Mots en commun  : 
fontaine , homme , âme , donner , savoir , fable , morale , croire , philosophie , lire , vie , raison , esprit , auteur , vertu , enfant , fort , philosophe , lettre , mort , temps , entendre , demander , ouvrage , trouver , bête , parler , roi , prendre , animal , recommander , commencer , sage , mot , médiocrité , sembler , nature , ami , prudence , monde , travail , conseil , écrire , fortune , idée , rendre , bonheur , arriver , beau , connaître 
.
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Mots fréquents  : 
philosophe , homme , vertu , lettre , sage , ouvrage , stoïcien , mort , consolation , méchant , chapitre , philosophie , éloge , vice , aristarque , apologiste , traité , dieu , ajouter , mourir , mépris , ami , bienfait , esclave , essai , détracteur , censeur , lire , vertueux , auteur , adresser , mauvais , craindre , colère , moeurs , fortune , tyran , mal , vie , concitoyen , apologie , souverain , jugement , ennemi , ignorer , exil , corrompre , vivre , affliger , difficile 
.
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Noms cités  : 
Br , N. , Lucilius , Épicure , Néron , Grosier , Helvia , Gallion , Posidonius , Naigeon , Quintilien , Papinien , Suilius , Caton , Agrippine , Saint-Évremond , Apocoloquintose , Lipse , DIDEROT , Xiphilin , Turannius , Paulinus , Attalus , Stilpon , Holbach , Seneque , Géta , Saint-Barthélemi , Canus Julius , Pison , Pithias , Anyte , Aréus , Crémutius , Marcellinus , Syracuse , Sérénus , Zénon , Apicius , Annal , Tigellin , Régulus , Diogène , Diogène Laërce , Jupiter , Panétius , SaintEvremond , MONTAIGNE , Anti-Sénèque , Cordus 
.
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         Essai  règnes  Claude  et de Néron  
          second 
MONSIEUR NAIGEON 
            
parler  des ouvrages  de Sénèque  sans prévention  et sans partialité  :  usant  avec
          lui d’un privilége  dont il ne se départit  avec aucun autre philosophe ,  j’oserai 
          quelquefois le contredire .  Quoique l’ordre ,  selon lequel le traducteur  en a rangé  les
          traités ,  ne soit pas celui de leur date ,  je m’y conformerai ,  parce que je ne vois aucun
          avantage  à m’en éloigner .  Cette courte  analyse  achèvera  de dévoiler  le fond de l’âme  de
          Sénèque ,  le secret  de sa vie privée ,  et les principes  qui servaient  de base  à sa
          philosophie  spéculative  et pratique . 
            
commencer  par les Lettres ,  transportant  dans l’une  ce qu’il aura dit dans
          une autre,  généralisant  ses maximes ,  les restreignant ,  les ,  les appliquant  à ma
            manière 247 , 
quelquefois les confirmant ,  quelquefois les réfutant  ;  ici, 
          présentant  au censeur  le philosophe  derrière lequel je me tiens  caché  ;  là,  faisant le
          rôle  contraire ,  et m’offrant  à des flèches  qui ne blesseront  que Sénèque  caché  derrière
          moi. 
        
            
Lettres Sénèque  sont adressées  à Lucilius ,  son ami ,  et son
              élève  dans la philosophie  stoïcienne  :  Lucilius ,  je vous réclame  ;  vous
                êtes mon ouvrage .  Ils étaient âgés  tous les deux :  Nous ne sommes
                plus jeunes  .  Lucilius ,  né  dans une condition  médiocre ,  s’était élevé  par son
              mérite  au rang  de chevalier  romain ,  et avait obtenu  la place  d’intendant  en
              Sicile . 
                  
matière  traitée  dans cette correspondance ,  est trèsétendue  :  c’est presque un
              cours  de morale  complet  ;  je vais le suivre .  Mais pour m’épargner  à moi-même,  et aux
              autres,  la sécheresse  et le dégoût  d’une tablé ,  j’indiquerai ,  chemin  faisant, 
              quelques-uns des traits  qui m’ont le plus frappé ,  ce que je voudrais avoir recueilli 
              de ma lecture  ;  et surtout  qu’on ne se persuade  pas qu’il n’y ait rien ni à remarquer , 
              ni à apprendre  dans celles dont je n’annoncerai  que.  le sujet .  Lisez  le reste  de mon
              ouvrage  comme vous liriez  les pensées  détachées  de La Rochefoucauld . 
                  
première  est sur le temps  :  Sénèque  dit,  et ne dit que trop
              vrai ,  «  qu’une partie  de la vie  se passe  à mal  faire,  la plus grande à ne rien faire, 
              presque entière  à faire autre chose  que ce qu’on devrait.  » 
                  
«  Où est l’homme  qui sache  apprécier  le temps ,  compter  les jours,  et se rappeler 
              qu’il meurt  à chaque instant  ?  » 
                  
«  Je me trouve  dans le cas  des gens  ruinés  sans qu’ il y ait de leur faute  ;  tout le
              monde  les excuse ,  personne  ne les assiste .  » 
                  
traite  dans la deuxième   des voyages . 
                  
«  Le voyageur  a beaucoup d’hôtes ,  et peu d’amis …  .  »  Il 
ressemble  au possesseur  d’un palais  qui passerait  sa vie  à
              parcourir  ses riches  et vastes  appartements ,  sans s’arrêter  un instant  dans celui que
              son père ,  sa mère ,  sa femme ,  ses enfants ,  ses amis ,  ses concitoyens  occupent . 
                  
,  des lectures ,  autre sorte  de voyages . 
                  
«  Ne pouvant lire  autant de livres  que vous en pouvez acquérir ,  n’en acquérez 
              qu’autant que vous en pourrez lire .  » 
                  
«  On lit  pour se rendre  habile  :  si on lisait  pour se rendre  meilleur ,  bientôt on
              deviendrait  plus habile .  » 
                  
«  Si vous consultez  la nature  sur le travail  et sur le repos ,  elle vous répondra 
              qu’elle a fait le jour et la nuit .  » 
                  
Épicure  :  «  Je passe  dans le camp  ennemi  en espion ,  mais non en
              déserteur .  » 
                  
choix  d’un ami ,  lisez  la troisième  ,  où l’on
              trouve ,  entre autres,  cette maxime  de Pomponius  : 
                  
«  Il y a des yeux  tellement  accoutumés  aux ténèbres ,  qu’ils voient trouble  au grand
              jour.  » 
                  
«  Ne faites rien que votre ennemi  ne puisse savoir .  » 
                  
La quatrième   vous affranchira  des terreurs  de la mort ,  et des
              sollicitudes  de la vie . 
                  
«  Le tyran  me fera conduire ,  où ?…  Où je vais.  » 
                  
«  Un mal  n’est pas grand,  quand il est le dernier  des maux .  La perte  la moins à
              craindre  est celle qui ne peut être suivie  de regrets .  » 
                  
«  Celui qui ne veut que satisfaire  à la faim ,  à la soif ,  aux besoins  de la nature ,  ne
              se morfond  point à la porte  des grands,  n’essuie  ni leurs regards  dédaigneux ,  ni leur
              politesse  insultante .   » 
                  
» 
                  
Frappez  à cette porte  pour autrui ,  n’y frappez  jamais pour vous. 
                  
la cinquième  ,  sur la singularité ,  il adresse  à Lucilius  des
              conseils  dont quelques-uns d’entre  nous pourraient profiter . 
            
                  
«  N’allez pas,  à l’exemple de  certains philosophes ,  moins curieux  de faire des
              progrès  que du bruit ,  affecter ,  dans votre extérieur ,  vos occupations ,  votre genre  de
              vie ,  une originalité  qui vous distingue 248  :  vous vous interdirez 
              cet habillement  bizarre ,  cette chevelure  hérissée ,  cette barbe  hétéroclite ,  et toutes
              ces voies  détournées  pour arriver  à la considération .  Eh !  le nom  de philosophe  n’est
              déjà que trop odieux ,  avec quelque modestie  qu’on le porte  !  —  N’y aura-t-il donc
              aucune différence  entre nous et le vulgaire  ?  —  Il y en aura ;  mais je veux qu’on y
              regarde  de près pour l’apercevoir .  » 
                  
«  Il faut que la vie  du sage  soit un mélange  de bonnes mœurs  et de mœurs  publiques …  » 
              Qu’en pense  Diogène  ?  Celuici  dirait à son élève  :  Que ta vie  ne soit point un mélange 
              bigarré  de bonnes mœurs  et de mœurs  publiques …  «  Il faut qu’on l’admire ,  et qu’on s’y
              reconnaisse …  »  Il importe  peu que des fous  t’admirent  ;  et si le peuple  se reconnaît 
              en toi,  ce sera presque toujours tant pis  pour toi. 
                  
«  Je n’aime  à apprendre  que pour enseigner .  » 
                  
aime  à apprendre  que pour être moins ignorant …  «  La plus belle  découverte 
              cesserait  de me plaire ,  si elle n’était que pour moi…  »  La découverte  la plus simple , 
              ne fût-elle que pour moi,  me plairait  encore.  Ce n’est pas que je n’aime  aussi à
              répandre  le peu que je sais .  Si le hasard  m’offre  une belle  page  ignorée ,  j’en jouis 
              doublement ,  et par l’admiration  qu’elle me cause ,  et par l’espoir  de l’indiquer  à mes
              amis . 
                  
«  Philosophe ,  où en es-tu ?…  »  Heureux  celui qui s’est fait cette question ,  et qui
              s’est répondu  :  Je commence  à me réconcilier  avec moi-même ! 
                  
savoir  ce que c’est que la véritable  amitié  ?  vous l’apprendrez  dans la
                sixième  . 
                  
«  Combien d’hommes ,  dit-il,  ont plutôt manqué  d’amitié  que d’amis  !…  »  Le contraire 
              ne serait-il pas aussi vrai  ?  et ne pourrait-on pas dire :  Combien d’hommes  ont plutôt
              manqué  d’amis  que d’amitié  ? 
            
                  
amour  est l’ivresse  de l’homme  adulte  :  l’amitié  est la passion  de la jeunesse  ; 
              c’est alors que  j’étais lui,  qu’il était moi.  Ce n’était point un choix  réfléchi  ;  je
              m’étais attaché  je ne sais  par quel instinct  secret  de la conformité .  S’il eût été
              sage ,  je ne l’aurais pas aimé  ;  je ne l’aurais pas aimé ,  s’il eût été fou  :  il me le
              fallait sage  ou fou  de cette manière .  J’éprouvais  ses plaisirs ,  ses peines ,  ses goûts , 
              ses aversions  ;  nous courions  les mêmes hasards  :  s’il avait une fantaisie ,  j’étais
              surpris  de ne l’avoir pas eue le premier ;  dans l’attaque ,  dans la défense ,  jamais, 
              jamais il ne nous vint  en pensée  d’examiner  qui de nos adversaires  ou de nous avait
              tort  ou raison  :  nous n’avions qu’une bourse  ;  je n’étais indigent  que quand il était
              pauvre .  S’il eût été tenté  d’un forfait ,  quel parti  aurais-je pris  ?  Je l’ignore  : 
              j’aurais été déchiré  de l’horreur  de son projet ,  si j’en avais été frappé ,  et de la
              douleur  de l’abandonner  seul  à son mauvais  sort .  Qu’est devenue  cette manière 
              d’exister  si une,  si violente  et si douce  ?  A peine  m’en souviens -je ;  l’intérêt 
              personnel  l’a successivement  affaiblie .  Je suis vieux ,  et je m’avoue ,  non sans 
              amertume  et sans regret ,  qu’on a des liaisons  d’habitude  dans l’âge  avancé  ;  mais
              qu’il ne reste  en nous,  à côté de  nous,  que le vain  simulacre  de l’amitié 249 .
                  
                  
Ucalegon  du poëte ,  c’est vous,  c’est moi :  on ne pense  guère  à la maison 
              d’autrui ,  quand le feu  est à la nôtre . 
                  
!  les amis  !  les amis  !  il en est un ;  ne compte  fermement  que sur celui-là  : 
              c’est celui dont tu as si longtemps et si souvent éprouvé  la bienveillance  et la
              perfidie  ;  qui t’a rendu  tant de bons et de mauvais  offices  ;  qui t’a donné  tant de
              bons et de mauvais  conseils  ;  qui t’a tenu  tant de propos  flatteurs ,  et adressé  tant
              de vérités  dures ,  et dont tu passes  les journées  à te louer  et à te plaindre .  Tu
              pourras survivre  à tous les autres ;  celui-ci  ne t’abandonnera  qu’à la mort  :  c’est
              toi ;  tâche  d’être ton meilleur  ami . 
            
                  
«  Le philosophe  Attalus  préférait  un ami  à faire à un ami  déjà fait…  »  Un peintre 
              célèbre  court  après un voleur ,  et lui offre  un tableau  fini  pour l’ébauche  que le
              voleur  avait enlevée  de dessus son chevalet .  Il me déplaît  qu’on en fasse autant en
              amitié . 
                  
amour ,  j’ai vu l’amitié  héroïque  ;  le spectacle  des deux amis  m’a plus
              touché  que celui des deux amants .  D’un côté  c’était la raison ,  de l’autre la passion , 
              qui faisait de grandes choses ;  l’homme  et l’animal . 
                  
«  Les présents  de la fortune  ?  »  Dites ses piéges . 
                  
conseille ,  Lettre  vu,  la fuite  du monde .  «  Je ne rapporte  jamais de la société  les
              mœurs  que j’y ai portées .  » 
                  
d’entre  nous assez sage ,  ou assez corrompu ,  qui n’en puisse dire
              autant ? 
                  
«  Rien de plus nuisible  aux bonnes mœurs  que la fréquentation  des spectacles …  »  Des
              spectacles  de Rome ,  cela se peut ;  des nôtres,  je ne le crois  pas. 
                  
propos  des spectacles  de son temps ,  qui n’étaient que des exécutions ,  Sénèque  dit : 
              «  Un homme  a-t-il volé 250  ?  qu’on le pende .  A-t-il assassiné  ?  qu’on le tue .  Mais
              toi,  malheureux  spectateur ,  qu’as-tu fait pour assister  à la potence  ?…  »  Cela est
              beau . 
                  
«  Il est dur  de vivre  sous la nécessité ,  mais il n’y a point de nécessité  d’y
              vivre .  » 
                  
«  Arracher  à Caton  son poignard ,  c’est lui envier  son immortalité .   » 
                  
«  La vertu  a perdu  de son prix  pour celui qui se surfait  celui de la vie .  » 
                  
Malheur  à celui que quelqu’une de ces pensées ,  que je jette  au hasard  à mesure  que la
              lecture  du philosophe  me les offre ,  ne plongera  pas dans la méditation  ! 
            
                  
«  Rien de plus commun  qu’un vieillard  qui commence  à vivre .  »  Rien de plus commun 
              qu’un vieillard  qui meurt  avant que  d’avoir vécu .  La plupart des  hommes  meurent  le
              hochet  à la main . 
                  
«  L’homme  puissant  craint  autant de maux  qu’il en peut faire…  »  D’où naît  donc cet
              abus  si fréquent  de la puissance  ?  C’est que l’effet  naturel  de la force  est
              d’inspirer  l’audace ,  et que l’effet  naturel  du pouvoir est d’affaiblir  la crainte . 
                  
«  Le désespoir  des esclaves  immole  autant d’hommes  que les caprices  des rois …  »  Je le
              désirerais . 
                  
«  L’esclave  a-t-il sur son maître  le droit  de vie  et de mort  ?…  »  Qui peut en
              douter  ?  Puissent tous ces malheureux  enlevés ,  vendus ,  achetés ,  revendus ,  et condamnés 
              au rôle  de la bête  de somme ,  en être un jour aussi fortement  persuadés  que moi ! 
                  
,  il apostrophe  les Romains  ;  il leur reproche  d’enseigner  la cruauté  à leur
              souverain ,  qui ne saurait  l’apprendre .  Sénèque  n’avait pas encore démêlé  le caractère 
              de son élève ,  et son commerce  épistolaire  avec Lucilius  commença  apparemment  pendant
              les cinq premières  années  du règne  de Néron . 
                  
«  La route  du précepte  est longue ,  celle de l’exemple  est courte .  Les disciples  de
              Socrate  et d’Épicure  profitèrent  plus de leurs mœurs  que de leurs discours …  »  ( Lettre 
              vi. )  Il résulte  de cette maxime ,  applicable  surtout  à l’éducation  des enfants ,  qu’il
              faut leur adresser  rarement  de ces préceptes  dont la vérité  ne peut être constatée  que
              par une longue  expérience  ;  mais parlez  sensément ,  agissez  toujours bien devant eux. 
              C’est ainsi que les Romains  préparaient  à la république  des magistrats ,  des guerriers 
              et des orateurs .  Vous serez difficile  sur la compagnie  dans laquelle vous pourrez les
              admettre ,  si vous pensez  qu’il y a tel mot ,  telle action ,  capable  de détruire  le fruit 
              de plusieurs années . 
                  
Heureux  les enfants  nés  de parents  élevés  aux grandes places  !  ils entendent ,  dès le
              berceau ,  parler  des grandes choses. 
                  
activité  du sage  est le sujet  de la huitième  . 
            
                  
la neuvième ,  où il en caractérise  l’amitié ,  il prétend  qu’on
              refait ,  aussi aisément  un ami  perdu ,  que Phidias  une statue  brisée .  Je n’en crois 
              rien.  Quoi !  l’homme  à qui je confierai  mes pensées  les plus secrètes ,  qui me
              soutiendra  dans les pas glissants  de la vie ,  qui me fortifiera  par la sagesse  de ses
              conseils  et la continuité  de son exemple  ;  qui sera le dépositaire  de ma fortune ,  de
              ma liberté ,  de ma vie ,  de mon honneur  ;  sur les mœurs  duquel les hommes  seront
              autorisés  à juger  des miennes ;  je dis plus,  l’homme  que je pourrai interroger  sans
              crainte ,  dont je ne redouterai  point la confidence  ;  dont,  pour me servir  de
              l’expression  de génie  du chancelier  Bacon ,  j’oserai  éclairer  le fond  de la caverne , 
              sans sentir  vaciller  le flambeau  dans ma main  ;  cet homme  se refait  en un jour,  en un
              mois ,  en un an !  Eh !  malheureusement  la durée  de la vie  y suffit  à peine  ;  et c’est
              un fait bien connu  des vieillards ,  qui aiment  mieux rester  seuls ,  que de s’occuper  à
              retrouver  un ami . 
                  
philosophe  se demande  à lui-même ce qu’il s’est promis  en prenant  un
              ami  ;  et qu’il se répond  :  «  D’avoir quelqu’un pour qui mourir ,  qui accompagner  en
              exil ,  qui sauver  aux dépens de  mes jours…  »  il est grand,  il est sublime  ;  mais il a
              changé  d’avis . 
                  
,  comparant  l’amour  et l’amitié ,  il ajoute  que l’amour  est
                presque la folie  de l’amitié  ,  il est délicat .  Lorsqu’il répond  à la question  : 
              quelle sera la vie  du sage  sur une plage  déserte ,  dans le fond  d’un cachot  ?  celle de Jupiter  dans la dissolution  des mondes  ,  il montre  une âme 
              forte .  De pareilles  idées  ne viennent  qu’à des hommes  d’une trempe  rare . 
               
traite ,  dans la dixième  ,  de la solitude . 
                  
«  Cratès  disait à un jeune homme  :  Que fais-tu là seul  ?  Le jeune homme  lui
              répondit  :  Je m’entretiens  avec moi-même.  Prends garde ,  lui répliqua  le philosophe ,  de
              t’entretenir  avec un flatteur …  »  Le sot  cesse  d’être un sot  pour le moment  où il nous
              flatte ,  et nous dirions volontiers  de lui :  Mais cet homme  n’est pourtant pas trop
              bête . 
            
                  
«  Vivez  avec les hommes  comme si les dieux  vous voyaient ;  parlez  aux dieux  comme si
              les hommes  vous entendaient .  » 
                  
la onzième  ,  des avantages  de la vieillesse ,  de la mort ,  et du
              suicide . 
                  
manière  dont les habitants  de sa campagne ,  son fermier ,  son jardinier ,  ses arbres , 
              ses charmilles  lui rappellent  son grand âge ,  est charmante …  «  Qu’est-ce que cet homme 
              qu’on a posté  là,  et qu’on ne tardera  pas d’y exposer  ?  Où a-t-on trouvé  ce
              squelette  ?  Le beau  passe-temps  de m’apporter  ici les morts  du voisinage  !  —  Quoi ! 
              vous ne reconnaissez  pas Félicion ,  le fils  de votre métayer ,  à qui vous avez donné 
              tant de jouets  quand il était enfant  ?  » 
                  
la douzième  ,  des effets  de la philosophie  sur les défauts  et
              sur les vices . 
                  
la treizième  ,  du courage  que donne  la vertu ,  et du
                dessouci 251  de l’avenir . 
                  
«  Le sage  qui craint  l’opinion ,  ressemble  à un général  qui s’ébranle  à la vue  d’un
              nuage  de poussière  élevé  par un troupeau .   » 
                  
«  Espérer  au lieu de  craindre ,  c’est remplacer  un mal  par un autre.  » 
                  
quatorzième ,  des soins  du corps . 
                  
«  Donnons -lui des soins ,  mais prêts  à le précipiter  dans les flammes ,  au moindre 
              signal  de la raison ,  de l’honneur ,  du devoir.  » 
                  
«  L’administration  d’une république  livrée  à des brigands ,  n’est pas digne  du sage …  » 
              Hommes  publics ,  consolez -vous,  si votre disgrâce  est arrivée ,  ou si le mauvais  génie 
              de l’Etat  veut qu’elle arrive . 
                  
«  Le sage  ne provoquera  point le courroux  des grands…  »  Maxime  pusillanime  :  c’est le
              condamner  à taire  la vérité . 
            
                  
:  Vivre  d’abord,  ensuite philosopher … peuple  qui
              parle  ainsi.  Mais le sage  dit :  Philosopher  d’abord,  et vivre  ensuite,  si l’on peut, 
              ou aimer  la vertu  avant la vie . 
                  
philosophe  ne croyait  pas que la périlleuse  vérité  qu’il va dire fructifiera 
              dans l’avenir ,  il se tairait .  Il parle  en attendant  un grand prince ,  un grand ministre 
              qui exécute  ;  il aime  la vertu ,  il la pratique  :  il fait peu de cas  de la vie ,  il
              méprise  la mort .  Un d’entre  eux disait :  «  La nature  qui a fait le tyran  terrible ,  m’a
              fait sans peur .  »  S’il peut conserver  la vie  en attaquant  le vice ,  il le fera ;  mais
              s’il est impossible  de vivre ,  et de dire la vérité ,  il fera son métier .  Quoi ! 
              l’apôtre  de la vérité  n’aurait pas le même courage  que l’apôtre  du mensonge  ! 
                  
tragédie  de la mort  de celui qui craint  l’échafaud ,  et qui va
              lâchement  apostasier  au pied  d’un tribunal .  Il ignore  que sa mort  sera plus
              instructive  que tous ses écrits . 
                  
«  Le sage  dans la prospérité  me montre  l’apôtre  de la vertu  ;  dans l’adversité ,  son
              martyr .  » 
                  
sang  du philosophe  ne serait-il pas aussi fécond  que celui des martyrs  ? 
              C’est qu’il est.  plus facile  de croire  que de bien faire. 
                  
«  Il y a trois passions  qu’il ne faut point exciter  :  la haine ,  l’envie ,  le
              mépris .  » 
                  
digne  du moine  de Rabelais ,  que du disciple  de Zénon .  C’est vous, 
              Sénèque ,  qui m’avez appris  à vous répondre .  Il y a des hommes  dont il est glorieux 
              d’être haï  ;  le tourment  de l’envie  est toujours un éloge  ;  le mépris  n’est souvent
              qu’une affectation …  «  Craignons  l’admiration …  »  Et pourquoi ?  Faisons tout ce qui peut
              en mériter . 
                  
entretient  avec son ami ,  Lettres  xv ,  xvi ,  xvii , 
                xviii ,  xix ,  des exercices  du corps ,  de l’utilité  de la
              philosophie ,  de la richesse ,  de la pauvreté ,  des persécutions ,  de la calomnie  ;  qu’il
              faut embrasser  la philosophie  sans délai  ;  des amusements  du sage ,  de la colère ,  des
              passions ,  des vices ,  des vertus ,  des avantages  du repos ,  de la société ,  des fonctions 
              publiques ,  du bonheur ,  du malheur . 
            
                  
«  Le même mot  peut sortir  de la bouche  d’un sage  et d’un fou .  » 
                  
«  La sagesse ,  comme l’or,  est l’équivalent  de toute richesse .  » 
                  
«  La richesse  est souvent la fin  d’une misère ,  et le commencement  d’une autre.  » 
                  
«  Le philosophe  a son ennemi  et sa discipline  comme le militaire  :  pour vaincre ,  la
              bravoure  seule  ne suffit  pas.  » 
                  
:  Ce fait,  de qui le tenez -vous ?  «  Ce témoin  est suspect   ;  c’est son père , 
              c’est son ami ,  c’est son collègue ,  c’est son protecteur ,  c’est son client …  »  Qui
              est-ce qui vous contredit  ainsi ?  C’est l’envie ,  l’envie  que vous affligez  par le
              récit  d’une belle  action . 
                  
préceptes  de Sénèque  sont austères  ;  mais l’expérience  journalière  et l’usage  du
              monde  en confirment  la vérité  :  on ne les conteste  que par la vanité  ou par la
              faiblesse . 
                  
Lettre  xx qu’il dit aux grands,  aux gens  en place ,  un mot  simple ,  mais
              qu’ils devraient avoir sans cesse  à la bouche ,  s’ils sentaient  vivement  les
              inconvénients  de leur élévation  :  «  Quand viendra  le jour heureux  où l’on ne me
              mentira  plus ?   »  
                  
                  
relis  point les ouvrages  de Sénèque  sans m’apercevoir  que je ne les ai point
              encore assez lus . 
                  
objet  de la philosophie  ?  c’est de lier  les hommes  par un commerce 
              d’idées ,  et par l’exercice  d’une bienfaisance  mutuelle . 
                  
philosophie  nous ordonne-t -elle de nous tourmenter  ?  Non. 
                  
Lettre  viii,  sur l’activité  du sage ,  il parle  des drames  mixtes ,  dont le ton
              est grave ,  et le genre  moyen  entre la tragédie  et la comédie .  Ce genre  eut-il aussi
              des détracteurs  chez les Anciens 252  ?  Il ne le dit
              pas. 
               
,  Lettre  xiv,  «  la philosophie  est une espèce  de sacerdoce  révéré  des gens 
              de bien,  respecté  même de ceux qui ne sont méchants  qu’à demi  ;  et celui qui jette  de
              la boue  au philosophe ,  est une espèce  d’impie .  »  Non,  non,  Suilius ,  Aristophanes 
              modernes ,  jamais la dépravation  ne sera assez générale ,  assez durable ,  assez
              puissante ,  ou la ligue  de l’ignorance  et du vice  contre la science  et la vertu  assez
              forte ,  pour empêcher  la philosophie  d’être vénérable  et sacrée . 
                  
engageons  point dans les querelles .  Méprisons  les propos  de l’impudent  ; 
              soyons convaincus  qu’il n’y a que des hommes  abjects  qui osent  nous insulter .  Ne
              soyons pas plus offensés  de leurs injures ,  que nous ne serions flattés  de leur éloge  ; 
              abandonnons  le pervers  à sa honte  secrète . 
                  
                  
ouvrage  de Sénèque  est un champ  où l’on trouve  toujours à glaner .  Je vois que dans
              l’opulence  il s’exerçait  à la pauvreté  ;  au milieu des richesses ,  il se rit  de la
              peine  inutile  que la fortune  s’est donnée . 
                  
«  Dieux ,  accordez -moi la sagesse ,  et je vous tiens  quittes  du reste …  »  Mais,  Sénèque , 
              dans votre système ,  est-ce que les dieux  accordent  la sagesse  ?  La sagesse  n’est-elle
              pas l’ouvrage  du sage  ?  Et n’est-ce pas la raison  pour laquelle,  dans votre
              enthousiasme ,  vous avez élevé  quelquefois le sage  au-dessus des dieux ,  sages  par leur
              nature ,  sans efforts  et sans mérite  ? 
                  
pensées  de Sénèque  les plus subtiles ,  dans ses opinions  les plus
              paradoxales ,  il y a presque toujours un côté  juste . 
                  
proposition  sur les mœurs  qui soit vraie  sans
              exception ,  il arrive  souvent au moraliste  
d’assurer 
              le pour et le contre ;  selon qu’il se renferme  dans la loi  générale ,  ou qu’il ne
              considère  qu’un cas particulier ,  l’homme  lui paraîtra  grand ou petit. 
                  
,  Lettre  xxi,  à propos de  la vraie  gloire  du sage  :  «  En vain  Atticus  aurait eu
              pour gendre  Agrippa 253 , pour descendants  Tibère  et Drusus  ;  parmi
              ces noms  illustres  le sien serait ignoré ,  si le prince  des orateurs  ne lui eût adressé 
              quelques lettres .  Lucilius ,  si la gloire  vous touche ,  les miennes  vous feront plus
              connaître  que toutes vos dignités  :  qui saurait  qu’il exista  un Idoménée  sans celles
              d’Epicure  ?  » 
                  
ajoute  :  «  J’ai aussi quelques droits  sur les races  futures  ;  je puis sauver  un
              nom  de l’oubli ,  et partager  mon immortalité  avec un ami ….  »  Qu’on doit être heureux 
              par cette pensée  !  En effet,  quoi de plus doux  que de croire  qu’on enrichira  sa nation 
              d’un grand nom  de plus ?  Ne se félicite-t -on pas d’avoir pris  naissance  dans une
              contrée  célèbre  par les hommes  rares  qu’elle a produits  ?  Est-il de plus flatteuse 
              espérance  que de laisser  à ses parents ,  à ses amis ,  à ses descendants ,  aux étrangers , 
              aux siens,  à l’univers ,  un sujet  d’admiration ,  d’entretien  et de regrets  ?  Qui est-ce
              qui a fait cet ouvrage ,  ce poëme ,  ce tableau ,  cette statue ,  cette colonnade  ?  C’est un
              Français ,  c’est Bouchardon ,  c’est Pigalle  ;  c’était l’ami  de mon grand-père ,  voilà son
              buste .  Avec quel plaisir  mon père ,  qui l’avait vu dans sa jeunesse ,  nous entretenait 
              de son maintien ,  de son caractère  et 
de ses
              opinions  !  Voilà la maison  qu’il habitait ,  on la visite  encore.  La république  a doté 
              une de ses arrière-nièces 254  ;  un citoyen  bienfaisant  tira 
              de l’indigence  un de ses descendants ,  qui n’avait d’autre mérite  que de porter  son
              nom .  Malheur  à l’homme  personnel  qui lira  cette page  avec dédain  !  Si par hasard  c’est
              un artiste  distingué ,  croyez  qu’il n’est sincère  ni avec vous ni avec lui-même. 
                  
sorte  de reconnaissance  délicate  s’unit  à une curiosité  digne  d’éloge ,  pour nous
              intéresser  à l’histoire  privée  de ceux dont nous admirons  les ouvrages .  Le lieu  de
              leur naissance ,  leur éducation ,  leur caractère ,  la date  de leurs productions , 
              l’accueil  qu’elles reçurent  dans le temps ,  leurs penchants ,  leurs goûts  honnêtes  ou
              malhonnêtes ,  leurs amitiés ,  leurs fantaisies ,  leurs travers ,  leur forme  extérieure , 
              les traits  de leur visage ,  tout ce qui les concerne ,  arrête  l’attention  de la
              postérité .  Nous aimons  à visiter  leurs demeures ,  nous éprouverions  une douce  émotion  à
              l’ombre  d’un arbre  sous lequel ils se seraient reposés  ;  nous voudrions voir et
              converser  avec les sages  dont les travaux  ont augmenté  le pouvoir de la vertu  et les
              trésors  de la vérité .  Sans ce tribut ,  la sagesse  accumulée  des siècles  serait un don 
              gratuitement  accordé  à des ingrats . 
                  
«  Mes concitoyens  ne m’ont point élevé  aux honneurs  ;  Idoménée ,  ils ont mieux fait, 
              ils m’en ont ôté  le désir …  »  Ce mot  est d’Epicure . 
                  
stoïcien ,  conduit  à la porte  des jardins  de ce philosophe ,  y grave  une
              inscription  qui atteste  l’austérité  de l’un,  et l’impartialité  de l’autre.  La
              voici : 
                  
«  Passant ,  tu peux t’arrêter  ici ;  la volupté  y donne  la loi . 
                  
!  c’est de la farine  détrempée  que tu me présentes ,  c’est d’eau  que tu remplis 
              ma coupe  ! 
                  
                  
«  Agissez  toujours,  Lucilius ,  comme si Épicure  vous regardait .   » 
                  
Sénèque  pensait  de ce philosophe ,  si mal  connu ,  et tant calomnié .  On
              ne s’est pas acharné  avec moins
            
                  
214  ESSAI  SUR LES RÈGNES 
                  
fureur  sur la doctrine  d’Épicure ,  que sur les mœurs  de Sénèque . 
               
lis  dans un auteur  moderne 255  :  «  On oppose  Sénèque  comme un bouclier  impénétrable  à tous
              les traits  qu’on peut lancer  sur Épicure .  Il est vrai  que l’apologie  que Sénèque  a
              faite d’Épicure  est formelle  ;  mais il est à craindre  que,  loin de  justifier  l’un, 
              elle ne donne  des soupçons  contre l’autre.  Si,  à l’honneur  d’Épicure ,  leurs doctrines 
              avaient des apparences  communes ,  ce serait à la honte  de Zénon .  » 
                  
Sénèque  fait l’éloge  d’Épicure ,  il ne décrie  point Zenon ,  non plus qu’ il ne
              préconise  celui-ci ,  lorsqu’il attaque  le premier.  C’est un juge  impartial  qui pèse  ce
              que chaque secte  enseigne  de contraire  ou de conforme  à la vérité ,  et qui s’en
              explique  avec franchise .  Si les talents  sublimes  et les vertus  transcendantes  de
              l’académicien  des Inscriptions ,  qui a enrichi  l’histoire  critique  de la philosophie  de
              son examen  de la vie  et de la doctrine  d’Épicure ,  ne m’étaient parfaitement  connus ,  je
              penserais  qu’un auteur  qui se sert  de l’éloge  de l’une  des écoles  pour les rendre 
              toutes deux suspectes ,  est un mauvais  logicien ,  s’il pense  ce qu’il écrit ,  ou un
              dangereux  hypocrite ,  s’il écrit  ce qu’il ne pense  pas. 
                  
littérateur  du jour aurait-il la vanité  de se croire  mieux instruit  des sentiments 
              d’Épicure ,  dont les ouvrages  nous manquent ,  qu’un ancien  philosophe ,  qu’un Sénèque , 
              qui les avait sous les yeux  ? 
                  
Épicure  et Zénon  se soient accordés  l’un et l’autre à regarder  la vertu  comme le
              plus essentiel  de tous les biens,  et qu’ils en aient eu les mêmes idées ,  que
              s’ensuit -il ?  que l’épicurien  n’en était pas moins corrompu ,  et que le stoïcien  en
              était peut-être moins sage  ?  Voilà une étrange  conclusion . 
                  
!  c’est bien assez de condamner  Épicure ,  sans lui associer  aussi lestement  le
              philosophe  Sénèque ,  son apologiste  ;  Sénèque ,  que saint Jérôme ,  qui n’était pas le
              plus tolérant  
des Pères de l’Église ,  loue  pour la
              pureté  de sa morale ,  la sainteté  de sa vie ,  et qu’il a inscrit  dans le catalogue  des
              auteurs  sacrés 256 .
                  
«  0 Dieu ,  je vois à tes côtés  un Sénèque  à qui tu rends  le prix  du sang  qu’il eût
              versé  pour toi ;  un Épictète  qui te chérit  dans les fers  ;  un Antonin  qui ne te
              méconnut  pas sur le trône  :  j’y vois un Tite  qui regrettait  les instants  où il avait
              négligé  de faire du bien aux hommes  ;  un Aristide  qui honora  la pauvreté ,  et qui
              préféra  le nom  de juste  aux honneurs  et aux richesses  ;  un Régulus  qui sourit  aux
              bourreaux  ;  et je vois loin de  toi des barbares  qui,  la croix  à la main ,  assouvissent 
              leurs fureurs ,  et réussiraient  à te faire haïr ,  si l’homme  vertueux  pouvait t’imputer 
              leurs atrocités …  »  Ces lignes  énergiques  ne sont pas de moi ;  mais je les envie  à
              l’auteur  anonyme  d’un Éloge  de Socrate 257 ,
                  
Sénèque  ne ferme  presque pas une de ses Lettres  sans la sceller  de quelques maximes 
              d’Épicure  ;  et ces maximes  sont toujours d’un grand,  sens ,  et d’une sagesse 
              merveilleuse  :  quelle honte  pour le zénonisme  ! 
               
Lettre  XXII sur les conseils  et sur les affaires ,  que Sénèque  dit des
              goûts  passagers  de l’ambition  :  «  C’est un amant  qui querelle  avec sa maîtresse  ; 
              n’allez pas prendre  un moment  d’humeur  pour une rupture .  »  Croit -on que cette pensée 
              déparât  celles de La Rochefoucauld  ?  Il ajoute  :  «  Nous mourons  plus mauvais  que nous
              ne naissons .  Je t’avais engendré ,  nous dit la nature ,  sans désirs ,  sans crainte ,  sans
              superstition ,  sans perfidie ,  sans vice …  Cela est-il bien vrai  ?…  Retourne  comme tu es
              venu .  La vie  nous corrompt .  » 
                  
«  Vicieux ,  je te condamne  à quitter  ou le vice  ou la vie .  Choisis .  » 
            
                  
parcourant  les Lettres  xxiii  et xxiv  sur la philosophie ,  source  des vrais 
              plaisirs ,  sur le passé ,  le présent ,  le futur ,  les craintes  de l’avenir ,  les terreurs 
              de la mort ,  je me suis rappelé  l’endroit  où Horace  recommande  au poëte  la lecture  des
              feuillets  de Socrate  :  on pourrait lui dire avec plus de raison  encore : 
                  
                  
crains  d’être un poëte  exsangue 258 , un diseur  de
              puérilités  sonores  ;  si tu veux connaître  les vices ,  les vertus ,  les passions ,  les
              devoirs de l’homme  dans toutes les conditions  et les circonstances ,  lis  Sénèque . 
                  
Homme  pusillanime ,  si les deux grands fantômes ,  la douleur  et la mort ,  t’effrayent , 
              lis  Sénèque . 
                  
«  Que veulent dire  ces fouets  armés  de pointes  aiguës ,  ces chevalets ,  cet attirail  de
              supplices  ?  Quoi !  ce n’est que de la douleur  !  Ce n’est rien,  ou elle finira 
              promptement .  A quoi bon ces glaives ,  ces feux ,  ces bourreaux  qui frémissent  autour de
              moi ?  Quoi !  ce n’est que la mort  !  Mon esclave  la bravait  hier .  » 
                  
occupe ,  Lettre  xxv ,  des dangers  de la solitude  :  si l’homme  se retire  dans la
              forêt  par vanité  ou par misanthropie ,  s’il y porte  une âme  pleine  de fiel ,  il ne
              tardera  pas à y devenir  une bête  féroce  ;  celui dont il y prendra  conseil ,  est un
              méchant  qui achèvera  de le pervertir . 
                  
homme  se croit  sage ,  tandis que sa folie  sommeille . 
                  
Lettres  qui suivent  qu’il dit au philosophe  :  «  Que fais-tu
              là ?…  »  et que le philosophe  lui répond  :  «  Hélas !  couché  dans une même vaste 
              infirmerie ,  je m’entretiens  avec les autres malades …  »  On est vraiment  touché  de cette
              modestie . 
                  
écrit ,  Lettres  xxvi ,  xxvii ,  xxviii  et xxix ,  des avantages  de la vieillesse ,  de la
              vertu ,  du vrai  bonheur ,  des voyages ,  des 
conseils 
              indiscrets .  On voit,  dans cette dernière ,  qu’il y avait aussi à Rome  des hommes 
              pervers  qu’on se plaisait  à associer  aux philosophes  en général,  dans le dessein  cruel 
              de souiller  la pureté  des uns  par la turpitude  des autres.  Ce fait me rappelle 
              l’auteur  de l’Anti-Sénèque  
                     259 , et la
              constante  affectation  des ennemis  de la philosophie  à le citer  parmi les hommes  sages 
              et éclairés ,  dont la vie  se passe  à chercher  la vérité ,  et à pratiquer  la vertu .  Si
              ces calomniateurs  des gens  de bien n’étaient pas étrangers  à tout sentiment  honnête , 
              ils rougiraient  de placer  ce nom  justement  décrié ,  à côté  des noms  les plus
              respectables  et les plus respectés . 
               
La Mettrie  est un auteur  sans jugement ,  qui a parlé  de la doctrine  de Sénèque  sans la
              connaître  ;  qui lui a supposé  toute l’âpreté  du stoïcisme ,  ce qui est faux  ;  qui n’a
              pas écrit  une seule  bonne ligne  dans son Traité  du Bonheur ,  qu’il ne
              l’ait ou prise  dans notre philosophe ,  ou rencontrée  par hasard ,  ce qui n’est et ne
              pouvait malheureusement  être que très-rare  ;  qui confond  partout  les peines  du sage 
              avec les tourments  du méchant ,  les inconvénients  légers  de la science  avec les suites 
              funestes  de l’ignorance  :  dont on reconnaît  la frivolité  de l’esprit  dans ce qu’il
              dit,  et la corruption  du cœur  dans ce qu’il n’ose  dire ;  qui prononce  ici que l’homme 
              est pervers  par sa nature ,  et qui fait,  ailleurs,  de la nature  des êtres,  la règle  de
              leurs devoirs,  et la source  de leur félicité  ;  qui semble  s’occuper  à tranquilliser  le
              scélérat  dans le crime ,  le corrompu  dans ses vices  ;  dont les sophismes  grossiers , 
              mais dangereux  par la gaîté  dont il les assaisonne ,  décèlent  un écrivain  qui n’a pas
              les premières  idées  des vrais  fondements  de la morale ,  de cet arbre  immense  dont la
              tête  touche  aux cieux  et les racines  pénètrent  jusqu’aux enfers ,  où tout est lié ,  où
              la pudeur ,  la décence ,  la politesse ,  les vertus  les plus légères ,  s’il en est de
              telles,  sont attachées  comme la feuille  au rameau ,  qu’on déshonore  en l’en
              dépouillant  ;  dont le chaos  de raison  et d’ ne peut être regardé  sans
              dégoût  que par ces lecteurs  futiles  qui 
confondent 
              la plaisanterie  avec l’évidence ,  et à qui l’on a tout prouvé ,  quand on les a fait
              rire  ;  dont les principes ,  poussés  jusqu’à leurs dernières  conséquences , 
              renverseraient  la législation ,  dispenseraient  les parents  de l’éducation  de leurs
              enfants ,  renfermeraient  aux Petites-Maisons  l’homme  courageux  qui lutte  sottement 
              contre ses penchants  déréglés ,  assureraient  l’immortalité  au méchant  qui
              s’abandonnerait  sans remords  aux siens ;  et dont la tête  est si troublée ,  et les idées 
              sont à tel point décousues ,  que,  dans la même page ,  une assertion  sensée  est heurtée 
              par une assertion  folle ,  et une assertion  folle  par une assertion  sensée  ;  en sorte
              qu’ il est aussi facile  de le défendre  que de l’attaquer .  La Mettrie ,  dissolu , 
              impudent ,  bouffon ,  flatteur ,  était fait pour la vie  des cours ,  et la faveur  des
              grands.  Il est mort  comme il devait mourir ,  victime  de son intempérance  et de sa
              folie  ;  il s’est tué  par ignorance  de l’art  qu’il professait 260 .
                  
accorde  le titre  de philosophe  qu’à celui qui s’exerce  constamment  à la
              recherche  de la vérité  et à la pratique  de la vertu  ;  et lorsque je rayerai  de ce
              nombre  un homme  corrompu  dans ses mœurs  et ses opinions ,  puis-je me promettre  que les
              ennemis  de la philosophie  se tairont  ?  Non. 
                  
Voltaire ,  diront-ils,  en a fait l’éloge .  Il s’agit  bien de ce que Voltaire  en aura
              dit dans une ode  anacréontique  !  mais de ce qu’un homme  de bien en doit penser  d’après 
              ses écrits  qui sont entre nos mains  et d’après  les mœurs  qu’il professait . 
                  
admire  Voltaire  comme un des hommes  les plus étonnants  qui aient encore paru ,  et
              c’est de très-bonne  foi  que je le publie  ;  mais je ne suis pas toujours de son avis , 
              et ce ne sera pas dans 
une pièce  de poésie  fugitive 
              que j’irai chercher  le sentiment  de Voltaire ,  et moins encore puiser  le mien sur la
              philosophie  et la morale  d’un écrivain . 
               
Lettre ,  Sénèque  cite  un beau  mot  d’Épicure  sur les jugements  populaires . 
              «  Jamais je n’ai voulu plaire  au peuple  :  ce que je sais  n’est pas de son goût  ;  et ce
              qui serait de son goût ,  je ne le sais  pas.  » 
                  
contrainte  des gouvernements  despotiques  rétrécit  l’esprit  sans qu’ on s’en
              aperçoive  :  machinalement  on s’interdit  une certaine classe  d’idées  fortes ,  comme on
              s’éloigne  d’un obstacle  qui nous blesserait  ;  et lorsqu’on s’est accoutumé  à cette
              marche  pusillanime  et circonspecte ,  on revient  difficilement  à une marche  audacieuse 
              et franche .  On ne pense ,  on ne parle  avec force  que du fond  de son tombeau  ;  c’est là
              qu’il faut se placer ,  c’est de là qu’il faut s’adresser  aux hommes .  Celui qui
              conseilla  au philosophe  de laisser  un testament  de mort 261 , eut une
              idée  utile  et grande.  Je souhaite  pour le progrès  des sciences ,  pour l’honneur  des
              académies ,  pour le bonheur  de ses amis  et pour l’intérêt  du malheureux ,  qu’il nous
              fasse attendre  le sien longtemps. 
                  
«  A Paris ,  diriez-vous cela ? 
                  
                  
fin  d’une conversation  dans le cabinet  d’une grande souveraine 262 .
                  
Lisez  la Lettre  xxx ,  de la mort  et de la nécessité  de l’attendre  de pied  ferme  ;  et
              vous me direz ensuite ce qu’il y a de nouveau  sur ce sujet  dans nos écrivains 
              modernes .  Quoi de plus délicat  que ce mot  :  «  L’âme  s’échappe  du vieillard  sans
              effort  ;  
elle est sur le bord  de sa lèvre …  ?  »  Quoi
              de plus sensé  que ce qui suit  :  «  Qu’est-ce que ces noms  d’empereur ,  de sénateur ,  de
              questeur ,  de chevalier ,  d’affranchi ,  d’esclave …  ?  »  ou en style  moderne ,  de rois ,  de
              grands,  de nobles ,  de roturiers ,  de paysans  ?  «  Ce que c’est ?  répond -il,  Lettre  xxxi , 
              des titres  inventés  pour enorgueillir  les uns  et dégrader  les autres.  N’avons-nous pas
              tous le ciel  au-dessus de nos têtes  !  » 
                  
exhortera  à la philosophie ,  Lettre  xxxii  ;  il vous dira,  Lettre  xxxiii ,  que, 
              dans un ouvrage  de l’art ,  il faut que la beauté  de l’ensemble  fixant  le premier coup
              d’œil ,  on n’aperçoive  pas les détails  ;  et que,  dans un ouvrage  de philosophie  ou de
              littérature ,  les beaux  vers,  les sentences  sont les dernières  choses à louer . 
                  
encourage  Lucilius  à l’étude  de la philosophie ,  Lettre  xxxiv ,  et le félicite  sur
              ses progrès .  Il prouve ,  Lettre  xxxv ,  qu’il ne peut y avoir d’amitié  qu’entre les gens 
              de bien.  La mort  d’un ami  ravit  à l’homme  vertueux  un témoin  de ses vertus  ;  au
              méchant ,  un complice ,  peut-être indiscret ,  de ses crimes .  Les avantages  du repos ,  les
              vœux  du vulgaire ,  le mépris  de la mort ,  texte  auquel il ne se lasse  point de revenir  ; 
              le courage  que donne  la philosophie ,  les dangers  de la prospérité ,  l’éloquence  qui
              convient  au sage ,  la voix  de la divinité  qui est en nous,  ou la conscience ,  la rareté 
              des gens  de bien l’occupent  depuis la Lettre  xxxvi  jusqu’à la Lettre  LI. 
               
paragraphe  de la Lettre  XLI :  je le trouve  si beau ,  que je ne puis
              m’empêcher  de le transcrire .  «  S’il s’offre  à vos regards  une vaste  forêt ,  peuplée 
              d’arbres  antiques ,  dont les cimes  montent  jusqu’aux nues  et dont les rameaux 
              entrelacés  vous dérobent  l’aspect  du ciel ,  cette hauteur  démesurée ,  ce silence 
              profond ,  ces masses  d’ombres  que la distance  épaissit  et rend  continues ,  tant de
              signes  ne vous intiment-ils présence  d’un Dieu  ?  Sur un antre 
              creusé  dans un énorme  rocher ,  s’il s’élève  une montagne ,  cette profonde ,  immense , 
              obscure  cavité  ne vous frappera-t -elle pas d’une terreur  religieuse  ?  L’éruption  d’un
              fleuve  souterrain  a fait dresser  des 
autels  ;  les
              fontaines  d’eaux  thermales  ont un culte  ;  l’opacité  de certains lacs  les a rendus 
              sacrés .  Et lorsque vous rencontrerez  un homme  tranquille  dans le péril ,  serein  dans
              l’adversité ,  intrépide  au sein  des orages ,  qui,  placé  sur la ligne  des dieux ,  voit les
              faibles  mortels  sous ses pieds ,  le respect  n’inclinera  pas votre front  ?…  Pour être
              descendu  du ciel ,  le sage  ne s’est pas expatrié .  Les rayons  du soleil  qui se répandent 
              sur la terre  tiennent  au globe  lumineux  d’où ils sont élancés  ;  ainsi l’âme  du grand
              homme ,  de l’homme  vertueux ,  envoyée  d’en haut  pour nous montrer  la divinité  de plus
              près,  séjourne  à nos côtés  sans oublier  le lieu  de son origine .  Elle le regarde ,  elle
              y aspire ,  elle y reste  comme attachée …  »  Telles sont les pointes  de Sénèque ,  lorsqu’il
              parle  de Dieu ,  de la vertu  et de l’homme  vertueux . 
                  
Lucilius ,  Lettre  xxxvi  :  «  On blâme  votre ami  d’avoir embrassé  le repos , 
              abandonné  ses places  et préféré  l’obscurité  de la retraite  aux nouveaux  honneurs  qui
              l’attendaient .  Exhortez -le à se mettre  au-dessus de l’opinion  :  chaque jour il fera
              sentir  à ses censeurs  qu’il a choisi  le parti  le plus avantageux …  »  Pour lui, 
              peut-être ;  mais pour la société  ?  Il y a dans le stoïcisme  un esprit  monacal  qui me
              déplaît  ;  c’est cependant une philosophie  à porter  à la cour ,  près des grands,  dans
              l’exercice  des fonctions  publiques ,  ou c’est une voix  perdue  qui crie  dans le désert . 
              J’aime  le sage  en évidence ,  comme l’athlète  sur l’arène  :  l’homme  fort  ne se reconnaît 
              que dans les occasions  où il y a de la force  à montrer .  Ce célèbre  danseur  qui
              déployait  ses membres  sur la scène  avec tant de légèreté ,  de noblesse  et de grâces , 
              n’était dans la rue.  qu’un homme  dont vous n’eussiez jamais deviné  le rare  talent . 
                  
,  Lettre  xxxviii ,  «  que la morale  a plus d’énergie  par ses pensées 
              détachées .  »  Je suis de son avis  ;  ces pensées  sont autant de clous  d’airain  qui
              s’enfoncent  dans l’âme  et qu’on n’en arrache  point. 
                  
,  Lettre  XLI :  «  Dans le sein  de l’homme  vertueux ,  j’ignore  quel Dieu ,  mais il
              habite  un Dieu …  »  Belle  idée  !  Sénèque  pouvait ajouter  :  Et dans le sein  du méchant , 
              j’ignore  quel démon ,  mais il habite  un démon . 
            
                  
Lettre  XLII.  «  Qu’est-ce que l’homme  léger  ?  C’est un oiseau  que vous ne tenez  que
              par l’aile  ;  au premier  instant  il vous échappera  et ne vous laissera  dans la main 
              qu’une plume .  » 
                  
trouve ,  Lettre  XLIII,  sur la vie  cachée ,  que ce fut moins l’orgueil  que la honte 
              qui créa  les portiers  chez les Romains .  De la manière  dont on vivait ,  entrer  dans une
              maison  sans se faire annoncer ,  c’était prendre  le maître  ou la maîtresse  en flagrant 
              délit . 
                  
Lettre  XLIV.  «  La philosophie  est la vraie  noblesse  :  nul n’a vécu  pour la gloire 
              d’autrui .  » 
                  
«  Savez -vous quels sont les aïeux  vraiment  dignes  d’être enviés  ?  C’est Socrate , 
              c’est Cléanthe ,  Épicure ,  Zenon ,  Platon  ;  mais le hasard  de la naissance  ne vous les
              donnera  pas…  »  Sachez  vivre  et mourir  comme eux ;  vous aurez recueilli  leur héritage , 
              et vous serez compté  parmi leurs descendants . 
                  
Lettre  XLV.  Les chicanes  futiles  de la dialectique  seront méprisées  de tout bon
              esprit  ;  n’en déplaise ,  dit Sénèque ,  à nos stoïciens ,  que j’approuve  ou blâme  à mon
              gré ,  «  parce que je ne m’asservis  à aucun maître ,  que je ne porte  la livrée  de
              personne ,  et qu’en respectant  les sentiments  des grands hommes ,  je ne renonce  pas au
                mien 263 . » 
                  
cause ,  même effet ,  en tout temps  et partout .  Celui qui connaîtra  l’esprit  du
              stoïcisme  ne sera point étonné  qu’un amalgame  de philosophie  et de théologie  ait fait, 
              des disciples  de Zénon ,  des moulins  à sophismes  et des bluteurs mots . 
                  
Lettre  XLVI.  Il fait l’éloge  d’un ouvrage  de Lucilius . 
                  
dénombre ,  Lettre  XLVII,  la multitude  des esclaves .  «  C’est un consulaire  subjugué 
              par sa vieille  femme  ;  un riche ,  par sa servante  ;  un jeune  noble ,  par des filles  de
              théâtre  :  cette dernière  servitude ,  la plus volontaire  de toutes,  est la plus
              honteuse .   » 
                  
«  Tu te crois  libre ,  et tu baises  furtivement  la main  d’une jeune  esclave  !  » 
            
                  
«  Il n’est pas de roi ,  dit-il ailleurs,  Lettre  XLIV,  qui ne descende  d’un esclave ,  ni
              d’esclave  qui ne descende  d’un roi …  »  Il n’y a point de cour  où l’on n’eût besoin  d’un
              officier  dont la fonction  fût de se trouver  tous les matins  au chevet  du monarque  et
              de lui citer  cette maxime  commune . 
                  
exposé ,  Lettre  XLVIII,  les devoirs de l’amitié ,  il s’écrie  de deux amis  : 
              «  Ce sont des hommes  solidaires  sous le destin …  »  Et après avoir traité ,  Lettre  XLIX, 
              de la mort  et de la brièveté  de la vie ,  il tombe  sans ménagement  sur les puérilités  de
              la dialectique  de son école .  «  Aujourd’hui,  dit-il,  la rapidité  du temps  me confond , 
              ou parce que le terme  approche ,  ou parce que je commence  à calculer  mes pertes .  Eh ! 
              laissez  là vos arguties  :  j’ai sur les bras  une grande affaire .  La mort  me poursuit , 
              la vie  m’échappe  :  conseillez -moi.  » 
                  
«  Qui construisit  le premier vaisseau  ?  Qui donna  les premiers  jeux  ?  L’Aventin 
              a-t-il toujours été dans l’enceinte  de Rome  ?  Ce passage  ne doit-il pas être restitué 
              de cette manière  ?  N’est-ce pas ainsi qu’il faut entendre  cette légende  ?  Cette
              médaille  est-elle ancienne  ou moderne  ?  A quelle époque  a-t-elle été frappée  ?  Voilà
              des recherches  bien dignes  d’un homme  !  Ne vaudrait -il pas mieux ne s’occuper  de rien, 
              que de ces riens ;  tandis que l’art  de se rendre  heureux ,  qu’on étudierait  toute sa
              vie ,  serait encore ignoré  ?…  »  Cette sentence  austère  de Sénèque  brûle  quelques
              milliers de volumes …  Est-elle juste  ?  ne l’est-elle pas ?  et faudrait-il,  en effet, 
              dédaigner  toute étude  qui n’aurait pas un rapport  immédiat  avec la connaissance  des
              devoirs et la pratique  des vertus  ? 
               
,  pour reposer  le lecteur  de cet examen  continu  des lettres  de Sénèque ,  après
              l’avoir instruit  sans dissimulation  de ce que les détracteurs  du philosophe  ont bien
              ou mal  pensé  de ses mœurs ,  nous allons l’instruire ,  avec la même sincérité ,  de ce
              qu’ils ont bien ou mal  pensé  de son style  et de ses écrits .  Ils ont dit «  que Sénèque 
              avait moins d’âme  et de sensibilité  que de bel esprit .  » 
            
                  
bel esprit  et la sensibilité  sont deux qualités  estimables  et rares .  Ce qu’ils
              objectent  à Sénèque ,  ils auraient pu l’objecter  à Fontenelle .  Mais la bonne logique 
              est une qualité  que rien ne peut remplacer ,  et qu’on ne possède  pas sans s’apercevoir 
              qu’un homme  doué ,  à mesure  égale ,  de jugement  et d’imagination ,  de véhémence  et de
              finesse ,  de bel esprit  et de sentiment ,  est un être de raison . 
                  
«  Que,  pour juger  si Sénèque  avait de la sensibilité ,  ils avaient parcouru  en entier 
              la Consolation  à Helvia .  » 
                  
au lieu de  la parcourir  en entier ,  il fallait s’arrêter  sur quelques
              pages . 
                  
«  Qu’il s’agissait  de consoler  sa propre  mère  affligée  de l’exil  de son propre  fils . 
              Que fait Sénèque  ?  Il lui envoie  soixante à quatre-vingts pages  de laborieux  et longs 
              raisonnements  pour lui prouver  qu’il n’est pas malheureux  ;  et là-dessus il lui cite 
              toutes les colonies  qui se sont formées  dans le monde .  Là peine  qu’il se donne ,  l’air 
              d’effort  qui règne  dans cette Consolation ,  montre  partout  une âme  mal à l’aise  qui
              veut persuader  qu’il est content .  Toujours l’auteur  et le sophiste ,  presque jamais
              l’homme  vrai  et le fils  sensible .  » 
                  
jugement  nous en allons opposer  un autre.  Sénèque  écrivait  ce traité  dans la
              force  de l’âge  et la vigueur  de l’esprit  ;  il est plein  de sentiment  et d’éloquence  : 
              il y a mis  plus d’ordre  que dans aucun de ses ouvrages .  «  Helvia ,  dit-il à sa mère , 
              vous ne devez vous affliger  ni sur votre fils  ni sur vous.  L’exil ,  la pauvreté , 
              l’ignominie ,  le mépris ,  ces terreurs  du vulgaire ,  ne sont pour moi que des fantômes 
              vains .  Si ma mère  était ambitieuse ,  elle regretterait  peut-être un appui  ;  mon absence 
              l’accablerait ,  si la force  de son âme  ne l’élevait  au-dessus de son sexe .  Elle
              cherchera  la consolation  dans les conseils  de la sagesse ,  et l’y trouvera .  Elle n’est
              pas isolée  ;  elle tournera  ses regards  sur mes frères  et sur ses petits-fils  :  elle
              donnera  ses soins  à ceux-ci ,  et ces soins  auront de la douceur  pour elle ;  elle
              jettera  ses bras  autour d’une sœur  qu’elle aime ,  qui la chérit ,  et dont l’exemple  la
              soutiendra …  »  Sénèque  termine  son écrit  par l’éloge  de cette sœur . 
            
                  
jugements ,  le dernier  est de Juste  Lipse .  Il me paraît  que celui-ci 
              n’ignorait  pas,  lui,  ce qu’il convenait  de dire, ,  non pas seulement  à un fils ,  mais à
              un philosophe  ;  non pas seulement  à un philosophe ,  mais à un stoïcien  ;  non pas
              seulement  à une mère ,  mais à une femme  forte . 
                  
«  Que,  semblable  à cet orgueilleux  stoïcien  qui,  tourmenté  par une
              goutte  violente ,  même en jetant  des cris  épouvantables ,  ne voulait pas avouer  que la
              goutte  fût un mal ,  Sénèque  assure  que l’exil  n’a rien de triste  pour lui.  » 
                  
Racontons  le fait tel que l’histoire  nous l’a transmis .  Vainqueur  en Orient  et
              Occident ,  Pompée ,  à son retour  de Syrie ,  se rendit  à Rhodes ,  dans le dessein 
              d’entendre  Posidonius .  En approchant  du seuil  de la maison  que le philosophe  habitait , 
              il défend  de frapper  à la porte  selon l’usage  ;  il y fait déposer  les faisceaux .  Il
              apprend  que Posidonius  est malade  ;  cependant il ne peut se résoudre  à quitter  l’île 
              sans avoir vu et salué  l’homme  rare  qu’il était venu  chercher  ;  il le voit,  il le
              salue ,  et lui marque  quelque regret  de s’en séparer  sans l’avoir entendu .  Et pourquoi, 
              lui dit Posidonius ,  ne m’entendriez -vous pas ?  Non,  la douleur  du corps  ne fera pas
              qu’un personnage  tel que vous m’ait inutilement  visité …  Alors il commence  à parler .  Il
              démontrait  qu’il n’y a de bon et d’avantageux  que ce qui est honnête ,  lorsque,  les
              feux  ardents  de la goutte  interrompant  son discours ,  il dit :  Ô douleur  ! 
                tu es importune ,  mais tu n’obtiendras  jamais de moi l’aveu  que tu sois un
              mal  . 
                  
ridicule  orgueil  de Posidonius  ?  Où sont ces cris  épouvantables  ?  En quoi
              le philosophe  a-t-il démenti  et la dignité  de son caractère  et les principes  de sa
              secte  ?  Qui est-ce qui accusera  Pompée  de s’être écarté  de sa route  pour un homme 
              indigne  de cet honneur  ?  Eh bien !  je n’exigerai  pas de Sénèque  plus de fermeté  dans
              son exil ,  que Posidonius  n’en montra  dans son entretien  avec Pompée . 
                  
sauvage  chantera  dans le cadre ,  et le stoïcien  ne dissertera  pas dans la
              goutte  ! 
                  
attaqué  d’une étrange  antipathie  pour la vérité  et pour la Vertu , 
              lorsqu’on se résout  de gaieté  de cœur  à défigurer  des faits aussi indifférents . 
                  
