20 avril 1878.
Nos archaïstes. — M. Cousin et la restitution d’un grand style. — — M. Sainte-Beuve.
— Son éloignement pour les productions contemporaines. — Danger de passer par sa
critique. — L’ignorance des gens de lettres. — La conversation littéraire est morte :
pourquoi. — De la grâce. — M. Sainte-Beuve manque-t-il de sens moral ? — Avantages de
la médiocrité. — Une exécution. — Nécessité des proscriptions littéraires. — La
complaisance universelle. — Ceux qui compromettent le journal. — La
franc-maçonnerie des Insignifiants. — Asservissement de la grande critique. — Appel à
M. Sainte-Beuve.
Monsieur,
« M. Legouvé exprime de nobles sentiments dans une poésie élégante ». Après tout, y a-t-il calcul et manœuvre de leur part ? n’y aurait-il pas insuffisance plutôt, manque de moyens, comme dit Veuillot ? À franchement parler, je comprends qu’avec la meilleure volonté du monde M. Étienne Enault, par exemple, fût embarrassé de venger la langue française insultée. Aussi, vous dirais-je volontiers : « Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font », si, encore une fois, ils n’étaient encombrants et s’ils n’avilissaient (à leur insu, je le veux bien) la critique contemporaine. Oh ! ces gens-là, — seraient-ils innocents, — je les abhorre pour leur funeste influence, et toujours, quand je les rencontrerai, je les frapperai de ma plume impitoyable. Grâce à eux, grâce à leur complaisance imperturbable, la grande presse en est arrivée à traiter la critique comme une servante, à lui interdire tout libre parler, toute fierté, tout honneur. N’est-il pas vraiment scandaleux, lorsque M. Ratisbonne et autres sont moelleusement installés aux places en vue et sur le même rang que MM. de Pontmartin et Montégut, lorsque M. Gustave Claudin supplée au Moniteur Théophile Gautier en mission, n’est-il pas scandaleux que des écrivains de la valeur de Barbey d’Aurevilly, Xavier Aubryet, Hippolyte Babou, n’aient pas où poser leur plume1 ? Ils ont quelque chose à dire, — ils compromettraient le journal ! Mais serait-il prudent de les attaquer en foule et de multiplier vos justices sommaires ? Cette franc-maçonnerie des Insignifiants est bien à craindre, ayant des grands maîtres en plus d’un haut lieu ! Et vous-même, malgré votre gloire littéraire qui vous devrait abriter de toutes les rancunes, peut-être vous serait-il fatal de porter encore quelques coups comme celui que vous avez déchargé sur la tête fragile d’un commentateur indiqué plus haut. Mais j’exagère le péril. Vous, Monsieur (vous seul, peut-être), pouvez tout risquer sans risquer rien. Quelque secret désir qu’eût le Constitutionnel de vous remplacer par M. Bernard Derosne, il n’oserait jamais ce coup d’État. Mettez-vous donc quelquefois en colère, je vous en supplie ; interrompez, de temps à autre, vos chers entretiens sur les grands écrivains morts pour descendre dans la littérature contemporaine et la purger de cette lèpre envahissante des Insignifiants, qui menace de couvrir tous les journaux et toutes les revues. Faites cela, monsieur, et la jeunesse — qui, déjà, vous admire, — vous aimera car elle aime ceux qui s’indignent à propos. Je, suis, Monsieur, dans l’espérance d’une prochaine exécution, votre humble et assidu lecteur.
25 novembre 1863.
Du roman familier. — Deux personnes en M. Champfleury. — Thackeray. — Contre un
parapluie. — Les femmes et les enfants dans les ouvrages de M. Champfleury.
— Gamineries d’écrivain. — Hoffmann francisé. — Le fantastique familier. — Un
orchestre dans un crâne. — Caractéristique de la manière de
M. Champfleury. — Théophile Gautier et Pierrot pendu. — Henry Murger.
— Une suite à Chien-Caillou. — L’intérieur de
M. Champfleury, — Un curieux appendice à l’histoire de M. Thiers. — Concordance de
l’homme avec l’écrivain. — Comment Champfleury travaille. — Son ubiquité. — Ses
relations. — Il adore les fous. — Son indépendance. — Le génie de la mystification.
— Un scandale chez Mme Ancelot.
« Ces théories prétendues nouvelles, qu’on oppose au romantisme et dont on voudrait le renverser, étaient glorifiées, dès 1828, dans les manifestes de ce même romantisme… Dès lors, elles ont reçu leur application ; dès lors, elles ont pris corps dans nombre de romans fameux… »Quasimodo est de conformation triviale, Clopin Trouillefou, le duc d’Égypte et sa bande n’exhalent pas précisément un parfum de distinction, cela est vrai ; le poète saute, sans se faire prier, des splendeurs architecturales de Notre-Dame aux masures lépreuses de la Cour des Miracles, je n’en disconviens pas ; Victor Hugo, enfin, et qui le nie ? se montre hospitalier à la réalité, mais entendons-nous : à la réalité exceptionnelle, excentrique — et brillante. Il lui faut l’oripeau sur la guenille ; et foin du bouge, s’il ne resplendit par endroits ! L’éclat, toujours l’éclat, en bas comme en haut ; il n’y peut renoncer, étant poète oriental et grand homme d’imagination. On peut même assurer que s’il recherche les lieux sombres, c’est parce que le lustre qu’il y suspend fera là, plus qu’ailleurs, son effet d’éblouissement. Mais la réalité normale, la réalité domestique, en surprenez-vous seulement l’indication dans cette littérature ? Non. Le magnifique et le trivial ont étouffé l’entre-deux : le familier. Et cela se comprend de reste ! À ces imaginations violentes, excessives, affolées des antithèses bruyantes, qui se plaisaient à passer brusquement du plein soleil aux pleines ténèbres, que pouvait dire le demi-jour de la poésie domestique ? Quelle beauté pouvaient-ils trouver à la maison de province avec ses usages sévères et froids, ses armoires bien frottées mais sans ornements, ses grandes chambres silencieuses et ses passions voilées ? Loin de l’avoir écrit, ils n’ont pas même pressenti le roman réaliste, ou plutôt, car ce mot ne précise rien, le roman familier. Bien fin qui, à travers Notre-Dame, entrapercevrait Eugénie Grandet ! Cette observation en passant serait mieux venue sans doute à l’occasion de Balzac ; mais je n’avais pas le choix, et j’ai dû saisir le prétexte moindre de M. Champfleury, — lequel n’a, d’ailleurs, aucune ressemblance de nature avec cet homme illustre : nous lui trouverons d’autres parents.
« Thackeray est bien plutôt un moraliste qu’un romancier. »Sans doute, les Anglais s’accommodent de ce mépris pour la composition : ils aiment que leurs gens de lettres soient, comme leurs politiques, des temporisateurs ; ils ne veulent point faire un pas plus vite que l’autre ; il répugne absolument à leur gravité d’être enlevés ou entraînés : vous savez comme les emportements et les grands coups d’aile de Byron les ont stupéfiés et qu’ils n’y ont rien compris du tout… Mais nous ne sommes pas des Anglais. Un art qui lanterne ainsi, une littérature qui traîne le pied ne peut que nous impatienter, nous, tempéraments passionnés, dramatiques, fous de l’action, esprits rapides qui comprenons à demi-mot et qu’irritent toutes ces explications. Le chaos aura beau reluire, par-ci par-là, d’observations précieuses, nous ne nous y engagerons point, tant nous avons le goût de l’harmonie, cet ordre supérieur, cet ordre spirituel dont tout est pénétré et dont rien n’est alourdi, et qui est la vraie marque des maîtres français. La méthode est pesante et s’étale ; lui, léger, insaisissable, il circule à travers l’œuvre comme un pur esprit : il transparaît partout, il ne paraît nulle part. C’est cet ordre intime et suprême qu’a Balzac et qui nous attire à son génie. La forêt de ses détails est immense et touffue ; mais nous sommes assurés d’avance qu’il ne nous y perdra pas. Il y a de l’air ; il y a des échappées par où l’on entrevoit le drame au lointain. Tenez, il s’ébranle, il vient, il approche, porté sur l’observation ; et, tout d’un coup, il se dresse et il éclate au-dessus d’elle ! Que M. Champfleury ne se couvre point de Thackeray, quand nous avons chez nous ce merveilleux ordonnateur : Balzac.
« pantomime mêlée de potences, de bourreaux, de filouteries et autres choses agréables ». Il fut l’Eschyle des Funambules…… Époque prodigieuse qu’ont vue les titis anciens ! Alors, Théophile Gautier ne craignait pas de consacrer à l’analyse de Pierrot pendu tout un feuilleton de la Presse, un feuilleton qui tenait deux côtés :
« On redoutait pour Champfleury, l’auteur de cette magnifique pantomime, Pierrot valet de la mort, un Moïse, une Agnès ou quelque mésaventure analogue. Plus fort que Félicien David et que Francis Ponsard, Champfleury est descendu de la montagne vainqueur et n’a pas eu son Pierrot de Méranie. »
« Tu iras loin avec ton café ! Tu te brûles à grand feu. Lève-toi donc à cinq heures du matin, mets sur ta table une grande carafe d’eau fraîche, tu verras comme l’eau fera couler des idées claires dans ta plume. »(Aventures de Mademoiselle Mariette.) Vers midi, Champfleury déjeune, s’habille et sort. Il marche vite, le buste en avant, l’œil en voyage, quêtant sans cesse à droite et à gauche. C’est inouï, ce qu’il voit dans sa journée d’hommes et de choses ! Ateliers d’artistes, boutiques de brocanteurs et de libraires, bureaux de journaux, bureaux de revues, on le rencontre partout, il s’inquiète et s’informe, de tout, il sait tout ! Il a des amis parmi les internes d’hôpitaux, il connaît des directeurs de prison, il tutoie des employés de l’Assistance publique ; il a ses entrées à Bicêtre, qui lui paraît le plus intéressant des théâtres. Car, s’il aime les excentriques, il adore les fous. Les fous, malheureusement, sont insaisissables et impossibles à peindre. Avec un esprit fin et pénétrant comme le sien, prompt à s’assimiler les personnes et les objets, vous comprenez quelle fortune d’observations il vient d’amasser et rapporte à la maison. Bien qu’il voie beaucoup de monde, Champfleury cause peu. Est-ce crainte de se dépenser inutilement ou difficulté de parole ? Les deux à la fois. Son esprit réfléchi répugne aux frivolités de l’improvisation, sa conversation est paresseuse et manque de traits. Il passe presque toutes ses soirées au concert ou dans un théâtre lyrique. On le voit souvent chez Musard en compagnie de son ami Richard Wagner qu’il a, jusqu’à l’écroulement définitif du Tannhäuser b, soutenu de ses articles et de ses brochures, comme il avait fait jadis pour Gustave Courbet. Car il a l’esprit de lutte, mais à la manière des natures froides, appuyé et complété par l’esprit de persistance ; et, ce qui finit de le rendre très redoutable, il est l’indépendance même. Amitiés, menaces, flatteries, intérêt personnel, influences d’en haut, rien n’a pu jamais agenouiller cette résolution ! Elles sont de lui, ces fières paroles :
« Ne fais de concessions à personne… On te demande un article pour la paix, fais-le pour la guerre, si tel est ton avis, quand même tu devrais faire supprimer le journal. »(Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui.) Le dessus sérieux et froid de Champfleury cache un fond espiègle et malicieux, qui, parfois, crève la surface : il est loustic. À certaines heures, l’affreux mystificateur qui fut, vers 1840, la terreur de Laon, cet infatigable vaurien, qui consacra tant de nuits à décrocher les enseignes et les contrevents de sa ville natale, remonte en lui, formidable comme autrefois. Une anecdote. On y verra jusqu’où il pousse la hardiesse et le génie de la mystification. En ce temps-là, un magnifique écrivain, dont les poésies et les contes, merveilles de style imagé, démontrent péremptoirement que la langue française est la plus riche de toutes les langues, postulait pour l’Académie. « Va donc aux soirées de Mme Ancelot, lui dit Champfleury, ta candidature s’en trouvera bien. » Trois jours après, le poète fait son entrée dans ce cabinet des antiques : çà et là, éparpillés en groupes, des vieillards centenaires glapissaient sur la décadence intellectuelle ; — seul, isolé de l’aigre tumulte, un grave personnage était adossé contre la cheminée. Les cheveux ramassés en houppe au-dessus du front, la cravate blanche, large et profonde, où le menton s’abîmait, le buste et les cuisses perdus dans un vaste habit à la française, tout le disait, tout le proclamait : cet homme avait été touché par la Tragédie ! « C’en est un », pensa le poète. Et, le voyant seul, il approche, salue religieusement, se nomme — et pose sa candidature. « Ah ! c’est vous ! fait négligemment l’immortel. Je n’ai pas lu vos ouvrages… Mais on dit que vous avez quelques lettres. Seulement, vos tendances sont déplorables. — Je suis le premier, monsieur, à déplorer les exagérations… — Exagérations ! exagérations ! Sachez, monsieur, que je n’exagère jamais. — Allons, il est sourd, murmura le poète. — N’étiez-vous pas des romantiques ? reprit sèchement le vieillard. — Les entraînements de la jeunesse, monsieur… — Qu’est-ce que cela signifie ? Tel que vous me voyez, je ne me suis jamais laissé entraîner, moi ! Un ancien l’a dit : « Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites. » — C’était un sage, riposta le poète. Ah ! il faut toujours se retremper aux sources pures de l’antiquité ; il n’y a que l’antiquité, monsieur, je le sens bien aujourd’hui, si bien, que je prépare en ce moment une traduction de Thucydide qui, j’ose l’espérer, emportera votre suffrage. — Mais vos antécédents, les pouvez-vous effacer ?… Et, d’ailleurs, nous n’avons fait déjà que trop de concessions à la littérature subversive : c’est assez d’un Legouvé parmi nous. » L’entretien dura longtemps. Le poète, en proie au vertige académique, finit par vouer ses œuvres à l’expurgation et renia Victor Hugo par trois fois. « Eh bien ! c’est égal, dit doucement Champfleury, émergeant tout à coup de la cravate blanche, tu n’auras pas ma voix. » Vous pensez le scandale ! Mais comment avait-il pénétré dans le temple, par quel sortilège infernal, lui, Champfleury, le maudit et l’excommunié ? On a dit qu’il s’était fait présenter le matin même à Mme Ancelot, sous le nom de Florestan Dufour, mainteneur des Jeux Floraux en mission poétique à Paris ! Rien ne m’étonne de cette enragé mystificateur.
20 janvier 1863.
Le gouffre aux inepties. — Les vaudevilles collecteurs. — L’aristophanesque
M. Clairville. — La déesse Pavillon-d’Armenonville, la nymphe Caoutchouc-Imperméable
et la dryade Bois-de-Chauffage. — Ce que sont les Revues de fin
d’année. — Ce qu’elles devraient être. — Ce qu’elles ne seront jamais.
« Nous sommes vaudevillistes et point écrivains, considérez cela, de grâce. »J’y consens, bien que j’aie, maintes fois, entendu les vaudevillistes affirmer, en s’indignant, que M. Champfleury « n’écrit pas ». Mais, au moins, soyez drôles, soyez gais, faites-nous rire ! Dieu vous a créés et mis au monde pour amuser l’humanité après dîner. — Et ils ont, les malheureux, ils ont la faute de français lugubre ; leurs solécismes sont d’un entrain navrant ; on pourrait prononcer leurs vaudevilles sur des tombes ! J’en ai trop dit sans doute, et l’élite des Folies dramatiques ne manquera pas à me traiter d’« impuissant ». Il ne me reste plus qu’à me tenir coi dans mon infirmité, jusqu’au jour où je crèverai, comme une outre gonflée de fiel, devant un chef-d’œuvre de M. Jaime fils. Parlons sérieusement. Est-il absolument nécessaire qu’une Revue soit chose vulgaire et sotte ? N’aurons-nous jamais une Revue écrite par un écrivain ? Je voudrais qu’une Revue fût une sorte d’Année littéraire, mieux qu’une Année littéraire. En même temps que les livres et les drames, toutes les actions illustres ou honteuses de l’an écoulé seraient convoquées à passer sous les verges ou les arcs de triomphe de cette vaste critique. Que de faux succès s’évanouiraient alors ! que d’œuvres méritantes offertes à l’admiration publique qui les ignore ! et que d’actionnaires avertis ! C’est Madame Fernel, c’est l’Ensorcelée, c’est le Marquis des Saffras, ce sont les Sensations de Josquin qui auraient les éditions de Fanny, — et ce n’est pas M. Robert-Macaire qui aurait l’administration du chemin de fer de Graissessac… à Constantinople. Croyez-vous que les romanciers et les poètes n’interrogeassent pas plus sévèrement leur pensée, croyez-vous que la tourbe des agioteurs et des dramaturges avilis fît sonner aussi haut tant de fortunes impudentes, si les uns et les autres avaient devant eux, les attendant au guichet de l’année, cette justice retentissante du théâtre, plus redoutable mille fois que la critique du journal ? Peut-être une Revue ainsi faite contribuerait-elle à l’assainissement de la littérature et de la société. Mais qui pourra, qui osera l’écrire (bien que je ne mette pas en doute le mérite et la bonne volonté de MM. Clairville et Flan) ? Qui ? Un esprit clairvoyant, enthousiaste et satirique, un critique doublé d’un poète, ne suffirait pas à cette tâche. Il faudrait encore un homme assez indépendant pour être sincère, un écrivain libre de toute camaraderie et de toute décoration… « un homme introuvable, direz-vous. Quand il est déjà si difficile de distribuer le blâme et l’éloge dans un journal, vous demandez qu’on aille crier la vérité sur les planches, devant le peuple assemblé ! C’est demander l’impossible ». Peut-être. Je soutiens que la critique, mise directement en contact avec la foule, sentirait mieux sa responsabilité, que cette publicité immédiate et présente, dont seraient entourés ses arrêts, la défendrait contre ses propres faiblesses, lui imposerait la vérité, comme, dans les batailles, la galerie impose le courage aux plus tremblants. Elle ne mentirait pas à trois mille spectateurs comme elle ment à un abonné. Sur le théâtre, plus que dans le journal, elle aurait le respect du public. Il est bien entendu que MM. Clairville et Flan pourraient, quand même, continuer leur petit commerce de calembredaines, qui, au demeurant, ne fait de mal à personne.
13 mars 1861.
La Tentation de Saint-Antoine. — Le sabbat du style. — Une légende sur
Madame Bovary. — Un poète congestionné. — La patience de M. Flaubert.
— Comment il a pu écrire Madame Bovary. — Où consiste le mérite de ce
roman. — Salammbô. — La guerre « inexpiable ». — Définition du roman
historique. — Science et fantaisies mêlées. — Le Compendium de la
Férocité. — Les Impassibles. — Vaudeville égyptien et roman carthaginois. — Rapports
entre M. Flaubert et M. Leconte de Lisle. — Le triomphe de l’immobilité. — Le paysage
chez M. Flaubert. — Les phrases qui se démontent. — La recherche du style absolu.
« Polybe et Tite-Live avaient sans doute parlé fort au long du siège de Carthage, mais nous n’avons plus leurs descriptions. »(Chateaubriand.)
« Le vaisseau sur lequel j’étais parti d’Alexandrie étant arrivé au port de Tunis, nous jetâmes l’ancre en face des ruines de Carthage : je les regardais sans pouvoir deviner ce que c’était ; j’apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d’un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à peine du sol qui les portait ; c’était là Carthage. »(Id.) Qui dirait quels furent ses temples, ses statues, ses maisons ? Quelle indication subsiste ? Qu’est-ce donc que Salammbô ? Une chose absurde : de la fantaisie archéologique ! Nul sujet, d’ailleurs, autant que celui-ci, ne devait solliciter M. Flaubert, qui unit la rage du raffinement à la rage de la description, cette rage froide. Et, d’abord, ce mot, « guerre inexpiable », lui ouvre à l’infini le champ des cruautés inouïes, des supplices savants, des sacrifices exceptionnels réclamés par les divinités sanguinaires de l’Orient. Les détails abonderont sous sa plume, autorisée à toutes les recherches de l’exagération par ces mots trois fois heureux : guerre inexpiable. Il ne sait guère, il est vrai, il ne peut savoir de quelles façons particulières les Carthaginois tourmentèrent les mercenaires, et les mercenaires, les Carthaginois, la barbarie locale lui échappe, mais qu’importe ? N’a-t-il pas étudié à fond et ne connaît-il pas admirablement les tortures infligées par la Rome impériale aux premiers chrétiens, et par les Japonais, les Thibétins, les Chinois, aux derniers envoyés du Christ ? Tout ce qu’on a semé çà et là de détails épouvantables, il le ramassera, il le combinera, il en fera le suprême compendium de la férocité ! Nous retrouvons dans Salammbô tout ce que nous avons lu d’horrible dans les romans, les relations de voyage ou les Annales de la propagation de la foi : fronts scalpés, nez fendus, membres cloués sur la croix, dents et ongles arrachés, yeux crevés, aiguilles rougies qui font grésiller les plaies à vif… Rien ne manque de ce qui pourrait nous soulever, — si nous ne nous le rappelions. Ce n’est pas encore assez d’horreur. Guerre inexpiable ! Très bien ; les hommes commettent des abominations, — mais la nature est cruelle aussi : il la faut mettre à contribution, il ne faut pas oublier que nous sommes à Carthage, en Afrique, sous un ciel magnifique et morne, écrasant et souriant, qui verse, de son azur, les fièvres, les pestes, les fléaux, toutes les épidémies prodigieuses, tout ce qui verdit l’homme, le pourrit, le décompose. Et voilà qu’on voit passer sans cesse à travers le roman le hideux suffète Hannon, forcé, pour résister à ses ulcères, d’avaler une pharmacie par jour ! car il n’est qu’infection et purulence ; sa chair pend par lambeaux et s’effiloche sur les chemins, malgré les bandelettes qui l’emmaillotent et tentent vainement de la retenir. Partout Hannon se répand, il s’essuie à chaque page du volume. L’horreur croît de plus en plus, et M. Flaubert, qui est patient et qui aime éterniser les descriptions, sourit :
Patiens, quia æternus.On s’aperçoit assez que M. Gustave Flaubert a le goût de l’exagération et de l’accumulation. Lisez ses descriptions de Carthage (il y en a plusieurs) : de même qu’il rassemble, de côtés et autres, tout ce qu’on a écrit sur les supplices, il réunit, pour reconstruire sa Carthage, tout ce que les livres sacrés ou profanes ont dit des villes d’Orient, et particulièrement des villes égyptiennes. Et il outre encore l’architecture orientale déjà si énorme. Ses maisons sont des Babels, je ne vois pas la fin de la terrasse haute du palais Barca… M. Flaubert ne regarde rien qu’à travers un stéréoscope grossissant. Quant à nous donner une idée de ce que furent Carthage et son génie, de l’immense mouvement de commerce qui se faisait au dedans d’elle et au dehors, nulle préoccupation. À peine un entretien d’affaires, fort sec et très obscur, entre Hamilcar et son intendant, touchant les transactions faites en l’absence du général. Changez quelques dénominations de monnaies, et vous aurez la scène de comptes, de Notre-Dame de Paris, entre Olivier le Daim et Louis XI (c’est le même dessin), mais combien inférieure ! je n’ai pas besoin de le dire. Quant à l’action, au drame, à l’élément humain, M. Flaubert y a-t-il songé ? Il n’y paraît guère. Il a fait semblant tout au plus, parce que, en somme, un roman ne peut absolument se passer de personnages. Quelle pauvre affabulation ! Elle a traîné partout, cette histoire du misérable « qui aime la fille de son ennemi mortel ». Il est, d’ailleurs, juste de le reconnaître, M. Flaubert n’accorde pas à cette donnée vieillie et ressassée plus d’importance et de développement qu’elle n’en mérite. Connaissez-vous une fine satire de Charles Monselet, intitulée : le Vaudeville du crocodile, où Théophile Gautier6 est pris à partie et quelques autres impassibles, dont justement M. Gustave Flaubert ?
M. Th. Gautier — … Dans un vaudeville égyptien, il ne doit y avoir ni hommes ni femmes, l’être humain gâte le paysage… Il coupe désagréablement les lignes et il altère la suavité des horizons. L’homme est de trop dans la nature. M. G. Flaubert — Parbleu ! M. Th. Gautier — Au théâtre également : il empêche de voir les toiles de fond.M. G. Flaubert entend le roman carthaginois, comme Th. Gautier le vaudeville égyptien. Dans Salammbô, comme l’homme pourrait « empêcher de voir les toiles de fond », on l’a rejeté derrière le décor. Quelquefois, on le hasarde sur la scène, mais si gauchement, qu’il est impossible de le prendre pour un acteur, mais pour un machiniste qui vient, dans l’entracte, avec toutes sortes de timidités grotesques, assurer un portant ou balayer le plancher. M. Flaubert est avare de ses personnages, il nous les montre rarement, par intervalles, comme si cette exhibition le contrariait. En revanche, il les fait énormes (ce qui ne veut pas dire grands) ; c’est une manière de compensation : si nous les voyons peu souvent, nous en voyons beaucoup à la fois. Ainsi, Mâtho, le Libyen épris de Salammbô, est un éléphant amoureux qui pousse des soupirs à fendre, — non pas les cœurs, mais les rochers. Car il n’y a pas un cri vrai dans ce livre ! Quand il ne fait pas « énorme », M. Flaubert ne fait pas même « petit » : si Mâtho a l’épaisseur et la solidité d’un éléphant, Narr’Havas n’a pas plus de consistance qu’une ombre. À voir ce capitaine numide, on dirait d’une vapeur qui porte une armure. Pour Salammbô, la fille d’Hamilcar, qui vit, — elle ne vit pas, — qui se dodeline hiératiquement entre une nourrice stupide et un serpent python, il y a un moment où l’on croit qu’elle va s’animer et, partant, animer le roman. C’est lorsque, à l’exemple de la Judith biblique, elle va trouver Mâtho dans sa tente et se donne à lui pour reprendre le Zaïmph. Erreur ! rien ne bouge, rien ne dérange les plis roides du récit : Salammbô reste la Velléda effacée des premières pages. Et, plus tard, à la vue de Mâtho vaincu, supplicié et mourant, de Mâtho qu’elle aime et qu’elle perd du même coup, s’échappera-t-il un cri de sa poitrine, un cri de passion ou seulement de pitié ? Non, elle se contente de mourir à l’antique ! Ce n’est pas une femme, c’est une forme drapée qui s’affaisse,
« la tête en arrière, blême, roidie, les lèvres ouvertes, et ses cheveux dénoués, pendant jusqu’à terre ». La description matérielle, toujours cela et rien que cela. Une émotion immense passe dans une âme et la foudroie : M. Flaubert s’ingénie à rendre artistement le trouble extérieur produit dans les vêtements et dans la coiffure ! L’âme, allons donc ! une attitude, à la bonne heure ! Ainsi, M. Flaubert nous aura présenté les plus épouvantables spectacles, les plus douloureux, les plus dramatiques : les mères poussant elles-mêmes leurs enfants au bûcher pour apaiser Moloch irrité ; — il nous aura parlé de l’amour qui désespère, la chose la plus lamentable qu’il y ait au monde ; et il ne nous aura pas touchés, il ne nous aura même pas fait frémir. Il nous glace, et devant tout ce sang et tous ces cœurs répandus, nous disons froidement : Mon Dieu ! que cette sanguine est curieusement travaillée ! Salammbô, c’est le triomphe de l’immobilité. Je sais des gens qui se plaisent à cette immobilité et qui l’acclament : ils trouvent cela « plein de grandeur ». Ce sont les mêmes qui déclarent M. Leconte de Lisle un grand poète. Il y a bien des rapports entre l’auteur des Poésies barbares et l’auteur de Salammbô, ces deux faiseurs de tragédies romantiques, ces deux Molochs de patience qui nous impatientent si fort ! La seule valeur de Salammbô est dans les descriptions : il ne s’agit pas ici des batailles, où l’on relève quelques détails vraiment achevés, mais dont l’ensemble me paraît laborieux, lourd et confus ; j’entends les paysages. Rien d’étonnant que Salammbô se recommande surtout par là. M. Flaubert n’est point un créateur, un inventeur, une imagination ; il ne produit pas, il reproduit ; pour rendre, il a besoin d’avoir réellement vu ; — et, de tout son livre, il n’a pu voir que le soleil, les arbres, les nuits, la nature africaine ; le reste est évanoui à jamais, et il n’a pas l’intuition qui ressuscite. C’est un paysagiste qui s’en va par la campagne avec son parapluie et sa boîte à couleurs, et qui représente ce qui est devant lui, devant son œil physique. Il est maître-peintre, il n’est pas grand artiste : aucun détail, aucun effet partiel ne lui échappe, il finit le morceau ; mais saisit-il l’ensemble, ce qui demande plus qu’un regard juste et net, ce qui demande un regard vaste et compréhensif ? sait-il composer, enfin ? Non. Tout y est, et il manque pourtant quelque chose ; c’est que tout y est trop. Certains détails, qu’il devrait à peine indiquer, il les accuse avec un relief inconcevable ; sous ce pinceau le brin d’herbe prend l’importance du chêne. Nulle perspective.
« Chaque objet vient saillir au premier plan et tirer le regard. »(Sainte-Beuve.) Des études, jamais un tableau. Il n’a pas, comme V. Hugo, de ces mots dominateurs qui commandent une page entière ; il lui manque le trait de lumière qui traverse les toiles de Rembrandt ; s’il est brillant, il l’est à la façon de ces appareils électriques dont on fit, l’année dernière, un si triste essai sur nos places publiques, — et qui nous éblouissaient, ce qui est le contraire d’éclairer. Pour préciser ce que M. Flaubert est comme descriptif, il faut répéter ce que nous avons dit plus haut : il est curieux, soigneux, patient ; mais de création et de génie, pas l’ombre. Il ne voit pas d’en haut, il ne voit pas d’un coup, il voit à mesure. Et ce qu’il est comme descripteur, il l’est comme écrivain. Personne, plus que lui, ne possède les mots de notre langue ; il a dans la tête tout le dictionnaire français, et probablement d’autres encore. Il sait les termes qui fixent l’idée fortement, rien ne flotte dans l’expression, tout est arrêté, trop arrêté : le mot, toujours intense, est impuissant aux nuances et aux indications légères2. M. Flaubert n’a pas le don, la fée du style français n’a pas regardé son berceau ! On sent l’effort et la fatigue à chacune de ces phrases si bien faites : — faites est le mot, aucune ne coule de source. Montrez-moi, dans Salammbô ou Madame Bovary, une page, une seule, qui soit vraiment belle, où le mouvement et la vie, le tour imprévu, original, se rencontrent ! je vous en défie. L’effort, toujours l’effort ; pas une ligne qui ne soit une construction pénible : chaque substantif, chaque épithète est comme une lourde pierre apportée sur l’échafaud par le manœuvre courbé. Une autre comparaison. Vous savez ces « pièces montées » qui dominent au milieu des grands repas bourgeois : ce nougat aux étages superposés à l’infini paraît miraculeusement équilibré, l’on admire qu’il ne s’écroule point, on oserait à peine respirer ! Et, pourtant, de la pointe du couteau vous pouvez enlever certaines parties et même attaquer la base, sans que l’ensemble bouge et soit compromis. Ainsi pour le style de M. Flaubert : il est monté et peut se démonter. Et même, avec un peu d’attention, on reconnaîtrait que certaines phrases ont été intercalées après coup, et des morceaux entiers rapportés. De là, une affreuse uniformité, un ennui accablant. Mais, en notre époque raffinée, qui a remplacé les beaux vers par les vers bien faits, ce style machiné, aux jointures visibles, ne déplaît pas à certaines gens qui aiment pénétrer, en toutes choses, les coulisses et même les dessous. Moi, comme les autres (je ne m’en cacherai point), j’ai goûté, à scruter plusieurs pages de Salammbô, les plaisirs d’une curiosité dépravée. Pensée attristante ! Les jeunes hommes de lettres sont à genoux devant cette littérature : ils veulent aussi devenir « très forts », ils rêvent l’immobilité du style, « la ligne absolue », comme ils disent ; ils ont cette ambition de donner à l’agile, à l’impatiente langue française l’attitude éternelle des momies égyptiennes. Et, parmi ceux-là, il en est de nés avec une tournure d’esprit très vive : les malheureux ! Notre génération aurait grand besoin de se remettre à Diderot ; car elle n’a plus ni la grâce, ni la souplesse, ni la légèreté, ni le mouvement, ni la passion, rien enfin de ce qui fait l’honneur des lettres françaises. La littérature est roide et froide, comme si elle allait mourir. Un mot encore. Je rends hommage à la conscience de M. Gustave Flaubert. Lorsque tant d’autres se hâtent vers les éditeurs, il a mis, lui, six ans à composer Salammbô. Je regrette que, outre les six ans, il n’y ait pas mis un peu de génie.
