’art dramatique, à la fois le plus difficile et le plus facile de tous les arts. — Michel-Ange, Michel Columb, Jean Goujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Pujet, Canova. Albert Durer, sont les frères de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakespeare, du Tasse, d’Homère et de Molière. Cette œuvre est si grandiose qu’une statue suffît à ! immortalité d’un homme… Si Paganini »(Cousine Bette) Et deux pages de réflexions tout aussi neuves et originales. Ailleurs c’est une dissertation sur la divination, ailleurs sur l’amour anglais comparé à l’amour français (Lys dans la vallée). M. Homais s’en est souvenu dans sa conversation avec Rodolphe sur les femmes des divers pays. Mais, comme M. Homais est homme de goût, il l’a abrégée Balzac a des idées de clerc de notaire de petite ville sur l’air et l’aspect extérieur des artistes :
« Ce jeune homme doué de cette tournure extraordinaire et bizarre qui signale les natures artistes, frappa vivement Lucien »(Illusions perdues). N’avait-il donc jamais regardé Hugo, ni Lamartine, mais seulement les bousingots de 1830 ? Il interrompt un des plus beaux de ses romans (Ménage de garçon) pour vous conter par le menu les bonnes farces de l’Œuvre de la désœuvrance, à Issoudun, et remplit trente pages des méchants tours parfaitement insipides, et qu’il trouve amusants, de rapins de sous-préfecture. — Il montre partout cette vénération béate et un peu niaise des mœurs de Paris, et cette ironie lourde à l’endroit des mœurs de province qui est la marque même du provincial, et que Molière avait déjà signalée dans Cathos et la comtesse d’Escarbagnas. Musset n’a jamais gouaillé les sous-préfectures. Il était trop vrai Parisien pour cela. Sa philosophie est grosse, courte, à axiomes tranchants, à paradoxes violents, sans finesse et sans nuances, comme celle d’un étudiant de brasserie. L’homme est une brûle, n’a que des instincts, des appétits et des intérêts. Il faut un gouvernement absolu et une religion tyrannique pour le brider. — Notez qu’avec cela Balzac spiritualiste : mais du spiritualisme le plus matériel qui soit au monde. L’âme existe ; c’est un fluide. La volonté existe : c’est une manière d’électricité, de magnétisme, qui nous sort par les yeux, et fascine et dompte les autres (Louis Lambert). S’il s’agit de convertir un vieux médecin athée à la croyance de Dieu, c’est chez une somnambule que Balzac le conduira, et le docteur en revenant ira à la messe (Ursule Mirouet). J’ai entendu démontrer l’existence de l’âme par ce fait que l’on souffre aux changements de temps dans un membre depuis dix ans amputé. C’est du spiritualisme de vétérinaire. — Il ne faut pas oublier, du reste, que cet homme n’est ainsi que quand il croit raisonner. Quand le poète se réveille, l’imagination exaltée suppléa à l’impuissance de la pensée ; et la fin de Séraphita est un magnifique poème mystique. En effet, il y avait un artiste dans ce basochien de petite ville. Il avait l’imagination d’abord, et la vraie, non pas celle qui s’exerce dans les mots, qui fait des métaphores, construit laborieusement des symboles ; mais celle qui crée des êtres et des événements. Il habitait un monde qui émanait de lui. Des êtres logiques, vraisemblables et complets sortaient de son cerveau et marchaient devant ses yeux Et ils agissaient, disant ce qu’ils devaient dire et faisant ce qu’ils devaient faire d’après leur tempérament ; ayant le caractère de leur origine et de leur complexion, les habitudes de leur caractère, les idées de leurs habitudes, les paroles de leur idées, et les actes de leur langage ; pleins, solides, organisés, vivants, les uns plus complexes et les autres quelquefois trop simples, et nous reviendrons sur ce point, mais tous animés, et qui respiraient. C’est le premier trait, et c’est le don essentiel de l’artiste : le sentiment de la vie, et la faculté d’en donner l’illusion. Cette puissance, qu’il eut à un degré extraordinaire, était soutenue chez lui par le don de voir le détail des êtres et des choses. Ce n’est pas la même faculté. De grands artistes, comme Corneille, ne l’ont pas. Ils créent la vie large et forte ; ils ne sentent pas la vie minutieuse, ne savent pas la guetter et la poursuivre dans ses manifestations légères et apparemment insignifiantes, qui sont pourtant et qui aux choses et aux êtres leur physionomie. Pour bien comprendre, songez à ce que nous sommes, nous, gens du commun. Nous disons : « Telle personne a un air de bonté » ; c’est une vue d’ensemble un peu vague. Mais cette vue nous a été donnée par mille détails dont nous avons reçu l’impression comme inconsciente. Ces mille détails, l’artiste les voit tous et parmi eux choisit, et nous donne les plus significatifs, et à chacun nous nous écrions : « Comme c’est vrai ! j’avais remarqué cela ! » Nous ne l’avions pas remarqué, nous l’avions entrevu, et c’est lorsque l’artiste nous le montre, que ce détail sort, comme appelé par lui, net et précis, au fond de notre mémoire confuse. Cette faculté d’observation et d’évocation, personne ne l’a eue comme Balzac. Cela suffisait pour faire de lui un grand romancier. Il avait plus encore. Il avait le don, infiniment rare, de voir, et de ressusciter dans sa pensée des ensembles, des groupes humains, presque des sociétés organisées, avec les actions et réactions des membres qui les composent les uns sur les autres. Ceci est un don absolument supérieur. On compte aisément ceux qui l’ont