Aristarque  a dit de la Consolation  à Helvia  :  «  Cet 
ouvrage  décèle  le plus beau  génie ,  et développe  le plus
              excellent  caractère  ;  c’est un chef-d’œuvre  de sentiment ,  et un grand monument  de la
              constance  philosophique .  Nous nous transportons  en Corse  avec les hautes  idées  que
              nous avons conçues  du personnage ,  et c’est de l’admiration  même que nous lui portons 
              que naît  la sévérité  de notre jugement …  »  Cela est fortement  pensé ,  mais il ne faut
              pas oublier  que le plus grand homme  est un homme .  Un des beaux  préceptes  de la morale 
              naturelle  et évangélique ,  c’est de se mettre  à la place de  l’accusé  :  que le plus
              innocent  d’entre  vous lui jette  la première pierre .  On excède  la sévérité  des lois , 
              lorsqu’on pèse  les actions  sans égard  pour ies  circonstances .  Mais ce Sénèque ,  que
              faisait-il entre les rochers  de Corse  ?  Il observait  la nature ,  il écrivait  ses
              questions  de physique ,  il composait  des poëmes ,  il était occupé  des peines  de sa
              mère  :  s’il ne supporta  pas son exil  avec la plus grande fermeté ,  sa Consolation  à Helvia beau  morceau  d’éloquence ,  qu’il ne faut pas
              appeler  un grand monument  de la constance  philosophique .  Mais après avoir,  chemin 
              faisant,  saisi  l’occasion  de venger  Posidonius  à Rhodes ,  et Sénèque  en Corse ,  revenons 
              à notre sujet .  On a dit : 
               
«  Que Sénèque  s’était condamné  lui-même dans sa trentetroisième  Lettre ,  lorsqu’il
              avait prononcé  des pensées  remarquables ,  qu’elles marquaient  un homme  sans
              génie .  » 
                  
ouvre  cette lettre  et j’y lis  :  «  Des pensées  remarquables  et saillantes  annoncent 
              une composition  inégale .  Le plus grand arbre  n’excitera  aucune admiration ,  si tous
              ceux de la forêt  lui ressemblent .  Toutes les histoires ,  tous les poëmes  sont pleins  de
              ces sortes  de maximes .  » 
                  
Sénèque  accuse  en cet endroit  tous les historiens  de manquer  de génie  ?  tous les
              poëtes  de manquer  de génie  ? 
                  
pensées  remarquables ,  qui est-ce qui a plus écrit  par lignes 
              saillantes ,  que La Rruyère  et La Rochefoucauld  ?  Et La Rochefoucauld  manque  de
              génie  ? 
                  
génie  est souvent inégal .  Avec un peu de justesse  et de 
réflexion  on n’aurait pas fait dire à Sénèque  ce qu’il ne dit
              pas ;  et,  en méditant  un peu sur la comparaison  de la pensée  saillante  avec l’arbre 
              qui se distingue  dans la forêt  par sa hauteur ,  on aurait entendu ,  ce qu’il dit. 
                  
«  Que l’effet  d’un ouvrage  dépend  infiniment  de l’expression ,  et surtout  de la
              disposition .  » 
                  
vrai ,  bien qu’il y ait des ouvrages  bien distribués  qui fatiguent ,  et qu’il
              y en ait d’écrits  avec pureté  qui ennuient  :  tels seraient ceux d’un harmonieux  et
              beau  discoureur ,  bien compassé ,  bien arrondi ,  bien cadencé ,  et qui manquerait  d’idées , 
              ou qui n’en aurait que de communes . 
                  
Sénèque  a du style  et de l’ordre  ;  pour s’en convaincre ,  il suffirait  de suivre  les
              énoncés  des chapitres  d’un de ses traités  les plus étendus ,  celui de la
                Colère  .  Il commence  par définir  la chose,  peine  que les Anciens  se donnent 
              rarement .  La plupart des  autres ouvrages  du philosophe  sont des impromptus  faits au
              courant  de la plume  au milieu du tumulte  et des intrigues  de la cour ,  dans les
              intervalles  dérobés  aux fonctions  de l’instituteur ,  à la pénible  administration  des
              provinces  ;  dans l’horreur  d’un exil  ;  la nuit  ;  assis  à une table  frugale  ;  sur une
              grande route ,  des tablettes  à la main  ;  en traversant  les places  publiques   ;  dans la
              maladie ,  à côté  des bains  :  il ne compose  pas,  il verse  sur le papier  son esprit  et
              son âme  ;  il ne s’épuise  point à donner  de la cadence  à sa phrase ,  il m’exhorte ,  il
              s’exhorte  lui-même à la pratique  de la vertu  ;  il sonde  le fond  de son cœur ,  il ne se
              ménage  pas.  La censure  d’un ennemi  aurait moins de sévérité  que la sienne  :  le
              chrétien  n’examine  pas sa conscience  avec plus de rigueur  ;  et nous serions assez
              contents  de nous-même ,  s’il nous était venu  quelques-unes,  je ne dis pas de ces pensée 
              fortes  et profondes  qui arrachaient  de l’admiration  à Quintilien ,  mais de ces idées 
              fines  qu’on lui reproche . 
                  
«  Qu’ils ne balancent  pas à s’en tenir  au sentiment  du cardinal du Perron 264  et de l’abbé d’Olivet ,  qui trouvaient  plus 
en deux pages  de Cicéron ,  qui pense  beaucoup 265 , qu’en dix pages  de Sénèque ,  qui tourne  sans cesse  autour de la
              même pensée ,  revenant  sans cesse  sur ses pas.  » 
                  
répondu  qu’il était question  d’un ancien  philosophe ,  et qu’ils citaient  un
              grammairien  du xviiie 
                      ,  et un théologien 
              courtisan  du xvie  
                     ;  c’est-à-dire,  un homme  à qui la
              morale  austère  de Sénèque  était odieuse ,  et un érudit  à qui elle était étrangère . 
                  
Sénèque  revient  quelquefois sur la même pensée  ;  mais la richesse  de son expression  y
              répand  toujours une nuance  délicate  que nous sentons ,  et qui la diversifie  ;  c’est
              ainsi qu’à chaque ligne  il fait le charme  de l’homme  de goût ,  et le tourment  du
              traducteur .  Avec un peu d’équité ,  on avouerait  qu’une de ses pensées  substantielles , 
              soufflée  au chalumeau  de l’orateur  ou du moraliste  nombreux ,  remplirait  quatre longues 
              pages  de son style  harmonieux  et diffus  :  on ne lit  jamais l’un sans être tenté  de
              l’étendre  ;  l’autre,  sans être tenté  de le resserrer . 
               
«  Que Sénèque  n’est qu’un rhéteur .  » 
                  
sévère  que d’envelopper  sous cette injurieuse 
              dénomination  l’auteur  des Questions  naturelles ,  des 
sublimes  traités  des Bienfaits   et de la Colère  ,  de tant de lettres  pleines  d’idées  fines ,  de pensées 
              délicates ,  et,  au jugement  même de Quintilien ,  de morceaux  admirables  ?  Pour prononcer 
              avec cette suffisance ,  ne faudrait-il pas y être autorisé  par quelques preuves  de son
              savoir-faire  en éloquence  et en philosophie  ?  Et quand on égalerait  Fénelon  dans la
              prose ,  Racine  ou Voltaire  dans la poésie ,  serait-on dispensé  de garder  un ton modéré , 
              à moins qu’il ne fût question  de défendre  l’innocence  calomniée  ?’  Alors je permets  le
              ton véhément ,  non parce que je le prends ,  mais parce que je l’approuve . 
                  
«  Je ne dirai rien à ces aristarques -là de leur rhétorique  sur le mot  de rhéteur  : 
              j’ignore  quels sont leurs talents  pour juger  des mots ,  leurs titres  pour juger  des
              choses,  leurs droits  pour juger  des personnes ,  s’ils se connaissent  en style  et en
              génie  ;  mais je crois  qu’il serait encore plus facile  de se faire couper  les veines , 
              que de rassembler  dans un ouvrage ,  toute la morale  et tout l’esprit  qu’on trouve  dans
              celui de Sénèque .  Son apologiste  mérite  d’être applaudi ,  ne fût-ce que pour avoir osé 
              le défendre  contre cette populace  de pédants  et d’écoliers  mal  appris .  Ce public , 
              fauteur  imbécile  de leur malignité ,  je le compare  à Philippe II ,  qui avait promis  la
              noblesse  à celui qui assassinerait  le prince d’Orange ,  ou aux triumvirs  qui élevaient 
              aux premières  places  ceux qui leur apportaient  les têtes  des citoyens  les plus
              distingués .  » 
                  
opinion  sur Sénèque  et sur ses détracteurs ,  d’un auteur 266  dont les ouvrages  pleins  de
              sentiment ,  de vérité ,  d’élégance  et de noblesse ,  ont été traduits  dans toutes les
              langues ,  et dureront  plus qu’elles. 
               
«  Que Sénèque  a le défaut  capital  d’affaiblir  presque toujours l’importance  du sujet 
              qu’il traite  par la subtilité  de ses idées .  » 
                  
singulier  qu’entre tant de critiques ,  tous d’accord  sur ce reproche , 
              aucun ne se soit avisé  de l’appuyer  de 
quelques
              citations  ?  Au reste ,  c’est un de ceux qu’on a faits à notre sublime  Corneille ,  au
              profond  chancelier  Bacon ,  et qui,  bien interprété ,  signifie  qu’ils ont été en même
              temps  de beaux esprits  et de grands génies .  Ces pensées  fines  qui déparent  un peu
              leurs écrits ,  semblables  à l’humble  violette  qui,  dans la forêt ,  croît  au pied  des
              grands arbres ,  embelliraient  souvent les nôtres .  Nous sommes aussi incapables  de
              tomber  dans leurs défauts ,  que d’atteindre  à leurs beautés .  Il faut convenir  qu’en
              effet il serait bien fâcheux  que,  du même traité  qui fournirait  au physicien  un grand
              moyen  d’interroger  la nature ,  le fabuliste  pût encore emprunter  le sujet  d’un apologue 
              charmant ,  et que le sublime  moraliste  en nous entretenant  des lois ,  les eût comparées 
              aux buissons ,  qui présentent  aux troupeaux  un abri ,  mais un abri  sous lequel ils ne
              peuvent entrer ,  et d’où ils ne peuvent sortir  sans y laisser  de leur toison . 
                  
«  Qu’un philosophe  n’a pas le droit  d’être un mauvais  écrivain .  » 
                  
conviens  ;  mais on m’avouera  que son style  ne sera pas celui de l’orateur  :  il
              s’occupera  plus de la chose que de l’expression ,  de la clarté  que de l’élégance ,  de la
              précision  que du nombre .  Ce n’est pas à l’oreille ,  c’est à la raison  qu’il s’adresse  ; 
              et si telle forme  du discours  lui paraît  porter  dans les esprits  avec plus de force  la
              lumière  et la conviction ,  fût-elle moins harmonieuse ,  il ne balancera  pas à la
              préférer . 
                  
philosophe  n’a pas le droit  d’être un mauvais  écrivain  ;  mais je crois  qu’il a
              bien celui de hausser  les épaules ,  lorsque des enfants  qui en sont à peine  à
              l’alphabet  d’une langue  morte ,  prononcent  sur la pureté  de style  d’un auteur  qui
              apprenait  à la parler  de son père ,  de sa mère ,  de ses concitoyens ,  à Rome ,  sous le
              règne  d’Auguste . 
                  
écrivains  modernes  les plus châtiés  et les plus purs  ont des
              expressions  qui sont de leurs siècles ,  Sénèque  en a qui sont du sien :  mais si,  à
              l’ouverture  de la page ,  on présentait  son ouvrage  à nos aristarques ,  et qu’on les
              défiât  d’y marquer  une ligne ,  un mot  de mauvaise  latinité ,  je crois  que le plus habile 
              d’entre  eux serait fort  embarrassé . 
                  
érudit ,  qui en savait  à lui seul  plus que mille d’entre  nous réunis ,  disait de
              notre auteur  :  «  Il écrit  tanquam 
velut utsi  ;  œque  quam œque  atque  ;  quum  maxime quam  maxime  ;  adversus erga  ;  sed sed  et;  il use  fréquemment  du
              pronom  réciproque  sui ,  sibi ,  se.  Je le remarque ,  mais je ne l’en
              blâme  pas…  »  Et voilà les importantes  différences  qui distinguaient  non le style ,  mais
              la langue  de Sénèque  de la langue  de Cicéron ,  au jugement  d’Érasme . 
               
«  Que Sénèque  fut le corrupteur  du goût  romain .  » 
                  
Voltaire  a été le corrupteur  du goût  français  :  car nos aristarques  ont avancé 
              l’un et l’autre. 
                  
semblait  avoir ouï  dire de tous côtés ,  à la mort  de ce grand homme , 
              que la littérature  venait de  perdre  son appui ,  le bon goût  son défenseur  ;  les tyrans 
              qui vexent  le monde  et les menteurs  qui le trompent ,  leur plus redoutable  fléau . 
              Malgré l’imposante  réclamation  de ses ennemis ,  pour cette fois ,  sans tirer  à
              conséquence ,  je serai de l’avis  de la multitude . 
                  
«  Qu’il y a de grands rapports  entre Sénèque  et Voltaire .  » 
                  
;  et je ne crois  pas qu’on fit un mauvais 
              compliment  au plus fameux  de nos aristarques ,  si on lui disait qu’il y a de grands
              rapports  entre Voltaire ,  Sénèque  et lui.  En attendant ,  il pourrait,  ce me semble ,  se
              dispenser  d’aller au-devant  de cette cruelle  injure . 
               
«  Le désir  de briller  qui domine  dans les ouvrages  de Sénèque ,  caractérise  plutôt le
              rhéteur  que le philosophe .  » 
                  
Penser  fortement ,  s’exprimer  d’une manière  claire ,  laconique  et précise ,  raisonner 
              partout  conséquemment  aux mêmes principes ,  montrer  constamment  le même amour  du vrai , 
              le même goût  du bon,  du beau ,  du décent ,  de l’honnête ,  cela est d’un philosophe  et de
              Sénèque ,  et non d’un rhéteur ,  pour qui il n’y a ni vérité  qu’il ne puisse obscurcir , 
              ni mensonge  qu’il ne puisse colorer 267 .
            
                  
Sénèque  parle  d’après  la chaleur  de son âme  et l’élévation  de son caractère .  S’il
              étincelle ,  c’est comme le diamant  ou les astres ,  dont la nature  est d’étinceler .  Le
              reprendre  d’une affectation  de briller ,  c’est reprocher  à l’hirondelle  la légèreté  de
              son vol  :  il a le ton du bel esprit  comme un autre a le ton de la suffisance ,  sans
              s’en clouter . 
               
«  Sénèque  n’a donc point de défauts  ?  » 
                  
,  et je crois  lui en avoir remarqué .  Ne se laisse-t -il jamais emporter  au-delà 
              des limites  de l’exactitude  par sa manière  forte  et vive  
                     sentir  ?  C’est un reproche  que je lui ai fait.  Puisque je l’ai
              souvent contredit ,  j’ai donc pensé  qu’il s’était trompé .  S’est-il en effet trompé  ? 
              C’est,  me disait un ami ,  ce qu’une seconde  lecture  m’apprendra . 
                  
,  je ne doute  point qu’on ne fît une excellence  apologie  de Sénèque  contre
              son apologiste ,  et j’aurais certainement  grand plaisir  à la lire  :  car je désire  aussi
              sincèrement  d’avoir tort  quand je l’attaque ,  que d’avoir raison  quand je le
              défends . 
                  
littérateur  moderne  qui s’est signalé  dans presque tous les genres ,  dit :  «  Le
              génie  de Sénèque  est d’une trempe  singulièrement  fine  et délicate  ;  il vise  à la
              subtilité ,  et son style  est d’un homme  qui ne veut rien dire de commun  ni d’une façon 
              commune  ;  mais son expression  ne laisse  pas d’être souvent sublime  avec simplicité ,  et
              énergique  sans effort .  » 
                  
ajoute  «  que,  si l’on trouve  l’apologiste  de Sénèque  trop indulgent 
              sur la conduite  du philosophe  à la cour  de Néron ,  du moins on ne peut pas être plus
              sévère  en jugeant  ses ouvrages .  » 
                  
ajouterai  que,  si Sénèque  vivait ,  il serait bien plus fâché  d’avoir fait un
              mauvais  raisonnement  qu’une mauvaise  phrase . 
               
éditeur  m’a envoyé  les passages  suivants ,  dont l’auteur  ou les auteurs  lui sont
              apparemment  connus . 
            
                  
«  Sénèque  pétrit  les âmes  ;  il y plante  des mœurs ,  il en chasse  les terreurs ,  il y
              éteint  l’amour  du luxe  et le goût  du faste .  Ces grands effets  exigent  un style  plein 
              de chaleur  et de force ,  tel que le sien.  Si vous le comparez  à Cicéron ,  ici,  c’est un
              étang ,  là,  c’est un fleuve  rapide …  Animos  et mores  format ,  excitat  a
                formidine ,  a luxu  et fastu  reprimit .  Hœc  omnia  fortiter  et calide  agenda  sunt ,  et
                oratio  talis  habenda  ;  an non fecit  ?  Ciceronem  in eo  génère  confer  :  stagnum 
                dices  ;  hanc ,  flumen  rapidum . 
                  
«  Le mouvement  et la véhémence  sont deux qualités  qui lui sont communes  avec
              Démosthène …  àewoV /) .  ;  quæ  mirabilem  illum  fecit  oratorem ,  eum  illo  certe 
                ei  communis  est. 
                  
«  Je ne l’entends  point accuser  de sécheresse  et d’aridité  sans éclater de rire …  Ut ridere  merito  sit  illos  qui siccum  et aridum  nobis  dicunt  . 
                  
«  Sénèque ,  je dirai hardiment  de toi,  qu’aucun des philosophes  des siècles  passés  ne
              t’égala ,  qu’aucun des siècles  suivants  ne te surpassa  dans la philosophie  morale . 
              Reçois  une palme  que tous les efforts  de tes détracteurs  ne t’enlèveront  non plus
              qu’ on n’arracherait  à Hercule  sa massue …  Itaque  audacter  pro  te,  Seneca , 
                ferimus ,  in philosophia  et prœsertim  morali  parte  vicisti  qui fuerunt ,  qui erunt . 
                Accipe  palmam  non magis  quam  Herculi  clavim ,  omnes  omnia  faciant ,  extorquendam . 
               » 
                  
rougis  presque de défendre  par des autorités  la cause  d’un philosophe .  En effet, 
              que signifient -elles ?  Que tel savant  personnage  a pensé  de cette manière  ;  comme si
              l’homme  le plus savant  n’était pas sujet  à l’erreur . 
               
«  Qu’on a cité  un long  passage  de Montaigne  qui ne fait pas grand cas  de Cicéron ,  et
              qui estime  beaucoup Sénèque ,  et que,  malgré ce témoignage ,  on préférera  la manière  de
              Cicéron  à celle de Sénèque ,  même dans les traités  philosophiques .  » 
                  
témérité  de préférer  la manière  du philosophe  à celle de
              l’orateur ,  c’est du moins avec l’auteur  
des Essais ;  c’est avec Jean-Jacques ,  qui nous rappelle  Sénèque  en cent
              endroits ,  et qui ne doit pas une ligne  à Cicéron .  «  Ce n’est pas à Montaigne  comme
              homme  de goût ,  bien qu’il n’en manque  pas,  mais comme bon juge  en philosophie  morale , 
              que votre éditeur  en appelle .  Il y a longtemps que je pensais  avec l’auteur  des Essais Cicéron  est un grand musicien ,  mais qui prélude  trop
              longtemps avant que de  jouer  sa pièce ,  et qui me semble ,  en la jouant ,  trop soucieux 
              d’être écouté .  Je ne le lis  guère ,  parce qu’il m’offre  sans cesse  un artiste  épris  de
              son talent ,  qui,  la baguette  à la main ,  me marque  l’excellence  de sa composition ,  que
              j’aimerais  autant admirer  ailleurs que sur son chevalet .  J’appuierai  mon sentiment  du
              témoignage  d’un auteur  grave  que je ne serais pas trop fâché  d’exposer  à la légèreté 
              de vos critiques ,  et c’est la raison  pour laquelle je ne vous le nommerai  pas.  » 
                  
lignes  qui précèdent ,  et celles qui suivent ,  m’ont été adressées  sans doute par
              un amateur  de Sénèque  ;  j’ai transcrit  les premières  sans vanité ,  parce qu’elles
              étaient à la louange  d’un autre,  et sans indiscrétion ,  parce qu’il n’y a rien que
              d’honnête . 
                  
Ego  Marcum Tullium  magni  semper  feci  ;  sed  si hodie  viveret ,  stylum 
                immutaret .  Seneca ,  qui eum  ingenio  et judicio  longissime  superavit ,  usus  est dicendi 
                génère  auribus  sui  temporis  accommodalo ,  nec  de imitatione  Tulliana  unquam 
                cogitavit ,  jaclatæ  puritati  arenam  suam  sine  calce  prœferens …  Certe  mirari  satis  non
                possum  eorum  ingénia  qui,  quidquid  altum  spirat ,  inflatum  et tumidum  appellant … «  J’ai toujours fait grand cas  de Cicéron  ;  mais s’il vivait  aujourd’hui,  je crois 
              qu’il changerait  son style .  Sénèque ,  qui l’a surpassé  de fort  loin en esprit  et en
              jugement ,  s’est fait un genre  d’éloquence  analogue  aux oreilles  de son temps  ;  il ne
              se proposa  point de marcher  sur les traces  de Cicéron ,  préférant  à une élégance  si
              vantée  son gravier  sans ciment …  Une chose qui m’étonne  toujours,  c’est le tour  de tête 
              de ces gens  qui taxent  d’exagération  et d’enflure  tout ce qui porte  un certain
              caractère  de grandeur .  » 
                  
«  Que,  si Montaigne  a dit qu’il ne trouvait  que du vent  dans Cicéron ,  c’est une
              gasconnade  ridicule  du philosophe  de la Garonne .  » 
            
                  
gasconnade  ridicule  !  Il me semble  qu’on aurait pu s’exprimer  plus décemment  sur
              un aussi grand penseur ,  sur un aussi grand écrivain ,  sur un auteur  original  qui a
              passé  pour le bréviaire  des honnêtes gens ,  qui n’est pas encore tombé  de leurs mains , 
              et qui pourrait bien y rester  à jamais.  Jusqu’à ce que la suffisance  soit devenue  la
              mesure  du mérite ,  il faudrait se garder  d’en prendre  le ton. 
                  
oppose  ici le jugement  de Bayle  à celui de Montaigne …  Eh bien !  ce sont deux
              grandes autorités  entre lesquelles il s’agit  de se décider .  Lorsque Bayle  a dit de
              l’orateur  romain  qu’il renfermait  dans une période  de six lignes  ce,  que Sénèque 
              mettait  dans six périodes ,  qui tiennent  chacune  huit à neuf lignes ,  il a oublié 
              qu’aucun écrivain  n’est plus concis ,  plus coupé ,  plus serré  que notre philosophe .  Un
              savant  qui n’était pas inférieur  à Bayle  en érudition  littéraire ,  et qui,  certes , 
              l’emportait  sur lui dans la connaissance  des langues  anciennes ,  me semble  avoir mieux
              caractérisé  le style  de Sénèque ,  lorsqu’il a dit de cet auteur  qu’il avait de
              l’abondance  avec brièveté ,  abundantiam  in brevitate ,  et de la
              véhémence  avec facilité . 
                  
«  Que Montaigne  est suspect .  » 
                  
?  Montaigne ,  qui parlait  la langue  des Anciens  comme la sienne ,  et dont
              les citations  sans nombre  montrent  combien la lecture  lui en était familière , 
              s’entendait  en style  et en bonne logique . 
                  
«  Qu’on n’a jamais cité  Montaigne  en fait de goût .  » 
                  
Montaigne  est riche  en expressions ,  il est énergique ,  il est philosophe ,  il est grand
              peintre  et grand coloriste .  Il déploie  en cent endroits  tout ce que l’éloquence  a de
              force  ;  il est tout ce qu’il lui plaît  d’être.  Il a tout le goût  que l’on pouvait
              avoir de son temps ,  et qui convenait  à son sujet .  C’est lui qui a dit de la mort  : 
              «  Je me plonge  stupidement  et tête  baissée  dans cette profondeur  muette  qui
              m’engloutit  et m’étouffe  en un moment ,  plein  d’insipidité  et d’indolence .  La mort ,  qui
              n’est qu’un quart d’heure  de passion  sans conséquence  et sans nuisance ,  ne mérite  pas
              des préceptes  particuliers 268 . »  Cela n’est pas trop religieux ,  
mais cela est beau .  Il y a dans son inimitable  ouvrage  mille
              endroits  de la même force . 
                  
lire  le morceau  sur sa manière  de lutter  contre les Anciens . 
                  
nombre  de jugements  divers  qu’il prononce  au chapitre  des livres ,  il
              n’y en a pas un où l’on ne reconnaisse  un tact  sûr  et délicat . 
                  
dédaignons  ni son analyse  de quelques beaux  vers de Lucrèce ,  ni ce qu’il ajoute 
              sur la véritable  éloquence  et sur les langues . 
               
critique  aura bien du goût  lorsqu’il sentira  celui de Montaigne  :  il est condamné 
              à n’en point avoir,  si la richesse ,  la chaleur  et la vie  du passage  suivant  lui
              échappent . 
                  
                  
«  I’ay  veu  la naissance  de plusieurs miracles  de mon temps  ( et moi aussi)   :  encores 
              qu’ils s’estouffent  en naissant ,  nous ne laissons  pas de preveoir  le train  qu’ils
              eussent prins ,  s’ils eussent vescu  leur aage  ;  car il n’est que de trouver  le bout  du
              fil ,  on en desvide  tant qu’on veult  ;  et il y a plus loing  de rien à la plus petite
              chose du monde ,  qu’il n’y a de celle là  iusques  à la plus grande.  Or,  les premiers  qui
              sont abbruvez  de ce commencement  d’estrangeté ,  venant  à semer  leur histoire ,  sentent , 
              par les oppositions  qu’on leur faict ,  où loge  la difficulté  de la persuasion ,  et vont
              calfeutrant  cet endroict  de quelque pièce  faulse  :  oultre  ce,  que,  par
                une fureur  industrieuse  et naturelle ,  de nourrir  les rumeurs  
                     269 , nous
              faisons naturellement  conscience  de rendre  ce qu’on nous a preste ,  sans quelque usure 
              et accession  de nostre creu .  L’erreur  particulière  faict  premièrement  l’erreur 
              publicque  ;  et,  à son tour  aprez ,  l’erreur  publicque  faict  l’erreur  particulière . 
              Ainsi va tout ce bastiment ,  s’est offant  et 
formant 
              de main  en main ,  de manière  que le plus esloingné  tesmoing  en est mieulx  instruict  que
              le plus voisin  ;  et le dernier  informé ,  mieulx  persuadé  que le premier,  c’est un
              progrez  naturel  :  car quiconque  croit  quelque chose,  estime  que c’est ouvrage  de
              charité  de la persuader  à un aultre  ;  et,  pour ce faire,  ne craind  point d’adiouster , 
              de son invention ,  autant qu’il veoid  estre nécessaire  en son conte ,  pour suppleer  à la
              resistance  et au default  qu’il pense  estre en la conception  d’aultruy .  Moy  mesme,  qui
              fois singuliere  conscience  de mentir ,  et qui ne me soulcie  gueres  de donner  creance  et
              auctorité  à ce que ie 
                       dis,  m’apperçeois  toutesfois  aux
              propos  que i’ai  en main ,  qu’estant eschauffé ,  ou par la resistance  d’un aultre ,  ou par
              la propre  chaleur  de ma narration ,  ie 
                       grossis  et enfle 
              mon subiect  par voix , ’  mouvements ,  vigueur  et force  de paroles ,  et encores  par
              extension  et amplification ,  non sans  interest  de la verité  naïfve  :  mais ie 
                       le fois en condition  pourtant,  qu’au premier  qui me
              ramene ,  et qui me demande  la verité  nue  et crue ,  ie 
                      
              quitte  soubdain  mon effort ,  et la luy donne  sans exaggeration ,  sans emphase  et
              remplissage .  La parole  vifve  et bruyante ,  comme est la mienne  ordinaire ,  s’emporte 
              volontiers  à l’hyperbole .  Il n’est rien à quoy communément  les hommes  soyent  plus
              tendus ,  qu’à donner  voye  à leurs opinions  :  où le moyen  ordinaire  nous fault ,  nous y
              adioustons  le commandement ,  la force ,  le fer  et le feu .  Il y a du malheur  d’en estre
              là,  que la meilleure  touche  de la verité  ce soit la multitude  des croyants ,  en une
              presse  où les fols  surpassent  de tant les sages  en nombre .  (  Essais  , 
              liv.  III,  chap.  xi. ) 
                  
donnerais  volontiers  la meilleure  de mes pages  pour celle-là . 
                  
               
passer  rapidement  sur les Lettres  qui suivent  ;  on formerait  un
              volume  de ce qu’elles offrent  de remarquable . 
            
                  
éloge  de Lucilius  ;  la description  des bains  de Baïes  ;  les différentes  classes  de
              sages  ;  que peu d’hommes  connaissent  leurs défauts  ;  les infirmités  auxquelles notre
              philosophe  était sujet  ;  la maison  de Vatia ,  à l’entrée  de laquelle on aurait pu
              graver ,  comme au fronton  de la plupart de  nos palais  :  CI-GIT LE BONHEUR  ;  son séjour 
              à Baïes  ;  la possibilité  de méditer ,  d’étudier ,  d’écrire  au milieu du tumulte  ;  du
              premier  mouvement  dans la passion  ;  de la division  des êtres,  selon Platon  ;  de la
              disette  de la langue  latine  ;  de la différence  de la joie  et de la volupté  ;  de
              l’objet  méprisable  des vœux  et des prières  du vulgaire   ;  de la soumission  du sage  à
              la nécessité  :  «  La nécessité  n’est que pour le rebelle  ;  le sage  n’obéit  point au
              destin  ;  ils veulent tous deux »  ;  voilà ce qui remplit  l’espace  de la Lettre 
                  XLIXe  
                     LXIIe  
                     ,  où
              notre philosophe  se reproche  d’avoir pleuré  sans mesure  la perte  de son ami  Sérénus , 
              et nous dit :  «  Vous avez inhumé  votre ami  ;  eh bien,  cherchez  quelqu’un à aimer  »  ; 
              comme si ce quelqu’un-là se trouvait  en un moment .  Il ajoute  :  «  La douleur  est,  de
              tous les tableaux ,  celui dont le spectateur  se lasse  le plus promptement  :  récente , 
              elle intéresse  ;  vieille ,  elle est fausse  ou insensée  ;  l’on s’en moque ,  et l’on fait
              bien.  »  Cela est-il vrai  ?  Il m’a semblé  qu’on l’admirait ,  qu’on la louait  et qu’on la
              fuyait . 
                  
!  l’on se moque  d’un époux ,  d’un amant ,  d’un fils ,  inconsolable  de la mort  de sa
              femme ,  de sa maîtresse ,  de son père ,  de son ami  !  Il n’en est rien ;  et pour répondre 
              à Sénèque  dans sa manière ,  je lui dirai :  «  Nous sommes touchés  de tout ce qui nous
              promet  des regrets  éternels .  Nous voulons nous survivre  à nous-mêmes dans le cœur  de
              ceux que nous laissons  après nous.  Le tribut  que la tendresse  décerne  à la cendre  des
              autres,  nous est garant  de celui que les personnes  que nous chérissons  et qui nous
              chérissent ,  rendront  à la nôtre  ;  et comme nous nous sommes flattés  que,  si nous
              venions  à les perdre ,  nous ne les oublierions  jamais,  nous les accuserions  volontiers 
              d’ingratitude  s’il nous venait  en pensée  qu’un jour nous en serions oubliés . 
              L’expérience  journalière  ne nous détrompe  point d’une aussi douce  illusion  :  notre
              vanité  nous excepte  d’une loi  générale  ;  et nous ajoutons  foi  à cette espèce 
              d’engagement  des vivants  avec les morts ,  comme des femmes  si souvent trompées  croient 
              encore aux serments  d’un dernier  amant .  Si on laisse  
l’homme  qui pleure  seul  avec sa douleur ,  tant mieux ;  c’est la meilleure  compagnie 
              qu’il puisse avoir :  pour celui qui a les regards  attachés  sur l’urne  de sa femme  ou
              de sa fille ,  est-il rien de plus importun  que la présence  de celui qui rit  ?  » 
               
Sénèque  prétend ,  Lettre  L,  «  que le vice  est dans l’âme  une plante  étrangère  ;  que la
              vertu  s’y trouve  dans son terrain ,  et qu’elle s’y enracine  de plus en plus ,  parce
              qu’elle est dans l’ordre  de la nature ,  dont le vice  est l’ennemi …  »  Cela est-il bien
              vrai  ?  Pourquoi donc tant de vicieux ,  et si peu de vertueux ,  au milieu de tant de
              prédicateurs  de vertu  ?  Pourquoi tant de besoin  et si peu de succès  de l’éducation 
              dans la jeunesse  ?  tant de conseils  et si peu de fruit  dans l’adolescence  et dans
              l’âge  viril  ?  tant de fous  dans la vieillesse  ?  tant d’indocilité  dans l’esprit ,  au
              milieu de la ruine  des sens  ?  La passion  parle  toujours la première,  et la raison  se
              tait ,  ou ne parle  que tard  et à voix basse .  Sénèque  ne se contredit -il pas,  lorsqu’il
              reproche  à Apicius  d’inviter  à la débauche  une jeunesse  portée  au mal ,  même sans
              exemple  ? 
                  
croire ,  «  les bois  tortus  peuvent être redressés ,  les poutres  courbées 
              s’amollissent  à la chaleur  humide  :  pourquoi donc,  ajoute-t -il,  l’âme  même endurcie 
              dans le vice  ne se corrigerait -elle pas ?…  »  Je parlerais  contre l’expérience ,  si je
              niais  la possibilité  de ce prodige  ;  mais,  mon respectable  philosophe ,  les raisons  que
              vous empruntez  de la flexibilité  et de la mollesse  de la substance  spirituelle  sont
              bien frivoles .  N’êtesvous  pas en contradiction  avec vous-même,  lorsque vous assurez 
              ailleurs que la vertu une fois  acquise  l’est pour toujours,  que la
              vertu  ne se désapprend  pas ?  Hélas !  c’est alors qu’ on serait tenté  de convenir  avec
              vous que la substance  spirituelle  est bien flexible ,  bien molle  ;  mais si elle est
              telle pour revenir  du mal  au bien,  telle elle doit être aussi pour retourner  du bien
              au mal . 
                  
raconte  au même endroit  une petite anecdote  domestique .  Il garda  la folle  de sa
              femme ,  comme une des charges  de sa succession .  «  J’ai peu de goût ,  dit-il,  pour ces
              espèces  de 
monstres  ;  et si j’avais à m’amuser  d’un
              fou ,  je ne l’irais pas chercher  hors de  moi.  Elle a perdu  subitement  la vue  :  mais une
              chose incroyable  et vraie ,  c’est qu’elle ignore  qu’elle est aveugle ,  et ne cesse  de
              prier  son conducteur  de la déloger  d’une maison  où l’on ne voit goutte .  Nous rions 
              d’elle,  et nous lui ressemblons .   » 
                  
Lettre  LII.  «  Le moraliste  devrait rougir  de honte ,  si l’on oublie  la vertu  dont il
              parle  pour remarquer  son éloquence …  »  En général,  quelle que soit la cause  que vous
              plaidiez ,  qu’on ne vous trouve  éloquent  que quand vous vous serez tu ;  c’est à la
              force  et à la durée  des impressions  que vous aurez faites,  à ramener ,  de réflexion , 
              sur votre talent . 
                  
Sénèque  était si faible ,  si glacé ,  qu’il nous dit,  Lettre  LVII,  qu’il passait  presque
              l’hiver  entier  entre des couvertures . 
                  
,  Lettre  LVIII,  que la langue  latine  s’était appauvrie ,  comme la nôtre ,  en se
              polissant  :  effet  de l’ignorance  et d’une fausse  délicatesse  ;  de l’ignorance ,  qui
              laisse tomber  en désuétude  des mots  utiles  ;  d’une fausse  délicatesse ,  qui proscrit 
              ceux qui blessent  l’oreille  ou gênent  la prononciation .  Alors,  des expressions 
              d’Ennius  et d’Attius  étaient surannées ,  comme plusieurs de Rabelais ,  de Montaigne ,  de
              Malherbe  et de Régnier  le sont aujourd’hui.  Au temps de  Sénèque ,  Virgile  commençait  à
              vieillir .  De toutes les machines ,  il n’y en a aucune qui travaille  autant que la
              langue ,  aucune d’aussi orgueilleuse  et d’aussi passive  que l’oreille  ;  et l’une  et
              l’autre tendent  à se délivrer  d’un malaise  léger ,  mais continu . 
                  
,  sur la vieillesse ,  «  qu’il est doux  de rester  longtemps avec soi,  quand on
              est devenu  soi-même  un spectacle  consolant  pour soi ;  cependant qu’ il y a plus
              d’inconvénients  à attendre  les infirmités ,  et à vivre  trop longtemps,  qu’à mourir  trop
              tôt ,  et qu’on n’est pas loin de  la peur  de finir ,  quand on laisse  arriver  le destin 
              sans oser  faire un pas au-devant  de lui…  »  Et j’ajouterai  :  A quoi bon rester ,  quand
              on n’est plus propre  qu’à corrompre  le bonheur ,  à troubler  les devoirs,  et à
              empoisonner  les jours de ceux que la reconnaissance  et la tendresse  attachent  à notre
              côté  ?  N’attendons  pas qu’ils nous donnent  congé  ;  nous avons vécu ,  permettons -leur de
              vivre .  Et ne 
craignons  pas que ce conseil  soit
              funeste  aux vieillards  ;  ils ont tous la peur  de mourir  :  la vie  n’est vraiment 
              dédaignée  que par ceux qui peuvent se la promettre  longue  ;  ils ne la connaissent  pas, 
              comment y attacheraient -ils de l’importance  ou du mépris  ?  Ils vivent  comme ils font
              tout le reste ,  sans y réfléchir . 
               
Sénèque  dit,  Lettre  LX :  «  L’enfant  croît  au milieu de la malédiction  de ses
              parents  »  ;  et si l’on se rappelle  les actions  dont il est témoin ,  les propos  qu’il
              entend  dans le foyer  paternel ,  on ne trouvera  pas l’expression  exagérée . 
                  
Lettre  LXIII :  «  De toutes ces femmes  tendres  qu’on a eu tant de peine  à retirer  du
              bûcher ,  à séparer  du cadavre  de leurs époux ,  citez-m’en  une qui ait eu des larmes  pour
              un mois .  » 
                  
mort  d’un époux  est un jour d’hypocrisie  solennelle . 
                  
trahissait  hier  celui qu’elle pleure  aujourd’hui. 
                  
deuil  a fermé  la porte  aux amis ,  mais non pas à l’amant . 
                  
cadavre  de l’époux  est sous le vestibule ,  et l’adultère  dans son lit . 
                  
consolateur  n’est qu’un importun  qui vient  rappeler  l’humidité  dans des yeux 
              secs . 
                  
Lettre  LXIV,  où il traite  de la vénération  pour les anciens  philosophes  :  «  Tous, 
              dit-il,  ne sont pas dignes  d’applaudir  au philosophe .  Quelle douceur  trouverait -il à
              l’éloge  de celui dont le blâme  ne le touche  pas ?  On n’ambitionne  la louange  que de
              celui dont on craindrait  le reproche .  »  Fabianus  parlait  en public  ;  mais on
              l’écoutait  avec décence  :  quelquefois il s’élevait  un cri  d’admiration ,  mais arraché , 
              mais produit  par la grandeur  des idées . 
                  
«  Sachons  mettre  de la différence  entre les applaudissements  de l’école  et ceux du
              théâtre .  » 
                  
?  Ils sont accordés  les uns  et les autres à la vertu  et au talent … 
              «  Gardez  toutes ces démonstrations  bruyantes  pour les arts  qui captent  les suffrages  ; 
              la vertu  ne veut que des 
respects …  »  Je crains  que
              ces distinctions  ne soient plus subtiles  que solides .  Au théâtre  le spectateur ,  dans
              l’école  le disciple  ne rompent  le silence  que parce qu’ils ne peuvent plus le garder . 
              L’enthousiasme  est le même,  et ce n’est pas à l’homme ,  c’est à la chose grande, 
              honnête ,  que le premier applaudissement  est adressé …  «  Le philosophe  a beaucoup perdu 
              à s’être trop familiarisé …   »  Je n’en crois  rien…  «  Il lui faudrait un sanctuaire  au
              lieu d’ une place …  »  L’endroit  où il s’explique  dignement  est toujours un sanctuaire … 
              «  Il faut à la philosophie  des prêtres ,  et non des courtiers …  »  Je ne lui veux ni les
              uns  ni les autres. 
                  
expose ,  Lettre  LXV,  les opinions  de Platon ,  d’Aristote  et des stoïciens ,  sur le
              monde  :  on voit ici 270  que le système  de l’optimisme  n’est pas
              d’hier ,  et que celui des indiscernables  fut connu  dès le temps  du proverbe  :  qu’on ne
              se baigne  pas deux fois dans le même fleuve ,  et que l’homme  et le fleuve  ont
              changé . 
                  
Lettre  LXVI,  sur l’égalité  des biens et des maux ,  n’est qu’un tissu  de
              sophismes . 
                  
traite ,  Lettre  LXVII,  du bon ;  et Lettre  LXVIII,  du repos  du sage ,  qu’il arrache 
              de ce recoin  du globe  pour le lancer  dans les plaines  de l’immensité .  Je consens  qu’il
              y fasse un tour ,  mais je ne veux pas qu’il y séjourne  :  s’expatrier  ainsi,  ce serait
              n’être ni parent ,  ni ami ,  ni citoyen …  «  Le stoïcien  voit,  du haut  des cieux ,  combien
              c’est un siége  bas  qu’un tribunal ,  une chaise  curule …  »  De dessus une chaise  curule , 
              un tribunal ,  on voit combien c’est un rôle  insensé  que de se perdre  dans les nues  : 
              vues  monastiques  et antisociales .  J’aime  mieux ce qui suit  : 
                  
«  C’est une puérilité  que de se retirer  de la foule ,  pour l’appeler  :  c’est appeler 
              la foule  que de faire de sa retraite  la nouvelle  publique .  »  C’est une sotte  vanité 
              que de s’affliger  ou de s’offenser  quand elle ne vient  pas ;  c’est ajouter  à l’éclat 
              que de la repousser  quand elle vient .  Et qu’importe  qu’on parle  ou qu’on se taise  de
              vous,  pourvu  que vous vous retiriez  à temps  ?  Le malade  craint -il ou souhaite-t -il
              qu’on dise qu’il s’est mis  au lit  ? 
            
                  
«  Attaquer  ses vices  quand on est vieux ,  c’est lutter  contre un ennemi  victorieux , 
              lorsqu’on n’a plus ni force  ni courage .  A peine  un siècle  suffirait -il pour
              discipliner  des passions  accoutumées  à une longue  licence .  » 
               
Sénèque  ne permet  au sage  de se mêler  de l’administration  publique  ni dans toutes
              les contrées ,  ni en tout temps ,  ni pour toujours. 
                  
semble  que je l’entends  s’adresser  en ces termes  au candidat  qui le consulte  : 
              «  Vous présumez  trop de votre amour  pour le bien ;  votre santé  délicate  ne suffira  pas
              à la fatigue  de votre place  ;  vous êtes d’un caractère  trop faible  ou trop raide  ; 
              colère  et caustique ,  vous ne sympathiserez  pas avec les habitants  de la cour .  Vous
              allez vous précipiter  datas  un chaos  d’affaires  d’où ni votre zèle ,  ni vos talents 
              supérieurs  ne vous tireront  pas.  Vous serez desservi  par ceux même qui vous appellent 
              à l’administration  :  vos subalternes  vous trahiront ,  vos prôneurs  vous feront des
              ennemis ,  vos enthousiates  vous nuiront  ;  vous serez malhonnêtement  attaqué ,  peut-être
              trop vivement  défendu  ;  vos projets  les plus sages  seront ou rejetés  par l’envie ,  ou
              croisés  par l’intérêt  personnel  ou par la haine  :  il viendra  un moment  où vous ne
              saurez  ni comment rester ,  ni comment sortir .  Préférez  le repos  ;  vivez  avec vous-même
              et avec vos livres  ;  dans les temps  de peste ,  on se renferme .  » 
                  
homme d’état  qui craint  de perdre  sa place ,  n’osera  jamais de grandes choses ;  son
              oreille ,  toujours ouverte  aux sollicitations  des hommes  puissants ,  est toujours fermée 
              aux plaintes  du peuple .  Il faut qu’il sache  attendre  sa disgrâce  sans pâlir , 
              l’apprendre  sans murmurer  ;  il faut qu’il dise :  «  Mon maître  avait un bon serviteur  ; 
              il n’en veut plus,  tant pis  pour lui :  il serait bien singulier  que Ménès  pût se
              passer  de Diogène ,  et que Diogène  ne pût se passer  de Menès 271 . »  Il est des circonstances  où
              les hommes  revêtus  des premières  places  ne sont pas élevés  ;  ils sont en l’air . 
                  
Lettre  LXIX est de l’inconvénient  des fréquents  voyages . 
               
Lettre  LXX est du suicide . 
                  
causes  principales  du suicide .  Si les opérations  du gouvernement 
              précipitent  dans une misère  subite  un grand nombre  de sujets ,  attendez -vous à des
              suicides .  On se défera  fréquemment  de la vie  partout  où l’abus  des jouissances  conduit 
              à l’ennui ,  partout  où le luxe  et les mauvaises  mœurs  nationales  rendent  le travail 
              plus effrayant  que la mort ,  partout  où des superstitions  lugubres  et un climat  triste 
              concourront  à produire  et à entretenir  la mélancolie  ;  partout  où des opinions  moitié 
              philosophiques ,  moitié  théologiques ,  inspireront  un égal  mépris  de la vie  et de la
              mort . 
                  
stoïciens  pensaient  que la notion  générale  de bienfaiteur  ne nous faisant point
              un devoir de garder  un présent  que nous n’avons pas sollicité ,  et qui nous gêne ,  soit
              que la vie  fût un bien ou fût un mal ,  la doctrine  du suicide  n’était nullement 
              incompatible  avec l’existence  des dieux .  Ils allaient plus loin :  le suicide  que la
              loi  civile  et la loi  religieuse  proscrivent  également ,  est un des points fondamentaux 
              de la secte  ;  selon cette école ,  «  le sage  ne vit qu’autant qu’il doit,  non autant
              qu’il le pourrait :  le bonheur  n’est pas de vivre  ;  mais le devoir,  mais le bonheur 
              est de bien vivre  ( Lettre  LXX) .  » 
                  
opinions  tombent  ou se  selon les circonstances  ;  et quelles
              circonstances  plus favorables  à la doctrine  dû suicide ,  que celles où un geste ,  un
              mot ,  une médisance ,  une calomnie ,  le ressentiment  d’une femme ,  la haine  d’un
              affranchi ,  une grande fortune ,  la délation  d’un esclave  mécontent  ou corrompu ,  la
              jalousie ,  la cupidité ,  l’ombrage  d’un tyran  nous envoyaient  au supplice  dans le moment 
              le plus inattendu  ?  C’est alors qu’ il faut dire aux hommes  :  mourir  ( 
                Ibid . )   plus tôt  ou plus tard ,  n’est rien ;  bien ou mal  mourir ,  voilà la chose
              importante  :  bien mourir ,  c’est se soustraire  au danger  de vivre  mal .  La fortune  peut
              tout sur celui qui vit encore ;  rien,  contre celui qui sait  mourir …  Le centurion  va
              venir …  Eh bien,  il faut l’attendre .  Pourquoi se charger  de sa fonction ,  et épargner 
              l’odieux  de ta mort  au tyran  qui l’envoie  ?  Mais que j’attende  ou n’attende  
pas,  le vieux  centurion  des dieux ,  le temps ,  est
              toujours en marche .  La sagesse  éternelle  n’a ouvert  ( Lettre  LXX)  qu’une porte  pour
              entrer  dans la vie ,  et en a ouvert  mille pour en sortir .  On n’est pas en droit  de se
              plaindre  de la vie  ;  elle ne retient  personne .  Vous vous en trouvez  bien ?  vivez  ; 
              mal  ?  mourez .  Les moyens  de mourir  ne manquent  qu’à celui qui manque  de courage .  Si
              c’est une faiblesse  de mourir  parce qu’on souffre ,  c’est une folie  de vivre  pour
              souffrir .  Mourir ,  c’est quitter  un jeu  de hasard  où il y a plus à perdre  qu’à gagner . 
              Pourquoi craignons -nous de mourir  ?  (  Ibid . )   C’est que nous sommes
              d’anciens  locataires  que l’habitude  a familiarisés  avec les incommodités  de notre
              domicile  :  c’est une ridicule  terreur  d’être pis  qui nous empêche  de déloger .  Notre
              croyance  dans les dieux  est bien faible ,  ou nous avons de l’Être suprême  une étrange 
              opinion ,  si nous éprouvons  tant d’aversion  à l’aller trouver .  La frayeur  du moribond 
              calomnie  le ciel .  Est-ce un bon père ,  ou un tyran  farouche ,  qui t’attend  ?  » 
                  
«  La nature  n’est qu’une succession  continue  de naissances  et de morts  ( Lettre  LXXI) . 
              Les corps  composés  se dissolvent  ;  les corps  dissous  se recomposent .  C’est dans ce
              cercle  infini  que s’accomplissent  les travaux  du grand architecte .  » 
                  
«  Dans une attaque  d’asthme ,  je fus tenté  plusieurs fois,  dit encore Sénèque ,  de
              rompre  avec la vie  ( Lettre  LXXVIII)   ;  mais je fus retenu  par la vieillesse  d’un père 
              qui m’aimait  tendrement .  Je songeai  moins à la force  que j’avais pour me donner  la
              mort ,  qu’à celle qui lui manquait  pour supporter  la perte  de son fils .  » 
                  
hommes  ne se considèrent  pas assez comme dépositaires  du bonheur ,  même de
              l’honneur  de ceux,  auxquels ils sont attachés  par les liens  du sang ,  de l’amitié ,  de
              la confraternité .  La honte  d’une action  rejaillit  sur les parents  ;  les amis  sont au
              moins  accusés  d’un mauvais  choix  ;  un corps ,  une secte  entière  est calomniée 272 . Il est rare  qu’on ne fasse du mal  qu’à
              soi. 
               
lisant  Sénèque ,  on se demande  plusieurs fois pourquoi les Romains  se donnaient  la
              mort  ;  pourquoi les femmes  romaines  la recevaient  avec une tranquillité ,  un sang-froid 
              tout voisin  de l’indifférence  ?  Les combats  sanglants  du cirque  où ils voyaient mourir 
              si fréquemment ,  avaient-ils rendu  leur âme  féroce  ?  Le mépris  de la vie  s’élevait -il
              sur les ruines  du sentiment  de l’humanité  ?  Revenaient -ils du spectacle  convaincus  que
              la douleur  de ce passage  qui nous effraye ,  est bien peu de chose ,  puisqu’elle ne
              suffisait  pas pour ôter  aux gladiateurs  la force  de tomber  avec grâce ,  et d’expirer 
              selon les lois  de la gymnastique 273  ? 
                  
dégoût ,  ni par ennui  que les Anciens  se donnaient  la mort  ;  c’est
              qu’ils la craignaient  moins que nous,  et qu’ils faisaient moins de cas  de la vie .  Le
              dialogue  suivant  n’aurait point eu lieu  entre deux Romains  : 
                  
«  Voyez-vous cet endroit  ?  C’est la bonde  de l’étang ,  le lieu  des eaux  le plus
              profond .  Vingt fois j’ai été tenté  de m’y jeter . 
                  
                  
conseils ,  le courage  philosophique  sont les deux sujets  de la Lettre  LXXI.  Rien
              de plus grand et de plus beau  que la peinture  du courage  philosophique …  «  Élevez  votre
              âme ,  mon cher Lucilius  ;  renoncez  à des recherches  frivoles ,  à une philosophie 
              minutieuse ,  qui rétrécit  le génie .  » 
            
                  
«  Il faut une grande âme  pour apprécier  de grandes choses…  Les petites âmes  portent 
              dans les grandes choses le vice  qui est en elles…  »  C’est la raison  pour laquelle on
              donne  le nom  de têtes  exaltées marquent  une violente 
              indignation  contre des vices  communs  qu’on partage ,  ou qu’on a quelque intérêt  à
              ménager .  Pour fréquenter  sans honte  les grands pervers ,  et pour en capter  la faveur 
              sans rougir ,  on amoindrit  leur perversité  ;  c’est autant pour soi que pour eux qu’on
              sollicite  de l’indulgence .  Mon enfant ,  je crains  bien que vous n’ayez le cœur 
              corrompu ,  lorsqu’on cessera  de vous reprocher  une tête  exaltée .  Puissiez-voùs  mériter 
              cette injure  jusqu’à la fin  de votre vie 274  ! 
               
«  Il n’y a point de vent  favorable  ( Lettre  LXXI)  pour qui ne sait  pas dans quel port 
              il veut entrer …  »  Cela est vrai  ;  mais la maxime  contraire  ne l’est-elle pas
              également ,  et le stoïcien  ne pouvaitr -il pas dire :  il n’y a point de vent  contraire 
              pour celui à qui tout port  convient ,  et qui se trouve  aussi bien dans la tempête  que
              dans le calme  ? 
                  
prouve ,  Lettre  LXXII,  que la sagesse  ne souffre  point de délai  ;  et Lettre  LXXIII, 
              que le philosophe  n’est point un séditieux ,  un mauvais  citoyen . 
                  
bonne foi ,  et regarder  le philosophe  comme un ennemi 
              de l’État  et des lois ,  le détracteur  des magistrats  et de ceux qui président  à
              l’administration  publique  ?  Qui est-ce qui leur doit autant que lui ?  Sont-ce des
              courtisans  placés  au centre  du tourbillon ,  avides  d’honneurs  et de richesses  ;  pour
              qui le prince  fait tout,  sans jamais avoir fait assez ;  dont la cupidité  s’accroît  à
              mesure  qu’on leur accorde  ?  Des hommes  que sa munificence  ne saurait  assouvir ,  quelque
              étendue  qu’elle soit,  l’aimeraient -ils aussi sincèrement  que celui qui tient  de son
              autorité  une sécurité  essentielle  à la recherche  de la vérité ,  un repos  nécessaire  à
              l’exercice  de son génie  ? 
            
                  
«  Le commerçant  dont la cargaison  est la plus riche ,  est celui qui doit le plus
              d’actions  de grâces à  Neptune .  » 
                  
magistrat  rend  la justice  ;  le philosophe  apprend  au magistrat  ce que c’est que le
              juste  et l’injuste .  Le militaire  défend  la patrie  ;  le philosophe  apprend  au militaire 
              ce que c’est qu’une patrie .  Le prêtre  recommande  au peuple  l’amour  et le respect  pour
              les dieux  ;  le philosophe  apprend  au prêtre  ce que c’est que les dieux .  Le souverain 
              commande  à tous ;  le philosophe  apprend  au souverain  quelle est l’origine  et la limite 
              de son autorité .  Chaque homme  a des devoirs à remplir  dans sa famille  et dans la
              société  ;  le philosophe  apprend  à chacun quels sont ces devoirs.  L’homme  est exposé  à
              l’infortune  et à la douleur  ;  le philosophe  apprend  à l’homme  à souffrir . 
                  
attenta  quelquefois à la vie  du prince ,  fut-ce le philosophe  ?  Si l’on
              écrivit  contre lui un libelle ,  fut-ce le philosophe  ?  Si l’on prêcha  des maximes 
                séditieuses 275 , fut-ce dans son école  ?  A-t-il été le précepteur  de Bavaillac  ou de Jean
              Châtel  ?  C’est le philosophe  qui sent  un bienfait  ;  c’est lui qui est prompt  à le
              reconnaître ,  et à s’en acquitter  par son aveu . 
               
sujet  mériterait  bien d’être traité  de nos jours.  La question  se réduirait  à
              savoir  s’il est licite ,  ou non,  de s’expliquer  librement  sur la religion ,  le
              gouvernement  et les mœurs . 
                  
semble  que si,  jusqu’à ce jour,  l’on eût gardé  le silence  sur la religion ,  les
              peuples  seraient encore plongés  dans les superstitions  les plus grossières  et les plus
              dangereuses .  Si la république  avait le irnême  droit  au temps de  l’idolâtrie ,  nous
              serions encore idolâtres  :  on fit boire  la ciguë  à Socrate  sans injustice  ;  les Néron 
              et les Dioclétien  ne furent point d’atroces  persécuteurs 276 .
                  
semble  que,  si,  jusqu’à ce jour,  l’on eût gardé  le silence  sur le gouvernement , 
              nous gémirions  encore sous les entraves  du gouvernement  féodal  ;  l’espèce  humaine 
              serait divisée  en un petit nombre  de maîtres  et une multitude  d’esclaves  ;  ou nous
              n’aurions point de lois  ou nous n’en aurions que de mauvaises  ;  Sidney  n’eût point
              écrit ,  Locke  n’eût point écrit ,  Montesquieu  n’eût point écrit  ;  et il faudrait compter 
              au nombre  des mauvais  citoyens  ceux qui se sont occupés  avec le plus de succès  de
              l’objet  le plus important  au bonheur  des sociétés ,  et à la splendeur  des États . 
                  
semble  enfin que,  si,  jusqu’à ce jour,  l’on eût gardé  le silence  sur les mœurs , 
              nous en serions encore à savoir  ce que c’est que la vertu ,  ce que c’est que le vice . 
              Interdire  toutes ces discussions ,  les seules  qui soient dignes  d’occuper  un bon
              esprit ,  c’est éterniser  le règne  de l’ignorance  et de la barbarie . 
                  
philosophe  disait un jour à un jeune homme  qui avait rassemblé  dans un petit
              ouvrage  une foule  d’autorités  recueillies  
de nos
              jurisconsultes  en faveur de  l’intolérance  et de la persécution  :  «  Sais -tu ce que tu
              as fait ?  Tu as passé  ton temps  à ramasser  des fils  d’araignée  pour en ourdir  une
              corde  à étrangler  l’homme  de bien et l’homme  courageux .  » 
                  
Sénèque  démontre ,  Lettre  LXXIV,  qu’il n’y a de bon que ce qui est honnête  ;  et Lettre 
              LXXV,  que la philosophie  n’est point une science  de mots .  «  En quoi,  dit-il,  consiste 
              la liberté  du sage  ?  A ne craindre  ni les hommes  ni les dieux .  » 
                  
philosophe  ou stoïcien  dans toute la rigueur  du terme ,  lorsqu’on sait  dire, 
              comme le jeune  Spartiate  :  Je ne serai point esclave   ( Lettre 
              LXXVII) . 
                  
!  la belle  éducation  que celle où l’on nous aurait appris  à nous fracasser  la tête 
              contre une muraille ,  plutôt que de porter  un vase  d’ordures  !  ( Ibid . ) 
«  Celui qui s’est rendu  maître  de soi,  s’est affranchi  de toute servitude .  » 
                  
«  On donne  du temps  et des soins  à tout ;  il n’y a que la vertu  dont on ne s’occupe 
              que quand on n’a rien à faire.  » 
                  
«  L’homme  vertueux  ne craint  ni la mort  ni les dieux .  » 
                  
«  L’opulence  pourra vous venir  d’elle-même ;  peut-être les honneurs  vous seront-ils
              déférés  sans que  vous les sollicitiez ,  et les dignités  vous seront-elles jetées .  Il
              n’en sera pas ainsi de la vertu  :  vous ne l’obtiendrez  que de vous-même,  et vous ne
              l’obtiendrez  pas d’un médiocre  effort .  Mais,  à votre avis ,  la certitude  de s’emparer 
              de tous les biens d’un coup de main  ne mérite-t -elle pas une pénible  tentative  ?  » 
                  
«  S’il faut s’immoler  pour la patrie ,  s’il faut mourir  pour le salut  de vos
              concitoyens ,  que ferez-vous ? 
                  
                  
esprit  qui domine  dans toute la morale  de Sénèque .  Il ne dit pas un mot  qui
              n’inspire  l’héroïsme ,  et c’est la raison  
peut-être
              pour laquelle il est si peu lu ,  et si peu goûté .  On ferme  l’oreille  à des avis  qu’on
              ne se sent  pas la force  de suivre  ;  ils importunent  parce qu’ils humilient . 
                  
plaisait  à la lecture  d’Homère ,  qu’il avait déjà fait un
              grand progrès  dans la littérature .  On pourrait dire de celui qui se plaît  à la lecture 
              de Sénèque ,  qu’il a déjà,  fait un grand pas dans le chemin  de la vertu . 
               
,  Lettre  LXXVI,  que Sénèque  ne rougit  point de prendre  des leçons  dans un âge 
              avancé . 
                  
«  Admirez ,  dit-il à Lucilius ,  combien je suis de bonne foi  avec vous,  par la nature 
              du secret  que je vais vous confier .  Je fais un cours  de philosophie  :  voici le
              cinquième  jour que je me rends  à l’école  dès la huitième  heure.  Ne serait-ce pas le
              comble  de la folie  que de ne pas apprendre  parce qu’on n’a pas appris  ?  Je suis donc
              redevenu  écolier  !  Pourquoi non ?  Et plût  à Dieu  que ce travers ,  si c’en  est un,  fût
              le seul  de ma vieillesse  !  Que dira-t-on ?  Ce qu’on voudra ;  il faut savoir  entendre 
              l’injure  de l’ignorant ,  et se mettre  au-dessus de son mépris .  » 
                  
«  Quoi !  la vieillesse  ne m’empêchera  pas d’aller au théâtre ,  et de me faire porter 
              au cirque  ?  il ne se donnera  pas un combat  de gladiateurs  sans moi,  et je n’oserai  me
              transporter  chez un philosophe  !  Sachez  toutefois que,  dans l’école  où je vais
              m’instruire ,  j’enseigne  aussi quelque chose ;  c’est qu’il faut apprendre  jusque dans
              la vieillesse .  Un fameux  joueur  de flûte  attirera  un grand concours  ;  et l’endroit  où
              l’on enseigne  ce que c’est qu’un homme ,  comment on le devient ,  restera  désert  !  » 
               
«  La science  et la vertu  sont deux grandes choses.  Celui qui est sans vertu , 
              possesseur  de tout le reste ,  est rejeté …  »  Rejeté  !  Où ?  par qui ?  Le méchant  a-t-il
              de l’esprit  ?  il sera recherché  par celui qui s’ennuie  ;  de la richesse  ?  à deux
              heures sa cour  
sera pleine  de clients ,  et sa table 
              environnée  de parasites  ;  des dignités  ?  on se pressera  dans ses antichambres 277 .
                  
sociétés  corrompues ,  les avantages  du vice  sont évidents  ;  son châtiment  est
              au fond  du cœur ,  on ne l’aperçoit  point.  C’est presque le contraire  de la vertu . 
                  
Sénèque  prétend  encore qu’il est indifférent  qu’on ensemence  une vaste  étendue  de
              terre ,  qu’on jouisse  de grands revenus ,  qu’on reçoive  les hommages  d’un cortège 
              nombreux ,  qu’on boive  des liqueurs  délicieuses  dans de brillants  cristaux …  Cela serait
              à souhaiter  ;  mais cela n’était pas plus à Rome  de son temps ,  que cela n’est à Paris 
              du nôtre . 
                  
vrai  que le bon vaisseau  ( Lettre  LXXVI) ,  ce n’est pas celui qui
              est le plus richement  chargé ,  et la bonne épée ,  celle dont la poignée  est damasquinée 
              et le ceinturon  enrichi  de pierreries  :  il n’en est pas moins vrai  qu’on se moque  de
              temps en temps  de l’idole  de boue  devant laquelle on se prosterne   ;  mais on se
              prosterne . 
                  
entretient  Lucilius ,  Lettre  LXXVII,  de la flotte  d’Alexandrie ,  et de la mort  de
              Marcellinus . 
                  