25 décembre 1862.
L’élève Henri Meilhac
La gloire et l’orgueil de l’Institution Dumas fils. — M. Henri Meilhac. — Une triste
originalité du théâtre contemporain. — La vertu de Célimène. — Casuistique féminine.
— Les dénouements heureux. — Pourquoi le Misanthrope n’a pas de
dénouement. — Mariage d’Alceste avec Éliante. — La nouvelle à la main et les discours
de l’ancienne tragédie.
« Enfant, Mme de Mercey ne voulait que se distraire. »Tant pis pour elle ! Elle a pris Albert tout entier, il faut qu’elle se donne à lui tout entière.
« Mais qui a pu vous faire croire ?… Vous oubliez toutes les convenances… Pour qui me prenez-vous ? »Pour moi ! serait-il en droit de répondre. Mais il demeure sans paroles, fou de surprise et de douleur, devant la « vertu » de cette femme qui ne pourrait se réhabiliter que d’une façon : en ayant le courage de l’adultère. Albert de Woëll ne menace pas, — il se vengera ; et, comme il est de ces hommes extrêmes qui ne font rien à demi, sa vengeance sera absolue comme son amour. M. de Castellas a, près de la demeure de Mme de Mercey, une habitation exactement semblable à celle de sa voisine. Même aspect au dehors, même disposition intérieure : une véritable maison — Sosie. Le baron de Castellas prête son hôtel à la vengeance d’Albert… et, au retour des Italiens, un soir que l’ombre est épaisse, le cocher de Mme de Mercey, gagné par Albert, se trompe de porte et entre dans la cour du baron. Mme de Mercey, abusée par la ressemblance des maisons, monte tranquillement l’escalier, lève une portière — et se trouve en face d’Albert. Il est là, froid et résolu, il est là, dans cette chambre, à minuit, seul avec cette femme, seul ! Affolée d’épouvante, elle appelle et veut fuir. Mais les portes sont verrouillées et nul ne peut entendre ses cris. C’en est fait, son honneur va payer pour le crime accompli par sa coquetterie : telle a été la première pensée d’Albert. Mais les âmes comme la sienne, les âmes passionnées, ont beau se promettre d’être impitoyables, elles sont toujours les plus généreuses. Il ne déshonorera pas cette femme, parce qu’il l’aime et que ce serait déshonorer son propre amour. Il suffira qu’il lui reproche, sans faiblesse comme sans injustice, l’infamie commise et son bonheur détruit : car il faudra bien qu’elle l’écoute jusqu’au bout, abaissée et couverte de honte devant la ruine qu’elle a faite en cet homme, par distraction, pour passer le temps. Et ce châtiment a certes son prix. Le châtiment infligé,
« et maintenant, madame, vous pouvez sortir », lui dit-il simplement. Mais elle, comme touchée tout à coup de la grâce de l’amour et comme transfigurée par cette générosité, lance la clef par la fenêtre : elle restera volontairement. Cette scène est très dramatique et d’un grand effet… Mais voilà que, dans ce moment, entrent M. de Mercey (rappelez-vous le cinquième acte de Gabrielle) et Léonie, la fiancée abandonnée. Et là, dans cette chambre, immédiatement, M. de Mercey pardonne à sa femme ! M. de Mercey tend la main à de Woëll qui prend cette main et la serre !! Et l’on convient que de Woëll épousera Léonie !!! Cela n’est-il pas bien imaginé ? Que M. Meilhac me permette de le lui dire : Ce dénouement heureux m’a profondément attristé. Quoi ! avoir dépensé tant de qualités réelles, avoir traité des situations hardies avec tant de franchise et de force, et faire aboutir la pièce à cet enfantillage, et finir en vaudeville ! S’amuser à souffler, comme par une espièglerie de gamin, sur l’édifice qu’on a construit ! Faire écrouler le drame dans ce dénouement risible ! Risible ? Au fond, cela ne prête pas à rire. Nous y voyons, avec effroi, un des signes dramatiques du temps. Dans ce dénouement s’affirme encore une fois la morale de la plupart des pièces contemporaines : morale de surface, inventée à l’usage des « satisfaits », auxquels la vraie, la haute morale paraît monstrueuse, et qui sont contents seulement si tout est pour le mieux dans le plus honteux des ménages. L’écrivain eût condamné Mme de Mercey à l’adultère et au mépris public, qu’ils eussent trouvé la chose révoltante et l’auteur inconvenant ; tandis qu’il ne leur répugne point de voir cette femme honorée (comme si de rien n’était), l’existence d’Albert de Woëll brisée, et le soupçon éternel, la jalousie rétrospective, la plus terrible parce qu’elle est incurable, s’installer dans le cœur de Léonie innocente. « Bah ! disent-ils avec leur optimisme béat, Albert et Léonie finiront par oublier le passé ; à la longue, ils se feront l’un à l’autre, et… en somme, il faut bien accepter la vie comme elle est. » M. Meilhac est inexcusable. De l’habitude qu’il a prise d’emprunter à Molière les titres de ses pièces (Un petit-fils de Mascarille, la Vertu de Célimène) nous avons le droit de conclure qu’il a sérieusement étudié ce grand homme — et qu’il l’a compris. Eh bien, s’il l’a compris, il lui sera difficile de ne pas convenir avec nous que ce qu’il y a d’admirable dans le dénouement du Misanthrope, c’est qu’il n’y a pas de dénouement. La logique, la vérité morale, le veulent ainsi. Alceste n’épouse pas CéIimène, mais il n’épouse pas Éliante : il continuera d’aimer Célimène, en se détestant soi-même de l’aimer ainsi ; il portera toujours au cœur cette blessure saignante, dont il rougira de ne pas vouloir guérir et dont il mourra peut-être… Or, M. Meilhac marie Albert de Woëll avec Léonie, Alceste avec Éliante ! Et, cependant, il le sait bien, dramatiquement cela ne doit ni ne peut être. Le dénouement de la Vertu de Célimène serait-il une concession, une caresse au public qu’a formé Scribe ? Je le crains. Et je suis forcé de dire à M. Meilhac que, lorsqu’un homme de sa valeur se fait, au mépris de l’art, le complaisant de l’orchestre et des loges, il mérite un blâme sévère7. Quant au dialogue, le plus grand éloge qu’on ait adressé à M. Meilhac et le plus grand reproche que je puisse lui faire, c’est d’être continuellement, obstinément, implacablement spirituel. La pièce s’arrête en conversations, sans doute fort ingénieuses, où la nouvelle à la main et l’anecdote historique (on a parlé de Pyrrhus !) s’ébattent avec toutes sortes de coquetteries de style et de façon à réjouir les oreilles des dilettantes ; — mais, enfin, elle s’arrête. Les mots et les dissertations de l’école Dumas fils sont-ils beaucoup plus dramatiques que les discours de l’ancienne tragédie ?
22 mai 1861.
La mythologie exilée. — Théodore de Banville, poète de Renaissance. — M. Baudelaire
fait ses réflexions. — Il se décide à rendre son actualité au diable. — Qu’il n’y a
pas d’écrivains plus contraires que MM. de Banville et Baudelaire. — Le Satan des
Fleurs du Mal, ou Satan procureur. — Inquiétudes et terreurs de
M. Baudelaire. — Lisette célébrée en latin barbare. — Attraits de la laideur. — Le
mysticisme obscène. — La Messe-Noire. — Les procédés de M. Baudelaire. — Opium et
haschich, ou la philosophie des Fleurs du Mal. — M. Baudelaire a-t-il
réellement des remords ? — Une lithographie bizarre. — M. Baudelaire à l’Académie.
— Parallèle avec M. Viennet. — Sa conversation. — Les Fleurs du Mal,
poésies didactiques. — Boileau hystérique.
Le compagnon désagréable et compromettant ! M. Baudelaire se fâche à la fin et lève sur lui une strophe irritée… Mais une subite inquiétude suspend cette révolte : si, par hasard, le diable était plus puissant que le Tout-Puissant ; s’il était maître en haut comme il est maître en bas ? Et, tout pâle d’avoir eu la pensée de le contrarier, M. Baudelaire se met à cajoler son tyran ; il lui fait des « litanies », il le salue « Satan trismégiste », Satan trois fois grand ! Puis, par un revirement subit, le voilà qui crie à l’aide contre les suggestions du « malin », de « l’ennemi », du « prince des ténèbres », et il appelle à son secours, non pas l’amour, mais la terreur de Dieu, dont il semble ainsi faire un Satan supérieur. Cette poésie reflète bien le moyen âge, flottant sans cesse entre le diable et Dieu, qui lui paraissent également haïssables et que, à vrai dire, il ne distingue pas parfaitement. Si M. Baudelaire a l’esprit du moyen âge, il en pratique aussi l’argot théologique. Ferré sur les termes, casuiste raffiné, il en remontrerait pour la technique à Hiérosme Cornille lui-même, grand pénitencier et juge ecclésiastique. Il eût fait certainement un agréable rapporteur dans les procès de sorcellerie. Voyez si cet écrivain est possédé (possédé, c’est le mot) de son sujet, et à quel point ! On trouve, enclavée dans les pièces françaises qui composent les Fleurs du Mal, un hymne en latin barbare consacré à célébrer… quoi ? les charmes d’une modiste idolâtrée. Franciscæ meæ Laudes, tel est le titre de cette poésie souillée d’expressions à double entente et où le mysticisme s’enlace si étroitement à l’obscénité, qu’ils se confondent vraiment et ne font plus qu’un. Obscénité, mysticisme, deux mots dont on peut marquer M. Baudelaire. Pour qui ces sonnets caressants ? pour les chats « mystiques et voluptueux », dont
Ah ! ce n’est pas à l’occasion de M. Baudelaire qu’on pourra s’écrier encore une fois : Ces fous de poètes ! La logique surveille sévèrement chacun de ses vers c’est une bonne gardeuse qui n’en laisse pas un seul s’écarter du pâturage catholique. Ainsi, pour M. Baudelaire, la femme ne sera pas la bien-aimée et la bien aimante, celle qui relève et console ; il ne voit en Laure, Béatrix, Elvire, que les servantes du diable, des pourvoyeuses d’enfer,
« l’embûche dressée sur le chemin de sa perdition ». Volontiers, il les traduirait devant un tribunal ecclésiastique ; volontiers, Gauffredi-Baudelaire pousserait sa maîtresse au bûcher, croyant du même coup brûler Satan (à qui cela doit être bien égal !), Satan qui, pour le perdre, revêt
Il aime la femme, cependant, mais à sa façon : épuisant avec elle les voluptés bizarres où il s’enfonce avec une sorte de rage, complétant le plaisir par le remords, goûtant je ne sais quelle horrible jouissance à la… posséder au bord de l’enfer, comme deux créatures exténuées qui, pour retrouver une dernière émotion des sens, un tressaillement suprême, feraient l’amour au bord d’un toit. Il semble que cette pensée, « Je me damne », lui soit un aiguillon voluptueux : Satan est sa cantharide, à lui ! La chair contentée, la terreur seule reste. Et le poète d’appliquer sur son front et sur celui de sa maîtresse les cendres catholiques. Tremble, malheureuse, du plaisir que tu m’as donné.
La pauvre demoiselle, il la déshabille — même de sa peau ! Celle à qui M. Baudelaire murmure, entre deux baisers, ces galantes strophes (vraiment dignes d’un équarrisseur qui charmerait Montfaucon par des madrigaux exquis), a du moins la beauté ; elle est « la reine des Grâces ». Est-ce à dire que la laideur manque de ragoût et que le répugnant n’ait point son attrait ? S’il pensait ainsi, M. Baudelaire blesserait la logique du raffinement :
Le mysticisme obscène ou, si vous préférez, l’obscénité mystique, voilà, je l’ai dit et le répète, le double caractère des Fleurs du Mal. Mais où ce caractère s’accuse le plus effrontément, où tous les voiles sont déchirés, où M. Baudelaire enfin se lâche tout à fait, c’est dans la partie intitulée : Femmes damnées. Là, tout auprès des Lesbiennes qui célèbrent le mystère honteux et « sacré » des amours contre nature, nous avons la femme catholique, et nous l’avons dans son expression la plus intense, qui est la Religieuse ! M. Baudelaire a rencontré sainte Thérèse donnant le bras à Sapho :
Qu’en dites-vous ? Et ne pourrait-on pas comparer ces Fleurs du Mal à la Messe-Noire décrite par Michelet dans son admirable Sorcière, — une messe où le marquis de Sade, sous-diacre, verserait la burette à Satan qui officie3 ?
« J’avouerai, dit-il, que ces poisons excitants me paraissent non seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais encore une de ses incorporations les plus parfaites. »Ainsi, nul doute : avaler une boulette de haschich, c’est avaler Satan ; boire une cuillerée d’opium, c’est boire Satan ; — voilà le pain, voilà le vin ; voilà l’hostie et voilà le ciboire ; — la table diabolique fait pendant à la table sainte. Quand je vous parlais de la Messe-Noire ! Ce n’est pas seulement l’opium et le haschich (et, pour ma part, je ne regretterais certes pas de voir prendre la mesure contre cette dernière drogue) que M. Baudelaire interdit au nom de l’Église. Vous lisez plus loin ces lignes exorbitantes :
« Malgré les admirables services qu’ont rendus l’éther et le chloroforme, il me semble qu’au point de vue de la philosophie spiritualiste, la même flétrissure morale s’applique à toutes les inventions modernes qui tendent à diminuer la liberté humaine et l’indispensable douleur. »Autant vaut dire que le médecin qui nous guérit attente à notre liberté. Peut-on faire un pareil abus des mots, aller si avant dans l’absurde ! Peut-on déshonorer par de telles formules cette admirable théorie chrétienne : La purification par la souffrance !
6 mai 1863.
Les chambrées de littérateurs. — L’écritoire-gamelle. — Mot d’un poète allemand.
— Excellence du petit journal. — Ah ! si M. Charles Monselet écrivait aux
Débats ! — Voltaire à la Revue des deux mondes.
— La Bêtise humaine. — L’esprit du xviiie
siècle combiné avec le sentiment contemporain. — Impersonnalité des
héros de Voltaire. — La gaieté de nos pères. — Que nous devons porter fièrement notre
tristesse. — L’ironie compatissante.
Nihil humani a me alienum puto, toute douleur humaine est ma douleur, je veux ma part de toutes les larmes ! Nul, plus que Jules Noriac, n’a le droit de revendiquer cette devise d’une mélancolie si douce et si magnifique où, deux cents ans avant Jésus-Christ, un païen formulait le christianisme tout entier.
11 avril 1861.
Corneille aussi national que Béranger. — Un roi qui n’est pas dans ses meubles. — La
couleur locale chez Corneille. — Enlevez les sphinx. — Quelques mots sur
Nicomède. — L’Illusion comique, ou une féerie au temps
de Corneille. — L’enfance de l’art. — Matamore. — Les scrupules de M. Édouard Thierry.
— Corneille immoral. — Une tragédie décapitée. — Regardez, mais n’y touchez pas !
« la scène est en Bithynie ». Ce vague, d’ailleurs, cette impersonnalité des lieux, si je puis ainsi parler, est une fatalité à laquelle n’échappe aucune tragédie. Aussi, n’est-ce pas nous qui tourmenterons M. Thierry au sujet de la mise en scène de Nicomède. D’autres diront qu’il ne suffit point de deux sphinx posés au bord d’une terrasse pour constituer la couleur asiatique, et que ce roi d’Orient n’est pas dans ses meubles. Ils le diront et, par là, feront preuve de peu de jugement. Il n’y a point de couleur locale dans ce qui est la pièce même, dans les passions, dans les mœurs, dans la langue, dans les personnages, il ne doit pas y en avoir davantage dans le décor. Courir après l’exactitude orientale, c’est s’enfuir hors de la vérité relative indiquée par Corneille ; M. Thierry n’a pas donné cette marque d’inintelligence : il a mis en scène le Nicomède de Corneille, point un autre ; et, loin de le blâmer de cette sécheresse et de cette sobriété dans la décoration, nous lui reprocherons, au contraire, les deux sphinx mentionnés plus haut, auxquels notre vieux poète n’avait certes pas songé, et qui induisent maladroitement le spectateur en appétit de couleur locale. Pour en venir à la pièce même, deux figures à peine se détachent d’une façon visible sur le fond de l’action, celles de Nicomède et de Flaminius. C’est entre eux qu’est la lutte, c’est sur eux que pose la tragédie tout entière. Attale, Arsinoé sont des physionomies bien effacées ; Laodice n’existe qu’à peu près ; en sorte que Prusias, une manière de roi fainéant et radoteur, vieillissant dans la triple peur des Romains, de ses fils et de sa femme, semble un caractère aux lignes fermes et arrêtées en comparaison de ces personnages flottants qui ont le vague des apparitions. Mais, en revanche, quelles solides créations que Flaminius et Nicomède, et comme on reconnaît sur eux l’irrécusable empreinte du génie cornélien, si élevé et si raisonneur, si héroïque et si subtil ! Nicomède, surtout, me frappe. Je ne crois pas que l’ironie tranquille, et terrible à cause de son calme même, ait eu jamais une plus complète expression. Je ne sais qui trouvait ce Nicomède un amoureux bien froid. On aurait désiré plus de scènes tendres entre Laodice et son amant. C’était oublier que Nicomède, étant soldat, doit naturellement aimer en homme d’action. Quoiqu’il sache parler, et très bien, il ne parlera donc que lorsqu’il sera nécessaire, il ne se prodiguera pas en madrigaux inutiles. Et, d’ailleurs, à quoi bon ? Laodice n’a-t-elle pas l’assurance continue de son amour ? Y a-t-il un pas, un geste de Nicomède qui ne tende à la possession de sa chère Laodice ? Et puis, il ne se tait pas éternellement. L’heure venue, de quelle triomphante manière il défend les droits de son cœur ! Dans quelle maîtresse langue ! une langue magnifique dans sa simplicité, rapide et n’omettant rien, — et toujours d’une merveilleuse exactitude d’expression. Il est plus d’un morceau de cette tragédie que nous admirons à l’égal, des plus beaux du Cid et de Cinna. Quant à Flaminius, il est l’incarnation parfaite de cette politique romaine, hautaine et défiante, habile à parer ses jalousies d’une générosité feinte, et qui valait encore moins que la politique carthaginoise, puisqu’elle aggravait sa bassesse naturelle par l’hypocrisie de la grandeur.
« Mademoiselle, « Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n’est qu’un prologue, les trois suivants sont une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie. Et tout cela cousu ensemble fait une comédie. »C’est en ces termes que Corneille présente à mademoiselle de R… de l’Illusion comique, qui nous semble bien plutôt, — au moins par le cadre, — de la famille des féeries que de celle des comédies. Il est nécessaire, avant d’examiner comment M. Édouard Thierry a pu s’imaginer qu’il est avec Corneille des accommodements, de raconter la pièce originale. Premier acte ou prologue. — Un gentilhomme de province, nommé Primadant, fort inquiet de son fils Clindor, qui court les aventures depuis tantôt dix années, va trouver un magicien. « Où est Clindor ? que fait Clindor ? » Le brave magicien, fort compatissant de sa nature, évoque tout de suite devant Primadant la vie actuelle de Clindor. Deuxième acte, qui est proprement le premier. — Ceci, monsieur Primadant, vous représente Clindor au service de Matamore, capitan gascon, lequel, à lui tout seul, a défait cent mille combattants en bataille rangée ; lequel, du tranchant de son épée, coupe sans difficulté une montagne en deux morceaux, et parle, dans ses moments perdus, d’exterminer Jupiter. Mais ne vous en laissez pas accroire : tout cela n’est que fanfaronnade pure ; Matamore est un couard, ainsi que vous le verrez tout à l’heure. Cette gracieuse et avenante demoiselle, que vous apercevez là-haut sur un balcon, vous représente Isabelle, fille de Géronte, pour laquelle Matamore, insensible aux avances de trois déesses et de quinze reines, ressent un terrible amour. Or, Clindor a mission de son maître de mener cet amour au mariage. Mais Clindor, cavalier bien fait et de physionomie agréable, et qui, d’ailleurs, n’est pas une bête, songe à aimer Isabelle directement, pour son propre compte : ce qui ne déplaît point à la fille. Et Matamore ? me direz-vous. Oh ! il n’y perd rien. Géronte, d’aucune façon, ne lui donnerait Isabelle, l’ayant promise au gentilhomme Adraste. Primadant. — Cette intrigue où se jette mon fils m’inquiète pour lui et m’effraye. Alcandre (le magicien). — Rassurez-vous, monsieur Primadant. Troisième acte. — Ceci vous représente Isabelle et Clindor en conversation amoureuse. Matamore les écoute et s’entend moquer ! — Ah ! ventre ! il va massacrer le traître :
Clindor choisit de rosser Matamore qui, sans hésiter, en capitan magnanime, abandonne sa maîtresse à ce valet bien-pensant… lorsque, tout à coup, se répand sur la scène une troupe de laquais armés de bâtons et conduits par Adraste… Le terrible Matamore se sauve terriblement… Clindor ferraille en amoureux, c’est-à-dire en désespéré, tue Adraste — et finit par succomber lui-même sous le nombre. Primadant. — Hélas ! mon pauvre fils ! Alcandre. — Rassurez-vous, monsieur Primadant. Quatrième acte. — Ceci vous représente le déplorable Clindor en prison. Il doit être décapité demain, à l’aurore. Mais le geôlier, gagné par Lyse, suivante d’Isabelle, consent à le faire évader. Il s’évade. Et tous les trois, Lyse, Isabelle et Clindor, s’échappent, à la faveur d’une nuit épaisse, de cette ville trop dangereuse désormais. Primadant. — Je respire. Alcandre. — Je vous l’avais bien dit… Mais ce n’est pas tout, regardez : Cinquième acte. — Voici maintenant Clindor en habits éclatants, dans un palais tout doré, chez Florilame, prince de ses amis, — et, près de lui, la constante Isabelle. Constante et malheureuse ! Clindor n’aime plus sa maîtresse, il brûle pour l’épouse de Florilame, prince de ses amis. Isabelle se lamente et déplore son abandon immérité. « Bah ! ce n’est qu’un caprice, dit Clindor ; sois bien persuadée que c’est toi, toi seule, au fond, que j’aime. » — « Eh bien, cruel amant, répond Isabelle, contente ce caprice, et reviens vite à moi ! » Touché de ce renoncement généreux, Clindor se jette dans ses bras, — il ne la trompera point. Repentir tardif. Voilà qu’interviennent les domestiques de Florilame (qui sait tout !), et Clindor est poignardé par ordre de Florilame, prince de ses amis. Primadant. — Ha ! ils ont assassiné mon fils ! Alcandre. — Nous sommes tous mortels, monsieur Primadant… mais attendez. Changement à vue. Tous les personnages du cinquième acte, y compris Clindor, apparaissent, rangés autour d’une table — et comptant de l’argent. Primadant. — Qu’est-ce à dire, et que vois-je ? On compte de l’argent chez les morts ! Alcandre. — Désabusez-vous. La mort de votre fils n’était qu’une illusion. Les gens que vous voyez sont des comédiens qui partagent la recette. Primadant. — Je ne vous entends pas. Alcandre. — Sachez donc que, après l’évasion de Clindor, Isabelle et son amant, se trouvant sans ressources, ont pris du service dans une troupe de comédiens, et les événements tragiques, qui passaient tout à l’heure sous vos yeux et vous épouvantaient si fort, font partie d’une pièce où ils jouaient chacun un rôle. Primadant. — Ô joie ! mon fils est vivant… Mais comédien, hélas ! Alcandre. — Ne vous désolez pas, monsieur Primadant : le métier de comédien est en honneur aujourd’hui et rapporte beaucoup d’argent. Primadant. — Alors, tant mieux ! La condition de mon fils est meilleure que la mienne. Voilà, dans toute sa naïveté, la comédie de Corneille. Que vous semble d’Alcandre, ce brave magicien qui dédaigne de s’entourer des pompes mystérieuses de son art et se répand en sentences raisonnables et en réflexions rassurantes, — qu’envierait Polonius, — sur les vicissitudes humaines ? Et ce père, ne vous fait-il pas sourire ? Je me suis demandé pourquoi Corneille avait placé sur le bord de sa comédie ces deux personnages qui n’y entrent jamais, qui sont tout à fait inutiles à l’action, à laquelle ils ne se mêlent ni pour la précipiter ni pour l’arrêter ? Où se trouve leur raison d’être ? Ils servent à l’auteur d’intermédiaire, d’excuse auprès du public de son temps. Jamais il n’eût osé, le grand écrivain rendu circonspect par la critique du Cid, mettre directement en communication avec le parterre ce capitan Matamore, création d’une si exorbitante fantaisie ; car, remarquez-le bien, ce n’est point Corneille qui montre Matamore, c’est le magicien ; et, venant d’un magicien, l’extraordinaire, l’impossible, le merveilleux sera, sans réclamation, accepté par le spectateur du xviie siècle, très croyant et très dévot aux choses de sorcellerie. Il n’existe dans aucune littérature un personnage aussi excessif que Matamore, en comparaison de qui le Paroles de Shakespearee est la modestie même. Du reste, bien que placée à mille lieues au-delà de la vérité et de la vraisemblance, les traits comiques, — d’un comique énorme, — abondent dans cette hyperbolique physionomie. La versification de l’Illusion est toute vive, toute cavalière, toute charmante. Et maintenant, arrivons à M. Édouard Thierry, « arrangeur de Corneille ». Il suffirait sans doute de rappeler ici que rien ne peut autoriser un écrivain, cet écrivain fût-il lui-même un grand homme, à arranger les œuvres du génie, sous prétexte de les améliorer. Je ne prononcerai pas les gros mots de sacrilège et d’impiété. Il ne faut pas toucher aux œuvres du génie, simplement parce que cela est absurde. Quoi, vous déplacez le nez de Corneille, vous le collez sur le menton, et puis vous dites avec gravité : Voici la figure de Corneille ! Moi, je vous assure que le nez doit rester au milieu du visage et que votre innovation est d’un fort mauvais effet. M. Thierry, je le sais bien, a mis à ces remaniements une discrétion que n’aurait pas montrée M. d’Ennery, qui, vous ne l’ignorez pas, est le véritable auteur de Faust. S’il a supprimé certains vers pour leur en substituer d’autres, au moins ces derniers sont-ils pris dans le répertoire même de Corneille. Mais M. Thierry eût mieux fait de ne se livrer à aucune espèce de transposition, et de ne pas coller le nez de Corneille sur son menton. Chose plus grave, ou plutôt (car, en pareille matière, tout est grave également) autre chose : M. Thierry a coupé, dans l’Illusion, tout le quatrième acte, l’acte de la prison,
« parce qu’il fait longueur, pour abréger »! Je ne conteste pas les longueurs, elles existent, — mais il fallait les y laisser. Le cinquième acte de l’Illusion est la représentation des amours de Théagène et d’Hippolyte. M. Thierry le rejette comme
« dangereux et immoral ». Ce cinquième acte est dangereux ! Ce cinquième acte est immoral ! Nous sommes étonné qu’une pareille accusation parte de ce critique au goût sûr, au jugement sain, qui s’appelle Édouard Thierry. Il sait bien que, à ce compte, il faudrait chasser du théâtre les fils de Molière qui dérobent, aux éclats de rire du parterre, la cassette paternelle, et jeter au feu le Légataire universel. À ces spectacles le public ne s’indigne pas, — il rit. Pourquoi ? Tout bonnement parce que Molière et Regnard ne veulent pas le corrompre, mais le faire rire : l’innocence de l’intention de l’auteur est la sauvegarde parfaite de l’honnêteté du spectateur. Il faut y regarder à deux fois avant de lâcher ce terrible reproche d’immoralité ! Enfin, et quoi qu’il en soit, le Théâtre-Français a vu « un danger » dans le cinquième acte de l’Illusion, la conscience de son directeur s’est alarmée, et l’on a vertueusement substitué aux amours de Théagène et d’Hippolyte le premier acte de Don Sanche d’Aragon, fragment admirable, d’ailleurs, plein de grandeur et de noblesse. C’est tout l’honneur espagnol, dans un alexandrin hautain et retentissant qui est, visiblement, l’aïeul du vers de Hernani. Mais, au moins, M. Thierry restituera-t-il à Don Sanche le fragment emprunté ? Voyez-vous cette pauvre tragédie décapitée pour l’éternité, et commençant désormais au deuxième acte ! Nous supplions M. Édouard Thierry, si habile à découvrir dans Corneille les « dangers » qui n’y sont pas, de ne pas trouver dans ces critiques une amertume qui n’y est point. Si nous lui conseillons de rendre l’Illusion à la bibliothèque, nous le remercions d’avoir remis au théâtre cette belle œuvre de Nicomède, digne en tous points de prendre rang parmi les tragédies régulières de Corneille. Mais, encore une fois, rien ne pourra nous empêcher de témoigner hautement en faveur du respect absolu dû aux grands poètes, partout et toujours : surtout par le Théâtre-Français, surtout le jour de l’anniversaire de Corneille. Regardez-y, mais n’y touchez pas !
10 juin 1861.
Un opéra grec au collège. — Œdipe à Colone en musique.
— Œdipe-roi. — Le déclamateur Sophocle. — Jocaste encyclopédiste.
— Corneille fait des excuses. — L’hôtel de Rambouillet tombé en enfance. — Les fils
légitimes des anciens. — Iphigénie à Aulis. — M. Jules Lacroix. — Où la
traduction en vers est plus exacte que la traduction en prose. — Sophocle au
boulevard.
