Nous avons, en France, la manie des formules, des étiquettes et des casiers. Pour
beaucoup de personnes, amies des nigaudes symétries, un poète est un artiste qui ne sait
rien, un historien est un savant qui écrit mal. Il est vrai que certains rimeurs se
vantent publiquement d’être des cancres. Et plusieurs érudits, fiers de leurs barbarismes,
font profession de n’avoir point de talent. Les uns et les autres n’ont pas de peine à
prouver qu’ils disent vrai. Mais il ne faut pas que leur charlatanisme trivial nous expose
à mal juger ceux qui aiment d’un égal amour l’exactitude des informations, signe évident
d’une bonne conscience, et la perfection du langage, forme charmante de la probité.
Pendant longtemps, José-Maria de Heredia, admiré de tous ceux qui
adorent les vers, célébré par tous les mondains et toutes les mondaines qui s’occupent de
littérature, cité dans les classes par les professeurs de rhétorique, loué par les gens de
lettres que sa renommée aristocratique et discrète ne gênait pas, fut aux yeux d’une élite
soigneusement choisie l’auteur castillan des Conquistadores, l’hidalgo
drapé de splendides métaphores, expert à l’escrime courtoise des mots étincelants, le
maître des élégances hautaines et seigneuriales, le gentilhomme dédaigneux de publicité
roturière, celui dont les alexandrins couraient sous le manteau, l’homme aux sonnets.
C’est seulement au mois de mars de l’année 1893, qu’il consentit à imprimer pour le
public. Aujourd’hui, José-Maria de Heredia, l’un des Quarante de l’Académie française,
auteur d’un livre qui a donné la sensation de la beauté à ceux qu’affligent la mort de
Leconte de Lisle et le silence de Sully Prudhomme, a tiré le gros public de la prose où il
s’enfonçait et l’a forcé à saluer, à applaudir, à acheter (ô miracle !) les radieux
Trophées. Certes, c’est un beau triomphe, en un temps où la littérature
s’estime par kilos, s’expédie par bourriches, et s’écoule, le plus souvent, en saletés
abominables, que d’aller à la gloire avec un volume de 214 pages et un total de
3 038 vers. Mais il ne faut pas que les onze éditions de ces
nobles
Trophées nous fassent oublier la prose |érudite et colorée de l’auteur
des Conquérants
1.
On cite des écrivains qui ont excité l’admiration de leurs contemporains ou mérité les
suffrages de l’Académie par de simples traductions. Le premier ouvrage de Montaigne fut
une version en français du latin barbare d’un théologien. Malherbe, avant de consoler du
Périer, s’était exercé à reproduire en notre langue les gentillesses d’un Italien.
La Fontaine, onze ans avant les Contes et quatorze ans avant les
Fables, traduisait l’Eunuque, de Térence. Vaugelas consacra trente années
de sa vie à traduire Quinte-Curce, et donna ainsi, dit Voltaire, « le premier bon
livre écrit purement »
. La Bruyère considéra ses Caractères comme
un simple appendice à une paraphrase de Théophraste. M. Jaurès, avant d’être le député de
Carmaux, a fait, en parlant d’Amyot, — qui traduisit Plutarque, Diodore de Sicile et
Héliodore, — cette remarque judicieuse :
Il ne ressemble pas à ces traducteurs imprévoyants qui s’aventurent dans un livre sans
le connaître et qui, surpris sans cesse, forcés dans leur propre style par les tournures
mêmes de l’auteur, se traînent sur son chemin sans joie
et sans
liberté. Amyot connaît Plutarque en abrégé avant de le traduire en détail ; le texte
n’est là que pour guider sa pensée déjà familière avec tous les détours et pour avertir
à propos son imagination, nourrie des figures de l’auteur. Un mot, à peine entrevu,
rappelle une phrase, et l’œuvre est fidèle comme une traduction, naturelle et charmante
comme un ressouvenir.
On en pourrait dire autant de la Véridique Histoire du capitaine Bernal
Diaz, traduite par José-Maria de Heredia. Ici, l’auteur et le traducteur sont si proches
parents, ils ont si bien, dans le sang, les mêmes braises et le même appétit d’héroïsme
que cette version française a l’air d’un récit original, né d’une fraternelle
collaboration.