reçu. Shakespeare et Molière sont les plus illustres. Quand il a cette puissance, le romancier est une manière de poète épique. Ce n’est plus là seulement créer la vie, ce n’est plus seulement la surprendre dans les plus menus de ses détails caractéristiques, c’est, de plus, l’embrasser dans sa plénitude, et, chaque être qu’on a créé, bien vivant déjà, le rendre plus vivant encore du contact, du froissement et de l’impulsion de la vie de tous les autres. Un monde a été créé. Balzac n’était ni plus ni moins que ce créateur ; et il l’était incessamment. Il avait en lui de quoi dépasser tous les romanciers connus, et se placer au rang des plus grands poètes ; et c’est même ce qu’on a cru dans le premier moment d’étourdissement. C’est ce qui serait arrivé, si les énormes défauts que nous avons signalés tout d’abord n’avaient perpétuellement gêné ces magnifiques facultés naturelles, et quelquefois ruiné, toujours compromis l’exécution. Comme, avec tout son génie, il était peu avisé, peu réfléchi, un peu sot, pour tout dire, il n’avait à aucun degré le sens critique, qui, poussé trop loin, glace et dessèche absolument l’artiste, mais qui lui est aussi absolument nécessaire, à un certain degré, pour se rendre compte de ses aptitudes, n’en point franchir les bornes, ne point s’en attribuer qu’il n’a pas. Il allait tout à fait au hasard dans ses projets et ses conceptions, aussi bien dans son métier d’artiste que dans sa vie. Il n’avait aucune délicatesse de sentiment, et il s’avisait un jour de faire un roman sentimental. Il n’avait pas d’esprit, et il se piquait de faire des romans de conversations parisiennes. Il avait un sentiment de la réalité incomparable, et son imagination lourdement fantasque le poussait à se jeter dans les inventions purement romanesques et invraisemblables, où il faut la légèreté de fantaisie et de libre verve qu’il n’avait pas. Il en résulte, non seulement des inégalités extraordinaires ; cela va de soi, et n’étonne point chez les plus grands ; mais des disparates et des contrariétés qui confondent. On ne le définit on ne lui donne son vrai nom, qu’en laissant tomber des parties énormes de son œuvre qui contrarient la définition. Car il est ceci, incontestablement, et voilà qu’il est absolument le contraire, d’un ouvrage à l’autre, ce dont on se consolerait, et quelquefois dans le même ouvrage, ce qui désole. Ainsi, il est un romancier purement romanesque à la façon d’Anne Radcliffe ; il est un romancier élégiaque et mystique ; et puis il est un romancier réaliste admirable ; et encore il est, non plus seulement réaliste, mais grossier, bas et violent, ce qui est une dégénérescence du réalisme tellement grave, que c’en est précisément le contraire. Il faut le suivre dans ces différents personnages, d’abord, pour dire ensuite dans lequel il a été véritablement lui-même, et l’homme qui compte devant la postérité.
« curieux comme Froissart et pénétrant comme La Bruyère. »Il voit d’abord les choses inanimées ; il les voit minutieusement et profondément, regardant une maison de Paris ou de province, avec la passion d’un archéologue pour un monument figuré d’Éleusis Pour notre goût même, il les voit trop, en est trop fortement et trop longtemps obsédé. On a trop répété qu’en profond philosophe il n’étudiait les entours comme dit Montaigne, les alentours et l’habitat de l’homme, que pour mieux expliquer sa nature, comme on étudie l’effet dans sa cause. La vérité est qu’il aime les choses, dans tout le détail de leur physionomie, et s’attarde à les décrire parce qu’il s’y amuse infiniment. Je ne songe pas à m’en plaindre ; car je sais bien qu’avec lui c’est le moment où l’intrigue commence qui marque souvent la fin de mon plaisir, et que ces énormes substructions sont parfois ce qui restera de son monument, ailleurs assez fragile. Il la saisit si bien, cette physionomie des choses ! Quelquefois, et c’est alors seulement qu’il faut se plaindre, le détail est trop infini pour que la vue même de l’objet n’en soit pas un peu brouillée. Mais, le plus souvent, et les grandes lignes sont bien tracées, et les menues observations sont d’une vérité qui grave à tout jamais l’objet dans l’esprit Un seul exemple. Appartement de médecin pauvre :
« Le salon où les consultants attendaient était mesquinement meublé de ce canapé vulgaire, en acajou, garni de velours d’Utrecht jaune à fleurs, de quatre fauteuils, de six chaises, d’une console, et d’une table à thé… La pendule, toujours sous son globe de verre, entre deux candélabres égyptiens, figurait une lyre. On se demandait par quels procédés les rideaux pendus aux fenêtres avaient pu subsister si longtemps ; car ils étaient en calicot jaune imprimé de rosaces rouges de la fabrique de Jouy… L’antichambre servait de salle à manger. On devinait dès rentrée la misère décente qui régnait dans cet appartement désert pendant la moitié de la journée, en apercevant les petits rideaux de mousseline rouge à la croisée de cette pièce donnant sur la cour. Les placards devaient recéler des restes de pâtés moisis, des assiettes écornées, des bouchons éternels, des serviettes d’une semaine… »C’est ainsi qu’il faut voir pour donner à une histoire sa solidité, son fonds ferme, arrêter et retenir le lecteur dans l’illusion du réel. Balzac voit avec ta même passion, et aussi bien, le détail des habitudes que donnent aux hommes leurs professions, leurs origines, leur éducation, leurs relations. Il sait ta manie caractéristique, et