« C’est le pays des beaux chevaux, ce pays que tu viens habiter, ô étranger ! c’est la première ville de ces contrées, c’est la blanche Colone ! Ici, va par bandes pressées le rossignol aux plaintes mélodieuses, qui se plaît dans nos vallons éternellement verts ! »Le souvenir de vos conférences de P*** me revenait l’autre soir, cher maître, à la première représentation de l’Œdipe-roi traduit par M. Jules Lacroix, et je vous regrettais, je vous aurais voulu présent : votre joie eût été grande d’entendre ces vers du poète français qui sont le plus fidèle hommage qu’on ait jamais rendu chez nous au génie antique, et qui sonnaient aux oreilles comme l’écho véritable de Sophocle, — ce Sophocle que vous nous fîtes aimer et admirer, et que Voltaire méprisait. Vous savez, en effet, avec quelle étourderie irrévérencieuse ce merveilleux génie qui embrassait tout, excepté la poésie, jugeait le chef-d’œuvre :
« Les vers de Sophocle sont d’un déclamateur… Sophocle a surpris l’admiration de son siècle »; et, plus bas, cette phrase incroyable :
« J’avoue que peut-être sans Sophocle je ne serais jamais venu à bout de mon Œdipe. »Ce
peut-être, qui joue à la modestie, ne semble-t-il pas bien effronté, quand on pense que le versificateur français a pris trois actes de sa tragédie à la tragédie grecque ? Il est vrai que les deux autres, les deux premiers, remplis par la narration de la mort d’Hercule et la déconvenue amoureuse de Philoctète, et qui appartiennent en propre à Voltaire, sont d’une insignifiance rare et d’un insupportable ennui. Au troisième acte seulement, Voltaire s’aperçoit (grâce au déclamateur Sophocle) que le drame est ailleurs et que, pour exister, l’intérêt doit poser sur Œdipe et sur Jocaste : et, en homme sage, il se remet entre les mains de l’ancien et le suit docilement. De ce moment, la tragédie perdrait un peu de son ennui, si les vers de Voltaire le permettaient… Et puis, voilà que, tout à coup, emporté par son zèle philosophique, il commet une lourde faute contre la couleur locale, en accusant de façon criarde l’incrédulité de Jocaste à l’endroit des oracles, incrédulité que le tragique grec avait indiquée avec tant de mesure. Il enrôle Jocaste parmi les encyclopédistes. Malgré tout, l’Œdipe-roi de Voltaire demeure la moins illisible de ses pièces. Ah ! l’ingrat
peut-être! Corneille, lui, a écrit un détestable Œdipe ; mais au moins il ne méconnaît pas Sophocle. Loin de là. Il proclame Œdipe-roi
« le chef-d’œuvre de l’antiquité », et si, dans son affabulation, il ne suit pas le texte original, ce n’est point qu’il nie la sublimité de ce grand homme ; il obéit aux exigences femmelettes de son public, voilà tout, et c’est déjà trop :
« Je reconnus que ce qui avait passé pour merveilleux aux siècles de Sophocle et de Sénèque pourrait sembler horrible au nôtre, que cette éloquente et sérieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, qui occupe tout leur cinquième acte, ferait soulever la délicatesse de nos dames, dont le dégoût attire aisément celui du reste de l’auditoire ; et qu’enfin l’amour n’ayant point de part en cette tragédie, elle était dénuée des principaux agréments qui sont en la possession de la voix publique. »Le passage a son prix, n’est-ce pas ? et les raisons de Corneille sont curieuses. Ne vous semble-t-il point que, à travers ces paroles sincères en apparence, perce une ironie contenue, mais douloureuse et mélancolique ? L’inflexible Romain vieillit et faiblit. Il n’a plus cette belle insolence qui rompait en visière à toute l’Académie ! Non. Il craint de mécontenter Oronte octogénaire, il ménage Aminte et Polyxène sur le retour, il veut plaire à l’antique Hôtel de Rambouillet tombé en enfance et qui a la goutte : L’amour n’ayant point de part en cette tragédie, etc., etc. L’épouvantable infortune d’Œdipe eût, en effet, révolté la délicatesse d’Aminte, et Polyxène ne peut décemment s’émouvoir qu’aux roucoulements scudériques de Thésée et de Dircé :
Donc, Œdipe et Jocaste s’effacent, se retirent tout au fond du drame, où je les distingue à peine, tant ils ont pris la pâleur des personnages épisodiques. L’intérêt est déplacé et, du même coup, anéanti. Il ne s’agit plus que de savoir si Thésée épousera Dircé, après lui avoir galamment traversé le cœur de mille traits madrigalesques. J’admire qu’on professe encore dans nos lycées que les poètes du xviie siècle sont les fils légitimes et ressemblants des Anciens ; que Pierre Corneille a continué Sophocle ; et Racine, Euripide. Oh ! les routines de l’enseignement universitaire ! Je viens de mettre face à face l’Œdipe de Sophocle et l’Œdipe de Corneille, et l’on voit maintenant s’ils ont aucun rapport. Mais s’il existe au monde un grand écrivain à qui l’intelligence des tragiques anciens ait manqué, n’est-ce pas notre immortel Racine ? Il nous a donné je ne sais quelle antiquité de convention, guindée, hors nature, déclamatoire et précieuse, appropriée enfin aux perruques emphatiques du Versailles de Louis XIV. Vous savez par cœur, cher maître, la prière d’Iphigénie à son père Agamemnon, qui veut la faire mourir pour obéir aux oracles :
« Ô mon père, si j’avais l’éloquence d’Orphée et la force persuasive d’attirer les rochers par mes chants et d’attendrir les cœurs par mes paroles, j’y aurais recours. Mais, pour toute habileté, je t’offrirai mes larmes ; c’est tout ce que je puis… Ne me fais pas mourir avant le temps, car il est doux de voir la lumière ; ne me force pas à visiter la région souterraine. La première, je t’appelai du nom de père, et tu m’appelas ta fille… Tu me disais alors en me caressant : Te verrai-je, ma fille, dans la maison d’un époux, vivre heureuse et florissante, comme il est digne de moi ? Et je te répondais, suspendue à ton cou : Et moi, mon père, te recevrai-je vieillissant dans la douce hospitalité de ma maison, pour te rendre les soins qui m’ont nourrie ? Je me souviens de ces paroles. Mais toi, tu les as oubliées, et tu veux me faire mourir… Ne me fais pas mourir ! rien n’est plus doux que de voir la lumière ! »L’admirable plainte ! Et qu’elle est différente, l’Iphigénie d’Euripide, de cette virago du tendre Racine, qui demande intrépidement les flammes du bûcher ! De quel côté se trouve la nature, la vérité ; de quel côté, le drame ? Ah ! ce ne sont point les poètes de Louis XIV qui ont fait revivre les tragiques anciens, toujours si naïfs et si humains, si près du cœur, qu’ils demeureront les contemporains de toutes les époques ! Pas plus que l’Iphigénie à Aulis, l’Œdipe-roi ne vieillira. Aussi, toute paraphrase, tout arrangement de ces chefs-d’œuvre, si habile qu’il soit, sera-t-il non seulement inutile, mais encore, forcément et fatalement, une maladresse et une preuve d’inintelligence. Qu’ajouterez-vous à l’Œdipe-roi ? qu’en retrancherez-vous ? Vous voudrez corriger cette haute simplicité, cette familiarité sublime, ces situations d’un dramatique si terrible ! M. Jules Lacroix a bien fait de traduire naïvement le chef-d’œuvre mutilé par les classiques. Là, être naïf, c’était le seul moyen d’être habile. Je sais bien que, à parler généralement, une traduction en vers est une mutilation aussi, et que, dix-neuf fois sur vingt, mieux vaut une traduction en prose. Mais, ne l’oublions pas, la tragédie antique étant essentiellement lyrique, il est impossible de l’imaginer écrite en prose ; et, par conséquent, la traduire en prose, ce serait la dénaturer, ce serait faire un contresens et un mensonge. Sophocle perd, dit-on, par les vers de M. Lacroix, en exactitude « d’expressions et de détails ». Mais ce qu’il perd de ce côté n’est-il pas grandement compensé par le mouvement, le rythmef, la cadence, que la poésie seule peut rendre et qui sont indispensables à la physionomie de l’œuvre ? C’est pourquoi je n’hésite pas à déclarer qu’une traduction envers de l’Œdipe-roi est absolument plus exacte qu’une traduction en prose. M. Lacroix, d’ailleurs, a serré l’original de très près, il a conservé dans ses vers les audacieuses ellipses du texte, que la prose française n’aurait pu supporter ; et ses chœurs, écrits dans des rythmes savants, rappelleraient par leur balancement la musique des strophes grecques, si l’harmonie divine de cette langue toute en diphthongues pouvait jamais être approchée. Le public, rebelle d’ordinaire aux œuvres élevées, et qui sourit méchamment aux sublimités de Corneille, était là, béant d’admiration, de respect et de terreur. Le chef-d’œuvre avait dompté la bête ! On n’applaudissait pas, on faisait mieux qu’applaudir : on écoutait, comme on écoute dans les églises. Qui pourrait dire l’universel frisson dont les spectateurs ont été glacés, quand le misérable Œdipe a paru sur les degrés du palais, se soutenant à peine dans son ivresse de douleur, s’appuyant aux murs, les yeux tout sanglants encore de l’horrible blessure faite par l’agrafe arrachée au manteau de Jocaste ? Une chose m’a contrarié, dans cette soirée : l’exiguïté du Théâtre-Français, qui ne me semblait guère plus grand, en cette circonstance, que mon ancienne salle de rhétorique. Je voudrais, pour contenir cet immense drame, une scène deux fois large et deux fois profonde comme la scène de l’Opéra. Qui sait ? Ces conditions matérielles remplies, Œdipe-roi, Œdipe à Colone, Iphigénie à Aulis, Antigone, redeviendraient peut-être, comme il y a trois mille ans, des spectacles populaires ; Euripide et Sophocle seraient estimés au boulevard ! Mais je me laisse emporter au courant de mon rêve… Je me crois toujours à cette époque, déjà lointaine, où j’étudiais près de vous, cher maître, et où j’ignorais encore l’abaissement du public moderne. Car la foule qui, l’autre soir, assistait à l’Œdipe-roi, était cette foule lettrée, naturellement ouverte aux belles choses, la foule des premières représentations.
1er septembre 1861.
Nos oubliés et nos dédaignés. — Les inconvénients de la logique. — Un mot de
M. Granier de Cassagnac. — Il fallait brûler Luther. — Jésus-Christ gendarme et le
poste catholique. — Filiation du sceptre. — Un pendant à la Déclaration des
Droits de l’homme. — Barbey d’Aurevilly idiot.
— L’histoire officielle. — Du Dandysme et de Georges Brummel.
— Caractéristique de la critique de M. B. d’Aurevilly. — Ses romans. — Son goût des
bizarreries physiologiques. — L’Amour impossible, les scrupules de Mme de Gesvres. — Une vieille maîtresse. — La morale
du Code. — « Je suis un Mérovingien. » — L’Ensorcelée, roman
historique. — La possession diabolique. — Un beau livre. — Que, en M. B. d’Aurevilly,
l’homme et l’écrivain ne font qu’un. — La tour du silence. — Conclusion.
« Quand on acceptera votre talent, on le subira. Tout le temps qu’on ne l’acceptera pas, il fera trop peur par son éclat (et par ses éclats, aurait-il dû ajouter), pour qu’on l’aime et qu’on vienne à lui. »M. Granier ne se trompait pas. On ne tardera pas à voir, en effet, quelles colères le journaliste a ramassées autour du romancier, si l’on nous suit à travers les Prophètes du passé et les Œuvres et les Hommes, que nous parcourrons avant d’arriver aux romans de M. Barbey d’Aurevilly.
« Si, au lieu de brûler les écrits de Luther, dont les cendres retombèrent sur le monde comme une semence, on avait brûlé Luther lui-même, le monde était sauvé au moins pour un siècle. »Cette phrase des Prophètes, qui semble d’un ligueur furieux, tandis qu’elle part simplement d’un catholique qui dédaigne de finasser avec ses doctrines, d’un logicien conséquent avec le corps de ses opinions (et, d’ailleurs, le fanatisme, n’est-ce pas l’explosion de la logique dans les faits ?), dénonce tout de suite l’esprit de l’ouvrage. Rien de plus explicite ; on ne nous prend pas en traître ; nous n’avons point affaire à un adversaire doucereux, enveloppant ses arguments dans des précautions sucrées pour les faire passer plus facilement, comme ces pilules amères qu’on enveloppe dans la groseille. M. d’Aurevilly n’est pas de ces bonnes âmes qui gémissent « sur des excès regrettables », et nous ne le prendrons pas à répudier la Saint-Barthélemy. Bien au contraire. Il reporte jalousement au compte du catholicisme ce massacre, dont quelques-uns ont voulu faire une action purement politique.
« Nos pères ont été sages d’égorger les huguenots, et bien imprudents de ne pas brûler Luther.» M. d’Aurevilly pouvait, à la rigueur, se passer de cette déclaration catégorique. Relisez le principe exalté dans l’épigraphe des Prophètes :
Illud verum quod prius, illud vero adulterum quod posterius, et dites s’il ne contient pas l’arrêt de mort de Luther ! À ce principe, l’auteur restera fidèle tout du long de l’ouvrage ; il n’en bougera ni d’une phrase ni d’une ligne ; adossé obstinément contre lui, il s’y laissera écraser, riant ouvertement du philosophisme moderne et de l’idée de liberté : deux mensonges qui précipiteront la société à sa ruine… si elle ne se réfugie pas au plus vite, repentante et soumise, dans la théocratie qui, seule, peut la sauver. Car le catholicisme est ; pour l’auteur, en même temps que l’unique religion vraie, l’unique dépositaire des vérités politiques. D’après lui, le gouvernement des peuples repose sur des principes immuables, dont la garde appartient à l’Église, qui représente Dieu sur la terre. Tout individu qui apporte une notion nouvelle (la liberté de conscience, par exemple) crée un conflit, dérange l’immobilité sacrée, trouble l’ordre primordial, commet le crime de lèse-société, — et doit être supprimé par l’Église, érigée en comité de salut public permanent. Luther, en prêchant la liberté de conscience, commettait un double crime, politique et religieux : il devait être excommunié comme hérétique, brûlé comme anarchiste (hérétique, anarchiste, la même chose en deux mots) ; et cela ne fait pas l’ombre d’un doute ! car, ne l’oubliez pas, ayant l’infaillibilité, l’Église a le droit et même le devoir d’être inflexible : pour elle, faire grâce, ce serait abdiquer. Qu’elle soit forte avant tout.
« Fous ou sages, dit l’auteur, se mènent en bloc de la même manière, un œil qui voit pour eux et quatre mains qui les forcent à obéir. J’y ai bien réfléchi ; j’ai lu attentivement l’histoire, l’état de tutelle est normal à l’esprit humain, et la vue fausse des esprits modernes, c’est d’admettre que cet état de tutelle est transitoire et que la gloire de la civilisation est de le finir. »Joseph de Maistre, ce génie de l’impertinence, avait écrit déjà :
« Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’État, d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et spirituel : les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s’amuser ; de quoi pourraient-ils se plaindre ? »Donc, pour employer l’énergique langage de M. d’Aurevilly, le premier qui se permettra une aspiration à côté de la règle, il faut le saisir au collet et le mener au poste catholique. C’est chose historique parfaitement avérée : Jésus-Christ portait un sabre et les apôtres étaient des gendarmes. Le « troupeau des fidèles » n’est plus une figure ; nous sommes, en toute réalité, un troupeau qu’on doit conduire au ciel et à l’idéal politique, comme on nous conduirait à l’étable, — à coups de bâton… Avez-vous eu vent de cet archéologue anglais qui s’évertuait récemment à prouver que le sceptre, à l’origine, était un manche de fouet ? M. d’Aurevilly me rappelle cet archéologue. Sa doctrine (politique comme religieuse) est, on le voit, très purement catholique. Elle part du « péché originel », ce virus héréditaire dont notre entendement est vicié et qui nous rend inhabiles à la connaissance de la vérité. L’Église nous traitera, nous soulagera, mais jamais nous ne serons complétement assainis. Dans la nuit de notre intelligence elle fera glisser un petit filet de lumière, mais nous n’aurons jamais l’éblouissement de la vérité dans son plein. Quant aux malheureux qui ferment obstinément leur volet au petit filet avare, ils sont destinés à ne pas produire une seule pensée qui ne soit un mensonge. Et voilà décrétée l’abolition de l’initiative individuelle. Mais quels avantages en revanche ! La société n’est plus troublée, le fameux problème se trouve enfin résolu : l’ordre dans l’immobilité, l’immobilité dans l’ordre ! Tel est, en gros, ce livre des Prophètes du passé, livre politique et religieux à la fois, où sont glorifiées les mémoires de M. de Maistre et de M. de Bonald ; — d’où il sort, en résumé, que la séparation de l’Église et de l’État est mortelle… pour l’État, et qui conclut énergiquement à la théocratie. Nous avions la Déclaration des droits de l’homme ; les Prophètes du passé, c’est la Déclaration des droits de Dieu. Si nous sommes absolument contraire aux doctrines fulminées dans cet ouvrage, nous en louons sans réserve le style exact, net, coloré, et la logique imperturbable. Nulle concession à l’esprit moderne9 ; pas une page où l’auteur mente à son principe :
Id verum quod prius, illud vero adulterum quod posterius. Remercions M. d’Aurevilly d’avoir exposé si carrément toutes les conséquences du système catholique bien appliqué, conséquences qui ne pouvaient être proclamées que par un ennemi de l’Église ou par un ultramontain entier comme ce disciple de Joseph de Maistre. Si la publication des Prophètes a réjoui les esprits libéraux, elle a dû contrarier vivement les hommes à concessions de l’ultramontanisme, la confrérie de ces catholiques honteux qui ont toujours l’air de vouloir se faire pardonner Jésus-Christ. — Ô franchise honnête et maladroite ! Que diable ! on est catholique, mais on reste amateur du progrès, pour ne pas tout compromettre ; et, au lieu des Prophètes du passé, on écrit Légitimistes libéraux et catholiques tolérants, livre d’un style très plat et qui ennuie tout le monde, mais ne fait bondir personne ! Les Prophètes connus, il est facile d’imaginer le criterium qui domine les Œuvres et les Hommes au dix-neuvième siècle. Notre époque étant une époque de libres penseurs, M. d’Aurevilly la traitera comme Murat traitait les cosaques, à coups de cravache. Philosophes ou poètes, historiens ou romanciers, chacun recevra son compte. Car, il est bon de le redire, pour cet esprit absolu et dogmatique rien ne se sépare, tout se tient forcément ; c’est comme une chaîne, ou plutôt comme un chapelet dont tous les grains sont solidaires. Le point de vue est un. Aussi, trouvons-nous illogique la division, établie par l’auteur, de son ouvrage en philosophes et écrivains religieux — et historiens politiques et littéraires. Pourquoi élever des catégories qui sont renversées à tout moment par son procédé critique ? Qu’il s’agisse en effet de M. Capefigue ou de M. Renan, de M. Cousin ou de M. Lacordaire, il les considère chacun sous le quintuple rapport : philosophique, religieux, politique, historique et littéraire, qui, nous y insistons, est un pour lui. Ne pouvant détailler les Œuvres et les Hommes, nous nous contenterons d’appuyer sur les pages qui concernent les libéraux ultramontains dont nous parlions tout à l’heure. Il faut voir de quelle façon il malmène ces catholiques à double tendance, qui s’amusent à superposer monstrueusement la liberté au dogme, et qu’on pourrait appeler des catholiques d’ordre composite. Le Père Lacordaire, par exemple, avec ses tendresses pour le progrès et la société moderne, lui paraît d’une orthodoxie bien chancelante : il le voit déjà sur la pente au bas de laquelle M. Strauss chicane Jésus-Christ sur sa divinité. Et, non content de lui reprocher son inconséquence et de le rappeler vertement au dogme et à l’autorité, il l’accuse de ne pas savoir le français, de commettre des fautes de langue grossières ; et, ma foi, il prouve son dire par des citations décisives, sans compter qu’il met à cette exécution littéraire une sorte de férocité joyeuse ! Puis, c’est au tour de M. Nettement, l’écrivain royaliste à la phrase gonflée et redondante, où l’on dirait qu’une machine pneumatique a fait le vide d’idées, de subir la dent de l’enragé critique, qui mord à même ce style peu résistant, où son ironie entre comme dans du beurre. Et M. Cousin, ce catholique frais éclos sous un rayon de la Grâce académique, avec quelle verve impitoyable il est moqué, bafoué, berné ! Comme M. d’Aurevilly étend l’historien des Longueville et des Chevreuse aux pieds « de ses amours » par ce coup de poing de la fin :
« M. Cousin mourra comme le bonhomme Hulot ! »— Le terrible compère ! Tantôt impertinent et froidement dédaigneux, tantôt violent et emporté, toujours spirituel — jusqu’au sang, il se déchaîne à travers la bande des faux catholiques et des ultramontains timides, cravachant, assommant, tuant à droite et à gauche, au nom de l’Autorité et de l’Église, dont il semble l’exécuteur privilégié depuis que Veuillot n’est plus qu’un Sanson honoraire. Ne croyez pas cependant que ce soit là tout M. d’Aurevilly : à côté de ces violences bruyantes, il a des pages d’une adorable sérénité, d’une poésie émue et délicate, comme le chapitre sur sainte Thérèse ; — il rencontre des analogies lumineuses :
« Saint Martin (le mystique) est dans l’ordre des choses religieuses ce que furent les Précieuses dans l’ordre des choses littéraires. »J’ai particulièrement été frappé du portrait de Pascal, qu’il nous représente comme une sorte de Hamlet catholique, inquiet, troublé, terrifié par sa croyance même. Oui, c’est bien là ce Pascal qui, vers les dernières années de sa vie, croyait voir marcher devant ses pas un grand trou prêt à l’engloutir, le trou de l’enfer sans doute ; et nul, autant que M. d’Aurevilly, n’était désigné par la nature de son talent pour rendre ce qu’il y a d’étrange, de fantastique, de vertigineux dans la personnalité, unique au xviie siècle, de celui qui s’écriait avec effarement :
« Le silence des astres m’épouvante ! »Je ne quitterai pas les Œuvres et les Hommes sans quereller l’auteur sur une question de fait. Selon lui, il faudrait ériger l’histoire en « Fonction ». Il ne devrait pas être permis de raconter les événements publics au premier venu, qui peut les tourner à sa fantaisie, les fausser et abuser ainsi le lecteur.
« Ce n’est pas le non-savoir qui perd les peuples, c’est le mal-savoir. »Vous comprenez que M. d’Aurevilly, homme de tradition avant tout, qui voudrait modeler le présent sur le passé, ou, du moins, l’en dériver rigoureusement, attache une importance suprême à la véracité de l’histoire. L’histoire étant, suivant lui, le plus grand des enseignements politiques, doit être sévèrement surveillée, plus que surveillée : réglementée. Pas d’historiens libres, mais des historiens officiels, nommés par l’autorité, en un mot des historiographes. Ou, tout au moins, si l’on tolère les historiens libres, qu’il y ait à côté d’eux, au-dessus d’eux, un historiographe qui sera comme l’Infaillibilité auprès de laquelle on pourra toujours aller contrôler l’exactitude des faits ! Cette fonction de l’historiographe, dit M. d’Aurevilly, n’existe pas en France. Il se trompe, notre historiographe s’appelle le Moniteur universel 10. Ce n’est peut-être pas l’idéal rêvé par l’auteur. Mais quel autre raconterait les événements publics autrement que le Moniteur, puisque, étant de création officielle, il obéirait nécessairement à la même inspiration, l’inspiration du pouvoir ? J’ai à peine entrouvert au lecteur les Œuvres et les Hommes, livre si divers dans son inflexible unité. Rien de plus léger, de plus délibéré que cette Critique, qui s’en va sans ordre apparent, se jette de droite et de gauche, — et parfois retourne sur elle-même, tant elle craint d’avoir laissé échapper quelque nuance et désire de les fixer toutes ! Une vie singulière anime chaque page ; comme un homme, ce style a des gestes. Admirable causerie, pleine de caprice et d’imprévu, qu’on dirait abandonnée au hasard, qu’on a peur de voir se perdre pour ne plus se retrouver et qui, juste au moment où l’on s’y attend le moins, revient au centre, en repart et y revient encore ! Quelque chemin qu’il prenne, M. d’Aurevilly sait bien qu’il aboutira toujours au carrefour où s’élève la grande croix catholique… N’est-il pas intéressant de constater, dans un écrivain d’un esprit si dogmatique, une forme qui l’est si peu ? Il faut donc, tout en combattant ses doctrines, applaudir cet artiste vraiment français et rire des méthodiques qui ne verraient pas quel ordre réel gouverne tout ce peuple d’idées. Tout ce qu’il touche, M. d’Aurevilly le marque profondément (
ego nominor leo), qu’il écrive du catholicisme ou du dandysme, de Brummell ou de Pascal. Dans le petit volume sur le Dandysme et G. Brummel, qui est, à vrai dire, un de ces traités comme on en savait faire au siècle des La Rochefoucauld et des La Bruyère, mais dont on a perdu la recette aujourd’hui, nous avons un moraliste ingénieux, pénétrant, incisif, très fin, — subtil même si vous voulez, — et un écrivain toujours d’une admirable justesse, passé maître dans l’expression des nuances. Ici, au contraire des Œuvres et des Hommes, la langue est plus claire qu’éclatante, plus rigide que mouvementée : M. d’Aurevilly, si porté aux polémiques ardentes, sait parler froidement des choses froides. Il y a, dans ce traité, un Éloge de la vanité qui est un petit chef-d’œuvre de raillerie sérieuse à la manière anglaise, et que Brummell eût écrit, si Brummell eût été un écrivain.