Quand le vieux compagnon de Cortez, débarrassé de son gilet de buffle, ayant mis
l’espingarde au râtelier, la cape au portemanteau, l’épée au croc et la rondache au clou,
dictait à son chapelain la découverte de Campèche, la « grande soif de Cuba », la
merveille des Florides, la déconfiture des caciques, le siège de Mexico, les pestilences
des Antilles, tous les mirages et toutes les misères de la Castille d’Or, il ne se doutait
pas que, trois siècles après sa mort, le petit-fils d’un conquérant des Indes, né au pays
des pêcheries miraculeuses et des rêves dorés, viendrait secouer le sommeil des chefs
endormis sous les palmes, et réveiller le bruit d’armes et le feu de convoitise qui
semblaient engloutis avec la dernière caravelle de la dernière armada. S’il avait pu
entrevoir de loin
l’évocateur de cette épopée, il lui eût dit,
comme don Diègue à Rodrigue : « Don José ! Fils de mon âme ! Je te reconnais ! Tu es de ma
race ! »
Oh ! cette fièvre de l’or, cet El Dorado promis aux braves, cette chimère d’Ophir, de
l’île des Épices, des trésors de Salomon, la fable des pépites de Cipango, l’appel des
forêts mystérieuses, parfumées et chantantes, les paradis où les ruisseaux roulent des
diamants, où les oiseaux égrènent des émeraudes, la source de Santé, l’empire des
Amazones, la mer Pacifique, la terre bienheureuse, resplendissante de pierreries et de
perles, comme tout cela revit, remue, sonne, étincelle et chatoie dans les pages brûlantes
où José-Maria de Heredia et illustre Bernal Diaz !
L’éblouissante fantasmagorie de la Nouvelle-Espagne a hanté son âme visionnaire. Il s’est
fait le contemporain des quinze cents routiers qui partirent de San-Lucar, pendant la
semaine sainte de l’année 1514, avec le capitaine général Pedro Arias de Avila. Il aurait
voulu, au sortir de cette longue intimité avec les chercheurs d’aventures,
« peindre l’Espagne aux premières années du xvie
siècle, tout un peuple halluciné, la croisade cupide qui le précipita vers
l’Amérique, une nature vierge, la civilisation brillante et barbare des Aztèques,
l’écroulement de leur vaste empire… »
. Il n’a pas suivi son dessein. Ce livre
d’histoire, qu’il nous promettait en 1878, est inachevé.
Souhaitons qu’il se remette à la tâche. Car les fragments trop courts qu’il a livrés au
public donnent envie de lire le reste. Voici une narration que Gonzalo Hernandez de Oviedo
y Valdès, le Tite-Live espagnol, ne désavouerait peut-être pas :
Aussitôt ses dépêches expédiées, Pedrarias, capitaine-général de la Castille d’Or, alla
prendre congé du roi. Ferdinand lui fit accueil, lui recommandant, en prince soucieux
des intérêts du Ciel, de ne pas oublier d’emporter des cloches pour les églises, des
ornements sacerdotaux et du vin pour célébrer le sacrifice de la messe et de la fine
fleur de farine dont on ferait des hosties. Le capitaine-général, ayant ployé le genou,
jura foi et hommage entre les mains de son seigneur et prêta le serment de remplir
fidèlement sa charge. Puis, ayant baisé la dextre royale, il se leva et annonça à Son
Altesse la détermination où était sa femme, donna Ysabel de Bobadilla qui, en matrone
virile, par amour de son époux et de la gloire, avait résolu de le suivre au-delà des
mers. Le roi loua hautement ce mâle courage. Il déclara que les ordonnances somptuaires
ne regarderaient ni Pedrarias ni sa femme, ne voulant pas, disait-il, ôter au velours,
au drap d’or, à la toile d’argent, l’occasion unique qui leur était donnée de faire
paraître dans la personne d’une si généreuse dame la vertu la plus éclatante et la plus
agréable à voir. Animés par cet exemple, les volontaires s’offrirent en si grand nombre
qu’on eût pu embarquer dix mille hommes. À la cour, Pedrarias reçut quantité de
noblesse, jeune, ardente, splendidement équipée. Et sans plus de délais, en compagnie du
nouvel évêque, fray Juan de Quevedo, il s’achemina vers Séville…
Que nous voilà loin des rédactions d’histoire informes, incolores, ingrates, dont le
galimatias
a mis entre le passé et nous un barbouillage de
brouillards ! Cette prose est lucide ; elle perce et déchire les nuages comme un rayon de
soleil. Elle découvre des vues de pays infiniment lointaines, fait luire des costumes et
des armes qui semblaient usés, ternis ; elle atteint même, sous les baudriers et les
écharpes, sous les pourpoints d’écarlate et les armures dorées, des cœurs tout chauds de
vie où battent des sentiments que nous ne connaissons plus. D’un rapide mouvement, nous
voilà transportés en Espagne ; et, si quelque chose nous étonne, c’est de ne point
rencontrer Gastibelza, l’homme à la carabine.