«  qu’en généralisant  le mot  de César  à un soldat  qui lui demandait  la mort , 
              et l’adressant  à la multitude  de ceux qui craignent  de mourir ,  on dirait presque à
              tous les hommes  :  Tu crains  de mourir  !  Est-ce que tu vis  ?  » 
                  
«  A les entendre  ( Ibid . ) ,  il n’y aurait point de vie  qui ne fût
              trop courte …  »  Celle des grands hommes ,  des hommes  vertueux ,  des hommes  utiles ,  l’est
              toujours :  c’est ce qu’annonce  le deuil  public ,  après leur trépas .  Il eût mieux valu , 
              sans doute,  que l’auteur  de Mahomet ,  d’Alzire ,  de Brulus ,  de Tancrède ,  et de tant d’autres chefs-d’œuvre , 
              mourût  quinze jours plus tôt ,  au retour  de son triomphe  ;  mais il vaudrait  encore
              mieux qu’il 
vécût .  Comment se remplira  le vide 
              immense  qu’il a laissé  dans presque tous les genres  de littérature  ?  Je dirais que ce
              fut le plus grand homme  que la nature  ait produit ,  que je trouverais  des
              approbateurs  ;  mais si je dis qu’elle n’en avait point encore produit ,  et qu’elle n’en
              produira  peut-être pas un aussi ,  il n’y aura guère  que ses ennemis  qui
              me contrediront . 
                  
«  Je veux vivre . 
                  
                      —  Et pourquoi veux-tu vivre  ?   
                      —  Parce que je suis homme  de bien ;  parce qu’en mourant  je serai regretté  du
                malheureux  que je ne secourrai  plus ;  parce qu’en m’en allant ,  je laisserai  vacante 
                une place  dont je remplis  les fonctions  avec activité ,  intelligence  et fidélité … 
                Quoi !  stoïcien ,  ces motifs  ne te satisfont  pas ?   
                      —  Non,  mourir  est une des fonctions  de la vie .   
                      —  Mais cette fonction ,  assez indifférente  en soi ,  est fâcheuse  pour ma femme , 
                pour mes enfants ,  pour mes concitoyens ,  et je la remplirai  le plus tard  qu’il me
                sera possible .   
                      —  A ce compte ,  il n’y a point de vie  qui ne soit trop courte .   
                      —  De vie  bien employée  ?  Il n’en faut pas douter .  Le méchant  endurci ,  je
                l’exhorterais  sans scrupule  à se tuer  ;  mais l’homme  de bien qui se tue ,  commet  le
                crime  de lèse-société ,  et j’arrêterai  sa main  si je puis.  »   
                   
                  
Sénèque  dit,  à propos de  Marcellinus ,  je crois  :  «  L’homme  fort  se reconnaît  jusque
              sur son oreiller 278 . » 
                  
Sénèque  dit de lui-même :  «  Depuis longtemps je n’ai rien à gagner  ni à perdre …  » 
              Cela est faux  de tout point…  «  J’ai plus de provision  qu’il ne m’en faut pour une
              carrière  qu’il m’est indifférent  de fournir  plus loin…  »  Sénèque ,  instituteur  d’un
              jeune  prince  à qui votre présence  en impose ,  ministre  des provinces  de l’Italie , 
              redoutable  antagoniste  des courtisans  vicieux ,  protecteur  des honnêtes gens ,  quelque
              bien que vous ayez fait,  est-ce qu’il ne vous en reste  plus à faire ? 
                  
parle ,  Lettre  LXXVIII,  des maladies ,  et du motif  qui l’empêcha  de se délivrer 
              d’une existence  douloureuse  ;  Lettre  LXXIX,  de Charybde ,  de Scylla  et de l’Etna . 
            
                  
rencontre  dans cet auteur  des mots  d’une délicatesse  charmante ,  aux endroits  où on
              les attend  le moins.  C’est là qu’il dit de la gloire ,  qu’elle est à la vertu  ce que
              l’ombre  est au corps ,  Lettre  LXXIX ;  que l’amour  de la vertu  est un élan  continuel  de
              l’âme  vers son origine  céleste  ;  que c’est être né  pour bien peu de monde  que de
              n’avoir vécu  que pour son siècle ,  et que,  pour un œil  perçant ,  le mensonge  est
              diaphane . 
               
Lettre  LXXX,  de la frivolité  des spectacles ,  et des avantages  de la pauvreté . 
                  
aisé ,  dira-t-on,  de faire l’éloge  de la pauvreté  quand on regorge  de
              richesses .  C’est alors qu’ il est bien plus difficile  encore d’être pauvre ,  quand on
              n’est pas un avare  ;  et c’est ce que Sénèque  sut  faire.  Il est bien plus difficile  de
              n’être pas corrompu  par la richesse ,  et Sénèque  ne le fut point.  Censeurs ,  suspendez 
              un moment  votre jugement  ;  voyez ce que la richesse  produit  sur tous ceux qui vous
              environnent ,  et songez  que,  pour empoisonner  vos ennemis ,  il ne vous manque  qu’un
              puits  d’or. 
                  
«  La misère ,  la maladie ,  le mépris ,  l’ennui ,  la vieillesse ,  la douleur ,  la
              méchanceté ,  l’intolérance ,  l’injustice ,  les persécutions ,  la tyrannie  ;  tous les
              vices ,  toutes les infortunes  sont autant d’orateurs  éloquents  qui nous exhortent  à
              mourir .  » 
                  
Lettre  LXXXI,  des bienfaits  et de la reconnaissance . 
                  
plaignez  d’un ingrat  !  si c’est le premier que vous ayez fait,  homme 
              bienfaisant ,  félicitez -vous ou de votre bon jugement ,  ou de votre bonne fortune .  » 
                  
«  Parlez  au bienfait  comme le brave  centurion  à son soldat  :  Camarade ,  il faut aller, 
              mais il ne faut pas revenir .  » 
                  
«  Si vous avez à peser  un service  avec une injure ,  juge  dans votre propre  cause ,  la
              prudence  veut que vous ajoutiez  du poids  aux services  que vous avez reçus ,  et que vous
              en ôtiez  à l’injure  qu’on vous a faite.  » 
                  
«  Au fond  du cœur  reconnaissant ,  le bienfait  porte  intérêt .  » 
            
                  
homme  disait qu’il ne pouvait s’empêcher  de haïr  celui qui lui faisait du
                bien 279 . Quel impertinent 
              orgueil  !  On lui répondit  :  Si vous êtes conséquent ,  vous devez aimer  à la folie  celui
              qui vous fait dû mal .  Eh !  mon ami ,  accepte  mes offres  ;  je ne te demande  en retour 
              que l’impunité  du service  que je te rends . 
                  
Lettre  LXXXII,  de la mollesse .  C’est là qu’apostrophant  l’efféminé ,  il lui dit :  «  0
              l’homme  vraiment  digne  d’être livré  à la vie  !  » 
                  
philosophie  se réduit  au mépris  de la vie ,  au mépris  de la mort  et à l’amour 
              de la vertu .  Ce texte  laconique  fournit  à Sénèque  une abondance  incroyable  d’idées 
              neuves,  originales ,  ingénieuses ,  fortes ,  délicates ,  souvent grandes,  quelquefois
              sublimes .  En le lisant ,  j’ai plusieurs fois été forcé  de m’écrier  :  Non,  je ne serai
              jamais un sage  !  Ses pensées  sur la mort  me paraissaient  si roides ,  que,  m’appliquant 
              à moi-même le mot  que je viens de  citer  sur un lâche  qui craignait  de mourir ,  je me
              suis dit :  Ô l’homme  vraiment  digne  d’être livré  à la vie  ! 
                  
«  La mort ,  image  du sommeil ,  l’est aussi de la vie  inoccupée .   » 
                  
«  La demeure  de l’oisif  est un sépulcre .  » 
                  
demandez  pourquoi Sénèque  revient  si souvent sur le mépris  de la vie  et de la
              mort ,  c’est que vous ne pensez  pas qu’au moment  qu’il vous parle ,  le licteur  vous lie 
              les mains . 
                  
«  On craint  autant d’être nulle part  que d’être dans les enfers …  »  Je l’ai entendu 
              dire,  mais je n’en ai rien cru . 
                  
«  Si vous balancez ,  c’est fait de la gloire …  »  Quoi !  un instant  d’agonie  flétrirait 
              une action  héroïque  !  Ah !  Sénèque ,  vous êtes trop sévère .  La difficulté  de vaincre  un
              ennemi  ajoute  à l’éclat  de la victoire . 
                  
Lettre ,  il revient  encore sur les subtilités  de l’école  de Zenon  :  «  Si
              on l’en croyait ,  on proscrirait  cette 
science  à
              l’aide de  laquelle on environne  de pièges  celui qu’on interroge ,  pour le conduire  à
              des aveux  imprévus ,  à des réponses  contraires  à sa pensée .  Il faut être plus simple 
              quand on cherche  la vérité .  »  Un mal  n’est pas glorieux  :  la mort  est
                glorieuse  :  donc la mort  n’est pas un mal   !  Ce ne fut pas une pareille  sottise 
              que Léonidas  adressa  aux défenseurs  des Thermopyles  :  «  Compagnons ,  leur dit-il,  dînez 
              comme des hommes  qui,  ce soir ,  doivent souper  aux enfers .  » 
                  
sujets  des Lettres  LXXXIII,  LXXXIV,  LXXXV,  LXXXVI et LXXXVII,  sont très-variés . 
              Il s’agit  de la présence  de Dieu  à nos pensées  ;  de ses infirmités  ;  des vains 
              raisonnements  des stoïciens  sur l’ivresse  ;  de son régime  :  «  Je me baigne  à froid , 
              dit-il ;  à ce bain  succède  un dîner  sans table ,  après lequel je n’ai pas besoin  de me
              laver  les mains .  »  ( Lettre  LXXXIII. ) 
               
ouvrages  et dans la vie privée  de Sénèque ,  que son bonheur  était
              parfaitement  isolé  de sa richesse ,  que son régime  était austère ,  et qu’il pouvait
              tomber  dans la pauvreté ,  je ne dis pas sans se plaindre ,  mais sans s’en
              apercevoir . 
                  
«  La vertu ,  dit-il,  Lettre  LXXVI,  passe  entre la bonne et la mauvaise  fortune ,  et
              jette  sur l’une  et l’autre un regard  de mépris .  » 
                  
Sénèque  fut encore moins enorgueilli  de sa vertu  que de sa richesse .  Sa vertu  me le
              fait respecter  ;  la modestie  de ses aveux  me le fait aimer . 
                  
«  Mon matelas  est à terre ,  et moi sur mon matelas  ( Lettre  LXXXVII) .  Des deux
              vêtements  que j’ai,  l’un me sert  de drap ,  l’autre de couverture .  Nous dînons  avec des
              figues .  Mes tablettes  font ma bonne chère quand j’ai du pain ,  et me tiennent lieu de 
              pain  quand il me manque .  Ma voiture  est grossière ,  et mes mules  sont si maigres ,  qu’on
              voit bien qu’elles fatiguent .  J’en rougis  ;  je ne suis donc pas sage .  Celui qui rougit 
              d’une mauvaise  voiture ,  sera vain  d’une belle .  Ah !  Sénèque ,  tu tiens  encore au
              jugement  des passants .  » 
            
                  
parle  ainsi de lui-même,  vaut  bien plus qu’il ne veut se faire valoir . 
                  
lis ,  Lettre  LXXXV :  «  Quoi !  dans une lutte  qui intéresse  le bonheur  de l’homme  et
              la gloire  des dieux ,  je ne rougirais  pas de me présenter  avec une alêne …  »  C’est le
              défaut  qu’on reproche  à Sénèque ,  mais on n’en cite  aucun exemple ,  et je défie  ses
              détracteurs  d’en citer  un seul  sur la vertu  ,  où le ton ne réponde 
              pas à l’importance  du sujet . 
               
singulière  d’entendre  Sénèque ,  Lettre  LXXXVII,  réduire 
              l’étude  des beaux-arts  à l’inutilité  pour le sage ,  et attacher  de l’importance  à
              savoir  si le temps  existe  par lui-même,  s’il y a quelque chose d’antérieur  à la durée , 
              si elle a commencé  avant le monde  ;  si elle existait  avant les choses,  ou les choses
              avant elle. 
                  
avoue  que,  s’il y a des questions  oiseuses  et étrangères  à la sagesse ,  ce s’ont
              celles-là.  J’en dis autant des disputes  sur la nature  de l’âme . 
                  
«  N’apprendrai -je jamais à ignorer  quelque chose ?  » 
                  
beaucoup de  choses,  si vous voulez en bien savoir  une. 
                  
Nausiphanès  prétend  que l’on ne peut non plus démontrer  l’existence  que la
              non-existence  des êtres ;  Parménide ,  que rien de ce que nous voyons n’existe 
              réellement  ;  Zénon d’Élée ,  qu’il n’existe  rien.  On ne comprend  guère  ni comment des
              hommes  célèbres  chez les Anciens  ont avancé  d’aussi étranges  paradoxes ,  ni comment ils
              ont été renouvelés  de nos jours par des hommes  non moins célèbres  ;  mais,  à la honte 
              de la raison  humaine ,  ce qu’on ne conçoit  point du tout,  c’est comment ces sophistes 
              n’ont jamais été solidement  réfutés .  L’évêque  de Cloyne  a dit :  «  Soit que je monte  au
              haut  des montagnes ,  soit que je descende  dans les vallées ,  ce n’est jamais que moi que
              j’aperçois  ;  donc il est possible qu’ il n’existe  que moi…  
                     280  »  Et Berkeley  attend  encore 
une réponse .  Lier  l’existence  réelle  de son propre  corps  avec
              la sensation ,  n’est point une chose facile . 
                  
Lettres  sur la lecture ,  les exhortations  et les conseils ,  l’opinion  des
              péripatéticiens  sur les passions ,  la maison de campagne  de Scipion l’Africain ,  les
              bains  anciens  et les bains  de son temps ,  la culture  des oliviers ,  la frugalité ,  le
              luxe  et les richesses ,  sont pleines  de principes  et de détails  intéressants .  En voici
              quelques-uns,  tels qu’ils se présentent  à ma mémoire . 
                  
salaire  d’un acteur  ( Lettre  LXXX)  était de cinq mesures  de froment  et de cinq
              deniers .  Celui qui disait à Ménélas  :  «  Si tu ne restes  en repos ,  tu périras  de ma
              main …  »  cet autre qui débitait  avec emphase  ces vers :  «  Je commande  dans Argos , 
              Pélops  m’a laissé  un vaste  empire …  »  étaient payés  à tant par jour,  et couchaient  dans
              un grenier .  Comment concilier  ces faits avec la fortune  immense  et la juste 
              considération  dont jouissaient  un Roscius  et d’autres comédiens  ?  car Sénèque  ne fait
              ici aucune distinction  d’un bon et d’un mauvais  acteur ,  et parle  évidemment  de ceux
              qui jouaient  les premiers  rôles .  Ces hommes  rares  étaient apparemment  enrichis  par les
              gratifications  des Scipions ,  des Lélius ,  qui les admettaient  à leur table  et qui
              savaient  apprécier  l’utilité  de leurs talents . 
                  
Sénèque  et Martial ,  combien de mots ,  de traits  historiques ,  d’anecdotes , 
              d’usages ,  nous aurions ignorés  ! 
                  
conformité  de nos mœurs  et de celles de son temps  est quelquefois si singulière , 
              qu’on revient  de la traduction  à l’original  pour s’en assurer .  «  Je voudrais bien, 
              dit-il,  Lettre  LXXXVII,  que Caton  rencontrât  un de nos élégants ,  précédé  de ses
              coureurs ,  de ses postillons ,  de ses nègres ,  tous enveloppés  dans le même tourbillon  de
              poussière …  »  On se croirait  presque sur la route  de Versailles . 
                  
«  Pour connaître  la vraie  hauteur  de l’homme ,  voyez-le nu .  » 
                  
Savez -vous l’inscription  commune  à toute société  ?  La voici :  «  C’est ici qu’on voit
              un nain  sur la montagne ,  et un colosse  au fond  d’un puits .  » 
            
                  
«  Point de gloire  sans le malheur .  Point de haine  plus dangereuse  que celle qui naît 
              de la honte  d’un bienfait  qu’on ne saurait  acquitter  ( Lettre  LXXXI) …  »  Je le sais  par
              expérience . 
                  
«  Lorsque Attalus  parle ,  la vérité  qui se fait entendre  par sa bouche  éloquente 
              s’empare  de moi,  me transporte  ;  mais,  sorti  de son école ,  rentré  dans la société ,  le
              commerce  des gens du monde  a bientôt éteint  la chaleur  qu’il m’avait
              communiquée .  » 
                  
«  Je ne m’abstiens  pas,  je me contiens  ;  ce qui est plus difficile .   » 
                  
«  Attalus  faisait grand cas  des lits  durs  :  celui où je couche  à mon âge  ne reçoit 
              pas l’empreinte  de mon corps .  » 
                  
!  si les maîtres  savaient  profiter  de la raison  saine  et de l’âme  bouillante  de
              leurs innocents  et jeunes  élèves  ! 
                  
traits  que j’ai transcrits  sans ordre ,  se trouvent ,  les uns  dans les Lettres  qui
              précèdent ,  les autres dans celles qui suivent . 
               
enthousiasme  de la vertu  lui dictait ,  dans la Lettre  LXXXVIII,  tous ces
              paralogismes  que la manie  de se singulariser  a ressuscités  de nos jours 281 .
                  
«  La force ,  dit-il,  Lettre  LXXXVIII,  n’éprouve  point de terreurs  ;  elle les brave , 
              elle en triomphe  :  les beaux-arts  accroîtront -ils en nous cette qualité  ?…  »  Pourquoi
              non ? 
                  
«  La probité ,  ce trésor  de l’âme  humaine ,  que rien ne peut séduire ,  avec laquelle
              l’homme  dit :  Frappez ,  brûlez ,  tuez ,  je ne trahirai  point un secret …  les beaux-arts  la
              donneront -ils ?  élèveront -ils à ces sentiments  magnanimes  ?…  »  Comme la morale  et la
              philosophie . 
                  
Sénèque  pousse  son énumération  aussi loin qu’il voudra,  je persisterai  dans la
              même réponse ,  et je lui dirai,  d’après  mon expérience ,  d’après  l’expérience  des bons
              et des méchants ,  que 
l’imitation  d’une action 
              vertueuse  par la peinture ,  la sculpture ,  l’éloquence ,  la poésie  et la musique ,  nous
              touche ,  nous enflamme ,  nous élève ,  nous porte  au bien,  nous indigne  contre le vice 
              aussi violemment  que les leçons  les plus insinuantes ,  les plus vigoureuses ,  les plus
              démonstratives  de la philosophie .  Exposons  les tableaux  de la vertu ,  et il se trouvera 
              des copistes .  L’espèce  d’exhortation  qui s’adresse  à l’âme  par l’entremise  des sens , 
              outre  sa permanence ,  est plus à la portée  du commun  des hommes .  Le peuple  se sert 
              mieux de ses yeux  que de son entendement .  Les images  prêchent ,  prêchent  sans cesse ,  et
              ne blessent  point l’amour-propre .  Ce n’est pas sans dessein  ni sans fruit  que les
              temples  sont décorés  de peintures  qui nous montrent  ici la bonté  ;  là,  le courroux  des
              dieux .  Raphaël  est peut-être aussi éloquent  sur la toile ,  que Bossuet  dans une
              chaire . 
               
Lettre  LXXXIX,  il expose  les divisions  de la philosophie  ;  puis se repliant , 
              selon son usage ,  sur la morale ,  il gourmande ,  avec beaucoup d’éloquence ,  l’avarice , 
              l’abus  de la richesse ,  et l’ du luxe . 
                  
«  Eh quoi ?  toujours les mêmes réprimandes  ?  Et vous toujours les mêmes fautes  ?   »  
                  
                  
«  On ne peut,  dit-il,  Lettre  LXXXIX,  avoir la vertu  sans l’aimer .   »   Cela est vrai .  «  On ne peut l’aimer ,  ajoute-t -il,  sans l’avoir.  »  Cela ne
              me le paraît  pas. 
                  
consacré  la Lettre  XC à l’éloge  de la philosophie  et à la réfutation  de
              Posidonius . 
                  
«  Nous devons aux dieux  de vivre ,  à la philosophie  de bien vivre .  » 
                  
Lettre  que je renverrai  celui qui sera curieux  de connaître  la
              délicatesse  et la vigueur  du pinceau  de Sénèque .  Ici le philosophe  s’est complu  à nous
              peindre  d’une manière  belle  et touchante  les premiers  âges  du monde .  Mais ce bonheur 
              des hommes  anciens  n’est-il pas chimérique  ?  La félicité  serait-elle le lot  de la
              barbarie ,  et la misère  celui des temps  policés  ?  Le bonheur  de mon espèce  m’est si
              cher,  que 
je suis toujours tenté  de croire  aux
              romans  qu’on m’en fait :  cela me laisse  l’espoir  d’un âge  où le plus vertueux  serait
              le plus puissant . 
                  
Posidonius  pensait  que,  dans les siècles  de l’homme  innocent ,  le commandement  était
              déposé  dans la main  des sages  ;  que les sages  contenaient  le bras  de l’homme  violent 
              et protégeaient  le faible  contre le fort  ;  qu’ils conseillaient ,  qu’ils dissuadaient  ; 
              qu’ils indiquaient  ce qui était utile  ou nuisible  ;  que leur prudence  pourvoyait  aux
              besoins  des peuples  ;  que leurcourage  écartait  les périls  dont ils étaient menacés  ; 
              que leur bienfaisance  accroissait  la félicité  générale  ;  que la souveraineté  était un
              fardeau ,  et non une distinction  ;  que ce n’était point un riche  héritage ,  mais une
              charge  onéreuse  ;  qu’une puissance  accordée  pour protéger  n’était pas tentée  de
              vexer  ;  qu’on obéissait  sans murmure ,  parce qu’on commandait  sans tyrannie  ;  et que la
              plus grande menace  d’un roi  était d’abdiquer . 
                  
Sénèque  est assez d’accord  avec Posidonius  ;  mais lorsque celui-ci  fait
              honneur  au sage  de l’invention  des sciences  et des arts ,  enfants  de l’oisiveté ,  de la
              curiosité ,  de l’ennui ,  du besoin ,  des plaisirs  et du temps ,  Sénèque  s’oppose  à toutes, 
              ces prétentions  exagérées  ;  et je crois  qu’il a raison . 
               
trouverez ,  dans la Lettre  XCI,  le récit  de l’incendie  de Lyon ,  avec des
              réflexions  sur ce terrible  événement . 
                  
Lettre  XCII,  qui est fort  belle ,  la réfutation  du principe  fondamental  des
              Épicuriens ,  qui plaçaient  le souverain  bien dans la volupté . 
                  
Lettre  XCIII,  la mort  de Métronax  ;  et que la vie  ne se doit pas mesurer  par
              sa durée ,  mais par son activité . 
                  
«  Est-ce à vous d’obéir  à la nature ,  ou à la nature  de vous obéir  ?  » 
                  
«  La vie  courte  de l’homme  utile  ressemble  au plus précieux  des métaux ,  qui a
              beaucoup de  poids  sous un petit volume .  » 
            
                  
«  Celui qui a fait de grandes choses,  vit après sa mort  ;  celui qui n’a rien fait est
              mort  de son vivant .  » 
                  
«  Combien d’années  Caton  a-t-il vécu  ?  Caton  vit encore ;  il s’adresse  à nous,  il
              s’adresse  à nos neveux .  Il a laissé  sur la terre  le modèle  impérissable  de l’homme 
              vertueux .  » 
                  
,  Sénèque  assure  que rien n’est plus commun  que des hommes  équitables  envers  les
              hommes ,  et rien de plus rare  que des hommes  équitables  envers  les dieux .  Je crois  les
              uns  et les autres fort  rares ,  et les premiers  peut-être plus encore que les
              seconds . 
                  
Lettre  XCIV,  l’union  de la philosophie  parénétique ,  ou de préceptes ,  avec la
              philosophie  dogmatique .  Cette Lettre  est pleine  de sens  ;  il y a plus de substance 
              dans une de ses pages ,  que dans tous les volumes  des détracteurs  de Sénèque .  Il y
              compare  le courtisan  à ces insectes  dont la piqûre  imperceptible ,  accompagnée  d’une
              démangeaison  agréable ,  est suivie  d’une enflure  douloureuse  ;  et il la termine  par la
              sortie  la plus violente  contre Alexandre  et les conquérants . 
                  
tort  que les philosophes  modernes  se glorifieraient  du mépris  qu’il ont
              jeté  sur ces fameux  assassins  :  il y a près de deux mille ans que Sénèque  en avait
              fait justice . 
                  
individu  participe  plus ou moins aux vices  de sa nation .  Sénèque ,  Galien  et
              Tacite  en sont des exemples  frappants .  Sénèque  s’est laissé  éblouir  des victoires  du
              peuple  romain  ;  son indignation  s’exhale  contre les conquêtes  d’Alexandre ,  et il ne
              s’aperçoit  pas,  ou se dissimule ,  que celles des Romains  ont été plus longues ,  plus
              sanglantes  et plus injustes .  Galien ,  qui certes  n’était pas un homme  ordinaire , 
              croyait  aux rêves ,  aux amulettes  et aux maléfices  ;  et Tacite  paraît  avoir donné  dans
              les prestiges  de l’astrologie  judiciaire  et les miracles  de son temps . 
               
raconte  ceux de Vespasien ,  § LXXXI,  liv.  IV de ses Histoires .  «  César  attendait  dans Alexandrie  le retour  des vents  d’été et une
              mer  navigable ,  lorsque le ciel  manifesta  par des prodiges  de la prédilection  pour ce
              prince .  Un 
Alexandrin  de la lie  du peuple ,  mais
              connu  par son infirmité ,  se jeta  à ses genoux ,  et le supplia  avec gémissement ,  au nom
              de  Sérapis ,  le plus révéré  des dieux  chez cette nation  superstitieuse ,  de le guérir  de
              la cécité ,  en daignant  humecter  de sa salive  les orbites  de ses yeux .  Un autre, 
              paralysé  d’une main ,  également  inspiré  par le dieu ,  lui demandait  de la presser  de son
              pied ..  D’abord l’empereur  ne leur accorda  que de la plaisanterie  et du mépris . 
              Balançant  ensuite entre les instances  réitérées  de ces malades ,  les flatteries  de ses
              courtisans  et la crainte  d’un reproche  de vanité ,  il ordonna  aux médecins  d’examiner 
              si leurs maladies  étaient de nature  à céder  à des secours  humains .  Quelques-uns
              prononcèrent  que la faculté  de voir n’était pas entièrement  détruite  dans l’un,  qu’on
              la lui rendrait  en dissipant  les obstacles ,  et que,  par des moyens  énergiques  et
              salutaires ,  l’art  restituerait  à l’autre l’usage  de ses membres  ;  mais que peut-être
              il était dans les décrets  des dieux  que la cure  s’opérât  merveilleusement  par
              l’entremise  de César  ;  qu’au reste ,  si le remède  sollicité  produisait  un heureux 
              effet ,  l’honneur  en serait pour l’empereur ,  et le ridicule  pour ces affligés ,  s’il
              n’en produisait  aucun.  Vespasien ,  persuadé  que rien n’était au-dessus de sa fortune , 
              et que l’incroyable  même était au-dessous de  sa puissance ,  prend  un visage  serein , 
              satisfait  aux vœux  des deux malades ,  au milieu d’une multitude  attentive  à
              l’événement ,  et aussitôt  l’aveugle  voit,  et le paralysé  se sert  de sa main .  Ces deux
              faits sont attestés  aujourd’hui par des témoins  oculaires  qui n’ont à se promettre  de
              leurs mensonges  aucune sorte  de récompense .  »  D’après  ce récit ,  je me demande  si ces
              miracles  sont vrais  ou s’ils sont faux  ;  et j’avoue  qu’après y avoir bien réfléchi ,  je
              vois presque autant d’inconvénient  à les rejeter  qu’à les admettre . 
               
homme  peuple  est le plus sot  et le plus méchant  des hommes  :  se dépopulariser 282 , ou se rendre  meilleur ,  c’est la même chose. 
                  
voix  du philosophe  qui contrarie  celle du peuple ,  est la voix  de la raison . 
            
                  
voix  du souverain  qui contrarie  celle du peuple ,  est la voix  de la folie . 
                  
espèce  d’indignation  que je l’entends  avancer ,  dans la même Lettre , 
              qu’il ne trouve  rien de plus froid ,  de plus déplacé  à la tête  d’un édit  ou d’une loi , 
              qu’un préambule  qui les motive .  «  Prescrivez -moi,  ajoute-t -il,  ce que vous voulez que
              je fasse ;  je ne veux pas m’instruire ,  mais obéir .  » 
                  
demande pardon  à Sénèque ,  mais ce propos  est celui d’un vil  esclave  qui n’a
              besoin  que d’un tyran .  J’obéis  plus volontiers ,  quand la raison  des ordres  que je
              reçois  m’est connue .  Lorsque notre philosophe  dit ailleurs que les lois  contribuent  au
              bonheur  quand elles sont autant des enseignements  que des ordres ,  ne se réfute-t -il
              pas lui-même ? 
                  
souverains  vendre  leurs sujets  et
              s’entr’échanger  des contrées 283 , une société  d’hommes  n’est pas un troupeau  de bêtes  :  les
              traiter  de la même manière ,  c’est insulter  à l’espèce  humaine .  Les peuples  et leurs
              chefs  se doivent un respect  mutuel  ;  et,  Faites ce que je vous dis,  car
                tel est mon bon plaisir  ,  serait la phrase  la plus méprisante  qu’un monarque  pût
              adresser  à ses sujets ,  si ce n’était pas une vieille  formule  de l’aristocratie 
              transmise  d’âge  en âge ,  depuis les temps  barbares  de la monarchie ,  jusqu’à ses temps 
              policés .  Je décerne  un autel  au ministre  qui daigna  le premier nous rendre  raison  de
              la volonté  de notre maître .  Quant au souverain  qui croira  pouvoir,  sans descendre  de
              son rang ,  substituer  à la phrase  usuelle  celle qui suit  :  «  Faites ce que je vous dis, 
              parce qu’il y va de votre sûreté ,  de votre liberté  et de votre bonheur  »  ;  je lui
              décerne  une statue  d’or,  avec cette inscription  :  Des hommes  relevèrent  à
                un de leurs semblables  . 
                  
«  Il arrive  quelquefois à la crainte  de philosopher ,  et à l’ennui  de
              raisonner  sagement .  » 
                  
«  On serait tenté  de croire  que la bonne fortune  est incompatible  avec
              le bon jugement .  » 
                  
«  On honore  assez l’Être suprême  en l’imitant .  » 
            
                  
«  On continue  de vivre  par faiblesse  et par courage .  » 
                  
«  L’homme  sage  vivra ,  non pas autant qu’il lui convient ,  mais autant que la nécessité 
              l’exigera .  Il se commandera  la vie .  quand la sécurité  des siens en dépendra  :  il y a
              de la grandeur  à rester  pour les autres…  »  C’est d’après  ces sages  principes  que
              Sénèque  et Burrhus  gardèrent  leur poste  après la mort  d’Agrippine . 
                  
lis  dans la Lettre  XCIV :  «  Le nombre  des médecins  est à proportion  des maladies , 
              et les maladies  à proportion  des cuisiniers … 284  »  On pourrait ajouter  :  et
              les maladies  difficiles  à guérir  à proportion  de la multitude  des remèdes  ;  et les
              vices  à proportion  du nombre  des lois . 
                  
«  Ô bizarrerie  incroyable  !  le meurtre ,  puni  quand il est commis  clandestinement ,  est
              ordonné  par le décret  du sénat ,  et exigé  par la frénésie  du peuple .  » 
                  
«  0 bizarrerie  incroyable  !  le faste  des tables  est soumis  à la censure  ;  et l’on ne
              s’élève  point à la censure  sans une profusion  publique  et scandaleuse .  » 
                  
endroit  du monde  ne remarque-t -on pas cette contradiction  des usages  et des
              lois  ? 
                  
laisser  subsister  la loi  parce qu’elle est sage .  Il faudrait réformer 
              l’usage ,  mais cela ne se peut :  c’est la folie  générale  de toute une nation ,  à
              laquelle le remède  serait peutêtre  pire  que le mal  ;  ce serait un acte  de despotisme . 
              Celui qui pourrait nous contraindre  au bien,  pourrait aussi nous contraindre  au mal . 
              Un premier  despote ,  juste ,  ferme  et éclairé ,  est un fléau  ;  un second  despote ,  juste , 
              ferme  et éclairé ,  est un fléau  plus grand ;  un troisième  qui ressemblerait  aux deux
              premiers ,  en faisant oublier  aux peuples  leur privilège ,  consommerait  leur
                esclavage 285 .
                  
société  ressemble  à une voûte  :  si la clef ,  ou le premier voussoir  pèse  trop, 
              l’édifice  n’est tôt ou tard  qu’un amas  de ruines . 
               
Lettre  xcv  ne le cède  en rien à la précédente  :  Sénèque  y prouve  que la
              philosophie  parénétique ,  ou de préceptes ,  ne suffit  pas.  Lorsque Saint-Évremond 
              s’expliquait  si légèrement  sur Sénèque ,  il ne l’avait pas lu . 
                  
hommes  frivoles ,  qu’on appelait  de son temps  d’agréables  débauchés ,  un
              épicurien  sensuel ,  un bel esprit ,  était peu fait,  par son état ,  son caractère  et ses
              mœurs ,  pour apprécier  les ouvrages  de Sénèque ,  et goûter  ses principes  austères .  Voici
              mot  à mot  le jugement  que Saint-Évremond  portait  de Sénèque  et de lui-même. 
                  
«  Je vous avouerai ,  dit-il avec la dernière  impudence ,  que j’estime  beaucoup plus la
              personne  que les ouvrages  de ce philosophe .   » 
                  
Saint-Evremond ,  ainsi que la plupart de  ceux qui ont parlé  de Sénèque ,  soit en bien
              soit en mal ,  ne connaissait  ni ses ouvrages  ni sa personne . 
                  
«  J’estime  le précepteur  de Néron ,  l’amant  d’Agrippine ,  l’ambitieux  qui prétendait  à
              l’Empire .  » 
                  
Sénèque  ne fut l’amant  ni d’Agrippine  ni de Julie  ;  la méchanceté  le soupçonna 
              seulement ,  sur l’intimité  qui régnait  entre lui et celle-ci,  d’avoir été le confident 
              de ses intrigues .  SaintEvremond  n’est que l’écho  de Dion ,  ou du moine  Xiphilin ,  l’écho 
              de l’infâme  Suilius . 
                  
Sénèque  corrupteur  de Julie ,  estimé  par Saint-Évremond ,  n’en resterait  pas moins
              exposé  à la censure  des hommes  qui ont un peu de morale .  Quoique la dépravation  ait
              fait de grands progrès  depuis un siècle ,  nous n’en sommes pas encore venus  jusqu’à
              louer  l’adultère . 
                  
Sénèque  n’eut point l’ambition  de régner .  Néron  ne put jamais l’impliquer  dans la
              conjuration  de Pison  ;  et pour assurer  qu’il n’ignorait  pas que les conjurés  avaient
              résolu  de l’élever  à l’Empire ,  il faut s’en rapporter  à un bruit  populaire 286 .
            
                  
suffit  pas de faire une jolie  phrase ,  il faut encore y mettre  de la vérité . 
                  
«  Du philosophe  et de l’écrivain  je ne fais pas grand cas .  » 
                  
difficile  ;  c’est l’être plus que Quintilien ,  qui n’aimait  pas
              Sénèque ,  plus que Columelle ,  Plutarque ,  Juvénal ,  Fronto ,  Martial ,  Sidonius
              Apollinaris ,  Aulu-Gelle ,  Tertullien ,  Lactance ,  saint Augustin ,  saint Jérôme ,  Juste 
              Lipse ,  Érasme ,  Montaigne  et beaucoup d’autres,  qui se sont illustrés  comme philosophes 
              et comme littérateurs .  Il y a plus de saine  morale  dans ses écrits  que dans aucun
              autre auteur  ancien ,  et plus d’idées  dans une de ses lettres  que dans les quinze
              volumes  de Saint-Évremond . 
                  
«  Sa latinité  n’a rien de celle du temps  d’Auguste ,  rien de facile ,  rien de
              naturel .  » 
                  
;  mais c’est un bien léger  défaut ,  surtout  pour d’aussi pauvres 
              connaisseurs  que nous dans une langue  morte .  Sa latinité  est celle de Pline l’Ancien , 
              de Pline le Jeune  et de Tacite  :  en admirons -nous moins ces auteurs  ?  Tacite  n’écrit 
              pas comme Tite-Live  ;  cependant quel est l’homme  d’un peu de génie  qui ne préfère  le
              penseur  profond  à l’écrivain  élégant ,  le nerf  de l’un à l’harmonie  de l’autre ?  On est
              souvent pur  et plat ,  sublime  et barbare  ;  on met  souvent le plus grand choix  des mots 
              à dire des riens,  et l’on dit de grandes choses d’un style  très-négligé , 
              très-incorrect . 
                  
«  Toutes pointes ,  toutes imaginations  qui sentent  plus la chaleur  d’Afrique  ou
              d’Espagne  que la lumière  de Grèce  ou d’Italie .  » 
                  
,  il y a dans Sénèque  des jeux  de mots ,  des concetti ,  des pointes  qui me
              blessent  autant que Saint-Évremond  ;  des imaginations  ouvertes ,  dont il faut moins
              accuser  le manque  de génie  que l’enthousiasme  du stoïcisme ,  et que je voudrais,  non
              supprimer ,  mais adoucir .  La pensée  de Sénèque  peut très-souvent  être comparée  à une
              belle  femme  sous une parure  recherchée  ;  Quintilien ,  le rival  de Sénèque ,  s’en était
              bien aperçu  :  «  Cet auteur ,  dit-il,  fourmille  de beautés ,  il a des sentiments  de la
              plus grande délicatesse .  On y rencontre  à chaqu  e 
page  des idées  sublimes  qui forcent  l’admiration …  »  Et,  n’en déplaise  à
              Saint-Évremond ,  Quintilien  est un juge  un peu plus sûr  que lui. 
                  
«  Néron  avait auprès de lui des petits-maîtres  fort  délicats ,  qui traitaient  Sénèque 
              de pédant .  «  
                  
Saint-Évremond  en a fait tout à l’heure un amant  d’Agrippine   ;  ici,  il en fait un
              pédant .  S’entend -il bien lui-même ?  connaît -il ceux qu’il appelle  des petits-maîtres  ? 
              un Tigellin ,  un Pallas ,  un Narcisse ,  un Sporus ,  un Athénagoras ,  un troupeau  d’infâmes 
              débauchés ,  de corrupteurs ,  d’adulateurs  d’un monstre ,  de scélérats  dignes  du dernier 
              supplice ,  en comparaison  desquels le plus vicieux  de nos courtisans  est un homme  de
              bien.  Il est glorieux  d’être ridicule  aux yeux de  tels personnages  ;  c’est presque
              leur ressembler  que de les nommer  sans indignation .  Néron  fut plus cruel  qu’eux,  mais
              ils furent plus vils  que lui. 
                  
Sénèque  a dit :  «  Une âme  qui connaît  la vérité ,  qui sait  distinguer  le bien du mal  ; 
              qui n’apprécie  les choses que d’après  leur nature ,  sans égard  pour l’opinion  ;  qui se
              porte  dans tout l’univers  par la pensée ,  en étudie  la marche  prodigieuse  et revient  de
              la contemplation  à la pratique  ;  dont la grandeur  et la force  ont pour base  la
              justice  ;  qui sait  résister  aux menaces  comme aux caresses  ;  qui commande  à la
              mauvaise  fortune  comme à la bonne ;  qui s’élève  au-dessus des événements  nécessaires 
              ou contingents  ;  qui ne voudrait pas de la beauté  sans la décence ,  de la force  sans la
              tempérance  et la frugalité  ;  une âme  intrépide ,  inébranlable ,  que la violence  ne peut
              abattre ,  que le sort  ne peut ni humilier  ni enorgueillir  ;  une telle âme  est l’image 
              de la vertu ,  etc..  »  Voilà le philosophe  dont SaintEvremond  a osé  dire qu’il ne lisait 
              jamais les écrits  sans s’éloigner  des sentiments  qu’il voulait lui inspirer  ;  voilà
              les pointes  avec lesquelles il écrivait  de la vertu . 
                  
«  Sa vertu  fait peur …  »  C’est que sa vertu  n’a ni l’afféterie ,  ni les petites grâces , 
              ni les petites mines  d’une femme  de cour .  Sa vertu  fait peur  :  oui,  aux efféminés ,  aux
              flatteurs ,  aux enfants  et peut-être même à l’homme  que la nature  n’a pas destiné  au
              rôle  de Régulus  ou de Caton ,  si l’occasion  s’en présente ,  et par 
conséquent  à beaucoup de  monde ,  à Saint-Évremond ,  à moi ; 
              avec cette différence  qu’il est fier  de sa faiblesse ,  et que je suis honteux  de la
              mienne  ;  qu’il plaisante  de cette vertu ,  et que je me prosterne  devant elle. 
                  
«  Il me parle  tant de la mort  et me laisse  des idées  si noires ,  que je fais ce qui
              m’est possible  pour ne pas profiter  de ma lecture .  » 
                  
Saint-Évremond  n’est pas digne  de l’école  où il s’est glissé  ;  et il n’écouterait  pas
              sans pâlir  l’histoire  des derniers  moments  d’Épicure ,  son martre . 
                  
«  Il est ridicule  qu’un homme  qui vivait  dans l’abondance  et se conservait  avec tant
              de soin ,  ne prêchât  que la pauvreté  et la mort .  » . 
                  
exprime  ainsi n’a jamais lu  les ouvrages  de Sénèque  et n’en connaît  guère 
              que les titres  ;  sa vie privée  lui est inconnue .  Sénèque  était frugal  ;  riche ,  il
              vivait  comme s’il eût été pauvre ,  parce qu’il pouvait le devenir  en un instant  :  sa
              fortune  était le fonds  de sa bienfaisance  ;  son luxe ,  la décoration  incommode  de son
              état  :  c’était ses amis  qui jouissaient  de son opulence  ;  il n’en recueillait  que
              l’embarras  de la conserver  et la difficulté  d’en faire un bon usage . 
                  
vrai  ridicule ,  c’est celui d’un vieillard  frivole  prononçant  d’une manière  aussi
              tranchée  et d’un ton aussi indécent  sur les écrits ,  la doctrine  et les mœurs  d’un
              personnage  aussi respectable  que Sénèque . 
                  
vrai  ridicule  c’est de permettre  de lire  Sénèque  et de l’imiter  quand on en sera
              réduit  à se couper  les veines  :  lorsqu’on en est là,  il n’est plus temps  de lire . 
              Quand on n’a pas lu  et relu  Sénèque  d’avance ,  on l’imite  mal .  Il me semble  que
              j’entends  Sénèque ,  s’adressant  à Saint-Évremond ,  lui dire :  «  Et qui est-ce qui n’est
              pas exposé  d’un moment  à l’autre à avoir les veines  coupées  ?  Si ce n’est par la
              cruauté  d’un tyran ,  ce sera par le décret  de là nature .  Et qu’importe  que votre sang 
              soit versé  ou par un centurion  ou par un phlébotomiste  ?  par la fluxion  de poitrine  ou
              par la proscription ,  en mourrez -vous moins ?  en serez-vous moins obligé  de savoir 
              mourir  ?  »  Lorsque la corruption  est systématique  et que le vice  est devenu  les
            
                  
mœurs  de l’homme ,  il n’y a pas plus de remède  qu’à la vieillesse . 
                  
apostrophé  Saint-Évremond  parce que,  devant la justice  également  à ceux qui sont
              et à ceux qui ne sont plus,  je parle  aux morts  comme s’ils étaient vivants ,  et aux
              vivants  comme s’ils étaient morts . 
                  
écrit  autrefois des libelles  contre les honnêtes gens  comme on en écrit 
              aujourd’hui ;  mais peu sont parvenus  jusqu’à nous. 
                  
bibliothèques  immenses ,  le commun  réceptacle  et des productions  du génie  et des
              immondices  des lettres ,  conserveront  indistinctement  les unes  et les autres.  Un jour
              viendra  où les libelles  publiés  contre les hommes  les plus illustres  de ce siècle 
              seront tirés  de la poussière  par des méchants  animés  du même esprit  qui les a dictés  ; 
              mais il s’élèvera ,  n’en doutons  point,  quelque homme  de bien indigné  qui décèlera  la
              turpitude  de leurs calomniateurs ,  et par qui ces auteurs  célèbres  seront mieux
              défendus  et mieux vengés  que Sénèque  ne l’est par moi. 
                  
vice  des ignorants  est d’enchérir  sur les invectives  des méchants ,  dans la crainte
              de  n’en paraître  que les échos .  Les détracteurs  modernes  de Sénèque  ont été beaucoup
              plus cruels  que les anciens  ;  les douze lignes  d’un Suilius  ont enfanté  des volumes 
              d’injures  atroces . 
               
Lettre  XCVI est de la résignation  ;  la XCVIIe  
                     ,  du
              jugement  de Clodius  :  lisez -la,  si vous voulez frémir  de la dépravation  romaine ,  même
              au temps de  Caton .  Un jeune  libertin  s’introduit ,  à la faveur  d’un déguisement ,  dans
              le lieu  de la célébration  des mystères  de la bonne déesse  et déshonore  la femme  de
              César  ;  il est appelé  devant les tribunaux  et renvoyé  absous .  Mais quel fut le prix  de
              la corruption  des juges  ?  De grandes sommes d’argent .  C’eût  été comme aujourd’hui et
              dans tous les temps .  Avec ces sommes d’argent  on stipula  la prostitution  de plusieurs
              femmes  désignées  et la jouissance  déjeunes  gens  de la première distinction .  Nous le
              cédons  autant aux Romains  dissolus  qu’aux Romains  vertueux . 
            
                  
XCVIIIe  
                     dévoile  la frivolité  des biens
              extérieurs  ;  et dans la XCIXe  il veut que le style  de l’orateur  soit énergique ,  celui
              du poëte  tragique ,  sublime ,  et que le poëte  comique  ait de la finesse . 
                  
philosophe  se soutiendra  par la grandeur  des choses. 
                  
Lettres  C,  CI,  CII et CIII nous instruisent  de la mort  du fils  de Marcellus  et de
              la modération  dans la douleur  ;  du caractère  des ouvrages  de Fabianus Papirius  ;  de la
              différence  du style  oratoire  et du style  philosophique  ;  de la mort  de Sénécion  ;  de
              la célébrité  dans les siècles  à venir  ;  des terreurs  paniques  :  Dans celle-ci,  il dit
              à Lucilius  :  «  Que la philosophie  vous corrige  de vos vices ,  mais qu’elle n’attaque 
              pas ceux des autres ;  qu’elle se garde  bien de se déclarer  hautement  contre les mœurs 
              publiques …   »  Il me semble  que Sénèque  a fait,  toute sa vie ,  le contraire  de ce qu’il
              prescrit  ici,  et qu’il a bien fait.  A quoi donc sert  la philosophie ,  si elle se tait  ? 
              Ou parlez ,  ou renoncez  au titre  d’instituteur  du genre  humain .  Vous serez persécuté  ; 
              c’est votre destinée  ;  on vous fera boire  la ciguë ,  Socrate  l’a bien bue  avant vous ; 
              on vous emprisonnera ,  on vous exilera ,  on brûlera  vos ouvrages ,  on vous fera peut-être
              vous-même monter  sur un bûcher …  Vous pâlissez  !  la frayeur  vous prend  !  et vous voulez
              attaquer  les mauvaises  lois ,  les mauvaises  mœurs ,  les superstitions  régnantes ,  les
              vices ,  les vexations ,  les actes  de la tyrannie  !  Quittez  votre robe  magistrale ,  ou
              sachez  renoncer  au repos  :  votre état  est un état  de guerre  ;  vous n’avez pas
              seulement  affaire  aux erreurs  et aux vices ,  mais encore aux aveugles  et aux vicieux  ; 
              votre unique  souci ,  c’est d’avoir raison .  Ménager  les préjugés ,  c’est manquer  à la
              vérité  ;  ménager  les vices ,  c’est rougir  de la vertu … 
                  
ouvrage  sera bien mauvais ,  s’il n’irrite  pas la haine  et n’excite  pas les cris  de
              la méchanceté .  Elle souffrirait  patiemment  que je lui enlevasse  une de ses victimes  ! 
              Je ne m’y attends  pas.  Heureusement ,  entre les ennemis  de la philosophie ,  si les uns 
              ont la perversité  des Tigellin ,  ils n’en ont pas la puissance  ;  et si les autres en
              ont la puissance ,  ils n’en ont pas la perversité  ;  ceux qui pourraient me nuire  ne le
              voudront pas,  et ceux qui le voudraient ne le pourront 
pas 287 . Si je vous
              disais qu’un merveilleux  critique  a découvert ,  après de profondes  méditations ,  que
              D’Alembert  était un idiot ,  un pauvre  mathématicien ,  un mauvais  écrivain ,  un malhonnête 
              homme ,  et que le pain  que nous mangeons  était un poison ,  la proscription  des tripots 
              de jeu  une loi  injuste ,  j’aurais rendu  cet homme  aussi absurde ,  aussi ridicule  qu’on
              peut l’être,  cependant il ne m’en arriverait  rien. 
               
Sénèque  parle ,  Lettre  CIV,  de sa faible  santé ,  et de la tendresse  de sa seconde  femme 
              Pauline .  «  Mes études ,  dit-il ( Lettre  LXXVIII) ,  m’ont sauvé  :  c’est à la philosophie 
              que je dois la vie ,  et c’est la moindre  des obligations  que je lui ai…  »  Il ajoute , 
              dans une autre Lettre  ( Lettre  CIV)   :  «  Ne pouvant obtenir  de Pauline  d’en être aimé 
              d’une manière  plus courageuse ,  elle a obtenu  de moi que je m’aimerais  avec plus de
              faiblesse …   »  De là il passe  au peu d’effet  des voyages  dans les maladies  de
              l’âme . 
                  
prétend ,  Lettre  cv ,  que les vertus  sont corporelles  :  vaines  disputes  de mots . 
                  
Lettre  CVI contient  de bons préceptes  de conduite . 
                  
CVIIe  
                     exhortation  dans les
              adversités . 
                  
enseigne ,  Lettre  CVIII,  la manière  de lire  et d’écouter  les philosophes .  Si le
              lecteur  a eu la patience  de me lire  jusqu’ici,  j’espère  qu’il ne se rebutera  pas pour
              quelques lignes  de plus,  —  en revanche ,  je m’engage  à plus de brièveté  dans l’examen 
              des autres ouvrages . 
                  
«  Le sage  peut-il être utile  au sage  ?  Chaque homme  a-t-il son bon génie  ?…  »  et,  à
              ce sujet ,  le mot  d’Épicure ,  qui ne demandait  que du pain  et de l’eau  pour être l’égal 
              de Jupiter .  A quoi bon les sophismes  et les chicanes  dans la philosophie  ?  A la
              déshonorer .  Les mauvaises  habitudes  se déracinent -elles facilement  ?  Telle est la
              matière  des Lettres  CIX,  CX,  CXI et CXII. 
            
                  
,  Lettre  CX :  «  Soit que vous soyez sous la protection  d’une Providence ,  ou
              abandonné  au basard ,  l’imprécation  la plus terrible  que vous puissiez faire contre un
              ennemi ,  c’est qu’il le devienne  de lui-même.  .  » 
                  
«  Ne vous applaudissez  pas trop de mépriser  le superflu  ;  vous vous applaudirez  quand
              vous en serez venu  à mépriser  le nécessaire …  »  Ou je me trompe  fort ,  ou mépriser  le
              superflu  est d’un sage ,  et mépriser  le nécessaire ,  d’un fou . 
                  
«  Épicure  demande  du pain  et de l’eau  :  s’il est honteux  de faire consister  son
              bonheur  dans l’or et l’argent ,  il ne l’est pas moins de le faire dépendre  du pain  et
              de l’eau …  »  Je voudrais bien savoir  où est la honte  de ne pas vouloir mourir  de soif 
              et de faim .  On n’est pas heureux  pour avoir l’absolu  nécessaire  ;  mais on est
              très-malheureux  de ne l’avoir pas. 
                  
Lettre  CXII,  il désespère  de l’amendement  de l’ami  de Lucilius  :  «  il n’y a rien de
              bien à faire d’un homme  de cet âge .  » 
                  
Lettre  CXIII,  il se moque  un peu de ses bons amis  les stoïciens ,  qui disputaient 
              entre eux si les vertus  étaient des animaux …  En vérité ,  lorsqu’on voit des hommes  tels
              qu’un Cléanthe ,  un Chrysippe ,  s’occuper  de pareilles  frivolités ,  on serait tenté 
              d’attacher  peu d’importance  à la perte  de leurs ouvrages ,  et de les ranger  dans la
              classe  des Albert le Grand ,  des Scot ,  et autres péripatéticiens ,  dont la réputation 
              s’est évanouie  avec l’ignorance  de leur siècle , 
                  
,  il se déchaîne  derechef  contre Alexandre  :  ailleurs,  il s’adresse  à ces hommes 
              qui feraient peut-être assez peu de cas  de la vertu ,  s’il ne leur était permis  d’en
              afficher  le faste  ;  qui en ont toujours,  et d’aussi mauvaise grâce ,  le mot  à la bouche 
              que les femmes  sauvages  leur perle  pendue  à la lèvre ,  et qui semblent  nous dire,  par
              leurs continuels  apophthegmes  :  «  Écoutez -moi,  regardez -moi ;  c’est moi qui suis
              sage .  »  Si tu l’étais vraiment ,  tu t’occuperais  moins à le persuader ,  tu le serais
              sans ostentation  ;  la vertu  obscure ,  la vertu  même couverte  d’une ignominie  non
              méritée ,  ne serait pas sans attraits  pour toi. 
            
                  
«  Si vous refusez  d’être juste  sans gloire ,  vous serez quelquefois exposé  à l’être
              avec ignominie .  Alors,  si vous avez une âme  vraiment  grande,  la mauvaise  renommée , 
              encourue  par des voies  honnêtes ,  ne sera pas sans charme  pour vous.  » 
               
Sénèque  a montré  de la finesse  et du goût  dans quelqu’une de ses Lettres ,  c’est
              dans la CXIVe  
                     ,  où il examine  l’influence  des mœurs 
              publiques  et du caractère  particulier  sur l’éloquence  et le style .  Mécène  écrivait 
              comme il s’habillait  ;  son discours  fut mou ,  négligé ,  lâche  comme son vêtement . 
              Sénèque  ne veut pas que le philosophe ,  l’orateur  même,  s’occupe  beaucoup de  l’élégance 
              et de la pureté  du style  ;  il l’aime  mieux véhément  qu’apprêté . 
                  
richesses  font-elles le bonheur  ?  L’opinion  des péripatéticiens  sur l’utilité  des
              passions  est-elle vraie  ?  Quelle différence  le stoïcien  met -il entre la sagesse  et le
              sage  ?  Qu’est-ce que le bon ?  Qu’est-ce que l’honnête  ?  Quels sont nos besoins  et nos
              désirs  naturels  ?  Quelle est l’origine  de nos idées  du bon et de l’honnête  ?  En quoi
              consiste  la constance  du sage  ?  Les animaux  ont-ils le sentiment  de leur état  ?  De la
              vie  réglée ,  de l’ du luxe ,  de la frugalité .  Le souverain  bien réside-t -il
              dans l’entendement  ?  Sa notion  y est-elle innée  ?  ou les premières  idées  de la vie 
              ont-elles pour base ,  ainsi que les éléments  de toute science  et de tout art ,  quelques
              phénomènes  acquis  par les sens  ?  Voilà le reste  des questions  agitées  depuis la Lettre 
                  CXVe  
                     CXXIVe  
                     dernière . 
                  
Lettre  CXVI :  «  Un jeune  fou  demandait  à Panétius  si le sage  pouvait être amoureux . 
              Panétius  lui répondit  :  Oui,  le sage .  » 
                  
Lettre  CXXI :  «  L’accomplissement  de vos désirs  les plus vifs  a souvent été la source 
              de vos plus grandes peines …  »  En effet,  combien il m’est arrivé  de fois de soupirer 
              après le malheur  ! 
                  
Lettre  CXXII :  «  Discerner  la vérité  au milieu de l’erreur  générale ,  c’est le
              caractère  du génie .  Opposer  son sentiment  à celui de tout un peuple ,  c’est l’indice 
              d’une âme  forte .  » 
            
                  
difficile  de citer  un sentiment  honnête ,  un précepte  de sagesse ,  un exemple 
              de beau ,  qui ne se trouvât  dans ces Lettres .  On y voit partout  un penseur  délicat , 
              subtil  et profond ,  un homme  de bien.  Cependant où ont-elles été écrites  ?  A la cour  la
              plus dissolue .  Dans quel temps  ?  Au temps de  la plus grande dépravation  des mœurs . 
              Elles sont au nombre  de cent vingt-quatre ;  et dans aucune,  pas un seul  mot  qui sente 
              l’hypocrisie .  Ici,  sa pensée  s’échappe  librement  de son esprit  ;  là,  son âme  et sa
              tête  s’échauffent  de concert  :  il est indigné ,  il est violent ,  mais à travers  les
              différents  mouvements  qui l’agitent ,  toujours vrai ,  toujours lui.  Je suppose  que ce
              recueil  tombât  entre les mains  d’un homme  de sens ,  mais assez étranger  à la
              philosophie  pour ignorer  le nom  de Sénèque  ;  et qu’après la lecture  de ces Lettres ,  on
              lui demandât  ce qu’il pense  de l’auteur .  Balancerait -il à répondre  qu’on n’écrit  ainsi
              que quand on a reçu  de la nature  une élévation ,  une force  d’âme  peu commune  ?  Et
              réussirait -on à lui persuader  le contraire ,  surtout  si l’on faisait passer 
              successivement  sous ses yeux  les autres ouvrages  de Sénèque ,  et qu’on terminât  cet
              Essai  par l’histoire  de sa vie  et le récit  de sa mort  ?  Ne serait-il pas tenté  de
              s’écrier  de Sénèque ,  comme Érasme de Socrate  :  Sancte Seneca ? 
                  
philosophes  firent deux grandes éducations  :  Aristote  éleva  Alexandre  ; 
              Sénèque  éleva  Néron . 
                  
hommes  le plus sages ,  les deux plus grands philosophes ,  l’un d’Athènes , 
              l’autre de Rome ,  sont morts  d’une mort  violente 288  ;  tous deux ont été tourmentés  pendant leur
              vie ,  et calomniés  après leur mort .  Vous qui marchez  sur leurs traces ,  plaignez -vous si
              vous l’osez . 
                  
Lettres  de Sénèque  sont trop pleines ,  trop substantielles ,  pour être lues  sans
              interruption .  C’est un aliment  solide  qu’il faut se donner  le temps  de digérer . 
            
               
Éloge  de Marcia .  Exemples ,  inutilité  de la douleur .  Incertitude  des événements . 
              Liaison  de la vie  avec la mort .  Sort  dont son fils  était menacé .  Discours  du père  à sa
              fille . 
                  
Marcia  était fille  de Crémutius Cordus ,  à qui l’on fit un crime  d’avoir loué  Brutus , 
              et appelé  Cassius  le dernier  des Romains ,  dans une histoire  qu’il
              venait de  publier .  Crémutius  se laissa  mourir  de faim ,  pour se soustraire  à la haine 
              de Séjan .  Alors,  par une mort  volontaire ,  on affligeait  des scélérats  privés  du
              plaisir  d’assassiner .  Les livres  de Crémutius  furent condamnés  au feu  ;  sa fille  les
              conserva . 
                  
lit  dans cet ouvrage  de Sénèque  que les flammes  avaient consumé  la plus grande
              partie  des monuments  des lettres  romaines  ;  trait  qui ne peut avoir rapport  à
              l’incendie  de Néron ,  postérieur  à cette Consolation . 
                  
philosophe  débute  avec une fermeté ,  une noblesse  dont tout homme  qui a de
              l’élévation  et quelque génie ,  sera frappé .  Son exorde  n’est indigne  ni de Démosthène , 
              ni de Cicéron ,  ni de Bossuet .  Sénèque  propose  à Marcia  l’exemple  d’Octavie  après la
              mort  de Marcellus ,  et celui de Livie  après la mort  de Drusus  :  il assied  à côté  d’elle
              le philosophe  Aréus  :  ce qu’Aréus  disait à Livie ,  il l’adresse  à Marcia .  Après Aréus , 
              c’est Cordus  qui parle  à sa fille .  Aux traits  empruntés  de l’histoire ,  il fait
              succéder  les raisons  de la philosophie ,  l’apologie  de la mort ,  le tableau  des dangers 
              de la vie ,  l’apothéose  de son fils  admis  au rang  des Immortels  ;  et il finit  par une
              très-belle  prosopopée ,  dans laquelle Cordus ,  du haut  des cieux ,  relève  l’âme  abattue 
              de Marcia ,  sa fille . 
               
semble  que la Consolation genre  d’ouvrage  peu commun 
              chez les Anciens ,  et tout à fait négligé  des modernes .  Nous louons  les morts  qui ne
              nous entendent  pas ;  nous ne disons rien aux vivants  qui s’affligent  à nos côtés . 
              Cependant à quoi l’homme  éloquent  peut-il mieux employer  son talent  qu’à essuyer  les
              larmes  de celui qui souffre ,  à l’arracher  à sa douleur  pour le rendre  à ses devoirs ; 
              à le réconcilier  avec la vie ,  avec ses parents ,  avec ses amis ,  par la considération  du
              bien qui lui reste  à faire ;  à déchirer  le crêpe  qui voile  le ciel  aux regards  du
              malheureux ,  et à restituer  la sérénité  au spectacle de  la nature  ?  Ce serait
              d’ailleurs  un moyen  très-délicat  de louer  le mort ,  s’il en valait  la peine . 
                  
nuit  qu’Ariste  lise  ces lignes ,  il se rappellera  ce
              que Pithias  lui disait,  lorsqu’après la perte  d’une épouse  chérie ,  il s’écriait ,  en
              versant  un torrent  de larmes  :  «  Il n’y a plus de bonheur  pour moi dans ce monde .  —  Il
              n’y a plus de bonheur  pour vous dans ce monde  !  et vous êtes opulent ,  et il existe 
              autour de vous tant de malheureux  à soulager 289  !  » 
                  
vie  d’Ariste  a bien prouvé ,  jusqu’à ce jour,  qu’entre toutes les consolations 
              qu’on pouvait lui proposer ,  Pithias  avait rencontré  celle qui convenait  à son ami  :  le
              temps  lui en offrit  d’autres qui n’étaient pas moins solides . 
               
Marcia  pleurait  la mort  de son père ,  lorsque Sénèque  lui
              adressa  cet ouvrage . 
                  
tiendrai  parole  :  je me contenterai  d’indiquer  quelquesuns  des beaux  traits  qu’on
              y lit . 
            
                  
«  Ce ne sont pas les pleurs  qu’on se permet ,  qui prolongent  le spectacle  de la
              douleur  ;  ce sont ceux qu’on se commande .  » 
                  
ingénieux  que la comparaison  du voyage  de la vie  avec le voyage  de
              Syracuse . 
                  