« On lisait alors (vers 1840) Lélia, ce roman qui-s’en ira, s’il n’est déjà parti, où s’en sont allées l’Astrée et la Clélie, et où s’en iront tous les livres faux conçus en dehors de la grande nature humaine et bâtis sur les vanités des sociétés sans énergie, fortes seulement en affectations. »Et il ajoute :
« Malheureusement l’Amour impossible est de cette farine-là. »L’aveu est entier, comme on voit, et pourrait nous dispenser de l’examen de l’Amour impossible, si ce livre n’était un début et, comme tout début, un précédent curieux à consulter ; si, de plus, il n’ouvrait un jour sur un des côtés natifs, et le plus accentué peut-être, de M. d’Aurevilly, son goût des bizarreries psychologiques et physiologiques. Raimbaudg de Maulévrier, un dandy, un élégant, un homme d’esprit, a naguère aimé une jeune veuve, Caroline d’Anglure, nature tendre et dévouée. Mais, à l’heure où commence le roman, il ne subsiste entre eux que cette chose banale et positive, cet amour de convenance auquel le monde a trouvé un nom brutalement exact : il ne reste plus qu’une liaison. L’accord des cœurs est brisé ; seul, l’extérieur de la passion existe encore, du moins de la part de Raimbaud ; car, chez Caroline, la passion est vivace comme au premier jour… Et qui sait même si ce n’est pas pour avoir trop aimé Maulévrier, qu’il ne l’aime plus, lui ? Ah ! si, laissant pour un temps sa tendresse attentive, elle s’était tout d’un coup armée de froideur et composé une coquetterie factice, peut-être eût-elle retenu son amant, qui s’échappe de tous côtés comme un vase qu’on a trop rempli ! Mais cette âme ingénue n’entend rien aux roueries de Célimène, elle ne sait qu’aimer, se donner et souffrir. Maulévrier est las, à la fin, de ce bonheur égal et tranquille ; cet amour à la crème est devenu fade à ce cœur blasé qui réclame les piments de la passion. Jusqu’ici, nous sommes bien dans « la grande nature humaine ». Une minute : le bizarre nous guette, et, de la grand-route, il va nous jeter brusquement dans un chemin de traverse qui nous mènera Dieu sait où ! Caroline délaissée, Maulévrier se tourne vers la marquise de Gesvres, dont les grands airs dédaigneux irritent ses convoitises. Voilà une position difficile à enlever, une vraie femme à triple enceinte, une femme devant laquelle on peut rester dix ans, comme devant Troie ! Tant mieux. En attendant que sa beauté donne le plaisir, sa froideur excite la vanité, cette gouvernante d’un dandy et d’un mondain tel que Maulévrier. Mais, où Maulévrier ne voit que le difficile, il y a l’impossible : Mme Bérangère de Gesvres n’a pas de cœur et n’a pas de sens. Sous cette opulente carnation où doivent, ce semble, courir tous les frissons de la volupté, croupit un sang glacé que ne fondra pas l’amour. Quant au cœur, il est arrêté. Et comme, en dehors de l’amour qui est sa fonction naturelle et sa joie première, la femme n’est rien et n’a rien, celle-ci s’ennuie horriblement. Elle voit autour d’elle, dans son monde, tant de jeunes filles et de jeunes épouses heureuses par lui ! Elle les envie, elle veut monter son cœur : le grand ressort manque. Et, à chaque effort, elle retombe désespérément sur son impuissance et sur son ennui. Certes, voilà un monstre moral et physique. Comment ce monstre s’est-il formé ? comment ces yeux d’un éclat si profond, comment ce beau sang, comment cette admirable constitution (pardon du mot, mais il faut être net) ne sont-ils que l’absence du regard et l’absence de la vie ? Des natures aussi excentriques veulent être expliquées minutieusement pour paraître seulement possibles. M. Barbey d’Aurevilly n’explique pas, il se borne à constater son héroïne (Mme de Gesvres, c’est tout le titre et tout le livre), oubliant tout à fait que son récit est incompréhensible, si l’étude physiologique ne le précède pas. Telle est la statue dont Pygmalion Maulévrier veut tirer une femme. La statue, qui ne demanderait pas mieux que de s’animer, se prête complaisamment à toutes les tentatives de création : il s’agenouille devant elle, il lui prend les mains et les presse, il lui baise les bras, le cou, les épaules, il la serre contre sa poitrine, il l’enveloppe d’une atmosphère voluptueuse et brûlante qui incendierait des marbres ! Eh bien, rien ne bouge et ne tressaille en Bérangère, rien ne prend, ni l’âme ni le corps. Le point sensible n’existe pas, il est impossible de trouver le secret qui ouvrira cette nature. L’auteur, ordinairement d’une logique si audacieuse et qui se moque pas mal qu’on dise « qu’il va trop loin », semble hésiter tout à coup et même reculer. Après avoir permis tous ces attouchements (il faut bien appeler les choses par leur nom) qui n’ont pas abouti à la découverte de la vie, Bérangère refuse de consommer le sacrifice, Et, pourtant, de cette suprême expérience de la possession, qui sait s’il ne sortirait pas la révélation de son cœur et de ses sens ? Qu’est-ce qui peut donc la retenir ? Ce n’est certainement pas le soin de son honneur, entamé déjà par tant de privautés. Aussi l’auteur, qui est d’un esprit très subtil, donne-t-il un autre motif à la résistance de Bérangère : elle a peur que « la suprême expérience » ne la convainque radicalement de son inaptitude aux choses de l’amour ; elle veut au moins garder cette illusion que peut-être, si elle se livrait, le charme serait rompu, mais elle n’ose pas en tenter la chance. Maulévrier ne se décourage pas, cependant. Il s’obstine, et tellement, qu’il perd à ce jeu, — un véritable jeu de patience, — ses facultés amoureuses. La pétrification est accomplie, la statue a son pendant ! Le misérable s’irrite de cette mort universelle qui envahit ses sens et son cœur, il se révolte, il veut ressaisir la vie et l’énergie, et il croit les retrouver au fond de ces caresses stériles dont nous parlions tout à l’heure. Vains efforts ! Le livre finit là. L’auteur nous laisse sur cette pensée que jamais le drame de l’amour, même de l’amour physique, ne sortira de cette longue exposition. Et M. de Maulévrier a vingt-sept ans ! Et Mme de Gesvres a trente ans ! J’avoue ne pas comprendre ; je reste abasourdi devant ces natures contre nature, et, comme on ne me les a pas déduites, je nie formellement leur vérité. Voyez-vous d’ici ces partenaires du whist de l’amour, se faisant mutuellement des invits perpétuelles auxquelles ni l’un ni l’autre ne répondent ? On me dira : Il existe de ces phénomènes, et nous avons connu plus d’une madame de Gesvres. C’est possible, mais on n’a pas le droit de transporter, de la vie réelle dans la vie artistique, de pareils phénomènes, sans les expliquer. Que devient alors l’œuvre d’art ? Le roman n’a le droit d’être constatation qu’après avoir été analyse. Maulévrier qui, dans la première partie du livre, était humain, passe dans la seconde à l’état de monstre, tout comme Mme de Gesvres. Et cela brusquement, sans transition, sans que l’auteur me rende compte de ce changement soudain. Où je demande une transformation, on me donne une métamorphose. Évidemment, un tel roman, parti d’une telle donnée et mené d’une telle façon, ne pouvait être dramatique : l’intérêt ne jaillit pas de situations incompréhensibles. Un seul personnage, vrai, — et touchant parce qu’il est vrai, — galvanise un moment l’action, c’est Caroline d’Anglure. Il y a même un passage où l’auteur arrive à l’émotion par le tableau du désespoir de cette douce créature qui meurt de n’être plus aimée. Malheureusement, comme ce personnage n’est pas une colonne du livre, mais seulement une colonnette, le livre s’écroule. Chose logique, de même que l’Amour impossible est très inférieur, comme analyse et développement, aux autres romans de M. d’Aurevilly, le style est au-dessous. Je ne veux pas dire qu’il soit vulgaire, il est élégant, spirituel, distingué, dandy, mais je n’y trouve pas l’éclat et la couleur qui frappent dans Une vieille maîtresse et dans l’Ensorcelée. Et, maintenant, fuyons ces régions grises et glacées de l’insensibilité pour entrer dans le splendide et réchauffant royaume de la passion ! Ici, dans Une vieille maîtresse, c’est la vie exubérante, c’est bien « la grande nature humaine » avec ses joies et ses désespoirs, ses héroïsmes et ses crimes. C’est la passion, enfin, et tous ses déchaînements ! Et l’auteur l’a décrite d’une plume si vive que les vertueux, les vertueux de surface, ont poussé des cris de vierge effarouchée. Ils ne comprennent pas, ces gens-là, qu’on fasse verts les arbres verts, et s’irritent qu’on peigne les ciels bleus avec du bleu. Esprits à courte vue, ils ne pénètrent rien, ils ne voient que l’enveloppe des choses. Liés aux conventions mondaines comme à un boulet qui les empêche de s’enlever et de s’élever, la morale leur échappe par sa hauteur… Et ils ont eu des rougeurs indignées en lisant Une vieille maîtresse ! Voyons donc ce qu’il est, cet épouvantable livre ; mais, auparavant, dégageons du récit l’idée qu’il contient et, qu’ils n’ont pas aperçue, découvrons les racines du roman qui leur sont cachées par l’opulence des détails ; et, le roman déchaussé, qu’ils daignent regarder. L’homme et la femme, une fois liés d’amour, ne peuvent rompre ce nœud sans troubler l’ordre moral divinement établi. C’est là qu’il eût fallu placer l’épigraphe :
Id verum quod prius, illud vero adulterum quod posterius !L’homme aura beau s’éloigner de la femme qui s’est donnée à lui tout entière comme il s’était donné à elle, et se réfugier dans le mariage auprès d’une autre femme, il ne sera point à l’abri, s’il porte une âme honnête, du devoir primitif qu’il s’est créé et qu’il n’est pas en son pouvoir d’abolir ; il aura beau faire, l’ancienne passion et l’ancien devoir poursuivront sans cesse la passion et le devoir nouveaux. De là, de terribles conflits. Tiré entre le passé qui le réclame à juste titre et le présent qui a droit de le retenir, pris entre la maîtresse abandonnée et l’épouse récente, ballotté sans repos de l’une à l’autre, il traînera toujours, et quoi qu’il fasse, un double remords après lui. Il sera fatalement (la fatalité, c’est la justice des événements) époux coupable, s’il reste amant ; amant lâche et méprisable, s’il se retranche dans sa nouvelle condition. L’auteur, dans Une vieille maîtresse, a donc posé, en droit, la revendication de la fidélité éternelle. N’est-ce pas là un grave et magnifique sujet, pris dans les hauteurs de la morale ? Et voilà qu’ils ont déclaré que la morale était bafouée juste au moment où on la glorifiait ! Ils ont vu un ménage dérangé par la survenue d’une maîtresse, et ils se sont voilé pudiquement la face avec le code civil qui commande la fidélité seulement dans le mariage, ne songeant pas que le code, étant fait pour la société et non pour l’individu, ne renferme pas toute la morale ! Ainsi, pour n’avoir pas voulu, dans sa fierté de penseur et d’honnête homme, s’aplatir devant les petites bassesses sociales, pour n’avoir pas habillé la morale d’une robe bourgeoise (sachant bien que c’était là un grotesque déguisement), M. Barbey d’Aurevilly a été proclamé un romancier obscène. Osons fixer ces obscénités. Ryno de Marigny, gentilhomme spirituel, distingué, passionné, — mais d’une passion voilée par l’ironie, — dominant de toutes ces supériorités les mondains sans élégance vraie, au front vide, au cœur sec, qui encombrent les salons de leur suffisance et de leur nullité, était un irrésistible conquérant. Ajoutez à cela une vie mystérieuse, faite pour travailler les imaginations romanesques, c’est-à-dire les âmes féminines, et tirez la conséquence : « Il avait eu bien des femmes » ; mais on ne lui avait jamais connu que des liaisons nouées et dénouées à la hâte, pas une seule passion de résistance. Fatigué de ces amours d’aventure, il aspirait à un amour calme, solide, éternel, lorsqu’il rencontre dans le monde Mlle Hermangarde de Polastron. À peine a-t-il vu cette jeune fille,
« belle à rendre amoureux tous les peintres », belle d’une beauté vraiment royale, mais où ce qu’il y a d’imposant est comme adouci et attendri par les grâces de la chasteté, que Marigny est subjugué. De son côté, Hermangarde a subi la fascination que Marigny exerce sur toutes les femmes ; du premier coup, elle a reconnu son maître. Les causeries de salon, dont la rumeur tout au moins arrive aux oreilles si bien douées des jeunes filles, sur cet homme qui est le scandale du faubourg Saint-Germain, auraient dû l’avertir et la mettre en garde. Mais non ! Elle ouvre en toute ingénuité son cœur à cet amour, elle n’a point peur. Et puis, elle est peut-être attirée vers Marigny par cette pitié inconsciente que l’innocence a pour le désordre, elle rêve de tirer un homme heureux de ce débauché ! Qui sait encore ? sa vanité de femme se réjouit à l’idée de dompter celui que nulle n’a pu apprivoiser, de le coucher docile à ses pieds, d’en faire un lion domestique ? Aussi, quand Marigny demande à la marquise de Flers, grand-mère d’Hermangarde, la main de sa petite-fille, celle-ci est toute joyeuse et toute ravie. Elle ignore, la pauvre enfant, que, au-delà des femmes de son monde à elle, il en existe une cent fois plus dangereuse ; que, au-dessus de toutes ces liaisons de salon si vite brisées, il y a une passion de dix ans qui sera plus forte que sa beauté et que son amour et que l’amour de Marigny pour elle. Son mariage, à dire vrai, sera une immolation, ce sera le sacrificateur antique qui officiera ce jour-là. Et, pourtant, Marigny ne la trompe pas, il aime réellement Hermangarde et de tout son cœur ; il est persuadé que le passé est bien passé, que l’ancienne maîtresse est bien dépossédée, comme si une passion de dix ans. — et quelle passion ! — pouvait jamais abdiquer. Le romancier japonais aura éternellement raison :
« Quand ils eurent prononcé les mots qui les unissaient, il se fit dans ces deux âmes un contrat intérieur, et ces contrats ne se déchirent plus. »Quelle est donc cette rivale redoutable ? Mon Dieu ! presque rien, en apparence, une Malagaise qui a passé la trentaine, petite, maigre, noire, au regard opaque et sommeillant, sans tournure et sans élégance, sans rien qui prenne à première vue ; et, certainement, si on l’eût montrée à Hermangarde, Hermangarde n’aurait eu qu’un sourire dédaigneux. Pour la foule, Vellini est laide. Mais elle est passionnée ; et la passion, qui accomplit des miracles, la transforme à certains moments et la crée, pour ainsi dire, à nouveau. Un regard de Ryno, un baiser, un mot d’amour, et le rayon jaillit de cette obscurité, la beauté de cette laideur. Vellini, c’est comme un trésor caché à tous les yeux, qui s’ouvre et resplendit seulement devant le bien-aimé. Oh ! l’irrésistible et savoureuse créature !! Hermangarde plaît, mais Vellini fascine ; Hermangarde est charmante, mais Vellini est charmeresse. Et elle a charmé Ryno, comme Ryno l’a charmée. Nature sauvage, élevée au hasard, dont l’éducation n’a point déformé les instincts, elle s’est laissée aller, sans lutte et même sans hésitation, elle s’est laissée couler vers Marigny ; sans souci des « convenances » qu’elle ne comprend pas et qui lui sont bien égales, un matin, elle a quitté la couche légale et s’est faite, tranquillement, la maîtresse publique d’un homme rencontré ! Pendant dix ans, rien n’a occupé Vellini que la vue et la pensée de cet homme, qui est devenu pour elle le commencement et la fin de tout ; et Marigny a été emporté avec elle, et pendant dix ans il s’est absorbé et confondu avec elle dans cette passion impérieuse. Il y a bien eu quelques intervalles causés par la lassitude et aussi par la colère que donnent toutes les chaînes, même les chaînes aimées. Mais qu’importe ? Si Vellini et Ryno se quittent souvent, ils se reviennent toujours. C’est dans un de ces intervalles que Marigny rencontre Hermangarde ; il est bien convaincu, cette fois, que tout est fini entre lui et sa maîtresse ; Vellini le croit comme lui, et reçoit sans déchirement la nouvelle de son mariage. Hélas ! les deux amants se trompent, le drame de la passion n’est pas terminé, il se complique au contraire : Marigny vient d’y introduire un troisième personnage. Alors, nous entrons véritablement dans l’action, et la haute moralité du roman commence de s’entrapercevoir. Cette seconde partie est admirablement préparée par la première ; et nous ne savons pas d’exposition plus éloquente, plus colorée et plus justificative que le récit des amours de Ryno et de Vellini fait par Marigny lui-même à la vieille marquise de Flers : il y a là certainement des morceaux de génie, comme analyse et développement. Aussitôt le mariage célébré, Hermangarde et Ryno partent pour leur manoir de Carteret, suspendu, comme un nid d’alcyons, au revers d’une falaise normande : Hermangarde, jalouse d’emporter son mari et son amoureux loin de ce monde où l’on aperçoit trop encore le sillage de ses succès ; Ryno, après tant d’agitations, altéré de calme et de solitude, et, peut-être aussi, éloigné par le pressentiment d’un danger que la présence de Vellini à Paris fait trop voisin. Et, d’ailleurs,
« Hermangarde et Marigny ne cédaient-ils pas à l’instinct juste de l’amour en choisissant le bord de la mer pour y passer cette lune de miel qui, comme la lune du ciel visible, paraît plus douce au bord des flots ?… Si tout dans le monde a son théâtre, le bord de la mer est bien celui que Dieu créa pour l’amour heureux. Au point de vue supérieur des analogies, la plus belle chose qu’il y ait dans l’âme humaine devait nécessairement avoir, pour se montrer et s’épanouir à l’aise, la plus belle chose qui existât dans la nature. Là seulement, pour qui a le sentiment des harmonies, le cadre est digne du tableau ». Rien n’est doux, frais et reposé comme les premiers mois de cette villégiature amoureuse où Marigny semble avoir vaincu le Passé ; rien n’est plus auguste et plus charmant à la fois que les chevauchées des deux époux à travers cette campagne marine, que M. Barbey d’Aurevilly a si bien peinte et si bien localisée qu’il se révèle à nous comme un des premiers entre les descriptifs contemporains. Ce que Brizeux a tenté pour le paysage breton, lui, il l’a réalisé pour le paysage normand, parce que, avec le sentiment et la poésie du premier, il a les éclatantes et solides facultés de l’écrivain. Brizeux sent la nature, mais il ne la rend qu’à demi : sa plume est indécise, sa couleur terne, son dessin flottant M. Barbey d’Aurevilly sent, éclaire et fixe. Soudain, au milieu de cet amour azuré et tranquille, on entend gronder le passé. Vellini n’a pu se résigner à ce Paris où Marigny n’est plus ; et voilà qu’elle s’abat sur les côtes de Normandie, affamée d’amour et voulant son Ryno. Elle ne tarde pas à le rencontrer dans une promenade au bord de la mer. Elle s’attache à lui, elle prétend reprendre « son bien ». Il résiste, il répond à sa vieille maîtresse que son voyage est une folie et du temps perdu, qu’aujourd’hui il aime Hermangarde, Hermangarde seule ! Inutiles paroles. Vellini sent bien que le nœud qui les joint l’un à l’autre ne peut être brisé ; et à toutes ses froideurs, à tous ses dédains, à toutes ses impertinences, elle se contente d’opposer un sourire incrédule ; elle garde devant la colère de Marigny, qui menace de la chasser, une impassibilité absolue. Elle a raison d’être tranquille ! L’ancienne passion, que Ryno croyait ensevelie à jamais sous la nouvelle, se redresse soudain à l’appel de Vellini ; impérieuse et furieuse comme autrefois : c’en est fait, la Malagaise a reconquis son amant… Mais ce n’est qu’une surprise, un vertige passager ; il est bien sûr que Marigny n’aime que sa femme et que cette vieille maîtresse lui est tout à fait indifférente. Voyons, Vellini doit se faire une raison, repartir tout de suite. — Il pense ainsi, mais il a sa loi à subir. Vellini déclare qu’elle ne partira pas ! et, pour être toujours à portée de Marigny, elle, accoutumée à toutes les caresses du luxe, elle se logera dans une misérable cabane de pêcheurs.
« Avec ses poutres mal taillées et ses murs blanchis, c’était une espèce de grange que cet appartement pauvre et nu. Pour tout meuble, il y avait la grosse horloge à poulie et un bahut en chêne que le temps et la mer avaient poli comme un miroir. On y voyait encore deux chaises grossières, un escabeau à trois pieds et un lit propre, mais dur, déployé à bas sur l’aire, — et c’était tout… Le vieux pilote lui avait arrangé des rideaux avec d’anciennes voiles de vaisseau qui ne servaient plus. »Que fait à Vellini cette vie indigente ? Que fait même, à cette nature orientale, le partage avec Hermangarde ? Voir Ryno, c’est assez, le reste n’existe pas. Huit jours se passent cependant, huit jours de lutte pour Marigny et d’attente anxieuse pour la Malagaise. Il revient enfin, car il ne peut pas ne pas revenir : en ne revenant pas il commettrait une lâcheté odieuse envers celle qui a fait de lui sa vie entière et qui le tient doublement, par la passion et par le devoir. Époux fidèle, il serait amant monstrueux ; amant persistant, il tuera sa femme. Malheureux homme, qui ne peut accomplir l’ancien devoir qu’en devenant un assassin et qui est criminel en étant généreux ! Là est la haute portée morale, et aussi le dramatique de ce roman. Et, pour qu’il sorte de cette violation de la foi première, qui est un manquement aux lois divines, une terrifiante et salutaire leçon, les innocents seront, comme les coupables, précipités dans le châtiment : pas plus que Marigny, la pure Hermangarde n’échappera à la destinée expiatoire. Elle a vu Ryno et Vellini, sur la plate-forme de la Vigie, s’embrasser et s’aimer ! Et, de ce moment, la mort est entrée dans le corps et dans le cœur de la pauvre femme, trop fière pour se plaindre, trop blessée pour guérir. Cependant, à voir cette dévastation dans Hermangarde, Marigny devine la jalousie et s’effraye. Il veut revenir à sa femme qu’il n’a cessé d’aimer, il ne reverra plus la Malagaise. Vaine résolution ! il est sans force contre Vellini. Comme à tous les gens impuissants à se défendre, il ne lui reste plus alors que la fuite. Il fuit à Paris, il fuit Vellini, emportant Hermangarde qu’il faut sauver ; mais Vellini arrive en même temps qu’eux, avec la ponctualité du Destin… Et Marigny retombera aux bras de sa vieille maîtresse, condamné à traîner jusqu’au tombeau une vie épouvantée entre Hermangarde et Vellini, entre ces deux amours qui sont deux lâchetés et aussi deux devoirs inexorables ! Je n’ai parlé que de Vellini, Hermangarde et Marigny, négligeant volontairement les figures secondaires, pour mieux faire la synthèse du livre. Comment ne pas mentionner cependant la marquise de Flers, cette vieille si charmante et si légère, qui, façonnée aux frivolités galantes du xviiie siècle, ne comprend pas grand-chose aux fureurs de la passion ; — son contemporain, ce comique vicomte de Prosny, libertin septuagénaire destitué par la goutte, qui travaille sans cesse à rallumer son ardeur avec ses souvenirs ; — enfin, la douce baronne de Mendoze (une des maîtresses éphémères de Marigny avant son mariage), morte, comme Caroline d’Anglure, de n’être plus aimée ? Tous ces personnages du monde normal, détaillés avec beaucoup de finesse et de netteté, servent à faire ressortir, par le contraste, cette extraordinaire figure de Vellini, qui apparaît comme la passion vengeresse, tout enveloppée d’une grandeur sibylline, et que le génie sauvage et violent de M. d’Aurevilly a rendue avec une telle énergie de couleurs ! Il excelle dans ces physionomies barbares (nous verrons tout à l’heure l’abbé de La Croix-Jugan) avec lesquelles je lui trouve, comme homme et comme auteur, une certaine parenté. Il a, du Barbare, le goût des hyperboles et des couleurs voyantes, l’amour des phrases et des costumes emphatiques, — il en a aussi la subtilité et la casuistique raffinée… N’a-t-il pas écrit quelque part :
« Je suis un Mérovingien ? »
« Romans, impressions écrites, souvenirs, travaux, tout doit être normand pour moi et se rattacher à la Normandie. Il y a longtemps que j’écrivais à Trébutien : Quand ils disent de partout que les nationalités décampent, plantons-nous hardiment comme des Termes sur la porte du pays d’où nous sommes et n’en bougeons plus ! »Il y a, dans cette phrase, non seulement la haine du catholique et du « mérovingien » contre la centralisation démocratique qui a, si je puis dire, supprimé les castes topographiques comme les castes sociales, mais encore et surtout la vue exacte des conditions du paysage. Tout esprit tant soit peu artiste comprendra certainement qu’on ne peut rendre, d’une plume saisissante, que le pays, — je ne dis pas qu’on a vu, — mais où une partie de votre vie, et particulièrement votre jeunesse (la jeunesse est si hospitalière aux impressions de l’extérieur !), s’est écoulée. Il faut avoir vécu avec les sites pour en pénétrer et en extraire la poésie qu’ils contiennent. Un touriste voit, mais ne sent pas profondément, ne pénètre pas, l’âme du paysage lui échappe ; et il reste par conséquent un descriptif très incomplet. Aussi, M. d’Aurevilly, qui est Normand, a-t-il bien fait de placer en Normandie le théâtre d’Une vieille maîtresse et d’y placer encore celui de l’Ensorcelée. Après les falaises de Carteret, les landes du Cotentin. Si j’avais à classer le roman de l’Ensorcelée, je dirais que c’est un roman historique. On n’y trouve pas, il est vrai, le récit d’événements publics ; on n’y voit d’autres batailles que celles qui se livrent au fond du cœur humain, et les personnages n’ont leurs noms consignés dans aucune archive ; mais ces personnages obscurs sont éclairés du reflet mourant de l’incendie vendéen à peine éteint, il y a de l’histoire dans l’air qu’ils respirent. Et l’auteur nous a montré leurs mœurs, leurs superstitions, leurs passions, leurs costumes avec une exactitude si frappante qu’on peut dire que la couleur, le pittoresque de l’époque est restitué ; et qu’est le roman historique, sinon la représentation du côté pittoresque et familier des temps écoulés ? Cela dit, essayons de raconter l’Ensorcelée, puisque l’ignorance générale à l’endroit de M. B. d’Aurevilly nous impose toujours l’analyse avant l’appréciation. Nous sommes en VI de la République, nous touchons à la fin de la guerre civile. Le combat de la Fosse, livré le matin même aux environs de Saint-Lô, a ruiné sans retour les espérances royalistes. Parmi les rares vaincus sortis vivants de ce désastre et que la déroute a éparpillés sur les chemins, se trouve le héros de ce sombre récit, qui est autant une légende qu’un roman par son côté fantastique. Mais, ce que les balles républicaines n’ont pas fait, le désespoir le fera. Le vaincu ne se fait pas illusion, il perçoit toute l’étendue de la défaite, il songe, dans la désolation de son âme, que les trois fleurs de lis ne refleuriront plus. À quoi bon vivre davantage ? Ne serait-ce pas déshonorer sa fierté que de la faire assister au triomphe de ses ennemis ? Il n’y consentira certainement pas : il préfère descendre tout de suite dans la tombe avec toutes les choses aimées qui viennent de mourir. Cette résolution prise, il s’adosse au talus qui longe la forêt de Cerisy, saisit son espingole, appuie l’arme contre son visage, pousse du pied la détente… Le coup part, et le corps s’affaisse dans la poussière du fossé. Cet homme, c’est l’abbé Jéhodel de La Croix-Jugan, qui, après avoir été chassé de son abbaye, en même temps que son Dieu, par la Révolution, prit les guêtres, la ceinture de cuir et le mouchoir serre-tête des chouans. Cependant, les balles de l’espingole ont, grâce à l’évasement, rayonné sur le visage, cassant les os et faisant de la face entière un horrible amas de chairs pendantes, mais n’ont pas tué La Croix-Jugan sur le coup. Une vieille pauvresse, qui revenait de faire du bois dans la forêt de Cerisy, a pu constater que le cœur battait encore, et, pleine de pitié, elle a traîné tant bien que mal jusqu’à sa cabane l’épouvantable suicidé. Huit jours se passent : on ne saurait trop, à voir La Croix-Jugan, s’il est vivant ou mort ; il semble pourtant que les chairs séparées commencent à se reprendre lorsque, à la tombée de la nuit, une bande de bleus envahit la masure de Marie Hecquet… Quelle est donc cette masse informe étendue sur ce lit, là-bas, dans le fond, et dont les gémissements troublent l’ombre ? Il y a une odeur de royaliste dans cette chambre ! En vain, la vieille s’épuise à les détromper ou plutôt à les tromper ; à ses paroles embarrassées, les républicains ont deviné un chouan, et il leur vient l’idée de s’en amuser un peu, comme on s’amusait alors ! Le chef va droit au lit et arrache violemment les ligatures qui emmaillotaient le visage de La Croix-Jugan. La chair se déchire avec un craquement, les blessures se rouvrent, vives et saignantes comme au jour du suicide :
« Et maintenant, s’écrie l’exécrable sergent des Colonnes Infernales, salons le chouan avec du feu. — Et tous les cinq prirent de la braise rouge dans l’âtre et en saupoudrèrent ce visage. Le feu s’éteignit dans le sang, la braise rouge disparut dans ces plaies comme si on l’eût jetée dans un crible. »Quelque temps après, quand on rouvrit les églises, les habitants de Blanchelande virent se dresser dans une stalle du chœur un moine de grande taille, à l’attitude hautaine, enveloppé dans sa cagoule et dont on n’apercevait pas le visage, enfoui sous son capuchon rabattu. On se le montrait curieusement, en chuchotant de l’un à l’autre des paroles interrogatives. Mais nul ne pouvait mettre un nom sur ce froc ; évidemment, il n’était pas du pays. La curiosité devint de l’épouvante, quand, la procession tournant autour des piliers, la foule vit, à la lueur des cierges, jaillir du capuchon la tête couturée, labourée, horriblement accidentée de l’abbé de La Croix-Jugan ; un frisson universel agita l’église, mais aucun des assistants ne reçut de ce spectacle une aussi forte commotion que Jeanne Le Hardouey. Ce fut un véritable coup de foudre intérieur, et qui devait retentir tout le long de sa vie ! Disons tout de suite quelle était cette Jeanne Le Hardouey. Issue de l’antique race des Feuardent, Jeanne avait été expulsée par la Révolution (au moment même où La Croix-Jugan l’était de son abbaye) du manoir et des richesses paternelles. Ne possédant plus rien, elle fut réduite, pour ne pas « traîner aux portes » son nom féodal, à épouser maître Le Hardouey, un paysan parvenu, un acheteur de biens nationaux : double mésalliance qui mettait parfois en colère le noble sang dont elle venait. La vue du prêtre lui causa donc un étrange saisissement. Vainement voulut-elle écarter l’horrible vision, la vision tenace la suivit au sortir de ces vêpres fatales ; on peut dire que, dès ce moment, la tête de La Croix-Jugan s’était réellement gravée dans la sienne, et pour ne plus s’en effacer. Ce fut une possession instantanée, une possession dans le sens ecclésiastique. À ceux qui voudraient à cet amour bizarre des causes physiologiques, à ces gens que j’appellerais volontiers les mystiques de la médecine, on pourrait indiquer l’affinité des races, la parité des naissances : c’étaient comme deux sangs qui se reconnaissaient. Cette Feuardent allait logiquement vers ce La Croix-Jugan. Humiliée sous la nécessité qui l’avait courbée jusqu’à un Le Hardouey, elle se relevait, pour ainsi dire, elle se réhabilitait par son amour pour un gentilhomme à qui ses blessures, tout en le défigurant, n’avaient pu enlever la grande mine et la fierté de regard dont il dominait tout Blanchelande. Puis, on est toujours obligé d’en revenir là : qui rendra jamais compte des étranges fantaisies du cœur féminin ? L’horrible, dit-on, a son attrait, la laideur a ses séductions. J’ai connu une jeune fille de haute famille et de grande beauté qui s’était affolée d’un muletier bossu, noir, le nez planté de poils, hideux. Elle se tua, épouvantée par cet amour qu’elle ne pouvait renvoyer. — Quant au romancier, qui sent profondément les lugubres et fantastiques beautés de la poésie catholique, il croit et dit Jeanne possédée. Et ce titre, l’Ensorcelée, il faut le prendre au pied de la lettre. Jeanne reste longtemps à convenir vis-à-vis d’elle-même de la redoutable vérité : son amour pour un prêtre. Mais il faut bien enfin se rendre à l’évidence ! les désastres physiques, qui suivent le désastre moral fait dans son âme, l’avertissent assez de la violence et de l’inflexibilité de sa passion. Ses artères battent à rompre sa peau, ses veines charrient du feu, son visage s’empourpre et s’embrase ; c’est comme une fournaise de honte que rien n’amortira. Et les hommes de Blanchelande disent déjà que maîtresse Le Hardouey a « le sang tourné ». Jeanne a beau secouer cet amour maudit ; voyant qu’elle ne peut le déraciner de son cœur, elle l’adopte avec rage, elle l’enfonce davantage en elle, si c’est possible, elle n’a plus qu’une idée fixe : être la maîtresse du prêtre. Mais le prêtre s’en soucie bien ! Il passe à côté d’elle, toujours dédaigneux ou distrait, sans même laisser tomber un regard sur cette souffrance. D’autres soins l’occupent : la guerre de la chouannerie, qui fume encore, il songe à la raviver. Car l’homme d’épée est en insurrection permanente dans ce prêtre voué à la paix et à l’humilité. Ah ! qu’il est bien nommé de ce nom, La Croix-Jugan ! C’est un joug en effet pour lui que la croix ; et, on le sent, il voudrait prendre à deux mains l’instrument de rédemption pour en faire un assommoir. Qu’importe l’amour d’une femme à cet esprit hautain qui s’est fait le lieutenant général de Dieu et du Roi ? Il ne voit seulement pas Jeanne, ayant sans cesse les deux yeux fixés sur son projet. Ce dédain irrite encore la passion de la malheureuse. Elle va, pour se faire aimer quand même, jusqu’à s’adresser aux pâtres qui savent les secrets de la magie, mais les sortilèges ne mordent pas sur ce prêtre taillé dans le plus dur du granit catholique… Enfin, n’en pouvant plus, à bout de force et de souffrance, elle se jette dans un étang pour y éteindre avec sa vie l’enfer qu’elle porte en elle. Le suicide de Jeanne n’émeut pas une minute l’impassibilité de La Croix-Jugan ! Au milieu de l’épouvante générale, cet homme garde la sérénité surhumaine du destin antique ; il ne retourne même pas la tête et continue de marcher vers son projet. La mort seule pourra l’en distraire. Elle vient. Le jour que, relevé de l’interdit dont il avait été frappé pour avoir chouanné, La Croix-Jugan offre pour la première fois le sacrifice de la messe dans l’église de Blanchelande ; au moment où, revêtu de la chasuble d’or, il élève dans ses mains purifiées le Saint-Sacrement, une balle partie du portail le frappe à la nuque et l’étend roide mort, la face sur la table de l’autel. Le Hardouey vient de se venger : il croit que sa femme a été la maîtresse du prêtre. Tel est le squelette de ce roman, dont aucune analyse ne peut rendre l’intensité dramatique. On sort de cette lecture avec des frissons ! Et l’impression d’épouvante est doublée pour qui se transporte en esprit sur le théâtre où l’auteur a placé son action. Les landes de Lessay, silencieuses, mystérieuses, hantées (hantées est le mot) par les pâtres-bohémiens, enveloppés dans leurs limousines à grandes raies rousses et blanches, et qui jettent des sorts, quel décor pour ce drame d’un fantastique si lugubre ! M. d’Aurevilly a rendu avec une telle puissance la sombre poésie des landes de Lessay, que, je n’hésite pas à le déclarer, il s’égale, dans cette description, à W. Scott, le grand descripteur des landes d’Écosse. J’ai dû, nécessairement, ici comme dans l’analyse de la Vieille Maîtresse, omettre bien des personnages qui concourent pourtant à la terreur tragique des événements et qui ne sont certainement pas des personnages secondaires, tant l’auteur les a parfaits. Ainsi, la Clotte (Clotilde Mauduit), cette impure nonagénaire qui, avant la Révolution, a fait l’orgie avec les Sang-d’Aiglon et les Feuardent, et qui aujourd’hui vit à l’écart du monde nouveau, seule, orgueilleuse, farouche, portant son déshonneur comme un titre de noblesse et rendant mépris pour haine aux paysans de Blanchelande, la Clotte est une création de premier ordre. La vieille comtesse de Montsurvent, qu’on aperçoit à peine dans le fond du roman, sous son dais féodal, atteint à la grandeur légendaire du vieux Job des Burgraves. Et les pâtres-sorciers, qui traversent l’action incessamment et en tous sens comme les mauvais génies de Jeanne Le Hardouey, de quelle religieuse terreur ils harcèlent l’imagination ! — Maintenant, quelle partie signaler de préférence ? Le choix me paraît bien difficile, tant les divers épisodes se tiennent, se renforcent les uns les autres, dans ce livre où le ton ne défaut pas un instant. Quel passage indiquer ? Sera-ce le suicide du chouan que l’auteur a décrit avec le style d’un grand poète, ce qui ne veut pas dire, bien entendu, « le style poétique », et qui serait un si magnifique sujet pour un grand peintre ? Les vêpres, où Jeanne voit pour la première fois l’abbé de La Croix-Jugan ? Le supplice de la Clotte lapidée par la foule, aux funérailles de Jeanne, et traînée ensuite sur une claie jusque dans les landes de Lessay où elle expire sous la bénédiction du moine ? Cette matinée, où le pâtre trempe et retrempe, avec une joie sinistre, son couteau dans la mare qui a le cadavre de Jeanne, pour donner à son pain un goût de mort ? Je ne sais vraiment quoi choisir. Certes, la Vieille Maîtresse est un remarquable livre ; mais entre elle et l’Ensorcelée, il y a l’incommensurable distance d’un livre remarquable à un beau livre. Comme composition, comme, gradation, comme ordonnance générale, comme paysage, l’Ensorcelée est évidemment supérieure, et aussi comme langue. L’écrivain a toute la fougue et tout l’éclat qui sont dans la Vieille Maîtresse ; mais cette fougue, qui là se répandait parfois à tort et à travers, ici, il l’a domptée, il la gouverne : l’ordre est fait dans la violence, la mêlée est devenue une lutte de gladiateurs où l’harmonie persiste dans les mouvements les plus impétueux. En exactitude et en précision le progrès est également manifeste. Enfin, la phrase est nettoyée de ces concetti, qui ne sont pas l’esprit, qui n’en sont que le mirage, et qui font papilloter désagréablement certaines pages d’Une vieille maîtresse et des Œuvres et des Hommes. Et, à part quelques périodes théâtrales qui ne sont pas affaire de rhéteur (ne vous y trompez pas), mais qui tiennent à la nature même un peu emphatique de M. d’Aurevilly, je proclame le style de l’Ensorcelée un admirable style. Un mot encore pour faire saisir notre pensée définitive sur l’écrivain : Il y a, il y a toujours eu deux catégories dans les hommes de plume : 1º ceux en qui l’impression arrive avec une telle intensité que l’expression arrive en même temps ; c’est comme une génération simultanée et spontanée ; — le tour est trouvé, la phrase tombe sur le papier plutôt qu’on ne l’y couche, elle est nécessaire ! on aura plus tard à la purger des scories et des négligences qui sont dans l’intérieur ; mais elle existe d’ores et déjà, elle est, comme l’enfant nouveau-né qu’on lavera tout à l’heure ; 2º ceux en qui la pensée arrive pas à pas, par fragments, enveloppée d’une sorte de nuage, qui ne la voient pas pleinement, qui ont besoin de lui chercher une expression. Dans le style de ces derniers il y a nécessairement de l’à peu près et de l’artificiel : ils se demandent quel tour ils vont donner à leur phrase et finissent par se décider d’après une tradition, une école, une « autorité », obéissant ainsi à une influence extérieure où disparaît leur personnalité. Le style des premiers est vivant ; celui des seconds, galvanisé. Les premiers sont des écrivains, les seconds ne sont que des littérateurs. M. Barbey d’Aurevilly est un écrivain. Rejetez-le en arrière, jusque dans le xviie siècle, sa phrase aura les mêmes caractères. Je ne sais personne à qui la définition
« le style, c’est l’homme », puisse mieux s’ajuster. Pour qui connaît M. d’Aurevilly, cela saute aux yeux — ou plutôt aux oreilles. Écoutez un moment cette conversation de tant d’éclat et de vivacité, abondant en traits et en aperçus, en images neuves et toujours merveilleusement appropriées ; où l’emphase et la familiarité, la subtilité et la violence se mêlent et s’entrelacent si originalement : et vous reconnaîtrez tout de suite dans celui qui parle celui que vous aurez lu. L’homme et l’écrivain, c’est tout un… Qui sait même s’il n’a pas incarné le politique, qui est en lui, dans cet impérieux abbé de La Croix-Jugan, comme sa personnalité passionnée dans Ryno de Marigny ? Quand donc la réputation de M. d’Aurevilly égalera-t-elle son talent ? Équation qui se fait bien attendre. Nous l’avons dit, la critique s’obstine à tenir ce romancier enfermé dans la tour du silence, lui coupant, au lieu de les lui faciliter, les communications avec le dehors ; mais il en sortira, en dépit de tout et de tous. Le Prêtre marié, un roman près de paraître, le Chevalier des Touches (série de l’Ensorcelée) qui viendra bientôt après11, seront les deux leviers avec lesquels il fera sauter la porte ! Le public alors le vengera de ce mauvais vouloir prolongé en lui donnant un tabouret à la droite du trône de W. Scott. Mais… « la justice du peuple » est souvent tardive, surtout en matière littéraire, et je ne l’attendrai certes pas pour saluer en M. Barbey d’Aurevilly un critique très sûr, celui de tous peut-être qui trouve le mieux et le plus vite le bouton qu’il faut pousser ; un romancier pittoresque, d’une richesse de détails incroyable et d’une puissance dramatique hors ligne ; un écrivain original et, quoi qu’on dise, tout à fait dans le courant français ; enfin, — ce qu’on ne doit pas négliger en cette époque déshonorée, — un caractère !