comme le pli qu’un homme a pris peu à peu dans son atelier, son bureau, son greffe, sa boutique, et qu’il a gardé, ineffaçable. Il sait les secrets rapports qui unissent notre corps à notre âme, nos mouvements à nos instincts, nos allures à nos préoccupations habituelles, nos gestes familier se nos pensées accoutumées. Il ne faut rien moins pour peindre des hommes véritables et il a ce talent plus que personne dans notre littérature. J’entends pour les gens de basse ou de moyenne classe, ceux qui sont comme plus voisins des choses, et qui semblent plus que les autres être façonnés par elles. Car il a un peu peint les hommes avec le talent qu’il avait à peindre les objets. Pour les hommes des classes supérieures, qui eux aussi, certes, reçoivent l’empreinte du monde où ils vivent et de la série de phénomènes où ils sont engagés, mais qui sont modifiés par des influences plus multiples, des pressions plus diverses, effets de causes plus complexes, il est bien certain que sa méthode serait bonne encore, mais que son information est trop restreinte, sa vue trop courte, ou son induction trop hasardeuse. Reste à son avoir, et comme son bien propre, tout le monde populaire et bourgeois, qu’il a admirablement connu et fait voir. Ses marchands, ses gens de justice, ses étudiants, ses rentiers, ses petits propriétaires, ses portiers, ses commis voyageurs, ses journalistes, ses petits artistes (les grands sont moins bien vus), ses comédiens et comédiennes ses gens de province, bourgeois, demi-bourgeois, hobereaux, sont excellents, dignes d’être étudiés par la postérité et forment le tableau le plus vrai et le plus vif d’une société, qui ait paru depuis La Bruyère. Il est capable, et c’est un prodige, d’intéresser pendant le cours de deux gros volumes, sans intrigue, à proprement parler, et sans incidents, par la seule accumulation de détails vrais et curieux sur un certain monde, celui des journalistes vers 1825 (illusions perdues). C’est tout à fait l’art de Lesage (moins son style), et encore Lesage, un peu pour grossir ses volumes, et leur produit, un peu pour ramener à son livre, toutes les cinquante pages, les amateurs de roman romanesque, insérait de temps en temps, et juste à point, dans son tableau de mœurs une aventure extraordinaire et espagnole d’enlèvement et de coups d’épée. La façon dont Balzac voit les relations de ses créatures entre elles et les mœurs de la société qu’il nous présente, n’est pas moins curieuse que sa manière de voir les choses elles-mêmes et les hommes Elle est très originale et sauf exceptions, assez vraie. Je ne crois pas être en contradiction ici avec ce que j’ai dit de sa psychologie restreinte et bornée. Je pense en effet que c’est une vue courte que de s’être représenté les hommes comme uniquement animés par des instincts, des appétits et des intérêts. Mais remarquez que quand on considère les hommes, non pas précisément en eux-mêmes, mais dans leurs relations entre eux, c’est un peu comme cela qu’on est amené à les voir. A regarder la vie en son ensemble, c’est surtout le combat pour la vie qu’on aperçoit. Nous ne sommes au fond ni tout bons, ni tout mauvais, mais nous paraissons tous plus mauvais dans nos actes que nous ne le sommes dans nos cœurs Seuls avec nous-mêmes, ou dans le cercle de notre foyer, nous n’aspirons, en général, qu’au bien. Sortis de chez nous, le conflit des intérêts nous emporte et nous heurte les uns contre les autres, et excite et fouette en nous tous les instincts de lutte que nous sentons maintenant nécessaires pour nous faire notre place sur ce chemin étroit de l’ambition, dont parle Lucrèce Ces instincts, nous ne demanderions pas mieux que de les laisser dormir ; mais ils se réveillent à la vue du concurrent, qui lui-même sent les siens réveillés par notre présence. Tout romancier qui peint la société est donc très porté à voir l’homme sous ses plus mauvais aspects. Or, et c’est un mérite littéraire, Balzac a le goût du roman social, beaucoup plus que du roman intime, et c’est l’homme, engagé dans les grandes masses mouvantes de la société qui l’entoure, qu’il aime à considérer et à suivre. De là, autant que de sa philosophie personnelle, son habitude de peindre l’homme surtout par ses méchants côtes ; et, en tenant compte des réserves qui précèdent, on peut dire que le regard général jeté par Balzac sur le monde révèle de bons yeux. Il y a vu, d’abord, comme on l’a dit, un universel assaut à la conquête de la fortune, une furieuse soif d’or. Cela est vrai ; mais cela ne le distinguerait guère de ses prédécesseurs, et La Bruyère en a aperçu tout autant. Ce que Balzac a bien distingué, ce sont les conditions nouvelles de l’ambition dans la société moderne. Sons l’ancien régime, les grâces étant réservées aune seule classe privilégiée, la lutte pour la faveur était circonscrite. Dans la société moderne, elle est étendue à toute la nation. Dans un État resté centralisé et devenu démocratique, le pays tout entier devient ce qu’était la cour de Versailles. Quand Figaro disait à Almaviva :