«  Vous vous embarquez  pour Syracuse  ;  qui que  vous soyez,  connaissez  les avantages  et
              les inconvénients  de votre voyage .  Vous verrez le bras  de la mer  qui sépare  l’île  du
              continent  ;  vous côtoierez  l’abîme  si célébré  par la fable ,  et dont le vent  impétueux 
              du midi  change  la surface  paisible  en un gouffre  où les vaisseaux  vont se perdre  ; 
              vous boirez  les eaux  limpides  de l’Aréthuse ,  qui semble  traverser  celles de la mer 
              sans en prendre  l’amertume  ;  vous visiterez  les lieux  où la puissance  d’Athènes  vint 
              échouer  ;  vous entrerez  dans ces prisons  ou rochers  creusés  à une profondeur 
              incroyable ,  séjour  de la douleur  et des gémissements  ;  vous jouirez  du spectacle 
              étonnant  d’une ville  dont la vaste  enceinte  renfermerait  des États .  Si les hivers  de
              la contrée  sont doux ,  ses étés sont funestes .  Là,  vous trouverez  un tyran ,  ennemi  de
              la liberté ,  étranger  à toute justice ,  à qui la philosophie  ne put inspirer  un
              sentiment  d’humanité ,  quelque respect  pour les lois  ;  plongé  dans la débauche  au
              milieu d’un troupeau  d’émulés ,  de fauteurs  et de compagnons  de sa lubricité  ;  des
              tyrans  subalternes  à la merci  desquels la fortune  et la vie  des citoyens  sont
              abandonnées ,  des assassins  soudoyés ,  un sénat  sans force  et sans dignité ,  des prêtres 
              sans mœurs ,  tous les vices  du luxe ,  tous les crimes  de la misère ,  toutes les perfidies 
              de l’intérêt  personnel ,  toutes les alarmes  suscitées  par le despotisme ,  l’espionnage 
              et les délations  ;  vous entendrez  les imputations  de la jalousie  accréditées  par la
              haine ,  et répétées  par l’ennui  ;  vous tomberez  dans un chaos  de forfaits  et de vertus . 
              Vous voilà bien prévenu  ;  si vous vous trouvez  mal  de votre séjour  en Sicile ,  ne vous
              en prenez  qu’à vous.  Je vous entends  ;  vous ne vous êtes pas mis  en mer  librement , 
              c’est le sort  qui vous a jeté  dans Syracuse  :  j’en conviens  ;  mais qui vous y
              retient  ?…  »  Sénèque  compare  ensuite l’homme  prêt à  entrer  dans le monde ,  avec le
              voyageur  embarqué  pour Syracuse   ;  et le,  discours  qu’il adresse  au premier  sur la
              limite  de l’existence  et du néant ,  est d’un philosophe  instruit  pour son 
siècle ,  et d’un orateur  éloquent  dans tous les temps .  On
              serait tenté  de croire  que la peinture  de Syracuse  est celle de Rome  sous Tibère  ou
              sous Caligula . 
               
«  L’affliction  devient  la volupté  lugubre  d’une âme  infortunée …   »  La vérité  de cette
              pensée  ne sera sentie  que des âmes  tendres . 
                  
«  Sylla  prit  le surnom  d’Heureux  ,  sans redouter  ni la haine  des
              hommes ,  sur le malheur  desquels il avait fondé  sa prospérité ,  ni la jalousie  des
              dieux ,  complices  de l’excès  et de la durée  de son bonheur .  » 
                  
prenant  au pied  des autels  le surnom  d’Heureux  ,  il se mit  sous
              la protection  des dieux  ;  son assassin  aurait commis  un sacrilège .  Je n’en regarderai 
              pas moins son impunité  comme un prodige  de la générosité  romaine . 
                  
«  La douleur  des animaux  est violente  et courte …  »  Est-ce une raison  pour blâmer  la
              douleur  profonde  et durable  de l’homme  ?  La brute  !  beau  modèle  à proposer  à l’homme 
              affligé  ! 
                  
«  Que l’homme  connaît  peu la misère  de son état ,  s’il ne regarde  pas la mort  comme la
              plus belle  invention  de la nature  !  » 
                  
«  Vous enviez  à votre fils  la destinée  de votre père ,  et vous le plaignez  sur un sort 
              que votre père  a désiré .  » 
                  
motifs  que Sénèque  emploie  dans ses consolations ,  sont une cruelle  Satire  du
              règne  des tyrans  :  je me plais  à l’avouer  ;  combien il en faudrait effacer  de lignes 
              aujourd’hui ! 
                  
«  Les funérailles  des enfants  sont toujours prématurées  lorsque les mères  y
              assistent .  » 
                  
Idée  touchante ,  qui a tout à fait le caractère  de l’ancien  temps ,  et le tour 
              homérique . 
                  
chapitre  XVIII,  dans l’endroit  où il arrête  un des ancêtres  de Marcia  sur la
              limite  de l’existence  et du néant ,  le livre  des destinées  lui est ouvert ,  et la nature 
              lui dit :  «  Tu connais  à 
présent  les biens et les
              maux  qui t’attendent ,  toi et ta longue  postérité  ;  veux-tu être,  ou ne pas être ?…  » 
              Puis il ajoute  :  «  Marcia ,  on a choisi  pour vous.  » 
                  
«  Je vois toutes les misères  de la vie  ;  mais à côté  d’elle,  je vois la mort .  » 
                  
convenir  que ce motif  de consolation  donne  une haute  idée  de la fermeté  de
              caractère  dans la personne  à qui l’on ose  le proposer .  Les sentiments  religieux  à
              part ,  quelle est celle d’entre  nos femmes  à qui l’on pourrait dire :  Vous
                ne sauriez  cesser  de souffrir  ?  mourez  . 
                  
«  Votre fils  est mort  trop tôt  ?  Et Pompée ,  et Cicéron ,  et Caton ,  et tant d’autres, 
              ont vécu  trop d’une année ,  trop d’un jour…  »  Cela est beau . 
                  
suit  est de tous les pays  et de tous les temps .  «  Voyez la multitude  des mères 
              qui se désolent  sur leurs enfants  vivants  :  votre fils  a échappé  à la perversité  de
              son siècle ,  et vous le regrettez  !  » 
                  
à côté de  ma table ,  tandis que je prononce  tout haut  ces dernières  lignes  que je
              viens  d’écrire ,  une mère 290  qui me répond  :  «  Avec tout cela,  je veux conserver  mes enfants …  » 
              Mais puisque vous êtes à chaque instant  menacée  de les perdre ,  apprenez  ce que vous
              auriez à vous dire si ce malheur  vous arrivait . 
                  
Sénèque  évoque  des cieux  l’âme  de Crémutius ,  qui s’adresse  à sa fille  ;  et la Consolation finit  par ce morceau  d’éloquence ,  qui mérite  d’être
              lu . 
            
               
connaître  cette passion  ;  il faut la dompter  en soi ,  il faut l’éviter  dans
              les autres.  Quels en sont les symptômes  ?  Quelles sont ses définitions  ?  L’homme 
              colère  en est-il la seule  victime  ?  Est-elle dans la nature  ?  Est-elle utile ,  même
              modérée  ?  Augmente-t -elle la force  ?  ajoute-t -elle au courage  ?  Y a-t-il des
              circonstances  qui l’excusent ,  ou qui la justifient  ?  Marque-t -elle une âme  faible ,  ou
              une âme  forte  ? 
                  
traité  est adressé  à un homme  très-doux ,  à Annæus Novatus ,  celui des frères de
              Sénèque  qui prit  dans la suite  le nom  de Junius Gallion . 
                  
pensé  que l’instituteur  l’avait écrit  à l’usage  de son élève  ;  je n’en crois 
              rien.  Les leçons  de sagesse  qu’il y donne  sont si générales ,  qu’à peine  en
              distinguerait -on quelques-unes applicables  aux souverains  en particulier ,  et encore
              moins au prince  dont on lui avait confié  l’éducation .  Elles ont le caractère  de la
              secte ,  et le ton du Portique  ;  elles ne sentent  en aucun endroit  ni le palais  de
              l’empereur ,  ni le fond  de la caverne  du tigre . 
                  
Sénèque ,  en généralisant  ses préceptes ,  s’était proposé  d’instruire  Néron  sans
              l’offenser ,  il aurait montré  de la prudence  et de la finesse  ;  mais cette
              circonspection  se concilie  mal  avec la franchise  d’un philosophe  et la roideur  d’un
              stoïcien . 
                  
Sénèque  est ici grand moraliste ,  excellent  raisonneur ,  et de temps en temps  peintre 
              sublime .  Une réflexion  qui se présente 
            
                  
lecture  de ce traité ,  c’est qu’il est parfait  dans son genre , 
              et que l’auteur  a épuisé  son sujet . 
                  
rencontre  quelques opinions  hasardées ,  ce sont des corollaires  outrés  de la
              philosophie  qu’il avait embrassée . 
                  
«  La colère  est une courte  folie ,  un délire  passager …  Les bêtes  sont dépourvues  de
              colère …  »  Et pourquoi de la colère ,  plutôt que de l’amour ,  de la haine ,  de la jalousie 
              et des autres passions  ?…  «  C’est que la colère  ne naît  que dans les êtres
              susceptibles  de raison …  »  Dites de mémoire  et de sentiment .  Mais pourquoi les animaux 
              en seraient-ils dénués  ?  Je crains  bien que,  dans cet endroit  et quelques autres, 
              Sénèque  n’ait donné  des limites  trop étroites  aux qualités  intellectuelles  de
              l’animal . 
                  
«  Les animaux  sont privés  des vertus  et des vices  de l’homme …  »  Je n’en crois  rien, 
              pas plus que  l’homme  soit privé  des vices  et des vertus  de l’animal  ;  il n’y a de
              différence  réelle  que dans les vêtements . 
                  
«  La colère  n’est pas conforme  à la nature  de l’homme …  »  Je ne connais  pas de passion 
              plus conforme  à la nature  de l’homme .  La colère  est un effet  de l’injure  ;  et la
              sagesse  de la nature  a placé  le ressentiment  dans le cœur  de l’homme ,  pour suppléer  au
              défaut  de la loi .  Il était important  qu’il se vengeât  lui-même au temps  où il n’y
              avait aucun tribunal  protecteur  de ses droits .  Sans la colère  et le ressentiment ,  le
              faible  était abandonné  sans ressource  à la tyrannie  du fort ,  et la nature  eût fait
              autour de quelques-uns de ses violents  enfants  une multitude  innombrable 
              d’esclaves . 
                  
«  La vertu  serait bien à plaindre ,  si la raison  avait besoin  du secours  des vices …  » 
              ( Livre  I,  chap.  x. )  C’est que les passions  ne sont pas des vices  :  selon l’usage  qu’on
              en fait,  ce sont ou des vices  ou des vertus .  Les grandes passions  anéantissent  les
              fantaisies ,  qui naissent  toutes de la frivolité  et de l’ennui .  Je ne conçois  pas
              comment un être sensible  peut agir  sans passion .  Le magistrat  juge  sans passion  ;  mais
              c’est par goût  ou par passion  qu’il est magistrat . 
                  
,  Sénèque  !  ( Livre  I,  chap.  XII. )  «  Le sage  n’entrera  pas en colère ,  si l’on
              égorge  son père ,  si l’on enlève  sa femme ,  si l’on viole  sa fille  sous ses
              yeux  ?…  » 
            
                  
                  
«  Il est ( livre  I,  chap.  XIV)  impossible  que l’homme  de bien n’entre pas en colère 
              contre le méchant ,  disait Théophraste … 
                  
                  
trompez ,  répliquerai -je à Sénèque  ;  vous oubliez  la distinction  que vous
              avez faite vous-même de l’homme  colère ,  et de l’homme  qui se met  en colère .  Dites : 
              ainsi,  l’indignation  contre le méchant  sera d’autant plus forte  qu’on aimera  davantage 
              la vertu  ;  et je serai de votre avis . 
                  
indignation  contre le méchant ,  la bienveillance  pour l’homme  de bien,  sont deux
              sortes  d’enthousiasme  également  dignes  d’éloge . 
                  
«  C’est la multitude  des méchants  qui doit réprimer  la colère  du sage …  »  C’est,  cerne 
              semble ,  cette multitude  qui doit l’irriter .  Qu’un pervers  soit assis  parmi des
              magistrats ,  qu’il y ait au pied  des autels  un ministre  scandaleux ,  à peine  en serai-je
              surpris  ;  mais si la masse  d’un sénat  ou d’un clergé  est corrompue ,  comment
              retiendrai -je mon indignation  ? 
                  
«  Pourquoi s’irriter  contre celui qui se trompe  ?…  »  Le méchant  se trompe  presque
              toujours dans son calcul ,  presque jamais dans son projet .  Pour faire son bien,  il
              n’ignore  pas qu’il fait le mal  d’autrui .  S’il n’était que fou ,  j’en aurais pitié . 
                  
«  S’il fallait se fâcher  contre le méchant ,  on se mettrait  souvent en colère  contre
              soi-même …  »  C’est ce qu’on fait,  et pas aussi souvent qu’on le devrait. 
               
Pison  condamne  à mort  un soldat  pour être retourné  du fourrage  ;  sans son camarade 
              ( livre  I,  chap.  XVI) .  Ce soldat  présentait  sa gorge  au glaive ,  lorsque son camarade 
              reparut .  Ces 
deux hommes  se tenant  embrassés ,  sont
              reconduits ,  aux acclamations  du camp ,  dans la tente  de Pison ,  qui dit à l’un :  «  Toi, 
              tu mourras ,  parce que tu as été condamné  à mourir  ;  à l’autre : Toi,  tu mourras ,  parce
              que tu as occasionné  la condamnation  de celui-là  ;  et au centurion  :  Toi,  pour n’avoir
              pas obéi …  »  A ce récit ,  dites-moi,  que se passe-t -il en votre âme  ?  Est-ce que vous ne
              sentez  pas la fureur  s’en emparer  ?  Est-ce que vous ne criez  pas à ces trois
              malheureux  :  Lâches ,  que faites-vous ?  Quoi !  vous vous laissez  égorger  sans
              résistance  !  Suivez -moi :  élançons -nous tous les quatre sur cette bête  féroce , 
              poignardons -la,  et qu’après il soit fait de nous tout ce que l’on voudra ;  nous ne
              mourrons  pas du moins sans être vengés .  Je le sens  au bouillonnement  de mon sang  ; 
              j’en conviens ,  c’est la passion  qui me transporte ,  et qui m’associe  dans ce moment  aux
              trois soldats  exécutés  il y a deux mille ans.  Mais si je suis fou ,  qui est-ce qui
              osera  blâmer  ma folie  ? 
                  
,  j’ai dit à Lucain ,  délateur  d’Acilia ,  sa mère  :  Je te hais ,  je te méprise  ;  je
              ne te lirai  plus…  Et je ne m’en dédis  pas.  A chaque beau  vers,  à chaque sentiment 
              vertueux ,  je verrais l’ombre  d’Acilia  s’élever  entre son fils  et moi ;  et je croirai 
              sans peine  que le censeur  n’est pas sujet  à ces apparitions -là. 
                  
,  je fais cause  commune  avec trois soldats ,  et je ne suis pas le maître  de sentir 
              autrement .  C’est que chacun a son caractère .  Il est des hommes  que le vice  révolte 
              trop fortement  peutêtre ,  ils ne s’y feront jamais :  toute leur vie  ils éprouveront  une
              profonde  indignation  à l’aspect  de l’injustice  ;  les malheurs  publics  ou particuliers 
              leur feront verser  des larmes  ;  ils s’affligeront  douloureusement  sur la vertu  qui
              souffre  ;  ils seront délicieusement  attendris  sur la vertu  récompensée .  Que les
              événements  se passent  à côté  d’eux,  ou qu’ils se soient passés  il y a deux mille ans, 
              ils y sont également  présents  ;  leur cœur ,  d’intelligence  avec leur imagination , 
              franchit  la distance  des temps  et des lieux .  Poètes  tragiques ,  dites-moi,  ne sont-ce
              pas là les spectateurs  que vous désirez  ?  Ils sont pourtant bien ridicules . 
               
passion  et la raison  ne se contredisent  pas toujours ;  l’une  commande  quelquefois
              ce que l’autre approuve . 
            
                  
raison  est tranquille  ou furieuse . 
                  
différence  que Sénèque  met  entre la colère  et la cruauté  me paraît  juste .  L’homme 
              colère  est violent  ;  l’homme  cruel  est froid . 
                  
spectacle  de l’injustice  excite  la colère ,  Socrate  ne rapportera  jamais
              dans sa maison  le visage  avec lequel il en est sorti …  Tant mieux ;  Socrate  ne m’en
              paraîtra  que plus vertueux . 
                  
«  Il y a plus d’inconvénient  à être craint  que méprisé …  »  Assurément  ;  cependant il
              vaut  mieux inspirer  de la crainte  que de s’exposer  au mépris . 
                  
parlant  de certaines lois ,  Sénèque  dit qu’elles ont été faites contre des hommes 
              qu’on supposait  ne devoir jamais exister …  Il me semble  que c’est le contraire  qu’il
              fallait dire.  La loi  serait absurde ,  sans l’existence  présupposée  d’un coupable , 
              fût-ce d’un parricide ,  et d’un infracteur  :  j’ajoute  et d’un infracteur ,  car il y a
              toujours deux délits  commis  à la fois :  l’action  proscrite  par la loi ,  et l’infraction 
              de la loi  qui proscrit  l’action . 
                  
chapitre  où Sénèque  examine  cette pensée ,  Qu’on me haïsse , 
                pourvu  qu’on me craigne   ;  il s’écrie  :  «  La crainte  !  quelle compensation  à la
              haine  !  Qu’on te haïsse  !  eh bien,  est-ce pour qu’ on t’approuve  ?…  Non…  Pour qu’ on
              t’obéisse  ?…  Non…  Pourquoi donc ?  Pour qu’ on te craigne  !  A ce prix ,  je ne voudrais
              pas même être aimé .  »  ( Livre  I,  chap.  XVI. ) 
                  
idées  de Sénèque ,  je me plais  encore plus à citer  celles qui montrent  la
              bonté  de son âme ,  que celles qui montrent  la beauté  de son esprit ,  parce que je fais
              plus de cas  de l’une  de ces qualités  que de l’autre ;  parce que j’aimerais  mieux avoir
              fait une belle  action  qu’une belle  page  ;  parce que c’est la défense  des Calas ,  et non
              la tragédie  de Mahomet envierais  à Voltaire . 
                  
            
                  
                  
Tite-Live  dit d’un Romain  :  «  C’était plutôt une âme  grande que vertueuse …  »  «  N’en
              croyez  rien,  répond  Sénèque  ;  il faut être vertueux ,  ou renoncer  à être grand.  » 
                  
Sénèque ,  homme  si bon,  je suis fâché  de la préférence  que tu donnes  au rôle  cruel 
              de Démocrite ,  qui se rit  des malheureux  humains ,  sur le rôle  compatissant  d’Heraclite , 
              qui pleurait  sur la folie  de ses frères  ( livre  II,  chap.  x) . 
                  
crois  pas qu’il y eût d’homme  moins disposé  par caractère  à la philosophie 
              stoïcienne  que Sénèque ,  doux ,  humain ,  bienfaisant ,  tendre ,  compatissant .  Il n’était
              stoïcien  que par la tête  :  aussi à tout moment  son cœur  l’emporte-t -il hors de  l’école 
              de Zenon . 
               
condition  dans la société  qui ne puisât  dans Sénèque 
              d’excellents  préceptes  de conduite .  Il avait médité  l’homme  dans la retraite ,  il
              l’avait vu en action  dans le grand tourbillon  du monde .  Pères ,  et vous,  instituteurs 
              de la jeunesse ,  lisez  et relisez  le chapitre  XXI du même livre . 
                  
Sénèque  emploie  souvent des moyens  subtils  ;  mais les moyens  simples  et solides  ne
              lui échappent  pas. 
                  
«  Avec votre égal  la vengeance  est douteuse  ;  avec votre supérieur ,  c’est une folie  ; 
              avec votre inférieur ,  c’est une lâcheté .  » 
                  
chapitre  XXX est très-beau . 
                  
,  chapitre  XXXI :  «  Tous les hommes  portent  au fond  de leurs âmes  les mêmes
              sentiments  que les rois  ;  ils voudraient pouvoir tout contre les autres,  et que les
              autres ne pussent rien contre eux.  » 
            
                  
beau  recueil  qu’on formerait  des mots  singuliers  qu’il nous a conservés  !  Tel est
              celui du courtisan  ( livré  II,  chap.  XXXIII)  à qui l’on demandait  comment il était
              parvenu  à une si longue  vieillesse  ( et comment,  pouvait-on ajouter ,  il avait conservé 
              une aussi constante  faveur ) ,  et qui répondit  :  En recevant  des outrages 
                et en en remerciant  . 
                  
Prexaspe  dit à Cambyse ,  assassin  de son fils ,  dont il vient de  percer  le cœur  d’une
              flèche  :  Apollon  lui-même n’aurait pas tiré  plus juste … Harpagus  dit
              à son souverain ,  qui lui fait servir  les têtes  de ses enfants ,  dont il venait de  lui
              faire manger  les membres  :  Tous les mets  sont agréables  à la table  des
                rois …   Et cette bassesse ,  mon philosophe ,  remplit  votre âme  de colère ,  votre
              bouche  d’imprécations  !  Je vous en loue ,  mais vous avez oublié  vos principes  sur la
              colère .  Lorsque vous vous écriez  :  «  Un père  laisser  le meurtre  de son fils  sans une
              vengeance  proportionnée  à l’atrocité  du crime  !…  »  vous sentez  juste  ;  mais,  de
              stoïcien  que vous étiez,  vous vous êtes fait homme . 
               
,  je crois ,  dans le traité  de la Colère   ( livre  III,  chap. 
              XXXVI)  qu’il parle  du soliloque ,  la pratique  habituelle  de Sextius .  A la fin  de la
              journée ,  retiré  dans sa chambre à coucher ,  Sextius  s’asseyait  sur la sellette .  Là, 
              juge  et criminel  en même temps ,  il s’interrogeait  et se répondait  :  De quel défaut 
              t’es-tu corrigé  aujourd’hui ?  Quel penchant  vicieux  as-tu combattu  ?  En quoi vaux -tu
              mieux ?  Le vice  s’intimidera ,  quand il saura  que tous les soirs  il sera mis  à la
              question .  Est-il rien de plus louable ,  de plus utile  que cette espèce 
                d’inquisition 291  ? 
              Quel sommeil  que celui qui succède  à cette enquête  !  Qu’il est doux ,  tranquille , 
              profond ,  lorsque l’âme  a reçu  des éloges ,  des réprimandes  et des conseils  ;  lorsque, 
              censeur  de sa propre  conduite ,  on a informé  sans partialité  contre soi !  «  Voilà,  dit
              Sénèque ,  une fonction  de la magistrature  que je me suis réservée  :  tous les jours je
              comparais  à mon propre  tribunal ,  
et j’y plaide  pour
              et contre Sénèque  ;  je fais,  de propos  délibéré  et de gré ,  ce que des circonstances 
              fâcheuses  font faire aux méchants  et aux fous …  »  Ah !  si j’y avais pensé  !  Je n’ai su 
              ce que je disais…  Il ne fallait pas en agir  ainsi…  La belle  occasion  qui m’a
              échappé  !…  C’est à l’aide  d’une longue  expérience ,  et de ces reproches  réitérés ,  qu’on
              devient  peu à peu  meilleur ,  et quelquefois plus méchant  ;  car le méchant  systématique 
              a son soliloque  comme l’homme  de bien :  l’un se reproche  le mal  qu’il a fait ; 
              l’autre,  le mal  qu’il a manqué  de faire. 
                  
«  La nature  nous a formés  pour la vertu …  »  C’est le préjugé  d’un homme  de bien qui a
              oublié  ce qu’il a fait d’efforts  et de sacrifices  pour devenir  vertueux .  Combien de
              passions  violentes  et naturelles  dans le franc  sauvage  !  Dans l’état  policé ,  mille
              vicieux  pour un sage …  «  Le chemin  de la vertu  n’est ni raide  ni escarpé …  »  Le chemin 
              de la vertu  est taillé  dans un roc  escarpé .  Celui que de longs  et pénibles  travaux  ont
              conduit  à son sommet ,  s’y tient  difficilement  :  après avoir longtemps gravi ,  il marche 
              sur une planche  étroite  et élastique ,  entre des précipices ,  Sénèque ,  c’est vous-même
              qui l’avez dit…  «  Éprouver  la colère  est un supplice …  »  Mais l’étouffer  est un
              tourment …  «  Est-il donc si difficile  de se vaincre  soi-même …  ?  »  Très-difficile .  Quoi
              de plus pénible ,  quoi de plus incommode  à manier  que les passions  ?  Ce sont vos
              propres  termes .  Sénèque  montre  la vertu  facile  aux méchants  qu’il veut corriger ,  et
              facile  aux bons qu’il veut encourager . 
                  
raison  sans les passions  serait presque un roi  sans sujets . 
            
               
traité  est adressé  à Néron ,  au commencement  de la seconde  année  de son règne  ; 
              aussi le ton en est-il noble  et élevé ,  le style  souvent ingénieux ,  mais plus simple , 
              moins haché ,  et,  s’il m’est permis  d’emprunter  une expression ,  de la peinture ,  plus
              large . 
                  
adroite  et la plus forte  leçon  qu’il fût possible  de donner  à un jeune 
              prince  dont on avait pressenti  le penchant  à la cruauté .  Si l’on m’assurait  que dans
              les années  de sa perversité  jamais les regards  de Néron  ne tombèrent  fortuitement  sur
              la couverture  de cet ouvrage  sans que  le trouble  et les remords  ne s’élevassent  au
              fond  de son cœur ,  je serais tenté  de le croire . 
                  
introduit  par l’éloge  de l’empereur  ;  d’où l’on passe  à la nature  de la
              clémence ,  à ses motifs ,  à son utilité  pour tous les hommes ,  à sa nécessité  pour un
              souverain ,  et aux moyens  d’acquérir ,  de conserver  et de fortifier  en soi  cette
              vertu . 
                  
Néron  monta  sur le trône  à dix-huit ans ;  on voit en cet endroit  que le philosophe 
              avait découvert  la bête  féroce  sous la figure  humaine .  Il y a des exemples ,  des
              réflexions ,  des conseils  qu’aucun orateur  n’aurait l’indécence  de proposer  à un autre
              prince  que Néron .  Ce n’est qu’à un tigre  qu’on dit :  Ne soyez point un tigre .On 
              trouvera ,  au chapitre  XXIV,  des traits  qui justifieront  ma pensée .  Au reste ,  les rois , 
              les magistrats ,  les pères ,  les instituteurs ,  les maîtres ,  tous ceux qui ont quelque
              autorité  sur les autres,  y apprendront  à juger  des circonstances  
où il convient  de pardonner  ou de punir ,  et à discerner  la
              ligne  étroite  qui sépare  la clémence  de l’injustice . 
                  
doute  que Sénèque  sache  penser  de grandes choses,  et les rendre  avec
              noblesse ,  j’en appellerai  au discours  qu’il a mis  dans la bouche  de Néron ,  au premier 
              chapitre  de ce traité  ;  et je demanderai  s’il y a quelques pages  plus belles  en aucun
              auteur ,  sans en excepter  l’historien  Tacite . 
               
,  ce discours  :  «  Qu’il est doux  de pouvoir se dire à soi-même  :  Seul  d’entre 
              les mortels ,  j’ai été choisi  pour représenter  les dieux  sur la terre  !  Arbitre  absolu 
              de la vie  et de la mort  chez toutes les nations ,  le sort  et des peuples  et des
              individus  fut déposé  dans mes mains .  C’est par ma bouche  que la force  déclare  ce qu’il
              convient  d’accorder ,  et la justice  ce qu’il convient  de refuser .  C’est de mes réponses 
              que les royaumes  et les cités  reçoivent  les motifs  et de leur désolation  et de leur
              allégresse .  Nulle  partie  du monde  n’est florissante  que par ma faveur .  Ces milliers de
              glaives  que la paix  retient  dans leurs fourreaux ,  d’un clin d’œil  je les en ferai
              sortir .  C’est moi qui décide  quelles nations  seront anéanties  ou transférées , 
              affranchies  ou réduites  en servitude  ;  quels souverains  seront faits esclaves ,  quels
              fronts  seront ceints  du bandeau  royal  ;  quelles villes  on détruira ,  quelles autres
              s’élèveront  sur leurs ruines .  Malgré cette puissance  illimitée ,  on ne peut me
              reprocher  un seul  châtiment  injuste .  Je ne me suis livré  ni à la colère ,  ni à la
              fougue  de la jeunesse ,  ni à la témérité  des uns ,  ni à l’opiniâtreté  des autres,  qui
              lassent  les âmes  les plus tranquilles ,  ni à la cruelle  ambition ,  si commune  dans les
              maîtres  de la terre ,  de manifester  leur pouvoir par la terreur .  Avare  du sang  le plus
              vil ,  le titre  d’homme  est une recommandation  suffisante  auprès de moi.  A ma cour ,  la
              sévérité  marche  voilée ,  et la clémence  se montre  à visage  découvert .  J’ai tiré  les
              lois  de l’obscurité ,  et je m’observe  comme si je leur devais compte  de mes actions .  Je
              suis touché  de la jeunesse  de l’un,  de la caducité  de l’autre,  de la faiblesse  de
              celui-ci ,  de la considération  de celui-là  ;  et au défaut  d’un motif  de commisération , 
              je pardonne  pour me complaire  à moi- 
            
                  
.  Dieux  immortels ,  paraissez ,  interrogez -moi sur mon administration 
               ;  je suis prêt à  vous répondre .  » 
                  
connais  point d’auteur  moderne  qui ait plus d’analogie  avec un auteur  païen , 
              que Corneille  avec Sénèque . 
                  
Racine  doit à Tacite  la belle  scène  entre Agrippine  et son fils ,  Corneille  doit à
              Sénèque  celle d’Auguste  et de Cinna  ( Voyez le chapitre  IX du premier  livre ) . 
                  
étrange  révolution  les années  ont apportée  dans mon caractère  !  Lorsque
              j’entends  Agamemnon  dire à Iphigénie  : 
                  
,  ma fille , 
                  
touché  ;  mais lorsque j’entends  Auguste  dire à un
              perfide  : 
                  
amis ,  Cinna , 
                  
yeux  se remplissent  de larmes 292 .
               
Néron  fut clément  par dissimulation  dans sa jeunesse ,  et Auguste  par lassitude  dans
              sa vieillesse . 
                  
traité  de Sénèque  n’ayant pas corrigé  Néron ,  celui-ci  dut concevoir  secrètement 
              une haine  d’autant plus profonde  contre un peintre  hardi ,  qui mettait  d’avance  sous
              ses yeux  le hideux  portrait  qui lui ressemblerait  un jour. 
                  
ouvrage ,  les conséquences  des principes  de l’auteur  le mènent  à des
              assertions  difficiles  à digérer .  Il prononce  décidément  que la compassion  est un
              défaut  réel  ;  que la cruauté  et la compassion  sont deux extrêmes ,  l’une  de la
              sévérité ,  l’autre de la clémence  :  ce qui m’inclinait  d’abord à croire  qu’en passant 
              du latin  dans notre langue ,  le mot  compatir changé  d’acception 
               ;  ou que l’influence  des mœurs  générales  sur les notions  du vice  et de la vertu 
              faisait traiter  de faiblesse  à Rome  ce que nous regardons  comme un sentiment 
              d’humanité .  Mais il est évident ,  par ce qui suit ,  que l’opinion  de Sénèque  est la pure 
                
doctrine  de Zenon ,  qui regardait  la grandeur 
              d’âme  comme incompatible  avec la crainte  et le chagrin ,  et la leçon  d’une école  dont
              le sage  était sans pitié ,  parce que la pitié  était un état  pénible  de l’âme .  Zenon 
              disait et Sénèque  après Zenon  :  «  Mais sans compassion  ni pitié ,  notre philosophe  fera
              tout ce que fait l’homme  sensible  et compatissant …  »  J’en doute  ;  en secourant  celui
              qui souffre ,  l’homme  sensible  et compatissant  se soulage  lui-même. 
                  
«  C’est la clémence  qui distingue  le monarque  du tyran …  »  Ne serait-ce pas plutôt la
              justice ,  source  du respect  et de l’amour  des peuples  ? 
               
«  Le plus misérable  des hommes ,  c’est le tyran .  » 
                  
suivent  montrent  que l’esprit  des peuples  s’écarte  souvent de
              l’esprit  des lois .  Érixon ,  chevalier  romain ,  fait périr  son fils  à coups  de fouet .  On
              s’attroupe  autour de lui ;  les pères ,  les mères  et les enfants  l’attaquent ,  et le
              percent  de leurs stylets  :  l’autorité  d’Auguste  le garantit  à peine de  la fureur 
              populaire  ;  et la clémence  de Titus Arius ,  qui se contenta  d’exiler  son fils , 
              juridiquement  convaincu  d’avoir attenté  à sa vie ,  reçut  un applaudissement  général .  La
              circonspection  de l’empereur  dans cette conjoncture  est digne  d’éloge .  Je renvoie  à
              mon auteur ,  que je n’ai pas résolu  de copier  page  à page . 
                  
«  La bienfaisance  garde  le souverain  pendant le jour ;  l’amour  de ses sujets  est sa
              garde  nocturne .  » 
                  
«  Le souverain  est l’âme  d’un corps  politique ,  dont les membres  sont sans cesse 
              agités  par ses vices  et par ses vertus .   »  
                  
                  
«  Le pardon  que le souverain  accorde  à un citoyen ,  est un acte  de clémence  envers  la
              république .  » 
                  
«  Le souverain  dit :  Il n’y a personne  qui ne puisse tuer  contre la loi .  Je suis le
              seul  qui puisse sauver  malgré elle…  »  Oui,  mais partout  où c’est la prérogative  de la
              souveraineté ,  il n’y a plus de loi . 
                  
«  Avant que  d’agir  d’autorité ,  jeune  souverain ,  demandezvous  à vous-même si c’est
              ainsi qu’en useraient  les dieux  que vous avez pris  pour modèles .  » 
            
                  
«  Un écuyer  rendrait  son cheval  ombrageux ,  s’il ne lui faisait sentir  de temps en
              temps  une main  caressante .  Il n’est point d’animal  plus sujet  à se cabrer  que
              l’homme .  » 
                  
«  C’est un beau ,  mais rare  spectacle ,  que celui d’un prince  impunément  offensé .  » 
                  
«  Il est dangereux  d’instruire  une nation  du grand nombre  des citoyens  pervers  ; 
              c’est donner  aux esclaves  la liste  de leurs maîtres .  » 
                  
«  La commisération  pleure  en condamnant  ;  la justice  sévère  a l’œil  sec  ;  la cruauté 
              insultante  l’a riant .  » 
            
               
Providence  ;  les désordres  physiques  et moraux  n’en contredisent  pas la
              notion  :  ce que nous regardons  comme des maux  n’est tel que dans notre imagination  ; 
              quand ils seraient ce qu’ils nous paraissent ,  nous ne pourrions nous en prendre  aux
              dieux ,  qui ont placé  sous nos mains  tant de moyens  pour nous en délivrer .  «  Si vous
              souffrez ,  c’est que vous voulez souffrir  :  vous échapperez  à la mauvaise  fortune  quand
              il vous plaira  ;  mourez .  » 
                  
traité  est dédié  au même Lucilius  à qui les Lettres  sont adressées  ;  c’est la
              solution  d’une grande difficulté . 
                  
monde  est éternel ,  ou il ne l’est pas.  S’il est éternel ,  voilà donc un être
              absolu  et indépendant  de la puissance  des dieux  ;  s’il ne l’est pas,  il a été
              créé . 
                  
créé  ;  avant sa création ,  ou il manquait  quelque chose à la gloire  et à la
              félicité  des dieux ,  et les dieux  étaient malheureux  ;  ou il ne manquait  rien à leur
              gloire  ni à leur félicité ,  et,  cela supposé ,  la création  du monde ,  superflue  pour eux, 
              n’eut pour objet  que l’avantage  des êtres créés . 
                  
création  du monde  n’eut pour objet  que l’avantage  des êtres créés ,  pourquoi y
              eut-il des bons et des méchants  ?  pourquoi y vit-on le juste  opprimé ,  et le méchant 
              oppresseur  ? 
                  
impuissance ,  ou par mauvaise  
volonté  ;  par impuissance ,  si c’était un vice  auquel il était
              impossible  d’obvier  ;  par mauvaise  volonté ,  s’il était possible  d’obvier  à ce vice ,  et
              qu’on ne l’ait pas fait. 
                  
pardonne  un mauvais  ouvrage  à un ouvrier  indigent ,  on ne le pardonne  point aux
              dieux  ;  tout ce qui sort  de leurs mains  doit être parfait . 
                  
nature  de l’ouvrage  ne comportait  pas la perfection ,  pourquoi ne pas demeurer 
              en repos  ?  pourquoi s’exposer ,  sans nécessité  et sans fruit ,  à la honte  de n’avoir
              rien fait qui vaille  ? 
                  
difficulté  d’enfants  a occupé  dans tous les siècles  les têtes  les plus fortes . 
              Elle est proposée  tous les jours sur les bancs  de nos écoles ,  présentée  dans les
              cahiers  de nos théologiens  avec la plus grande vigueur ,  et résolue ,  comme tout le
              monde  le sait ,  de la manière  la plus claire . 
               
Sénèque  se charge  de la cause  des dieux .  Il ouvre  leur apologie  par un tableau 
              majestueux  de la grande machine  de l’univers . 
                  
éloge  de la vertu  ;  la vertu ,  le lien  commun  des hommes  et des dieux . 
                  
énergique  que la peinture  des illustres  malheureux  :  «  Vous enviez  leur
              courage  et leur gloire ,  et vous oseriez  reprocher  aux dieux  les terribles  épreuves  qui
              rendent  ces hommes  si grands à vos yeux  !  » 
                  
«  Dieu  est un père ,  mais un père  qui élève  rudement  ses enfants .  Le Spartiate  hait -il
              son fils ,  lorsque,  sous les coups  de verges  dont il le déchire ,  son sang  ruisselle  au
              pied  de l’autel  de Diane  ?  » 
                  
Démétrius  disait aux dieux  :  «  Dieux  immortels ,  que voulezvous  de moi ?  Mon fils  ?  le
              voilà.  Un de mes membres  ?  choisissez  :  je ne vous obéis  point,  je suis de votre
              avis .  » 
                  
«  Scévola  réchauffant  sa main  sur le sein  de sa maîtresse ,  est-il plus heureux  que
              lorsque son bras  s’enflamme ,  et tombe  en gouttes  ardentes  sur un brasier  ?  Non,  mais
              c’est alors qu’ il est grand.  » 
            
                  
convenir  que la difficulté  si insoluble  pour tous les autres systématiques 
              s’évanouit  dans l’école  de Zenon . 
                  
                  
a l’air  d’une plaisanterie  inhumaine  ;  soit.  Mais gardez -vous de
              dédaigner  un ouvrage  plein  d’idées  sublimes ,  qui vous détrompera  ou qui vous affermira 
              dans votre opinion .  Lisez -le pour le bel  endroit  où Sénèque  incline  la tête  de Jupiter 
              vers la terre ,  et attache  les regards  du maître  de l’univers  sur Régulus  et sur Caton . 
              «  0 Jupiter  ( livre  I,  chap.  II)  s’écrie-t -il,  voici deux athlètes  dignes  de ton
              admiration  :  un homme  de courage  aux prises  avec la mauvaise  fortune ,  quoi de plus
              grand ?  Caton  debout  au milieu des ruines  du monde ,  quoi de plus beau  ?  » 
                  
,  dit l’Épicurien ,  si la vertu  de Caton  ne put éclater  sans l’ambition  de César , 
              pourquoi créer  l’un et l’autre ?  Accorder  aux dieux  la puissance  d’intervertir  l’ordre 
              de la nature ,  c’est rendre  la difficulté  insoluble …  Vous aurez de la peine  à me
              persuader  que le père  des dieux  et des hommes  se soit plu  à voir  entrer  Régulus  dans
              un tonneau  hérissé  de pointes …  Vous avez raison  ;  j’aimerais  mieux être Socrate 
              qu’Anyte  :  mais à quoi bon  pour Socrate ,  pour Anyte  et pour les dieux ,  l’existence 
              d’Anyte  et de Socrate  ? 
                  
faveurs  apparentes  que le ciel  punit  le méchant  ;  c’est par des revers 
              qui vous semblent  cruels ,  et qui ne sont rien,  que la Providence  illustre  le bon. 
              Jupiter  dit à celui-ci  :  De quoi te plains -tu ?  je t’ai fait mon égal . 
                  
,  répond  le méchant  ;  mais moi,  pourquoi m’avoir fait tel que je suis,  et
              tel que tu savais  que je serais ?…  Dis,  malheureux ,  et tel que tu voulais être. 
                  
d’après  cette réplique ,  voilà nos raisonneurs  enfoncés  dans les ténèbres  de la
              liberté  de l’homme  et de la prescience  des dieux . 
            
                  
parti  prend  l’homme  sage  entre ces disputeurs  ?  Il montre  au chrétien  le ciel 
              du doigt ,  et excuse  au fond  de son cœur  le philosophe  que ce spectacle  ne convainc 
              pas. 
               
appartient  qu’à l’honnête homme  d’être athée .  Le méchant  qui nie  l’existence  de
              Dieu  est juge  et partie  ;  c’est un homme  qui craint  et qui sait  qu’il doit craindre  un
              vengeur  à venir  des mauvaises  actions  qu’il a commises .  L’homme  de bien,  au contraire, 
              qui aimerait  tant à se flatter  d’un rémunérateur  futur  de ses vertus ,  lutte  contre son
              propre  intérêt .  L’un plaide  pour lui-même,  l’autre plaide  contre lui.  Le premier ne
              peut jamais être certain du vrai  motif  qui détermine  sa façon  de philosopher  ;  l’autre
              ne peut douter  qu’il ne soit entraîné  par l’évidence  dans une opinion  si opposée  aux
              espérances  les plus douces  et les plus flatteuses  dont il pourrait se bercer 293 .
                  
«  L’homme  vertueux  ne diffère  des dieux  que par la durée  de l’existence  et l’étendue 
              de la puissance .  » 
                  
«  Les dieux  ne laissent tomber  la prospérité  que sur les âmes  abjectes  et
              vulgaires …  »  Cela n’est pas vrai  :  tel homme  que l’infortune  eût trouvé ,  grand,  mourra 
              sans l’avoir connue . 
                  
«  Le grand homme  soupire  après les traverses …  »  Cela n’est pas vrai  :  il ne les
              craint  ni présentes  ni éloignées ,  mais il ne les appelle  pas. 
                  
«  Ceux que le ciel  épargne  sont faits pour plier  sous les maux …  »  Cela n’est pas
              vrai .  On voit tous les jours plier  sous les maux  des hommes  que le ciel  n’épargne  pas. 
              Sénèque ,  sous un autre prince  que Néron ,  n’aurait pas moins été Sénèque  :  Sénèque , 
              oublié  dans sa retraite  par le cruel  Néron ,  n’en aurait pas été moins prêt à  mourir 
              comme il est mort .  Celui qui ne 
s’est pas montré 
              sur la brèche  n’est point un lâche .  Il ne faut pas calomnier  la prospérité  ;  le
              bonheur  n’est pas toujours un signe  du mépris  des dieux . 
                  
traité  finit  par une prosopopée  de Jupiter  à l’homme  vertueux   ;  elle
              est très-éloquente . 
            
               
Savoir  accorder  et recevoir  des bienfaits . 
                  
traité  des Bienfaits en même temps  de la
              reconnaissance  et de l’ingratitude .  Si les ingrats  sont communs ,  Sénèque  montre  qu’il
              s’en faut prendre  aussi fréquemment  aux défauts  des bienfaiteurs  qu’aux vices  du cœur 
              humain . 
                  
matière  y est épuisée  ;  il n’a été fait ni pour Néron  ni pour Ebucius Libéralis ,  à
              qui il est adressé ,  mais pour tous les hommes .  Il est antérieur  aux Lettres  à
              Lucilius .  On en citerait  difficilement  un autre,  soit ancien ,  soit moderne ,  qui
              contînt  un aussi grand nombre  de pensées  fines  et délicates ,  de préceptes  divins ,  de
              sentiments  que je dirais presque célestes . 
                  
lu  trois fois de suite ,  et à la quatrième  lecture  j’en humectais  encore
              les feuillets  de quelques larmes ,  non de celles qu’on donne  au récit  d’un grand
              malheur ,  à la tragédie ,  à Iphigénie ,  à Mérope : 
              elles sont mêlées  de plaisir  et de peine  ;  mais de celles qui coulent  délicieusement 
              lorsque l’âme  est émue  de quelque grande action ,  d’un sentiment  délicat  ;  qui naissent 
              de l’admiration  et que j’accorde  aux héros  de Corneille .  Combien j’étais satisfait  de
              mes bienfaiteurs  !  Combien je l’étais encore davantage  de ce philosophe  qui disait des
              hommes  puissants  qui s’étaient ressouvenus  de lui et des hommes  puissants  qui
              l’avaient oublié  :  «  C’est à l’oubli  de ces derniers  que je dois le goût  de la
              retraite ,  l’amour  de l’étude  dans un âge  avancé ,  le meilleur  emploi  que l’homme  puisse
              faire du petit nombre  de
            
                  
journées  qui lui restent  ;  je ne remercie  que ceux-ci  parce qu’ils ne se
              doutent  pas de ma reconnaissance .  » 
               
convaincu ,  entraîné ,  en lisant  le traité ,  de la Colère ;  on
              est attendri ,  touché ,  en lisant  celui des Bienfaits .  L’un est plein 
              de force  ;  l’autre de finesse  ;  là,  c’est la raison  qui commande  ;  ici,  c’est la
              délicatesse  du sentiment  qui charme .  Sénèque  parle  au cœur ,  et n’en est pas moins
              convaincant  ;  car le cœur  a son évidence .  Il y a le goût  dans les mœurs  comme le tact 
              dans les beaux-arts  :  le jugement  que l’un porte  des actions ,  est aussi prompt  et
              aussi sûr  que le jugement  que l’autre porte  des ouvrages . 
                  
citer  des maximes ,  ce traité  m’en offrirait  sans nombre .  J’y
              lirais  : 
                  
«  La bienfaisance  est-elle votre vertu  ?  vous obligeriez  encore sans l’espoir  de
              trouver  un homme  reconnaissant .  La valeur  de la chose donnée  n’accroît  pas toujours le
              prix  du bienfait .  » 
                  
«  Il y a des bienfaits  qui doivent être secrets  ;  ce sont ceux qui secourent  :  il y
              en a qui doivent être publics  ;  ce sont ceux qui honorent .  » 
                  
services  les plus importants  sont ignorés .  Le secret  et le silence  sont les
              conditions  d’un pacte  entre le bienfaiteur  délicat  et son obligé  ;  et ces conditions 
              sont également  sacrées  pour tous deux.  Le bienfaiteur  peut dire :  Si vous parlez ,  vous
              serez un ingrat  ;  l’obligé  :  S’il vous échappe  un mot  indiscret ,  vous m’aurez
              desservi . 
                  
demandez  à Sénèque  quel est l’emploi  de la richesse ,  vous n’en apprendrez  pas
              ce qu’il en faut faire,  mais ce qu’il en a fait.  «  Ces biens,  tant qu’on en demeure 
              possesseur ,  ne sont que de l’or,  de l’argent ,  des pierres  précieuses ,  des terres ,  des
              maisons ,  des tableaux .  Ebucius ,  voulez-vous les ennoblir  !  donnez -les ;  ce seront des
              bienfaits …  »  Et je croirais  que celui qui parle  ainsi à son ami ,  à ses concitoyens , 
              aura joui  de l’opulence ,  et que cette opulence  sera demeurée  stérile  entre ses mains  ? 
              On me persuaderait  aussi tôt  que l’auteur  de l’Imitation  de Jésus  
              fut un homme  incrédule  et dissolu . 
               
nation  marquera-t -elle sa reconnaissance  au philosophe  ?  Par la couronne 
              civique ,  ob  servatos  cives .  La feuille  de chêne  l’honorera  sans
              appauvrir  l’État .  C’est une feuille  de chêne  qu’emporteront  avec eux le sage  en
              mourant ,  le ministre  en sortant  de place . 
                  
«  Il n’y a quelquefois aucune différence  entre le présent  d’un ami  et le vœu  d’un
              ennemi .  » 
                  
«  Refusez  à votre ami  l’or qu’il porterait  chez une courtisane .   » 
                  
reprocherais  volontiers  à Sénèque  d’avilir  la bienfaisance ,  lorsqu’il compare  le
              secret  d’obliger  avec l’art  de la courtisane ,  qui rend  ses faveurs  piquantes  en les
              variant  selon le caractère  de ses amants  ( liv.  I,  chap.  XIV) . 
                  
«  Placez  vos bienfaits  avec choix  :  le manque  de reconnaissance  est le vice  d’un
              autre ;  le manque  de jugement  est le vôtre .  » 
                  
«  N’acceptez  le bienfait  que de celui à qui vous accorderiez  les droits  sacrés  de
              l’amitié .  » 
                  
«  Les vœux  de l’homme  reconnaissant  qui ne peut s’acquitter  d’un bienfait , 
              transfèrent  sa dette  aux dieux .  » 
                  
«  Que me rapportera  le bienfait  ?  Ce qu’il vous rapportera  ?  toujours le souvenir 
              d’une bonne action .  » 
                  
femme  célèbre  par son esprit ,  ses ’amis  et sa bienfaisance 294 , disait :  «  Il fut un temps  où
              j’occupais  les grands artistes  ;  aujourd’hui j’aime  mieux occuper  les artistes 
              indigents .  J’écoutais  mon goût  ;  j’obéis  à mon cœur .  » 
                  
délicat  et de plus vrai  que le chapitre  VI,  sur la question  :  Si
              l’ingratitude  peut être traduite  au tribunal  des lois .  «  Eh !  dit Sénèque ,  n’est-il
              pas plus honnête  de laisser  quelques méchants  impunis ,  que de faire soupçonner  la
              multitude  de perfidie  ?  » 
            
                  
Sénèque  dit des honneurs  accordés  à des descendants  infâmes ,  par
              reconnaissance  pour leurs aïeux  illustres ,  me déplaît .  Ce n’est point par autrui , 
              c’est par soi qu’on mérite  ou qu’on démérite .  C’est mal  défendre  les dieux  que de leur
              faire dire :  «  Que tel inepte  soit roi ,  parce que ses ancêtres  n’ont pas obtenu  le
              sceptre  qu’ils méritaient  ;  que tel inepte  soit roi ,  parce que ses descendants 
              n’obtiendront  pas le sceptre  qu’ils mériteront …  »  C’est une singulière  compensation 
              que celle d’une injustice  par une autre. 
               
endroit  où je ne puis être de l’avis  de notre philosophe .  Alexandre 
              fait don  d’une ville  à un simple  particulier ,  qui refuse  un présent  qui lui semble 
              trop important  pour lui :  «  Je n’examine  pas ce qu’il te convient  de recevoir ,  mais ce
              qu’il me convient  de donner …  »  Sénèque  ajoute  :  «  Le mot  est d’un fou …  »  Ce n’est
              point le mot  d’un fou ,  c’est celui d’un souverain  généreux  et grand :  qu’est-ce qu’une
              ville  pour le maître  du monde  ? 
                  
particulier  aurait-il été incapable  de bien administrer  la cité  ? 
              Serait-ce son refus  qui le ferait présumer  ?  J’aurais,  ce me semble ,  plus de confiance 
              dans la modestie  qui s’éloigne  des grands emplois ,  que dans l’ambition  qui les
              poursuit . 
                  
maximes  qui précèdent  ajoutons  quelques-uns de ces faits intéressants  qu’elles
              encadrent . 
                  
disciples  de Socrate  offraient  des présents  à leur maître ,  et chacun d’eux à
              proportion  de sa fortune .  Eschine ,  qui était pauvre ,  lui dit :  «  Je n’ai rien qui soit
              digne  de vous,  et ce n’est que de ce moment  que je sens  mon indigence .  Je vous donne 
              le seul  bien que je possède  :  c’est moi-même ;  ce présent ,  tel qu’il est,  je vous prie 
              de ne pas le dédaigner ,  et de songer  que les autres,  en vous donnant  beaucoup,  s’en
              sont encore plus réservé . 
                  
                  
«  Vous ne connaissez  pas l’amitié ,  si,  lorsque vous donnez  un ami ,  vous ne sentez  pas
              la valeur  du présent  :  les amis  sont si rares  !  les amis  sont si difficiles  à
              trouver  !…  »  On ne refait  donc pas un ami ,  comme Phidias  une statue  brisée  ? 
                  
exprime  sur Alexandre  :  «  Alexandre  ( liv.  I,  chap.  XIII)  ne fut, 
              dès sa jeunesse ,  qu’un brigand ,  un destructeur  de nations ,  un fléau  pour ses amis 
              comme pour ses ennemis ,  un barbare  qui mit  le souverain  bien à faire trembler  les
              hommes .  » 
                  
rappelle  plus à quel propos  cette sortie  violente  se trouve  dans le traité 
              des Bienfaits ;  mais je suis sûr  qu’elle n’y est pas déplacée .  Le
              style  de Sénèque  est coupé ,  mais ses idées  sont liées . 
               
Sénèque  pressentait  sans doute les reproches  qu’on lui ferait lorsqu’il écrivait 295  ( liv.  II,  chap.  XVIII)   :  «  Il ne m’est pas toujours possible  de refuser  ; 
              quelquefois je serai forcé  de recevoir  un bienfait  ;  un tyran  cruel ,  ombrageux ,  prompt 
              à s’irriter ,  regarderait  mon refus  comme une insulte …  »  Cette maxime  pouvait lui
              coûter  la vie . 
                  
Sénèque  exclut  du nombre  des bienfaiteurs  les animaux .  Sans m’engager  de répondre  à
              ses raisons ,  je ne puis m’empêcher  d’exiger  du bestiaire  quelque reconnaissance  pour
              le lion  qui le reconnut  et qui le défendit .  Parce qu’un moment  après,  l’animal 
              bienfaisant  avait oublié  le service  rendu ,  le bestiaire  était-il dispensé  de s’en
              souvenir  ?  Répondre  que oui,  n’est-ce pas mettre  l’homme  et l’animal  sur la même
              ligne  ?  Il me semble  que j’aurais mauvaise  opinion  de celui à qui son chien  aurait
              sauvé  la vie ,  et qui ne l’en aimerait  pas davantage . 
                  
philosophe  accuse  l’homme  d’ingratitude  lorsqu’il ose  reprocher  à la nature  de
              n’avoir pas rassemblé  sur lui tous ses
            
                  
dons .  Me permettra-t -on d’ajouter  une raison  à toutes celles qu’il en
              donne ,  et de la proposer  à sa manière  ? 
                  
Homme ,  songe  que c’est à la faiblesse  de tes organes  que tu dois la qualité  qui te
              distingue  des animaux .  Ambitionnes -tu le regard  perçant  de l’aigle  ?  tu regarderas 
              sans cesse  ;  l’odorat  du chien  ?  tu flaireras  du matin  au soir .  L’organe  de ton
              jugement  est resté  le prédominant  et le maître  ;  il eût été l’esclave  d’un de tes sens 
              trop vigoureux  :  de là ta perfectibilité .  S’il existe  dans ton cerveau  une fibre  plus
              énergique  que les autres,  tu n’es plus propre  qu’à une chose,  tu es un homme  de
              génie  :  l’animal  et l’homme  de génie  se touchent .  Si l’érection ,  la faim ,  la soif  vous
              avaient tourmenté  sans cesse ,  que sauriez -vous,  que seriez-vous devenu 296  ? 
                  
justesse  et la force  des arguments  de Sénèque ,  plaidant  la cause  des enfants 
              contre les pères ,  subjuguent  ma raison  ;  mais mon cœur  se révolte  contre cette ingrate 
              dialectique .  J’aime  mieux m’exagérer  le bienfait  paternel  que d’affaiblir  la
              reconnaissance  filiale .  Je demanderai  si,  dans le nombre  de ces enfants  qui prirent 
              leurs pères  sur leurs épaules  et qui les transportèrent  le long des  torrents  de la
              lave  enflammée  ( liv.  III,  chap.  XXXVII)  qui découlait  des flancs  de l’Etna  et qui
              brûlait  leurs pieds ,  il y en eut un seul  qui eût osé  dire à sa mère  :  Nous sommes
              quittes .  Mes oreilles  se ferment  à ce propos ,  et mon imagination  se livre  à un
              spectacle  plus doux  :  je vois les pères ,  les mères  se précipiter  sur leurs enfants  et
              les baigner  de leurs larmes  ;  je vois les enfants  essuyer  ces larmes  de leurs mains , 
              et dans ce moment  j’ignore  quels sont les plus heureux .  Je suis père ,  j’ai des
              enfants  ;  et c’est ainsi que je sens . 
                  
Sénèque  dit ailleurs «  que les pères  aiment  plus leurs enfants  qu’ils n’en sont
              aimés …  »  Le fait est vrai  ;  mais je trouve  plus d’esprit  que de solidité  dans la
              raison  qu’il en donne …  «  C’est,  ajoute  le philosophe ,  que les pères  se voient revivre 
              dans leurs enfants ,  et que les enfants  se voient mourir  dans leurs pères …  »  Ce sont
              les soins  que nous donnons  à nos enfants  qui nous y attachent ,  et ce sont ces soins 
              mêmes qui les gênent  souvent et qui les détachent  de nous.  Leur reconnaissance  ne
              commence  
que lorsqu’une expérience  plus ou moins
              tardive  les a convaincus  de l’importance  de nos leçons  ;  que quand ils ont des enfants 
              qu’ils tourmentent  comme nous les avons tourmentés .  Entre plusieurs enfants ,  quel est
              celui qui sera le plus cher à sa mère  ?  l’enfant  qu’elle aura allaité .  S’il vient  à
              mourir ,  elle pleurera  et la perte  de son enfant  et la perte  de ses peines .  Ce n’est
              pas au jeu  seulement ,  c’est en amour ,  c’est en amitié ,  c’est en mille et mille
              circonstances  qu’on court  après son argent .  «  Si vous craignez  de perdre  votre amant , 
              acceptez  ses présents  ;  si vous craignez  de perdre  le goût  que vous avez pour lui,  ne
              les acceptez  pas…  »  La femme  qui donnait  ce conseil  à son amie  avait de la raison  et
              de la finesse . 
                  
Rienfaiteur ,  si tu m’humilies ,  tu entendras  de moi le discours  du citoyen  sauvé  de la
              proscription  des triumvirs  par un ami  de César ,  qui lui rappelait  trop souvent ce
              bienfait .  Je te dirai ( liv.  II,  chap.  XI)   :  «  Rends -moi à César  ;  jusques à  quand me
              répéteras -tu :  Je t’ai sauvé ,  je t’ai arraché  du supplice  ?  Je te dois la vie ,  si je
              m’en souviens  ;  la mort ,  si tu,  m’en fais souvenir   ;  rien,  si tu m’as sauvé  par
              vanité .  Ne cesseras -tu pas de me traîner  à ton char  ?  Ne me laisseras -tu pas oublier 
              mon malheur  ?  Sans toi,  je n’aurais été mené  en triomphe  qu’une fois .  » 
               
rappeler  le service  qu’on a rendu  ?  Sénèque  répond  à cette
              question  en introduisant  un soldat  vétéran  ( liv.  V,  chap.  XXIV) ,  accusé  d’avoir exercé 
              des violences  contre ses voisins ,  et plaidant  en présence de  Jules César  sa cause , 
              qu’on instruisait  avec chaleur …  «  Vous souvenez -vous,  mon général ,  d’une entorse  que
              vous vous donnâtes  au talon  ?  C’était en Espagne ,  près du Sucron . 
                  
«  César  dit :  Je m’en souviens . 
                  
            
                  
fontaine  voisine ,  je m’y traînais ,  lorsqu’un de mes
              soldats  m’apporta  de l’eau  dans son casque . 
                  
                      —  Et l’homme  et le casque ,  dites,  mon général ,  les reconnaîtriez -vous ?   
                      —  Pour le casque ,  non ;  pour l’homme ,  je le crois  :  mais à quoi cela
                revient -il ?  car,  certes ,  tu n’es pas cet homme -là.   
                      —  Vous ne devez pas me reconnaître  :  car alors j’étais sain ,  j’avais tous mes
                membres ,  mais depuis j’ai perdu  un œil  à la bataille  de Monda ,  et l’on m’a trépané  : 
                vous ne reconnaîtriez  pas davantage  le casque  ;  il a été fendu  sous le sabre  d’un
                Espagnol .  »   
                   
                  
César ,  étonné ,  défendit  qu’on inquiétât  ce soldat ,  et lui adjugea  les terres  en
              litige .  Cependant pourquoi un bon soldat  ne serait-il pas un mauvais  voisin  ?  Et voilà
              ce que peut l’éloquence  ! 
               
chapitre  III du VIe  
                     livre  est très-ferme , 
              très-beau ,  et j’en conseillerais  la lecture  à celui qui veut savoir  le moyen  de donner 
              de la consistance  à des choses passagères ,  qui,  par ellesmêmes ,  n’en ont aucune. 
                  
indiquerais  bien les chapitres  XXXII,  XXXIII et XXXIV du même livre  aux
              souverains  :  mais quand le philosophe  leur aurait appris  qu’un bien dont les plus
              grandes fortunes  sont privées ,  qu’un bien qui manque  à ceux qui possèdent  tout,  est un
              ami  qui sache  dire la vérité ,  qui arrache  au concert  trop harmonieux  de la flatterie 
              un grand,  enivré  par la foule  des imposteurs ,  amené  jusqu’à l’ignorance  du vrai , 
              jusqu’à la haine  du vrai ,  par l’habitude  d’entendre ,  non des choses salutaires  et
              honnêtes ,  mais des choses douces  et empoisonnées  ;  un ami ,  où le trouveront -ils ? 
              Quand cet ami  les aurait convaincus  de l’importance  d’être entourés  de gens  de bien, 
              les appelleraientils  auprès de leur personne  ?  et quand ils les y auraient appelés , 
              comment les y garderaient -ils ? 
                  
heureux ,  si nous réfléchissions  sur les avantages  que nous devons à
              notre médiocrité ,  et dont les hautes  conditions  sont privées  !  Nous avons presque
              autant de ressources  
pour devenir  bons,  qu’ils en
              ont pour devenir  méchants .  Ils usent  aussi bien des leurs que nous usons  mal  des
              nôtres ;  d’où il arrive  que nous sommes tous corrompus . 
                  