31 mai 1862.
Un foudre de théâtre. — Conversation de critiques. — Avocats et gens de lettres.
— Avez-vous du tempérament ? — Rien de plus aisé que de communiquer une émotion. — Les
coups de poing par derrière. — Loi des courants. — Orateurs et dramaturges. — Le
théâtre et le livre. — Les huit cents confrères de M. Augier. — La charpente.
*
* *
Ces critiques-là, du reste, ne m’éclairèrent pas comme je l’espérais. Sautillant sans
cesse d’une idée à l’autre avec la légèreté parisienne, passant brusquement de l’analyse
d’une situation à la toilette d’une actrice, ils essoufflaient, ils déroutaient mon
attention.
Je ne perdis cependant pas tout à fait leur conclusion.
L’un dit : « En somme, c’est corsé » ;
Le second : « Cela ne manque pas de chien » ;
Le troisième assura « que l’auteur avait du tempérament » ;
Et les trois feuilletons allèrent, chacun de son côté, faire l’opinion parisienne du
lendemain.
La conclusion, je le répète, était loin de combler mes désirs, bien que je comprisse la
valeur des termes où ces messieurs avaient résumé leur opinion, et
que je ne fusse pas absolument étranger à cette formule, sacrée aux
critiques du jour :
« Il a du tempérament,
« Il n’a pas de tempérament. »
Avez-vous du tempérament, ami romancier ? Et vous, ami dramaturge ? Tout est là ! Votre
œuvre est-elle vécue ? est-elle sincère ?… Oui ?
Parfait alors !… Car on voit, dans cette époque de peu de raison, beaucoup de gens qui
se vantent de juger avec leurs nerfs : ce qui revient à penser avec
son cœur et à sentir avec son esprit.
Ainsi je réfléchissais à la fortune singulière de certains critériums, ainsi je me
disais qu’il serait peut-être louable aux romanciers comme aux dramaturges de s’adresser
un peu à notre intelligence, quand ce dernier mot me donna
soudainement la clef de la réaction qui s’était faite en moi contre Madame
Aubert. Plus de doute ! m’écriai-je. Le motif de ma volte-face, le voici : je
suis mécontent, je me sens humilié, parce que M. Plouvier ne s’est pas
adressé à mon intelligence. J’ai ressenti une émotion bête. On m’a traité comme
un animal !
La découverte, vous en conviendrez, n’avait rien de bien flatteur pour moi et mes
co-spectateurs.
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Rien de plus aisé que de communiquer une émotion, car il n’est rien de plus difficile
que de se défendre
contre elle. Une émotion ne se fait pas
accepter, elle s’impose.
J’ai déjeuné de façon exquise, en compagnie d’un musicien lettré, d’un peintre instruit
et d’un sculpteur spirituel. Je me promène, par un vent frais, dans une allée pleine de
femmes élégantes, bercé de pensers heureux, rêvant que M. Buloz me demande un roman avec
promesse de ne point faire intervenir l’imagination de M. de Mars dans la correction des
épreuves… En un mot, tous les bonheurs possibles et impossibles traversent en chantant
mon esprit. — Soudain, à dix pas de moi, un gamin trop pressé cogne une échelle appuyée
contre un réverbère : l’allumeur, précipité, se crève sur le trottoir. De cette chute,
je reçois un contrecoup violent. Je suis retourné, bouleversé jusqu’au plus profond de
mon être. Je pâlis, mon âme calme et joyeuse s’emplit d’une immense pitié. L’imprudente
folie d’un enfant a suffi pour me transformer en un clin d’œil !
Cette révolution intérieure, la nature la veut, — il est impossible qu’elle ne soit
pas, et même il est légitime qu’elle soit.
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*
* *
Mais ce que je reconnais légitime et moral dans la réalité devient duperie et sottise
devant une fiction littéraire.
Faut-il insister là-dessus ? Faut-il donc établir que l’émotion dramatique doit pouvoir
se raisonner après
coup, se déduire,
résister enfin à l’examen de l’intelligence, sous peine de ne pas être, de ne pas
exister artistiquement ? Il le faudrait, tant les dramaturges paraissent l’oublier, et
les critiques prennent peu souci de les en faire souvenir ! — Le théâtre actuel se
préoccupe-t-il de nous conduire à la catastrophe par des situations successives et
logiques, se renforçant l’une l’autre nécessairement ? Non. Au lieu de mettre le feu au
bout de la traînée de poudre qui doit, insensiblement, déterminer l’explosion, il met le
feu au baril même. Il ne nous mène point à l’émotion, il nous y jette. Son but,
impudemment avoué, c’est de jouer avec les nerfs du spectateur, d’exaspérer en nous la
sensibilité physique : à parler net, il nous donne des sensations — comme on donne un
coup de poing par derrière !
Et cela réussit toujours… sur le moment.
Intercalez à l’imprévu, entre deux scènes qui ne s’y rattachent par aucun bout, une
scène pathétique : Le duel de deux frères qui s’ignorent, par exemple,
ou toute autre situation connue, mais extrême, vous êtes sûr d’enlever la salle ! Et les
plus intelligents seront enlevés avec le reste du public. C’est seulement votre pièce
achevée et leur raison revenue, qu’ils auront conscience d’avoir été dupés.
« Comment ! direz-vous, les spectateurs intelligents eux-mêmes ! On peut les dompter,
on peut les surprendre aussi facilement que la tourbe imbécile ! » Oui, et la raison en
est que la personnalité de l’homme intelligent mêlé à la foule se diminue
forcément et s’efface. Peu à peu, à son insu, il se fait comme une
désagrégation, comme un éparpillement de son être. Il se fond dans le gros de
l’auditoire, il ne demeure pas quelqu’un, il arrive, par une sorte
d’alluvion morale, à faire partie d’une masse où lui-même ne pourrait se retrouver, et
dont il suit le mouvement général. Expliquer par quel prodige physiologique, par quelle
loi des courants le phénomène se produit, je ne le saurais ; mais il ne se produit pas
moins : nous avons pu le constater sur nous — et sur d’autres.
La preuve, à défaut de la cause, en est d’ailleurs facile à donner (et ce que je dis
des gens de théâtre peut se dire aussi des gens de tribune) :
Il est plus aisé d’avoir de l’action sur trois cents personnes que sur
dix.
Avec un lieu commun vous influencerez toujours une masse.
Qu’un dramaturge (j’y reviens), en dépit de la raison publique et de la logique de la
pièce, jette brusquement dans les bras de son père un fils disparu depuis vingt ans ;
— qu’un orateur de budget, empêtré dans les chapitres, la tête perdue, et ne sachant
plus comment retrouver sa discussion, agite tout à coup devant
l’assemblée le drapeau tricolore : tous les deux, orateur et dramaturge, triompheront de
leur auditoire. Et, je le répète, les plus intelligents seront gagnés ! — Mais — et
c’est ce qui prouve que la foule diminue l’intelligence — vous,
orateur, vous, dramaturge, triez dans ce public dix personnes
intelligentes, celles-là mêmes qui viennent de vous acclamer ; puis, essayez sur ces
dix personnes isolées vos effets de scène ou de patriotisme, et vous verrez si elles ne
haussent pas les épaules à ce qu’elles applaudissaient tout à l’heure !
Voilà où gît le secret de la facilité déplorable qu’ont les médiocrités à remporter des
succès dramatiques ou oratoires et à forcer l’assentiment, éphémère, il est vrai,
d’hommes qui, la réflexion revenue, rougiront d’avoir donné leur approbation.
Ce sont là surprises pures.
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Quelle distance du théâtre au livre, et combien le triomphe est plus difficile à ce
dernier ! Le livre, mais il doit vaincre chaque lecteur tour à tour, un à un ! Pas moyen
ici de surprendre, d’éblouir l’adversaire qui reste armé de toutes ses facultés, qui
peut, quand il veut, interrompre le combat, prendre des pauses, et que l’intelligence
protège sans cesse contre les coups de Jarnac de l’émotion. Ah ! pour sortir de cette
épreuve à son honneur, il faut autre chose que des moyens de vaudevilliste !
Franchement, combien, parmi les pièces actuelles, la supporteraient ? Combien en
savez-vous de lisibles ? Et par qui sont achetées toutes ces
brochures, sinon par les comédiens obligés de reprendre les rôles en province ? Être lu,
bonheur ou plutôt malheur rare
pour nos dramaturges ;
résister à cette lecture, chose presque miraculeuse. C’est, encore une fois, qu’ils ne
donnent rien à notre intelligence. Ils l’oublient ; — elle se venge en infirmant leur
succès d’un soir.
Ajoutez à cette raison celle-ci : les auteurs dramatiques écrivent, généralement,
beaucoup moins bien que le plus humble gazetier. Je défie M. Augier de me nommer
quarante de ses confrères (il en a huit cents !) capables de tourner proprement une
lettre de vingt lignes… Reportez-vous aux épîtres adressées, de temps à autre, au
Figaro, par ces messieurs, pour réclamer la priorité d’un titre ou
signaler un directeur aux vengeances de l’Association.
Que de travail il faudrait au plus grand nombre pour devenir des journalistes
médiocres ! Et que d’études à faire ! Car, la question de style réservée, la plupart
sont des puits d’ignorance.
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* *
Nos dramaturges me répondront, je le sais, et d’un grand air de triomphe : « Vous
oubliez, cher monsieur, que les lois de l’art dramatique diffèrent essentiellement de
celles du livre… Les pièces de théâtre ne sont pas plus faites pour être lues que les
décors pour être regardés à deux pas. Les pièces de théâtre sont faites pour être
représentées — et vous pour les entendre… Vous n’avez donc pas la moindre notion de
perspective ? »
Voilà, sous de fausses apparences de raison, une doctrine
fort commode en vérité — et qui n’a pas le sens commun.
Les œuvres dramatiques sont écrites pour la représentation, je ne l’ignore pas, mais où
est la contradiction qu’elles soient écrites en même temps pour la lecture ? Il fut une
époque où les auteurs ne pensaient pas de la sorte et montraient plus de fierté. Ces
auteurs-là s’adressaient à notre sensibilité, mais ils s’adressaient encore à notre goût
et à notre raison. Ils n’étaient pas auteurs seulement, ils étaient
écrivains ; ils ne se contentaient pas de l’approbation d’une minute, ils regardaient
au-delà de la salle et voulaient que notre assentiment survécût à notre émotion ; en un
mot, ils s’inquiétaient d’être lus après qu’on les avait représentés : aussi
n’avaient-ils garde, en écrivant, d’oublier notre intelligence qui, reconnaissante, leur
ouvrait les bibliothèques et donnait la durée à leurs œuvres12.
Ah ! ce n’est pas de leur temps qu’on eût intitulé un livre : l’Année littéraire
et dramatique, faisant
entendre par là que
Littérature et Théâtre sont deux !
Il s’agissait alors de nous intéresser — il ne s’agit plus que de nous secouer et de
nous surprendre. Le théâtre d’autrefois plaçait Orgon sous la table, devant
nous, il nous mettait dans le secret avec une sorte de bonhomie ; — nos habiles,
eux, fourrent à l’avance Orgon sous la table, et l’en font jaillir à l’improviste, comme
un diable à ressorts de sa boîte en carton peint. Sommes-nous assez étonnés !
Toute la distance, on le voit, est : de la sensation à l’intelligence.
* *
*
* *
Je ne voudrais pas exalter outre mesure « le bon vieux temps » dramatique. Disons-le
tout de suite, à l’honneur de nos contemporains, ils charpentent
beaucoup mieux que leurs pères. Cela ne fait aucun doute.
Seulement, j’ai vainement interrogé auteurs et critiques, nul d’entre eux n’a pu me
donner une explication satisfaisante du mot charpenter.
— Veut-on, demandais-je, exprimer par là que les situations se mêlent, s’emboîtent, se
superposent avec une logique inattaquable ; que, parties de la donnée,
elles aboutissent si directement à un dénouement nécessaire, fatal, qu’elles forment un
édifice dramatique d’une solidité à défier les boulets de la critique ?…
— Non, ce n’est pas cela, me répondaient les gens de l’art. Ce n’est pas cela… Il faut
être du bâtiment
pour se faire une idée de la charpente… Vous ne comprendriez
pas !
J’en suis toujours à comprendre, en effet. Mais ce ne m’est pas un motif suffisant de
nier que nos hommes de théâtre charpentent à ravir, et que la charpente soit « une
conquête toute moderne ».
J’en connais qui sont fiers de cette conquête.
* *
*
* *
Pour résumer ces observations, — en me répétant, — la principale raison à donner de la
place infime qu’occupe le théâtre dans la hiérarchie littéraire est celle-ci : le
théâtre a perdu le souci de l’intelligence.
Les critiques spéciaux (et je m’en étonne) n’insistent pas assez sur cette cause de la
décadence de l’art dramatique… L’art ? le métier dramatique, veux-je dire, — un métier
qui, pour être exercé fructueusement, n’exige aucune aptitude littéraire !
* *
13 juillet 1865.
Être un homme sérieux ! — Voyage à travers les Revues.
— L’ostracisme d’un mot. — Les coupures. — Un homme impossible. — Le style grave.
— Attrapez l’esprit de la Revue ! — Une anecdote. — Le petit
journal. — Les recueils sots-lennels. — Définition de l’esprit de la
Revue. — Conseils à un jeune homme.
*
* *
Donc, le 29 septembre 1863, commença
Desvergnes, je me levai
de fort mauvaise humeur, et, me regardant sévèrement dans la glace : « Une jolie
existence que tu mènes là, mon ami Julien, ah ! oui, une jolie existence ! Tu fréquentes
les petits journalistes, tu ne méprises pas les gens d’esprit, tu vas répétant sans
cesse que M. Charles Monselet a plus de critique et de style que M. Cuvillier-Fleury….
Où cela te conduira-t-il, misérable ? Aussi vois ce qui arrive. Quand tu vas au pays,
tes compatriotes, — si gentils pour ton enfance, — t’accablent de leurs demi-sourires,
ils sont désespérés de te saluer ! “Ce garçon a mal tourné, disent-ils ; ce ne sera
jamais un homme sérieux.” C’est l’avis de l’horloger, l’opinion de l’instituteur, la
conviction des adjoints.
« À Paris, même antienne. Les illustres vaudevillistes que tu connais ne manquent pas
de t’aborder avec cette question d’une compassion mal déguisée : “Eh bien, mon petit,
faites-vous toujours des petits articles pour les petits journaux ?” Et tu restes sans
réponse devant ces couplétiers superbes, qui s’éloignent en chuchotant : “Pauvre
Desvergnes, ce ne sera jamais un homme sérieux !”
— Ah ! je ne serai jamais un homme sérieux ? nous verrons bien. »
Et, sur ce défi jeté au vaudevillisme, je tirai de l’armoire, où il reposait entre deux
serviettes parfumées, mon habit bleu à boutons d’or, puis un pantalon gris-perle, puis
un gilet blanc, et fis une toilette aimable et digne.
L’habit noir, c’est la tenue grave, sévère, un peu
chagrine ; l’habit bleu, la tenue fleurie qui sied à la jeunesse studieuse et
souriante.
Vingt minutes après, un fiacre me déposait devant les bureaux de notre fameuse Revue universitaire.
— Monsieur le secrétaire de la Revue ? demandai-je.
Et je fus introduit sur-le-champ dans une pièce carrelée et froide où grelottait un
homme triste. L’air poli, d’ailleurs, et même craintif. C’était monsieur le
secrétaire.
Je saluai et, non sans émotion, lui présentai un poème frais achevé.
— Merci, monsieur, dit-il d’une voix basse et timide en prenant le manuscrit. Veuillez
repasser dans une quinzaine, vous aurez alors une réponse, satisfaisante, je l’espère.
On croit à tort (ici le ton s’affermit) que la Revue est
systématiquement fermée aux jeunes écrivains. Nous lisons tous les manuscrits avec la
plus grande sollicitude, je vous assure, et les talents nouveaux sont ici les
bienvenus.
Je sortis, léger, espérant, enchanté.
* *
*
* *
— Quels étaient ces vers ? demandai-je à Desvergnes.
— Une série de morceaux rustiques, de paysages, comme on dit
maintenant. Il n’y éclatait sans doute pas un grand poète, mais on y trouvait la vue
exacte, le vif sentiment des choses de la campagne. Le vers
était ferme et bien coupé ; la langue sobre, nerveuse et colorée. Enfin, je puis le
dire entre nous, le détail avait sa valeur.
La quinzaine écoulée, je revenais à la Revue savoir de mes
nouvelles.
— Monsieur, me dit le secrétaire, j’avais promis de vous lire avec soin, et la preuve
que j’ai tenu parole, la voici.
En même temps, il me tendit le manuscrit. Les marges étaient pointillées
d’annotations ; presque chaque vers avait son commentaire.
« Voilà, pensai-je, un monsieur bien honnête. »
— Vous avez, poursuivit-il, l’intelligence de la nature et vous la sentez. C’est
beaucoup, mais ce n’est pas assez… Votre poésie manque d’élévation. Dieu, l’homme, sont
absents de vos paysages.
— J’avoue, monsieur, que, lorsque j’écrivis ces vers, je songeais simplement à rendre
l’impression joyeuse et toute de bien-être qui nous vient des bois, des prés, des
rivières, et non à prouver, comme Fénelon, l’existence de Dieu par le spectacle de la
nature. Je n’ai pas mis de philosophe sous mes châtaigniers ? c’est que je n’y en ai
jamais vu. Pan comme Jéhovah, Jéhovah comme Pan, sont d’ailleurs tout à fait inconnus
dans nos contrées.
— Justement… c’est ce que j’avais l’honneur de vous dire : vous manquez d’élévation.
Puis, votre style ! Tenez, à cet endroit (et de l’ongle il marquait l’expression
incriminée) vous parlez d’un cheval « qui mordille la pointe des roseaux ».
— Eh bien ?
— Qui mordille ! mordiller ! Mais vous n’y songez pas ! mordiller est un mot…
— Très français.
— Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous n’imprimerons jamais mordiller ; nous ne le pouvons pas !
— Mais…
— Nous ne le pouvons pas ! mordiller n’est pas dans l’esprit de la Revue.
L’esprit de la Revue ? Expression mystérieuse qui me troubla
profondément, si profondément, que, sans demander aucune explication, je me dirigeai
tout de suite vers la porte, en jetant sur le secrétaire des regards effarés.
— Cependant, il me reconduisait doucement :
« Ne vous découragez pas, monsieur… vous vous imagineriez à tort que la Revue est inabordable aux jeunes écrivains. Ne vous découragez pas, travaillez…
et revenez quand vous aurez attrapé
l’esprit de la Revue. »
* *
*
* *
L’invitation « à ne pas me décourager » était superflue. Je ne sortis des bureaux de la
Revue universitaire que pour me présenter à la Revue
créole.
Le secrétaire ne pouvant recevoir, je laissai mes vers au concierge.
Or, le surlendemain, je partais pour B***, dont les coteaux,
clairsemés de taillis aux feuillages roux à cette époque et de vignes jaune d’or, font
de l’automne la saison la plus riche, la plus colorée, de ce doux et sauvage pays.
J’étais là, depuis un mois, vivant au grand air, de cette bonne vie fatigante et
fortifiante qui est la vie des chasseurs, lorsque, un matin, le facteur m’apporte une
livraison de la Revue créole. Cette livraison contenait mes vers. Ô
joie ! Mordiller, l’épouvantable mordiller lui-même
s’étalait au beau milieu de son alexandrin.
Hélas !
Hélas ! quelle ne fut pas ma douleur en voyant que, pour mordiller
épargné, quatorze strophes avaient disparu ! De cette coupure la composition du poème
était toute difformée : une tête, des pieds, et plus de corps. Jamais mutilation ne fut
plus bête.
J’entrai en fureur… Quel poète n’aimerait mieux qu’on lui enlevât un doigt qu’une
strophe ?… Lequel, au fond, est le plus douloureux ?
À peine de retour à Paris, je cours à la Revue créole protester
(comme je suis jeune !) contre le massacre de tant de vers innocents :
« Au moins, aurait-on dû me prévenir… Et, enfin, pourquoi supprimer ces quatorze
strophes ?… Quel était leur crime ?…
— Monsieur, répondit le secrétaire, portez vos plaintes à monsieur le directeur, qui,
d’ailleurs, n’est pas à Paris en ce moment. Pour moi, j’ignore le motif de ces coupures.
Mais sans doute, fit-il par
manière de conclusion, que les
vers retranchés n’étaient pas dans l’esprit de la Revue.
— Encore ! murmurai-je.
Et je murmurais réellement.
Mais je n’insistai pas. À quoi bon ? M. le directeur était à la campagne. À ces
réclamations on répond toujours par « une villa ». Il ne me restait plus qu’à m’incliner
devant les faits accomplis, comme si je n’eusse été qu’un pape moderne ; et, sans plus
d’explications, je m’avançai vers la cage du caissier, consolateur des rédacteurs
opprimés.
— Monsieur, me dit-il, on ne paye pas les vers.
— Est-ce aussi l’esprit de la Revue ? répondis-je avec colère.
— Je ne sais, monsieur ; mais, si vous désirez prendre un abonnement,
monsieur le directeur vous fera probablement une réduction.
* *
*
* *
Quelque temps après, je lisais, sur la recommandation d’un ami, les ouvrages de ***,
que vous connaissez personnellement. Cette lecture me remplit d’admiration et
d’indignation à la fois. Comment ! cet écrivain d’un style si original, ce poète de tant
d’éclat, ce polémiste si vigoureux, ce romancier d’une imagination étrange et
saisissante, ce paysagiste que Walter Scott eût aimé, ce maître observateur doué d’une
pénétration si vive et si hardie, il n’était pas connu, moins connu qu’un chroniqueur du
Sport ou de
l’Entr’acte ! À
peine s’il avait trouvé un éditeur qui voulût de ses manuscrits, à peine si, en cinq
ans, l’éditeur avait trouvé quelques acheteurs qui voulussent de ses livres ! Et cela,
parce que la Critique, cette veuve Conrart, gardait sur lui un opiniâtre silence.
Pris de respect et de sympathie pour ce grand talent ignoré, brûlant de secouer
l’indifférence publique, j’écrivis une étude sur les ouvrages de *** ; et, l’étude
terminée, j’allai frapper à la Revue Occidentale, la seule que je
n’eusse pas tentée encore.
— Monsieur, dis-je au secrétaire, je vous apporte un article sur ***.
— *** ? fit-il avec un bond, *** ? mais c’est un homme impossible !
— D’un talent hors ligne.
— Oui, mais quel original !
Cependant, il feuilletait vivement le manuscrit.
— Au fait, reprit-il, si l’article est écrit avec tact, si le personnage est habilement traité, peut-être pourrons-nous vous insérer.
— Je confesse, dis-je, avoir pensé mon article et avoir écrit en toute liberté, sans me
préoccuper le moindrement d’être « habile », mot, d’ailleurs, dont je ne saisis pas
l’à-propos.
— Enfin… Enfin… nous verrons. Laissez-moi le manuscrit, et repassez dans une
huitaine.
Au bout de huit jours, je repassais.
— Savez-vous, dit tout de suite le secrétaire, que votre étude occuperait près de deux
feuilles ? C’est
beaucoup, deux feuilles, c’est trop pour un
homme aussi peu connu que ***.
— Eh ! c’est justement parce qu’il n’est pas connu et qu’il mérite d’être célèbre,
qu’il faut le traiter avec détails, le faire connaître, enfin.
— Après tout, l’on pourrait (les bourreaux ont toujours ce cruel expédient à la
bouche), on pourrait faires des coupures. Là n’est pas la difficulté. Mais, en tout cas,
il faudrait récrire votre article. Vous avez de l’aperçu, de la finesse, du tour, de la
verve ; seulement… votre, style manque de gravité.
— Ah ! mon style manque de gravité ? C’est fort grave, en effet.
Et, prenant mon chapeau, j’enfilai le couloir de sortie, suivi du secrétaire qui me
salua de ces derniers mots :
— Vous avez du talent… Ne croyez pas que notre publication soit inhospitalière aux
jeunes écrivains…
— Oui, oui, je sais…
— Revenez me voir, mais consultez auparavant notre collection ; étudiez le ton des
articles, attrapez l’esprit de la Revue. N’y
manquez pas ! tout est là.
— J’y manquerai, monsieur, j’y manquerai.
* *
*
* *
À cet endroit du récit de Julien Desvergnes, je me frappai le front avec le geste de
quelqu’un qui se souvient.
— Vous ne m’écoutez plus, dit-il.
— Si fait, si fait, mon ami. Mais « l’esprit de la Revue » me rappelle une anecdote que
je veux vous conter. Un jour, Théodore de Banville s’en va porter des vers à la Revue universitaire. Déjà connu, il brûla le secrétaire et, d’emblée,
fut admis à contempler l’auguste directeur qui, vous le savez, est borgne (n’oubliez pas ce détail). De son œil unique, le directeur parcourt
vivement les vers présentés.
— Qu’est-ce que cela ? dit-il. Et que penseraient mes abonnés ! Où diable allez-vous
chercher ces images qu’ils n’ont jamais vues ? Cet éclat, ce tapage de rimes les
effaroucherait. De la pourpre et de l’or partout ! Cher monsieur, nous voulons des odes
meublées plus sévèrement. Je suis désolé de vous le dire : vous n’êtes pas du tout, mais
du tout, dans l’esprit de la Revue.
— Ah ! se contenta d’articuler Banville.
Et, les vers réintégrés dans son portefeuille, il se met, avec la liberté d’esprit d’un
écrivain que ne peut effleurer un refus, à causer d’autre chose. On
causait, on causait… Cependant, le directeur était fort intrigué par l’attitude de
Banville qui, de la main, se couvrait obstinément l’œil gauche.
— Qu’avez-vous ? dit-il enfin, est-ce que vous souffrez ?
— Moi ? non, répondit le poète.
— Une névralgie, peut-être ?
— Mais non, je vous assure.
— Alors, pourquoi…
— Mon cher, dit simplement Banville en se levant, j’essayais
d’attraper l’esprit de la Revue.
* *
*
* *
Mais laissons Banville. Que voulez-vous faire maintenant, mon cher Desvergnes ?
— Je vous l’ai dit, je suis fou de ma liberté ; et je me souviens des paroles que
m’adressa le petit journal, quand je lui portai, voilà cinq ans, mon premier article :
« Chacun est libre ici d’écrire ce qu’il veut, comme il veut, sur qui il veut, — à
condition d’avoir du style, des idées et de l’esprit. » Je reviens au petit journal.
— Hélas ! ami Desvergnes, on s’épuise rapidement, le cerveau se ruine à ce métier de
petit journaliste. Croyez-m’en, il serait plus sage d’attraper
l’esprit de la Revue. Avec une intelligence médiocre et docile, de la régularité dans le
travail, de la politique dans vos relations, et le Dictionnaire de la
conversation dans votre bibliothèque, vous pouvez, sans fatigue aucune,
fabriquer pendant vingt ans des articles pour les recueils sots-lennels.
« Nul besoin d’être original, au contraire : on vous le défend, heureux homme !