« Vous vous êtes donné la peine de naître », Almaviva aurait dû répondre : « Plaignez-vous donc ! Un temps vient où il faudra vous donner la peine d’être aussi intrigants que nous. » Balzac a vu cela admirablement, et c’est une ‘es choses qui donnent à son œuvre sa cohésion, sa réalité et sa vie. L’importance des relations, le fameux qui connaissez-vous ? auquel il n’est homme du xixe siècle qui ne soit habitué, et qui a remplacé le de quelle maison ? d’autrefois ; la préoccupation constante d’amitiés à se ménager ou à ménager, d’influences à faire agir, de recommandations à arracher, se retrouve à toutes les pages de cette œuvre. Balzac ne nomme pas un commis-greffier, sans indiquer qu’il est apparenté aux Camusot, ni un juge de paix, sans s’être assuré qu’il est allié de loin aux Grandlieu. Il y a des négociations pour les mariages, d’infinies diplomaties pour les héritages, des guerres des deux roses, avec alliances, conventions, partages, trêves, traités, pour une série d’avancements. La vie moderne est bien là, non tout entière, et je me suis expliqué là-dessus, mais vraie, observée d’une manière originale et nouvelle, dans l’unité de son principal ressort, dans l’infinie variété de ses circonstances et de ses accidents. C’est en cette affaire qu’il est digne de toute attention, et un témoin très considérable des choses de son temps. Des choses même qui ne sont plus vraies, prenons garde et ne crions pas trop vite au romanesque, elles l’étaient parfaitement à l’époque où il écrivait Par exemple, la puissance énorme qu’il attribue à la presse, à une dizaine de condottieri de lettres faisant et ruinant les réputations, cela paraît un paradoxe de nos jours, où les journaux n’ont plus qu’une demi influence et sont surtout une puissance financière. Mais songeons que de son temps la presse n’était pas libre, que le nombre des journaux était très restreint, et que c’est précisément dans ces conditions que la presse est toute-puissante, son autorité étant en raison inverse de la liberté dont elle jouit, et le petit nombre des journaux rendant plus facile une entente entre eux. Voilà le réalisme chez Balzac : une vue exacte et forte des choses, la connaissance très complète des classes moyennes de la société, l’intelligence pénétrante des conditions nouvelles dans lesquelles ces classes s’élancent et se pressent en ne heurtant à l’assaut des jouissances matérielles, ou seulement du droit de vivre. C’est quelque chose ; et il y fuit ajouter. Il a (moins souvent) l’intuition de réalités tout aussi exactes mais plus agréables à regarder, des vertus rares et précieuses, qui, sous ta famée et la poussière du combat de la vie, disparaissent un peu, mais que, d’un œil sûr, il sait démêler. Ses hommes vertueux sont, le plus souvent, un peu niais, il est vrai. C’est qu’il faut savoir reconnaître qu’il en est souvent ainsi, et surtout, encore une fois, que dans la société vue dans son ensemble. ils paraissent tels, dupes apparentes dans le grand marché et le grand conflit, reprenant loin de la mêlée et dans le sanctuaire de leurs consciences, leurs incomparables avantages. Il n’est pas moins vrai qu’il les connaît, qu’il sait les voir et les peindre avec autant de minutieuse et savante perfection que les coquins. La baronne Hulot (sauf quelques traits où la maladresse de Balzac à peindre les choses délicates se retrouve) est d’une vérité, et presque d’un charme inattendus et bien frappants Schmucke et Pons sont peints avec amour, et ineffaçables dans le souvenir, tout autant que Marnefle ou la cousine Bette. Et remarquez-le, ils ne sont point si sots. C’est un grand trait de vérité que de les montrer trouvant dans l’héroïsme de leur amitié des adresses et des ruses qu’inspirent à d’autres la cupidité et l’intrigue basse. Enfin (chose plus rare encore : Balzac n’a pas été sans rencontrer ce qu’on peut se risquer à appeler la poésie du réalisme la grandeur des humbles joies, non pas le charme mièvre et fade que tel poète contemporain essaye de jeter sur les vulgarités mais la forte et saine saveur des travaux populaires, le rafraîchissement de l’âme qui se repose dans l’activité physique.
« Nous arrivâmes à l’époque des vendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. La maison est pleine de monde et de provisions. Les pressoirs sont constamment ouverts. Il semble que tout soit animé par ce mouvement d’ouvriers tonneliers, de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant des salaires meilleurs que pendant le reste de l’année, chantent à tout propos… Je regardai les jolies haies couvertes de fruits rouges, de sivelles et de murons ; j’écoutai les cris des enfants, je contemplai la troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et les hommes chargés de huiles… Puis je me mis à cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l’aller vider au tonneau de vendanges avec une application corporelle, silencieuse et soutenue par une marche lente et mesurée, qui laissa mon âme libre. Je goûtai l’ineffable plaisir d’un travail extérieur qui voiture la vie en réglant le cours de la passion, bien près, sans ce mouvement mécanique, de tout incendier. Je sus combien ce labeur uniforme contient de sagesse… »Le style n’est pas encore bien bon, mais l’inspiration est très élevée, la pensée très forte, la peinture large, et je voudrais bien, pour l’honneur de mon pays que telle admirable page de Tolstoï sur la fenaison211 fût sortie de celle-ci. Du moins c’est un mérite à chacune de rappeler l’autre. Tout cela constituait un art qui était nouveau, à sa date, tant il était ancien. Le réalisme, en 1840, était oublié depuis plus d’un siècle. Il avait été mis en honneur (sous d’autres noms ; mais ce n’est pas cela qui importe) par l’Ecole classique de 1660 dont tout l’effort, après la période de littérature romanesque qui va de 1600 à 1660, avait tendu