Sénèque  remarque  ( liv.  VI,  chap.  XXXII)  «  que c’est le caractère  des rois  de
              regretter  les morts  pour outrager  les vivants ,  et de louer  la hardiesse  à dire la
              vérité  dans ceux dont ils n’ont plus à craindre  de l’entendre .  » 
                  
poëte  Rabirius  met  un très-beau  mot  dans la bouche  d’Antoine  mourant  ( liv.  VI, 
              chap.  III)   :  Je n’ai plus que ce que j’ai donné  .  Et pourquoi ne
              dirais-je pas aussi à la fortune  :  Enlève -moi ce qui me reste ,  et tu ne me feras pas
              mourir  tout à fait indigent . 
                  
lecture  de Sénèque  tourmente  le méchant ,  l’homme  de bien y trouve  souvent son
              éloge . 
                  
traité  des Bienfaits ,  à chaque chapitre ,  on croit  que tout
              est dit,  et cependant il n’en est rien.  Sénèque  ne montre  dans aucun autre de ses
              ouvrages  autant de fécondité .  Les auteurs  du siècle  de la grande éloquence  ont su 
              communément  présenter  leurs idées  d’une manière  plus simple  et plus imposante  ;  mais
              en avaient-ils autant que Sénèque  ? 
            
               
tranquillité  de l’âme  ?  Comment la perdons -nous ?  Comment
              pouvons-nous la recouvrer  ? 
                  
traité  est adressé  à Sérénus ,  capitaine  des gardes  de Néron ,  ami  de Sénèque ,  qui
              se reprocha  dans la suite  l’excessive  douleur  que sa mort  lui causa .  Pline  nous
              apprend  ( Hist .  natur .  lib .  XXII,  cap .  XXIII)  que Sérénus  périt  avec
              tous ses convives ,  empoisonnés  par des champignons . 
                  
présume  que cet ouvrage  est un des premiers  écrits  de Sénèque  ;  qu’il le
                composa 297  peu de temps  après son retour  de
              la Corse  ;  qu’il ne jouissait  pas encore d’une grande opulence  et qu’il était mal 
              affermi  dans la philosophie ,  bien qu’il eût adressé  à Marcia  et à Helvia  des Consolations stoïcien  néophyte  et qu’il eût donné 
              des leçons  publiques  de zénonisme . 
                  
montre  ici flottant  entre l’obscurité  de la retraite  et l’éclat  des fonctions 
              publiques .  La fortune  l’éblouit ,  le désir  d’une grande réputation  le tourmente  ;  il le
              sent ,  il s’en accuse  :  il se relègue  dans la classe  de ceux qui oscillent  entre le
              vice  et la vertu ,  et qui ne sont ni assez corrompus  pour être comptés  parmi les
              méchants ,  ni assez vertueux  pour être comptés  parmi les bons.  On est charmé  de la
              franchise  avec laquelle il dévoile  le fond  de son cœur .  Il dit :  «  J’ai des vices  qui
              m’attaquent  à force  ouverte  ;  j’en ai qui épient  le moment  de me 
surprendre ,  espèces  d’ennemis  avec lesquels on ne peut ni se
              tenir  en armes  comme dans les temps  de guerre ,  ni jouir  de la sécurité  comme pendant
              la paix .  Je suis économe ,  simple  dans mon vêtement ,  frugal  :  cependant le spectacle  du
              faste  et de l’opulence  m’en impose  ;  je m’en sépare ,  sinon  corrompu ,  du moins triste  ; 
              je doute  si le palais  d’où je sors  n’est pas le domicile  du bonheur .  Je ne suis pas
              dans les horreurs  de la tempête ,  mais j’ai le mal  de mer  ;  je ne suis pas malade ,  mais
              je ne me porte  pas bien.  » 
                  
stoïcien  était valétudinaire  toute sa vie  ;  sa philosophie  trop forte  était une. 
              espèce  de profession  religieuse  qu’on n’embrassait  que par enthousiasme ,  où l’on
              faisait vœu  d’apathie ,  et sous laquelle on restait  de chair ,  avec quelque zèle  qu’on
              travaillât  à se pétrifier .  Sénèque  se désespère  d’être un homme . 
                  
venait  sa perplexité  ?  Son âme  avait-elle été brisée  par la longueur  et
              la dureté  de son exil  ?  L’horreur  des antres  de la Corse  avait-elle embelli  à ses yeux 
              les palais  des grands ;  la solitude  dans laquelle il avait passé  huit années ,  donné  de
              nouveaux  charmes  à la société  ;  et les rochers  arides  et déserts  aiguisé  les attraits 
              de la capitale  ?  Ou le rôle  d’Hercule ,  au sortir de  la forêt  de Némée ,  entre le chemin 
              qui conduit  à la gloire  et celui qui mène  au plaisir ,  nous serait-il commun  à tous ? 
              Je n’en doute  pas.  Entre tant de pygmées ,  pas un qui n’ait éprouvé  l’agonie  d’Hercule , 
              et qui ne se soit trouvé  al  bivio .  Quelque parti  que prenne  Sénèque , 
              ce ne sera point l’adulation  de lui-même qui le perdra . 
               
traité  offre  d’excellentes  réflexions  sur l’emploi  de son temps  et de son talent , 
              sur l’essai  de ses forces  ;  sur la vanité  des richesses ,  lorsqu’on voit un affranchi 
              de Pompée  plus opulent  que son maître  ;  sur la résignation  aux peines  de son état  et
              aux traverses  de la vie  :  et cette morale  est toujours relevée  par des anecdotes 
              intéressantes . 
                  
Caligula  dit,  par forme  de conversation ,  à Canus Julius  :  «  A propos ,  j’ai donné
              l’ordre  de votre supplice …  »  Julius  lui 
répond  : 
              «  Je vous rends  grâces ,  prince  très-excellent  »  ( Chapitre  XIV. ) 
                  
jouait  aux échecs  lorsque le centurion  arriva  :  «  Au moins ,  dit-il à son
              adversaire ,  n’allez pas,  après ma mort ,  vous vanter  de m’avoir gagné … 298  »  et à ses amis  :  «  Ce
              grand problème  de l’immortalité  des âmes ,  dont vous avez tant disputé ,  dans un moment 
              il sera résolu  pour moi.  » 
                  
philosophe  qui l’accompagnait  au lieu  du supplice ,  lui ayant demandé , 
              au moment où  la hache  était levée  sur son cou ,  à quoi il pensait  :  «  J’épie ,  lui
              répondit -il,  à cet instant  si court  de la mort ,  si mon âme  apercevra  sa sortie  du
              corps …  »  ( Chap.  XIV. )  On n’a jamais philosophé  si longtemps. 
                  
siècle  de Néron  jusqu’à nos jours,  les sectateurs  de la doctrine  d’Épicure 
              n’ont cessé  de nous montrer  un des leurs,  appelant  la mollesse  et les plaisirs  à ses
              derniers  instants ,  et allant  à la mort  avec la même nonchalance  qu’il aurait continué 
              de vivre .  Certes ,  je n’ai garde  de blâmer  la manière  facile  dont le voluptueux  Pétrone 
              mourut  ;  mais je trouve  autant de fermeté ,  autant d’indifférence ,  et plus de dignité 
              dans la mort  de Canus Julius .  Était-il possible  de porter  le mépris  ou pour la vie ,  ou
              pour l’empereur ,  ou pour l’un et l’autre,  au-delà  de ce qu’il en a mis  dans sa réponse 
              à Caligula  ?  A-t-on jamais exprimé  ce mépris  d’une manière  plus simple  et plus fine  ? 
              Pétrone  est à table 299  ;  il se
              fait lire  des vers en mourant .  Julius ,  en attendant  le centurion ,  s’amuse  à jouer  aux
              échecs .  Quoi de plus tranquille ,  et même de plus gai ,  que ses discours  à son
              adversaire  et à ses amis . 
                  
disciple  d’Épicure  qui sait  accepter  la mort  quand elle vient ,  Zenon  peut en
              citer  nombre  des siens qui n’ont pas hésité  d’aller au-devant  d’elle. 
                  
,  à parler  vrai  des uns  et des autres,  chacun d’eux
            
                  
soumit  à la nécessité  selon ses principes  et son caractère . 
               
lisez  le traité  de Sénèque ,  combien cet  vous paraîtra  court  et
              pauvre  !  Il y montre  une grande connaissance  du cœur  de l’homme ,  et des différents 
              états  de la société .  Ici,  il peint  l’ambitieux  qui se résout  à des actions 
              malhonnêtes ,  et qui s’afflige  de s’être déshonoré  sans fruit ,  lorsque le succès  n’a
              pas répondu  à ses viles  et sourdes  intrigues .  Là,  c’est le même personnage  qui
              s’enfonce  dans la retraite ,  ou l’envie  dont il est dévoré  fait des vœux  pour la chute 
              de ses rivaux .  Il semble  qu’il ait vécu  parmi nous,  qu’il ait interrogé  et qu’il ait
              entendu  répondre  un de nos oisifs  excédé  de fatigue  et d’ennui . 
                  
«  Quel est votre projet  du jour ? 
                  
                  
,  je crois ,  dans le même traité  qu’il dit de Diogène ,  «  que celui qui doute  de
              son bonheur ,  peut aussi douter  de la félicité  des dieux ,  qui n’ont ni argent ,  ni
              propriété ,  ni besoin …  » 
            
               
bonheur  sans la vertu 300 .
                  
Sénèque  adresse  ce petit traité ,  qu’on peut regarder  comme son apologie  et la satire 
              des faux  épicuriens ,  à Gallion ,  son frère .  «  0 Gallion ,  mon frère ,  tous les hommes 
              veulent être heureux  ;  mais tous sont aveugles  lorsqu’il s’agit  d’examiner  en quoi
              consiste  le bonheur .  » 
                  
philosophe  avait rencontré  la vraie  base  de la morale .  A parler  rigoureusement , 
              il n’y a qu’un devoir :  c’est d’être heureux  :  il n’y a qu’une vertu  :  c’est la
              justice . 
                  
Avant que  d’entrer  dans quelques détails  sur cet écrit ,  qu’on peut analyser  en peu de
              mots ,  il faut que je jette  un coup d’œil  sur la morale  des Anciens ,  et sur les progrès 
              successifs  de cette science  importante .  Tout ce qu’elle a de plus élevé ,  de plus
              profond ,  les Anciens  l’avaient dit,  mais sans liaison  :  ce n’était point le résultat 
              de la méditation  qui pose  des principes ,  et qui en tire  des conséquences  ;  c’étaient 
              des élans  isolés  et brusques  d’âmes  fortes  et grandes. 
                  
inspirait  à l’Iroquois  2  de se précipiter  au
              milieu des Ilots  en courroux ,  pour ravir  à la mort  des Européens  naufragés  sur ces
              côtes  et près de périr  ?  Lorsque ces malheureux  sont prosternés  tremblants  aux genoux 
              de leurs 
ennemis ,  qui est-ce qui fit dire au chef 
              des sauvages  :  «  Relevezvous ,  ne craignez  rien :  tout à l’heure vous étiez des hommes 
              malheureux ,  et nous vous avons secourus  ;  demain  vous serez nos ennemis ,  et nous vous
              égorgerons  ?  » 
                  
raconter ,  je le tiens  d’un missionnaire  de Cayenne ,  témoin 
              oculaire .  Plusieurs nègres  marrons  avaient été pris ,  et il n’y avait point de
              bourreaux  pour les exécuter .  On promit  la vie  à celui d’entre  eux qui consentirait  à
              supplicier  ses camarades ,  c’est-à-dire,  au plus méchant .  Aucun n’acceptant  la
              proposition ,  un colon  ordonne  à un de ses nègres  de les pendre ,  sous peine  d’être
              pendu  lui-même.  Ce nègre  demande  à passer  un moment  dans sa cabane ,  comme pour se
              préparer  à obéir  à l’ordre  qu’il a reçu  ;  là,  il saisit  une hache ,  s’abat  le poignet , 
              reparaît ,  et présentant  à son maître  un bras  mutilé ,  dont le sang  ruisselait  :  «  A
              présent ,  lui dit-il,  fais-moi pendre  mes camarades 301  !  » 
                  
homme  sans éducation ,  sans principes ,  réduit  par son état  à la
              condition de  la brute ,  qui s’abat  un poignet  plutôt que de s’avilir .  N’oublions  jamais
              que le serviteur  peut valoir  mieux que son maître . 
                  
placé  un sentiment  aussi héroïque  dans l’âme  de celui-là  ?  Est-ce
              l’étude  ?  est-ce la réflexion  ?  est-ce la connaissance  approfondie  des devoirs ? 
              Nullement .  Dans les premiers  temps ,  les hommes  qui se sont distingués  par les actions 
              les plus surprenantes ,  étaient asservis  aux plus grossiers  préjugés .  Le rêve  d’une
              vieille  femme  avait peut-être mis  les armes  à la main  du brave  Iroquois  qu’on vient 
              d’entendre parler  si fièrement  à ses ennemis .  Un autre chef  leur eût peut-être
              impitoyablement  cassé  la tête . 
                  
science  plus évidente  et plus simple  que la morale  pour l’ignorant  ; 
              il n’y en a pas de plus épineuse  et de plus obscure  pour le savant .  C’est peut-être la
              seule  où l’on ait tiré  les corollaires  les plus vrais ,  les plus éloignés  et les plus
              hardis ,  avant que  d’avoir posé  des principes .  Pourquoi cela ?  C’est qu’il y a des
              héros  longtemps avant qu’ il y ait des raisonneurs .  C’est le loisir  qui fait les uns , 
              c’est la circonstance  
qui fait les autres :  le
              raisonneur  se forme  dans les écoles ,  qui s’ouvrent  tard  ;  le héros  naît  dans les
              périls ,  qui sont de tous les temps .  La morale  est en action  dans ceux-ci ,  comme elle
              est en maxime  dans les poètes  :  la maxime  est sortie  de la tête  du poëte ,  comme
              Minerve  de la tête  de Jupiter …  Souvent il faudrait un long  discours  au philosophe  pour
              démontrer  ce que l’homme  du peuple  a subitement  senti 302 .
               
bonheur  ?…  Ce n’est pas une question  à résoudre  au jugement  de la
              multitude . 
                  
«  Lorsqu’il s’agira  du bonheur ,  ne me dites pas,  comme si vous aviez recueilli  les
              opinions  au sénat  :  Voilà l’avis  du plus grand nombre .  » 
                  
multitude  ? 
                  
                  
stoïcisme  n’est autre chose  qu’un traité  de la liberté  prise  dans toute son
              étendue . 
                  
doctrine ,  qui a tant de points communs  avec les cultes  religieux ,  s’était
               comme les autres superstitions ,  il y a longtemps qu’il n’y aurait plus ni
              esclaves  ni tyrans  sur la terre . 
                  
bonheur ,  au jugement  du philosophe  ?… * C’est la conformité 
              habituelle  des pensées  et des actions  aux lois  de la nature . 
            
                  
nature  ?  qu’est-ce que ses lois  ?  Il n’aurait pas été mal  de
              s’expliquer  sur ces deux points ;  car il est évident  que la nature  nous porte  avec
              violence  et nous éloigne  avec horreur  d’objets  que le stoïcien  exclut  de la notion  du
              bonheur . 
                  
Sénèque  écrivait  à Gallion ,  homme  instruit , ,  que les définitions  que l’on exige 
              ici auraient ramené  aux premiers  éléments  de la philosophie . 
                  
homme  heureux  du stoïcien  est celui qui ne connaît  d’autre bien que la vertu , 
              d’autre mal  que le vice  ;  qui n’est abattu  ni enorgueilli  par les événements  ;  qui
              dédaigne  tout ce qu’il n’est ni le maître  de se procurer ,  ni le maître  de garder ,  et
              pour qui le mépris  des voluptés  est la volupté  même. 
                  
homme  parfait  ;  mais l’homme  parfait  est-il l’homme  de la
              nature  ? 
                  
«  Quand on est inaccessible  à la volupté ,  on l’est à la douleur …   »  Voilà un de ces
              corollaires  de la doctrine  stoïcienne  auquel on n’arrive  que par une longue  chaîne  de
              sophismes .  Une statue  qui aurait la conscience  de son existence  serait presque le sage 
              et l’homme  heureux  de Zenon …  «  Il faut vivre  selon la nature …  »  Mais la nature ,  dont
              la main  bienfaisante  et prodigue  a répandu  tant de biens autour de notre berceau ,  nous
              en interdit -elle la jouissance  ?  Le stoïcien  se refuse-t -il à la délicatesse  des mets , 
              à la saveur  des fruits ,  à l’ambroisie  des vins ,  au parfum  des fleurs ,  aux caresses  de
              la femme  ?…  «  Non ;  mais il n’en est pas l’esclave …  »  Ni l’épicurien  non plus.  Si vous
              interrogez  celui-ci ,  il vous dira qu’entre toutes les voluptés ,  la plus douce  est
              celle qui naît  de la vertu .  Il ne serait pas difficile  de concilier  ces deux écoles 
              sur la morale .  La vertu  d’Épicure  est celle d’un homme  du monde  ;  et celle,  de Zenon , 
              d’un anachorète .  La vertu  d’Épicure  est un peu trop confiante  peut-être ;  celle de
              Zenon  est certainement  trop ombrageuse .  Le disciple  d’Épicure  risque  d’être séduit  ; 
              celui de Zenon ,  de se décourager .  Le premier a sans cesse  la lance  en arrêt  contre la
              volupté  ;  le second vit sous la même tente ,  et badine  avec elle. 
               
semble  que,  dans la nature ,  le corps  est le tyran  de l’âme ,  par les passions 
              effrénées  et les besoins  sans cesse  renaissants   ;  et qu’au contraire,  dans l’état  de
              société ,  il n’en est ni l’esclave  ni le tyran  :  ce sont deux associés  qui se
              commandent  et s’obéissent  alternativement .  Quand j’ai mangé ,  je médite  ;  et quand j’ai
              médité ,  il faut que je mange . 
                  
philosophie  stoïcienne  est une espèce  de théologie  pleine  de subtilités  ;  et je ne
              connais  pas de doctrine  plus éloignée  de la nature  que celle de Zenon . 
                  
recherche  du vrai  bonheur  conduit  Sénèque  à l’examen  de la volupté  d’Épicure  ;  et
              voici comment il s’en explique  ( chap.  XIII)   :  «  Pour moi,  dit-il,  je pense ,  et j’ose 
              l’avouer  contre l’opinion  de nos stoïciens ,  que la morale  de ce philosophe  est saine , 
              et même austère  pour celui qui l’approfondit  ;  sa volupté  est renfermée  dans les
              limites  les plus étroites .  La loi  que nous prescrivons  à la vertu ,  il l’impose  à la
              volupté  ;  il veut qu’elle soit subordonnée  à la nature  :  et ce qui suffit  à la nature , 
              est bien mince  pour la débauche .  Ceux qui se pressent  en foule  à la porte  de ses
              jardins ,  ne savent  pas combien la volupté  qu’on y professe  est tempérante  et sobre  ; 
              ils y sont attirés  par l’espoir  d’y trouver  l’apologie  de leurs vices  :  ces faux 
              disciples  avaient besoin  d’une autorité  respectable ,  et ils ont calomnié  le maître 
              dont ils ont emprunté  le manteau .  » 
                  
«  Épicure  fut un héros  déguisé  en femme .  » 
                  
volupté  naît  à côté de  la vertu ,  comme le pavot  au pied  de l’épi  ;  mais ce n’est
              point pour la fleur  narcotique  qu’on a labouré . 
                  
paraît  que le mot  volupté ,  mal  entendu ,  rendit  Épicure  odieux , 
              ainsi que le mot  intérêt ,  aussi mal  entendu ,  excita  le murmure  des
              hypocrites  et des ignorants  contre un philosophe  moderne 303 .
                  
efféminés ,  des lâches  corrompus ,  pour échapper  à l’ignominie  
qu’ils méritaient  par la dépravation  de leurs mœurs , 
              se dirent sectateurs  de la volupté ,  et le furent en effet ;  mais c’était de la leur, 
              et non de celle d’Épicure .  Pareillement  des gens  qui n’avaient jamais attaché  au mot 
                intérêt idée  que celle de l’or et de l’argent ,  se
              révoltèrent  contre une doctrine  qui donnait  l’intérêt  pour le mobile  de toutes nos
              actions  ;  tant il est dangereux  en philosophie  de s’écarter  du sens  usuel  et populaire 
              des mots . 
               
apologie  de l’épicurisme ,  Sénèque  passe  à l’apologie  de la philosophie  en
              général.  Combien j’ai été satisfait ,  en lisant  les chapitres  XVII et XVIII,  d’y
              trouver  les mêmes impertinences  adressées  à Sénèque ,  et par les mêmes personnages  que
              de nos jours !  On lui disait,  comme à nos sages  : 
                  
«  Vous parlez  d’une façon ,  et vous vivez  d’une autre.  »  ( Chap.  XVIII. ) 
                  
«  Ames  perverses ,  sachez  que les Platon ,  les Épicure ,  les Zenon  entendirent  autrefois
              le même reproche .  Ce n’est pas de nous que nous parlons ,  c’est de la vertu .  Quand nous
              faisons le procès  aux vices ,  nous commençons  par les nôtres  :  quand je le pourrai,  je
              vivrai  comme je dois.  Et le moyen  de ne pas paraître  trop riche  à des gens  qui n’ont
              pas trouvé  que Démétrius 304  fût assez pauvre  ?  » 
                  
«  Lorsque vous parlez  de nos mœurs ,  ou vous les connaissez ,  ou vous ne les connaissez 
              pas.  Si vous ne les connaissez  pas,  taisez -vous,  et ne vous exposez  pas au nom
              d’ infâmes  calomniateurs   ;  si vous les connaissez ,  citez  nos mauvaises ,  actions .  » 
                  
«  Nous ne nous sommes rien prescrit  aussi fortement  ( chap.  XXVI)  que de ne pas régler 
              notre conduite  sur vos opinions .  Continuez  vos injurieux  propos  :  ce sont pour nous
              les vagissements  d’enfants  qui souffrent .  » 
               
attaquait  autrefois le stoïcien  Sénèque ,  et la manière  dont il se
              défendait . 
            
                  
«  Si donc ( chap.  XVII,  XVIII,  XIX,  XX et XXI)  un de ces détracteurs  de la philosophie 
              vient  me dire,  comme ils disent tous :  Pourquoi votre conduite  ne répond -elle pas à
              vos discours  ?  Pourquoi ce ton soumis  avec vos supérieurs  ?  pourquoi regarder  l’argent 
              comme une chose nécessaire ,  et sa perte  comme un malheur  ?  pourquoi ces larmes , 
              lorsqu’on vous annonce  la mort  de votre femme  ou de votre ami  ?  qu’est-ce que cet
              intérêt  si délicat  sur l’article  de votre réputation ,  cette sensibilité  si exquise  à
              la piqûre  la plus légère  de la satire  ?  pourquoi vos terres  sont-elles plus cultivées 
              que les besoins  naturels  ne l’exigent  ?  pourquoi ces préceptes  austères  de frugalité  à
              des tables  somptueusement  servies  ?  pourquoi ces meubles  recherchés ,  ces vins ,  plus
              vieux  que vous,  ces projets  qui se succèdent  sans fin ,  ces arbres  qui ne rendent  que
              de l’ombre  ?  pourquoi votre femme  porte-t -elle à ses oreilles  la fortune  d’une famille 
              opulente  ?  que signifient  ces étoffes  précieuses  dont vos esclaves  sont couverts  ? 
              pourquoi le service  est-il un art  dans vos salles  à manger  ?  à quoi bon  ces vaisseaux 
              d’argent ,  pourquoi sont-ils si curieusement  arrangés  ?  et ces maîtres  dans l’art  de
              découper  les viandes ,  quelle figure  font-ils autour d’un philosophe  ?  Ajoutez ,  si vous
              voulez,  pourquoi ces possessions  au-delà  des mers ,  ces biens immenses  dont vous n’avez
              pas même l’état  ?  N’est-il pas également  honteux  de ne pas connaître  vos esclaves ,  si
              vous en avez peu,  ou d’en avoir un si grand nombre ,  que votre mémoire  n’y suffise 
              pas ?…  Sont-ce là tous vos reproches  ?  Je vais vous aider ,  et vous en fournir  auxquels
              vous ne pensez  pas.  Pourquoi ?  pourquoi ?  Écoutez ,  et retenez  bien ma réponse .  C’est
              que je ne suis pas un sage  ;  et,  pour ménager  de l’aliment  à votre malignité ,  c’est
              que je ne le serai jamais.  L’épicurien  Diodore  vient de  se tuer  :  c’est un insensé , 
              disent les uns  ;  les autres,  c’est un téméraire .  Vous attaquez  la vie  du stoïcien ,  et
              la mort  de l’épicurien  :  il est donc bien intéressant  pour vous qu’on ne croie  pas aux
              gens  de bien !  Si les partisans  de la vertu  sont vicieux ,  qu’êtes-vous donc ?  S’ils ne
              conforment  pas leur conduite  à leurs leçons ,  c’est qu’elles sont sublimes ,  ces
              leçons  ;  c’est que la pratique  en est difficile .  Et ces sublimes  leçons ,  dites-vous, 
              quelles sont-elles ?  Les voici.  Je verrai la mort  avec autant de fermeté  que j’en
              entends parler .  Je me résoudrai  aux travaux ,  quelque durs  qu’ils soient.  Je mépriserai 
              la richesse  absente  
comme présente  ;  ni plus triste 
              pour la savoir  ailleurs,  ni plus vain  pour l’avoir chez moi.  Que la fortune  vienne  à
              moi,  ou qu’elle me quitte ,  je ne m’en douterai  pas.  Les terres  d’autrui  me seront
              comme si elles m’appartenaient ,  et les miennes  comme si elles appartenaient  à autrui . 
              Né  pour tous les hommes ,  tous les hommes  seront nés  pour moi.  Mes biens,  je ne les
              posséderai  point en avare ,  je ne les dissiperai  point en prodigue  :  je jugerai  de mes
              bienfaits  sur le mérite  de celui qui les aura reçus ,  s’il en est digne ,  je ne croirai 
              pas avoir beaucoup fait.  Ma conscience ,  et non votre opinion ,  sera la règle  de ma
              vie  ;  mon propre  témoignage  prévaudra  auprès de moi sur celui de tout un peuple .  Je me
              rendrai  agréable  à mes amis ,  je serai indulgent  pour mes ennemis ,  j’irai au-devant  des
              demandes  honnêtes ,  je saurai  que l’univers  est ma patrie  ;  je vivrai ,  je mourrai  sans
              crainte ,  parce que j’aurai toujours chéri  la vertu ,  et que je n’aurai nui  à la liberté 
              de personne ,  ni à la mienne .  Ô vous,  qui haïssez  la vertu  et ses adorateurs ,  mordez , 
              déchirez ,  continuez  d’outrager  les gens  de bien :  mais sachez  du moins qu’au temps  où
              Caton  louait  les Curius ,  les Coruncanus ,  et qu’au siècle  où la possession  de quelques
              lames  d’argent  exposait  à la réprimande  du censeur ,  lui,  Caton ,  jouissait  de quatre
              cent mille sesterces  ;  sachez  que,  s’il lui fût survenu  une plus grande fortune ,  il ne
              l’aurait pas rejetée  ( chap.  XXI) .  Où le sort  peut-il mieux placer  la richesse  que chez
              un dépositaire  qui saura  l’employer  avec jugement ,  et la lui restituer  sans plainte  ? 
              La richesse  m’appartient ,  et vous lui appartenez  ;  le sage  ne l’a pas dérobée  :  elle
              n’est point souillée  de sang  ;  elle n’est ni le fruit  de l’extorsion ,  ni le produit 
              d’un gain  sordide  :  elle sortira  de chez lui d’une manière  aussi innocente  qu’elle y
              est entrée .  Il n’y aura que l’envie ,  qui souffrait  lorsqu’elle la vit arriver ,  qui
              pourra sourire  quand elle la verra s’en aller.  Il donnera …  Vous ouvrez  les oreilles , 
              vous tendez  la main  !  mais il ne donne  qu’aux gens  de bien.  » 
                  
précède ,  tout ce que j’omets ,  tout ce qui suit ,  est très-beau .  Quand on
              cite  Sénèque ,  on ne sait  ni où commencer ,  ni où s’arrêter .  Les philosophes  modernes 
              pourraient dire à leurs détracteurs  ce que le sage  de Sénèque  disait aux siens ( chap. 
              XXIV)   :  «  Ne vous permettez  pas de juger  ceux qui 
valent  mieux que vous ;  nous possédons  déjà un des premiers  avantages  de la vertu , 
              c’est de déplaire  aux méchants .  Soyez moins empressés  de surprendre  nos défauts ,  et
              regardez  aux vôtres,  dont les uns  éclatent ,  les autres sont cachés  dans vos
              entrailles ,  qu’ils dévorent .  En attendant ,  les exemples ,  les exhortations  ne sont pas
              à mépriser  :  laissez -nous donc prêcher  la vertu  ;  peut-être un jour ferons-nous mieux. 
                 »  
                  
               
souhaiter  que les philosophes  modernes ,  sourds  aux cris  de l’envie ,  et
              connaissant  mieux le prix  et la douceur  du repos ,  suivissent  l’exemple  du sage 
                Fontenelle 305  ;  se fissent,  comme lui,  un système  de bonheur  indépendant  des opinions  et des
              jugements  du vulgaire ,  et se dissent froidement  :  «  Je n’ai jamais lu  aucun des
              ouvrages  de mes ennemis 306  ;  je n’ai ni le
              droit  de les mépriser ,  parce que j’ignore  s’ils ont du talent ,  ou s’ils en manquent  ; 
              ni celui de les haïr ,  puisqu’ils ne m’ont pas fait le moindre  mal ,  puisqu’ils ne m’ont
              pas donné  un instant  d’humeur  pendant le jour,  ni un quart d’heure  d’insomnie  pendant
              la nuit .  Où en serions-nous,  si des hommes  pervers  pouvaient rendre  faux  ce qui est
              vrai ,  mauvais  ce qui est bon,  laid  ce qui est beau  ?  Le vrai ,  le bon et le beau 
              forment  à mes yeux  un groupe  de trois grandes figures ,  autour desquelles la méchanceté 
              peut élever  un tourbillon  de poussière  qui les dérobe  un moment  aux regards  des gens 
              de bien ;  mais,  le moment  qui suit ,  le nuage  disparaît ,  et elles se montrent  aussi
              vénérables  que jamais.  Si j’ai raison ,  il est inutile  que je me 
défende  ;  si j’ai tort ,  ma défense  ne me donnera  pas raison . 
              Je me suis fait un oreiller  sur lequel il est difficile  de troubler  mon repos  :  et qui
              est-ce qui sait  mieux que moi ce qu’il faut que je me dise et ce qu’il faudrait que je
              fisse pour me rendre  meilleur  ?  » 
            
               
guère  douter  que ce petit traité  ne soit la continuation  de celui qui
              précède . 
                  
retraite  qui nous rapproche  de nous-mêmes,  en nous séparant  de la foule  qui nous
              heurte ,  restitue  à notre marche  son égalité . 
                  
«  L’homme  est né  pour méditer ,  et pour agir .  Il est habitant ,  du monde ,  et citoyen 
              d’Athènes .  Il sert  la grande république  dans la solitude ,  et la petite dans les
              tribunaux  ou dans le ministère .  » 
                  
«  Épicure  dit que le sage  ne prendra  point de part aux affaires  publiques ,  si quelque
              chose ne l’y oblige .  » 
                  
«  Zenon ,  que le sage  prendra part  aux affaires  publiques ,  à moins que quelque chose
              ne l’en empêche .  » 
                  
énumération  des obstacles  est fort  étendue .  Par exemple ,  si la république  est
              trop corrompue ,  et qu’il n’y ait aucun espoir  de la sauver  ;  si les moyens  souffraient 
              des contradictions  insurmontables  ;  si l’État  est la proie  des méchants ,  le sage  se
              sacrifierait  inutilement . 
                  
,  au milieu des brigues  et des cabales  de l’ambition ,  parmi cette foule  de
              calomniateurs  qui empoisonnent  les meilleures  actions  ;  entouré  d’envieux  qui font
              échouer  les projets  les plus utiles ,  tantôt  pour vous en ravir  l’honneur ,  tantôt  pour
                
se ménager  de petits avantages  ;  de ces
              politiques  ombrageux  qui épient  les progrès  que vous faites dans la faveur  du
              souverain  et du peuple ,  pour saisir  le moment  où il convient  de vous desservir  et de
              vous renverser  ;  de cette nuée  de méchants  subalternes  qui ont intérêt  à la durée  des
              maux ,  et qui pressentent  la tendance  de vos opérations  ;  qu’a-t-on de mieux à faire
              que de renoncer  aux fonctions  d’État  ?  N’est-on utile  qu’en produisant  des candidats , 
              en secourant  les peuples ,  en défendant  les accusés ,  en récompensant  les hommes 
              industrieux ,  en opinant  pour la paix  ou pour la guerre  ?…  Non ;  mais je ne mettrai  pas
              sur la même ligne  celui qui médite  et celui qui agit .  Sans doute la vie  retirée  est
              plus douce  ;  mais la vie  occupée  est plus utile  et plus honorable  :  il ne faut passer 
              de l’une  à l’autre qu’avec circonspection  ;  c’est même l’avis  de Sénèque . 
                  
«  Et qu’importe ,  ajoute-t -il,  par quels motifs  le sage  embrasse  la retraite ,  si c’est
              lui qui manque  à l’État ,  ou si c’est l’État  qui lui manque  ?…  »  Il importe  beaucoup : 
              s’il manque  à l’État ,  c’est un mauvais  citoyen  ;  si l’État  lui manque ,  l’État  est
              insensé . 
                  
Sénèque  dispense  encore le sage  de l’administration ,  s’il manque  d’autorité ,  de force 
              et de santé .  Un homme  s’est montré  de nos jours plus intrépide  que le stoïcien  ne
                l’exige 307 .
                  
En passant  en revue  tous les gouvernements ,  Sénèque  n’en trouvait  pas un seul  auquel
              le sage  pût convenir ,  et qui pût convenir  au sage . 
                  
«  S’il est mécontent  de la république ,  comme il ne manquera  pas d’arriver ,  pour peu
              qu’il soit difficile ,  où se retirera-t -il ?  Dans Athènes ,  où Socrate  fut condamné ,  et
              d’où Aristote  s’enfuit  pour ne le pas être ?  A Carthage ,  le théâtre  continuel  des
              dissensions  ?  » 
                  
En passant  en revue  plusieurs de nos gouvernements ,  le sage  serait encore de l’avis 
              de Sénèque . 
               
siècles  d’une oppression  générale ,  puisse la révolution  qui vient de 
              s’opérer  au-delà  des mers ,  en offrant  à tous les habitants  de l’Europe  un asile  contre
              le fanatisme  et la tyrannie ,  instruire  eaux  qui gouvernent  les hommes ,  sur le légitime 
              usage  de leur autorité  !  Puissent ces braves  Américains ,  qui ont mieux aimé  voir leurs
              femmes  outragées ,  leurs enfants  égorgés ,  leurs habitations  détruites ,  leurs champs 
              ravagés ,  leurs villes  incendiées ,  verser  leur sang  et mourir ,  que de perdre  la plus
              petite portion  de leur liberté ,  prévenir  l’accroissement  énorme  et l’inégale 
              distribution  de la richesse ,  le luxe ,  la mollesse ,  la corruption  des mœurs ,  et
              pourvoir  au maintien  de leur liberté  et à la durée  de leur gouvernement  !  Puissent-ils
              reculer ,  au moins  pour quelques siècles ,  le décret  prononcé  contre toutes les choses
              de ce monde  ;  décret  qui les a condamnés  à avoir leur naissance ,  leur temps  de
              vigueur ,  leur décrépitude  et leur fin  !  Puisse la terre ,  engloutir  celle de leurs
              provinces  assez puissante  un jour et assez insensée  pour chercher  les moyens  de
              subjuguer  les autres !  Puisse dans chacune  d’elles ou ne jamais naître ,  ou mourir 
              sur-le-champ  sous le glaive  du bourreau ,  ou par le poignard  d’un Brutus ,  le citoyen 
              assez puissant  un jour,  et assez ennemi  de son propre  bonheur ,  pour former  le projet 
              de s’en rendre  le maître  ! 
                  
songent  que le bien général  ne se fait jamais que par nécessité ,  et que le
              temps  fatal  pour les gouvernements  est celui de la prospérité ,  et non celui de
              l’adversité . 
                  
lise  au premier  paragraphe  de leurs annales  :  «  Peuples  de l’Amérique 
              septentrionale ,  rappelez -vous à jamais que la puissance  dont vos pères  vous ont
              affranchis ,  maîtresse  des mers  et des terres ,  il n’y avait qu’un moment ,  fut conduite 
              sur le penchant  de sa ruine  par l’abus  de la prospérité .  » 
                  
adversité  occupe  les grands talents  ;  la prospérité  les rend  inutiles ,  et porte  aux
              premiers  emplois  les ineptes ,  les riches  corrompus ,  et les méchants . 
                  
songent  que la vertu  couve  souvent le germe  de la tyrannie . 
                  
homme  est longtemps à la tête  des affaires ,  il y devient  despote .  S’il y
              est peu de temps ,  l’administration  se
            
                  
relâche  et languit  sous une suite  d’administrateurs  communs . 
                  
songent  que ce n’est ni par l’or,  ni même par la multitude  des bras ,  qu’un
              État  se soutient ,  mais par les mœurs . 
                  
hommes  qui ne craignent  pas pour leur vie ,  sont plus redoutables  que dix mille
              qui craignent  pour leur fortune . 
                  
maison ,  au bout de  son champ ,  à côté de  son métier ,  à
              côté de  sa charrue ,  son fusil ,  son épée ,  et sa baïonnette . 
                  
soldats . 
                  
songent  que,  si,  dans les circonstances  qui permettent  la délibération ,  le
              conseil  des vieillards  est le bon ;  dans les instants  de crise ,  la jeunesse  est
              communément  mieux avisée  que la vieillesse . 
               
Sénèque  pense  que la nature  nous a faits pour méditer  et pour agir  ;  mais lorsque les
              circonstances  réduisent  le philosophe  à la vie  contemplative ,  il est encore une gloire 
              à laquelle il peut prétendre .  «  Chrysippe  et Zenon ,  dans leur retraite ,  ont mieux
              mérité  du genre  humain  que s’ils avaient conduit  des armées ,  occupé  des emplois ,  et
              promulgué  des lois …  »  Vaut -il mieux avoir éclairé  le genre  humain ,  qui durera 
              toujours,  que d’avoir ou sauvé  ou bien  ordonné  une patrie  qui doit finir  ?  Faut-il
              être l’homme  de tous les temps ,  ou l’homme  de son siècle  ?  C’est un problème  difficile 
              à résoudre . 
                  
Auguste ,  ce maître  de l’univers ,  cet homme  qui réglait  d’un mot  le sort  des nations , 
              regardait  le jour qui le délivrerait  de sa grandeur ,  comme le plus fortuné  de sa vie . 
              Cependant il mourut  empereur ,  et fit bien.  Rien de plus difficile  que de se défaire  de
              l’habitude  de commander ,  si ce n’est de celle d’obéir  :  l’esclave  a perdu  son âme 
              quand il a perdu  son maître  ;  comme le chien  égaré  dans les rues,  il crie  jusqu’à ce
              qu’il ait retrouvé  la maison  où il est nourri  d’eau  et de pain ,  et assommé  de coups de
              bâton . 
                  
mœurs ,  quelles effroyables  mœurs  que celles des Romains  !  Je ne parle  pas de
              la débauche ,  mais de ce caractère  féroce  qu’ils tenaient  apparemment  de l’habitude  des
              combats  du Cirque .  Je frémis  lorsque j’entends  un de ces citoyens ,  blasé  
sur les plaisirs ,  las  des voluptés  de la Campanie ,  du silence 
              et des forêts  du Brutium ,  des superbes  édifices  de Tarente ,  se dire à lui-même :  «  Je
              m’ennuie  ;  retournons  à la ville  :  je me sens  le besoin  de voir couler  du sang .  »  Et
              ce mot  est celui d’un efféminé  ! 
                  
tardera  pas à devenir  cruel  partout  où l’on circulera  parmi des bourreaux  et
              des assassins ,  partout  où l’on verra au pied  des autels  et sur les places  publiques 
              une continuelle  effusion  de sang .  Lorsque je compte  les prêtres  et les temples ,  les
              jeux  du Cirque  et ses victimes ,  Rome  ancienne  me semble  une grande boucherie  où l’on
              donnait  leçon  d’inhumanité . 
               
Sénèque  s’exhorte  à l’examen  des choses,  sans partialité ,  sans cette haine 
              implacable  que sa secte  a vouée  à toutes les autres. 
                  
venait  cette intolérance  des stoïciens  ?  De la même source  que celle des dévots 
              outrés .  Ils ont de l’humeur ,  parce qu’ils luttent  contre la nature ,  qu’ils se privent 
              et qu’ils souffrent .  S’ils voulaient s’interroger  sincèrement  sur la haine  qu’ils
              portent  à ceux qui professent  une morale  moins austère ,  ils s’avoueraient  qu’elle naît 
              de la jalousie  secrète  d’un bonheur  qu’ils envient ,  et qu’ils se sont interdit ,  sans
              croire  aux récompenses  qui les dédommageront  de leur sacrifice  ;  ils se reprocheraient 
              leur peu de foi ,  et cesseraient  de soupirer  après la félicité  de l’épicurien  dans
              cette vie ,  et la félicité  du stoïcien  dans l’autre. 
            
               
Helvia  était mère de Sénèque .  Elle resta  orpheline  presque en naissant ,  et passa  sous
              l’autorité  d’une belle-mère .  Quelque indulgence  qu’on suppose  dans une belle-mère ,  ce
              n’est pas sans,  difficulté  qu’on parvient  à lui plaire .  Un oncle  qui la chérissait  lui
              fut enlevé  au moment où  elle l’attendait ,  les bras  ouverts ,  à son retour  d’Egypte  : 
              dans le même mois  elle perdit  son époux .  L’absence  de ses enfants  la laissa  seule  sous
              le poids  de cette affliction .  Sa vie  n’avait été qu’un tissu  d’alarmes ,  de périls  et
              de douleurs ,  lorsqu’elle recueillit  les cendres  de trois de ses petitsfils ,  dans le
              même pan  de sa robe  où elle les avait reçus  en naissant .  Vingt jours s’étaient écoulés 
              depuis les funérailles  du fils  de Sénèque ,  lorsque le père  fut séparé  d’elle par
              l’exil .  Ce dernier  événement  est le sujet  de la Consolation . 
                  
ouvrage ,  écrit  dans la situation  la plus cruelle  et la contrée  la plus affreuse , 
              est plein  d’âme  et d’éloquence .  Le beau  génie  et l’excellent  caractère  du philosophe 
              s’y développent  en entier .  Il s’y montre  sous une multitude  de formes  diverses  :  il
              est érudit ,  naturaliste ,  philosophe ,  historien ,  moraliste ,  religieux ,  sans s’écarter 
              de son sujet .  On ne saurait  s’empêcher  d’accorder  de l’admiration  et de l’estime  à
              l’homme  sensible  qui réunit  tant de vertus  et tant de talents . 
                  
citer  de ce bel  écrit ,  que j’en citerai  peu de chose . 
              Sénèque  dit à sa mère  : 
                  
«  J’espère  que vous ne refuserez  pas à un fils  à qui vous 
n’avez jamais rien refusé ,  la grâce  de mettre  un terme  à vos
              regrets .  » 
                  
«  Vous me croyez  malheureux  ;  je ne le suis pas,  je ne puis le devenir .  » 
                  
«  Je ne me suis jamais fié  à la fortune  :  tous les avantages  que je tenais  de sa
              faveur ,  les richesses ,  les honneurs ,  la gloire ,  je les ai possédés  de manière  qu’elle
              pût les reprendre  sans m’affliger  ;  j’ai toujours laissé  entre elle et moi un grand
              intervalle .   » 
                  
vrai ,  comment aurait-il eu le front  de le dire à sa mère  ?  Et
              Helvia  n’aurait-elle pas été dans le cas  de lui répondre  :  «  Mon fils ,  vous
              mentez  ?  » 
                  
«  En quelque lieu  que l’homme  de bien soit relégué ,  il y trouve  la nature ,  la mère 
              commune  de tous les hommes ,  et sa vertu  personnelle .  » 
                  
«  De tous les points de la terre ,  nos regards  se dirigent  également  vers le ciel ,  et
              le séjour  de l’homme  est à la même distance  de la demeure  des immortels .   »  
                  
                  
«  Est-on malheureux  dans un exil  vers lequel on attire  les regrets  des citoyens 
              vertueux  ?  Le beau  jour pour Marcellus  exilé ,  que celui où Brutus  ne pouvait le
              quitter ,  et César  n’osa  l’aller voir !  Brutus  était affligé ,  et César  honteux  de
              revenir  sans Marcellus .  » 
                  
«  Un grand homme  debout  est encore un homme  grand à terre .  » 
                  
«  L’homme  a un penchant  naturel  à se déplacer …  »  Je ne le pense  pas ;  cette maxime 
              contredit  et les philosophes  et les poètes ,  qui tous ont unanimement  reconnu  et
              préconisé  l’attrait  du sol .  Ainsi que tous les animaux ,  l’homme  ne s’éloigne  du lieu 
              de sa naissance  que d’un assez court  intervalle  ;  cet intervalle  est limité  par ses
              besoins  et par ses forces  ;  il le mesure  sur la fatigue  du retour .  Il ne quitte  son
              berceau  que quand il en est chassé .  Le lièvre  et le cerf ,  qui vont si vite ,  changent 
              rarement  de forêt  ;  l’aigle  plane  presque toujours au-dessus des mêmes montagnes .  Le
              sol  rappelle  l’homme  des pays  lointains ,  où l’intérêt  ne l’a point transporté  sans
              l’arracher  des bras  de 
son père ,  de sa mère ,  de ses
              frères ,  de sa femme ,  de ses enfants ,  de ses concitoyens  :  il s’est retourné  plus d’une
              fois  ;  ses mains  se sont portées ,  ses yeux  baignés  de larmes  se sont fixés  vers la
              ville ,  sur le rivage  qu’il venait de  quitter . 
                  
Sénèque  ajoute  :  «  De vos enfants ,  l’un est parvenu  aux dignités  par son mérite  ;  la
              sagesse  de l’autre les a dédaignées  :  jouissez  de la considération  de celui-là ,  du
              loisir  de celui-ci ,  de la tendresse  de tous deux.  Gallion  a recherché  la grandeur  pour
              vous honorer  ;  Mêla ,  le repos ,  pour n’être qu’à vous.  Le sort  a voulu que l’un vous
              servît  d’appui ,  l’autre de consolateur .  Vous êtes défendue  par le crédit  du premier  ; 
              vous jouissez  de la tranquillité  du second  :  ils se disputeront  de zèle ,  et l’amour 
              des deux suppléera  à la perte  d’un seul .  » 
                  
«  Le sexe  n’est point une excuse  pour celle qui n’en montra  jamais aucune des
              faiblesses .  » 
                  
Sénèque  n’est pas pathétique ,  lorsqu’il fait dire à Helvia  :  «  Je suis privée  dès
              embrassements  de mon fils  !  je ne jouis  plus de sa présence ,  de sa conversation .  Où
              est-il,  le mortel  chéri  dont la vue  dissipait  la tristesse  de mon front ,  dont le sein 
              recevait  le dépôt  de mes inquiétudes  ?  Que sont devenus  ces entretiens  dont je ne
              sentis  jamais la satiété  ?  ces études  auxquelles j’assistais  avec un plaisir  si rare 
              dans une femme  ?  Et cette tendresse  qu’on laissait  éclater  à ma rencontre ,  cette joie 
              ingénue  qui se déployait  à mon approche ,  je la cherche ,  et je ne la trouve  plus !  » 
              ■
                  
Sénèque  n’est pas pathétique ,  lorsqu’il ajoute  :  «  Vous revoyez  les lieux  témoins 
              de nos caresses  et de nos repas  !  ce dernier  entretien ,  si capable  de déchirer  une
              âme ,  vous vous le rappelez .  Combien vous souffrîtes  !  combien vous aviez souffert 
              jusqu’à ce moment  !  C’est à travers  des cicatrices  que votre sang  a recommencé  de
              couler  !  » . 
                  
Sénèque  n’est pas pathétique ,  lorsqu’il continue  :  «  Tournez  vos yeux  sur mes
              frères  !  tant qu’ils vous resteront ,  vous sera-t-il permis  de vous plaindre  de la
              fortune  ?…  Tournez  vos yeux  sur vos petits-enfants  :  quelles larmes  ne suspendrait  pas
              leur innocente  gaieté  ?  quelle tristesse  ne céderait  pas à leurs 
jeux  enfantins  ?…  Puisse la cruauté  du destin  s’épuiser  sur
              moi seul ,  victime  expiatrice  pour toute ma famille  !  Serrez  entre vos bras  Novatilla … 
              Songez  à votre père  :  tant que votre père  vivra ,  ce serait un crime  à sa fille  de
              croire  qu’elle a trop vécu …  Je ne vous parlais  pas de votre sœur .  C’est sur ses genoux 
              que je suis entré  dans Rome  ;  ce sont ses soins  maternels  qui m’ont conservé  la vie  ; 
              c’est son crédit  qui m’a conduit  à la questure .  Jetez  vos bras  autour d’elle, 
              réfugiez -vous dans son sein …  Je sais  que vos pensées  reviendront  souvent sur moi, 
              parce qu’il est naturel  de porter  la main  à la partie  douloureuse  ;  mais sur ce que
              vous connaissez  de mes principes  et de l’emploi  de mes journées ,  jugez  si je puis être
              malheureux .  » 
                  
«  Je ne m’aperçois  de la pauvreté  que par l’absence  des soins  que la richesse 
              entraîne …  Quand les serments  furent-ils respectés  ?  Ce fut au temps  où l’on jurait  par
              des dieux  d’argile …  Lequel des deux estimerai -je davantage ,  ou de celui qui sait  vivre 
              d’un morceau  de pain ,  ou de César ,  qui dépense  en un souper  cent millions de
              sesterces  ?…  Tout se fait à temps .  C’est lorsque Apicius  donne  aux citoyens  des leçons 
              publiques  de gourmandise ,  que les philosophes  sont chassés  de Rome …  Apicius  se trouve 
              indigent  avec dix millions de sesterces ,  et se tue .  Peu de chose  suffit  à la nature , 
              rien ne suffit  à la cupidité .  La nature  a rendu  facile  ce qu’elle a rendu 
              nécessaire .  » 
               
commençai  cet ouvrage ,  ou plutôt mes lectures ,  je ne me proposai  pas
              seulement  de recueillir  quelques-unes des belles  pensées  de Sénèque  ;  j’avais encore
              le dessein  d’y joindre  les anecdotes  historiques  qui rendent  ses ouvrages  si
              intéressants  et si précieux . 
                  
Consolation  à Helvia ,  si je ne me trompe ,  qu’il
              raconte  que,  dans la foule  des citoyens  qui gémissaient  sur le sort  d’Aristide ,  que
              l’on conduisait  au supplice ,  il y eut un impudent  qui lui cracha  au visage .  Phocion 
              essuya  la même avanie  ;  d’où je conclus  que la populace  d’Athènes  était plus vile  que
              la nôtre .  On ne t’aurait pas fait la même insulte ,  à toi,  ô le plus haï ,  le plus
              méprisable  et le plus méprisé  des hommes  !  Je
            
                  
nomme  pas,  mais tu te reconnaîtras ,  si tu me lis …  Tu rougis  !  tu
              pâlis  !  tu.  t’es reconnu 308 .
                  
histoire  ancienne ,  qui nous entretient  sans cesse  de grands personnages ,  attache  si
              rarement  nos regards  sur la multitude ,  que nous ne l’imaginons  pas,  dans les temps 
              passés ,  aussi grossière ,  aussi perverse  que de nos jours :  peu s’en faut que nous ne
              croyions  qu’on ne traversait  pas une rue d’Athènes  sans être coudoyé  par un Démosthène 
              ou par un Cimon .  Et l’avenir  pourrait bien croire ,  à moins que l’esprit  philosophique 
              ne s’introduise  à la fin  dans l’histoire ,  qu’on ne traversait  pas une rue de Paris 
              sans coudoyer  un N***,  un Malesherbes  ou un Turgot 309 .
                  
Sénèque  n’aurait laissé  que ce morceau ,  qu’il aurait droit  au respect  des gens  de
              bien et à l’éloge  de la postérité .  Lorsqu’il s’occupait  des chagrins  de sa mère ,  il
              était bien plus à plaindre  qu’elle. 
            
                  
présume  que le Paulinus  à qui Sénèque  adresse  ce traité ,  était père de Pauline ,  la
              seconde  femme  de Sénèque .  Il exerçait  à Rome  une charge  très-importante ,  la
              surintendance  générale  des vivres . 
                  
«  La vie  n’est courte ,  dit Sénèque ,  que par le mauvais  emploi  qu’on en fait.  » 
                  
«  Perdre  sa vie ,  c’est tromper  le décret  des dieux .  » 
                  
«  Se cacher  son âge ,  c’est vouloir mentir  au destin .  » 
                  
lit  point ce traité  sans s’appliquer  à soi-même  la plupart des  sages  réflexions 
              dont il est parsemé .  Un homme  de lettres 310  se plaignait  de la rapidité  du temps .  Un de ses amis ,  témoin  de ses
                regrets 311 , et sachant  d’ailleurs  combien il était
              prodigue  du sien,  l’interrompit  en lui citant  ce passage  de Sénèque  :  Tu
                te plains  de la brièveté  de la vie ,  et tu te laisses  voler  la tienne  .  «  On ne
              me vole  point ma vie ,  répondit  le philosophe  ;  je la donne  :  et qu’ai-je de mieux à
              faire que d’en accorder  une portion  à celui qui m’estime  assez pour solliciter  ce
              présent  ?  Quelle comparaison  d’une belle  ligne ,  quand je saurais  l’écrire ,  à une belle 
              action  ?  On n’écrit  la belle  ligne  que pour exhorter  à la bonne action ,  qui ne se fait
              pas ;  on n’écrit  la belle  ligne  que pour accroître  sa réputation  :  et l’on ne pense 
              pas qu’au bout d’ un nombre  d’années  assez courtes ,  et 
qui s’écoulent  avec rapidité ,  il sera très-indifférent  qu’il
              y ait au frontispice  de la Pétréide ,  THOMAS ,  ou un autre nom  ;  on ne
              pense  pas que le point important  n’est pas que la chose soit faite par un autre ou par
              soi,  mais qu’elle soit faite et bien faite par un méchant  même ou par un homme  de
              bien ;  on prise  plus l’éloge  des autres que celui de sa conscience .  On ne me louera , 
              j’en conviens ,  ni dans ce moment  où je suis,  ni quand je ne serai plus ;  mais je m’en
              estimerai  moi-même,  et l’on m’en aimera  davantage .  Ce n’est point un mauvais  échange 
              que celui de la bienfaisance  dont la récompense  est sûre ,  contre de la célébrité  qu’on
              n’obtient  pas toujours,  et qu’on n’obtient  jamais sans inconvénient .  Je n’ai jamais
              regretté  le temps  que j’ai donné  aux autres,  je n’en dirais pas autant de celui que
              j’ai employé  pour moi.  Peut-être m’en imposé -je par des illusions  spécieuses ,  et ne
              suis-je prodigue  de mon temps  que par le peu de cas  que j’en fais :  je ne dissipe  que
              la chose que je méprise  ;  on me la demande  comme rien,  et je l’accorde  de même.  Il
              faut bien que cela soit ainsi,  puisque je blâmerais  en d’autres ce que j’approuve  en
              moi.  » 
                  
Fort bien ,  répliquera  Sénèque  ( chap.  III)   :  «  mais le temps  que tu t’es laissé  ravir 
              par une maîtresse ,  celui que tu as perdu  à quereller  avec ta femme ,  tes domestiques  et
              tes enfants  ;  en amusements ,  en distractions ,  en débauches  de table ,  en visites 
              inutiles ,  en courses  aussi fatigantes  que superflues  ?  tes passions ,  tes goûts ,  tes
              fantaisies ,  tes folies  n’ont-elles pas mis  tes jours et tes nuits  au pillage ,  sans que 
              tu t’en sois aperçu  ?…  » 
                  
journées  sont longues  et les années  sont courtes  pour l’homme  oisif  :  il se
              traîne  péniblement  du moment  de son lever  jusqu’au moment de  son coucher  ;  l’ennui 
              prolonge  sans fin  cet intervalle  de douze à quinze heures,  dont il compte  toutes les
              minutes  :  de jours d’ennui  en jours d’ennui ,  est-il arrivé  à la fin  de l’année  ?  il
              lui semble  que le premier de janvier  touche  immédiatement  au dernier  de décembre , 
              parce qu’il ne s’intercale  dans cette durée  aucune action  qui la divise .  Travaillons 
              donc :  le travail ,  entre autres avantages ,  a celui de raccourcir  les journées ,  et
              d’étendre  la vie . 
                  
vieillard  occupé ,  dont le travail  assidu  augmentera  sans relâche  la somme  des
              connaissances ,  laissera  toujours entre le jeune homme  et lui à peu près la même
              différence  d’instruction ,  
et la société  de celui-ci 
              ne lui déplaira  jamais.  Il n’en est pas ainsi du vieillard  oisif  ;  il s’avance  vers un
              moment  où,  honteux  d’être devenu  l’écolier  d’un adolescent ,  il fuira  un commerce  où la
              supériorité  qu’on aura prise  sur lui par l’étude ,  et qui s’accroîtra  par les progrès 
              successifs  de l’esprit  humain ,  l’humiliera  sans cesse ,  et l’affligera .  Lisons  donc
              tant que nos yeux  nous le permettront ,  et tâchons  d’être au moins  les égaux  de nos
              enfants .  Plutôt s’user  que se rouiller . 
                  
ciel  nous exauçait ,  l’impatience  de nos craintes ,  de nos espérances ,  de nos
              souhaits ,  de nos peines ,  de nos plaisirs ,  abrégerait  notre vie  des deux tiers .  Être
              bizarre ,  tu crains  la fin  de ta vie ,  et,  en une infinité  de circonstances ,  tu hâtes  la
              célérité  du temps  !  Il ne tient  pas à toi qu’entre l’instant  où tu es et l’instant  où
              tu voudrais être,  les jours,  les mois ,  les années  intermédiaires  ne soient anéanties  : 
              la chose que tu attends  n’est rien peut-être,  ou presque rien ;  et celle que tu
              sacrifierais  volontiers ,  est tout ! 
               
Sénèque  ( chap.  I)  prétend  qu’Aristote  intenta  à la nature  un procès  indigne  d’un sage 
              sur la longue  vie  qu’elle accorde  à quelques animaux ,  tandis qu’elle a marqué  un terme 
              si court  à l’homme ,  né  pour tant de choses importantes …  «  Nous n’avons pas trop peu de
              temps ,  lui dit-il ;  nous en perdons  trop…  »  Certes ,  ce n’était pas un reproche  à faire
              au plus laborieux  des philosophes …  «  La vie  serait assez longue ,  et suffirait  pour
              achever  les plus grandes entreprises ,  si nous savions  en bien placer  les instants …  » 
              Cela est-il vrai  ?  La course  de notre vie  est déjà fort  avancée  lorsque nous sommes
              capables  de quelque chose de grand,  et celui qui avait formé  le projet  de te faire
              admirer  des Français ,  en leur mettant  ton ouvrage  sous les yeux ,  est mort  avant que 
              d’avoir mis  la dernière  main  à son travail 312 …  Sénèque ,  adressez  ces reproches 
              aux hommes  dissipés ,  mais épargnez -les à Aristote  ;  épargnez -les à vous-même,  et à
            
                  
hommes  célèbres  que la mort  a surpris  au milieu des plus belles  entreprises . 
              Je suis bien loin de  sentir  comme vous ;  je regrette  que vos semblables  soient
              mortels . 
                  
peine  à trouver  dans Sénèque  plus d’un endroit  où il se plaint  de
              la multiplicité  des affaires  et de la rapidité  des heures.  L’animal  sait ,  en naissant , 
              tout Ge  qu’il lui importe  de savoir  ;  l’homme  meurt  lorsque son éducation  est à peine 
              achevée . 
                  
procès  à Aristote ,  il le fait aussi à Hippocrate ,  qui a ouvert  son
              sublime  et profond  ouvrage  des Aphorismes mots  :  «  L’art  est
              long ,  la vie  courte ,  le jugement  difficile ,  l’expérience  périlleuse ,  et l’occasion 
              fugitive …  »  C’est à l’imperfection  actuelle  de la médecine ,  malgré les travaux  d’une
              multitude  d’hommes  de génie ,  ajoutés  et surajoutés successivement 
              aux travaux  de ce grand homme ,  à justifier  l’archiatre  et le philosophe .  N’en déplaise 
              à Sénèque ,  quand on a comparé  la difficulté  de perfectionner  une science ,  de se
              perfectionner  soimême ,  avec la rapidité  de nos jours,  on trouve  que l’homme  qui a
              ménagé  ses moments  avec la plus grande économie ,  qui ne s’en est laissé  dérober  aucun
              par facilité ,  qui n’a rien perdu  de ses heures par maladie ,  par paresse  ou par
              négligence ,  et qui est parvenu  à l’extrême  vieillesse ,  a cependant bien peu vécu . 
               
obstacles  ne venaient  que de l’étendue  et de la difficulté  de la
              chose !  Mais combien de fois n’arrive-t -il pas que les préjugés ,  les usages ,  les
              coutumes ,  les religions ,  les 
lois  mêmes s’opposent 
              aux progrès  !  J’en citerai  l’anatomie  pour exemple .  Nos gymnases  publics  de médecine 
              et de chirurgie ,  quoique les moins utiles  à l’instruction ,  ont seuls  le droit  de
              demander  des cadavres  au grand hôpital ,  qui ne leur en fournit  pas le trentième  du
              besoin .  La plupart  sont infectés  de scorbut ,  d’ulcères ,  d’abcès  et d’autres maladies 
              contagieuses .  Les écoles  particulières ,  plus instructives ,  où l’élève  travaille  de
              lui-même et s’exerce  aux opérations ,  vont aux cimetières  :  on corrompt  les fossoyeurs , 
              on force  les grilles ,  on escalade  les murs ,  on s’expose  aux animaux  qui veillent  dans
              ces enclos  publics ,  et aux châtiments  de la police ,  pour s’emparer  de corps  à demi 
              pourris ,  et funestes  à l’artiste  qui les ouvre ,  et à l’auditeur  qui les approche . 
                  
science  cesse  de s’en occuper ,  que deviennent  les restes  ?  On ne les brûle 
              pas sans se constituer  en dépense ,  et sans exciter  des vapeurs  nuisibles  :  souvent on
              les jette  dans les rues,  au grand scandale  du citoyen ,  incertain  si cette cuisse  n’est
              pas celle de son père ,  et cet organe ,  celui même où il a pris  naissance  ;  on les porte 
              à la rivière ,  au hasard  d’être surpris  par la garde ,  traîné  chez un commissaire ,  et de
              la maison  du commissaire  conduit  en prison . 
                  
peuples  anciens ,  en Egypte ,  on n’embaumait  pas sans disséquer  ;  en Grèce ,  on
              abandonnait  au scalpel  les suppliciés  ;  à Sparte ,  les enfants  condamnés  à l’apothète   par leur difformité ,  à Rome ,  sous les premiers  rois ,  les
              nouveau-nés  exposés  par l’indigence ,  les malfaiteurs  et les ennemis  tués  les armes  à
              la main . 
                  
médecins  qui suivirent  les armées  de Marc-Aurèle  profitèrent  de ce privilège .  On
              lit  dans les Déclamations Sénèque  le père  que,  malgré l’usage  des
              bûchers ,  on fouillait  les viscères  des morts  pour y trouver  les causes  des infirmités 
              des vivants . 
                  
Espagne ,  où la médecine  et la chirurgie  sont peu cultivées ,  ces sciences 
              obtiennent  cependant tous les secours  dont elles ont besoin .  En Prusse ,  ces secours 
              sont faciles  et gratuits . 
                  
étude  de l’anatomie  est contrariée  dans la capitale ,  c’est pis  encore à Lyon ,  à
              Bordeaux ,  à Montpellier ,  dans toutes nos provinces .  Il n’y a qu’à Strasbourg  où l’on
              m’a assuré  que tous
            
                  
cadavres  bourgeois  étaient livrés  au démonstrateur  sans aucune
              rétribution . 
                  
appelons  policés ,  et nous ignorons  que plus une science  qui ne s’apprend 
              point dans les livrés  est importante ,  plus les moyens  de s’y perfectionner  doivent
              être libres  et multipliés  !  Ce que je dis ici dans le texte  pouvait être mis  en note  ; 
              mais je veux qu’il soit lu ,  et j’espère  que des voix  réunies  s’élèveront  utilement 
              contre les abus .  J’ai souhaité  que la digne  et respectable  femme 313  qu’on ne saurait  trop louer  et qui nous a prouvé  sans
              réplique  qu’avec une somme  très-modique 314 , un malade  pouvait être mieux soigné  dans un hôpital  que
              dans sa propre  maison ,  ne laissât  pas dévorer  aux vers,  sans avantage  pour nous,  les
              cadavres  des malheureux  que ses secours  n’auront pu conserver 315 .
               
satisfait  de ce que Sénèque  vient  d’adresser  à Aristote ,  que de
              ce qu’il va dire à Paulinus  ( chap.  XVIII,  XIX) . 
                  