La prose de M. José-Maria de Heredia est si peu connue que je veux faire encore plusieurs
citations, assuré que personne ne les trouvera trop longues. L’historien a tenté de
peindre la vie que l’on menait à Séville au commencement de l’année 1514, lorsque le
capitaine-général y assembla ses bandes, prêtes à partir. Les routes d’Andalousie étaient
couvertes de gens venus de toutes parts. Hidalgos ruinés, soldats sans solde, moines sans
couvent, étudiants vagabonds, bacheliers affolés de lectures romanesques, accouraient pour
entendre les sermons où l’évêque de Séville vantait les trésors d’outre-mer et démontrait
la légitimité de la flibuste. Ce saint homme était fort éloquent. Ses arguments, traduits
et magnifiés
par José-Maria de Heredia, sont faits pour toucher des
âmes d’explorateurs :
N’était-ce pas à l’Espagne, disait-il, n’était-ce pas à l’Espagne qu’il appartenait de
conquérir ce nouveau monde, après en avoir annoncé la découverte ? Cette gloire lui
était due. Le vaillant pape Alexandre, un Espagnol aussi, avait, par ses bulles,
confirmé les droits de la couronne de Castille et débouté les Portugais de leurs
prétentions insolentes…
L’orateur passait alors du spirituel au temporel :
Il disait la richesse métallique, les trésors cachés, l’exubérance de la terre de
Darien, ses fleuves, ses forêts immenses où rôdent les léopards, les chats sauvages, les
loups cerviers, les tigres, les lions sans crinière, moins hardis et furieux que ceux de
Barbarie, le nombre épouvantable des guenons et des singes, les cerfs, les chevreuils et
les daims, dont le pelage est couleur de gris d’argent et qui n’ont point de cornes, les
lézards monstrueux, et, parmi d’autres animaux inconnus, une bête qu’ils nomment Anta,
laquelle a la taille d’un bœuf, la tête d’éléphant, le poil de vache et les ongles de
cheval. Sous l’ombre (les forêts d’arbres incorruptibles, aussi vieux que le monde,
qu’entrelacent des plantes volubiles aux fleurs éclatantes, au bord des eaux, tout cela
chasse, crie, rugit, pullule, au milieu du ramage discordant des perroquets innombrables
et variés, des aigles noirs, des éperviers, des hérons, des flamants roses, des oies,
des canards, des faisans et des paons ocellés… Ne semble-t-il pas qu’on ait retrouvé,
dans cette Castille d’Or, le vrai jardin du Paradis ?
De telles allumaient des convoitises dans la cervelle des conquistadores. Ce ramassis d’aventuriers maigres, dont les loques glorieuses
auraient amusé Callot, grouilla
pendant tout un hiver autour de la
cathédrale de Séville et dans les bouges du quartier de Triana. Ce fut d’abord un beau
spectacle. Ces gens étaient accoutrés de façon fort pittoresque. José-Maria nous énumère,
avec une volupté qu’il ne cherche pas à dissimuler, toutes les pièces de leur équipement :
éperons clairs comme escarboucles ; étriers d’or fin ; panaches de plumes, gants parfumés
d’ambre ; cuirasses brunies, engravées, dorées ; épées argentées, incrustées,
damasquinées ; tambours et trompettes ; étendards enluminés, où se mêlaient aux châteaux
de Castille les pals d’Aragon !… Ici, dans la prose de notre poète, il y a un cliquetis
d’acier et un frou-frou d’étoffes précieuses. Quelle joie, de déplier ces velours, ces
satins, ces brocarts, déchiquetés, tailladés, piqués, brodés, bruissants de cannetilles et
de perles ! Oh ! ces pourpoints de drap écarlate, ces courroies de soie incarnadine ou
vermeille, ces « gorgarans » couleur de rose sèche ou de peluche colombine ! Il y en a
presque trop. On se croirait dans un musée trop bariolé et trop divers. L’histoire,
l’histoire vraie est moins splendide.