à un retour au naturel et à la vérité. Il ne faut pas perdre de vue que les vrais réalistes fiançais sont Racine, Molière, Boileau212, La Bruyère, Dancourt et Lesage. — Après eux le goût de la vérité dans la peinture des hommes s’affaiblit Marivaux a des parties, mais seulement des parties, de grand réaliste. Puis vient une littérature qui est ce qu’il y a de plus opposé au réalisme, la littérature à thèses, qui a toujours pour but de prouver quelque chose, œuvre souvent admirable de hardis et puissants penseurs, de raisonneurs ingénieux et brillants, mais qui s’écartent de plus en plus de l’étude froide et calme de l’homme, et s’enivrent d’idées, de théories et de systèmes, comme d’un vin pétillant, ou trouble. — Puis, après certaines déceptions, ç’avait été le tour d’une littérature sans idées, mais aussi sans observation, et comme sans yeux qui se contentait d’avoir de l’esprit, et une certaine dextérité dans le maniement des mots. Chateaubriand parut, les yeux s’ouvrirent, les magnificences du monde et de l’histoire se révélèrent, l’imagination française se réveilla, et reçut une impulsion puissante Une littérature d’imagination se forma, qui régna quarante années en France. Le réalisme devait revenir ; car c’est une loi en histoire littéraire (un peu partout, mais surtout chez nous) qu’à une grande secousse et à un grand essor de l’imagination, succède le besoin de reprendre terre, de ressaisir le réel, de voir « moins loin, mais plus clair », comme dit Musset Un Racine était désiré ; il n’est pas venu Un La Bruyère était attendu ; on n’en a eu que quelques contre façons un peu faibles Une manière de Lesage, très mêlé de bizarreries romanesques, sans esprit du reste et de peu de style, s’est présenté. Il a été accueilli avec transport, malgré ses défauts. Il rouvrait une voie, il était initiateur et inventeur. Il pouvait avoir des disciples et en effet il en a eu de très considérables. Une période nouvelle de la littérature française commençait avec lui. On lui en a su un gré infini. On a eu raison. Il faut continuer d’en tenir le plus grand compte, et c’est pour ces causes qu’il occupe une place dans ce volume. Seulement son réalisme, de très bon aloi souvent, était gâté par le voisinage presque constant d’imaginations étranges qui soit ce qu’il y a de moins réaliste. C’est ce que nous avons vu plus haut. — De plus, considéré en lui-même, ce réalisme était quelquefois faux. C’est ce qui nous reste à voir,
« Quelle vraie grandeur ! »L’un est assurément aussi désagréable que l’autre. En France, c’est, en général, du côté du sarcasme qu’ont glissé nos réalistes. Scarron, Furetière, La Bruyère n’ont guère peint la vie réelle, populaire ou bourgeoise, que pour s’en moquer. Le réalisme, aux siècles classiques, n’est, d’ordinaire, considéré que comme matière d’œuvre comique. L’originalité de Balzac est d’avoir compris qu’il pouvait être tragique au plus haut degré. Seulement, si c’est de ce côté qu’il a pris ses avantages, c’est de ce côté aussi qu’il a trop penché. C’est par là que sa passion l’entraîne, par là qu’il devient systématique, par là qu’il sort du réalisme vrai. Le réalisme devient chez lui une forme du pessimisme. Il aimait à voir les choses et les hommes en laid. Il tempêtait, dans les conversations particulières, contre
« l’hypocrisie du Beau »214. Il aime pousser à outrance, au-delà des limites du vrai, tout au moins du vrai ordinaire et moyen, qui constitue le vraisemblable, l’horreur des situations, la scélératesse, la perfidie ou la bassesse des hommes. Il aime le violent et le brutal. Ce n’est pas la brutalité et la violence que je repousse du domaine de l’art, c’est la brutalité et la violence quand elles sont manifestement fausses, et ruinent l’impression de réalité que 1 œuvre m’avait donnée jusque-là. Que Rubempré soit forcé de passer une nuit, auprès de son amie morte, à rimer des chansons à boire et des gravelures, pour payer l’enterrement, je trouve cela tragique, et je suis ému ; car cela peut être vrai. — Mais que Vautrin, caché dans la maison Vauquer, sons les apparences d’un bourgeois honnête et paterne, s’échappe tout à coup à faire une dissertation sur Paris considéré comme coupe-gorge, je vois bien que c’est là une manifestation de cynisme inutile ; que ce n’est pas Vautrin qui parle (il est trop intelligent pour cela », mais Balzac qui place là une proclamation de pessimisme. — Que madame Marneffe, mourant repentie, dise dans un langage ignoble, et qu’elle ne parlait pas pendant sa vie :
« Il faut que je fasse le bon Dieu », je vois bien que Balzac fausse le caractère du personnage est infidèle à la vérité pour le plaisir, qui lui est trop cher, de scandaliser l’honnête lecteur par une prouesse de grossièreté. On comprend que je ne multiplie point les exemples en pareille matière. Il y en a beaucoup, et beaucoup trop. Toute une littérature est sortie de là, celle que Weiss a caractérisée d’une définition qui restera,
« la littérature brutale. »Beaucoup n’ont vu que cela dans Balzac, et n’en ont pas imité autre chose. Il est responsable de toutes les audaces faciles et méprisables de tous ces romanciers qui ont feint de croire que le réalisme était dans l’étude des exceptions sinistres, ou honteuses, tandis qu’il est tout le contraire ; qui, sous prétexte de vérité, n’ont étalé que l’horreur nauséabonde, et qui, à mon très grand regret, ont fini par faire du mot réalisme le synonyme courant de littérature infâme.