«  Songez  à combien d’inquiétudes  vous expose  un emploi  aussi considérable .  Vous avez
              affaire  à des estomacs  qui n’entendent  ni l’équité ,  ni la raison .  Vous êtes le médecin 
              d’un de ces maux  urgents  qu’il faut traiter  et guérir  à l’insu  des malades . 
              Croyez -vous qu’il y ait aucune comparaison  entre passer  son temps  à surveiller  aux
              fraudes  des marchands  de blé ,  à la négligence  des magasiniers ,  à prévenir  l’humidité 
              qui échauffe  et gâte  les grains ,  à empêcher  que la mesure  et le poids  n’en soient
              altérés  ;  et vous occuper  de connaissances  importantes  et sublimes  sur la nature  des
              dieux ,  le sort  qui les attend ,  leur félicité  ?…   »  Je répondrais  à Sénèque  :  C’est la
              première qui me paraît  la plus urgente  et la plus utile …  «  On ne manquera  pas, 
              dites-vous ( chap.  XVIII) ,  de gens  d’une exacte  probité ,  d’une stricte  attention …  » 
              Vous vous trompez  :  on trouvera  cent 
contemplateurs 
              oisifs  pour un homme  actif  ;  cent rêveurs  sur les choses d’une autre vie  pour un bon
              administrateur  des choses de celle-ci.  Votre doctrine  tend  à enorgueillir  des
              paresseux  et des fous ,  et à dégoûter  les bons princes  et les bons magistrats ,  les
              citoyens  vraiment  essentiels .  Si Paulinus  fait mal  son devoir,  Rome  sera dans le
              tumulte  ;  si Paulinus  fait mal  son devoir,  Sénèque  manquera  de pain .  Le philosophe  est
              un homme  estimable  partout ,  mais plus au sénat  que dans l’école ,  plus dans un tribunal 
              que dans une bibliothèque ,  et la sorte  d’occupations  que vous dédaignez  est vraiment 
              celle que j’honore  ;  elle demande  de la fatigue ,  de l’exactitude ,  de la probité  ;  et
              les hommes  doués  de ces qualités  vous semblent  communs  !  Lorsque j’en verrai qui se
              seront fait un nom  dans la magistrature  ( chap.XIX ) ,  au barreau ,  loin de  croire  qu’ils
              ont perdu  leurs années  pour qu’ une seule  portât  leur nom ,  je serai désolé  de n’en
              pouvoir compter  une aussi belle  dans toute ma vie .  Combien il faut en avoir consumé 
              dans l’étude  et dérobé  aux plaisirs ,  aux passions ,  au sommeil ,  pour obtenir  celle-là  ! 
              Sage  est celui qui médite  sans cesse  sur l’épitaphe  que le doigt  de la justice  mettra 
              sur son tombeau . 
               
Turannius  ( chap.  XX)  a abdiqué  les places  où il servait  utilement  sa patrie ,  et s’est
              condamné  au repos ,  quand il avait encore des forces  d’esprit  et de corps  ;  et lorsque
              Turannius  se fait mettre  au lit  et pleurer  par ses gens ,  comme s’il eût été mort , 
              Turannius  vous paraît  ridicule  ?  Dans un autre moment ,  vous eussiez dit que Turannius 
              avait fait de lui-même et de ceux qui quittent  la république  trop tôt ,  une satire 
              forte ,  une critique  sublime . 
                  
«  Si quelques-uns de vos concitoyens  ont été souvent revêtus  des charges  de la
              magistrature ,  ne leur portez  point envie .  » 
                  
            
                  
                  
défaut  si général  que de se laisser  emporter  au-delà  des limites  de la
              vérité ,  par l’intérêt  de la cause  qu’on défend ,  qu’il faut pardonner  quelquefois à
              Sénèque . 
               
«  Apprendre  à vivre ,  c’est apprendre  à mourir …  »  Et apprendre  à mourir ,  c’est
              apprendre  à bien vivre . 
                  
nombre  qui se meuvent  ;  mais quel est celui d’entre  eux qui vit ? 
              Auguste  écrase  ses concitoyens ,  ses collègues ,  ses parents ,  ses amis  ;  il verse  des
              flots  de sang  sur la terre  et sur les mers  ;  il porte  ses armes  dans la Macédoine ,  la
              Sicile ,  l’Asie ,  l’Egypte ,  la Syrie ,  presque sur toutes les côtes  ;  las  d’assassiner 
              des Romains ,  ses soldats  massacrent  des peuples  étrangers .  Tandis qu’il s’occupe  à
              pacifier  les Alpes ,  à dompter  des ennemis  confondus  avec les sujets  de l’Empire ,  à
              porter  ses limités  au-delà  du Rhin ,  de l’Euphrate  et du Danube ,  on aiguise  des
              poignards  contre lui dans son palais ,  au Capitole  :  les désordres  de sa fille 
              assiègent  sa vieillesse  et rassemblent  de nouveaux  périls  autour de son ’trône . 
              Appelez -vous cela vivre  ?  Ambitionnez -vous cette destinée  ? 
                  
«  L’homme  arrive  au bord de  sa fosse ,  comme le distrait  à l’entrée  de sa
              maison .  » 
                  
«  Cet autre,  c’est un fainéant  que les bras  de ses esclaves  ont tiré  du bain ,  déposé 
              sur un siège ,  et qui leur demande  s’il
            
                  
assis …  »  Cela ?  c’est un homme  vivant  ?  C’est un mort  qui parle . 
                  
lire  les ouvrages  de Sénèque  comme de simples  leçons  de philosophie , 
              comme des conseils  de la sagesse ,  mais comme les saintes  exhortations  d’un ministre 
              des dieux ,  plus occupé  de consterner  le vicieux  que d’éclairer  l’ignorant .  Partout  où
              il parle  de la vertu ,  de ses prérogatives ,  de la frivolité  des grandeurs  de la terre , 
              c’est avec un enthousiasme  qu’on partage  quand on a quelque sentiment  du vrai ,  du bon, 
              de l’honnête  et du beau ,  c’est d’un ton solennel  qui en impose  quand on n’est pas un
              déterminé  scélérat . 
                  
stoïcisme  a dénaturé  tous les mots  ;  et celui qui n’en connaîtrait  que les
              acceptions  communes  entendrait  mal  la doctrine  de cette école ,  et la plupart de  ses
              assertions  lui paraîtraient  absurdes  ou paradoxales . 
                  
lu  le chapitre  III sans rougir  :  c’est mon histoire 316 . Heureux  celui qui n’en sortira  point convaincu  qu’il n’a vécu  qu’une
              très-petite  partie  de sa vie  ! 
                  
traité  est très-beau  ;  j’en recommande  la lecture  à tous les hommes ,  mais surtout 
              à ceux qui tendent  à la perfection  dans les beaux-arts .  Ils apprendront  combien ils
              ont peu travaillé ,  et que c’est aussi souvent à la perte  du temps qu’ au manque  de
              talent ,  qu’il faut attribuer  la médiocrité  des productions  en tout genre . 
            
               
constance  du sage ,  ou de l’injure ,  de l’ignominie ,  de l’arrogance ,  de la
              vengeance ,  de la force ,  de la sécurité ,  du chemin  qui conduit  à la vertu . 
                  
crois  pas que le vicieux  puisse supporter  la lecture  de Sénèque ,  à moins qu’il
              ne se soit fait un système  de perversité  qui le garantisse  de la honte  et du remords  ; 
              ou que,  né  scélérat  et bouffon 317 , il n’ait le courage  de se moquer  de la vertu . 
                  
traité  est adressé  à Sérénus .  Si le chemin  par lequel le stoïcien  conduit  l’homme 
              au bonheur  est escarpé ,  en revanche ,  rien n’est si facile  à suivre  que la pente  qu’il
              lui indique  pour se soustraire  à l’infortune . 
                  
«  Insensé  !  pourquoi gémir  ?  Qu’attends -tu ?  la fin  de tes maux  d’un hasard  ?  tandis
              qu’elle se présente  à toi de tous côtés .  Vois ce précipice  :  c’est par là  qu’on
              descend  à la liberté  ;  vois cette mer ,  ce fleuve ,  ce puits  :  la liberté  est cachée  au
              fond  de leurs eaux  ;  vois cet arbre  :  elle est suspendue  à chacune  de ses branches  ; 
              porte  ta main  à ta gorge ,  pose -la sur ton cœur  :  ce sont autant d’issues  à la
              servitude  ;  il n’y a pas une de tes veines  par laquelle ton malheur  ne puisse
              s’échapper …  »  Cette morale ,  elle est inspirée  à un Sénèque  par un Caligulal 
               
réfléchis ,  plus il me semble  que nous aurions tous besoin  d’une teinte 
              légère  de stoïcisme ,  mais qu’elle serait surtout  utile  aux grands hommes . 
            
                  
!  tu t’es immortalisé  par une multitude  d’ouvrages  sublimes  dans tous les genres 
              de littérature  ;  ton nom ,  prononcé  avec admiration  et respect  dans toutes les contrées 
              du globe  policé ,  passera  à la postérité  la plus reculée  et ne périra  qu’au milieu des
              ruines  du monde  ;  tu es le premier et seul  poëte  épique  de la nation  ;  tu ne manques 
              ni d’élévation  ni d’harmonie  ;  et si tu ne possèdes  pas l’une  de ces qualités  au degré 
              de Racine ,  l’autre au degré  de Corneille ,  on ne saurait  te refuser  une force  tragique 
              qu’ils n’ont pas ;  tu as fait entendre  la voix  de la philosophie  sur la scène ,  tu l’as
              rendue  populaire .  Quel est celui des Anciens  et des modernes  qu’on puisse te comparer 
              dans la poésie  légère  ?  Tu nous as fait connaître  Locke  et Newton ,  Shakspeare  et
              Congreve  ;  la pudeur  ne prononcera  pas le nom  de ta Pucelle ;  mais
              le génie ,  mais le goût  l’auront sans cesse  entre leurs mains  ;  mais les grâces  la
              cacheront  dans leur sein .  La critique  dira de tes ouvrages  historiques  tout ce qu’elle
              voudra ;  mais elle ne niera  point qu’on ne remporte  de cette lecture  une haine 
              profonde  contre tous les méchants  qui ont fait et qui font le malheur  de l’humanité , 
              soit en l’opprimant ,  soit en la trompant  ;  dans tes romans  et tes contes ,  pleins  de
              chaleur ,  de raison  et d’originalité ,  j’entrevois  partout  la sage  Minerve  sous le
              masque  de Momus . 
                  
soutenu  le bon goût  par tes préceptes  et par tes écrits ,  tu t’es illustré 
              par des actions  éclatantes  ;  on t’a vu prendre  courageusement  la défense de 
              l’innocence  opprimée  ;  tu as restitué  l’honneur  à une famille  flétrie  par des
              magistrats  imprudents  ;  tu as jeté  les fondements  d’une ville 318  à tes dépens  ;  les dieux  ont prolongé  ta vie ,  sans infirmités , 
              jusqu’à l’extrême  vieillesse  ;  tu n’as pas connu  l’infortune  ;  si l’indigence  approcha 
              de toi,  ce ne fut que pour implorer  et recevoir  tes secours  ;  toute une nation  t’a
              rendu  des hommages  que ses souverains  ont rarement  obtenus  d’elle ;  tu as reçu  les
              honneurs  du triomphe  dans ta patrie ,  la capitale  la plus éclairée  de l’univers  :  quel
              est celui d’entre  nous qui ne donnât  sa vie  pour un jour comme le tien ?  Et la piqûre 
              d’un insecte  envieux ,  jaloux ,  malheureux ,  pourra corrompre  ta félicité  !  Ou tu ignores 
              ce que tu vaux ,  ou tu ne fais pas assez de cas  de nous :  connais  enfin ta 
hauteur ,  et sache  qu’avec quelque force  que les flèches 
              soient lancées ,  elles n’atteignent  point le ciel .  C’est exiger  des méchants  et des
              fous  une tâche  trop difficile ,  que de  prétendre  qu’ils
              s’abstiendront  de nuire  ;  leur impuissance  ne me les rend  pas moins haïssables  :  un
              vêtement  impénétrable  m’a garanti  du poignard  ;  mais celui qui m’a frappé  n’en est pas
              moins un lâche  assassin …  Hélas !  tu étais,  lorsque je te parlais  ainsi ! 
               
livre  de la Constance du Sage   est une belle  apologie  du
              stoïcisme ,  et une preuve  sans réplique  de l’âpreté  de cette philosophie  dans la
              spéculation ,  et de son impossibilité  dans la pratique .  Je crois  qu’il serait plus
              difficile  d’être stoïcien  à Paris ,  qu’il ne le fut à Rome  ou dans Athènes . 
                  
moment  on est tenté  de dire à Sénèque  et aux autres rigoristes  ;  Vos remèdes , 
              superflus  pour l’homme  sain ,  sont trop violents  pour l’homme  malade .  Il faut en user 
              avec la multitude  comme les maîtres  en gymnastique  :  c’est par un long  exercice  et des
              sauts  modérés ,  qu’ils préparent  leurs élèves  à franchir  un large  fossé  ;  encore,  entre
              ces élèves ,  y en a-t-il dont les jambes  sont si faibles ,  si pesantes ,  les muscles  des
              cuisses  si mous ,  que,  quelque soin  qu’ils se donnent ,  ils n’en feront jamais que de
              mauvais  sauteurs .  Que faut-il apprendre  à ceux-là  ?  A marcher .  Et à ceux qui ont peine 
              à marcher  ?  A se traîner . 
                  
dissimulerai  pas,  je suis révolté  du mot  de Stilpon 319 , et du  de Sénèque  ( chap.  VI,  et Epist  .  IX) . 
              «  Je me suis échappé  à travers  les décombres  de ma maison  ;  j’ai trempé  mes pieds  dans
              les ruisseaux  du sang  de mes concitoyens  égorgés  ;  j’ai vu ma patrie  jetée  dans
              l’esclavage  ;  mes filles  m’ont été ravies  ;  au milieu du désastre  général  je ne sais 
              ce 
qu’elles sont devenues  ;  mais qu’est-ce que cela
              me fait,  à moi ?…  »  Qu’est-ce que cela te fait,  homme  de bronze  ?…  «  Je n’ai rien
              perdu …  »  Si tu n’as rien perdu ,  il faut que tu te sois étrangement  isolé  de tout ce
              qui nous est cher,  de toutes les choses sacrées  pour les autres hommes .  Si ces objets 
              ne tiennent  au stoïcien  que comme son vêtement ,  je ne suis point stoïcien ,  et je m’en
              fais gloire  ;  ils tiennent  à ma peau ,  on ne saurait  me séparer  d’eux sans me déchirer , 
              sans me faire pousser  des cris .  Si le sage  tel que toi ne se trouve  qu’une fois ,  tant
              mieux ;  s’il faut lui ressembler ,  je jure  de n’être jamais sage . 
                  
«  On imagine  à peine  que l’homme  soit capable  de tant de grandeur  et de fermeté …  » 
              Dites de stupidité  féroce .  Mais le rôle  de Stilpon  était-il vrai  ?  Je le crois ,  parce
              que j’aime  mieux lui supposer  une insensibilité  que j’abhorre ,  qu’une hypocrisie  que
              je mépriserais .  Soldats ,  tuez  ces infâmes  usuriers  qui ont perdu  les registres  de
              rapines  sur lesquels ils attachaient  des regards  pleins  de joie ,  et qui,  dans leur
              désespoir ,  offrent  leurs poitrines  nues  à la pointe  de vos glaives  ;  mais ce tigre  qui
              semble  s’amuser  du désastre  de sa ville  et qui foule  d’un pied  tranquille  les cadavres 
              de ses parents ,  de ses amis ,  de ses concitoyens ,  ne l’épargnez  pas. 
                  
«  Il y a autant de différence  entre les stoïciens  et les autres philosophes ,  qu’entre
              l’homme  et la femme …  »  Cela serait plus exact  des cyniques . 
                  
«  La plaisanterie  coûta  la vie  à Caligula …  »  J’ai toujours désiré  que le despote  fût
              plaisant .  L’homme  supporte  l’oppression ,  mais non le mépris  ;  il répond  tôt ou tard  à
              une ironie  par un coup  de poignard . 
                  
lisant  ce que la raison  dictait  à notre philosophe  sur l’affront ,  l’injure  et la
              vengeance ,  je regrettais  le chapitre  qu’il eût ajouté  à son ouvrage  s’il eût vécu  chez
              des barbares ,  où l’on est déshonoré  quand l’on ne se venge  pas d’un mot  ou d’un geste 
              méprisant ,  et où l’on est poursuivi  par des lois  rigoureuses  et ruiné ,  si l’on se
              venge . 
                  
Exiger  trop de l’homme ,  ne serait-ce pas un moyen  de n’en rien obtenir  ? 
            
               
meurt  ;  l’affliction  est vaine  ;  nous naissons  pour le malheur  ;  les morts  ne
              veulent point être regrettés  ;  Polybe  doit un exemple  de courage  :  l’étude  le
              consolera . 
                  
Pour que  le lecteur  juge  sainement  de cet ouvrage ,  qui a attiré  tant de reproches  à
              Sénèque ,  il est à propos ,  ce me semble ,  de s’arrêter  un moment  sur la position  de
              l’auteur  dont il porte  le nom ,  et sur le caractère  du courtisan  auquel il est
              adressé . 
                  
Polybe ,  un des affranchis  de Claude ,  ne fut point le complice  de ceux qui abusaient 
              de la faveur  du prince  imbécile  pour disposer  de la fortune ,  de la liberté  et de la
              vie  des citoyens  ;  il serait injuste  de le confondre  avec un Narcisse ,  un Pallas ,  un
              Caliste  :  il n’avait point de liaison  avec Messaline ,  et on ne le trouve  impliqué  dans
              aucun de ses forfaits  ;  c’était un homme  instruit  qui cultivait  les lettres  à la cour , 
              et qui exerçait ,  sans ambition  et sans intrigue ,  une fonction  importante  qui
              l’approchait  de l’empereur ,  et qui l’aurait mis  à portée  de faire beaucoup de  mal , 
              s’il en avait été capable .  L’amour  de l’étude  est toujours un préjugé  favorable  aux
              mœurs . 
                  
personnage  dont il est parlé  dans l’Apocoloquintose  , 
              et que le satirique  mêle  parmi ceux qui précédèrent  Claude  aux enfers  ?  Je
              l’ignore . 
                  
Sénèque  s’était illustré  au barreau  :  il avait obtenu  la questure ,  et il l’avait
              quittée  pour revenir  à l’étude  de la sagesse  ;  il avait une grande réputation  à
              ménager .  Ce n’était 
point un novice  dans l’école  de
              Zenon  ;  il avait donné  des exemples  domestiques  et des leçons  publiques  de stoïcisme . 
              Il avait écrit  les Consolations  à Marcia à
                Helvia  ,  sa mère  ;  deux ouvrages  fondés  sur les principes  les plus roides  de la
              secte .  C’est au commencement  de la troisième  année  de son exil ,  à l’âge  d’environ 
              quarante ans,  qu’il entreprit  de consoler  Polybe  de la mort  d’un frère ,  perte  récente 
              dont il était profondément  affligé . 
                  
convenir ,  il est incertain  si l’auteur  de cet ouvrage  se montre  plus
              rampant  et plus vil  dans les éloges  outrés  qu’il adresse  à Polybe ,  que dans les
              flatteries  dégoûtantes  qu’il prodigue  à l’empereur  :  ce n’est point un poëte  qui
              chante ,  c’est un philosophe  qui disserte  ;  et je ne suis point étonné  que dans un
              traité  plein  de recherches ,  de raison ,  de goût ,  de sentiment  et de chaleur ,  un des
              auteurs  modernes  qui pense  et s’exprime  avec le plus d’élévation ,  ait versé  sans
              mesure  son mépris  sur la Consolation  à Polybe .  Mais je pense  que, 
              même en supposant  que Sénèque  l’eût écrite ,  s’il avait pesé  les circonstances ,  s’il
              s’était placé  dans l’île de Corse ,  s’il eût moins considéré  ce que l’on exige  du
              philosophe ,  que ce que la nature  de l’homme  comporte ,  peut-être aurait-il été moins
              sévère  ;  et j’aurais désiré  qu’avant de  s’abandonner  à sa noble  indignation ,  il eût
              examiné  si la supposition  était vraie . 
                  
agissait  ici que d’excuser  une faiblesse ,  je renverrais  à la préface  que M.
              Naigeon ,  éditeur  de la traduction  de Sénèque ,  a mise  à la tête  de la Consolation  à Polybe ,  où,  dans un petit nombre  de pages  écrites  avec élégance 
              et sensibilité ,  il a montré  le jugement  le plus sain  et l’âme  la plus honnête  ;  mais
              c’est une autre tâche  que je me suis proposée . 
                  
jugements  successifs  qu’on a portés  de la Consolation  à Polybe , 
              ont été aussi divers  qu’ils pouvaient l’être.  D’abord le scandale  a été général  ; 
              ensuite on a souhaité  que cet écrit  ne fût pas de Sénèque ,  puis on a clouté  qu’il en
              fût.  Il restait  un pas à faire :  c’était de prétendre  qu’il n’en était pas ;  et c’est
              ce que je vais prouver ,  autant que la nature  du sujet  et la brièveté  que je me suis
              prescrite  me le permettront . 
               
croit  Dion Cassius  ( Hist .  rom .  lib .  LXI,  cap .  X) ,  là Consolation  à Polybe subsiste  plus.  Que Sénèque 320 ,
              honteux  de l’avoir écrite ,  l’ait effacée ,  comme Dion ,  son ennemi ,  l’assure ,  il n’en
              est pas moins vrai  que nous ne pouvons pas juger  de celle qui n’existe  plus d’après 
              celle qui nous reste . 
                  
malignité  fut instruite  que la Consolation  à Polybe subsistait  plus,  elle eut beau  jeu  pour en substituer  une autre à sa place .  Mais il
              n’était pas facile  de publier ,  sous le nom  de Sénèque ,  un ouvrage  entier  qui pût en
              imposer  ;  aussi n’avons-nous qu’un fragment  qui commence  au vingtième  chapitre . 
                  
fragment  ?  Un centon  d’idées  ramassées  dans les écrits  antérieurs 
              et postérieurs  de Sénèque ,  sans précision  et sans nerf  ;  la rapsodie  de quelque
              courtisan ,  une rabutinade 321 . Je l’ai lue  et relue  :  je ne sais  si mon esprit  et mon oreille 
              étaient préoccupés  ;  mais il m’a semblé  constamment  que je n’entendais  qu’un mauvais 
              écho  de Sénèque .  Cependant le philosophe  avait conservé  dans son exil  toute la fermeté 
              de son âme ,  toute la force  de son jugement .  J’en appelle  à la Consolation 
                à Helvia . 
                  
Consolation  à Polybe effet  et n’en devait point
              avoir.  Polybe  était trop habile  courtisan  pour solliciter  le rappel  d’un homme  qui lui
              était aussi supérieur  que Sénèque . 
                  
Polybe  n’avait garde  de se brouiller  avec Messaline  en s’intéressant  pour un citoyen 
              aimé ,  plaint ,  honoré ,  considéré ,  dont elle avait causé  la disgrâce  et dont elle
              pouvait redouter  le ressentiment . 
                  
réflexions  si simples ,  Sénèque  ne les fait pas,  et il ne balance  pas à s’adresser 
              à Polybe  !  Cela est aussi trop maladroit . 
                  
Juste  Lipse ,  qui n’était pas un critique  vulgaire ,  obsédé  du 
doute  que ce fragment  fût de Sénèque ,  a été tenté  de le rayer 
              du nombre  de ses ouvrages 322 , et je n’en suis pas surpris  :  celui qui le jugeait  digne  d’un bas 
              courtisan ,  était bien fait pour le juger  indigne  de Sénèque . 
               
chapitre ,  on sent  l’ironie .  Polybe  y est placé  à côté  des hommes  du
              premier  ordre  :  les écrits  de Polybe  brilleront  aussi longtemps que la puissance  de la
              langue  latine  durera ,  que les grâces  de la langue  grecque  subsisteront  ;  son nom 
              passera  à la postérité  la plus reculée ,  aussi célèbre  que le nom  des auteurs  qu’il a
              égalés ,  ou,  si sa modestie  s’y refuse ,  auxquels il s’est associé .  Et qu’est-ce que
              Polybe  avait fait ?  Il avait mis  en prose  Homère  et Virgile .  Les excellents 
              traducteurs  sont très-rares ,  j’en conviens  ;  mais peut-on sérieusement  les appeler  des pontifes  dévoués  au culte  des Muses  qui les réclament  ?   . 
                  
Polybe  n’était pas tout à fait un sot ,  il a dû sentir  qu’on se moquait  de lui ;  et
              si Sénèque  s’est moqué  de Polybe ,  certes  ce n’était pas le moyen  d’obtenir  la fin  de
              son exil . 
                  
homme  d’esprit ,  il y en a d’autres que le
              courtisan  le plus maladroit  ne communique  point à son maître .  De bonne foi ,  Polybe 
              aurait-il eu le front  de lire  à Claude ,  quelque borné  qu’on le suppose ,  que son
              secrétaire  pour les belles-lettres  était l’Atlas de l’Empire  et portait  le fardeau  du. 
              monde  sur ses épaules  ?  Sous Louis XIV ,  cette exagération  en beaux  vers aurait amené 
              la disgrâce  d’un Colbert . 
                  
Polybe  recueillera  les actions  de César  et fera passer  aux siècles  futurs  les hauts
              faits  dont il est témoin  ;  Claude  lui fournira  lui-même le sujet  de l’histoire  et le
              modèle  du style  historique …  Je demande  si l’on a pu dire gravement  de pareilles 
              sottises  d’un prince  imbécile ,  et les dire à un courtisan  délicat . 
                  
rie  sais  ce que c’est que la moquerie ,  si ce qui suit  n’en est pas. 
                  
«  0 fortune  !  il t’en eût bien peu coûté  pour épargner  un outrage  à celui que tu ne
              comblas  de bienfaits  qu’avec connais1. 
            
                  
sance  de cause …  »  La fortune  avait cessé  d’être aveugle  pour Polybe . 
                  
«  0 fortune  !  jusqu’à présent  tu avais épargné  ce grand personnage .   » 
                  
«  0 fortune  !  tu t’es repentie  de tes faveurs  ;  quelle barbarie  !   » 
                  
«  Tu as ravi  à Polybe  son frère  ;  quel attentat  !  » 
                  
«  0 destin  !  tu as envoyé  à Polybe  la plus grande des douleurs ,  à l’exception  de la
              perte  de César .  » 
                  
«  Polybe  est dans le deuil  ;  Polybe  est dans la tristesse ,  et il jouit  de la vue  de
              César  !  » 
                  
«  Polybe  est un ingrat ,  s’il se plaint  lorsque César  est content .   » 
                  
«  Polybe  regrette  son frère ,  et César  lui survit  !  » 
                  
«  Cruelle  destinée  !  tu ne rends  point de justice  au mérite .  » 
                  
«  En attaquant  Polybe ,  tu as voulu montrer  que César  même ne garantissait  pas de tes
              coups …  » 
                  
«  Polybe ,  l’affranchi  Polybe  fixe  les yeux  d’un empire .  » 
                  
«  Si Polybe  s’afflige  de la mort  de son frère ,  on se reprochera  de l’avoir
              admiré .  » 
                  
«  Les travaux  de César  ont procuré  à tous la commodité  de ne rien faire.  » 
                  
«  Le malheur  de mon exil  n’a point encore tari  mes larmes …  »  Sénèque  a pleuré  dans
              son exil  ! 
                  
«  Si notre affliction  doit durer ,  économisons  nos pleurs …  Ne dépensons  pas tout à la
              fois.   »  
                  
                  
«  Polybe  pleure  son frère  mort ,  et César  se porte  bien !  » 
                  
«  Les yeux  de Polybe  ne se sèchent  pas en contemplant  un dieu  !…  »  Le dieu 
              Claude  ! 
                  
«  0 fortune  !  si tu n’as pas résolu  la perte  du monde ,  conserve  César  !  » 
                  
«  Polybe ,  conduisez -vous en grand capitaine  et dérobez  au camp  le chagrin  d’une
              journée  malheureuse .  » 
                  
«  A quoi bon vous laisser  dessécher  par une douleur  dont votre frère  attend  la
              fin  ?  » 
                  
«  On s’étonnera  qu’une âme  si faible  ait produit  d’aussi grandes choses.  » 
                  
persifler  impudemment  et le secrétaire 
            
                  
Polybe ,  et le César Claude ,  et le philosophe  Sénèque ,  que l’on fait parler  ainsi,  je
              n’y entends  rien. 
                  
Polybe  est peint  comme un bas  courtisan ,  Sénèque  comme un lâche  :  Claude  est plus
              cruellement  traité  ;  on en fait le plus grand des souverains . 
                  
outré ,  tout est exagéré ,  au point de faire éclater de rire . 
                  
âme  brisée  par le chagrin ,  on n’est ni vil  ni sot . 
                  
trouve  le caractère  de la satire  plus marqué  dans la Consolation  à
                Polybe Prince 323 .
                  
Consolation  à Polybe satire ,  tout s’explique ,  et
              l’on ne peut plus reprocher  à Sénèque  l’amertume  de l’Apocoloquintose  . 
                  
!  Sénèque  aurait eu la bassesse  d’adresser  à Claude  les flatteries  les plus
              outrées  pendant sa vie  et les plus cruelles  invectives  après sa mort  !  C’était à faire
              tramer  dans le Tibre  le dernier  des esclaves . 
                  
Sénèque  n’est point l’auteur  de la Consolation  à Polybe ,  ou
              c’est une satire ,  ou Sénèque  n’a point écrit  l’Incucurbitation   de
              Claude. 
               
exemples  console-t -on l’affranchi  Polybe  ?  Par les exemples  d’Auguste ,  de
              Pompée ,  de Scipion ,  de Lucullus ,  des plus grands personnages  de l’Empire .  Et qui
              est-ce qui le con1. 
            
                  
sole  ?  C’est l’empereur  lui-même.  Si ce n’est pas là un usage  ironique  des
              disparates ,  c’en  est un abus  bien insipide  ;  si ce n’est pas une bonne satire ,  c’est
              un bien plat  ouvrage . 
                  
satirique  ne se soucie  guère  d’être conséquent  ;  pourvu  qu’il déchire ,  cela lui
              suffit  :  aussi ne suis-je point surpris  de lire  ici :  «  Le destin  a rendu  commun  à
              tous la destruction ,  le plus grand des maux ,  afin que  l’égalité  de son décret  en
              adoucît  la rigueur …  »  ;  et ailleurs :  «  Les grands hommes  pourraient s’indigner  avec
              justice  de n’être pas exceptés  de la loi  générale .   » 
                  
stoïcien  qui dit que la destruction  est le plus grand des maux  !  Ce n’est
              pas en un endroit ,  c’est en cent,  que Sénèque  prononce  que c’est le plus grand des
              biens,  puisque c’est la fin  de tous les maux ,  et que la perte  la moins terrible  est
              celle qui n’est suivie  d’aucun regret .  Jamais Sénèque  n’a varié  sur ces principes ,  les
              fondamentaux  de la secte . 
                  
trouve  le satirique  très-délié  lorsqu’il introduit  Sénèque  s’adressant  soit à la
              justice ,  soit à la clémence  de l’empereur  :  «  Que Claude  me reconnaisse  pour innocent , 
              ou qu’il veuille que je sois coupable ,  je regarderai  sa décision  comme un bienfait … 
              Les coups  de la foudre  sont justes  lorsqu’ils sont respectés  de celui qu’elle a
              frappé …  »  Il était difficile  de le faire renoncer  à son innocence  d’une manière  plus
              adroite ,  à la vérité ,  mais plus indigne  d’un philosophe ,  et d’un philosophe  tel que
              Sénèque .  Reconnaît -on à ces traits  l’homme  qui se fera couper  les veines  plutôt que de
              dire un mot  flatteur  à son élève  ? 
                  
donné  à Sénèque  un caractère  abject  aux yeux  du
              peuple  et ridicule  aux yeux  des courtisans ,  il fallait encore le décrier  dans sa
              secte  ;  et l’on s’y prend  bien,  lorsqu’on lui fait dire à Polybe  :  «  Je ne prétends 
              pas que vous n’éprouviez  aucune tristesse  ;  je sais  qu’il est des hommes  qui ont plus
              de dureté  que de force  et de jugement  ;  mais il paraît  que ces gens -là n’ont jamais
              connu  les situations  affligeantes   ;  sans quoi la fortune  aurait fait disparaître 
              cette orgueilleuse  sagesse  et leur aurait arraché  avec leur masque  l’aveu  de la
              vérité …  »  Et c’est l’élève  de Démétrius ,  l’ami  d’Attalus  
              324 , 
l’admirateur  de Posidonius ,  qui parle  ainsi !  Non,  ce
              n’est pas lui qui parle  ainsi ;  c’est ainsi qu’on le fait parler . 
                  
passage  de la Consolation  à Polybe embarrassé  tous
              les critiques ,  et dont aucun d’eux n’a tiré  la conséquence  qui se présentait 
              naturellement ,  c’est celui où il exhorte  Polybe  à donner  le change  à sa douleur ,  en
              s’occupant  de la littérature  légère ,  de l’apologue ,  genre  d’ouvrage , 
              aujoute-t -il,  sur lequel les Romains  ne se sont pas encore
              essayés  . 
                  
!  le littérateur  Sénèque ,  le moraliste  Sénèque  ne connaissait  pas les Fables  de Phèdre !  Il ignorait  qu’Horace  avait fait la Fable  du Rat  de ville  et du Rat  des champs ,  et plusieurs autres !  Cela se
              présume-t -il ? 
                  
,  j’en conclus  que,  soit que l’auteur  de la Consolation  à
                Polybe proposé  la satire  de Sénèque ,  ou qu’il l’ait faite sans s’en
              douter ,  ce qui n’est pas impossible ,  ce mauvais  fragment  est beaucoup moins ancien 
              qu’on ne le croit ,  puisqu’on avait déjà oublié  que Phèdre  avait composé  des
                fables 325 . Ce qui peut
              ajouter  quelque poids  à cette conjecture ,  c’est la rareté  des anciens  exemplaires  de
              Phèdre  ;  il ne nous en est parvenu  qu’un seul 326 .
                  
opinion  qu’on préfère  sur la Consolation  à
              Polybe ,  elle n’aura pas l’avantage  de la vraisemblance  sur la 
mienne ,  qui aura sur les autres l’avantage  de l’indulgence  et
              de l’honnêteté  :  je me serai du moins occupé  de l’apologie  d’un grand homme .  Je me
              suis mis  à la place de  Polybe  :  j’ai reçu  son ouvrage ,  je l’ai lu ,  et je me suis dit : 
              Ou Sénèque  se moque  de moi et de l’empereur ,  et c’est un insolent  ;  ou c’est un lâche , 
              ou c’est un sot …  Un homme  qui a autant d’esprit  que Sénèque ,  ne s’expose  point à un
              pareil  dilemme ,  surtout  lorsqu’il sollicite  une grâce . 
                  
aristarques  se fait cette question  :  «  La Consolation  à
                Polybe Sénèque  ?  Non,  dit son historien …  »  Et il ajoute  :  «  Nous
              nous rangeons  de son sentiment ,  qu’il appuie  sur des preuves  portées  jusqu’à
              l’évidence .  » 
                  
assertion  a-t-elle pour un critique  le caractère  de l’évidence ,  et
              l’assertion  contradictoire  a-t-elle également  le caractère  de l’évidence  pour un
                autre 327  ? 
            
               
Sénèque  composa  pendant son exil  une tragédie  de Médée ,  dont il
              nous reste  quatre vers d’un chœur ,  où le coryphée  dit : 
                  
dieux  !  nous vous demandons  grâce .  Conservez  la vie ,  accordez  la
              sûreté 
                  
dompté  les mers .  Épargnez -le ;  épargnez  le héros .  Les mères  ne
              sont-elles pas assez vengées  ? 
                  
semble  que cette prière  s’applique  plus naturellement  à Jason  qu’à Claude ,  et
              que les conséquences  qu’on pourrait en tirer  contre le poëte  seraient bien hasardées 
                1 .
                  
chapitre  n’existait  pas dans la première édition . 
            
               
Sénèque  avait de l’esprit ,  du génie ,  de l’imagination ,  de la verve  ;  cependant ces
              petits ouvrages ,  écrits  sans grâce  et sans facilité ,  ne donneraient  pas une haute  idée 
              de son talent  :  tous relatifs  aux désagréments  de son exil ,  et pleins  d’humeur ,  on n’y
              trouve  ni un poëte  qui vous séduise ,  ni un malheureux  qui vous touche ,  ni un
              philosophe  qui vous instruise .  Je crois  qu’on peut s’en épargner  la lecture  et dans la
              traduction  et dans l’original .  Ce n’est pas au premier  instant  de la douleur  qu’on
              parle  bien ;  l’on sent  trop fortement ,  et l’on ne pense  pas assez.  Les vers de Sénèque 
              auraient été meilleurs  quelques mois ,  quelques années  peut-être après son retour  de la
              Corse .  Les plaintes  ingénieuses  d’Ovide  à Tomes  ne me feront pas changer  d’avis .  Il en
              est de l’esprit  comme de la gaîté  naturelle  :  on en a toujours,  et on l’a quelquefois
              déplacée . 
            
               
étrangement  surpris ,  au sortir  des fades  éloges  de la Consolation 
                à Polybe ,  d’entrer  dans la satire  la plus virulente .  Quoi !  philosophe ,  vous
              adulez  bassement  le souverain  pendant sa vie ,  et vous l’insultez  cruellement  après sa
              mort  ! 
                  
                  
réponse  que j’ai faite à ces reproches 329  n’est pas solide ,  il n’y en a
              point. 
            
               
ouvrage  est dédié  à Néron .  «  Vous avez,  lui dit Sénèque ,  un goût  pour la vérité 
              aussi vif  que pour les autres vertus …  »  Mais de quelles vertus  s’agit -il ici ?  Quelle
              est la date  de cet écrit  ?  Est-ce un éloge  ?  est-ce une leçon  ?  On peut haïr  un homme 
              vertueux  dont la présence  nous en impose  ;  mais je ne crois  pas que le plus méchant 
              des hommes  puisse haïr  la vertu  et la vérité ,  non plus que  trouver  beau  ce qui est
              hideux . 
                  
Sénèque  ajoute  dans un autre endroit  :  «  Votre règne  est plein  d’allégresse …  »  Alors
              la terreur  ne couvrait  pas la capitale  de ses voiles  sombres  ;  alors toute la joie  de
              Rome  n’était pas renfermée  dans le palais ,  et ne consistait  pas dans les débauches 
              nocturnes  et les fêtes  crapuleuses  de la cour .  L’histoire ,  l’expérience  ne nous
              apprennent -elles point à distinguer  différentes  époques  dans la vie  des rois  ? 
                  
préface  que l’éditeur  du Sénèque de La Grange  a mise  à la tête  de cet
              ouvrage ,  dont il était bien en état  déjuger ,  à titre de  littérateur ,  de philosophe ,  et
              par l’étude  réfléchie  qu’il a faite des sciences  qui en sont l’objet .  «  On y trouve , 
              dit-il,  des connaissances  très-vastes  en plusieurs genres  différents ,  des faits
              curieux  sur l’histoire  naturelle  de la terre ,  de la mer ,  de l’air  et des eaux ,  et des
              vues  neuves sur les causes  de certains phénomènes ,  que les modernes  n’ont pas mieux
              connues  que les Anciens ,  et qui peuvent conduire  à d’autres découvertes .  Sénèque ,  le
              même dans ses livres  sur la physique  que dans ses ouvrages  moraux ,  vous offrira  des
              idées  ingénieuses  et 
fines ,  des élans  hardis  et
              lumineux ,  toujours voisin  de la vérité ,  qu’il touche  ou qu’il côtoie ,  lorsqu’il marche 
              sans autre guide  que son génie .  » 
               
Questions  naturelles comparer  aux Lettres étendue  de la matière  qu’elles embrassent .  Sénèque  y traite  de
              plusieurs météores ,  de l’arc-en-ciel ,  des parhélies ,  des parasélènes ,  des miroirs ,  du
              firmament ,  des astres ,  de l’atmosphère ,  de la terre ,  de l’air ,  du tonnerre ,  de
              l’éclair ,  de la foudre ,  des étoiles  tombantes ,  du feu ,  de l’aruspicine  ,  des eaux ,  des pluies ,  de la neige ,  de la grêle ,  des mers ,  des
              fleuves ,  des rivières ,  des lacs ,  des fontaines ,  des marais ,  des eaux  thermales ,  des
              vapeurs ,  des nuages ,  des feux  follets ,  du déluge ,  du Nil ,  des tremblements  de terre , 
              des volcans  et des comètes .  Sur chacun de ces phénomènes ,  il rapporte  les sentiments 
              des philosophes  ;  il les combat  ou il les appuie ,  et substitue  souvent ses conjectures 
              à leurs opinions  ;  mais le moraliste  suspend  de temps en temps  le rôle  du physicien , 
              et le spectacle  de la nature  ramène  le stoïcien  à son texte  favori  :  les devoirs de
              l’homme . 
                  
Sénèque  touchait  à la vieillesse  lorsqu’il acheva  ce traité ,  dont il avait rassemblé 
              les matériaux  avant,  pendant et après son exil  en Corse . 
               
Une première  pensée  qui se présente  à l’esprit  en lisant  cet ouvrage ,  c’est que la
              physique  rationnelle  a pris  son essor  beaucoup trop tôt .  Ce ne serait peut-être pas de
              vingt siècles ,  à compter de  celui-ci ,  que la physique  expérimentale  aurait rassemblé 
              les faits nécessaires  pour former  une base  solide  à la spéculation .  Observer  les
              phénomènes ,  les décrire  et les enregistrer ,  voilà le travail  préliminaire  ;  et plus on
              y sacrifiera  de temps  - ,  plus on approchera  de la vraie  solution  du
              grand problème  qu’on s’est proposé .  C’est par ce moyen ,  et par ce moyen  seul ,  que
              l’intervalle  qui sépare  les phénomènes  se remplira  successivement  par des phénomènes 
              intercalés  ;  qu’il en naîtra  une chaîne  continue ,  qu’ils s’expliqueront  en se
              touchant ,  et que 
la plupart de  ceux qui nous
              présentent  des aspects  si divers ,  s’identifieront .  Chaque cause  rassemblera  autour
              d’elle un nombreux  cortège  d’effets  :  ces systèmes ,  d’abord isolés ,  se fondront  les
              uns  dans les autres en s’étendant  ;  et de plusieurs causes  il n’en restera  qu’une plus
              ou moins lentement  réduite  à la condition  d’effet .  Le progrès  de la physique  consiste 
              à diminuer  le nombre  des causes  par la multiplication  des effets  :  il faut donc
              recueillir ,  et sans cesse  recueillir  des observations  ;  une bonne observation  vaut 
              mieux que cent théories .  Que le physicien  fasse une hypothèse  ;  qu’il s’occupe  à
              étayer  ou à abattre  cette hypothèse  par des expériences  ;  qu’il nous apporte  ensuite
              le résultat  de ses tentatives ,  j’y consens  ;  mais qu’il nous épargne  l’inutile  et
              fastidieux  détail  de ses visions .  Il ne s’agit  pas de ce qui s’est passé  dans sa tête , 
              mais de ce qui se passe  dans la nature .  C’est à elle-même à s’expliquer  ;  il faut
              l’interroger ,  et non répondre  pour elle.  Suppléer  à son silence  par une analogie ,  par
              une conjecture ,  ce sera rêver  ingénieusement ,  grandement ,  si l’on veut,  mais ce sera
              rêver  ;  pour une fois  où l’homme  de génie  rencontrera  juste ,  cent fois il se trompera , 
              et délayera  une ligne  vraie  dans des volumes  de mensonges  séduisants .  Combien de ces
              étiologies  si certaines,  si admirées ,  si généralement  adoptées ,  ont été réduites  à de
              spécieuses  erreurs  !  Combien d’autres subiront  le même sort  !  Et qu’on n’imagine  pas
              que j’allège  la tâche  du physicien  ou du naturaliste  :  rien de plus difficile  que de
              bien observer ,  rien de plus difficile  que de bien faire une expérience ,  rien de plus
              difficile  que de ne tirer  de l’expérience  ou de l’observation  que des conséquences 
              rigoureuses  ;  rien de plus difficile  que de se garantir  de la séduction  systématique , 
              du préjugé  et de la précipitation .  Il ne peut y avoir qu’une théorie  sur une machine 
              qui est une,  et la découverte  de cette théorie  est d’autant plus éloignée  que la
              machine  est compliquée .  Quelle machine  que l’univers  !  Quand tous les faits seront-ils
              connus  ?  Entre les faits,  les plus importants  ou les plus féconds  ne se déroberont -ils
              pas à jamais à notre connaissance  par la faiblesse  de nos organes  et l’imperfection  de
              nos instruments  ?  La limite  du monde  est-elle à la portée  de nos télescopes  ?  Si nous
              possédions  le recueil  complet  des phénomènes ,  il n’y aurait plus qu’une cause  ou
              supposition .  Alors on saurait  peut-être si le mouvement  est essentiel  
à la matière ,  et si la matière  est créée  ou incréée  ;  créée 
              ou incréée ,  si sa diversité  ne répugne  pas plus à la raison  que sa simplicité  :  car ne
              n’est peut-être que par notre ignorance  que son unité  ou homogénéité  nous paraît  si
              difficile  à concilier  avec la variété  des phénomènes 330 .
               
raisonnable  ou téméraire  écart  sur les principes  de la physique  rationnelle 
              et de la physique  expérimentale ,  nous allons revenir  à notre véritable  objet ,  et
              présenter  au lecteur  quelques-unes des moralités  que Sénèque  a répandues  dans son
              traité  des Questions  naturelles . 
                  
«  Le croassement  du corbeau ,  le cri  du hibou  pendant la nuit ,  ne présagent  non plus
              le malheur  que le chant  de l’alouette  et du rossignol  n’annonce  un heureux  événement  ; 
              mais ils sont lugubres ,  et nous penchons  plus vers la crainte  que vers l’espoir …  » 
              Serait-ce que dans le cours  de la vie  nous éprouvons  plus de mal  que de bien,  ou que
              l’effroi  du mal  est plus violent ,  son souvenir  plus durable  que l’attrait  ou la
              douceur  du bien ?  Cependant à quels dangers  l’homme  ne s’exposet -il pas,  à quels
              travaux  ne se résout -il pas pour arriver  à d’assez frivoles  jouissances  !  Certainement 
              il fait plus pour obtenir  le bonheur  que pour éviter  le malheur  :  son imagination  se
              montre  sans cesse  occupée  à exagérer  l’un,  et à diminuer  l’autre. 
                  
«  La foudre  est le plus puissant  des présages  :  sa décision  n’est révoquée  ni par les
              entrailles  des victimes ,  ni par le vol  des oiseaux …  »  Est-ce qu’il y a des présages  ? 
              Pourquoi non,  s’il y a des dieux  ?  Pourquoi non,  si tout tient  dans la nature  ?  Les
              augures  imaginèrent  une foule  de distinctions  théologiques  pour dérober  aux peuples 
              l’absurdité  de leurs sciences .  Un système  de mensonges  ressemble  plus à la vérité 
              qu’un seul  mensonge  isolé  ;  plus on voit de choses à contredire  à la fois,  moins on en
              contredit . 
            
                  
«  Les cérémonies  religieuses  ne sont que des frivolités  consolantes  pour une âme 
              malade .  L’immutabilité  est le premier attribut  du destin .  » 
                  
«  Prétendre  que Jupiter ,  ou le destin ,  puisse être fléchi  par un sacrifice ,  c’est lui
              prêter  l’inconstance  de l’homme .  » 
                  
«  Les prières  et les vœux  font partie  du destin .  » 
                  
«  Les augures  érigèrent  la divination  en système ,  et firent bien :  rien n’en impose 
              comme un corps  de doctrine ,  une masse  de principes  et de conséquences .  » 
                  
«  Quoi de plus ridicule  que Jupiter  lançant  ses foudres  sur son temple ,  et brisant  sa
              statue  ;  frappant  des troupeaux  innocents ,  et laissant  le crime  impuni  ?  Cela est…  » 
              Et cela s’explique . 
                  
«  Le règne  de la prophétie  est le temps  de la terreur .  » 
                  
«  Le soleil  ne fixe  nos regards  que dans son éclipse .  » 
               
propos  de je ne sais  quelle expérience  périlleuse ,  Sénèque  dit à Lucilius  :  «  N’y
              exposez  que le dernier  de vos esclaves …  »  Comme si l’esclave  n’était pas un homme  ! 
              comme s’il était permis ,  pour satisfaire  une curiosité ,  d’immoler  son semblable  !  Le
              célèbre  Muret 331  ne pensait  pas ainsi.  Il
              était dans un lit  d’hôpital  ;  à côté de  lui les gens  de l’art  délibéraient  sur l’état 
              d’un malade  que l’opération  ou le remède  proposé  par l’un d’eux pouvait également  tuer 
              ou sauver .  Un autre avait dit :  Faisons essai  sur une âme  vile …   ; 
              lorsqu’on entendit  d’entre  les rideaux  de Muret  une voix  qui s’écriait  :  Comme si elle était vile ,  cette âme  pour laquelle le Christ  n’a pas dédaigné  de
                mourir  !…   L’opération  ne se fit pas,  et le malade  guérit .  Ce fait est connu , 
              mais qu’importe  ?  Il est des actions  sur lesquelles on ne peut ramener  trop souvent
              l’admiration  des hommes .  Quoi !  
l’on écrira  et l’on
              récrira  sans cesse  les histoires  d’un César ,  d’un Pompée ,  qui massacrèrent  des
              nations ,  et l’on ne pourra revenir  sur les discours  énergiques  et pieux  d’un Muret , 
              qui conserva  la vie  à un homme 332  ! 
                  
«  La mer ,  interdite  à l’homme ,  lui épargnerait  la moitié  de ses guerres …  »  Si cette
              réflexion  était vraie  au temps de  Sénèque ,  elle est évidente  de nos jours. 
                  
«  Nous allons chercher  à travers  les flots  un nouveau  inonde  à dévaster …  »  Le beau 
              texte  pour faire honneur  aux Anciens  des découvertes  des modernes  ! 
               
finir  cet  d’une manière  intéressante ,  j’avais à choisir  entre deux
              morceaux  :  l’un est la description  d’un déluge  ;  l’autre,  une scène  morale  entre
              Sénèque ,  Lucilius  et Gallion .  J’ai donné  la préférence  à celui-ci ,  non comme au plus
              beau ,  mais comme au plus analogue  à nos vues .  C’est Sénèque  qui va parler . 
                  
«  Lucilius ,  vous m’aviez souvent entendu  dire que Gallion ,  mon frère ,  qu’on aime  trop
              peu quand on l’aime  autant qu’on peut aimer ,  et qui ne connaissait  pas les autres
              vices ,  avait en horreur  la flatterie .  Nous concertâmes  d’essayer  sur lui ce subtil  et
              dangereux  poison ..  »  ;  Je n’approuverai  pas ce complot .  Laissons  à la malice  des
              circonstances  le soin  de mettre  les vertus  à l’épreuve  ;  et n’exposons  point,  de
              propos  délibéré ,  nos amis  à perdre  quelque chose de l’estime  que nous leur avons
              accordée . 
                  
«  Vous commençâtes  par louer  son génie .  Quel génie  !  Le plus beau  de la nation ,  le
              plus digne  du culte  des mortels  ;  un génie  plein  de vigueur ,  un génie  supérieur  à tous
              les obstacles . 
            
                  
«  Cet éloge  le fit reculer . 
                  
«  Vous vous rejetâtes  sur ses mœurs ,  sa modération ,  sa frugalité  au milieu d’une
              opulence  dont il jouissait  sans l’affectation  de l’orgueil  et sans la fausseté  du
              mépris . 
                  
«  Il vous coupa  la parole . 
                  
«  Vous vous réduisîtes  à admirer  avec une simplicité  tout à fait ingénue  cette
              douceur  de caractère ,  cette aménité  naturelle  qui captivait  tous les cœurs ,  cette
              bienfaisance  qui répandait  sur un seul  malheureux  plus de pitié ,  plus de secours  qu’un
              grand nombre  n’en obtenait  du reste  des nommes  ;  et vous mîtes  à votre éloge  tant
              d’aisance ,  un air  si vrai ,  que Gallion  n’eut pas le moindre  soupçon  du piège . 
              D’ailleurs ,  qui est-ce qui se refuse  à la louange  d’une vertu  dont les preuves  sont de
              notoriété  publique  ? 
                  
«  C’est Gallion . 
                  
«  Il se montra  si ferme ,  que vous vous écriâtes  qu’enfin vous aviez trouvé  l’homme 
              invincible ,  l’homme  dont la modestie  vous étonnait  d’autant plus,  qu’il était naturel 
              de prêter  l’oreille  à des choses flatteuses  à la vérité ,  mais reconnues ,  mais avouées , 
              et d’acquiescer  à la voix  de sa propre  conscience ,  qui nous les adressait  par la
              bouche  d’un ami . 
                  
«  Gallion  n’en sentit  que plus vivement  la nécessité  de la résistance ,  et la
              séduction  de la flatterie ,  lorsqu’elle emprunte  le langage  de la vérité . 
                  
«  Lucilius ,  ne soyez pas mécontent  de vous :  vous fîtes votre rôle  avec toute la
              finesse  possible  ;  et si vous fûtes battu ,  ce fut par la supériorité  seule  du
              caractère  de votre adversaire …  » 
                  
dédis  pas :  Sénèque  et Lucilius  me sont l’un et l’autre odieux . 
                  
antagoniste  beaucoup plus dangereux  pour Lucilius  que celui-ci  ne
              l’avait été pour Gallion  :  c’est Sénèque ,  lorsqu’il dit à Lucilius  : 
                  
«  Quand vous désirez  des éloges ,  pourquoi les devoir à d’autres ?  Louez -vous
              vous-même…  »  Et ce que Sénèque  encourage  Lucilius  à se dire est très-séduisant  ;  puis
              il ajoute  avec une perfidie  incroyable  : 
            
                  
«  Peut-être croirez -vous que je cherche  à vous surprendre ,  et à venger  Gallion .  Entre
              ces embûches ,  choisissez  celle que vous voudrez.  Je consens  que vous commenciez  par
              moi à vous méfier  des adulateurs …  » 
                  
très-délié  ;  mais ce qui suit  me le paraît  encore davantage . 
                  
«  Lucilius ,  je veux converser  familièrement  avec vous.  Il est un service  important  à
              vous rendre ,  et je m’en charge .  Il serait facile  de s’enorgueillir  à celui que la
              nation  et le souverain  ont jugé  digne  par ses talents  et ses vertus  d’administrer  une
              province  qui a soutenu  le choc  et amené  la ruine  de deux grands États ,  le prix  du sang 
              carthaginois  et du sang  romain ,  une province  qui a vu les forces  réunies  de quatre
              grands généraux ,  relevé  la fortune  de Pompée ,  fatigué  celle de César ,  mis  en fuite 
              Lépide ,  et changé  la destinée  de tous les partis  ;  une province  qui assista  à un grand
              spectacle ,  celui du passage  rapide  de l’élévation  à l’abaissement ,  et de la variété 
              des efforts  de la fortune  contre l’édifice  de la grandeur ,  c’est l’instructif  et
              effrayant  tableau  que je tiendrai  sans cesse  sous vos yeux .  Ce gouvernement ,  le plus
              important  de l’Empire ,  vous eût-il été transmis  en propriété  par une longue  suite 
              d’illustres  ancêtres ,  je vous dirais :  Loin,  loin de  vous l’orgueil  d’un superbe 
              patrimoine ,  mais trop étranger  à son possesseur .  » 
                  
Sénèque ,  mon philosophe ,  mon sage ,  que faites-vous là ?  Vous administrez  sciemment , 
              prudemment  à un malade  un remède  empoisonné . 
                  
présent  on peut voir,  livre  III,  chapitre  XXVII,  la description  du déluge .  Avec
              quels grands traits ,  quelle éloquence  la terrible  catastrophe  est peinte  !  A chaque
              ligne ,  le ravage  et l’épouvante  s’accroissent  ;  on est poursuivi ,  on se sauve  devant
              les flots ,  on grimpe  sur la cime  des montagnes  avec les malheureux  qui s’y sont
              réfugiés  ;  on mêle  ses cris  à leurs cris ,  on partage  leur désespoir  ;  on tombe  avec
              eux dans un silence  affreux ,  et l’on éprouve  avec eux leur stupeur . 
                  
,  pour sceller  ma page  du cachet  de Sénèque ,  comme ce philosophe  scellait  la
              sienne  du cachet  d’Épicure  :  «  Si les efforts  continus  d’un nombre  infini  de méchants 
              n’ont point encore porté  la perversité  à sa dernière  perfection ,  quelle ne
            
                  
lenteur  des progrès  de la sagesse ,  dont si peu d’hommes  se
              font une affaire  !  » 
               
arrêter  ici ;  ce que j’ai dit de Sénèque ,  sinon  sans erreur ,  du moins
              sans partialité ,  suffirait  pour bien connaître  l’homme  et l’auteur  :  mais il me reste 
              à répondre  à quelques-uns de ses détracteurs  ;  ce que je vais faire le plus
              succinctement  qu’il me sera possible . 
                  
ingénieux  et élégant  abbé de Saint-Réal  a nommé  Sénèque  dans plusieurs endroits  de
              ses ouvrages  :  il y est parlé  d’un entretien  du philosophe  avec la courtisane 
              Épicharis  ;  de sa présence  à une des assemblées  des conspirateurs  de Pison ,  et de son
              projet  de monter  au trône  de l’Empire .  Mais lorsque l’on cherche  la preuve  de ces
              faits dans l’histoire ,  on trouve  que ce sont autant de fictions ,  et que Saint-Réal 
              s’est amusé  à écrire  un roman 333  : 
              or,  l’on ne réfute  point un roman  ;  on désirerait  seulement  qu’un écrivain  ne
              s’affranchît  pas de la vérité  au point de défigurer  les caractères ,  de prêter  des
              actions  malhonnêtes  à un homme  de bien et d’imputer  des vues  insensées  à un homme 
              sage .  Rien n’excuse  une pareille  altération  de la vérité ,  et l’on ne peut faire un
              plus coupable  abus  de ses talents .  S’il est moins dangereux ,  il est plus lâche  de
              calomnier  ceux qui ne sont plus et qui ne peuvent se défendre  :  plus on met  d’art  et
              de vraisemblance  dans ses impostures ,  plus on est criminel  ;  ce qui m’inclinerait  à
              croire  que le roman  historique  est un mauvais  genre  :  vous trompez  l’ignorant ,  vous
              dégoûtez  l’homme  instruit  ;  vous gâtez  l’histoire  par la fiction ,  et la fiction  par
              l’histoire .  Le poëte  dramatique ,  qui peut disposer  des faits jusqu’à un certain point, 
              garde  un respect  scrupuleux  pour les caractères . 
                  
auteur  d’un Dictionnaire  historique in-8° ,  dit,  article 
                Sénèque ,  qu’un commerce  illicite  avec la veuve  de Domitius  le fit
              reléguer  en Corse . 
                  
époux  de Julie  ne s’appelait  point Domitius ,  mais Vinicius  ;  
et voilà Sénèque  accusé  d’adultère  et d’ingratitude  par un
              écrivain  qui se trompe  sur le nom  du bienfaiteur  et du mari .  Quand on assure  de belles 
              actions ,  on pardonne  l’inexactitude  :  mais doit-on la même indulgence  à celui qui
              atteste  le crime  ? 
                  
ajoute  :  «  On ne peut douter  que Sénèque  ne fût un homme  d’un rare  génie  :  mais la
              sagesse  était plus dans ses discours  que dans ses mœurs  ;  il avait une vanité  et une
              présomption  ridicules  dans un philosophe 334 . » 
                  
?  Dans les ouvrages  de Sénèque  ?  Non ;  vous auriez pu y
                lire 335  :  «  Lorsque vous me
              demandez  mes ouvrages ,  je ne m’en croirai  pas plus éloquent  que je ne me croirais 
              d’une belle  figure ,  si vous me demandiez  mon portrait .   »  Dans Suétone  ?  Non.  Dans
              Dion  ?  mais à l’article  DION ,  vous dites que cet homme  est taxé  de bizarrerie ,  de
              partialité ,  d’un penchant  égal  à la satire  et à la flatterie  ;  qu’il paraît  avoir été
              l’ennemi  de Sénèque …  Et voilà le témoin  que vous produisez  contre celui-ci  ! 
              Permettriez -vous qu’on en usât  ainsi avec vous,  ou avec un de vos amis  ? 
                  
               
finirai  le combat  par l’ennemi  le plus redoutable  de Sénèque   ;  c’est un homme  de
              poids ,  c’est un écrivain  de grand goût ,  c’est un juge  sévère  ;  c’est Quintilien  ;  et
              pour ne pas donner  à mon apologie  une fausse  solidité  en affaiblissant  ses objections , 
              je vais les rapporter  dans ses propres  termes . 
            
                  
«  Sénèque ,  dit Quintilien ,  s’est distingué  dans tous les •genres  d’éloquence .  C’est à
              dessein  que je me suis abstenu  d’en parler  jusqu’ici,  par égard  pour une prévention 
              générale ,  que je hais  l’homme ,  et que je méprise  l’auteur 336  :  prévention  fondée  sur ce que je vois
              l’éloquence  s’amollir ,  se dégrader ,  tomber  ;  que je résiste  de toute ma force  à sa
              chute ,  et que je tâche  de ramener  les esprits  à un goût  plus sévère .  Sénèque  était
              alors presque le seul  auteur  dont la lecture  plût  aux jeunes  gens 337  :  non que
              je prétendisse  les en détourner  ;  mais je ne pouvais souffrir  qu’ils le préférassent  à
              d’autres qui valent  mieux que lui,  et qu’il n’avait cessé  de décrier 338 , persuadé  qu’on ne pouvait approuver  et leur manière  et la sienne ,  qui
              en était si différente .  Ses partisans  le prônaient  mieux qu’ils ne l’imitaient  ;  et
              ils lui étaient aussi inférieurs  que Sénèque  l’était lui-même aux Anciens .  Plût  au
              ciel  qu’ils lui eussent ressemblé 339  !  mais ils n’étaient engoués  que
              de ses défauts  :  chacun d’eux en prenait  ce qu’il pouvait,  et ces mauvaises  copies 
              déshonoraient  un modèle  qu’on se vantait  d’avoir bien rendu .  En accordant  à Sénèque 
              nombre  d’excellentes  qualités 340 , un esprit  facile  et fécond ,  beaucoup d’étude ,  des connaissances 
              étendues ,  il faut avouer  que ses écrits  ont été parsemés  d’erreurs  par la négligence 
              de ses faiseurs  d’.  Il n’y a presque pas un genre  d’érudition  auquel il ne se
              soit appliqué  ;  il a laissé  des oraisons ,  des dialogues ,  des poésies .  Philosophe  peu
                exact 341 , aucun d’eux
              n’inspire  une plus violente  horreur  du vice .  Il a de fort  belles  pensées ,  et il en a
              en grand nombre  ;  beaucoup qui tiennent  aux mœurs ,  et qu’il faut méditer .  Quant à son
              style ,  je le trouve  
presque partout  corrompu ,  et
              ses défauts  sont d’autant plus dangereux  qu’ils sont plus séduisants  ;  on désirerait 
              qu’il eût pensé  à sa manière ,  et qu’il eût écrit  à la manière d’ un autre.  S’il eût
              dédaigné  certaines beautés  qui n’en sont pas,  s’il eût usé  plus sobrement  de
              quelques-unes,  s’il eût été moins épris  de ses productions ,  ;  si la subtilité  de ses
              idées  n’eût pas affaibli  l’importance  du sujet  qu’il traitait ,  il obtiendrait 
              aujourd’hui des savants  une approbation  préférable  aux acclamations  des enfants .  Tel
              qu’il est,  cependant,  il faut le feuilleter ,  mais lorsqu’on aura le goût  formé ,  et
              qu’on se sera affermi  dans un genre  d’éloquence  plus austère .  Voulez-vous savoir 
              jusqu’où quelqu’un a du goût  ?  interrogez -le sur Sénèque .  Je l’ai dit 342  et je le répète  : 
              Sénèque  a des pages  dignes  d’éloge ,  dignes  même d’admiration  ;  mais il y a du choix  : 
              et ce choix ,  que ne l’a-t-il fait luimême 343  ?  » 
               
Quintilien  naquit  la seconde  année  du règne  de Claude  ;  alors Sénèque  avait quitté  le
              barreau .  Celui-ci  professa  la philosophie  ;  l’autre,  l’art  oratoire  :  tous deux furent
              instituteurs  des grands ;  mais Quintilien  resta  maître d’école ,  et Sénèque  devint 
              ministre . 
                  