L’originalité d’un écrivain, c’est le costume qui fait retourner les gens dans la rue.
La Revue ne veut pas que les abonnés se retournent.
« Soyez pâle et prolixe. Ayez le talent — silencieux.
« Vous me demandez ce que c’est que l’esprit de la Revue ? Eh !
parbleu, c’est la suppression du vôtre… Voilà que le vieil homme regimbe à ce programme,
et que vous allez faire sonner votre amour de la liberté ! Il vous répugne d’endosser
l’uniforme et d’emboîter le style derrière un autre ! Chansons, billevesées et duperie
que tout cela, mon guérillero. Et, d’ailleurs, qui vous empêche d’être indépendant, le
soir, au café ?
« Pensez au solide, je vous en conjure ; soyez sérieux. Pensez que, une fois
enrégimenté, allant toujours du même pas lent et réglé (sans jamais livrer de
batailles !), vous irez longtemps, que votre intelligence ne s’essoufflera point, et que
vous arriverez…
— Au dégoût, n’est-ce pas ? à l’exaspération, comme ce pauvre Émile Capulet, qui a fini
par jeter une chaise à la tête de son directeur ?
— Capulet est fou. Comment ! on lui donne cinq ans pour aplatir convenablement son
style, et il n’y réussit pas ! Je le maintiens, Capulet est fou. S’il m’en croyait, il
reviendrait tout de suite à la Revue et s’aplatirait autant qu’il
serait nécessaire… Ah ! mon ami, je vous le répète, bienheureux ceux qui attrapent l’esprit de la Revue ! Ils ont raison de nous mépriser. Les croix, les
chapeaux neufs, la considération, les beaux mariages, les bottes vernies, le
public, — qui ne les lit pas, — tout est pour eux et avec eux…
— Excepté nous !
* *
12 janvier 1864.
Une page de Chamfort. — Le vers, la rhingrave et l’habit noir. — Jules Janin et le
style à rallonges. — Je prends ton bien où je le trouve. — Celui qui veut se faire
passer pour l’auteur. — Les mots incompris. — La fosse aux ours. — Raffinements de
Sainte-Beuve. — Phrases à proscrire. — Opinion du jeune homme « qui a du bon sens »
sur Balzac et sur Scribe. — S’il est avantageux d’être pauvre pour écrire. — Ce
fragment est-il de Paul-Louis Courier ? — Équation = Antithèse. — Figure et
physionomie. — Pourquoi les esprits distingués répugnent au théâtre. — Définition de
l’écrivain supérieur. — Un auteur tragique sans le savoir. — La Revue est anglaise, le journal est français.
« Si l’on examinait avec soin, dit Chamfort, l’assemblage de qualités rares de l’esprit et de l’âme qu’il faut pour juger, sentir et apprécier les bons vers, le tact, la délicatesse des organes, de l’oreille et de l’intelligence, etc., on se convaincrait que, malgré les prétentions de toutes les classes de la société à juger les ouvrages d’agrément, les poètes ont dans le fait encore moins de vrais juges que les géomètres. Alors les poètes, comptant le public pour rien et ne s’occupant que des connaisseurs, feraient à l’égard de leurs ouvrages ce que le fameux mathématicien Viète faisait à l’égard des siens, dans un temps où l’étude des mathématiques était moins répandue qu’aujourd’hui. Il n’en tirait qu’un petit nombre d’exemplaires, qu’il faisait distribuer à ceux qui pouvaient l’entendre et jouir de son livre ou s’en aider. Mais Viète était riche, et la plupart des poètes sont pauvres. Puis un géomètre a peut-être moins de vanité qu’un poète, ou, s’il en a autant, il doit la calculer mieux. »J’entends chaque jour des personnes vertueuses et bien intentionnées, mais un peu simples, déplorer la vie excessive, les prodigalités de Lamartine et d’Alexandre Dumas. C’est, qui sait ? déplorer leurs ouvrages. Car ces royales folies et ce luxe effréné sont peut-être imputables à cette même imagination qui créa tant de poèmes éclatants. Très souvent, l’impartialité n’est qu’une indifférence qui se vante. L’admiration est la reconnaissance de l’esprit. B*** disait :
« Il ne suffit pas d’admirer, il faut encore faire admirer. Celui-là qui, ayant lu un beau livre, ne crie pas sur les toits qu’il a lu un beau livre et n’arrête pas les gens dans la rue pour les forcer de le lire, celui-là est un misérable ! »Une ingénieuse parole de Louis Wihl :
Je déclare la musique un art incomplet par cette raison que, si elle peut dire « j’aime » elle ne peut dire « je t’aime ».Nombre de critiques assurent
« que le théâtre contemporain et l’alexandrin se repoussent et s’excluent ». Voyons les raisons de nos critiques. Les uns n’en donnent pas, ils se contentent d’affirmer solennellement que le vers est impossible dans un sujet bourgeois, effaçant ainsi d’un trait de plume Molière et Regnard. Les autres, moins tranchants, qui tiennent à motiver leur avis et qui, d’ailleurs, veulent épargner Molière, disent : « Il est absurde, à nous, de parler en vers, parce que nous portons des habits noirs et que l’habit noir est un costume essentiellement prosaïque. » Ils oublient, ces messieurs, que le pourpoint et la rhingrave semblaient et devaient sembler tout aussi prosaïques aux gens du xviie siècle que notre costume moderne, à nous, peut nous le paraître. Trouveraient-ils, par hasard, plus de poésie à la robe de chambre et au serre-tête de Géronte (Légataire universel) qu’à nos redingotes et à nos gibus ? Mais, vous ne le voyez donc pas ! supprimer le vers à cause de l’habit noir, c’est toujours supprimer Molière et Regnard. Résolu à maintenir la discussion sur le terrain sérieux où l’ont établie mes adversaires, je leur adresserai quelques questions : 1º le vers, interdit aux bourgeois, sera-t-il concédé aux militaires, qui ne sont point vêtus d’habits noirs, mais d’uniformes galonnés et chamarrés ? 2º parmi les militaires, le réservera-t-on aux cent-gardes, à cause de leurs cuirasses éclatantes et de leurs casques d’or ? 3º à partir de quel grade aura-t-on droit à la tirade, et faudra-t-il être au moins colonel pour se permettre la métaphore ? J’ai trouvé, fiacre restant, ce fragment d’étude sur Jules Janin :
« M. Janin, avec son interminable et vide phraséologie, me fait l’effet d’un individu qui, ayant une personne à dîner, demanderait pour lui et son invité un salon de deux cents couverts. Il lui faut toujours deux cents lignes pour y attabler une idée. »La critique est juste. Mais n’eût-il pas été plus simple d’écrire : Le style de Jules Janin est un style à rallonges ? Les gens d’esprit ont de singulières faiblesses. J’en connais qui ne veulent pas s’avouer démocrates, parce que M. Havin écrit mal ! Pour eux, tout se réduit à une question de bonne compagnie intellectuelle. Est-il rien de mortifiant comme de lancer un mot qui n’est pas saisi ? Cette mortification se renouvelle chaque fois qu’un homme d’esprit cause avec un imbécile.
« Un imbécile, disait X*** à ce propos, c’est comme un puits d’une profondeur infinie. Vous y jetez une pierre, et vous ne l’entendez pas toucher fond. »Qui de vous ne l’a rencontré ? Car, encore plus que l’esprit, la bêtise et l’impuissance courent les rues. Au physique, c’est un petit jeune homme remarquable par une absence complète de physionomie. Pour son intelligence, elle réside tout entière dans son oreille droite : une oreille toujours en éveil, occupée à faire le guet autour des conversations. Alidor se fournit chez les autres, il prend publiquement la responsabilité des mots que les autres ont faits. Avez-vous un article en tête ? gardez-vous de laisser traîner sur le tapis de la confiance les idées dont vous comptez le nourrir ! Ces idées, Alidor est là, qui rôde, tout prêt à les amener à lui du bout de sa plume ; et, comme il n’est pas fier, il se chargera de propager vos vues personnelles sous sa signature. Deux jours se passent : il n’est plus temps d’écrire votre article. Ne l’écrivez pas. Alidor vous accuserait de plagiat. Il a fait hier cette réponse à un journaliste qui lui reprochait un abus de confiance de ce genre : — Eh bien, après ? Je prends ton bien où je le trouve ! C’est lui qui, au collège, — la tête sous la couverture de son pupitre, — copiait, de son écriture la plus soignée, le Feu du ciel ou la Prière pour tous, signait Alidor au bas, et puis faisait passer, de main en main, ses vers par la salle d’études. Celui qui veut se faire passer pour l’auteur est, d’ordinaire, un tout jeune homme attaché gratis à la rédaction de quelque petite feuille de théâtre. Comme le journal a peu d’importance, il ne reçoit point d’invitation pour les premières représentations, et c’est aux secondes seulement que le jeune homme est admis à s’asseoir à l’orchestre… sur un strapontin. Il ne s’assied guère, d’ailleurs. Presque toujours en mouvement, on le voit debout, tantôt à l’entrée d’une galerie, tantôt au milieu de l’orchestre, inspectant la salle de haut en bas, de bas en haut, de droite et de gauche, ayant l’air de compter les spectateurs. Parfois, la toile levée, il demeure quelques minutes à son strapontin, d’où il affecte de sourire aux comédiennes, et risque des gestes discrets vers la scène, mais cela de façon à n’être pas aperçu des acteurs et à être remarqué par les bourgeois, ses voisins. Il est aux anges si, grâce à ce manège, il entend un monsieur dire à mi-voix derrière lui : « Ça doit être l’auteur. » Il voulait un peu de gloire, — il l’a ! C’est l’ordinaire que ceux qui n’ont pas de style reprochent aux autres de n’avoir pas d’idées. Je dînais, l’autre jour, avec un de ces rares savants qui aiment la science pour elle-même et non pour les décorations qu’elle procure. Or, tout en savourant une aile de perdreau, le savant me communiquait ses projets d’amélioration sur le Jardin des Plantes de Toulouse, dont il est le directeur. Un convive, frais débarqué de son Paris, saisit au passage le mot « jardin des plantes ». — Je l’ai vu, ce fameux jardin, monsieur le professeur. Je le connais ! mais pourquoi diable nommez-vous cela un jardin des plantes, puisqu’on n’y voit ni lions, ni singes, ni girafes ? Le savant eut un sourire imperceptible, et, se penchant vers moi : « Ce monsieur, dit-il à voix basse, émet une balourdise qui me fait songer. Ne croyez-vous pas avec moi qu’il existe certains mots, comme certaines personnes, prédestinés à n’être jamais compris, toute claire que soit leur signification ? Vous aurez beau faire, ce mot “jardin des plantes” éveillera toujours une idée de ménagerie plutôt qu’une idée de botanique. » Je ne sais plus qui pronostiquait, de cette façon claire et concise, les destinées du nouveau roman de M. Ernest Feydeau :
« Pauvre Daniel ! Il n’a décidément pas de chance. Il y a quelque mille ans, on le jetait dans la fosse aux lions, — et voilà qu’aujourd’hui il va tomber dans la fosse aux ours. »La différence caractéristique entre les deux littératures, me disait une dame anglaise, c’est que nos romanciers écrivent pour leurs femmes, et les vôtres pour leurs maîtresses. Sainte-Beuve attarde volontiers sa phrase dans les incidentes et les parenthèses ; il se plaît, on le voit, il se délecte à ces stations, — il désire n’arriver que le moins vite possible : pareil aux voluptueux savants qui s’interrompent dans leur plaisir, s’en retirent en quelque sorte, s’y reprennent à plusieurs fois, pour prolonger leur jouissance. M. Eugène Pelletan a dit de M. Havin
« qu’il regardait l’esprit comme une injure personnelle ». Combien de gens voient dans chaque écrivain un ennemi ! Vous écrivez ? Donc, vous méprisez la magistrature, le barreau, le commerce, les droits-réunis, etc. Vous écrivez ? Donc, vous êtes un orgueilleux, qui prétendez vous mettre au-dessus de votre entourage, lequel ne vous le pardonnera jamais. Le monde a des trésors de malveillance pour les hommes de lettres. Cette malveillance ne couvrirait-elle pas une envie réelle, — inconsciente, je le veux bien ? Souffrance amère pour certaines personnes : ne pouvoir lire — que les autres !
« … Si quelqu’un entreprenait de sortir de cette sphère étroite qui borne les connaissances des hommes, une infinité d’insectes, qui s’élevaient aussitôt, formaient un nuage pour l’obscurcir ; ceux mêmes qui l’estimaient en secret se révoltaient en public, et ne pouvaient lui pardonner l’affront qu’il leur faisait de ne pas leur ressembler. »L’indulgence est la bonté de l’esprit. On supprime généralement le « monsieur » devant les noms illustres. Nous disons : Victor Hugo, Lamartine, Balzac, et nous avons raison. La politesse est naturellement petite, tandis que la familiarité a sa grandeur. Combien de fois n’ai-je pas lu cette phrase, que M. de Pontmartin, un esprit libre et fin cependant, réimprimait sérieusement dans une de ses récentes Semaines littéraires :
« Toutes les convictions sont respectables quand elles sont sincères ! »Outre qu’il ne m’est pas absolument prouvé que toutes les convictions soient respectables, je demanderai sans détour à M. de Pontmartin comment une conviction pourrait s’y prendre pour n’être pas sincère. La plupart des oraisons funèbres se terminent ainsi : « Adieu, cœur d’élite, adieu, toi qu’on ne remplacera pas, et qui emportes dans la tombe les regrets universels ! » Ne serait-il pas temps de ridiculiser cette formule, chère aux parleurs sots-lennels, et de l’envoyer rejoindre les convictions sincères ? Car, ô discoureurs étourdis ! veuillez y réfléchir : si le mort emporte avec lui tous nos regrets, il ne nous en laisse aucun. Certaines gens ne trouvent pas de plus bel éloge à faire d’un jeune homme que celui-ci : « C’est un garçon qui a du bon sens. » Savez-vous ce que signifie, dans l’espèce, avoir du bon sens ? C’est : commerçant, gagner le plus et le plus vite par tous les moyens possibles ; si l’on veut se marier, regarder la femme, non pas au cœur, non pas au visage, mais à la dot ; lorsqu’un pauvre vous demande un sou, passer rapidement avec un « je n’ai pas de monnaie », ou s’arrêter pour lui dire « qu’on n’aime pas les paresseux ». Avoir du bon sens, c’est encore mépriser l’imagination, rire des poètes, hausser les épaules au seul mot de « liberté ». Je ne sais pas d’engeance odieuse comme les jeunes gens qui ont du bon sens.
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* *
L’odieux, ici, n’exclut pas le ridicule.
Si vous causez littérature avec un jeune homme de bon sens, il vous répond
invariablement : « Tout ce que vous voudrez, mais ça ne restera
pas. »
S’agit-il de Balzac ? Vous vous écriez d’admiration devant cette force et cette
richesse, devant cet esprit si profond que les plus fermes ne peuvent le fixer sans
éprouver comme une sorte de vertige : « D’accord, fait avec assurance le jeune homme de
bon sens, Balzac a du génie, mais Balzac ne restera pas. »
Pourquoi ? L’on n’a jamais pu savoir ! Ceux qui tiennent à s’expliquer ajoutent avec un
soupir : « Ah ! s’il avait écrit comme Fénelon, je ne dis pas ! »
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* *
Pour Scribe, c’est différent ! Il restera, parce qu’il a tracé des
caractères.
Beaucoup de littérateurs se plaignent de manquer du loisir que donne la fortune, d’être
hâtés sans cesse par la pauvreté, de ne pouvoir enfin travailler à leurs
heures. « Ah ! s’ils avaient de la fortune ! ils ne prématureraient point leurs
idées, ils ne les produiraient en public qu’arrivées à leur plein développement, vêtues
d’un style à la trame serrée, au dessin riche et sobre, que les plus difficiles auraient
plaisir à regarder ! Au lieu de ces volumes courus, au lieu de
cette littérature de confection — qui fait de nos librairies
autant de Belles-Jardinières — ils nous donneraient, tous les deux
ans, un petit livre, mais un vrai livre ! Au lieu de n’être que des auteurs, ils
seraient des écrivains ! »
Je ne dis pas non.
Mais la fortune a bien aussi ses inconvénients. Les gens de lettres pauvres se
lamentent de n’avoir pas assez de loisir ; — l’homme de lettres riche pourrait se
plaindre d’en avoir trop. Comme il a le temps, bien souvent il n’en
profite pas, et la vie s’écoule pour lui à se demander quel sujet il traitera de
préférence : « Celui-ci ? non, la fable en est vulgaire… Cet autre ? pas davantage. Le
cadre ne comporte pas tous les développements que réclame l’idée : elle le ferait
éclater… » Et c’est ainsi qu’on le voit aller sans trêve de la comédie, dont il a le
scenario fait et parfait, au roman pour lequel il a rassemblé des monceaux de notes et
d’observations. Il est riche, l’infortuné ! il peut ne pas se presser ! il a le temps de choisir !
On l’appelle impuissant, ou paresseux tout au moins. On se trompe. Il est simplement et
fatalement un difficile, un délicat, et un délicat incorrigible. La critique de son
œuvre est toujours faite dans son esprit, avant même qu’il ait entamé cette œuvre. Car
il a eu le temps de réfléchir.
C’est une chose dangereuse que d’avoir le temps.
* *
*
* *
Ô mes amis pauvres, n’enviez pas l’homme de lettres chargé
de rentes : ce fardeau le retarde, ce fardeau l’écrase. La nécessité, croyez-m’en, est
une muse aussi. Pour tous ces romans chétifs et ces comédies malingres qu’elle met au
monde à toute heure, ne la voit-on pas enfanter quelquefois, et sans plus de travail,
une œuvre saine, forte, belle, et qui vivra ?… tandis que l’écrivain opulent ne s’arrête
jamais sur une donnée le temps de la féconder ; il court tout de suite
après une autre qu’il ne fait qu’effleurer, et ainsi de suite, toujours !
On peut dire de lui qu’il est le Don Juan des idées.
Et Don Juan n’a pas laissé d’enfants.
Comme j’époussetais ce matin le rayon où s’aligne mon Voltaire, prenant chaque volume à
son tour, il a glissé d’un entre-pages un numéro du Courrier français. Je
trouve dans ce numéro (jeudi, 4 mars 1824) un petit morceau fort intéressant, écrit d’un
style incisif et clair, et qui pourrait bien être de Paul-Louis. Je transcris cette page
en appelant sur elle la loupe des experts en littérature, qui diront, après examen, si,
en effet, elle est du Vigneron.
* *
« On prétend qu’un employé de préfecture, qui est en même temps l’homme d’affaires d’un préfet, a reçu de celui-ci la lettre suivante : « Monsieur, je m’empresse de vous payer le tribut d’éloges qui vous est dû pour votre conduite dans les élections, et de vous envoyer la gratification promise. Vous avez rempli avec autant d’habileté que de zèle vos devoirs politiques ; tous les moyens vous ont semblé bons pour arriver au but qui les légitime et que vous avez heureusement atteint. Homme public, je vous loue, je vous estime et je saisirai toutes les occasions de vous recommander à l’autorité supérieure ; mais, comme homme privé, je me vois à regret obligé de remettre mes intérêts en d’autres mains. « Pardonnez une détermination qui est un nouvel hommage rendu à vos talents dignes d’une plus vaste carrière. Je vous ai vu soutenir avec tant de calme et de fermeté la chose que vous saviez n’être pas ; je vous ai vu retenir, sous des prétextes si adroits, des actes qu’un autre eût délivrés ; accueillir des titres suspects, en rejeter d’excellents avec des formes si honnêtes ; augmenter ou diminuer si à propos des cotes de contribution ; prodiguer ou refuser des cartes d’électeur avec tant de choix et de discernement ; altérer des noms et des dates par une méprise si opportune ; faire des additions et des omissions si utilement involontaires ; commettre des erreurs si ingénieuses, interpréter les lois avec tant de sagacité, et vos instructions avec tant de latitude ; je vous ai vu enlever un succès douteux avec tant d’audace et d’intelligence, et parvenir à la fin proposée par des voies si diverses et si certaines, que je vous ai jugé trop évidemment appelé aux affaires d’État pour vous confier plus longtemps les miennes. « Suivez, monsieur, au milieu de circonstances favorables, le cours de vos destinées ; j’ose vous prédire une fortune brillante ; déjà j’ai pour vous la promesse d’une place importante ; et si mes services ont aussi leur récompense, si je suis promu à de plus hautes fonctions, croyez que je vous appuierai de tout mon crédit, et que je solliciterai en votre faveur la survivance de ma préfecture, dont je vous dois les plus beaux fleurons. Mon département prospérera sous votre administration ; mais pour que celle de vos biens prospère aussi, faites choix d’un administrateur qui ait toujours vécu loin des bureaux ministériels. Je vous salue cordialement. »Signe certain de servitude chez un peuple quand on voit, dans les discours et les écrits politiques, ce mot « l’Autorité » mis sans cesse où il faudrait : « la Loi ». Victor Hugo s’était préparé d’abord à l’École polytechnique : on doit toujours s’en souvenir lorsqu’on le veut juger. Ayant commencé par faire des équations, il a continué en faisant des antithèses, ce qui est tout un. En art et dans les lettres, qui dit sincérité dit originalité ; l’expression originale étant celle qui fixe le mieux la personnalité et, si je puis ainsi parler, note le plus exactement l’accent propre de votre sensation ou de votre pensée. — Après vous, le journal, s’il vous plaît ? — Le voilà… Du reste, il n’y a rien. Il y a : dans les Débats, trois colonnes de cet incomparable moraliste humouristique, Philarète Chasles ; dans la Presse, un feuilleton de Saint-Victor ; dans le Constitutionnel, une causerie de Sainte-Beuve… Et, pour quatre-vingt-dix-neuf lecteurs sur cent, il n’y a rien dans le journal. La plupart de nos romanciers de mœurs détaillent une figure à merveille : chaque trait, les grains de beauté ou de laideur, tout enfin, jusqu’aux moindres accidents du visage, est minutieusement reproduit… Mais combien nous donnent les physionomies ? Un tas de photographes, bien peu de peintres. J’ai toujours observé l’éloignement des esprits distingués de ce temps-ci pour la forme dramatique. Cela n’était pas autrefois. C’est qu’autrefois lecteurs et spectateurs étaient mêmes gens ; le public (peu nombreux) ne se dédoublait pas ; quand on avait réussi dans le livre ; on pouvait, fût-on l’écrivain le plus délicat, en sortir et tenter la scène, sans crainte de se trouver dépaysé dans ce nouveau domaine. Maintenant, au contraire, nous avons au théâtre deux publics bien distincts, deux publics ennemis : l’un, studieux, lettré, liseur, mais ne comptant pour rien dans les chutes ou les succès, tant il est en minorité ; l’autre, qui ne lit pas, d’une intelligence non dégrossie, mais qui est tout le monde et qui fait la loi.
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Je n’entends point dénigrer la forme dramatique en elle-même ; je constate simplement
ici que, vu la composition du public actuel, les esprits distingués font sagement de ne
pas s’aventurer au théâtre. On ne peut, en effet, emporter le suffrage de la foule qu’à
force de génie ou de médiocrité, la foule ne se donnant qu’à ceux qui la domptent en
l’étonnant, ou qui la flattent en ne s’élevant pas au-dessus du vulgaire niveau.
Quant à la charmer par la délicatesse des sentiments et la finesse des nuances (ce qui
serait le propre des esprits distingués), voilà une chose parfaitement
impossible. Les esprits distingués ont donc raison de ne pas sortir du livre : ils
répugnent au théâtre autant que le théâtre leur répugne.
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« On ne peut réussir à la scène, ai-je dit, qu’à force de
génie ou de médiocrité. » Je me trompe de moitié, peut-être. Qui sait si les grands
hommes, qui sont populaires, ne le sont pas pour leurs côtés médiocres ? Qui sait si la
foule n’applaudit pas les drames de Victor Hugo seulement pour ce qu’ils ont de commun
avec ceux de M. d’Ennery ?
Une image juste et neuve, trouvée par un enfant qui regardait neiger : « Vois, père !
le bon Dieu qui émiette les nuages ! »
Règle générale ? Quand un orateur, se reprenant, assure que « l’expression a dépassé sa pensée », tenez au contraire pour certain qu’elle l’a rendue
avec une vive exactitude, une éclatante fidélité.
Est un écrivain supérieur celui qui exprime des idées, des sensations ou des sentiments
vrais en un style où l’on ne peut rien changer sans altérer ces
idées, ces sentiments, ces sensations mêmes.
On demandait au romancier B*** d’A***, dont le talent est si
dramatique, pourquoi il ne donnait rien au théâtre :
* *
« Moi, répondit-il fièrement, entrer en condition chez le public ! »Ce que je déplore dans les lois rigoureuses édictées contre la presse, ce n’est pas tant les peines qu’elles infligent aux écrivains que la timidité à laquelle elles façonnent les esprits. Je ne sais si jamais les mœurs ont fait les lois ; mais, à coup sûr, il est des lois qui défont les mœurs. Plus un écrivain est naturel, et plus il est original. Une des prétentions les plus vives ; les plus criées, du Romantisme — qui fut un enfant sublime, mais n’eut que la raison d’un enfant — était d’abolir la tragédie, pièce à héros. Or, que sont les drames romantiques, sinon des pièces à héros ? Deux catégories de poètes, aujourd’hui. Les uns, fort nombreux, prétendent exprimer le Rêve et, partant, le circonscrivent, ce qui est une absurdité. Les autres se contentent d’exprimer la Réalité, mais, l’expriment avec tant de force qu’ils nous transportent au-delà. . En sorte que ceux-là, seuls, nous font vraiment rêver, dont les poèmes ne rêvent pas. Les visiteurs du musée du Luxembourg s’extasient uniformément sur le Cherubini de M. Ingres. Je ne parlerai pas de la peinture. Mais quelle conception, quelle composition plus grotesque ? Une muse, vêtue à l’antique, posant une couronne sur la tête d’un vieux monsieur en redingote, décoré de la rosette, et les deux mains appuyées sur sa canne ! C’est Nestor Roqueplan qui fit le mot « Lorette ». La signification du mot crevette, appliqué aux filles libres, ne doit-elle pas, être rapportée à Balzac ? Je lis dans Ursule Mirouët, p. 132, t. I, édit. Souverain, 1842 :
« Goupil accompagna son camarade bras dessus bras dessous, en lui disant à l’oreille avec un affreux sourire : “Il y a de la crevette à Nemours. — Qu’est-ce que cela me fait ! lui répondit le fils de famille en haussant les épaules, je suis amoureux fou d’Esther, la plus céleste créature du monde !” »Les Revues réussissent admirablement en Angleterre. En France, non. Chez nous, une seule gagne de l’argent, les autres ruinent leurs propriétaires. La raison en est toute simple. Les Anglais, gens réfléchis, esprits posés, ne précipitent rien ; ils ont la patience et la froideur ; — vous devez leur tout dire, leur tout déduire, sans épargner les longueurs : ils les aiment en littérature comme dans la vie courante, étant essentiellement hommes pratiques et de détail. De là, leurs préférences pour les études développées et minutieuses, comme en donnent les Revues — et pour les romans de Dickens et de Thackeray, qui ne sautent rien, qui inventorient jusqu’au moindre mouvement de l’âme et des lèvres. Nous autres, au contraire, de compréhension rapide et de nature impatiente, nous ne pouvons souffrir qu’on nous traîne longtemps sur un même sujet. Nous sommes pour l’article vif et court, nous sommes nés pour le journal. Comme la Revue est dans le tempérament anglais, le journal est dans le tempérament français. Mon Dieu ! que nos fondateurs de Revues ont peu le sens de leur pays ! Une manière excellente pour un auteur d’éprouver ce qu’il vient d’écrire, c’est de se relire à haute voix : il voit bien alors s’il a le mouvement, la vie du style !
1861-68.
Un trône percé. — Recherches dans les vieilles malles. — Proudhon, critique d’art.
— Théophile Gautier et Paul de Saint-Victor, portraitistes de tableaux. — M. Gérôme,
empereur de la peinture française. — Comment procède la critique littéraire militante.
— Critique stérile et critique féconde. — MM. Émile Montégut, H. Taine,
J. Levallois.
Eh ! monsieur, il importe sans doute de nous apprendre que M. Gérôme a correctement couché à plat-ventre les Ambassadeurs Siamois et dessiné dans la perfection ces derrières asiatiques ; mais la plus rapide appréciation des tendances de M. Gérôme, empereur de la peinture française, ferait encore mieux notre affaire !
1er mars 1866.
La poésie privée. — Les Impassibles. — « Notre Parnasse n’est pas de ce monde. »
— Les Brid’oison du Pinde. — Kypris, Zeus, Dionysos. — Magomanie. — Indomanie. — Le
Lotos. — M. Leconte de Lisle supérieur à Lafontaine, M. G. Flaubert supérieur à
Diderot. — Les ficelles de la grande lyre. — Qui dit école dit écoliers.
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* *
Les Impassibles (le mot le dit) excluent la passion des ouvrages
d’art et de poésie.
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« Sans insensibilité, point de chef-d’œuvre. »Comme il arrive pour les plus absurdes et les plus vaines théories, celle-ci part d’un principe d’esthétique tout à fait incontestable, mais faussé, perverti. Ce mensonge a pour tige une vérité. La vérité, la voici : Que le sens du livre ou du drame sorte naturellement et de lui-même, sans que l’écrivain l’en tire, des situations exprimées. — Expose, ne plaide pas. Distribue la terreur, la pitié, le comique, d’une main invisible. Gouverne le combat du haut de la colline et n’y descends jamais. Sois maître de toi pour rester maître des acteurs et du public. Domine ton œuvre. Sois impersonnel. La supériorité de Shakespeare, de Molière et de Balzac vient de leur impersonnalité. Le poète, pour cela, ne serait-il que cerveau ? Mais, alors, comment nous passionnerait-il ? D’où partiraient ces cris suprêmes qui traversent le drame et où l’humanité éperdue se reconnaît ? Le poète, rien qu’un cerveau ? Non pas ; mais une âme aussi, une âme avant tout, immensément impressionnable et vibrante… Le poète est réellement tous ses personnages (Eh ! peut-on observer les autres ailleurs qu’en soi-même ?) ; par un privilège divin, il souffre la passion universelle ; mais il lui est donné de se dédoubler, pour ainsi dire, d’assister à ses propres déchirements avec impartialité, de se faire le critique de ses plus violentes sensations : en lui le moraliste et l’artiste travaillent parallèlement à l’homme qui éprouve, — et avec une clairvoyance désintéressée qui, mettant chaque chose à son point juste, chaque personnage à son rang logique, établit l’harmonie de l’œuvre ; si bien que, l’œuvre terminée, on n’aperçoit plus que l’artiste. L’homme a disparu. Seulement, tout vient de l’homme, il est la source. Les Impassibles, eux, se refusent à commencer par être des hommes. Non seulement ils ne veulent pas qu’on soupçonne en eux ombre d’émotion, mais ils ne veulent pas être émus ; bien plus, ils seraient désolés d’émouvoir !
« Un poète qui passionne est un poète inférieur ; un chef-d’œuvre qui touche, un chef-d’œuvre manqué. »Le suprême de l’art, suivant eux, consiste à provoquer une approbation purement intellectuelle, — abstraite, dirais-je, s’il y avait un grain de philosophie dans ces têtes vides. Un jeune écrivain de nos amis combattant ces doctrinaires de l’insensibilité :
« Monsieur, interrompit sévèrement un d’entre eux, le Parthénon ne m’a jamais fait ni rire ni pleurer. »Comme le jeune écrivain insistait et, pour montrer que la douleur inspire d’admirables poèmes, citait la Lettre à M. de Lamartine d’Alfred de Musset :
« Alors, riposta le même Impassible, l’omnibus qui écrase un petit enfant fait de la poésie ? »Et voilà comme on foudroie un adversaire ! Notre ami, cela va sans dire, resta bouche close devant cette belle raison et se tint pour foudroyé.