« … Ces gens-là chaussent une idée, et n’en démordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaine eau, puisée à une certaine fontaine, et souvent croupie ; pour en boire, ils vendraient leurs femmes, leurs enfants ; ils vendraient leur âme au diable. Pour les uns, cette fontaine, c’est le jeu, la bourse, une collection de tableaux ou d’insectes, la musique ; pour d’autres, c’est une femme qui sait leur cuisiner des friandises. Souvent cette femme ne les aime pas du tout, les rudoie… Eh bien, nos farceurs ne te lassent pas, et mettraient leur dernière couverture au Mont-de-Piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriot est un de ces gens-là… »Le père Goriot est un de ces gens-là, et à peu près tous les personnages de Balzac en sont aussi. Tous ont une passion, non seulement dominante, mais qui est eux tout entiers, qui les constitue. Four Rubempré c’est la vanité ; pour Rastignac c’est l’ambition ; pour le baron Hulot c’est la luxure ; pour Grandet c’est l’avarice ; pour Goriot c’est l’amour paternel ; pour Philippe Bridau c’est l’instinct du pillard sans scrupule, l’énorme avidité du Verrès. Cette manière de concevoir les caractères a des avantages, des difficultés, des défauts. Le principal avantage, d’où naissent de réelles beautés, c’est que le personnage ainsi tracé est d’une netteté et d’un relief étonnants. Il n’a pas d’ombres. Il est aveuglant de lumière. Il reste à jamais dans l’esprit. Je disais de George Sand que ses romans sont délicieux à la lecture et flottants au souvenir. Ici c’est le contraire : la lecture de Balzac est souvent rude ; mais je vois en ce moment le père Goriot comme s’il était un de mes amis, et beaucoup plus net ; car aucun de mes amis n’a un caractère d’une si rigoureuse simplicité. Un autre attrait, c’est une certaine impression de puissance que nous donnent les caractères ainsi formés. Nous aimons la force, d’instinct ; et la passion présentée ainsi est comme un élément de la nature, masse d’eau énorme, ou fournaise ardente, qui se développe, s’accroît, s’étend, inonde et écrase, ou incendie et dévore tout, invincible et inévitable, avec des déploiements incalculables d’énergies magnifiques, que nous considérons avec tremblement. C’est une très grande jouissance, une jouissance d’essence dramatique : un des principaux ressorts du drame est la terreur. Balzac, que ce soit par Hulot ou par Grandet, produit très bien ce genre d’impression. Il y a des difficultés, et disons tout de suite qu’il les a vaincues, le plus souvent. La principale difficulté, c’est qu’à procéder ainsi, ni l’imagination n’a un jeu libre, ni l’observation toute la matière à laquelle elle adroit. Il faut que l’imagination suive une ligne droite et inflexible, non seulement sans le moindre écart, mais sans aisance, inventant toujours comme dans le même sens, et creusant de plus en plus le même trait. Il faut que l’observation elle-même, qui d’ordinaire ne doit être que scrupuleuse, ici soit avare, se surveille et se restreigne, dans un être divers, complexe, riche de forte et profonde réalité, ne regarde et ne note qu’un seul côté, qu’un seul aspect, l’essentiel, je le veux bien, mais un seul, négligeant de parti pris et laissant tomber tout le reste. — Mais ce n’est plus du réalisme ! — Non, et ici encore. Balzac est autre chose que ce qu’il prétendait être, et ce qu’on a dit qu’il était. Comme par certains points il est romanesque à la façon d’Eugène Sue, par celui-ci il est classique comme les poètes dramatiques de notre xviie siècle, avec cette différence qu’il est beaucoup plus, simplificateur extrême qui n’aurait pas admis la clémence d’Auguste, ni les hésitations de Néron, qui n’aurait pas fait Harpagon amoureux ; mais qui conçoit tous ses personnages selon le modèle du jeune Horace, de Narcisse ou de Tartufe. Le réalisme vrai consiste au contraire à ne jamais admettre qu’un homme soit une passion unique incarnée dans des organes, mais un jeu, et souvent un conflit, de passions diverses, qu’il faut peindre chacune avec sa valeur relative, ce qui, à la vérité, n’est pas aisé. Il fallait, pour remédier à ces inconvénients, ou de son système ou de sa nature, une force double d’imagination, et. à défaut de largeur, une intensité double d’observation. Il a eu pleinement l’un et l’autre. Sises hommes ne sont pas des êtres dont nous puissions faire le tour, du moins ils sont éclairés d’une lumière si pénétrante, que du côté de leur personne qui nous est présenté nous voyons tous les détails, avec une incroyable netteté. Cette observation est si exacte et si puissante qu’elle n’avait pas besoin d’un homme tout entier pour nous donner une image qui paraît complète, tant elle est riche. De même son imagination suit en effet la ligne droite tracée par son dessin, et n’en dévie jamais, ce qu’on souhaiterait presque ; mais elle aussi a tant de force qu’elle n’a pas besoin d’être à l’aise. Travaillant toujours sur le même trait de caractère, la même passion, le même instinct ou la même manie, elle saura cependant toujours inventer de nouvelles paroles et de nouveaux actes, qui seront les expressions de plus en plus fortes et frappantes de cet unique penchant. On s’y amuse même, quand on lit en critique. On dit :