Sénèque  avait résisté  avec courage  aux inclinations  vicieuses  de Néron  :  Quintilien 
              avait,  divinisé  Domitien  du vivant  même de ce prince  sanguinaire 344 .
                  
Quintilien  avoue  qu’on lui soupçonnait  de la haine  contre le 
philosophe  ;  il me semble  que ce soupçon ,  qui en aurait
              condamné  un autre au silence ,  devait rendre  Quintilien  très-circonspect . 
                  
Quintilien  n’est franc  ni dans sa critique ,  ni dans son éloge  ;  on y sent  de la
              gêne . 
                  
avis ,  le style  de Sénèque  est corrompu  :  le sien n’a-t-il rien d’âpre  et de
              barbare  ?  Le défaut  de l’un n’excusera  pas le défaut  de l’autre ;  mais j’espérerai  de
              la modération ,  lorsque le juge  sera l’accusateur ,  et que la sentence  frappera 
              également  sur l’accusateur  et sur l’accusé . 
                  
Quintilien  sera-t-il plus excusable  de n’être pas éloquent ,  en donnant  des préceptes 
              d’éloquence  ;  d’être dur ,  en prêchant  l’harmonie  ;  incorrect ,  inélégant ,  en exaltant 
              l’élégance  et la pureté  du style ,  que Sénèque  d’être laconique  et scabreux  en
                philosophant 345  ? 
                  
«  Si l’on veut savoir  jusqu’où quelqu’un a du goût ,  il faut l’interroger 
              sur Sénèque …  »  Est-ce du goût  pour la phrase ,  ou du goût  pour les choses ? 
                  
,  qui professons  l’impartialité ,  admirateurs  de Sénèque  et de Quintilien , 
              nous prononcerons  que leurs qualités  leur appartiennent ,  et que leur vice  est celui de
              leur temps ,  s’ils ont été vicieux .  Le critique  de Sénèque  ne sera pas l’approbateur  de
              Tacite ,  et tant pis  pour lui. 
                  
langue  latine  est morte ,  et que nous n’en pouvons être que de
              mauvais  écrivains  et de médiocres  juges ,  même après y avoir donné  un aussi grand
              nombre  d’années  qu’Érasme ,  Meursius ,  Sadolet ,  Sannazar  et Muret 346 , je demanderai  
si c’est le fond  des choses ou le style  qui doit nous
              attacher ,  surtout  dans les auteurs  en prose . 
               
!  si j’avais lu  plus tôt  les ouvrages  de Sénèque ,  si j’avais été imbu  de ses
              principes  à l’âge  de trente ans,  combien j’aurais dû de plaisirs  à ce philosophe ,  ou
              plutôt combien il m’aurait épargné  de peines  !  Ô Sénèque  !  c’est toi dont le souffle 
              dissipe  les vains  fantômes  de la vie  ;  c’est toi qui sais  inspirer  à l’homme  de la
              dignité ,  de la fermeté ,  de l’indulgence  pour son ami ,  pour son ennemi ,  le mépris  de la
              fortune ,  de la médisance ,  de la calomnie ,  des dignités ,  de la gloire ,  de la vie ,  de la
              mort  ;  c’est toi qui sais  parler  de la vertu ,  et en allumer  l’enthousiasme .  Tu aurais
              plus fait pour moi que mon père ,  ma mère ,  et mes instituteurs   ;  ils voulaient tous me
              rendre  bon,  mais ils en ignoraient  les moyens .  Que je hais  à présent  les détracteurs 
              de Sénèque  !  Leur goût  pusillanime  me tenait  les yeux  attachés  sur Cicéron ,  qui
              pouvait m’apprendre  à bien dire,  et me dérobait  la lecture  de celui qui m’aurait
              appris  à bien faire 347 . Cependant 
quelle comparaison  entre la
              pureté  du style ,  que je n’ai point acquise  avec le premier,  et la pureté  de l’âme ,  qui
              se serait certainement  accrue ,  fortifiée  en moi,  en étudiant ,  en méditant ,  en me
              nourrissant  du second  !  A l’âge  que j’ai,  à l’âge  où l’on ne se corrige  plus,  je n’ai
              pas lu  Sénèque  sans utilité  pour moi-même,  pour tout  ce qui m’environne  :  il me semble 
              que je crains  moins le jugement  des hommes ,  et que je crains  davantage  le mien ;  il me
              semble  que j’ai moins de regret  aux années  écoulées ,  et que je prise  moins celles qui
              suivront  ;  il me semble  que j’en vois mieux l’existence  comme un point assez
              insignifiant  entre un néant  qui a précédé  et le terme  qui m’attend .  Ah !  quel mal  on
              m’a fait !  pour rendre  le littérateur  meilleur  écrivain ,  on a 
empêché  l’homme  de devenir  meilleur .  Sénèque  ne m’a point
              endurci  ;  mais j’avoue  qu’il y a bien peu de choses qui puissent me faire crier . 
               
pages  de Sénèque  qu’on apprend  à le connaître ,  et qu’on
              acquiert  le droit  de le juger .  Lisez -le,  relisez -le en entier ,  lisez  Tacite ,  et jetez 
              au feu  mon apologie  ;  car c’est alors que  vous serez vraiment  convaincu  que ce fut un
              homme  d’un grand talent  et d’une vertu  rare ,  et que vous
            
                  
mettrez  ses détracteurs  dans la classe  des hommes  les plus méchants  et
              les plus injustes 348 .
               
Résumons .  Sénèque  n’a été ni le corrupteur  de Julie ,  ni l’amant  d’Agrippine  ;  son
              exil  en Corse  fut amené  par une intrigue  de cour .  Il ne déroba  point à son élève  la
              connaissance  des grands auteurs  ;  il en reçut  des largesses  que les hommes  puissants 
              sollicitaient  sans pudeur ,  qu’il ne pouvait rejeter  sans péril ,  et qu’il posséda  sans
              avarice  et sans faste .  Comment aurait-il pu tremper  dans un parricide  2  ?  aurait-il été confident  du projet  d’assassiner  Agrippine ,  sa
              bienfaitrice  ?  Il n’aspira  point à l’empire   ;  Néron  ne put même l’impliquer  dans la
              conjuration  de Pison .  Il n’applaudit  point aux goûts  indécents  de l’empereur .  Sa
              conduite  ne démentit  jamais ses principes .  La Consolation  à Polybe parvenue ,  n’est point celle qu’il écrivit  ;  le fragment  qui porte  son nom 
              est ou l’essai  d’un littérateur  obscur ,  ou l’ouvrage  d’un satirique  qui s’était
              proposé  de tourner  en ridicule  l’empereur  et son ministre ,  d’avilir  le philosophe  aux
              yeux  du peuple ,  d’en faire la risée  de la cour  et de le brouiller  avec les stoïciens . 
              Il n’eut pour ennemis ,  parmi ses contemporains ,  qu’un Suilius ,  homme  couvert  de
              forfaits  ;  qu’un Dion Cassius ,  le calomniateur  perpétuel  des grands personnages  de la
              république  ;  qu’un Xiphilin ,  auteur  bizarre ,  l’infidèle  abréviateur  de Dion  ;  parmi
              les modernes ,  que des têtes  rétrécies  par un fanatisme  détracteur  des vertus 
              païennes  ;  pour critiques ,  que des ignorants  qui ne l’avaient pas lu ,  que des envieux 
              qui l’avaient lu  avec prévention ,  que des épicuriens  dissolus  et révoltés  de sa morale 
              austère ,  que des littérateurs  qui préféraient  la pureté  du style  à la pureté  des
              mœurs ,  une période  harmonieuse  à une sentence  salutaire .  Quant à la prétendue  lettre 
              apologétique  adressée  au sénat  après la mort  d’Agrippine ,  j’inviterai  ceux qui
              seraient encore tentés  de lui en faire un reproche ,  de revenir  sur ce que j’en ai dit
              plus haut ,  et de peser  mûrement  ce que j’en vais dire ici. 
               
saurait  douter  que Sénèque  n’en imposât  au tyran ,  soit par l’autorité  de
              l’homme  sage  sur l’homme  dissolu ,  soit par l’exercice  habituel  de sa fonction 
              d’instituteur  ou de censeur .  Ce furent ses efforts  réunis  à ceux de Burrhus  qui
              arrêtèrent  le cours  des assassinats  prêts  à s’exécuter 349 . C’était le seul  personnage  de la cour  que Néron  respectât  ;  la haine 
              secrète  du souverain  et des courtisans  en était d’autant plus profonde  :  voilà le
              témoin  incommode  dont il fallait se délivrer ,  et contre lequel toutes les batteries 
              étaient dirigées  ;  aussi de tous les meurtres  ordonnés  par le monstre ,  aucun ne lui
              fut plus agréable 350  : 
              il brisait  la seule  digue  qui s’opposait  à sa perversité .  Fallait-il le seconder  ?  En
              le chargeant  de la lettre  apologétique ,  le tigre  captieux  lui tendait  un piège  :  «  Je
              vais,  se disait-il à lui-même,  le placer  entre la mort ,  s’il refuse ,  et le déshonneur , 
              s’il obéit .  Que fera-t-il ?…  »  Ce qu’il fera ?  Ce qu’il doit faire.  Il trompera  ton
              attente ,  et il continuera  de te tourmenter  par le spectacle  imposant  de la vertu .  Il
              est l’égide  de tous les gens  de bien que ta fureur  menace  ;  il la leur conservera .  Il
              sait  qu’il y a des circonstances  où il y a plus de courage  à vivre  qu’à mourir 351 .
                  
refus  et par sa mort ,  Sénèque  aurait été l’assassin  de tous ceux qu’il eût
              abandonnés  à la férocité  de Néron .  Quelles auraient été les premières  victimes  d’une
              résistance  inconsidérée  ?  Sa femme  peut-être,  ses frères ,  ses amis ,  une foule 
              d’honnêtes  et de braves  citoyens . 
                  
accusez ,  c’est à vous qu’il demande  conseil  dans cette conjoncture 
              critique .  Que lui eussiez-vous dit ?  Je l’ignore  ;  mais je lui aurais dit,  moi : 
              «  Quel avantage  y a-t-il que Néron  ajoute  un second  crime  à un premier ,  et qu’il mêle 
              le sang  de son instituteur  à celui de sa mère  ?  Sénèque  !  Néron ,  Tigellin  et Poppée 
              ont les yeux  ouverts  sur vous ;  ils s’attendent  à un 
refus ,  dont votre mort ,  qu’ils désirent ,  et celle de beaucoup d’autres qu’ils ont
              proscrits  dans leurs âmes  féroces ,  sera la suite  :  les satisferez -vous ?  Je me jette  à
              vos pieds ,  j’embrasse  vos genoux ,  et je vous demande  grâce  pour tous ces malheureux . 
              Enverrez -vous le centurion  à Novius Priscus ,  votre ami  ?  Songez  que sa vie  est
              attachée  à la vôtre.  Qui sait  ce que deviendront  vos proches  lorsque vous ne serez
              plus ?  N’en doutez  pas,  on leur fera un crime  de votre tendresse  pour eux,  de leur
              tendresse  pour vous ;  on verra en eux autant de vengeurs  qu’il faut exterminer . 
                  
«  Blâmez -vous ce père  malheureux  qui se couronna  de fleurs  à la table  de Caligula ,  le
              jour même que le tyran  avait fait égorger  son fils 352  ?  Non,  sans
              doute.  Et pourquoi ne le blâmezvous  pas ?  C’est qu’il lui restait  un second  fils .  Et
              Néron  est-il moins à redouter  que Caligula  ?  N’avez-vous personne  à conserver ,  et ne
              vous reste -il pas une mère ,  une épouse ,  des frères  et des amis  ? 
                  
«  Si votre mort  devait entraîner  celle du tyran  sanguinaire ,  nous vous dirions : 
              Mourez ,  il n’y a pas à balancer  ;  mais vous ne serez plus,  le tyran  restera ,  et les
              gens  de bien demeureront  sans appui . 
                  
«  Entre le parti  qui réjouira  les scélérats ,  et le parti  qui affligera  les gens  de
              bien,  y a-t-il à hésiter  ? 
                  
«  Vous n’êtes point un simple  particulier ,  vous êtes un homme  public  ;  vous ne vous
              appartenez  point à vous seul .  Ne vous considérassiez -vous que comme un de ces
              satellites  préposés  à la garde  des bêtes  féroces ,  croyez -vous qu’il vous fût permis  de
              quitter  votre poste ,  et de les lâcher  sur vos concitoyens   ?  Quelle différence 
              mettez -vous entre celles qu’on tient  renfermées  dans des loges ,  et celles qui
              remplissent  ce palais  ?  les unes  ne déchireront  que les malfaiteurs ,  les autres
              déchireront  les gens  de bien. 
                  
«  Ce n’est pas la méchanceté  seule  du souverain  que vous suspendez  ;  vous enchaînez 
              encore la fureur  ambitieuse  et de ses affranchis  et de ses courtisanes .  Voyez dans
              quelles mains  vous allez déposer  l’autorité  souveraine  ! 
                  
«  Craindriez -vous qu’on ne vous accusât  de lâcheté  ?  Est-ce 
qu’on ignore  combien la vie  a peu de prix  à vos yeux  ?  Et
              d’ailleurs ,  que vous importent  les discours  du peuple  ?  La vraie  grandeur  ne
              consiste-t -elle pas à faire le bien,  même en s’exposant  à l’ignominie  ? 
                  
«  Quand vous devriez mourir  demain ,  il ne faudrait pas mourir  aujourd’hui.  Dans le
              poste  que vous remplissez ,  qui sait  le prix  d’un jour,  d’une heure,  quel forfait  vous
              pouvez prévenir  ?  Lorsqu’il sera commis ,  on s’écriera  :  Ah !  si Sénèque  eût vécu  ! 
              Hélas !  votre dernier  moment  n’est peut-être que trop proche  :  il reste  un homme  de
              bien,  et vous allez l’immoler  ? 
                  
«  Le sacrifice  de la vie  donne  aux actions  un éclat  qui prouve  moins la force  de
              celui qui s’y résout  que la faiblesse  de celui qui s’en étonne .  Un autre montrerait 
              sans doute du courage  à mourir 353  ;  vous en montrerez  davantage  à vivre  :  un
              autre ne penserait  qu’à lui ;  Sénèque  se souviendra  de ses concitoyens  :  un autre
              s’illustrerait  par sa résistance  ;  votre condescendance  sera blâmée ,  vous n’en doutez 
              pas,  et c’est par cette raison  que vous en serez plus grand 354 . » 
            
                  
Néron  exigeait -il de Sénèque  ?  de louer  un parricide  ?  Non ;  mais de prévenir  les
              suites  funestes  d’un crime  commis ,  en peignant  au sénat  et au peuple  une femme 
              ambitieuse ,  telle qu’était Agrippine ,  une mère  dangereuse  telle qu’était Agrippine  : 
              ce qu’il fit.  Dans ce moment ,  dit Tacite 355 , les regards  se détournèrent  de la férocité 
              inouïe  de Néron ,  pour s’arrêter  sur l’indiscrétion  de Sénèque .  Et quelle indiscrétion 
              Sénèque  avaitil  commise  ?  Il avait avoué  le crime  ?  Non,  il ne l’avait pas avoué  ; 
              j’en appelle  au récit  même de Tacite .  La tentative  du vaisseau  était connue  ;  quoi de
              mieux à faire que de la pallier ,  en l’imputant  à la fortune  de Rome  ?  Agrippine  était
              morte  ;  quoi de mieux à faire que d’en accuser  sa propre  fureur  ?  Il était difficile 
              de croire ,  ajoute  Tacite 356 , qu’une femme  échappée  aux flots  
eût envoyé  un assassin  avec un poignard  contre une
              flotte  et des cohortes .  Comme si tout audacieux  n’était pas le maître  de la vie  d’un
              général ,  même au centre  de son armée  !  L’attentat  prétendu  d’Agérinus  avait éclaté  ; 
              et il eût été,  ce semble ,  plus imprudent  de s’en taire  que d’en parler . 
               
promis  de ne plus rien publier  de ce que j’écrirais  :  non que j’eusse pris 
              en dédain  la considération  qu’on obtient  par des succès  littéraires  ;  mais nos
              critiques  sont si amers ,  le public  est si difficile ,  et l’on a reçu  avec une
              indifférence  si propre  à décourager  des ouvrages  que je me glorifierais  d’avoir faits, 
              qu’il n’y avait guère  qu’un sujet  aussi intéressant  pour une âme  honnête  et sensible , 
              la défense  d’un sage ,  qui pût me distraire  de la sévérité  de nos juges ,  de la satiété 
              de nos lecteurs ,  de la médiocrité  de mon talent  et de la sagesse  de mon projet 357 .
               
attendais  à des critiques  et à des injures 358  ;  mon attente  n’a point été trompée .  Avant que
              de  répondre  aux critiques ,  j’ai cru  devoir consulter  des hommes  sages ,  et voici ce
              qu’ils m’ont dit. 
                  
centième  fois qu’on vous ait injurié  et critiqué ,  sans que  vous ayez
              répondu .  Vous vous êtes bien trouvé  de 
cette
              indifférence  ou de ce mépris  ;  on l’a remarqué ,  et l’on vous en a loué  :  taisez -vous
              donc.  Les feuilles  éphémères  de vos aristarques  sont parfaitement  oubliées ,  et l’on ne
              saura  plus à qui vous en voulez ;  en les réfutant ,  vous ménagerez  une réplique  à ceux
              qui les ont écrites ,  et vous les servirez  à leur gré .  Si leur honnête  projet  est
              d’affliger  l’auteur  qu’ils attaquent ,  comme on n’en saurait  douter ,  vous les
              entretiendrez  dans la douce  persuasion  qu’ils y ont réussi .  Ceux d’entre  vos lecteurs 
              que votre apologie  n’a pas convertis ,  ne changeront  pas d’avis .  En prolongeant  de
              scandaleuses  disputes  où l’on se déchire  mutuellement ,  vous vous prêterez  à la
              malignité  d’une certaine classe  de citoyens  ignorants  et oisifs  qui les blâment  et qui
              s’en amusent .  La fastidieuse  répétition  des mêmes imputations  entraînera  une
              répétition  non moins fastidieuse  des mêmes réponses ,  et il serait facile  que vous
              gâtassiez  votre ouvrage  en l’allongeant .  Votre réplique  serait excellente ,  qu’elle
              aurait au moins  l’inconvénient  d’arracher  à l’obscurité  des ouvrages  et des noms  faits
              pour y rester .  Demeurez  en repos  ;  épargnez -vous à vous-même le mal  que vous vous
              feriez :  il est désagréable  de se fâcher ,  et l’indignation  ne laisse  ni assez de
              sang-froid ,  ni assez d’esprit ,  ni assez de gaieté  pour instruire  et pour amuser .  Avec
              quelles espèces  allez-vous vous mettre  aux prises  ?  Ces gens -là osent  tout,  parce
              qu’ils n’ont rien à perdre  ni à craindre .  Soyez plutôt un bon homme  qu’un dangereux 
              antagoniste ,  et contentez -vous du mérite  de la candeur  et de la simplicité  :  en
              éternisant  la sottise  d’autrui ,  souvent on éternise  la sienne .  Surtout  ne revenez  plus
              sur Jean-Jacques  :  laissez -lui la honte  bien pure  de sa méchanceté  et de son
              ingratitude  ;  si c’est un hypocrite  à démasquer ,  que d’autres le fassent.  D’après  son
              ouvrage  posthume ,  cet homme  n’est-il pas jugé  ? 
                  
pesé  mûrement  ces conseils  ;  j’ai reconnu  qu’ils étaient dictés  par la raison . 
              Mon amour  pour le repos  et ma paresse  s’en accommodaient  également  ;  et quoique je
              fusse persuadé  que la philosophie  ne manquerait  jamais d’ennemis ,  et que Sénèque 
              resterait  exposé  dans l’avenir  aux mêmes reproches  qu’on lui a faits de nos jours, 
              surtout  si l’on n’y répondait  pas,  j’inclinais  à laisser  la dispute  où elle en était, 
              lorsque je reçus  les observations  qui suivent .  Je proteste  qu’elles ne sont pas de
              moi.  Si je les publie ,  c’est peut-être un peu par vanité ,  bien que le seul  
motif  que je m’avoue ,  ce soit d’opposer  entre eux les
              différents  jugements  qu’on a portés  de mon Essai ,  et de montrer 
              combien il importe  de ne pas s’en rapporter  à d’autres,  si l’on veut avoir son
              opinion .  L’anonyme  dit : 
                  
objecte 359  :  1° à l’auteur  de l’Essai  sur la Vie  
                        Ecrits  de Sénèque  , 
              «  qu’il en est moins l’historien  que l’apologiste …  »  Et nous répondrons  que c’était
              précisément  le contraire  qu’il fallait dire,  s’il n’a rien omis  de ce qu’il était
              possible  de savoir  des mœurs  de Sénèque ,  et s’il n’a pas su  tout ce qui pouvait servir 
              à sa défense . 
                  
«  Que plus de sang-froid  aurait peut-être prouvé  plus d’impartialité …  »  Et moins
              d’intérêt  pour la vérité ,  moins d’indignation  contre la calomnie ,  moins de mépris  pour
              les modernes  échos  des calomniateurs  anciens ,  pour des écrivains  obscurs  qui
              prononceraient  magistralement  sur les écrits  d’un auteur  célèbre ,  et qui attaqueraient 
              sans ménagement  et sans pudeur  les mœurs  d’un malheureux  illustre  qu’il sera toujours
              honnête  de défendre .  Et quand sera-t-il permis  à l’écrivain  de se passionner ,  si ce
              n’est en plaidant  la cause  de la vertu  ?  Si l’auteur  parle  si vivement  en faveur d’ un
              philosophe  auquel il n’est attaché  par aucun lien  personnel ,  avec quelle chaleur  ne
              nous défendrait -il pas,  si nous étions attaqués  ?  Êtes-vous des êtres obscurs  qui
              n’aurez besoin  d’apologistes  ni pendant votre vie  ni après votre mort  ?  ne le lisez 
              pas.  ;  il écrivait  pour d’autres que pour vous.  On reconnaît  dans son ouvrage  un homme 
              qui sent  profondément  ;  un grand nombre  de morceaux  annoncent  le génie  et le
              philosophe  qui n’ont pu se cacher .  Il voit toujours l’homme  dans le sage ,  et invite 
              ceux qui n’y voudront voir que le héros  de se mettre  à sa place  avant que de 
              prononcer ,  précaution  sans laquelle on sera souvent injuste ,  on ne sera jamais
              indulgent ,  et l’on jugera  les autres comme on ne voudrait pas en être jugé .  De quoi
              s’agit -il ?  de mesurer  les forces  de la nature  mise  aux 
épreuves  les plus dangereuses ,  et réduite  à chaque instant  au
              choix  des plus dures  extrémités .  Telle est la fatalité  des circonstances  où Sénèque 
              s’est trouvé ,  qu’il était impossible  de tracer  à l’homme  une route  plus difficile  et
              plus glissante  pour la vertu . 
               
éleva  une dispute  entre un jeune homme  dont on attendait  encore quelque
            preuve  de talent ,  et un bonhomme  déjà vieux ,  et qui certes  n’était pas sans
            considération  dans la république  des lettres .  Le sujet  était compliqué  :  il s’agissait 
            de philosophie ,  d’histoire ,  de morale  et de goût .  On représenta  au jeune homme  qu’il
            avait pris  avec son antagoniste  un ton décidé  qui ne convenait  pas à son âge ,  un ton
            violent  qui ne convenait  à personne .  Que voulez-vous ?  répondit  le jeune homme ,  je ne
            saurais  exprimer  d’une manière  incertaine  et faible  ce dont je suis vivement  persuadé … 
            C’est-à-dire,  ajouta  son père ,  qui avait gardé  le silence  jusqu’à ce moment ,  que vous
            êtes naturellement  emporté ,  insolent  et présomptueux .  Avec ces qualités -là vous ne vous
            concilierez  pas une indulgence  dont j’appréhende  que vous n’ayez souvent besoin .  Mon
            fils ,  corrigez -vous… 
               
mettant  à part  des éloges  que je ne mérite  pas,  j’ajouterai  
                  360 
             :  Quelle est l’âme  honnête  et sensible  qui,  revenant  sur les premières 
            lignes  de ce paragraphe ,  ne sera pas touché  de cette manière  de voir et de s’exprimer  ? 
            C’est que, 
               
                  
                   
                
               
«  Que l’auteur  est le plus mauvais  écrivain  et le plus maladroit  des
              apologistes … 361  »  Nous pensons ,  nous,  que le plus précieux  monument  qui nous reste 
            de la philosophie ,  ne pouvait être plus clignement  couronné  que par cet Essai ,  dans le genre  historique  et dans le genre  apologétique ,  il est
          
               
rempli  de morceaux  d’un grand caractère  ;  qu’on y reconnaît  l’homme  de
            génie ,  le grand écrivain ,  et l’homme  sensible . 
               
j’ajouterai   que,  de ces trois qualités ,  je n’accepte  que la
            dernière  :  elle me suffit  ;  on peut la posséder  et manquer  des deux autres,  qu’on
            possède  rarement  sans elle :  Pectus  est quod  disertum  facit .  S’il
            m’arrive  d’obtenir  le suffrage  d’un homme  honnête  et éclairé  tel que M. Marmontel ,  j’en
            puis être flatté ,  mais je n’en puis être vain .  Je n’ai jamais conçu  comment,  au milieu
            de tant de colosses  dont la hauteur  nous humilie ,  on osait  s’estimer  quelque chose.  La
            haine  est un sentiment  pénible  qui ne s’élève  en mon âme  que contre les ennemis  des
            talents  et de la vertu ,  mais elle y dort .  Si je suis susceptible  d’une indignation  forte 
            et momentanée ,  mon mépris  s’évanouit  avec le souvenir  de ceux que j’ai méprisés .  J’avoue 
            cependant que ,  si j’avais reçu  de la nature  l’arme  redoutable  d’un Montesquieu ,  j’aurais
            difficilement  résisté  à la tentation  de l’employer  contre les détracteurs  de la sagesse 
            ancienne  et moderne .  Si je les croyais  de bonne foi ,  j’en aurais pitié  ;  mais je les
            crois  faux .  C’est la religion  politique  que je déteste ,  parce qu’elle doit à la longue 
            corrompre  la philosophie  et la vraie  religion  :  la vraie  religion ,  qui ne peut avoir
            dans ces hommes -là que des défenseurs  hypocrites  :  la philosophie ,  que des amis 
            pusillanimes  ;  et c’est ainsi que quelques-unes des excellentes  productions  que notre
            siècle  transmettra  aux siècles  à venir ,  semblables  aux écrits  d’Aristote ,  offriront , 
            dans une page ,  des autorités  à l’eumolpide  contre l’académicien ,  et à la page  suivante , 
            des autorités  à l’académicien  contre l’eumolpide . 
               
«  Que l’auteur  entasse  dans la vie  de Sénèque  un tas de  faits historiques … 362  »  Il a suivi  Tacite  pas à pas.  Lorsqu’il a placé  son héros  au
            milieu des personnages  qui l’environnaient ,  il était sûr  de l’agrandir  ;  l’esquisse  des
            règnes  sous lesquels Sénèque  avait vécu ,  ne pouvait manquer  de donner  de l’intérêt ,  de
            la variété  et de l’importance  à son ouvrage .  On oublie  qu’il a fait un Essai . 
               
livré  à son penchant  à la réflexion ,  nous défierons  la critique  d’en citer 
            une seule  ou qui ne naisse  du sujet ,  ou qui 
n’y
            tienne  par un fil  plus ou moins délié .  On n’écrit  pas la vie  d’un philosophe  pour
            raconter  des faits ;  et quelle est celle de ses réflexions  qu’on eût désiré  que l’auteur 
            supprimât  ? 
               
«  Que l’auteur  écrivait  quelquefois niaisement … 363  »  Sur quoi nous demanderons  si celui qui le trouve  niais ,  n’est
            pas le même qui le traduit  comme fauteur  du despotisme  ?  Ils sont l’un et l’autre de la
            même force . 
               
«  Qu’ils sont au nombre  de ces coupables  aristarques  qui n’ont pas admiré  Sénèque 
            autant que son ardent  panégyriste  semblait  l’exiger ,  et qu’ils n’ont aucunement  balancé 
            à prendre  pour eux une partie  des compliments  peu flatteurs  qu’il leur prodigue …  »  Ce
            n’est pas l’auteur ,  c’est La Mothe-le-Vayer ,  c’est Juste  Lipse ,  Montaigne ,  et nombre 
            d’autres savants  personnages ,  qui avaient dit,  avant lui,  que l’on n’entendait  la satire 
            de Sénèque  que dans la bouche  d’un méchant  ou d’un sot .  Si donc il arrivait  à un
            critique  de prendre ,  sans balancer ,  sa part de ce compliment  flatteur ,  il n’y a point de
            mal  à cela,  et l’on peut,  je crois ,  lui laisser  le choix  de l’épithète . 
               
«  Que l’auteur  crée  des expressions  nouvelles … 364  »  Et pour le prouver ,  on en cite  de vieilles . 
            Mais d’ancienne  ou récente  création ,  qu’importe  ?  nous manquent -elles ?  Peut-on compter 
            le dessouci vie  et l’inélégance   du style  parmi
            les mots  dont la disette  appauvrit  notre langue  ?  L’exsangue   de
            Montaigne  est-il énergique  ?  N’aurait-il pas été regretté  par Voltaire  et mis  au nombre 
            des expressions  que cet homme  de goût  se proposait  de restituer  au Vocabulaire  de
            l’Académie  ? 
               
j’ajouterai   que,  si quelque terme  nous manque ,  s’il peint  à
            l’imagination ,  s’il plaît  à l’oreille ,  je crois  qu’il faut le hasarder .  Les langues  ne
            doivent-elles pas continuer  de s’enrichir  par la même voie  qui les a tirées  de leur
            première  indigence  ? 
               
«  Qu’il a des incorrections  et des négligences … 365  » 
            Un autre aristarque 366  les avait remarquées  comme
            des fautes  légères  
échappées  à une plume  rapide  ; 
            celui-ci  avait averti  que plusieurs avaient déjà disparu ,  que c’était une pâture  qu’il
            fallait laisser  à la malignité  envieuse ,  et que depuis longtemps il n’avait paru 
            d’ouvrage  si digne  de l’affliger . 
               
j’ajouterai   que je n’ai pas la vanité  de prendre  la partie  de
            cette réflexion  qui semble  s’adresser  à moi,  et que nos censeurs  auront sans doute le
            bon esprit  d’en refuser  la partie  qui semble  s’adresser  à eux. 
               
«  Qu’il n’a point entendu  le texte  où saint Jérôme  inscrit  Sénèque  dans le catalogue 
            des saints … 367  »  Il a quelquefois écrit  dans cette langue ,  et même avec élégance , 
            ce qu’il pourrait avouer  sans vanité .  Il sait  le latin ,  bien qu’il ait passé  dans les
            écoles  de la Compagnie  de Jésus ,  ainsi que beaucoup d’autres,  sans en excepter  les
            censeurs ,  cinq ou six années  à l’étudier ,  sans l’avoir appris .  Si celui qui aurait fait
            un contre-sens  ignorait  le latin ,  personne  ne le saurait .  Érasme  a écrit  :  Hieronymus Senecam  recensuit  in catalogo  Sanctorum ,  passage  qu’il était
            difficile  de traduire  plus fidèlement  qu’il ne l’a fait. 
               
«  L’âme  de l’auteur  vaut  encore mieux que sa plume … 368  »  Nous le connaissons  assez pour assurer  que, 
            si,  par hasard ,  il a lu  ces lignes ,  il en a remercié  le censeur  ;  que,  si celui-ci  avait
            débuté  par cet aveu ,  l’homme  eût abandonné  l’écrivain  à sa discrétion ,  et qu’il souhaite 
            que l’aristarque ,  s’il est ecclésiastique ,  mérite  un jour qu’on dise de lui,  depuis le
            sanctuaire  jusqu’aux coulisses  de l’Opéra ,  qu’il est encore plus estimable  par ses
            vertus  que par ses lumières ,  et que,  s’il n’est pas tout à fait un sublime  journaliste , 
            il est du moins un prêtre  fort  édifiant . 
               
«  Qu’il existe  de nos jours une confédération  philosophique … 369  »  Nous ne savons  ce que c’est que cette
            confédération ,  et nous sommes porté à croire  que,  loin d’être réelle ,  elle n’existe  pas
            même dans la tête  des critiques .  Réelle ,  on serait 
trop honoré  d’y être admis .  Réelle  ou chimérique ,  qu’importerait  à celui qui vivrait 
            isolé ,  qui ne fréquenterait  guère  que dans sa famille  ou chez quelques amis  dont il
            s’appliquerait  depuis trente ans à cultiver  l’estime ,  en profitant  de leur exemple  et de
            leurs conseils ,  et pour qui la grande ville  serait circonscrite  dans un espace  assez
            étroit  à la vérité ,  mais où il verrait circuler  ceux d’entre  ses concitoyens ,  ou d’entre 
            les étrangers ,  illustres  par leur naissance ,  leurs dignités ,  l’étendue  et la variété  de
            leurs connaissances  ? 
               
j’ajouterai   que l’homme  rare 370  à qui l’on s’empresse  de 
rendre  cet hommage 
            aurait obtenu  depuis longtemps les trois sortes  de lauriers  dont on couronne  les
            talents ,  s’il les avait ambitionnés ,  et que c’est la moindre  partie  de l’éloge  qu’il
            mérite . 
               
«  Que l’aristarque  ou son père  a mal  parlé  de Sénèque …  »  On les en croit  tous deux
            fort  capables .  D’ailleurs ,  que signifierait  le blâme  ou l’éloge  de celui qui aurait
            intrépidement  persisté ,  au milieu des huées  de la nation ,  dans un imbécile  acharnement 
            contre Voltaire  et la plupart de  nos grands hommes  ?  Quand il arrive  à un censeur  de
            cette espèce  de défendre  un 
Suilius ,  c’est peut-être
            sa cause  qu’il plaide .  L’auteur  de l’Essai   a pensé  à ces aristarques , 
            père  et fils 371   !  il leur
            en voulait !  Hélas !  il y a nombre  d’années  que leur prédécesseur 372 , qui
            valait  mieux 
qu’eux,  est tombé  dans l’oubli  ;  et
            c’est grâce à  l’Écossaise   de Voltaire  qu’on se rappelle  trois ou
            quatre fois par an,  pendant une demi-heure ,  qu’il a existé  un Wasp  l’ancien 373  qui
            attestait  par serment  et qui ne parlait  pas. 
               
j’ajouterai   qu’il est un secret  que la plupart des  écrivains 
            périodiques  n’ont pas encore découvert ,  c’est celui d’assurer  à leurs feuilles  la durée 
            d’une semaine .  Cela est fâcheux . 
               
«  Qu’il a plu  à l’auteur  de peindre  Suilius ,  Dion Cassius  et Xiphilin  comme les
            plus scélérats  des hommes … 374  »  L’auteur  a dit,  d’après 
            Tacite ,  que Suilius  était un scélérat  ;  d’après  Crevier ,  que Dion  était le calomniateur 
            éternel  des grands hommes ,  et d’après  La Mothe-le-Vayer ,  Juste  Lipse ,  Bayle  et
            Montaigne ,  que Xiphilin  avait la tête  mauvaise  ;  mais il n’a pas dit de tous les trois
            indistinctement  que ce fussent des scélérats .  Si,  de quatre critiques ,  par exemple ,  il
            était démontré  que l’un fût un homme  d’esprit ,  mais de mœurs  abominables 375  ; 
            le second,  un juge  vénal  et un citoyen  crapuleux 376  ;  le troisième ,  un petit
            ignorant  sans bonne foi 377  ;  le quatrième ,  le plus insolent  personnage  qui eût encore porté 
            son habit 378 , et qu’on l’eût assuré  sur de bonnes autorités ,  serait-il permis 
            d’entendre  de tous les quatre ce qu’on n’avait avancé  que d’un seul ,  qu’il fut homme 
            d’esprit  et de mœurs  abominables  ?  L’équité  ne prescrirait -elle pas de distribuer  ce qui
            appartiendrait  d’éloge  ou de blâme  à chacun de ces personnages  ? 
               
j’ajouterai   :  Ceci n’est pas de la mauvaise  plaisanterie ,  mais de
            la bonne logique ,  qualité  dont nos aristarques  se piquent  le moins.  Nos critiques  ont
            une manière  de réfuter  assez commode  :  c’est de transformer  en faits démontrés  des
            imputations  vagues  et contradictoires  ;  de répéter  sans pudeur ,  et quelquefois avec une
            insigne  mauvaise foi ,  d’anciennes  accusations ,  sans parler  des réponses  qu’on y a
            faites ;  de prononcer  doctoralement  
que ces réponses 
            ne sont pas satisfaisantes ,  sans se mettre  en devoir de le prouver ,  ce qui ne serait
            pourtant pas trop superflu  ;  d’opposer  à des raisonnements  qu’un auteur  aura jugés 
            solides ,  une simple ,  mais péremptoire  négation  ;  de dire un non  bien
            ferme  où l’écrivain  croit  avoir prouvé  qu’il fallait dire oui  :  et
            c’est ainsi qu’avec le talent  d’écrire  deux monosyllabes ,  ils ont le front  de s’asseoir 
            à côté de  Bayle ,  de Basnage  ou de Le Clerc . 
               
14°  «  Que l’auteur  a donné  des leçons  de suicide …  »  L’auteur  n’a
            point donné  des leçons  de suicide ,  mais il a exposé  la doctrine  des stoïciens ,  dont le
            suicide  était un des points fondamentaux  ;  et ce n’est ni son opinion ,  ni sa faute ,  si
            Zénon  prétendit  que les dieux ,  de qui nous tenons  la vie  sans notre consentement , 
            seraient des bienfaiteurs  injustes  et cruels ,  s’ils ne nous avaient laissés  maîtres  de
            disposer  de leur présent  lorsqu’il nous importunait . 
               
j’ajouterai   que la notion  générale  de la bienfaisance  et de toute
            vertu  est illusoire  et mène  droit  au scepticisme ,  si elle n’est pas également  applicable 
            aux hommes  et aux dieux . 
               
«  Que l’auteur  avait écrit  contre la Providence …  »  A l’occasion  d’un traité  de
            Sénèque ,  l’auteur  a cru  devoir exposer  la difficulté  puérile ,  car c’est ainsi qu’il
            l’appelle ,  à laquelle le philosophe  romain  autrefois,  et,  de nos jours,  le profond 
            Leibnitz ,  s’étaient proposé  de répondre . 
               
«  Que l’auteur  a commencé  sa carrière  dans les lettres  par un ouvrage  sur l’Interprétation  de la Nature  ,  et que ce livre  est plein 
              d’obscurités … 379  »  L’obscurité 
            est relative  à la matière  que l’on traite  et à la sagacité  de celui qui lit .  Qui sait  si
            l’auteur  n’avait pas de bonnes raisons  pour n’être pas trop clair  ?  D’ailleurs ,  telle
            pensée ,  évidente  pour un homme  d’esprit ,  est inintelligible  pour un autre.  Les principes 
            mathématiques  de Newton  et les Trecenta 380  sont bien autrement  difficiles  à
            comprendre ,  même pour les gens  de l’art  ;  et s’il était permis  de comparer  une
            très-petite  chose à une très-grande ,  on oserait 
          
               
assurer  que Buffon  sera souvent lettre  close  pour celui qui n’entend  pas
              l’Interprétation  de la Nature  . 
               
j’ajouterai   que,  si l’on est quelquefois arrêté  dans un ouvrage , 
            l’obscurité  naît  de la profondeur  des idées  et de la distance  des rapports .  Le génie 
            porte  rapidement  son flambeau ,  et l’esprit  qui ne suit  pas avec la même vitesse  reste  en
            arrière  et tâtonne  dans les ténèbres . 
               
M. de Marmontel  a dit 381  :  «  Croirait -on qu’il y eût un homme  assez
            insensé ,  d’un caractère  assez abject  pour jeter  du ridicule  sur la forme  d’un édit  où le
            maître  ne dédaignerait  pas de rendre compte  de ses motifs  ?…  »  Je répondrai  à M. de
            Marmontel  :  Oui,  monsieur,  cet homme 382  s’est trouvé  parmi les critiques  de l’ouvrage  dont vous avez fait
            l’ et l’éloge . 
               
«  Qu’il n’était pas sûr  pour Sénèque  de s’éloigner  de la cour  ;  que tout porte  à le
            croire ,  mais que ce n’était pas une raison  pour démentir  ses principes .  Que sont devenus 
            le stoïcisme  et le mépris  de la mort  ?…  »  Nous n’avons rien à ajouter  à ce que l’auteur 
            a dit sur cette difficulté  ;  nous remarquerons  seulement  qu’il ne doit être ni surpris 
            ni blessé  qu’on soit d’un autre avis  que le sien.  Ce qu’il aurait apparemment  désiré , 
            c’est que,  dans une discussion  importante ,  on fût réservé ,  qu’on ne décelât  pas une
            suffisance  qui ne serait fondée  sur aucun titre  et qu’on eût assez d’âme  et de sens  pour
            soupçonner  que la chaleur  de l’apologiste  d’un grand homme  serait tout à fait ridicule 
            dans la bouche  d’un écolier  présomptueux  qui se chargerait  du rôle  d’accusateur . 
               
j’ajouterai   qu’il faut être décent  et s’interdire  un ton qu’on
            pardonnerait  à peine  à l’écrivain  le plus érudit  et qu’il ne se permettrait  avec
            personne ,  pas même avec des critiques  injurieux ,  à moins que la patience  ne lui échappât 
            et ne l’exposât  à sortir  de son caractère  et à se déplaire  ensuite à luimême . 
               
j’ajouterai  encore ,  que l’aristarque  qui a proposé  la difficulté 
            de ce paragraphe ,  ne sera pas assez injuste  envers  luimême  et envers  moi,  qu’il a traité 
            avec tant d’honnêteté  et 
d’indulgence ,  pour
            s’appliquer  cette petite leçon ,  que ceux à qui elle s’adresse  ne manqueront  pas de
            revendiquer .  Il ne faut jamais s’emparer  du bien d’autrui . 
               
lu  la lettre 383  que M. Garat  a publiée  dans un des Mercures répandit  que j’en étais choqué ,  et que l’auteur  avait la bonté  de s’en
            inquiéter .  Je commencerai  par le rassurer .  Il y a de la vérité  dans le plaisant  récit  de
            notre première  entrevue  ;  je m’y suis reconnu ,  et j’ai ri  du vernis  léger  d’ironie 
            poétique  qu’il y a répandu ,  et qui l’a rendu  piquant .  On sera tenté  de me prendre  pour
            une espèce  d’original  ;  mais qu’est-ce que cela fait ?  Est-ce donc un si grand défaut 
            que d’avoir pu conserver ,  en s’agitant  sans cesse  dans la société ,  quelques vestiges  de
            la nature ,  et de se distinguer  par quelques côtés  anguleux  de la multitude  de ces
            uniformes  et plats  galets  qui foisonnent  sur toutes les plages  ?  J’estime  l’auteur  de
              l’Eloge  de Suger  
                  384 , je ne suis point éloigné  de l’aimer  ;  et
            quand il lui plaira  de se retrouver  devant le modèle  dont il a fait l’agréable 
            caricature ,  je suis prêt à  le recevoir  et à poser  une seconde  fois. 
               
Vainqueur  ou vaincu ,  on se retire  de l’arène  où l’on est descendu  avec un pareil 
            antagoniste ,  sans la crainte  d’avoir passé  les bornes  d’une défense  loyale .  Il n’en est
            pas ainsi,  lorsqu’on n’a pas dédaigné  de prendre  la lance  contre des agresseurs 
            indécents ,  malhonnêtes ,  injurieux ,  violents .  L’invective  invite  l’invective .  Peut-être
            me suis-je oublié  quelquefois ;  mais si cela m’est arrivé ,  ce ne sera que dans les
            endroits  où la critique  s’est déchaînée  sans mesure  contre des hommes  respectables  et
            des talents  généralement  avoués .  Mais alors quel est l’homme  assez patient ,  je dirai
            même assez ingrat ,  pour écouter  avec une froide  indifférence  l’insulte  adressée  à des
            écrivains  qui honorent  la nation ,  et à qui l’on doit les heures de sa vie  les plus
            délicieuses  ?  Je ne suis pas capable ,  et fasse le ciel  que je meure  avant que  d’avoir
            été capable  d’une modération  que je me reprocherais . 
               
«  Qu’il a défendu  Voltaire ,  Sénèque ,  Raynal ,  comme un 
énergumène .  Et que lui importe ,  et que nous importe ,  à nous,  un
            vieux  stoïcien  qui n’est plus 385  ?…  »  Ce
            propos  est celui de quelques gens du monde  ;  et bien interprété ,  il ne signifie  qu’une
            chose :  c’est qu’en général les apologies  ne sont pas de leur goût  ;  qu’on aimerait 
            peut-être mieux trouver  le vieux  stoïcien  coupable  qu’innocent ,  et qu’on a de la peine  à
            souffrir  qu’il ait vengé ,  sous son nom ,  des contemporains  exposés  aux mêmes calomnies , 
            et persécutés  par des détracteurs  du caractère  d’un Suilius .. 
               
«  Qu’on est tout étonné  de trouver  à la 438e 
                    page  de
            son ouvrage  ( 1re 
                  édit . )  une pathétique 
            apostrophe  aux Insurgents … 386  »  Ce qui n’étonnera  pas,  mais ce qui pourrait
            surprendre ,  c’est l’étonnement  des critiques ,  lorsqu’on lira ,  page  citée ,  que Sénèque 
            pensait  qu’il n’y avait point encore de gouvernement  qui convînt  au sage ,  et auquel le
            sage  convînt .  Quelle occasion  plus simple  et plus naturelle ,  ce nous semble ,  lorsque
            l’objet  principal  d’un auteur  est d’enregistrer  ses réflexions ,  que de s’arrêter  un
            moment  sur un des phénomènes  les plus  que l’histoire  du monde  nous ait
            présentés ,  un peuple  esclave  d’un peuple ,  une nation  qui secoue  tout à coup  le joug  de
            la servitude ,  qui s’affranchit  du despotisme  à l’aide  des despotes ,  et qui,  méditant  sur
            les moyens  d’assurer  à jamais son bonheur  avec sa liberté ,  prépare  un asile  à tous les
            enfants  des hommes  qui gémissent  ou qui gémiront  sous la verge  de la tyrannie  civile  et
            religieuse  ;  que d’adresser  des vœux  au ciel  pour le succès  d’une si digne  entreprise  ; 
            que de se mêler  aux délibérations  de son congrès ,  et que d’oser  prévenir  une
            confédération  naissante  sur la triste  et presque nécessaire  influence  du temps ,  qui
            amène  plus ou moins rapidement  la ruine  des choses les plus sagement  ordonnées  ! 
               
j’ajouterai   qu’après s’être choqué  de cet écart ,  si c’en  est un, 
            par un tour  d’esprit  assez singulier ,  le critique  quitte  son chemin  pour aller heurter 
            rudement  le digne  et respectable  auteur 387 
            de l’Histoire  philosophique  et politique  de la découverte  et du commerce 
              des deux Indes  .  Le plaisir  d’admirer  et de louer  
m’a-t-il arrêté  ?  j’ai tort  :  la fureur  d’injurier  l’a-t-elle
            jeté  de côté  ?  il a raison .  Mais il se trompe ,  s’il compte  sur notre patience ,  lorsqu’il
            invectivera  un homme  connu  et révéré  dans toute l’Europe ,  qui a reçu  du Hollandais  les
            témoignages  de la distinction  là plus flatteuse ,  et auquel un ennemi  qui sait  rendre
            justice  aux grands talents ,  vient de  renvoyer  un neveu  fait prisonnier  de guerre  sur nos
            vaisseaux  ;  l’auteur  d’un ouvrage  plein  de recherches ,  de hardiesse ,  d’éloquence  et de
            génie .  Nous lui dirons :  Misérable  folliculaire ,  taisez -vous,  parce que vous ne savez  ce
            que vous dites ;  taisez -vous,  parce qu’en excitant  l’indignation  au fond  des âmes 
            honnêtes  et sensibles ,  vous les faites sortir  de leur caractère ,  oublier  votre nullité , 
            et manquer  à une modération  dont on se repent  ensuite de s’être distrait  si mal  à
            propos . 
               
j’ajouterai   qu’après un court  éloge  de Voltaire ,  quelques pages  où
            je m’étais occupé  de mettre  la plus grande impartialité ,  et où je l’accusais  de trop de
            sensibilité  pour la piqûre  des insectes  qui s’attachaient  à lui,  je me suis écrié  : 
            Hélas !  tu étais lorsque je te parlais  ainsi…  Les critiques 388  ont dit qu’ils parieraient  bien que
            je n’aurais point parlé  de cette manière  au poëte  lauréat  ;  et je leur répondrai  :  Ne
            pariez  point,  jurez  plutôt 389 . J’ai pris  la liberté  de
            contredire  de vive  
                  voix  et par écrit  M. de Voltaire ,  avec
            les égards  que je devais aux années  et à la supériorité  de ce grand homme ,  mais aussi
            avec le ton de franchise  qui me convenait ,  et cela sans l’offenser ,  sans en avoir
            entendu  de réponses  désobligeantes .  Je me souviens  qu’il se plaignait  un jour avec
            amertume  de la flétrissure  que les magistrats  imprimaient  aux livres  et aux personnes  ; 
            «  Mais,  ajoutaije ,  cette flétrissure  qui vous afflige ,  est-ce que vous ne savez  pas que
            le temps  l’enlève ,  et la reverse  sur le magistrat  injuste  ?  La ciguë  valut  un temple  au
            philosophe  d’Athènes …  »  Alors le vieillard  m’enlaçant  de ses bras ,  et me pressant 
            tendrement  contre sa poitrine ,  ajouta  :  «  Vous avez raison ,  et voilà ce que j’attendais 
            de vous…  »  D’autres en ont éprouvé  la même indulgence .  D’où naît  cette légèreté  à juger 
            des choses qu’on ignore ,  et à parler  des hommes  qu’on ne connaît  pas ? 
          
               
vérité  blesse  si fréquemment ,  c’est un peu de la faute de  celui qui la dit :  ou
            c’est un orgueilleux  qui nous humilie ,  ou un ignorant  qui nous préceptorise ,  ou un
            grossier  personnage  qui nous insulte .  Eh !  donnons -lui pour cortège  la bienveillance , 
            l’ingénuité ,  la modestie ,  la circonspection ,  ses véritables  compagnes   ;  proposons  des
            doutes ,  lorsque nous croyons  avoir l’évidence  :  que l’honnêteté  de notre discours 
            tempère  la force  de nos raisons  ;  interrogeons ,  ayons l’air  de nous instruire ,  lorsque
            nous sommes sûrs  ;  soyons indulgents  pour l’erreur ,  surtout  lorsque cette erreur 
            décèlera  une belle  âme  ;  réservons  toute notre véhémence  pour le vicieux ,  toute
            l’amertume  de l’ironie  contre la suffisance  impertinente  ;  et soyons certains que les
            ménagements  inspirés  par un heureux  naturel ,  prescrits  par une éducation  libérale ,  et
            rendus  habituels  par quelque usage  du monde ,  calmeront  la révolte  de l’amour-propre  le
            plus délicat .  Je ne me suis jamais écarté  de ces règles  sans m’en repentir .  Plus la
            vérité  est impérieuse  par elle-même,  plus elle doit se montrer  réservée . 
               
homme ,  Voltaire ,  traité  d’Idole  à la
              mode   par les mêmes critiques . 
               
auteur  de l’Essai   a dit :  «  Toute Une nation  t’a rendu  des hommages 
            que ses souverains  ont rarement  obtenus  d’elle…  »  Et les critiques  ont ajouté  :  Fade  mensonge 390   !… vrai  que de cette nation  il devait en excepter  le clergé . 
               
:  «  Tu as reçu  les honneurs  du triomphe  dans la capitale  la plus éclairée  de
            l’univers …   »   Et les critiques  ont ajouté  avec une hardiesse  qui ne se
            dément  pas :  Parade  burlesque 391  ! 
               
prélude  et les suites  de cette burlesque  parade .  Des hommes  de lettres 
            distingués  lui avaient décerné  une statue  de son vivant 392 . Après sa mort ,  l’Académie  française  a
            placé  son buste  à côté de  celui de Molière ,  dans le lieu  de ses assemblées   ;  ensuite
            elle a proposé  son éloge  pour sujet  de son prix .  Cependant un grand roi 393  le composait  sous sa tente  ;  cependant
          
               
souveraine 394  acquérait  sa bibliothèque ,  lui ordonnait  un sanctuaire  dans son palais ,  et
            écrivait  à sa nièce  :  A la nièce  d’un grand homme  qui avait de l’amitié 
              pour moi…   Et tandis que je m’occupe  à faire rougir  ses ennemis  de l’indécence 
            effrénée  de leurs apostilles ,  on le couronne  sur notre théâtre ,  dans cet endroit  où il
            avait si souvent excité  les transports  de l’admiration ,  versé  dans nos âmes  la terreur , 
            la commisération ,  et fait répandre  tant de larmes  ;  où,  la première fois  qu’il se
            montra ,  la nation ,  pénétrée  de respect ,  s’était inclinée  devant lui,  et où nos grands
            seigneurs  avaient présenté  leurs hommages  au vieillard  attendri  qui pleurait  de joie ,  et
            qui disait :  Vous voulez donc me faire mourir   ! 
               
Une burlesque  parade   !  Qui est-ce qui peut lire  ces mots ,  où l’on ne
            sait  s’il y a plus de rage  contre le mérite  honoré ,  que de basse  adulation  pour le
            fanatisme  puissant ,  sans éprouver  l’indignation  la plus profonde  ?  Quel étonnant  mépris 
            pour le jugement  de ses concitoyens  !  Quelle audacieuse  indifférence  
pour le mépris  de toutes les nations  éclairées  !  ou plutôt, 
            quelle juste  confiance  dans sa propre  obscurité  !  S’il y a des choses qu’on ne dit que
            quand on croit  n’être point entendu ,  il y en a apparemment  que l’on n’écrit  que quand on
            est bien sûr  de n’être point lu .  Mais comment un écrivain  trouve-t -il un censeur  assez
            intrépide  pour s’associer  à tant de passesse  ?  Comment,  chez un peuple  où le
            gouvernement  ordonne  des statues  aux grands hommes ,  entre lesquelles celle de Voltaire 
            sera placée  tôt ou tard ,  est-on autorisé  à leur adresser  l’injure  la plus révoltante 
            avec approbation  et privilège  ?  Ces contradictions ,  qui ne sont pas inexplicables  pour
            nous,  sont autant de scandaleuses  énigmes  pour les étrangers .  Je lis  dans une annonce  de
            Berlin  :  «  On a célébré  aujourd’hui,  à neuf heures et demie  du matin ,  en l’église 
            catholique  de cette ville ,  avec toute là pompe  convenable ,  un service  solennel  pour
            l’âme  de Voltaire .  Un très-grand  concours  de personnes  distinguées  ont assisté  à cette
            cérémonie  religieuse  ;  des aumônes  considérables  ont été distribuées …  »  —  Serait-ce
            encore une burlesque  parade  que cela ?  —  On ajoute  :  «  Et c’est méchamment  qu’on a fait
            courir  le bruit  que le clergé  français  lui avait refusé  la sépulture .  Ce clergé  si
            respectable  n’aurait pu en user  ainsi sans violer  les lois  de la justice ,  sans détruire 
            les principes  de la bonne police ,  et sans donner  à des haines  particulières  une
            influence  incompatible  avec la charité  chrétienne  et avec toute vertu  sincère  et
            charitable …  »  Cependant le fait est vrai .  Dans l’année  où les seigneurs  d’Angleterre 
            avaient accompagné  à Westminster ,  parmi la sépulture  des rois ,  à côté de  l’urne  de
            Newton ,  les cendres  de Garrick ,  acteur  qui devait sa célébrité  à sa manière  de rendre 
            les poëmes  de Shakespeare ,  on refusait  à Paris  une poignée  de terre ,  un coin  de
            cimetière ,  à l’émule  de Corneille  et de Racine . 
               
cause  des invectives  adressées  à l’auteur  de la vie  de Sénèque , 
            avec une si merveilleuse  prodigalité  ?  Il ne croisa  jamais aucun de ses censeurs  sur le
            chemin  de la fortune  qu’il ne fréquente  pas,  ni sur celui de la vertu  et de la
            considération ,  où il désirerait  de les rencontrer .  Nous avons beau  nous interroger  sur
            les motifs  de cette largesse ,  nous ne les devinons  pas. 
          
               
entrepris  cet ouvrage  à la sollicitation  de quelques hommes  vertueux  et savants  à
            qui il a rendu grâce  de la trop bonne opinion  qu’ils ont eue de ses forces .  Digne 
            d’estime  ou de mépris ,  il serait également  inutile  de le défendre .  On en a trouvé  le
            style  haché ,  abrupt ,  incorrect  ;  et peut-être l’est-il.  Ce n’est pas que,  dans cet écrit 
            même et quelques autres,  on ne voie  clairement  qu’il sait  aussi,  quand il lui plaît , 
            rendre  sa phrase  harmonieuse  :  mais,  pour cette fois ,  il ne s’en est pas soucié  ;  il
            était occupé  de tout autre chose  que d’une heureuse  cadence .  Il ne composait  pas,  il
            n’écrivait  pas ;  il causait  librement  avec son lecteur  et avec lui-même ;  il
            s’abandonnait  sans réserve  au sentiment  de l’admiration  ou de la haine ,  de la peine  ou
            du plaisir  qui se succédaient  au fond  de son cœur  ;  il nous en avait prévenus  ;  il
            s’instruisait ,  il songeait  à se rendre  meilleur .  Il se livrait  à l’influence  des modèles 
            qu’il avait sous les yeux ,  Sénèque ,  Tacite  et Suétone  ;  peut-être en aura-t-il pris  les
            défauts ,  et non l’excellence ,  parce que l’un était aisé  et l’autre difficile .  Il a usé 
            de toute la licence  de la conversation  d’un ami  avec ses amis ,  entre lesquels il n’aura
            pas compté  ses censeurs .  Si nous en croyons  quelque homme  de goût ,  avec plus de travail 
            et de soins ,  il aurait fait moins bien ou plus mal .  Un auteur  pieux  a dit :  Omnis  scriptura  legi  debet  eo  spiritu  quo  scripta  est;  Tout écrit  doit être lu 
            selon l’esprit  qui l’a dicté .  Si nos aristarques  s’étaient conformés  à cette maxime ,  ils
            auraient été plus économes  de ces expressions  dénigrantes  dont on use  de nos jours et
            avec les auteurs  qui les méritent  le plus,  et avec ceux qui les méritent  le moins,  selon
            l’esprit  dans lequel on les lit ,  et qui est rarement  celui dans lequel ils ont
            écrit . 
               
j’ajouterai   qu’il faut distinguer  deux sortes  d’harmonie  :  l’une 
            qui s’amuse  à flatter  l’oreille  par l’heureux  choix  des expressions ,  et par leur
            disposition  nombreuse  ;  l’autre,  beaucoup moins commune ,  qui a sa source  dans une âme 
            sensible ,  et qui est inspirée  à l’écrivain  selon les passions  diverses  dont son cœur  est
            agité .  La première convient  aux récits  tranquilles  ;  la seconde  est propre  à toutes les
            circonstances  qui portent  le trouble  dans les idées ,  dans les sentiments  et le discours . 
            La douleur ,  quand elle parle ,  a le ton faible  et plaintif  ;  celui de la colère  est
            véhément .  Le style  imitatif  du désordre  ou de la difformité  
entasse  les spondées  et les élisions ,  et Virgile  étonne 
            lorsqu’il dit : 
               
                  
                   
                
               
donne  à Polyphème  une grandeur  démesurée ,  et plus il est enharmonique ,  plus il
            est beau , .  L’histoire  des temps  de calamités  ne s’écrit  point comme l’histoire  des
            règnes  heureux .  Il y a des préceptes  pour plaire  à l’organe ,  il n’y en a point pour le
            blesser  avec succès  ;  et celui qui manquera  de ce double  tact ,  ne sera jamais un bon
            écrivain ,  et sera toujours un mauvais  juge . 
               
critiques 395  se félicitent  des ménagements  qu’ils ont
            gardés  dans l’analyse  de son Essai .  Ils auraient mieux fait encore de
            réserver  tout ce qu’ils en pouvaient avoir pour le vieux  philosophe ,  pour l’historien 
            des deux Indes ,  et pour l’homme  universel  qu’on regrette ,  et qu’on regrettera  longtemps
            encore,  si nos regrets  ne doivent cesser  que quand la perte  en sera réparée .  Cette
            modération  nous aurait épargné ,  à l’auteur  et à nous,  quelques lignes  d’humeur . 
               
aristarque  le louera  de quelques avantages  dans sa lutte  avec Sénèque ,  et lui
            accordera  des vues  énergiques  et même profondes ,  pourrait-il,  en conscience ,  accepter 
            cet éloge  ?  Ne serait-ce pas reconnaître ,  dans des matières  importantes ,  une compétence 
            qui n’est pas même avouée  dans des matières  frivoles  ?  L’aristarque  aura-t-il la tête 
            saine  quand il approuve ,  ne l’aura-t-il plus quand il blâme  ?  L’auteur  de l’Essai   ne saurait  penser  ainsi.  D’ailleurs ,  celui qui,  dans un assez court 
            intervalle  de temps ,  l’aurait déchiré ,  ne l’autoriserait -il pas à douter  de la solidité 
            de son caractère  et de ses principes  ? 
               
importe-t -il à un critique ,  même en littérature ,  d’être un homme  de bien, 
            Un bon citoyen ,  un ami  de la vérité  et de la vertu  ?  Nous le croyons .  Cela supposé ,  que
            serait le discours  qu’il s’adresserait  à lui-même,  et quel est celui que M. de Marmontel 
            s’est vraisemblablement  tenu  ?  Le voici.  Il s’est dit :  «  Il y a certainement  des
            défauts  dans cet ouvrage , 
          
               
Z |00 ESSAI  SUR LES RÈGNES 
               
remarquerai  ;  mais fermerai -je les yeux  des autres et les miens  sur son
            utilité  ?  Non,  sans doute ;  à Dieu  ne plaise  que j’arrache  des mains  du lecteur  des
            feuilles  qui lui offriront  à chaque ligne  les préceptes  de l’art  de bien vivre  et de
            bien mourir  !  On trouve ,  à la vérité ,  l’un et l’autre dans d’autres ouvrages  ;  mais on
            ne peut trop répéter  aux hommes ,  surtout  avec une certaine force ,  ces utiles  et grandes
            leçons …  »  Il est rare  qu’aucune de ces idées  se soit présentée  à l’esprit  de nos
            critiques . 
               
indulgents  a dit :  «  On reconnaît  dans l’apologiste  un écrivain 
            qui sent  profondément  ;  un grand nombre  de morceaux  annoncent  l’homme  de génie  et le
            philosophe  qui ne peuvent se cacher …  »  Je connais  l’auteur  de l’Essai  , 
            et je suis sûr  que cet éloge  flatteur  ne le corrompra  pas ;  il s’est apprécié .  Vingt à
            vingt-cinq années  de sa vie  ont été consacrées  à ébaucher  l’histoire  de la philosophie , 
            et la description  des arts  mécaniques  ;  on a dessiné  dans les ateliers  et sous ses yeux 
            trois à quatre mille planches  à travers  toutes sortes  de persécutions  et de dégoûts .  Il
            a fait une fortune  immense  à des commerçants  ;  il n’a pas fait la sienne ,  parce qu’en
            toute circonstance  la fortune  est la chose à laquelle il a le moins pensé .  Il obtient  de
            temps en temps  quelques larmes  et quelques applaudissements  au théâtre  ;  le jugement 
            qu’il porte  lui-même de ses autres ouvrages ,  c’est qu’ils attaquent  les erreurs  sans
            attaquer  les personnes ,  et que,  s’ils n’instruisent  pas toujours,  ils n’offensent 
            jamais.  Et il me permettra  d’ajouter  qu’il serait un ingrat ,  s’il ne publiait  que Sa
            Majesté Impériale de Russie  l’a comblé  de bienfaits  dans sa patrie ,  et de distinctions  à
            sa cour 396  ;  que c’est d’elle,  et d’elle seule ,  qu’il a reçu  la récompense  de ses
            longs  travaux  ;  et que,  si sa bonté  lui a trop accordé ,  c’est une faute  qu’elle
            commettra  toutes les fois qu’ un peu de mérite  fixera  ses regards . 
               
j’ajouterai   que je sais ,  à la vérité ,  un assez grand nombre  de
            choses,  mais qu’il n’y a presque pas un homme  qui ne sache  sa chose beaucoup mieux que
            moi.  Cette médiocrité  dans tous les genres  est la suite  d’une curiosité  effrénée  et
            d’une fortune  
si modique  qu’il ne m’a jamais été
            permis  de me livrer  tout entier  à une seule  branche  de la connaissance  humaine .  J’ai été
            forcé  toute ma vie  de suivre  des occupations  auxquelles je n’étais pas propre ,  et de
            laisser  de côté  celles où j’étais appelé  par mon goût ,  mon talent  et quelque espérance 
            de succès .  Je me crois  passable  moraliste ,  parce que cette science  ne suppose  qu’un peu
            de justesse  dans l’esprit ,  une âme  bien faite,  de fréquents  soliloques ,  et la sincérité 
            la plus rigoureuse  avec soi-même ,  savoir  s’accuser  et ignorer  l’art  de s’absoudre . 
               
j’ajouterai  encore  que je pourrais bien avoir été un apologiste 
            maladroit  :  pour un écrivain  de mauvaise foi ,  quelque vraisemblance  que les censeurs  y
            voient,  je leur proteste  qu’il n’en est rien ;  personne  sous le ciel  ne le sait  mieux
            que moi.  D’honneur ,  j’ai cru  bêtement  avec des hommes  célèbres ,  anciens  et modernes ,  que
            Sénèque  était un grand penseur ,  un instituteur  vertueux ,  un grand ministre  ;  et si
            malgré toutes les peines  qu’ils se sont données  pour me détromper ,  je leur protestais 
            que je persiste  dans ma bêtise ,  ce serait encore de la meilleure  foi  du monde ,  et je
            consentirais  qu’ils me prissent  au mot ,  mais à condition  qu’ils sépareraient  ma cause  de
            celles de Tacite ,  de Tertullien ,  d’Othon de Freisingen ,  de Montaigne ,  de La
            Mothele-Vayer ,  d’une infinité  d’autres,  et qu’ils prouveraient  qu’en parlant  comme ces
            approbateurs  ont parlé ,  ils ont eu de l’esprit ,  et que je ne suis qu’un idiot  ;  qu’ils
            étaient vrais ,  et que je suis faux . 
               