*
* *
Ce qui rend particulièrement curieux le cas de messieurs les Impassibles, c’est qu’ils
appliquent leur théorie justement dans la poésie lyrique, tout à fait passionnée de sa
nature et dont on pourrait dire qu’elle est la sensibilité mise en strophes.
Ils n’ont point d’indignation, d’amour ni de haine (et s’en vantent) : de là leur
supériorité lyrique.
* *
« Soyons sereins, mes frères ! Jouons de la lyre sur les hauteurs inaccessibles à l’âme humaine ; exprimons le vide et le néant, n’exprimons rien ! Faisons des vers comme en feraient les cadavres, s’ils pouvaient écrire… Notre Parnasse n’est pas de ce monde… »Il n’est pas de ce monde, en effet. Rien de ce qui s’y passe et nous impressionne, aucune joie, aucune douleur n’altèrent la sérénité de ces lyriques à l’envers. N’allez pas, en leur présence, faire acte d’enthousiasme ou de colère, gardez de vous intéresser tout haut à la grande infortune d’un peuple qu’on tourmente, refoulez toute plainte, toute espérance, fermez votre âme ! Sinon, préparez-vous à subir leur étonnement hautain. Prononcez-vous le nom de Rome avec une sollicitude douloureuse : « Pardon, monsieur, interrompent-ils froidement, n’est-ce pas un nommé Bismarck qui est roi d’Italie ? » vous signifiant ainsi d’avoir à taire devant l’Olympe les choses basses de la politique. Les mots de patrie et de liberté ont le privilège de leur dédain. Ils n’aiment donc rien ? ils ne croient à rien ? Si. En politique, ils croient au rythmeh ; En philosophie, — au rythme ; En morale, — au rythme. « Le ry-y-y-thme ! le ry-y-y-thme ! » Oh ! les Brid’oison du Pinde !
*
* *
Quelque ferme résolution qu’on ait de ne pas s’émouvoir, de ne se départir jamais de
cette insensibilité superbe à laquelle on reconnaît les forts, cela n’est point aisé
dans un sujet contemporain. Bon gré mal gré, le Présent nous passionne. Aussi, les
Impassibles, décidés à ne pas compromettre leur impassibilité, s’adressent-ils de
préférence à des temps et des pays tellement éloignés qu’on est, en les traitant,
sûrement prémuni contre les « surprises du cœur ».
Voilà d’où sont nés tant de petits néo-grecs, et pourquoi nous avons eu, dans ces
dernières années, une resucée de mythologie, bien inattendue après tous les poèmes
antiques de Théodore de Banville.
Théodore de Banville, au moins, se jouait dans les sujets païens avec la grâce, un peu
mignarde et précieuse, mais française après tout, des peintres et sculpteurs du
xviiie
siècle. Il restait moderne et de son pays
quand même.
Ses déesses sont vraiment femmes, quelques-uns disent Parisiennes… Anachronisme, si
l’on veut, mais piquant et qui donne leur originalité à ces odelettes brillantes et
légères où triomphe le caprice. Et le caprice, ici, n’exclut pas la passion : sous le
vent brûlant de l’inspiration lyrique on voit parfois les marbres anciens palpiter et
frémir comme une chair vivante !
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* *
Ce n’était pas le compte de messieurs les Impassibles qui, tout au rebours de Banville,
se glorifient de faire des marbres avec des hommes et tiennent la passion pour ennemie
de la beauté, la beauté, suivant eux, n’allant pas sans l’inexpression. Aussi résolurent-ils de rendre aux Olympiens leur immobilité
sereine, troublée, profanée par un poète impie. Nymphes et Faunes, Hamadryades et
Sylvains, Sous-Dieux
et quarts de Dieux, pas une Flore, pas
une Pomone, réduite au rôle d’épouvantail à moineaux dans les vergers bourgeois, pas un
Vertumne rouillé par la pluie, écaillé par la grêle, devant qui les Impassibles n’aient
fait amende honorable — pour cette grande profanation — en vers pompeux, compassés,
vides et d’un emportement didactique.
Ce fut un véritable déluge d’odes expiatoires, déluge où se noyèrent tous ces
poétereaux que l’originalité ne portait point, à moins qu’on ne soit original pour
appeler Vénus : Kypris ; Jupiter : Zeus ; Bacchus : Dionysos ; Hercule : Héraclès ;
Sapho : Sappho (avec deux p).
Ah ! comme cet étalage d’érudition pittoresque, venant de gens dont la plupart ne
sauraient lire, dans le texte, une demi-page d’Homère ; comme cette affectation de mots
grecs fichés, en guise de grains de beauté, sur la poésie française, nous eût amusés et
fait rire, si les pédants n’étaient toujours si profondément ennuyeux !
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Quelques impassibles, amis de la variété, faisaient alterner la Chine avec la Grèce,
les tours de porcelaine avec les blancs Parthénons, et les mandarins
avec les nymphes, décrivant le tout avec la patience la plus minutieuse… Car ce n’est
pas une des moins folles prétentions de cette école, qui vise pourtant à
l’exactitude plastique, que de peindre ce qu’elle n’a jamais vu.
* *
*
* *
Certes, l’Olympe est vaste, et la Chine a bien des mandarins, tous plus jolis les uns
que les autres en leurs robes multicolores, et se prêtant à merveille aux épithètes
voyantes.
Mais, comme disent les paysans, il n’est pré si dru qui ne se tonde.
Les mythologistes les mieux informés, les magomanes les plus retors
ne surent bientôt plus de quel foin nourrir leur Pégase.
Que faire ? Revenir à la poésie vivante, exprimer l’amour tout naïvement, un amour qui
ne s’appellerait pas Éros, qui ne serait pas de marbre ou de pierre ? Y pensez-vous ? Et
voulez-vous donc abaisser « l’art divin » jusqu’à l’âme humaine ?
Assurément non. Aussi, ne méconnaissons-nous point la beauté des motifs qui viennent de
pousser les néo-grecs à se faire… devinez… poètes hindous.
M. Leconte de Lisle est le grand prêtre de la pagode où se célébreront désormais les
mystères du Rythme sacré. Voilà que, sur un signe de ce vénérable richi, les Impassibles
plongent au plus profond des théogonies asiatiques, et chacun remonte avec sa
demi-douzaine de petites idoles, qu’il parera tout à l’heure de bibelots et de
verroteries lyriques, mettant
à cette besogne la gravité d’un
bambin qui fait toilette à sa poupée neuve.
Puis, quelle gloire d’introduire dans la poésie française une foule de mots exotiques
et de noms à consonances bizarres, qu’elle ne connaissait point encore !
À Zeus et Dionysos ont déjà succédé (sans compter les Dieux) quelques centaines de
héros qui se nomment Rama, Çunacépa, Daçaratha, Lakçmana, Civa, Cwarga, Uheldéda… Et le
laurier-rose a fait place au lotos, entendez-vous ? Lotos. On ne
disait plus Cypris, on disait Kypris ; on ne dit plus lotus, il faut dire lotos, ou l’on
n’est que le dernier des Impassibles.
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À choses mortes, langue morte. Les Impassibles, gens logiques, professent le culte de
la période roide, figée. Ils frappent leurs strophes. Un de ces messieurs proclamait,
l’autre jour, l’auteur de Salammbô, un prosateur bien supérieur à
Diderot, Diderot ayant cette infirmité :
La vie et le mouvement dans le style.
Ce qui revient à préférer M. Leconte de Lisle à La Fontainei.
Ils préfèrent, en effet, M. Leconte.
Ainsi, M. Flaubert en prose, M. Leconte de Lisle en
poésie,
voilà les modèles de ces jeunes gens qui se disent « formistes ».
De la forme, ils en ont, je l’accorde ; mais de style, point.
Tous font très facilement des vers difficiles. Le malheur est qu’ils les font également : rien ne se ressemble comme deux formistes,
et cela par la raison toute simple que la forme est chose artificielle et convenue, qui
s’apprend comme l’orthographe ou le trapèze. Une aptitude spéciale, native, n’est point
nécessaire, il suffit de s’exercer. Au bout de quelques mois d’exercices, le moindre
fabuliste de province disloquera son vers très convenablement, je le lui garantis, et
fera des effets de césure ou de rejet — comme on fait des effets de muscles — à ravir
toute une galerie de gobe-mouches littéraires.
Procédé, procédé pur.
La « Grande Lyre » a pour cordes des ficelles qui n’échappent à
personne.
* *
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* *
Et dire qu’on voit, mêlés à ce troupeau ruminant des impassibles, quelques jeunes gens
d’une réelle intelligence ! N’est-il pas triste qu’ils se dépensent à ces niaiseries
rythmées et mettent leur orgueil à exprimer le néant ? N’est-il pas déplorable de les
entendre se déclarer, à vingt-cinq ans, les ennemis de la passion ?
Pauvres dupes qui, par horreur de la banalité, par
la rage
de vous distinguer quand même, arrivez à l’égalité devant la forme !
Pauvres cerveaux, qui vous emplissez à la hâte d’une érudition baroque, — puisée dans
les dictionnaires ou dans les relations de voyage, et dont sourirait le concierge de
l’Académie des Inscriptions, — pour la verser ensuite dans des odes uniformément moulées
et qui se ressemblent toutes !
Pauvres garçons, qui nous méprisez parce que nous ne disons pas kypris et lotos !
Mais cette folie, cette folie froide ne durera pas. Beaucoup d’entre ces messieurs, je
le répète, beaucoup ont de l’intelligence ; plusieurs même ont de l’esprit et font, j’en
suis sûr, des poèmes hindous purement par dandysme. Ceux-là ne tarderont pas à
s’apercevoir de la vanité de leur œuvre ; comprenant quel danger il y aurait, pour
l’avenir de leur talent, à continuer ce jeu puéril, ils s’empresseront de redevenir des
hommes pour devenir des poètes.
Ce jour-là, la dernière École aura vécu, et je ne la pleurerai certes pas, car qui dit
École dit Écoliers.
* *
29 avril 1866.
Un félibre chef de parti. — L’émancipation des provinces. — Mistral, un patoisant ! — Lettre inédite de Mistral sur les paysans. — Un dîner à la
Maison dorée. — « Je bois à la sainte poésie ! » — Paris et le peuple rustique.
— « Allez, mes beaux, et ne vous laissez pas rebuter par la senteur de l’ail ! »
« Vous rendez-vous bien compte de ce qui constitue une langue et de ce qui fait un patois ? Quelle différence admettez-vous entre l’une et l’autre ?… Ruines d’idiome ou retards de langage, est-ce que le génie, lorsqu’il naît au sein des patois, ne les relève pas si ce sont des ruines, ne les avance pas si ce sont des retardements14 ? »Mistral, un patoisant ! Moi, je vous dis que lorsqu’un patois réfléchit la Nature en ces images brillantes et nettes ; qu’il exprime, tantôt avec cette grâce, tantôt avec cette énergie, les situations les plus diverses, les sentiments les plus fins comme les plus violents ; qu’il montre avec ce relief les hommes et les choses ; qu’il unit cette ampleur à cette fermeté ; je vous dis qu’un tel patois est une langue et (consécration définitive pour une langue !) une langue qui convient merveilleusement au peuple ardent qui la parle, au paysage éclatant qu’elle décrit. Ce paysage, Mistral l’a fixé dans Calendau avec une précision, et, tout à la fois, une magnificence incomparables, — chaque strophe est comme un lac où se regardent le soleil et les forêts ! Mais ce qu’il a de particulier, de caractéristique, c’est l’enthousiasme qui le saisit devant la Nature : de là, un mouvement, un emportement de style qu’on ne trouve guère chez les descriptifs. La Nature l’enivre, il ne se possède plus, et ses vers se précipitent avec la fougue d’une déclaration passionnée. Ce vif amour pour les choses n’absorbe pas le poète, et l’on peut dire que, si Mistral aime ardemment le paysage, nul aussi n’a parlé des paysans et ne leur a parlé d’une âme plus émue. Car ils sont pour eux surtout, ces admirables livres : Mireille et Calendau, — pour eux, qu’il sait bien trempés et qu’il veut libres, et que sa poésie exhorte sans cesse à tous les fiers sentiments. Non, je n’imagine pas de plus vraie et de plus heureuse gloire que celle de ce félibre qui s’inquiète de faire des citoyens en faisant de beaux vers ! C’est le moment de citer un fragment de lettre intime, où l’on verra quelle est la sollicitude incessante de ce tendre et vigoureux génie pour les ouvriers de la terre. Donc, le 3 novembre 1864, Frédéric Mistral écrivait de la sorte à certain ami qui, dans une étude littéraire, avait traité sans indulgence les paysans limousins :
« … Une question sur laquelle je crois devoir vous combattre est celle des paysans. Il m’est impossible d’admettre que vos paysans — qui, après tout, parlent la langue d’Oc et sont fils du soleil — soient mauvais et abêtis comme ceux que vous peignez ! Prenez garde, mon bon ami, ne vous fiez pas au dire des petits bourgeois de province (ennemis-nés du paysan), ne vous laissez pas rebuter par la senteur de l’ail et la rudesse de l’écorce, allez manger et boire avec eux, et vous serez ravi des qualités humaines qui sont encore en eux. Me ferais-je illusion ? Les courses de taureaux, la conservation vivace de la langue provençale, les fêtes grecques en plein air (lutte, saut, course, etc…) et nos vieilles traditions municipales — toutes choses qu’on nous reproche et qu’on nous arrache avec la peau — auraient-elles contribué à sauver les paysans de Provence de l’humiliation morale que vous trouvez chez les vôtres ? Je ne sais ; mais, pour moi, les vrais hommes, dignes de ce nom, les seuls qui offrent encore à l’artiste des mouvements naturels, des lignes gracieuses, des couleurs accentuées, des passions indomptables, ce sont les hommes de la terre. Ils aiment la terre avec rage, c’est vrai ; mais quel homme, s’il n’avait pas au cœur cette passion sauvage, pourrait subir, toute une vie, cette lutte harassante avec le sol pour quarante sous par jour ? Et puis, pour arriver à l’indépendance, quelle autre voie ont-ils que la conquête de la glèbe ? Allons, mon beau, ne soyez pas si dur aux nourriciers, de notre espèce, — et, pour aujourd’hui, restons-en là… Vous m’avez mis en colère. »
« Mes amis, je bois à la sainte poésie. »la sainte poésie ! C’était là, n’est-ce pas, une « énormité », comme il n’en arrive plus des bourgades même les plus lointaines ? Et, sans doute, cette quinzaine de gens de lettres parisiens, dont les plus nobles sont toujours vaudevillistes par quelque endroit, et qui, poursuivis par l’idée fixe du ridicule, se moquent vite de tout de peur qu’on ne se moque d’eux, sans doute, Lousteau, Blondet et leurs amis durent bien rire ! Erreur. Tous, Bixiou même, choquèrent avec émotion leur verre contre celui de ce paysan qui venait, en plein Paris, dans un salon de la Maison-Dorée, de porter un toast à la sainte poésie. Tel est le privilège de la naïveté, telle est la puissance des hommes simples qui, vivant filialement avec la Nature, gagnent à cette habitude des grands spectacles et des sensations saines une autorité devant laquelle demeurent étonnés, devant laquelle font silence les artificiels et les corrompus ! Un dernier mot. Ce beau poème de Calendau me semble une œuvre très opportune et d’un excellent exemple. Nous lisons Mistral avec une sorte d’admiration honteuse. En face de son livre si plein et si riche, nous rougissons de nos pauvres volumes, où s’agitent misérablement des semblants de mœurs et des semblants de passions ; nous comprenons que ce Paris affaibli15, ce Paris effacé, sans caractère et sans relief, n’a plus rien qui puisse tenter des imaginations un peu hautes — et que, décidément, il faut regarder ailleurs ! Car l’inspiration littéraire est bien malade ; sous peine de mourir, elle doit se déplacer au plus vite et chercher un air plus pur. Que les poètes, qui gardent un reste d’espérance, un reste de fierté, se retournent vers la Nature, toujours nouvelle, et vers le peuple rustique, chez qui persistent encore les mâles sentiments, les passions vigoureuses et le rude courage. Tout le monde s’en trouvera bien. Nous recevrons du paysan autant que nous lui donnerons : si nous lui révélons sa puissance, il rendra la santé à nos œuvres ; en même temps que les talents se retremperont, l’énergie populaire prendra conscience d’elle-même ; et quelque jour — un jour qui n’est pas très éloigné, si nous le voulons bien — on verra revenir, se tenant par la main, la Poésie et la Liberté. « … Allez, mes beaux, et ne vous laissez pas rebuter par la senteur de l’ail ! »
15 février 1867.
Le « convenu », mot de convention. — Racine réaliste. — Achille et Thésée avec l’épée
en verrou. — On croit avoir ressuscité, l’on a créé tout au plus. — Parole de
Proudhon. — Analogie entre Racine et Shakespeare. — La sculpture pour les anciens, la
peinture pour les modernes. — Les impressions directes. — L’atelier de la rue
Hautefeuille. — Conversation avec Gustave Courbet. — La poésie, le pittoresque sont
partout. — « Voyage à l’étranger pour mieux voir ton pays… »
15 septembre 1866.
Décadence d’un janséniste. — Mansuétude de M. de Sacy pour Ponson du Terrail.
— L’avenir selon M. de Sacy. — Une étrange idée du ministre Duruy. — Paul Féval
critique. — Dénombrement des romanciers français. — Une façon magistrale de
caractériser les talents. — P. de Molènes, Victor Cherbulliez, P. Perret, Maxime du
Camp, Jules Noriac, Erckmann-Chatrian, etc. — J. de La Madelène et Ferdinand Fabre
n’existent pas. — Michelet, Quinet, Littré, Vacherot non plus. — Les compères de
M. Féval : Théophile Gautier, Édouard Thierry. — Question mémorable des châtelains de
Compiègne. — À quoi servent les critiques officiels.
« Hasardez donc un mot dur, sévère, une boutade injuste peut-être, contre un talent qui n’a pas le bonheur de vous plaire, mais qui est le champ dont la moisson fait vivre un galant homme et sa famille ! »Ainsi parle cet aristarque, assermenté près les bureaux de bienfaisance. Que devient la critique, combinée avec l’amour du prochain ? M. de Sacy ne s’en embarrasse pas : le tout est d’avoir bon cœur. Plus loin, M. de Sacy tue d’un mot la libre recherche et le progrès, au nom de l’ordre, comme il tuait tout à l’heure la critique littéraire au nom de la charité :
« Pour établir ce que l’on croit une vérité, vérité de pure théorie souvent ou du moins toujours contestable, faut-il s’exposer à ébranler d’autres vérités, qui sont le fondement même de l’ordre public et de la vie sociale ? »C’est net et décisif, n’est-ce pas ? Et que dites-vous de cette glorification implicite de l’Index et de l’Inquisition, adressée à M. Duruy et acceptée par Son Excellence démocratique et libérale ? Il n’y a pas là, du reste, de quoi se fâcher. Laissons en paix ce janséniste appointé, qui veut faire son salut dans l’autre monde et assurer sa situation en celui-ci. Que font ces débiles attaques ? Les satisfaits de tous les temps ont toujours parlé de la sorte, on connaît cette vieille chanson, et, reprise par cette voix chevrotante, elle ne sera pas même entendue de MM. Littré, Vacherot, Quinet ; elle ne les distraira pas une minute de leur affreuse conspiration contre la routine et le mensonge sacro-saints. Après une telle déclaration, n’est-il pas comique au suprême degré que M. de Sacy s’écrie avec l’enthousiasme d’un Prudhomme inspiré :
« Une ère nouvelle commence ! Je suis de ceux qui ont foi en l’avenir ! »L’avenir ? Eh ! lequel, brave homme ? Expliquez-vous, car je vous crois de force à poursuivre le progrès par l’immobilité. Mais M. de Sacy ne s’explique pas. Ici je m’arrête. À quoi bon insister ? Cette préface, je le répète, est la pauvreté même. Indigence absolue de style et d’idées. Nulle part on ne retrouve le Sacy, tout à la fois charmant et sévère, du journal des Débats, qui, naguère encore, écrivait si parfaitement sur ses chers livres de la grande époque, et dont le style un peu faible, un peu pâle, trop dépouillé peut-être, avait pourtant un bouquet si fin et bien particulier. Au lieu de ce délicat, au lieu de cet émigré dans le passé littéraire, nous n’avons plus qu’un louangeur du présent, exécutant des préfaces sur commande, pour le compte d’un ministre content de peu.
M. Féval pouvait échapper spirituellement à l’invitation ministérielle, tout en y répondant ; il n’avait qu’à raconter avec légèreté, au courant de la plume, comment se cuisine un roman en 1868, et à nous exposer les trente-six manières de tendre un piège à l’émotion du gros public. Comme il a de la bonne humeur et même quelque humour, la chose eût été piquante. Malheureusement, M. Féval a pris sa besogne au sérieux. Nous le voyons, au début, la tête entre ses mains, se tourmentant à définir le roman et son objet. Qu’est-ce que le roman ? Quel but poursuit-il ? Abîme ! mystère ! Enfin, M. Féval trouve ceci :
« Narratur ad probandum, le roman est fait pour prouver. »Cette définition, venant de M. Féval, ne vaut-elle pas, comme imprévu, la péroraison de M. de Sacy :
« Une ère nouvelle commence, je suis de ceux qui ont foi en l’avenir ? »Mais que doit prouver le roman ? Là commence l’embarras du critique improvisé — et il ne finit pas. En tête-à-tête avec ses trois mots latins, M. Féval cherche vainement à les faire parler, ils ne répondent point, rien ne sort de ce tête-à-tête laborieux qui a dû le fatiguer horriblement. Aussi de quel entrain, de quel air délivré (après quelques banalités sur W. Scott, Nodier, Balzac, et sans daigner exposer sous quelles influences diverses et successives sont nés le roman historique, le roman sentimental, le roman social, le roman physiologique, etc.), de quel entrain il court à l’énumération des romanciers, ses confrères ! Le beau dénombrement ! M. de Sacy, homme de retraite et d’étude, peu au courant de nos gens de lettres, n’avait, dans sa préface, mentionné auteur qui vive :
« Nous sommes, dit-il avec un grain de malice (le seul grain que puisse becqueter dans cette préface le lecteur affamé), nous sommes dans un temps où il ne faut nommer personne, si l’on ne veut pas nommer tout le monde… »Et plus loin :
« … Des noms propres éclaireraient tout ceci, je le sens. Le lecteur prendra la peine de les chercher, s’il le veut bien. Mieux vaut lui laisser ce petit embarras que de se briser soi-même sur l’écueil. »M. Paul Féval, lui, qui connaît toute la multitude littéraire et qui, ne pouvant être un critique, veut être au moins un bon camarade, nous fait assister à un défilé de romanciers, tel qu’on n’a jamais vu le pareil : Dénombrement fort loin d’être complet, d’ailleurs, malgré les deux cents auteurs nommés, et qui pouvait l’être, limité à vingt-cinq ou trente écrivains… Mais il aurait fallu choisir, et choisir, c’est faire besogne de critique, une besogne que M. Féval ignore absolument. Presque personne, parmi cette foule de romanciers, n’est, je ne dis pas traité, mais indiqué seulement. Autour de chaque nom à peine une phrase insignifiante, qui ne s’ajuste pas mieux à celui-ci qu’à cet autre, un encadrement uniforme à toutes les figures ; quelquefois, rien qu’une épithète, et vague, générale, qui ne précise pas. Mais ce qu’il y a de plus curieux dans le cas de M. Féval, c’est la façon dont il apparente les talents et dont il les groupe. Lisez plutôt :
« Paul de Molènes, le dernier soldat, cerveau brûlé aux éclairs du glaive, passa également parmi nous, physionomie tranchée (par le glaive ?) et digne du souvenir… »Savez-vous ce qui
« place auprès de lui le témoin des Trente-deux duels de Jean Gigon, A. Gandon, qui voyait du côté gai la comédie militaire », le savez-vous ? Je vous le donne en mille !
« C’est la fraternité de l’uniforme. »Voilà, ou je me trompe fort, une admirable et toute nouvelle méthode de déterminer les affinités littéraires. Je veux prélever, de ci de là, encore quelques lignes, qui vous renseigneront suffisamment sur la pénétration critique de M. Féval et sa manière d’entendre la caractéristique des talents.
« Citons, sans leur donner tous les éloges qui leur sont dus, Victor Cherbulliez, Ernest Serret, Paul Perret, Maxime du Camp (quel groupement harmonieux !), dont les livres apportent au lecteur un sérieux profit… Robert Halt, dont le premier pas, la Cure du docteur Pontalais, est déjà plus qu’une riche promesse… Jules Noriac, le chantre mordant et fin de la Bêtise humaine… Élie Berthet, trésor inépuisable d’intérêt, bonne et loyale plume, etc., etc. »On voit à quel critique vif et net, trouvant tout de suite le mot décisif, l’expression qui frappe une personnalité, M. Duruy s’est adressé pour faire connaître au monde les romanciers français. Une dernière citation. Elle concerne Erckmann-Chatrian, le seul, dans cette grande revue des auteurs, le seul réprimandé par l’inspecteur Féval, si coulant d’ordinaire et qui vante Léon Beauvallet, Albert Blanquet et Timothée Trimm pour leur belle prestance littéraire :
« On a reproché à Erckmann-Chatrian de faire toujours le même livre. Il est certain que l’écritoire de ce partisan de la paix (n’y a-t-il pas une nuance de mépris dans ce : partisan de la paix ?) contient une encre couleur de sang qui donne à toutes choses un aspect de carnage. C’est le danger de monter en chaire. »Je ne veux pas critiquer cette langue ; j’avertis seulement M. Féval que son appréciation, « ce qui donne à toutes choses un aspect de carnage », fera sourire les plus humbles et les plus simples locateurs, je ne dis pas de l’Ami Fritz, du Docteur Mathéus et des Contes des bords du Rhin, mais des romans militaires d’Erckmann-Chatrian. Si M. Féval se montre dur pour Erckmann-Chatrian, il est impitoyable à Jules de La Madelène et à Ferdinand Fabre : il ne les nomme pas ! Cela est incroyable, et cela est ; non, pas un mot sur La Madelène, observateur si fin et si poétique ; toujours réel sans cesser d’être exquis ; écrivain coloré, mais léger, souple, français, comme s’il n’était pas coloriste ; paysagiste original, ce qui n’est pas un petit don en une époque où tout le monde décrit de la même manière ; pour tout dire, l’auteur de ce chef-d’œuvre : le Marquis des Saffras. Pas un mot non plus sur Ferdinand Fabre, si pittoresque et si riche dans sa peinture des Cévennes, romancier dramatique et passionné, faisant jaillir le pathétique des situations les plus naturelles par les moyens les plus naïfs ; Fabre qui, par les Courbezon et le Chevrier — en deux bonds ! — s’est enlevé à la hauteur des maîtres, et que M. Féval aurait salué, sans doute, s’il avait le temps de lire, avec le respect dû aux fiers talents, qui vivent pour les lettres avant de s’inquiéter de vivre par elles ! Assez sur ce Rapport. Je suis lassé par tant d’insignifiance ; je n’ai pas la force, en quittant M. Féval, de suivre dans leurs énumérations complaisantes MM. Gautier, chargé de la poésie, et Thierry, chargé du théâtre, qui, pour écrire l’un et l’autre (cela va sans dire) d’un style très supérieur à celui de M. Féval, n’ont émis aucun aperçu nouveau. Banalités des banalités, tout n’est que banalités ! Je me borne à constater la satisfaction sans mélange de ces messieurs, qui ne dissimulent point leur fierté en contemplant le théâtre et la poésie de l’an 1868.
« C’est toujours, s’écrie avec enthousiasme M. Édouard Thierry, c’est toujours une magnifique armée que la famille des auteurs qui écrivent pour le théâtre ! »Brigadier, vous avez raison. Ah ! les bons et consciencieux critiques ! Et que M. de Sacy avait raison de les présenter au ministre en ces termes flatteurs :
« En lisant leurs rapports, vous reconnaîtrez, j’en suis sûr, qu’ils ont dignement répondu à votre appel et noblement servi cette cause des lettres, dont vous avez voulu qu’ils fussent les représentants et les organes en cette occasion solennelle ! »
sint sicut non essent !— leur rapport n’en sera que plus irréprochablement officiel ; et, du reste, bien des gens, appartenant aux plus hautes classes, ne s’apercevront pas de l’oubli. Ne raconte-t-on pas, en effet, cette anecdote ? M. Sainte-Beuve, en visite, il n’y a pas fort longtemps, dans un château princier des environs de Paris, fut prié, après boire, de réciter quelques poésies. Il dit le Napoléon II de V. Hugo et une des Nuits d’Alfred de Musset. Il avait fini, on applaudissait, quand tout à coup : « de qui est-ce ? » demandèrent à la fois, avec une naïveté souveraine, la châtelaine et le châtelain. Il n’est donc pas indispensable de mentionner M. Michelet et M. Littré dans une étude officielle sur l’histoire et la philosophie contemporaines. Les personnes, à l’usage desquelles sont écrites ces sortes de choses, n’y regardent pas de si près. Quant au reste, au vulgus libéral et lettré, il ne vous demande pas de l’instruire, messieurs les rapporteurs, il lui suffit que vous le fassiez rire un peu !
12 mai 1868.
Force du critique sans mandat. — Les lettres en 1868. — De quoi l’on nourrit
l’imagination populaire. — Triomphe des kiosques. — Feuilles dites littéraires. — La
postérité de Rocambole. — Avènement du roman judiciaire, MM. Belot et Gaboriau. — La Bibliothèque nationale et l’École mutuelle. — La
classe abaissée. — Littérature à fleurs rouges. — Littérature secrète. — Encore, papa
Feydeau, encore ! — Les fils des fiers étudiants de la Restauration. — Il n’est qu’un
vrai protecteur pour la littérature.