« Il n’est qu’à la moitié de son volume. La passion qu’il me décrit m’est pleinement connue déjà et je suis sûr que son personnage ne déviera pas d’une ligne jusqu’à la fin. Quels nouveaux traits plus énergiques trouvera-t-il ? »Il les trouve toujours, et vous arrache des cris de surprise et d’admiration. Bridau trouvera le moyen d’être plus épouvantablement égoïste, Grandet plus fanatiquement cupide, Goriot plus monstrueusement dévoué. On dirait une gageure, qu’il renouvelle toujours et gagne constamment. Cette manière de concevoir les caractères a pourtant des défauts, que Balzac ne pouvait pas éviter, quel que fût son génie, et que tout son génie ne pouvait réussir qu’à voiler D’abord, il était condamné par sa philosophie des passions à ne peindre que les caractères les plus généraux. Pour qu’une passion soit tout un homme, il faut qu’elle soit grande. On peut admettre comme vraisemblable qu’un homme ne soit qu’ambition, parce que l’ambition est une passion très tyrannique, et qu’il y a des hommes, en effet, qui semblent, au moins, n’être pas autre chose, de la tête aux pieds, que des ambitieux. Mais on conçoit qu’une petite passion ou un petit penchant, si profondément qu’il soit étudié par vous, ne donnera jamais l’illusion d’un homme tout entier. Force est donc à Balzac de se borner à la peinture des grands caractères, comme on disait au xviie siècle, des types universels de l’humanité, le luxurieux, l’ambitieux, le vaniteux, l’avare, l’envieux, etc. Il recommence Molière. Il en a le droit. Les types généraux ne sont jamais épuisés, parce qu’ils changent d’aspect selon les générations oui les regardent. On peut refaire Tartufe tous les cinquante ans, à la condition d’avoir du génie, et Balzac en avait. Encore est-il que nous aimons bien de nos jours, après tant de peintures générales, l’étude des caractères particuliers, des âmes un peu singulières, ou tout au moins originales, des tempéraments complexes, explorés et analysés dans leur » nuances, leurs demi-teintes fuyantes, et même leurs apparentes contradictions Très souvent, dans Balzac, l’absence d’une Carmen, d’un Adolphe, ou seulement d’une Lucienne (Confession d’une jeune fille), se fait sentir. Ce qu’il y a au fond de ce regret, comme ce qu’il y a dans le plaisir que nous goûtons chez d’autres, c’est ! attrait du mystérieux. Il n’y a aucun mystère dans l’œuvre de Balzac. Nous sentons trop que nous allons tout droit devant nous. Nous sentons trop qu’une fois les données de son roman connues, nous le ferions tout seuls. Il le fait mieux que nous ne le ferions ; voilà tout. Autre effet de la même cause. Les caractères élevés, ou délicats, sont toujours manqués. Il serait difficile qu’il en fût autrement Si l’homme est une passion unie que se développant fatalement comme une force de la nature, il ne peut être qu’un maniaque, ou un monstre : un maniaque, si sa passion est vulgaire ou mesquine, goinfrerie ou démangeaison de collectionneur ; un monstre si sa passion est puissante et énorme, ambition, avarice, etc. — Mais si sa passion est une passion noble ? — Cela n’y fait rien, si elle agit, elle aussi, comme une force fatale, si elle n’est combattue par rien dans le cœur du personnage. Notre homme sera un maniaque de vertu, et non pas autre chose, le monstre de la paternité, comme Goriot. Ce qui fait un caractère élevé, en art, ce n’est pas une passion belle, c’est une belle passion qui triomphe des mauvaises ; ce n’est pas le développement organique, pour ainsi dire, la végétation d’un bon instinct dans un cœur, c’est la victoire de ce bon instinct. Achille n’est beau, cédant à Priam, que parce qu’il a envie de l’étrangler. Or où il n’y a pas lutte, il ne peut y avoir de victoire. Mais Balzac ne croit pas à la lutte, puisqu’il croit à l’omnipotence d’une passion unique dans un cœur. C’est pour cela que même ses hommes vertueux ne sont pas de grandes âmes. Je n’ai rien à dire ici du libre arbitre humain au point de vue philosophique. Mais fût-il jamais délaissé comme doctrine, il resterait comme élément artistique indispensable ; il est le levain de toutes les œuvres d’art où ! humanité a une place. Dès que l’homme devient une chose, les choses intéressent plus que lui. Voulez-vous un exemple de cette impuissance où est Balzac à peindre le conflit des passions au cœur de l’homme ? Il y a deux drames parallèles (très bien disposés du reste, et concourant ensemble) dans le Père Goriot. Il y a l’histoire de Goriot, et l’histoire de Rastignac L’histoire de Goriot, c’est bien une histoire à la Balzac, la peinture d’une passion fatale aboutissant à la démence. L’histoire de Rastignac est d’un ordre tout différent ; Balzac y a voulu peindre une âme hésitante encore entre sa passion maîtresse qui commence à l’envahir, l’ambition, et les scrupules d’honnêteté qu’il tient de son éducation. Il est clair que c’est ici qu’était le drame curieux, intéressant, inquiétant, en un mot le drame. C’est la partie la plus pâle du roman Le père Goriot, avec sa manie de dévouement et sa joie furieuse de sacrifice, rejette tout dans l’ombre. La lutte de Rastiznac contre lui-même, quelque soin que Balzac ait mis à la peindre, quelque place matérielle qu’il lui ait donnée disparaît. C’est qu’il n’a pas su la comprendre et la mettre en lumière. Son génie s’arrêtait là : il n’était que le peintre énergique des forces simples. De là sa supériorité dans les peintures de l’humanité moyenne ou basse, et, pour tout dire, dans la description minutieuse des vulgarités. Dans ses œuvres les plus contestables, il se sauve par un bon portrait de maniaque (le malade imaginaire tyrannique, M. de Mort-saut du Lys dans la vallée). De là son infériorité dans les quelques études d’hommes ou de femmes supérieures qu’il a tentées. De là, surtout, son échec absolu dans ses portraits de jeunes filles. —
« Dans les caractères de jeunes filles, on peut mettre tout ce qu’on veut, me dit quelqu’un ; c’est si compliqué que rien de ce qu’on y fait entrer n’est invraisemblable. »— Peut-être ; mais ce qui est invraisemblable, c’est de ne point les faire compliquées. Celles de Balzac sont simples, ternes, plates, et un peu sottes (Eugénie Grandet, Ursule Mirouet, Modeste Mignon). Quand on les compare à la moindre paysanne de George Sand, à Fadette, Jeanne ou la Brulette, on saisit toute la différence. — Balzac était un homme énergique et robuste : il a bien peint les êtres humains qui ressemblent à des mascarets ou à des volcans, et dont les gestes sont des tremblements de terre. Il y en a qui sont ainsi, et, sous la tranquillité apparente qu’impose le nivellement social, beaucoup plus qu’on ne croit. Mais il y en a d’autres.