«  Qu’on permettra  volontiers  à l’auteur  d’admirer  Sénèque ,  mais à la condition 
            qu’il sera poli … 397  »  Un journaliste  qu’il ne connut  jamais,  à qui il
            n’adressa  de sa vie  un mot  désobligeant ,  et qui vient ,  entre mille autres galanteries 
            pareilles ,  de le traiter  de vil  apologiste 398  ;  vil  apologiste  lui,  et vils  
apologistes 
            tous ceux qui seraient tentés  d’être de son avis ,  et qui lui recommande  la politesse  : 
            voilà ce qu’on peut appeler  une leçon  bien placée . 
               
Apologiste  vil  de Sénèque  !… appelé  fieffé  sophiste ,  plat 
            raisonneur ,  déclamateur  insipide ,  ce sont des douceurs  d’usage  ;  mais vil  apologiste  ! 
            c’est excéder  un peu,  ce nous semble ,  la mesure  des petites licences  des aristarques  du
            jour.  «  Et son apologiste  partagera  avec lui le mépris  et l’indignation 
              universelle … 399  »  Censeurs ,  reprenez  vos esprits ,  remettez -vous,  et dites-nous
            comment celui qui s’occupe  de toute sa force  à défendre  l’innocence  d’un homme  mort  il y
            a deux mille ans,  et qui n’a d’autre motif ,  en le justifiant ,  que le vif  intérêt  qu’il
            prend  à la vertu  calomniée ,  peut encourir  le mépris  et l’indignation  universelle  ? 
            Savez -vous ce que vous faites ?  vous mettez  l’apologiste  de Sénèque  et le sien sur la
            ligne  du prêtre  infâme  qui a publié  l’Apologie  de la SaintBarthélemi  
            et de la Révocation  de l’Édit  de Nantes 400 . Cela n’est pas bien. 
               
Le mépris  universel  !  l’indignation  universelle   !  Censeur ,  il nous
            semble  qu’en vous restreignant  au terme  général ,  vous vous seriez
            épargné  une injure  grossière  et que vous l’auriez 
            encore suffisamment  insulté .  Il faudra bien qu’il se passe  de votre suffrage ,  et je l’y
            crois  résolu  ;  mais il lui en restera  à la cour ,  à la ville ,  dans les académies ,  parmi
            vos connaissances ,  peut-être entre vos amis ,  dans toutes les conditions  de la société 
            qui lit .  Ces vils  personnages  qui,  sans partager  sa façon  de penser  sur Sénèque , 
            approuvent  sa tentative  et la trouvent  honnête ,  ne sont pas tout à fait aussi rares  que
            vous l’imaginez .  Voulez-vous que je vous révèle  un secret  ?  C’est qu’en vous informant 
            avec soin ,  vous en découvririez  plus d’un sous l’habit  même que vous portez .  Il est vrai 
            que ce ne sont pas de petits intrigants ,  des prêtres  hypocrites  qui courent  la pension 
            ou le bénéfice ,  peut-être sont-ils du nombre  de ceux qui les confèrent  :  cela est
            horrible ,  mais cela n’en est pas moins vrai  ;  et un autre point qui vous surprendra 
            davantage ,  c’est que ces gens -là ne sont pas sans lois ,  sans mœurs  et sans foi .  En
            attendant ,  je vous en dénonce  un d’entre  eux qui a dit expressément  :  «  On sent  combien
            elle est noble ,  cette apologie  qui a pour objet  de venger ,  après dix-huit siècles ,  un
            grand homme  calomnié  ;  en même temps ,  on sent  combien elle est difficile .  Le défenseur 
            de Sénèque  ne s’est pas dissimulé  cette difficulté ,  dont il se plaint  avec une
            sensibilité  vraiment  touchante .  » 
               
.  «  Que le premier éditeur  de l’Essai   sur Sénèque  est un apprenti 
              philosophe … 401  »  Cet homme  de lettres 402  nous est peu 
connu ,  nous n’avons aucun motif  personnel  soit de le
            louer ,  soit de le blâmer  ;  mais nous savons  qu’il est versé  dans les langues  anciennes , 
            qu’il écrit  et s’exprime  purement  et facilement  dans quelques-unes des modernes ,  qu’il
            connaît  l’antiquité  ;  qu’il a bien fait voir par son travail  sur Sénèque  et par ses
            notes  sur l’auteur  dont il a soigné  l’édition ,  qu’il était érudit  dans toute la valeur 
            du terme  ;  qu’il sait  penser  ;  qu’il a profondément  médité  les philosophes  des temps 
            éloignés  et du nôtre  ;  qu’il est occupé  d’un ouvrage  qui présente  plus de difficultés  à
            vaincre  que sa lecture  n’en laisse  soupçonner  au commun  des lecteurs ,  et que la
            physique ,  la chimie ,  les sciences  et les arts  ne lui sont nullement  étrangers . 
               
j’ajouterai   que,  quand l’aristarque  l’appela  apprenti  philosophe , 
            il eut le sens commun ,  sans peut-être s’en douter  et s’entendre .  La recherche  de la
            vérité  et la pratique  de la vertu  étant les deux grands objets  de la philosophie ,  quand
            cesse-t -on d’être un apprenti  philosophe  ?  Jamais.  Jamais,  non plus que  le chrétien  qui
            s’est proposé  la perfection  évangélique  ne cesse  d’être un apprenti  chrétien .  Sénèque  se
            confesse  apprenti  philosophe .  Il n’en est pas tout à fait du christianisme  et de la
            philosophie  comme d’une annonce affiche 403 . A la place  du censeur ,  plus je m’estimerais 
            excellent  dans mon métier ,  plus je tâcherais  d’être modeste .  Puis,  m’adressant  à
            l’approbateur  de son pamphlet ,  je lui demanderai  si quelqu’un a le privilège  d’injurier 
            un citoyen ,  et si un homme  honnête  peut laisser  dire d’un autre ce qu’il serait fâché 
            qu’on dît de lui ? 
               
«  Que l’Essai  sur la Vie  
                     Écrits 
              de Sénèque   ne se sauvera  peut-être de l’oubli  qu’à l’aide de  la traduction  à
            laquelle il est attaché 404 . »  Cela se peut,  mais en attendant  que
            Sénèque  
le fasse lire  dans l’avenir ,  il aura fait
            lire  les utiles  écrits  de Sénèque  à un assez grand nombre  de ses concitoyens  qui ne
            connaissaient  ni l’instituteur  ni le ministre ,  et que la fausse  délicatesse  des pédants 
            avait dégoûtés  de l’auteur .  Ce succès  éphémère  lui suffit  :  de grands hommes  de votre
            étoffé  s’en contentent  bien. 
               
morceau  qui précède ,  je ne réclame  que les additions .  Il était accompagné  de
            deux autres ;  l’un intitulé :  Histoire  de la Vie  
                     domestique  de Jean-Jacques Rousseau ;  l’autre :  Instructions  pour les élèves  dans l’art  de la critique  moderne ,  tirées  de la pratique 
              des grands maîtres 405 . J’ai
            supprimé  le premier,  bien que,  souvent interpellé  sur la vérité  des faits,  il me fût
            impossible  d’en contester  aucun.  Je n’ai réservé  du second  que le trente-septième  et
            dernier  article ,  que voici : 
               
«  Vous avez sous les yeux  un modèle  parfait  de l’écrivain  périodique  ;  mais,  en vous le
            proposant ,  je craindrais  de vous décourager .  On peut être grand,  sans s’élever  à sa
            hauteur .  De quelques singulières  qualités  que la nature  vous ait doué  ;  quelque effort 
            que vous fassiez pour les perfectionner  ;  quelque haine  que vous portiez  aux talents  et
            aux vertus  ;  avec quelque art  que vous sachiez  entasser  les erreurs  de l’ignorance  sur
            les • absurdités  du paradoxe  en littérature ,  en finance ,  en commerce ,  en politique ,  en
            législation ,  en histoire ,  en géographie  et même en mathématique  ;  avec quelque
            intrépidité  que vous braviez  la vérité  ;  avec quelque arrogance  ou quelque bassesse  que
            vous vous montriez  aux hommes  puissants  ;  avec quelque audace  que vous portiez  un front 
            déshonoré  ;  de quelque mépris  que vous soyez pénétré  pour l’estime  publique  ;  quoi que 
            vous osiez ,  il faut vous y résoudre ,  vous n’occuperez  jamais que le second rang .  »  Il
            n’y a pas d’apparence  que quelqu’un se reconnaisse  à ce portrait  ;  et malheur  à celui
            que l’on y reconnaîtrait . 
            
comptes  opposés  que l’on vous a rendus  de cet Essai  sur
                les mœurs  et les écrits  de Sénèque ,  lecteur ,  ditesmoi ,  qu’en faut-il
              penser  ? 
                  
Sénèque  et Burrhus  sont-ils d’honnêtes gens ,  ou ne sont-ils que deux lâches 
              courtisans  ? 
                  
Sénèque  a-t-il du génie ,  ou n’est-il qu’un faux  bel esprit  ? 
                  
parlé  de la vertu  comme un homme  qui en connaissait  la douceur  et la dignité , 
              ou comme un hypocrite  que sa conduite  ou ses écrits  rendent  également  suspect  ? 
                  
homme  de bien,  ou un vil  apologiste  ?  et ma tentative ,  heureuse  ou
              malheureuse ,  est-elle digne  d’éloge  ou digne  de blâme  ? 
                  
avisait  de prendre  ma défense  comme j’ai pris  celle de Sénèque , 
              encourrait -il le mépris  et l’indignation  universelle  ? 
                  
Sais -je ou ne sais -je pas ma langue  ? 
                  
raisonneur  ou un sophiste  ?  un écrivain  de bonne ou de mauvaise foi  ? 
                  
discours  a-t-il quelque solidité ,  ou ne suis-je qu’un déclamateur  frivole  ? 
                  
logique  et des idées ,  ou en manqué -je ? 
                  
mauvais  livre  ?  Lequel des deux ? 
                  
forme  qu’une classe  de mes antagonistes ,  il est certain qu’ils ont dit
              pour et contre tout ce que pouvaient leur inspirer  le mensonge  et la vérité ,  la
              bienveillance  et le dessein  de nuire ,  la dialectique  et l’artifice ,  le sens commun  et
              la folie ,  la raison  et le préjugé ,  l’impartialité  et l’exagération ,  les lumières  et
              l’ignorance ,  l’esprit  et l’imbécillité ,  et que celui qui imagine- 
            
                  
rait  une accusation  nouvelle  qui leur eût échappé ,  ne donnerait  pas une
              médiocre  preuve  de sa sagacité 406 .
                  
Abstraction  faite des qualités  personnelles  de nos aristarques ,  convenez ,  lecteur , 
              que vous n’en savez  rien,  mais rien du tout,  et qu’il serait plus difficile  d’accorder 
              les horloges  de la capitale  que les arbitres  de nos productions ,  quoiqu’il y ait pour
              eux tous une méridienne  commune  ;  qu’un moyen  sûr  d’ignorer  l’heure,  c’est d’être
              entouré  de pendules  ;  qu’il n’en faut avoir qu’une réglée  par le bon goût  et par le
              jugement ,  et qu’on n’en peut interroger  une autre sans répéter  toutes sortes  de
              décisions  contradictoires  et n’avoir point d’avis  à soi. 
                  
preuves  qui se déduisent  des faits sont bornées  ;  les conjectures  du caprice  et
              de la méchanceté  sont infinies .  On est dispensé  de répondre  aux objections  de la
              mauvaise foi .  J’ai dit :  Vous qui troublez  dans ses exercices  celui qui visite  le jour
              et la nuit  les autels  d’Apollon ,  bruyantes  cymbales  de Dodone ,  tintez  tant qu’il vous
              plaira ,  je ne vous entends  plus.  Si le dernier  qui parle  est celui qui a raison , 
              censeurs ,  parlez ,  et ayez raison . 
            
            
               
                  253.   La Grange  s’est trompé  sur le
                sens  de ce passage  ( Œuvres  de Sénèque ,  t. I,  p. 95,  édition  de De Bure ,  1778)  pour avoir ignore  des faits qui concernent  Atticus 
                et sa famille ,  et sa méprise  a entraîné  celle de l’auteur  de cet ouvrage .  Ceux qui, 
                en examinant  rapidement  dix ou douze pages  de la traduction  de Sénèque ,  ont cru 
                avoir acquis  le droit  de la juger ,  auraient dû au moins  relever  cette inexactitude . 
                Mais ce sont précisément  les endroits  où la version  de La Grange  laisse  quelque
                chose à désirer ,  qui ont échappé  à leur profond  savoir ,  et à leur merveilleuse 
                sagacité  :  c’est qu’il est,  en effet,  plus facile  de supposer  des fautes  où il n’y
                en a pas,  que d’en voir où il y en a ;  et leurs critiques ,  presque toujours fausses , 
                partiales  ou superficielles ,  on sont la preuve .  Voici présentement  le passage  de
                Sénèque ,  tel qu’il fallait,  ce me semble ,  le traduire  :  «  Les lettres  de Cicéron  ne
                laisseront  point périr  la mémoire  d’Atticus  :  ni son gendre  Agrippa ,  ni Tibère ,  mari 
                de sa petite-fille ,  ni Drusus ,  son arrière-petit-fils ,  n’auraient pas servi  beaucoup
                à sa gloire  ;  parmi ces noms  illustres  le sien ne serait pas cité ,  si Cicéron  ne
                l’eût comme associé  à son immortalité .  Nomen Attici  perire  Ciceronis  epistolæ  non
                sinunt  :  nihil  illi  profuisset  gener  Agrippa ,  et Tiberius  progener ,  et Drusus Cæsar 
                pronepos  ;  inter  tam  magna  nomina  taceretur ,  nisi  Cicero  illum  applicuisset .  »  Epist .  XXI.  ( N. )  
               
               
               
               
               
               
               
                  260.   Ce jugement  est sévère ,  mais juste  ;  et il était
                difficile  de garder  quelque mesure  avec l’apologiste  du vice  et le détracteur  de la
                vertu .  ( DIDEROT . )  —  Ce jugement  s’accorde  peu avec celui du grand Frédéric ,  dans l’Éloge  funèbre  de La Mettrie ,  qu’il  a composé  on 1752, et qu’il a
                fait lire  à l’Académie  de Berlin .  Frédéric ,  apprenant  qu’il était mort  en
                philosophe ,  avait dit de lui :  «  J’en suis bien aise  pour le repos  de son âme .  » 
                  ( Br . )  —  Encore un mot  sur ce sujet  :  La Mettrie  n’était point
                tout à fait comme le peint  Diderot .  Il n’était point ignorant ,  et,  s’il avait de
                l’esprit ,  ce n’est point un crime  dont il faille  le punir  trop cruellement .  Nous
                avons dit ailleurs ( introduction  de notre édition  de l’Homme 
                  machine  ,  Paris ,  1865, in-16 )  ce que nous pensions  de cette sortie  de Diderot . 
                Nous n’y reviendrons  pas.  On fera cependant bien de se rappeler  que,  lorsque
                parurent  les Pensées  philosophiques ,  la voix  publique  les attribua 
                à La Mettrie ,  plus connu  alors que  le véritable  auteur .  Voyez aussi :  Essai  sur la Mettrie ,  par Nérée Quépat ,  Paris ,  1873, in-8° , 
              portrait .  
               
               
               
               
                  264.   Au dîner  du Roi ,  du Perron ,  grand discoureur ,  que Sa
                Majesté  oyait  volontiers ,  fit un brave  discours  contre les athéistes  et comme il y
                avait un Dieu ,  et le prouva  par plusieurs belles  raisons  ;  à quoi le Roi  le loua ,  et
                montra  avoir du plaisir .  Du Perron  s’oubliant ,  va dire au Roi  :  «  Sire ,  j’ai prouvé 
                aujourd’hui par bonnes raisons  qu’il y avait un Dieu  ;  demain ,  Sire ,  s’il plaît  à
                Votre Majesté  donner  audience ,  je prouverai ,  par raisons  aussi bonnes,  et vous
                montrerai  qu’il n’y a point du tout de Dieu …  »  Sur quoi le Roi  entrant  en colère , 
                chassa  ledit du Perron ,  l’appela  méchant ,  et lui défendit  de se plus trouver  devant
                lui.  ( DIDEROT . )  
               
               
               
               
               
               
               
               
               
                  273.   C’est peut-être à ces leçons  populaires  et
                continues  du mépris  de la vie ,  de la douleur ,  de la mort ,  qui leur étaient adressées 
                par les gladiateurs ,  les soldats ,  les généraux  et les philosophes ,  que l’art  de
                guérir  en ces temps  était redevable  de sa hardiesse .  Il employait  le fer  et le feu 
                sur des viscères  que nous n’osons  attaquer ,  et moins encore par ces moyens 
                violents  ;  il amputait  la matrice ,  il ouvrait  le foie ,  il fendait  les reins .  On
                serait tenté  de croire  qu’à mesure  qu’il s’est éclairé ,  il est devenu  pusillanime .  Y
                a-t-il gagné  ou perdu  ?  C’est à ceux qui le professent  à décider  cette question . 
                ( DIDEROT . )  
               
               
                  
275.  Je ferai ici une remarque  qui sera un bon  de ce passage ,  et qui,  en
                  servant  à l’éclaircir ,  préviendra  une objection  à laquelle il pourrait donner
                  lieu .  «  Philostrate  fait un mérite  à Apollonius de Tyane  d’avoir soulevé  contre
                  Néron  à Cadix  l’intendant  du pays ,  et les autres philosophes  n’en faisaient pas
                  plus de scrupule  que lui ( n’y ayant que la religion  chrétienne  qui apprenne  à
                  considérer  les hommes  selon ce qu’ils sont,  non en eux-mêmes,  mais dans l’ordre  de
                  Dieu ,  et à ne violer  jamais la foi  qu’en leur a promise ) .  »  TILLEMONT ,  Histoire  des Empereurs ,  t. II,  p. 125,  édit .  de 1720, Paris ,  Ch . 
                  Robustel .  Bayle ,  qui cite  ce passage ,  y joint  une bonne réflexion  :  «  M. de
                  Tillemont ,  dit-il,  se pouvait fort bien  passer  de cette remarque  morale ,  et de
                  toute sa parenthèse .  Le christianisme  a des avantages  très-réels  et très-sublimes 
                  au-dessus de toute philosophie  ;  mais,  sur le point dont il est ici question ,  je
                  ne vois pas que,  depuis plus de mille ans,  il soit en droit  d’insulter  les
                  philosophes .  Les chrétiens  et eux no  s’en doivent guère  les uns  aux autres il y a
                  longtemps.  On peut dire de cet engagement  à ne violer  jamais la foi 
                    qu’on leur a promise  ,  ce que les poètes  disaient do la chasteté  : 
                  
                  
passa  pas les trois premiers  siècles .  »  BAYLE ,  Dict . 
                    crit . ,  rem .  B  de l’art.  Apollonius de
                    Tyane .  ( N. ) 
                
               
                  276.   Diderot  suit  ici l’opinion  commune ,  qui donne  à
                Dioclétien  le nom-odieux  de persécuteur  :  mais ce préjugé ,  d’ailleurs  assez général , 
                n’en est pas moins un préjugé .  Les écrivains  ecclésiastiques ,  qui n’ont pas toujours
                eu pour la religion  un zèle  selon la science  ,  ont cru  servir  leur
                cause  en peignant  des couleurs  les plus noires  le caractère ,  la vie  et les mœurs  de
                plusieurs empereurs ,  et particulièrement  de Dioclétien  et de Julien  ;  mais,  en
                déguisant ,  en altérant  les faits de mille manières  différentes ,  ils se sont rendus 
                coupables  de mauvaise foi  aux yeux de  la postérité ,  et n’ont pas empêché  la vérité 
                de se faire jour,  et de dissiper  les nuages  qu’ils avaient élevés  autour d’elle. 
                ( N. )  
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
                  
305.  Ce qui suit  se retrouve ,  édition  première ,  dans une note  de l’éditeur .  M.
                  Naigeon ,  voulant  citer  un passage  d’une lettre  que je lui avais écrite  autrefois
                  sur les Fréron ,  les Palissot ,  et id  genus  omne ,  crut  avec raison 
                  que ce fragment  ferait plus d’effet  on l’attribuant  à Fontenelle ,  et il y fit le
                  préambule  qui précède  les guillemets .  C’est cette même note  que je replace  ici
                  dans le texte  : 
                   Qui n’a plus qu’un moment  à vivre ,  N’a plus rien à dissimuler .  
                  
D’ailleurs ,  il m’a paru  impossible  de concilier  l’ordre  avec la liberté  d’esprit 
                  à laquelle j’étais bien résolu  do m’abandonner ,  lorsque je commençai  cet ouvrage . 
                  ( D.) 
                
               
               
               
               
               
               
               
                  312.   La
                hardiesse  et la légèreté  avec lesquelles certains critiques  ont parlé  de la
                traduction  de Sénèque ,  prouvent  assez qu’ils l’ont jugée  sur cette seule  ligne  :  ils
                ont supposé ,  d’après  une logique  fort  étrange ,  qu’un livre  où l’auteur  n’avait pas
                mis  la dernière  main nécessairement  être plein  de fautes  ; 
                et donnant  à cette expression  vague  un sens  très-étendu ,  ils ont regretté  qu’une
                mort  prématurée  ait ravi  La Grange  aux.  lettres ,  et privé  le public  d’une traduction 
                telle qu’on devait raisonnablement  l’attendre  d’un aussi habile  homme ,  ils n’ont pas
                fait réflexion  que les défauts  d’un ouvrage  de la nature  du sien,  à la perfection 
                duquel un auteur  d’un mérite  généralement  reconnu  a employé  huit ans d’un travail 
                assidu ,  ne peuvent jamais être ni fort  nombreux ,  ni fort  graves .  L’équité  exigeait 
                donc que ces censeurs ,  moins prompts  à juger ,  et déjà prévenus  par l’éditeur  sur
                quelques méprises  légères  où La Grange  est tombé  par inadvertance ,  ou par
                l’impossibilité  de tout savoir ,  se contentassent  d’observer ,  eu général ,  que,  s’il
                se rencontre  dans sa traduction  quelques-unes de ces inexactitudes  que la longueur 
                et la difficulté  de l’entreprise  doivent faire excuser ,  il a su ,  dans un grand
                nombre  de passages ,  exprimer  avec autant d’élégance  que de précision  et de fidélité 
                le sens  de l’original ,  et,  aussi souvent que le génie  très-différent  des deux
                langues  a pu le permettre ,  conserver  les beautés  qui lui sont propres ,  en faisant
                disparaître  les défauts  qui 1 déparent .  ( N. )  
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
                  323.   Machiavel 
                ( Nicolas ) ,  fameux  politique  né  à Florence  en mai  1409, s’est fait,  dans son livre 
                  du Prince  ,  l’apologiste  de César Borgia ,  bâtard  du pape 
                Alexandre VI  ;  il y propose  pour modèle  ce monstre  qui se souilla  de tous les crimes 
                pour se rendre  maître  de quelques petits États ,  exemple  trop souvent suivi  depuis. 
                Ce livre ,  devenu  le manuel  des rois ,  est un des plus dangereux  qui se soient
                répandus  dans le monde  ;  c’est le bréviaire  de l’ambition ,  de la fourberie  et de la
                scélératesse .  ( Br . )  —  Cette note ,  à laquelle nous ne nous
                associons  point,  quoique nous la conservions ,  représente  une des deux opinions 
                courantes  sur Machiavel .  La phrase  de Diderot  représente  l’autre.  Le Prince ,  pour Diderot ,  une satire  du genre  de celle qu’il a essayée 
                lui-même dans les Principes  de politique  à l’usage  des souverains , 
                t. II de cette édition .  Ce qui est malheureusement  vrai ,  c’est que,  quelle qu’ait
                été l’intention  de Machiavel ,  les doctrines  qu’il consignait  dans son livre  ont
                servi  depuis de règle  de conduite  à tous les ambitieux  et à tous les despotes .  Quant
                au paradoxe  do Rousseau ,  qui croit  que Machiavel  a voulu tendre  un piège  aux tyrans 
                et a,  en réalité ,  écrit  le code  des républicains ,  il n’est pas
              soutenable .  
               
                  324.   La preuve  que j’ai tirée  ailleurs de ce passage 
                pour faire voir que la Consolation  à Polybe Sénèque , 
                est d’autant plus forte ,  que ce philosophe  était stoïcien  longtemps avant l’époque 
                où l’on prétend  qu’il publia  cet écrit .  «  Si cette Consolation  à
                  Polybe ,  disais-je alors m ,  est de Sénèque ,  ce qui no  me paraît  pas
                démontré ,  le passage  qu’on vient de  lire  semble  au moins  prouver  que,  lorsqu’il
                l’écrivit ,  il n’avait pas encore embrassé  la doctrine  du Portique  ;  car il serait
                difficile  de trouver  on aussi peu de mots  une réfutation  plus forte  du stoïcisme  en
                général et une critique  plus vive  
                  ,  et même plus acre , 
                du paradoxe  le plus étrange  et le plus choquant  de cette secte .  On ne peut pas
                supposer  que Sénèque  ait voulu sacrifier  ici à Polybe  les principes  do Zenon  et ses
                propres  sentiments  ;  car il se serait exprimé  alors différemment  et n’aurait pas dit
                historiquement  :  Et scio  inveniri  quosdam  ,  etc. Ce n’est pas ainsi
                qu’un philosophe  parle  de la socte  où il est engagé  :  l’expression  de Sénèque  est
                celle du dédain  et d’un homme  qui trouve  ridicule  et absurde  l’opinion  qu’il expose , 
                et à qui cette opinion  donne  même de l’humour  et de l’impatience .  »  ( N. )  
               
               
               
               
               
               
               
                  331.   Muret  ( Marc-Antoine-François ) ,  né  à
                Muret ,  près de Limoges ,  le 12 août  1526, mourut  le 4 juin  1585. On a de lui un grand
                nombre  d’écrits ,  parmi lesquels on distingue  d’excellentes  Notes Térence ,  Horace ,  Catulle ,  Tacite ,  Cicéron ,  Salluste ,  Aristote ,  Xénophon ,  et des
                poésies  latines .  Son panégyrique  de Charles IX  a flétri  son nom ,  il y fait l’éloge 
                de la Saint-Barthélémy .  ( Br . )  
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
                  343.   Une
                réflexion  qui s’offre  d’abord à l’esprit  en lisant  ce jugement  de Quintilien  sur
                notre philosophe ,  c’est que,  si tous ceux qui ont calomnié  la vie ,  les mœurs  et les
                actions  de Sénèque ,  n’ont été que les échos  des Suilius ,  des Dion ,  des Xiphilin ,  des
                Sacy ,  etc.,  les littérateurs  modernes  qui l’ont critiqué  le plus sévèrement  comme
                écrivain ,  n’ont fait de même que se traîner  sur les pas de Quintilien ,  et répéter  en
                d’autres termes ,  ,  étendre  ou abréger  le passage  de ce rhéteur ,  sans y
                ajouter  une seule  observation  nouvelle ,  et qui ne soit ou le développement ,  ou le
                résultat  de ses idées ,  vraies  ou fausses .  »  ( N. )  
               
               
               
               
                  
347.  Voici encore un homme  de lettres  d’une étendue  d’esprit  et d’une sagacité  peu
                  communes ,  qui,  après avoir fait une étude  réfléchie  de Sénèque  et de Cicéron ,  ne
                  balance  pas à préférer  Sénèque ,  comme philosophe  et comme moraliste ,  à l’orateur 
                  romain .  Plus on aura lu  et médité  ces auteurs ,  et plus on sera frappé  de
                  l’intervalle  immense  qui les sépare ,  considérés  particulièrement  sous ces deux
                  rapports  ;  mais,  en faveur de  ceux qui,  incapables ,  soit par ignorance ,  soit par
                  une paresse  d’esprit  non moins funeste ,  de comparer  deux idées  entre elles, 
                  veulent cependant avoir un avis ,  et qui,  soumis  en esclaves  à l’autorité ,  croient 
                  qu’une opinion  est vraie  lorsqu’elle est ancienne ,  ou parce que tel ou tel homme 
                  célèbre  l’a soutenue ,  on rapportera  ici un passage  de l’auteur  des Essais ,  qui contient  son jugement  sur Platon ,  Cicéron ,  Plutarque  et
                  Sénèque .  Ce passage ,  plein  de sens  et de raison ,  est d’autant plus important ,  que
                  plusieurs critiques ,  qui,  dans un siècle  où l’esprit  philosophique  a fait tant de
                  progrès ,  paraissent  avoir conservé  tous les préjugés  de leur enfance  et de leur
                  éducation ,  ont rejeté  comme une espèce  de blasphème  ce que j’ai dit ailleurs o  de Cicéron  et de Sénèque .  Je
                  n’ai pourtant fait,  au fond ,  que confirmer ,  sur quelques points,  le sentiment  de
                  Montaigne  :  mais ces critiques  l’ignoraient ,  et,  persuadés  que cette opinion  était
                  nouvelle ,  ils ont traité  de paradoxe  ce qui leur aurait paru  démontré ,  s’ils
                  eussent su  que l’auteur  des Essais ,  il y a environ  deux cents ans,  Cela rappelle  une excellente  plaisanterie 
                  d’un homme  d’esprit  :  quelqu’un demandait  en sa présence  à Dacier ,  admirateur 
                  peut-être outré  des Anciens ,  lequel est le plus beau  d’Homère  ou de
                    Virgile   ?  Le philosophe ,  sans attendre  la décision  du savant ,  répond  avec
                  vivacité  :  Homère  est plus beau  de deux mille ans. 
                  
passage  que l’on va lire  est un peu long ,  mais on ne peut l’abréger  sans
                  l’affaiblir  ;  et si je me contentais  de l’indiquer ,  la plupart des  lecteurs  qui
                  seront charmés  de le trouver  ici,  ne prendraient pas la peine  de le chercher  dans
                  l’original . 
                  
«  Quant à mon aultre  leçon ,  dit Montaigne ,  qui mesle  un peu plus de fruict  au
                  plaisir ,  par où i’apprends  à renger  mes opinions  et conditions ,  les livres  qui m’y
                  servent ,  c’est Plutarque ,  depuis qu’il est françois ,  et Seneque .  Ils ont tous deux
                  cette notable  commodité  pour mon humeur ,  que la science  que i’y  cherche  y est
                  traictee  à pièces  descousues ,  qui ne demandent  pas l’obligation  d’un long  travail , 
                  de quoi ie 
                       suis incapable  :  ainsi sont les Opuscules Plutarque ,  et les Epistres ,  qui sont la plus belle  partie  do leurs escripts ,  et la plus proufltable . 
                  Il ne fault  pas grande entreprinse  pour m’y mettre ,  et les quitte  où il me
                  plaist  ;  car elles n’ont point de suitte  et dependance  des unes  aux aultres .  Ces
                  aucteurs  se rencontrent  en la pluspart  des opinions  utiles  et vrayes ,  comme aussi
                  leur fortune  les feit  naistre  environ  mesme siècle  ;  tous deux précepteurs  de deux
                  empereurs  romains  ;  tous deux venus de  pays  estrangiers  ;  tous deux riches  et
                  puissants .  Leur instruction  est de la cresme  de la philosophie ,  et présentée  d’une
                  simple  façon  et pertinente .  Plutarque  est plus uniforme  et constant  ;  Seneque  plus
                  ondoyant  et divers ,  Cettui -ci se peine ,  se roidit  et se tond  pour armer  la vertu 
                  contre la foiblesse ,  la crainte  et les vicieux  appétits  :  l’aultre  semble 
                  n’estimer  pas tant leurs efforts ,  et desdaigner  d’en haster  son pas et se mettre 
                  sur sa garde .  Plutarque  a les opinions  platoniques ,  doulces  et accommodables  à la
                  société  civile  :  l’autre les a stoîquos  et épicuriennes ,  plus esloingnees  de
                  l’usage  commun ,  mais,  selon moy,  plus commodes  en particulier ,  et plus fermes .  Il
                  paroist  on Seneque ,  qu’il preste  un peu à la tyrannie  des empereurs  de son temps  ; 
                  car le tiens  pour certain que c’est d’un jugement  forcé  qu’il condemne  la cause  de
                  ces généreux  meurtriers  de César  :  Plutarque  est libre  partout .  Seneque  est plein 
                  de poinctes  et saillies  ;  Plutarque  de choses :  coluy -là vous eschauffe  plus,  et
                  vous esmeut  ;  cettuy -ci vous contente  davantage ,  et vous paye  mieulx  :  il nous
                  guide  ;  l’autre nous poulsse . 
                  
«  Quant à Cicero ,  les ouvrages  qui me peuvent servir  chez luy à mon desseing ,  ce
                  sont ceulx qui traictent  de la philosophie ,  spécialement  morale .  Mais,  à confesser 
                  hardiment  la verité  ( car puisqu’on a franchi  les barrières  de l’impudence ,  il n’y
                  a plus de bride ) ,  sa façon  d’escrire  me semble  ennuyeuse ,  et toute aultre  pareille 
                  façon  ;  car ses préfaces ,  définitions ,  partitions ,  etymologies ,  consument  la
                  pluspart  de son ouvrage  :  ce qu’il y a de vif  et de mouelle ,  est estouffé  par ses
                  longueries  d’apprests .  Si j’ai employé  une heure à le lire ,  qui est beaucoup pour
                  moy,  et que ie ramentoive  ce que j’en ay tiré  de suc  et de substance ,  la pluspart 
                  du temps  ie n’y treuve  que du vent  ;  car il n’est pas encores  venu  aux arguments 
                  qui servent  à son propos ,  et aux raisons  qui touchent  proprement  le nœud  que
                      ie 
                       cherche .  Pour moy,  qui ne demande  qu’à
                  devenir  plus sage ,  non plus sçavant  ou éloquent ,  ces ordonnances  logiciennes  et
                  aristotéliques  ne sont pas à propos  ;  ie 
                       veulx 
                  qu’on commence  par le dernier  poinct  :  l’entends  assez que c’est que mort volupté ;  qu’on ne s’amuse  pas à les anatomizer . 
                  le cherche  des raisons  bonnes et fermes ,  d’arrivée ,  qui m’instruisent  à en
                  soustenir  l’effort  ;  ny les subtilitez  grammairiennes ,  ny l’ingénieuse  contexture 
                  de paroles  et d’argumentations  n’y servent .  le veulx  des discours  qui donnent  la
                  première charge  dans le plus fort  du doubte  ;  les siens  languissent  autour du
                  pot  :  ils sont bons pour l’eschole ,  pour le barreau  et pour le sermon ,  où nous
                  avons loisir  de sommeiller ,  et sommes encores ,  un quart  d’heures aprez ,  assez à
                  temps  pour en retrouver  le fil .  Il est besoing  de parler  ainsin  aux iuges ,  qu’on
                  veult  gaigner  à tort  ou à droict  ;  aux enfants ,  et au vulgaire ,  à qui il fault 
                  tout dire,  et veoir  ce qui portera .  le ne veulx  pas qu’on s’employe  à me rendre 
                  attentif ,  et qu’on me crie  cinquante fois,  Or,  oyez  ,  à la mode 
                  de nos héraults  :  les Romains  disoient ,  en leur religion ,  Hoc 
                    âge ,  que nous disons en la nostre,  Sursum  corda :  ce sont
                  autant de paroles  perdues  pour moy.  l’y viens  tout preparé  du logis  ;  il ne me
                  fault  point d’alleichement  ny de saulce  ;  ie 
                       mange 
                  bien la viande  toute crue  ;  et au lieu de  m’aiguiser  l’appétit  par ces
                  préparatoires  et avant-ieux ,  on me le lasse  et affadit . 
                  
«  La licence  du temps  m’excusera -elle de cette sacrilege  audace ,  d’estimer  aussi
                  traisnants  les dialogismes  de Platon  mesme,  estouffants  par trop sa matière  et de
                  plaindre  le temps  que met  à ces longues  interlocutions  vaines  et préparatoires ,  un
                  homme  qui avoit tant de meilleures  choses à dire ?  Mon ignorance  m’excusera  mieulx 
                  sur ce que ie 
                       ne voy  rien en la beauté  de son
                  langage .  le demande  en general  les livres  qui usent  des sciences ,  non ceulx qui
                  les dressent .  Les deux premiers  ( Plutarque  et Seneque ) ,  et Pline  et leurs
                  semblables ,  ils n’ont point de hoc  âge ;  ils veulent avoir
                  affaire  à gents  qui s’en soyent  advertis  eulx-mêmes  ;  ou s’ils en ont,  c’est un
                    hoc  âge substantiel ,  et qui a son corps  à part …  »  Essais MONTAIGNE ,  liv.  II,  chap.X .  ( N. ) 
                
               
               
               
               
               
               
                  353.   Jean Bodin  a accusé 
                Papinien  d’imprudence ,  comme s’il avait fallu dissimuler  et même mentir ,  plutôt que
                de perdre  la vie ,  et d’exposer  celle des autres que Caracalla  fit mourir ,  savoir  : 
                le fils  de Papinien ,  qui était questeur ,  et jusqu’au nombre  de vingt mille hommes , 
                dans le palais  et dans la ville ,  parce qu’ils avaient été amis  de Géta .  M. Otton  a
                réfuté  Bodin  à ce sujet  dans son ouvrage  sur la vie  et les écrits  de Papinien , 
                imprimé  en latin  à Leyde ,  en 1718, in-8°  ;  mais on pourrait répliquer  de très-bonnes 
                choses en faveur de  Bodin .  ( N. )  
               
                  354.   Puisque l’occasion  s’en présente ,  il ne sera pas mutile 
                de remarquer  ici,  en passant ,  que cette réponse ,  de Papinien ,  si vantée  par
                plusieurs écrivains  modernes ,  réponse  qui,  dit-on,  coûta  la vie  à son auteur p ,  et
                qu’on oppose  encore aujourd’hui,  avec plus de zèle  que de raison ,  à la conduite  de
                Sénèque ,  est une pure  fable .  On prétend  que Caracalla ,  ayant tué  son frère Géta , 
                chargea  Papinien  d’excuser  ce meurtre  auprès du sénat  et du peuple  romain ,  mais que
                Papinien  lui répondit  courageusement  :  Il est plus facile  de commettre 
                  un parricide  que de l’excuser  .  Spartien ,  d’où ce récit  est tiré ,  n’y ajoute 
                aucune foi ,  et rapporte  seulement  ce fait comme un bruit  que beaucoup de  gens 
                répandaient  ( multi  dicunt ) ,  mais qui n’était pas moins incertain 
                que tous ceux qui couraient  sur la cause  de la mort  de Papinien .  «  On voit,  dit-il, 
                par la grande diversité  qui règne  dans la narration  desauteurs  qui ont parlé  de cet
                événement ,  qu’ils en ont tous ignoré  la cause  ;  mais j’aime  mieux rapporter  leurs
                différents  récits ,  que passer  sous silence  la mort  d’un aussi grand homme …  «  Il
                raconte  ensuite sur le même sujet  un autre bruit  populaire ,  qui,  selon lui,  n’a pas
                plus de fondement  ;  et après en avoir fait voir l’invraisemblance ,  il finit  par
                assurer  que Papinien q  mourut  victime  de son attachement  pour
                Géta ,  et fut enveloppé  dans la proscription  qui fit périr  tous les partisans  de ce
                prince .  Voici les propres  paroles  de Spartien  ;  j’ai tâche  d’en prendre  l’esprit , 
                sans m’astreindre  à une traduction  littérale ,  mais aussi sans rien ajouter  à son
                texte .  «  Scio de Papiniani  nece  multos  ita  in litteras  retulisse  ut cædis  non
                sciverint  causam ,  aliisalia  referentibus  ;  sed  ego  malui  varietatem  opinionum  edere , 
                quam  de tanti  viri  cœde  reticere …  Mulii  dicunt Bassianum ,  occiso 
                fratre ,  illi  mandasse ,  ut et in senatu  pro  se et apud  populum  facinus  dilueret  ; 
                illum  autern  respondisse ,  Non tam  facile  parricidium  excusari  posse , 
                  quam  fieri  .  Est etiam  htec  fabella ,  quod  dictare  noluerit  orationem  qua 
                invehendum  erat  in fratrem ,  ut causa  ejus  melior  fieret  qui occiderat  ;  illum  autem 
                negantem  respondisse  :  Aliud  est parricidium ,  accusare  innocentem 
                  occisum .  Sed  hoc  oninino  non convenit  :  nam  neque  præfectus  poterat  dictare 
                orationem  ;  et constat eum  quasi  fautorem  Getæ  occisum .  » 
                SPARTIAN .  in vita  Caracallæ  ,  cap .  VIII,  inter  Bist . 
                  August .  Script .  Voyez aussi Aurélius Victor ,  de Cœsarib .  , 
                cap .  xx ;  et notez  que Zozyme  ne dit pas un seul  mot  de cette prétendue  réponse  de
                Papinien ,  que,  selon lui,  Caracalla  fit massacrer  par les soldats ,  pour écarter  le
                seul  obstacle  qui s’opposât  à l’exécution  du projet  que ce prince  avait formé  de se
                défaire  de son frère Géta .  «  Hunc  ( Papinianum )  prœfecti  prætorio  munere  fungentem , 
                suspectum  Antoninus  habebat ,  alianulla  de causa ,  quam  quod 
                Papinianus  animadvortens  eum  infesto  erga  Getam  fratrem  animo  esse ,  quo  illi  minus 
                insidiaretur ,  pro  viribus  impediret .  Hoc  igitur  impedimentum  e medio 
                  removere  volens ,  Papiniano  per  milites  necem  struit  :  spatiumque 
                  nactus ,  fratrem  interficit ,  quum  ne quidem  mater  accurrentem  ad se potuisset 
                eripere …  »  ZOZYM .  Hist .  Nov lib .  I.  ( N. )  
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
                  
370.  
                     Le baron d’Holbach   ( Paul-Thiry ) ,  né  à Heidelsheim ,  dans le
                Palatinat ,  au mois  de janvier  1723, et mort  à Paris  le 21 janvier  1789 ;  auteur  du
                  Système  de la Nature ,  et d’un grand nombre  d’ouvrages  de
                sciences  et de philosophie . 
                  
hommes  les plus éclairés ,  les plus bienfaisants  et les plus incrédules siècle .  L’athéisme  était pour lui la base  de toute
                vertu ,  et,  appuyé  sur ce principe ,  il donna  l’exemple  des qualités  sociales  qui font
                le plus d’honneur  à la nature  humaine .  Rousseau  a retracé  dans la Nouvelle  Béloïse caractère  de cet homme  estimable  ;  c’est de d’Holbach , 
                sous le nom  de Wolmar ,  que Julio  a dit :  Il fait le bien sans attendre 
                  de récompense  ;  il est plus vertueux ,  plus désintéressé  que nous . 
                  
maison  de d’Holbach  fut d’abord le refuge  des malheureux ,  et l’on sait  avec
                quelle générosité  il recueillit  le jeune  La Grange  et secourut  plusieurs hommes  de
                lettres  dans le besoin  ;  une foule  de traits  de bienfaisance  attestent  le noble 
                usage  qu’il a fait de sa fortune .  On trouvera  dans plusieurs endroits  des œuvres  de
                Diderot  la peinture  charmante  et pleine  de vérité  que cet auteur  a tracée  de la
                société  du baron d’Holbach .  Quant à la confédération  philosophique formée  chez lui,  voilà ce qu’en rapporte  M. Garat  dans ses Mémoires  historiques  sur la vie  de M. Suard :  «  Un homme  dont le nom  n’était
                jamais lu  sur le frontispice  d’aucun livre ,  et rarement  prononcé  hors de  sa société 
                intime ,  tenait  alors dans Paris ,  avec une fortune  et un titre  originaires  de
                l’Allemagne ,  une maison  qui ressemblait  à un Institut ,  lorsqu’il
                n’y avait encore que des Académies .  Les membres  les plus distingués  de toutes les
                Académies  de la capitale  composaient  sa société  ;  et,  suivant  que les langues , 
                l’antiquité  ou les sciences  physiques  étaient les sujets  des entretiens ,  on pouvait
                le croire  lui-même do toutes les Académies ,  quoiqu’il ne fût et ne voulût être
                d’aucune.  » 
                  
su  que d’Holbach  était le véritable  auteur  du Système  de la Nature ,  ce philosophe  bienfaisant  est devenu  l’objet  de
                calomnies  sans nombre .  Il est aujourd’hui reconnu  que c’est à lui que l’on doit
                aussi la plus grande partie  des ouvrages  philosophiques  anonymes  et pseudonymes  qui
                s’imprimaient  sous la rubrique  de Londres ,  à Amsterdam ,  chez M. Michel Rey .  Ces
                ouvrages ,  devenus  assez rares ,  ne manqueront  pas,  quand ils seront plus connus , 
                d’exciter  do nouveau  la fureur  de ses ennemis .  Nous nous occupons  depuis longtemps à
                rassembler  les matériaux  qui doivent servir  à venger  la mémoire  du philosophe  de la
                patrie  de Leibnitz  ;  et,  dans l’ouvrage  que nous nous proposons  de publier  sous le
                titre  :  D’HOLBACH JUGÉ PAR SES CONTEMPORAINS s ,  nous espérons  faire justement  apprécierce   savant  si
                  estimable  par la profondeur  et la variété  de ses connaissances ,  si précieux  à sa
                  famille  et à ses amis  par la pureté  et la simplicité  de ses mœurs ,  en qui la vertu 
                  était devenue  une habitude  et la bienfaisance  un besoin . 
                  
Non-seulement d’Holbach  a reculé  les bornes  de la philosophie ,  mais c’est à lui que
                l’on doit en grande partie  les progrès  rapides  que l’histoire  naturelle  et la chimie 
                ont faits pendant le XVIIIe 
                      ,  il a traduit  un
                grand nombre  d’ouvrages  que les Allemands  ont publiés  sur ces sciences  alors peu
                cultivées  parmi nous. 
                  
croyons  utile  de donner  ici,  dans l’ordre  chronologique ,  la liste  de ses
                ouvrages  philosophiques  ( dont nous avons rétabli  les titres ,  souvent cités  d’une
                manière  inexacte ,  d’après  chaque exemplaire  que nous possédons ) ,  et de faire
                connaître  ceux qui sont relatifs  aux sciences .  On remarquera  que quelques-uns de ces
                premiers  ont été traduits  de l’anglais ,  et plusieurs annoncés  comme tels pour éviter 
                l’inquisition .  Les ouvrages  condamnés  par arrêts  du parlement ,  des 18 août  1770 et
                16 février  1776, à être brûlés  de la main  du bourreau ,  sont marqués  d’un
                astérisque . 
                  
.  * Le Christianisme  dévoilé ,  ou Examen  des principes  et des effets 
                  de la religion  chrétienne  .  Londres  et Paris  ( Nancy ,  Leclerc ) ,  1767. —  II.  L’Esprit  du clergé ,  ou le Christianisme  primitif  vengé  des entreprises  et
                  des excès  de nos prêtres  modernes  .  Londres  ( Amsterdam ,  M. M. Rey ) ,  1767. — 
                III.  De l’Imposture  sacerdotale ,  ou Recueil  de pièces  sur le
                  clergé  .  Londres  ( ut supra )  ,  1767. —  IV.  La
                  Contagion  sacrée ,  ou Histoire  naturelle  de la superstition .  Londres  ,  1768 ; 
                réimprimé  en l’an V avec des notes  remarquables .  —  V. Les Prêtres 
                  démasqués ,  ou des iniquités  du clergé  chrétien  .  Londres ,  1768. —  VI.  David ,  ou l’Histoire  de l’homme  selon le cœur  de Dieu .  Londres , 
                1768. —  VII.  Examen  des prophéties  qui servent  de fondement  à la
                  religion  chrétienne .  Avec un Essai  de critique  sur les prophètes  et les prophéties 
                  en général.  Londres ,  1768. —  VIII.  Lettres  à Eugénie ,  ou
                  Préservatif  contre les préjugés .  Londres ,  1768. —  IX.  Lettres 
                  philosophiques  sur l’origine  des préjugés ,  du dogme  de l’immortalité  de l’âme , 
                  etcLondres ,  1768. —  X. Théologie  portative ,  ou Dictionnaire 
                  brégé  de la religion  chrétienne ,  par l’abbé Bernier ,  licencié  en théologie . 
                Londres ,  1768 ;  réimprimé  sous le même titre  en 1775, 1776 et 1802. Nous en
                connaissons  aussi une réimpression  sous le titre  :  Manuel  théologique 
                  en forme de  dictionnaire ,  au Vatican ,  de l’imprimerie  du Conclave ,  1785, qui
                renferme  des additions  assez curieuses ,  mais qui ne sont probablement  pas de
                d’Holbach .  —  XI.  De la Cruauté  religieuse  .  Londres ,  1769. —  XII. 
                  L’Enfer  détruit  ou Examen  raisonné  du dogme  de l’éternité  des
                  peines  .  Londres ,  1769. —  XIII.  L’Intolérance  convaincue  de crime 
                  et de folie  .  Londres ,  1769 ;  fait partie  du volume  publié  sous le titre  :  De la Tolérance  dans la religion ,  ou de la Liberté  de conscience ,  par
                  Crellius  .  —  XIV.  Système  de la Nature ,  ou des lois  du monde 
                  physique  et du monde  moral .  Londres ,  1770. Quelques exemplaires ,  aujourd’hui
                fortrares ,  contiennent  un discours  préliminaire  très-curieux  que l’auteur  n’osa 
                point publier  en même temps que  l’ouvrage .  Quelque temps  après,  Naigeon  le fit
                imprimer  à Londres  à vingt-cinq exemplaires  seulement  ;  il forme  une feuille  in-8° 
                de seize pages .  —  XV.  Histoire  critique  de Jésus-Christ ,  ou Analyse 
                  raisonnée  des Évangiles .  Sans date  ( Amsterdam ,  M. M. Rey ,  1770) .  —  XVI.  Tableau  des saints ,  ou Examen  de l’esprit ,  de la conduite ,  des maximes  et
                  du mérite  des personnages  que le christianisme  révère  et propose  pour
                modèles .  Londres ,  1770. —  XVII.  L’Esprit  du judaïsme ,  ou Examen 
                  raisonné  de la loi  de Moïse ,  et de son influence  sur la religion  chrétienne  . 
                Londres ,  1770. —  XVIII.  Essai  sur les préjugés ,  ou de l’Influence  des
                  opinions  sur les mœurs  et sur le bonheur  des hommes  ;  ouvrage  contenant  l’apologie 
                  de la philosophie .  Londres ,  1770. —  XIX.  Examen  critique  de la
                  vie  et des ouvrages  de saint Paul .  Londres ,  1770. —  XX.  Le Bon
                  sens ,  ou Idées  naturelles  opposées  aux idées  surnaturelles  .  Londres ,  1772. — 
                XXI.  De la Nature  humaine ,  etc. ,  traduit  de Hobbes .  Londres ,  1772.
                —  XXII.  La Politique  naturelle ,  ou Discours  sur les vrais  principes  du
                  gouvernement  .  Londres ,  1773. —  XXIII.  Système  social ,  ou
                  Principes  naturels  de la morale  et de la politique .  Avec un examen  de l’influence 
                  du gouvernement  sur les mœurs .  Londres ,  1773. —  XXIV.  La Morale 
                  universelle ,  ou les Devoirs de l’homme  fondés  sur sa nature  .  Amsterdam ,  1770.
                —  XXV.  Éthocratie ,  ou le Gouvernement  fondé  sur la morale . 
                Amsterdam ,  1776. —  XXVI.  Éléments  de la morale  universelle ,  ou
                  Catéchisme  de laNature ( ouvrage  posthume  refait  par Naigeon ) .  Paris , 
                1790.
                  
Holbach  le dernier  chapitre  du Militaire  philosophe , 
                  ou Difficultés  sur la religion  proposées  au P. Malebranche ,  Londres ,  1768 ; 
                et les ouvrages  suivants  insérés  dans le Recueil  philosophique , 
                publié  par Naigeon  ( Londres ,  1770)   :  Réflexions  sur les craintes  de la
                  mort .  —  Dissertation  sur l’immortalité  de l’âme .  —  Dissertation 
                  sur le suicide .  —  Problème  important  :  la Religion  est-elle
                  nécessaire  à la morale ,  et utile  à la politique ?  —   d’un
                  livre  anglais  de Tindal ,  qui a pour titre  :  Le Christianisme  aussi ancien  que le
                  monde  .  Il a refait  ( Amsterdam ,  1767) ,  sur le manuscrit  qu’a laissé  Boulanger . 
                  l’Antiquité  dévoilée  par ses usages  
                  
                  
traduit  de l’allemand  la Minéralogie ;  l’Art  des Mines ,  l’Essai  sur l’histoire  des couches  de la terre   et
                les Traités  de physique Lehmann  ;  les Œuvres  de
                  Benckel Introduction  à la Minéralogie ;  la Chimie  métallurgique Gellert  ;  les Œuvres 
                  métallurgiques Orschall  ;  le Traité  du Soufre Stahl  ; 
                  l’Art  de la Verrerie  ,  de Néri  ;  une partie  des Mémoires  de Chimie  et d’Bistoire  naturelle Académies  d’Upsal  et de
                Stockholm  ;  l’Histoire  ancienne  de la Russie  ,  par Lomonnossow ,  et
                enfin les Plaisirs  de l’imagination ,  de l’anglais  d’Akenside .  Il a
                publié ,  en 1752, deux ouvrages  sur la dispute  au sujet de  la musique  française  et de
                la musique  italienne  ;  il a fourni ,  sous le voile  de l’anonyme ,  un grand nombre 
                d’articles  de philosophie ,  de politique  et d’histoire  naturelle  dans l’Encyclopédie  ,  et a pris  part à l’Histoire  philosophique  
                de Raynal .  ( Br . ) 
                
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
               
                  
394.  L’impératrice  Catherine .  Voici la lettre  que,  le 15 octobre  1778, elle écrivit  à
                  Mme  Denis ,  nièce  de Voltaire  : 
                  
                     
«  Je viens  d’apprendre ,  madame ,  que vous consentez  à remettre  entre mes mains  ce
                  dépôt  précieux  que M. votre oncle  vous a laissé ,  cette bibliothèque  que les âmes 
                  sensibles  ne verront jamais sans se souvenir  que ce grand homme  sut  inspirer  aux
                  humains  cette bienveillance  universelle  que tous ses écrits ,  même ceux de pur 
                  agrément ,  respirent ,  parce que son âme  en était profondément  pénétrée .  Personne 
                  avant lui n’écrivit  comme lui ;  il servira  d’exemple  et d’ecueil  à la race  future . 
                  Il faudrait unir  le génie  et la philosophie  aux connaissances  et à l’agrément ,  en
                  un mot ,  être M. de Voltaire  pour l’égaler .  Si j’ai partagé  avec toute l’Europe 
                  votre regret ,  madame ,  sur la porte  de cet homme  incomparable ,  vous vous êtes mise 
                  en droit  de participer  à la reconnaissance  que je dois à ses écrits  ;  je suis sans
                  doute très-sensible  à l’estime  et à la confiance  que vous me marquez .  Il m’est
                  bien flatteur  de voir qu’elles sont héréditaires  dans votre famille  ;  la noblesse 
                  de vos procédés  vous est caution  de mes sentiments  à votre égard .  J’ai chargé  M.
                  Grimm  de vous en remettre  les quelques faibles  témoignages  dont je vous prie  de
                  faire usage . 
                     
«  Signé :  CATHERINE .  »  
                   
                  
livres  pour la bibliothèque ,  et des fourrures  de la plus grande
                beauté .  La suscription  portait  :  A la nièce  d’un grand homme  qui avait
                  de l’amitié  pour moi .  Cette bibliothèque  fait aujourd’hui partie  de celle du
                château  impérial  de l’Ermitage t  ;  beaucoup de  livres  sont chargés  de notes 
                marginales  de Voltaire .  Vagnières ,  secrétaire  de Voltaire ,  a donné  un catalogue 
                raisonné  do ces livres  et des notes  qu’ils contiennent .  ( Br . ) 
                
               
               
               
               
                  
398.  
                     Id.  ibid. ,  t. I,  lettre  v,  p. 200,  année  1779. ( Br . )  —  L’abbé Grosier ,  comme on le voit,  n’y allait pas de main  morte ,  et il
                était digne  de collaborer  à certains journaux  de notre siècle  ;  mais,  alors,  ces
                façons  n’étaient point encore acceptées  sans protestation .  Aussi ne put-il conserver 
                la rédaction  du Journal  de littérature année  ( 1779) .  Quand
                Diderot  publia  la seconde  édition  de l’Essai  ,  il effaça , 
                l’adversaire  s’étant dérobé ,  sa première  réponse  à cette injure  ;  nous la trouvons 
                dans l’ ,  déjà signalé  p. 65,  70, donné  par la Correspondance Grimm  : 
                  
«  Apologiste  vil  de Sénèque  !  cela est difficile  à digérer .  Je m’attendais  à toutes
                sortes  de reproches ,  excepté  à celui de bassesse ,  même de la part du  plus violent 
                ennemi  de la philosophie ,  de l’augure  le plus fanatique ,  de l’homme  le plus
                impudent .  Mais,  monsieur l’abbé ,  ce n’est pas avec une plume  qu’on répond  à
                cela…  » 
                
               
               
                  
400.  Diderot  veut désigner  ici l’abbé de Caveyrac  ,  prieur  de
                Cubiérètes ,  né  à Nîmes  le 6 mars  1713, mort  en 1782. Si son écrit  ( voir tome  I,  page 
                489, note )  n’est pas précisément  l’apologie  de la Saint-Barthélemi ,  il est au moins 
                l’ouvrage  de la plus insigne  mauvaise foi  :  ce prêtre  ne cherche  pas seulement  à
                prouver  que la religion  fut moins que la politique  la cause  de tels massacres  ;  mais
                il s’efforce  de diminuer  l’horreur  qu’ils inspirent  on réduisant  le nombre  des
                victimes .  Au surplus ,  Caveyrac  n’est pas le seul  prêtre  qui ait tenté  de justifier 
                les crimes  de Charles IX .  Pour connaître  ceux qui se sont ainsi déshonorés ,  il faut
                consulter  l’Indice   des apologistes  de la Saint-Barthélemi ,  que M.
                Dulaure  a placé  à la page  175 du tome  III de son Histoire  physique , 
                  civile  et morale  de Paris ,  1821.
                  
Afin de  compléter  cet indice  curieux ,  nous citerons  Jean  des
                  Caurres ,  curé  de Pernay ,  et,  depuis,  principal  du collège  d’Amiens  et
                chanoine  de Saint-Nicolas  dans la même ville ,  né  en 1540, mort  en 1587. Bayle 
                rapporte  qu’il n’eut point de honte  de faire,  à la louange  du massacre  de la
                Saint-Barthélemi ,  une ode  religieuse se trouve  dans le
                    IVe 
                       livre  de ses Œuvres  morales  et
                  diversifiées  en histoires ,  pleines  de beaux  exemples ,  enrichies  d’enseignements 
                  vertueux ,  et embellies  de plusieurs sentences  et discours …  pour l’enseignement  de
                  toutes personnes  qui aspirent  à vertu  et philosophie  chrestienne .  Édition  de
                1575.
                  
Turselin ,  jésuite ,  dit,  dans son Epitome  historiarum ( Çadonri ,  1587)   : 
                  
«  Le glorieux  pontificat  de Grégoire XIII  a commencé  sous les plus heureux  auspices 
                  ( initia  lætiora ) ;  il y avait peu de temps  qu’il était pape , 
                lorsqu’il reçut  l’agréable  nouvelle  ( lætus  nuncius ) massacre 
                des huguenots …  On en égorgea  à Paris  plus de soixante mille…  etc. » 
                  
,  Pibrac  ( Guy-du-Faur ) ,  auteur  des Quatrains ,  qui fut
                regardé  jusqu’à présent  comme un magistrat  vertueux ,  est aussi l’auteur  de la plus
                exécrable  apologie  de la Saint-Barthélemi .  Cet ouvrage  a été publié  en latin  et en
                français  sous les titres  :  Ornatissimi  cuiusdam  viri ,  de rebus  gallicis 
                  ad Stanislaum Eluidium  epistola .  Lutetiæ ,  1573 ;  et Traduction 
                  d’une Epistre  latine  d’un excellent  personnage  de ce royaume ,  faicte  par forme  de
                  discours ,  sur aucunes  choses depuis peu de temps  advenues  en France .  Paris , 
                1573. ( Br . ) 
                
               
               
               
               
               
               
             
      
     
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