Il ne fallait rien moins que l’odeur de crime, dégagée par le héros moderne, pour faire titiller délicieusement les narines de notre époque énervée, aux sens émoussés, vivante à peine, et qui ne tressaillait plus guère qu’aux décharges de la pile électrique de M. Ponson du Terrail. Mais Rocambole eut une fin. Hélas ! Rocambole mort, Rocambole endormi pour toujours sous cette tombe chère, que la piété des lecteurs n’a jamais laissé manquer de souvenirs-et-regrets, l’enivrant Rocambole disparu, que devenir, pour les abonnés ? que faire, pour les journaux ? Le public, acclimaté au bagne, et s’y trouvant au mieux, n’en voulait plus sortir. Force était donc de l’y laisser, en lui rendant le séjour le plus agréable possible. Mais par quels moyens ? Les entrepreneurs de feuilletons eurent alors une idée sublime, qui prouve bien leur science du cœur humain. « La foule, se dirent-ils, est portée aux aventures sanglantes, les récits de meurtres la ravissent ; cour d’assises, Toulon, guillotine, voilà ses décors préférés… Il s’agit de renchérir sur Rocambole ? Eh bien ! nous renchérirons, nous aurons mieux que cela ! Au lieu de ce personnage imaginaire, nous évoquerons des personnages réels, ayant existé, des forçats authentiques, des guillotinés contrôlés par M. le procureur général et dont on peut retrouver la tête coupée dans la Gazette des Tribunaux. Sûre que nos crimes ont été commis véritablement, qu’ils sont arrivés, la foule y prendra plus de goût, y trouvera plus de saveur et de montant. » Ah ! les profonds psychologues ! C’est à leur pénétration que nous devons la métamorphose du roman en ces débats de cour d’assises, arrangés, agrémentés, enjolivés (mais en conservant les noms réels) par la tourbe des agenceurs qui reconnaissent pour leurs maîtres MM. Belot et Gaboriau. Le public n’a pas trompé les espérances de ces entrepreneurs de génie. Il ne se soucie plus que des « drames judiciaires », si bien qu’on voit de jeunes écrivains, nés pour mieux que cette besogne basse, glisser à l’emploi de greffiers dramatisants. Que voulez-vous ? Ces jeunes gens font œuvre mauvaise littérairement et moralement, ils le savent ; ils perdent leur talent en abêtissant les masses ; mais ils gagnent à ce métier plus d’argent qu’à celui d’écrivain — et y dépensent moins de peine. Ce n’est, sur tous les murs, qu’affiches gigantesques, se faisant une concurrence étourdissante : l’Affaire Lelièvre, l’Affaire de la rue Cardinet, l’Affaire Lerouge, etc., etc. Toutes affaires qui, paraît-il, font l’affaire du public. Peuple, abrutis-toi ! Les provocations murales ne suffisent pas : on voit courir par les rues de Paris, de Lyon, de Lille, de Rouen, de toutes les grandes cités ouvrières, des voitures peinturlurées étalant sur toutes leurs faces, en guise d’armoiries, des réclames éclatantes, et que les grandes maisons de gros littéraire envoient aux provisions de lecteurs. Les voitures rentrent pleines. Car la place ne coûte que cinq centimes, — un sou ! Et l’artisan le plus besoigneux, l’ouvrière la plus économe peuvent se payer chaque jour ces omnibus à destination de la cour d’assises. Qu’en pensez-vous, monsieur le ministre de l’instruction publique ?
28 mai 1868.
D’où j’écris. — Un coin du Périgord. — Littérature à la mode de Lesbos. — Les seuls
auteurs admis. — Mireille, Calendal, les Païens innocents, Nouvelles gasconnes,
le Marquis des Saffras, Jacquet-Jacques. — Le Cévenol Ferdinand Fabre.
— Paysages morts et paysages vivants. — Les monts Garrigues, le Bourbonnais, les
landes du Cotentin. — La race rustique. — Citation de Frédéric Mistral.
« Plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays dont nous sommes, et n’en bougeons plus ! »Conseil profond, en effet, qui contient dans sa brièveté toute une poétique et que les artistes, aussi bien que les littérateurs, devraient mettre à profit. Le pays où l’on est né, où l’on a grandi, où les ancêtres ont vécu, où, petit enfant, on s’en allait tendre les gluaux au bord des mares claires fréquentées par les linots et les chardonnerets ; les bois et les landes que, jeune homme, on a courus tant de fois, guêtres au mollet, carnassière au flanc et fusil sur l’épaule, le paysage familier enfin qui vous a pénétré insensiblement et à votre insu, voilà ce qu’il faut décrire, car voilà seulement ce que vous décrirez avec force et vérité, de façon à impressionner le lecteur. C’est qu’il fait partie de nous, pour ainsi dire, ce paysage, c’est qu’il est en nous, qu’en le donnant nous nous donnons nous-mêmes. Il vit, et, partant, il émeut. L’écrivain aura beau disposer d’une langue savante et connaître à fond les secrets de la description : je le défie de me toucher par la représentation d’un pays traversé en touriste, vu par une portière de voiture et comme à la volée. La Nature n’a pas de ces facilités de courtisane et ne se laisse pas aller ainsi au premier passant venu. Donc, Fabre nous conduit dans ses Cévennes, où plutôt il nous y met, il nous y jette d’autorité, d’un coup ! De par lui, et dès le début, nous voilà Cévenols. Nous gravissons réellement, en sa compagnie, les monts Garrigues et le plateau du Larzac, comme avec G. Sand nous parcourons les forêts profondes du Bourbonnais ; comme, avec l’auteur de l’Ensorcelée, nous nous enfonçons, pleins de terreur, dans les landes infinies du Cotentin ; comme avec vous, mon ami, nous haletons sous le terrible soleil, à travers ce Sahara provençal que l’on nomme la Crau. Et de quel style solide et riche, abondant en images neuves, originales, toujours sûres et admirablement appropriées, qui impriment à jamais le spectacle des choses dans la mémoire, le poète du Chevrier rend le paysage ! Je ne sache pas de manière plus large, plus magnifique et plus précise à la fois. J’ai dit « le poète », non sans intention. Ferdinand Fabre, en effet, a, du poète, l’enthousiasme et l’amour. On le sent tressaillir de tout son être devant la montagne : il se livre de toutes ses forces à la nature, car il sait bien que se donner, c’est encore le meilleur et le plus rapide moyen de conquérir ; — et, en maître, en véritable maître, il prend possession du paysage. Je viens d’indiquer la puissance descriptive de Ferdinand Fabre. Prochainement, je parlerai du romancier proprement dit, et vous verrez alors, mon cher Mistral, de quelle fière plume écrit cet observateur des mœurs cévenoles. Ses paysans valent ses paysages. Les ardentes passions, le rude caractère des montagnards sont reproduits, dans les Courbezon et le Chevrier, avec une vigueur et un relief peu communs, je vous assure. Et quoi de plus intéressant, pour le penseur comme pour l’artiste, que cette forte race rustique qui, dans cette époque d’énervement universel, garde le trésor de l’énergie française et n’en a rien dépensé encore ? Ce dernier membre de phrase ne renferme pas un reproche ; il formule bien plutôt une espérance, car, j’en suis de plus en plus convaincu, les destinées du pays seront faites par les travailleurs. En eux m’apparaissent les fondateurs de la liberté française.
« Autrefois, nos consuls faisaient tête à l’arme blanche, et, quand ils savaient le droit dedans, ils laissaient le roi dehors ! »vous êtes-vous écrié naguère, mon cher Mistral, avec une mélancolie héroïque… Songez au passé, mon ami, mais n’y songez plus que pour préparer l’avenir, vous qui avez une âme de citoyen et que les paysans de Provence écoutent avec admiration.
7 juin 1868.
Abondance de romans rustiques. — Pourquoi cette abondance. — — Le médecin et le curé.
— L’idéalisateur Balzac. — Romanciers de combat. — Caractéristique du talent de
Ferdinand Fabre. — Trois prêtres : L’abbé Courbezon, M. de Boisd’hyver et Mgr Myriel.
— Julien Savignac. — Les Courbezon. — Le
Chevrier. — Marque distinctive des maîtres. — Le bouc Sacripant. — Roman ou
poème ? — Ah ! si je m’appelais Sainte-Beuve !
« Puisque vous faites métier de coucher par écrit des histoires pour amuser ces Parisiens de Paris, lesquels, à ce que disait un escamoteur en foire de Caylar, sont fainéants et grands liseurs de sornettes, je vais, monsieur, vous conter la mienne, plus plaisante à ouïr que pas une. »Le récit d’Érembert terminé, Fabre ne regrette pas la chasse manquée. À toutes les pattes-courtes du Larzac il préfère, on le sent, cette « si plaisante histoire », venue d’elle-même dans son carnier de littérateur. Quelle est donc cette histoire ? Érembert n’a pas toujours été le maître dans la bonne métairie du Larzac. Né de journaliers besoigneux, orphelin avant d’être un homme, il ne sait que devenir quand, sur le conseil de l’excellent M. Alquier, curé de Navacelle, il se décide à s’aller offrir comme valet aux Agathon qui, pour lors, tiennent le domaine de Mirande. Le fils Agathon fut son camarade, ils ont fait jadis « la police » ensemble, puis les gens de Mirande sont braves gens : on ne refusera certes pas de le louer, par amitié d’abord — et par intérêt aussi, le gaillard ayant bonne charpente et ne boudant pas à la besogne. On l’accepte. Le voilà dans la métairie, laquelle se compose déjà des vieux Agathon, père et mère, de leur fils Frédéry et d’une enfant trouvée, une hospitalière, comme on dit en Cévennes., qui est là bergère et servante. Rien de plus fin et de plus joli que Félice l’hospitalière : à la suivre de l’œil, trottinant à travers landes, on croirait voir une chevrette, tant ses mouvements sont gentils et souples. Le pauvre Éran a vite fait de s’affoler de cette mignonne fillette, et tout en menant la cabrade sur les monts Garrigues, il ne songe qu’à Félice, il ne rêve qu’aux moyens de conquérir cette délicate amoureuse. Mais il est venu trop tard à Mirande, la petite a donné son cœur à Frédéry, — hélas ! elle a donné bien autre chose, car, au moment où celui-ci part pour l’armée d’Afrique, où l’envoie son mauvais numéro, l’hospitalière est grosse. Éran, affermi dans sa passion par l’éloignement de son rival et, d’ailleurs, ignorant du « malheur » de Félice, la presse chaque jour davantage. Tendre et violent, suppliant et menaçant dans la même minute, son amour prend tous les tons. En vain ! Alors, se voyant ainsi dédaigné, pour s’étourdir ou se consoler, il se met à courir le jupon et finit par s’acoquiner à Françon Fontenille, une de ces luronnes de village qui paradent dans les frairies avec de beaux fichus voyants, des tabliers de soie fine, et des jeannettes d’or sur la gorgerette. Admirable type de la courtisane rustique, cette Françon ! Il vaut celui de la Sévère (François le Champi), il est même plus complet. Françon, d’abord, coquette avec Éran, puis, le préférant à tous et à tout, même à l’argent de l’usurier Malgrison, se livre au chevrier que, durant des mois, elle caresse à le tuer. Mais rien n’y fait, il n’oublie pas, l’hospitalière lui tient toujours au cœur, et il ne tarde pas à revenir à la métairie de Mirande. Il trouve Félice accouchée, la bâtarde a fait son bâtard. Qu’importe ? il l’aime quand même, comme avant… Frédéry, et si elle voulait ! Elle ne veut pas, et ce misérable Éran ne dort plus, ne mange plus, il erre comme un « innocent » à travers la montagne, n’ayant plus souci de ses chèvres et du bouc Sacripant, qu’il laisse, à leur fantaisie, s’éparpiller sur le Larzac. Or, quand le paysan néglige ses bêtes, qu’un autre soin l’en peut distraire, il est permis d’affirmer qu’il est bien malade. Cependant, arrive tout à coup à Mirande la nouvelle de la mort de Frédéry, percé par le yatagan de quelque Arabe. Éran se remet à espérer, il servirait si volontiers de père au bâtard ! À la longue Félice cède, se disant qu’après tout il faut bien un gagne-pain à l’enfant, mais elle cède avec une résignation inquiétante, — elle ne veut pas être infidèle à celui qui est mort là-bas, au loin, au-delà de la mer de Cette ! et, le soir même des noces, quand les paysans finissent de se griser à la santé des nouveaux mariés, elle quitte paisiblement la table comme pour coucher le fils de Frédéry, et va se jeter dans la mare profonde des Fontinettes. Tel est ce roman, grosso modo. Je viens de vous en donner le squelette. Mais la chair et le sang ? Cela passe les forces de la critique. Comme toutes les belles œuvres, le Chevrier vaut surtout par la vérité, la richesse et l’harmonie des détails, par la puissance dramatique, par l’aisance et le souffle, et ces choses ne s’analysent point. J’ai appelé le Chevrier un roman, c’est un poème plutôt, simple et grand, familier et pourtant épique, d’où s’échappent toutes les rumeurs de la nature, d’où s’épandent tous les parfums de la montagne, et qui nous donne le paysan à la fois dans sa réalité et dans sa poésie. Gens, passages et bêtes, toute la campagne y est contenue. Le bouc Sacripant, merveilleux étalon, tel qu’on n’en a jamais vu de plus vaillant à l’amour dans les monts Garrigues, Sacripant, qui marche fier, brave, faisant le beau, en tête de la cabrade, est célébré tout le long du livre en termes dignes de sa valeur érotique. Le poète en a fait un personnage, presque sur le même plan qu’Érembert ; le chevrier et le bouc sont comme deux camarades ! Jamais, je le crois, cette amitié si vraie du paysan pour la bête, à laquelle il sait si bien parler, et dont il sait si bien se faire comprendre, n’a été peinte d’une façon aussi vive et aussi saisissante. Maintenant, si l’on demande quelle parenté littéraire il faut assigner au poète du Chevrier, je ne vois, pour l’heure, que Frédéric Mistral. Mireille et le Chevrier sont vraiment frère et sœur. On peut tailler la reliure des deux ouvrages dans la même pièce de maroquin. Et dire que le livre de Ferdinand Fabre, imprimé depuis dix mois, est à peine connu de quelques lettrés ! N’y a-t-il pas là de la faute des critiques qui, lorsqu’il se produit des œuvres si rares, devraient, dans la semaine même de la publication, faire feu à la fois de tous leurs feuilletons, de manière à éveiller en sursaut le public endormi dans son indifférence ? Ah ! si j’étais de ceux qui ont la voix forte comme dix et qui peuvent, à eux seuls, réparer la terrible insouciance de tous leurs confrères ! Ah ! si je m’appelais Sainte-Beuve !
22 juin 1868.
« Connaissez-vous une toute petite nouvelle de M. Champfleury, bizarrement intitulée : Chien-Caillou ? C’est l’histoire d’un pauvre diable d’artiste qui nourrit de son travail un lapin qu’il aime beaucoup et une maîtresse qu’il adore. Un jour, la maîtresse s’en va ou meurt (je ne sais plus lequel), et ce départ trouble si bien la cervelle de l’infortuné Caillou, que, dans un accès de fièvre chaude, il tue son lapin en lui cognant la tête contre un mur. Voilà, si j’ai bonne mémoire, toute la nouvelle. « Or, Chien-Caillou n’est qu’une copie dont Rodolphe Bresdin, le remarquable artiste que je veux vous présenter, serait l’original. Mais, à s’en rapporter à Bresdin, le romancier a mis beaucoup d’imagination dans ce récit qui joue à la biographie. L’artiste élève obstinément des lapins, quoiqu’il soit très loin de s’en faire trois mille livres de rente, — ceci est exact, — mais il n’assassine point ses pensionnaires. Cette accusation a beau être accolée à un nom de fantaisie (Chien-Caillou), elle met Rodolphe hors de lui chaque fois qu’il y songe. C’est la faute de son exquise sensibilité. « Comprenez-vous, monsieur, me disait-il avec amertume, qu’on ait pu me charger d’une atrocité semblable ? Il faut être d’une nature bien perverse pour imaginer de pareilles choses ! » « Et, ce disant, il frottait paternellement son vieux lapin blanc contre sa barbe rousse. Que M. Champfleury se cache : Rodolphe brûle de se retrouver en présence de son biographe (qu’il voyait beaucoup, autrefois) pour lui reprocher son dénouement calomnieux. « Moi, qui n’ai pas un roman à faire, je vais vous narrer tout bonnement la vie vraie de Rodolphe Bresdin, avant de vous dire mon admiration pour ce grand talent ignoré. L’homme raconté, nous passerons à l’artiste. « Un jour de 1849, Rodolphe Bresdin, qui avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans, sortait de Paris par la barrière Saint-Jacques, fuyant la bohème, dont il n’a gardé que de mauvais souvenirs — et pas un ami. Tout est cher à Paris, Bresdin avait été à même de constater cette terrible vérité. Certainement, il aurait pu, en aidant son talent d’un peu d’intrigue, à l’instar de ses camarades de la littérature et des arts, arriver lui aussi, c’est-à-dire vivre ; mais, d’une fierté, d’une honnêteté niaise et sublime, Rodolphe avait la bonhomie de penser qu’il est indigne d’un artiste d’assembler le public au bruit de la grosse caisse, et qu’il est bien de laisser cela aux marchands de crayons. Rien qu’une démarche, une simple démarche, prenait à ses yeux des proportions monstrueuses et déshonorantes. « Dans ces idées, Paris était pour lui une ville impossible, où la misère avait trop beau jeu. Puis, il faut bien le dire, les peintres et les gens de lettres, au milieu desquels il vivait forcément, révoltaient avec leurs mœurs bohémiennes sa dignité si susceptible ; et leurs petites jalousies dégoûtaient sa fierté. « Il partit donc sans regret, en toute liberté de cœur ; il partit sans rien dire à personne, se promettant bien de ne plus rentrer jamais dans cette pétaudière de la bohème parisienne. Où allait-il ? Il ne le savait ; il marcha longtemps, longtemps… Rodolphe et son lapin blanc, l’un portant l’autre, finirent par s’arrêter après deux cent cinquante lieues : ils étaient à Toulouse. Ce climat bienveillant invitait le pèlerin, cette splendide végétation méridionale le tentait. Et, comme il n’avait point lu Mme de Staël, il n’eut pas grand-peine à trouver la Garonne plus belle que le ruisseau de la rue Saint-Jacques. « Lorsqu’il s’arrêta, Rodolphe possédait encore vingt francs. C’est vous dire qu’il ne pensa pas une seule minute à se mettre en quête des maisons à vendre ni même des maisons à louer. Où loger ? À un kilomètre environ de la ville s’élève (s’élève est une expression bien ambitieuse) une de ces cabanes moitié argile et moitié chaume, qui servent aux paysans de vestiaire pour les outils de labour. C’est à cet hôtel sans hôtelier que descendit notre voyageur. Comme pour entrer en possession, le lapin se mit immédiatement à dîner d’un chou colossal épanoui devant la cahute, pendant que Rodolphe mordait à même dans un magnifique bouquet de salade. Il avait déjà levé le loquet de la porte, il allait emménager, lorsque le propriétaire, qui bêchait non loin de là, accourut en sacrant. Le bonhomme était furieux et parla des gendarmes. Mais, quand il se fut suffisamment enroué à crier, l’honnête et douce figure de ce vagabond, évadé de quelque bagne, le rassura bientôt, et une causerie amicale s’établit entre l’artiste et le paysan. Un quart d’heure n’était pas écoulé que Rodolphe avait passé — pour la cahute — un bail de cinq ans, à raison de quatre francs par année. Il paya d’avance ! « Vous allez croire que j’invente, à mon tour, comme M. Champfleury : Rodolphe Bresdin a vécu là les cinq ans avec son inséparable lapin blanc, se nourrissant exclusivement tous les deux d’herbes et de légumes, de salade surtout. Quant au pain, il en mangeait comme les métayers mangent de la viande : une fois par semaine. Allant à la ville, tous les quinze jours, vendre pour huit ou dix francs à quelque brocanteur un de ses merveilleux dessins à la plume, l’artiste pouvait gagner en moyenne un napoléon par mois, la vie du lapin et la sienne. La somme suffisait grandement aux exigences du ménage, si bien qu’ils eussent été fort embarrassés, m’a dit Rodolphe depuis, de l’emploi du surplus, s’il y avait eu un surplus. « Le lapin engraissa d’abord à vue d’œil. Pour Rodolphe, doué d’une santé vigoureuse, il résista. « Mais la villa ne laissait pas que d’être humide, son parquet de glaise se détrempait horriblement pendant l’hiver. La dernière année, Bresdin était tout endolori de rhumatismes ; puis, le lapin se faisait vieux, et son camarade l’avait plus d’une fois surpris à grelotter dans sa fourrure, que le grand âge épilait. « Alors Rodolphe se résolut à quitter la villa — pour la ville. « Après deux jours de recherches, il découvrit, sur les derrières d’une grande maison mal bâtie, un petit rez-de-chaussée ouvrant sur un immense potager. Quel Éden ! Les choux et la salade tant aimés étalaient jusque sous la fenêtre leurs vives couleurs appétissantes, — et Rodolphe aurait la jouissance d’un carreau tout entier ! Ajoutez que le loyer de ce rez-de-chaussée, infiniment plus luxueux que la cabane, ne dépasse pas neuf à dix francs par mois : nous sommes à Toulouse, où il n’est pas encore question de percer des boulevards de Sébastopol, pour la plus grande joie des propriétaires ! « Pour la première fois depuis cinq ans, Rodolphe Bresdin coucha dans un lit, un vrai lit, débordant de paille, avec un vieux rideau pour couverture. Cette chambre, qu’il occupe encore aujourd’hui, est coupée en deux par une cloison : d’un côté s’étend la cuisine, de l’autre l’atelier. L’unique fenêtre, grâce à une vaste visière en carton adaptée par Rodolphe, éclaire d’un jour presque intelligent une table de bois blanc, légèrement inclinée à la façon des pupitres, et où rôdent quelques plumes autour d’un pot rempli d’encre de Chine. C’est là qu’il travaille, inconnu, admirable. Parfois, Rodolphe interrompt le dessin commencé pour se livrer aux joies de la famille en causant avec le vieux lapin, un miracle de longévité, le Mathusalem de l’espèce. Il l’appelle, et Petiot, qui trottinait par la chambre, s’arrête soudain sur le cul et se met à écouter le maître en se battant la barbe avec ses pattes. — Dans un coin, une rainette à robe verte grimpe après un arbuscule fiché entre deux carreaux ; tout auprès, une grenouille fait la planche dans une cuvette qui joue le rôle de bassin. Le lapin, cette rainette et cette grenouille, voilà toute la famille de Rodolphe. Ils sont, avec l’art, sa seule joie et sa seule inquiétude. « Rodolphe est presque riche maintenant : avec un travail assidu, il ne gagne pas moins de trente-cinq à quarante francs par mois. Qui donc a prétendu que les artistes mouraient de faim ? Loué soit Dieu ! Le propriétaire a vu, par deux fois, Rodolphe Bresdin faire cuire un morceau de bœuf sur quelques brindilles sèches, ramassées dans le verger. — L’ordinaire de l’artiste est demeuré ce qu’il était lorsque Rodolphe habitait la campagne, à peu près exclusivement végétal. Ce régime lui va-t-il ? Bresdin a le teint blanc et rosé, il est grassouillet même, son extérieur annonce presque la santé. Extérieur menteur. De grandes faiblesses surprennent souvent le pauvre diable : une bouteille de vin et une livre de viande par semaine ne lui nuiraient peut-être pas ! « Mais comment se permettrait-il ces prodigalités luculléiennes ? « Il est trop fier (j’ai déjà parlé de cette fierté, pure et solide comme le diamant), il est trop digne, — je ne sais comment dire, — trop lui enfin pour discuter un prix avec l’acheteur : on l’a déjà augmenté, du reste, d’une quarantaine de sous par chef-d’œuvre. Vainement, ses rares amis s’évertuent à lui répéter qu’il peut demander à vivre sans cesser d’être honorable, rien n’y fait. Vous vous irritez, vous vous emportez, vous tempêtez devant cette insouciance absurde et stoïque, Rodolphe vous sourit doucement pour toute réponse, et vous lui serrez la main, avec une larme dans les yeux. « Ce n’est pas qu’il soit atteint d’une fausse modestie ; il a conscience de son prodigieux talent… C’est peut-être pour cela que les discussions d’argent font plus que lui répugner : il ne les comprend même pas. « Encore un mot sur l’homme — et j’arrive à l’artiste. « Doux et bienveillant, Rodolphe cause volontiers avec les quelques personnes qui le visitent, et vous offre, le plus cordialement du monde, la chaise sur laquelle il était assis, à votre entrée. Sa conversation, grâce à la vie intérieure qu’il mène, est fine et substantielle à la fois, et d’un grand pittoresque dans l’expression. Il a une probité de jugement, une franchise de sensation, inconnues à nous tous que la société a faussés en nous façonnant. Cette société, d’ailleurs, il ne s’en plaint pas, il ne parle point d’en extirper les abus, quoiqu’il ait vécu jadis avec des réformateurs et des messies de toute sorte. Elle ne lui a jamais rien refusé : il ne lui a jamais rien demandé. » …………………………………………………………………(Suivait une description des eaux-fortes et des lithographies de Rodolphe Bresdin.)
(Extrait de la Revue nouvelle du 15 mai 1864.)
« — C’est à nous de commencer la danse ! — dit gaiement Juste Le Breton à La Varesnerie. « Et ils entrèrent tous deux sous une des tentes de la foire où il y avait le plus de monde et où l’on buvait. Ils y entrèrent nonchalamment, mais ils avaient leurs bâtons gaufrés à la main. Autour d’eux, on n’avait nulle défiance. Le monde qui était là resta, les uns assis, les autres debout, quand Juste Le Breton, s’approchant de la grande table de ceux qui buvaient, coucha délicatement son bâton sur une rangée de verres pleins jusqu’aux bords, et dit de sa voix, qu’il avait très claire : « — Personne ne boira ici que nous n’ayons bu. « Tout le monde se retourna à cette voix mordante, et les deux blatiers devinrent le point de mire de mille regards, où l’étonnement annonçait une colère qui n’était pas loin. « — Es-tu fou, blatier ? dit un paysan. Ôte-moi ton bâton de delà ! et garde-le pour défendre tes oreilles. Et, prenant par le bout le bâton que Juste avait couché sur la rangée de verres, mais qu’il tenait toujours par la poignée, il l’écarta. « C’était là l’insulte que Juste cherchait. Il ne dit mot, il resta tranquille comme Baptiste ; mais il releva subitement son bâton à bras tendu par-dessus sa tête, et de cette main, qu’il avait aussi adroite que vigoureuse, il l’abattit sur toute cette ligne de verres pleins, en file, qu’il cassa d’un seul coup, et dont les morceaux volèrent de tous les côtés dans la tente. Ce fut le signal du branle-bas. Tout le monde fut debout, criant, menaçant, mêlé déjà, les pieds dans le cidre qui coulait en attendant le sang. Les femmes poussèrent ces cris aigus qui enivrent de colère les hommes et leur prennent sur les nerfs comme des fifres… Elles voulaient fuir et ne pouvaient, dans cette masse impossible à percer, et qui se ruait sur les deux blatiers pour les étouffer. « — Vous avez eu l’honneur du premier coup d’archet, monsieur ! dit à Juste Le Breton M. de la Varesnerie, avec cette élégante politesse qui ne le quitta jamais, — mais, si nous voulons exécuter tout le morceau, il faut que nous tâchions de sortir de cette tente, où nous n’avons pas assez d’espace pour faire seulement avec nos bâtons un moulinet. « Et de leurs épaules, de leurs têtes et de leurs poitrines, ils essayèrent de trouer cette foule, compacte à crever les toiles de la tente, où ce qui venait de se passer faisait accourir du monde encore. Mais cette marée d’hommes montant toujours, ils poussèrent alors, pour qu’on vînt les dégager du dehors, le cri que leurs amis, autour de la tente, attendaient comme un commandement : « — À nous les blatiers ! « Ce dut être un curieux spectacle ! Les blatiers répondirent à ce cri par le claquement de leurs fouets terribles, et ils se mirent à sabrer cette foule avec ces fouets qui coupaient les figures tout aussi bien que des damas ! Ce fut une vraie charge, et ce fut aussi une bataille. Tous les pieds de frêne furent en l’air sur une surface immense. La foire s’interrompit, et jamais, dans nulle batterie de sarrasin, les fléaux ne tombèrent sur le grain comme, ce jour-là, les bâtons sur les têtes. Dans ce temps-là, la politique était à fleur de peau de tout. Le moindre coup faisait jaillir du sang dont on reconnaissait la couleur à la première goutte. Le cri “Ce sont les chouans !” partit de vingt côtés à la fois. À ce cri, la générale battit. Cette générale, que nous n’avions pas entendue du haut de la tourelle de Touffedelys, couvrit Avranches et le souleva. Le bataillon des Bleus voulut passer à la baïonnette à travers cette masse qui roulait dans le champ de foire, comme une mer, mais impossible ! Il aurait fallu percer un passage dans cette foule d’hommes, d’enfants et de femmes qui s’agitaient là, et qui, à eux seuls, de leur pression et de leur poids, pouvaient écraser cette poignée de chouans. Les Douze, ou plutôt les Onze, car Vinel-Royal-Aunis était à la prison, les Onze, qui semblaient un tourbillon qui tourne au centre de cette mer humaine dont ils recevaient la houle au visage, les Onze, ramassés sous leurs fouets et sous le moulinet de leurs bâtons, avaient bien calculé. Ils abattaient autour d’eux ceux qui les poussaient et qui leur rendaient coup pour coup… « Partout ailleurs, ce n’était dans ce champ de foire qu’un désordre sans nom, un étouffement, l’ondulation immense d’une foule au sein de laquelle, affolé par les cris, par le son du tambour, par l’odeur du combat qui commençait à s’élever de cette plaine de colère, quelque cheval cabré montrait les fers de ses pieds par-dessus les têtes ; et où çà et là des troupes de bœufs épeurés se tassaient, en beuglant, jusqu’à monter les uns sur les autres, l’échiné vibrante, la croupe levée ; la queue roide, comme si la mouche piquait. Mais à l’endroit où les Onze tapaient, cela n’ondulait plus. Cela se creusait. Le sang jaillissait et faisait fumée comme l’eau sous la roue du moulin ! Là, on ne marchait plus que sur des corps tombés, comme sur de l’herbe, et la sensation de piler ces corps sous leurs pieds leur donna, à tous les Onze, la même pensée, car, tout en tapant, ils se mirent, tous les Onze, à chanter gaiement la vieille ronde normande :« Je voudrais transcrire encore le supplice infligé par le chevalier des Touches au meunier du Moulin bleu ; mais l’espace étroit qui m’est réservé me l’interdit. Vous y verriez si des Touches le cède en rien, pour la souplesse et la vigueur du poignet, aux terribles blatiers d’Avranches… et si M. Barbey d’Aurevilly n’est pas, décidément, le poète de la force. — Il est aussi, quand il le veut, le poète de la grâce féminine : Aimée de Spens, cette héroïne de l’amour sans espérance, cette création d’une pureté si fière, qui plane, avec la légèreté d’une vision, sur toutes ces choses et tous ces hommes sanglants, en est la preuve adorable. Mais le sens de « l’héroïque » n’abandonne jamais M. d’Aurevilly : il y a de l’épique dans cette grâce virginale ; et, si Aimée est un ange, elle l’est un peu à la façon de saint Michel. Reportez-vous à ses fiançailles (chapitre vi) avec Monsieur Jacques. « On peut se figurer, par la citation faite plus haut, la vie intense qui circule à travers ce roman. Je l’ai dit ailleurs, le style de M. d’Aurevilly a des gestes ! Quoique littéraire jusqu’au raffinement et ne versant jamais dans la banalité (chute fréquente chez les écrivains de mouvement), il a l’emportement, le torrentiel de la parole oratoire. Il est vrai que le torrent, — car il faut noter aussi les défauts, — se brise parfois contre des incidentes et des parenthèses, qui le ralentissent mal à propos : cela vient de ce que l’auteur veut tout dire, fixer toutes les nuances. Et à cela il est encouragé par la richesse d’analogies et de métaphores que lui fournit son imagination abondante. Mais M. Barbey d’Aurevilly reste quand même un écrivain hors de pair pour ceux qui préfèrent le fier style de Saint-Simon, malgré ses rugosités, ses heurts et ses soubresauts, à la correction élégante et toujours égale de Buffon. — Alcide Dusolier. »« Mais elle n’est pas revenue ! À Avranches, on vous montrera, si vous voulez, à cette heure encore, la place où ces rudes chanteurs combattirent. « L’herbe n’a jamais repoussé à cette place. Le sang qui, là, trempa la terre était sans doute assez brûlant pour la dessécher. » …………………………………………………………………… « Que pensez-vous de ce petit morceau ?