« C’est du réalisme, dit-on, du naturalisme, l’étude des milieux… »C’est du bavardage, le plus souvent. Il n’est pas besoin de cent pages pour donner l’impression de la réalité, et me faire connaître la physionomie d’une maison. Surtout il n’est pas besoin de cent pages au commencement d’un volume. La réalité matérielle nous entoure et nous accompagne tout le long de notre existence. C’est tout le long du récit, et de place en place, adroitement présentée, mêlée aux actes des personnages, les environnant comme un cadre, qu’il faut me la peindre Et cela est si vrai, que ces descriptions d’objets matériels, après les avoir faites au début, Balzac les recommence, et les reproduit partiellement au cours du volume. C’est la marque qu’au commencement elles étaient de trop. De même ses dissertations qui, de temps à autre, interrompent les romans de Balzac, ne me paraissent pas les soutenir George Sand, au moins, mettait les siennes dans la bouche de ses héros. Balzac suspend le récit, prend la parole, et nous dit : Remarquez que l’amour anglais est profondément différent du nôtre. Il est foudroyant et volcanique. Il n’y a qu’un Anglais qui ait pu écrire Roméo et Juliette. L’amour de Juliette est essentiellement anglais215. — Je l’aurais cru plutôt italien ; mais ce n’est pas cela qui m’inquiète fort ; c’est de voir le récit interrompu par une conférence. A la vérité, le récit ne m’intéressait guère non plus. Quelque lecteur du xxe siècle, qui saura vaguement que Balzac avait tenté de fonder une revue, la Revue de Paris, supposera qu’il y avait dans Balzac un essayiste, dont les articles n’étaient pas accueillis par les revues du temps, et qui les écoulait dans ses romans Ce sont là des défauts graves Et cependant les romans de Balzac paraissent souvent d’une très solide structure. C’est grâce à cette inflexibilité puissante qu’il met, comme je l’ai montré, dans la construction de ses personnages. Ce sont ses héros qui sont composés. L’unité de la passion qui les anime, le progrès continu de cette passion, son développement logique, de plus en plus énergique et précipité, donne à l’œuvre tout entière un genre d’unité et de progression qui est d’un rare mérite, et d’un grand effet. C’est là toute la composition du Père Goriot, de la Cousine Dette (Baron Hulot), du Ménage de garçon malgré ses hors-d’œuvre si ennuyeux : mœurs d’Issoudun, la désœuvrance, etc.). — Et voyez la contrepartie. Lorsque la passion décrite est de telle sorte qu’elle n’est pas. à proprement parler, susceptible de progrès (faiblesse et vanité de Rubempré), le roman, très remarquable d’ailleurs à d’autres titres, n’a plus même apparence de composition (Illusions perdues). Tout le monde tombe d’accord que Balzac écrivait mal. Il n’y a pas à redresser l’opinion sur ce point. Il écrivait mal. Il arrive quelquefois, et, en vérité assez souvent, qu’on ne s’en avise point. Cela a lieu dans deux cas : quand il ne songe pas à bien écrire et quand il fait parler un personnage de basse condition. Il advient que Balzac échauffé sans doute par l’intérêt de son sujet, va devant lui sans songer à l’Académie française, et ne pensant qu’aux faits qu’il raconte. Dans ce cas, il n’a aucune qualité, ni aucun défaut. Il se fait comprendre, il est lisible : voilà tout. Il ne songe point à bien écrire ; et on ne songe pas à le lui demander. Personne n’a jamais imaginé de faire un examen attentif sur le style d’un fait-divers. Il aurait dû toujours écrire comme cela. Il arrive aussi qu’il fait parler une portière ou un marchand de ferrailles. Alors il est admirable. Je ne plaisante point. Il est étonnant de fidélité, d’exactitude, de vérité. On peut trouver trop long les bavardages de la concierge de M. Pons ; mais qu’on m’accorde qu’ils sont la réalité même. Ce n’est point une parodie, ce n’est point un équivalent. C’est le vrai. C’est une femme du peuple de Paris que vous entendez. Partout ailleurs le style de Balzac est douloureux. J’ai assez dît comme il fait parler ses hommes et ses fermes du monde. Je n’y reviens que pour faire remarquer que s’ils nous semblent si faux, c’est un peu la faute de l’écrivain, autant au moins que de l’observateur, ayant les mêmes sentiments, mais les exprimant dans le vrai langage de leur condition, ils paraîtraient des hommes du monde un peu indignés d’en être, mais enfin des hommes du monde Mais aussi les hommes de cette classe se distinguant surtout, au premier regard, par leur façon de dire, une faute de style est ici une faute contre les mœurs. Quand il parle en son nom, dans ses réflexions, ses dissertations, ses analyses, ses tableaux, ses récits importants et soignés, il est malaisé de dire à quel point il est mauvais. Il a exactement le style dont se servent les mauvais plaisants pour parodier le style romanesque. Il écrira :
« Une chose digne de remarque est la puissance d’infusion que possèdent les sentiments »(Père Goriot). Il aura les métaphores à la fois vulgaires et prétentieuses dont se servent les beaux esprits de petite ville :
« Le lendemain, la poste versa dans deux cœurs le poison de deux lettres anonymes »(Ursule Mirouet). —
« La bienfaitrice trempa le pain de l’exilé dans l’absinthe des reproches »(Cousine Bette), etc. Le Lys de la vallée est un prodige de pathos et de phœbus. On dirait qu’il s’est appliqué à être mauvais. Et le pire, c’est qu’on voit bien que s’il est si mauvais, c’est qu’il s’applique. Il a voulu parler le style de Chateaubriand ; ce qui fait qu’il débute ainsi :
« A quel talent nourri de larmes devrons nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subis en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières floraisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment où elles s’ouvrent ? Quel poète nous dira les douleurs de l’enfant dont les lèvres sucent un sein amer et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d’un œil sévère ?… »— Et tout le long du volume, comme il s’agit de peindre des Âmes religieuses, c’est une profusion de métaphores bibliques, « parfums de Madeleine », « étoile des mages », « charbon d’Isaïe », qui touche au burlesque. Je connais deux parodies de ce style boursouflé et très froidement emphatique. C’est la conversation de Rodolphe avec madame Bovary pendant la solennité du comice agricole, et les impressions de voyage de « l’homme à l’avalanche » dans le Mont-Saint-Bernard de Topffer. Toutes deux sont inférieures au modèle. Lui-même avait besoin de modèle pour écrire convenablement, mais d’un modèle conforme à sa nature, qui n’était ni fine, ni distinguée. Il copiait bien le langage des hommes du peuple, et il imitait assez heureusement, quoique d’une manière tendue, et sans aisance, le style des conteurs grivois du xvie siècle. Les scènes populaires et les Contes drôlatiques sont les seules parties de son œuvre qui, au point de vue du style, aient une valeur.