Les conquérants du Nouveau-Monde commencèrent par s’emparer du cœur des Sévillanes. Que
de sérénades furent chantées en l’honneur des Andalouses « au sein bruni » ! Combien
d’œillades étincelèrent, comme flammèches d’incendie, derrière les barreaux des fenêtres
grillées !
Avant de partir on s’amusa ferme. Mais, grâce au sortilège de
José-Maria, nous avons la consolation de penser qu’à ces ébattements se mêlait quelque
élégance :
La profusion et la curiosité dans les festins étaient alors excessives. Vivès emploie
plus d’un de ses Dialogues au fastueux dénombrement de ces somptuosités. Les Sévillanes
aimaient les promenades à la prairie de l’Alameda. Elles y allaient, en allègres
compagnies, faire collation sur l’herbe de confitures et de pâtisseries que l’on servait
dans ces belles terres émaillées de Valence, de Triana et de Malaga, où la lumière fait
chatoyer des reflets de saphir, de cuivre rouge et d’or pâle, dans la concavité
éblouissante, sur l’ombilic armorié des plats. Elles se plaisaient à goûter les vins
blancs, rouges, paillets, de Candie, de Ribadavia, de Guadalcanal et de Manzanilla, dans
ces frêles verreries de Cadahalso où persiste la nerveuse gracilité des formes
orientales. Les assignations secrètes se donnaient alors volontiers dans la calle de
Chicarreros, qui est la rue des Orfèvres, ou dans la galerie des Merciers. L’argent des
patrimoines vendus et des majorats engagés fondit vite. Le jeu, le trente par force, la
prime, les alburs, le chilindron, la triomphe, le reynado, les dés prirent le reste. Les
aventuriers insoucieux encore voyaient sans inquiétude s’épuiser leurs bourses. La
prévoyance du Roi leur avait assuré le passage gratuit, des vivres ; et puis, au-delà
des mers, El Dorado ne les attendait-il pas ?
Le moment du départ fut différé par ces retards incessants dont nul ne s’étonne aux pays
du soleil. L’attente énerva, aigrit les courages. Les instincts de pillage, de tuerie, de
violence, qui avaient poussé tous ces rêveurs et tous ces gueux sur la poussière des
chemins, faillirent
coûter cher à la jolie cité sévillane. Cet
affreux señor soldado qui, pendant plus d’un siècle, ensanglanta,
souilla l’Italie, pullulait aux environs de la Giralda. Ce furent des rixes, des orgies.
Les familles prudentes s’en allèrent, flairant cette odeur qui, dans le malaise des villes
assiégées, précèdent les débauches de désir et de sang :
Les danseuses d’Andalousie n’avaient point dégénéré, depuis le temps de Martial et de
Pline, où elles emplissaient de leur folie lascive les festins consulaires et les voies
impures de Suburra. Elles avaient, comme alors, dans leurs cheveux d’un noir d’enfer,
une fleur d’œillet ou de grenadier insolemment piquée au-dessus de la conque de
l’oreille, des lèvres rouges que gonfle une sève luxurieuse, les paupières sombres,
l’œillade furtive et fulgurante, des reins onduleux, lascivos docili
tremore lumbos. À toutes ces promesses de paradis diaboliques s’ajoutait un
charme nouveau, irrésistible. Le danger les faisait plus désirables. Le soir, les
soldats s’égaraient volontiers, au-delà du Guadalquivir, dans les faubourgs mal famés.
Ces rues tortueuses, les taudis qui les bordent, s’animent, après le coucher du soleil,
d’une vie étrange. L’alguazil s’y hasarde peu… Des vieilles femmes crient des boudins,
des beignets frits à l’huile, du vin noir… Des hommes passent rapidement, embossés dans
leur cape. Plus loin, des éclats de voix, des rires, des battements de mains. Une porte
s’ouvre. C’est une cour moresque tapissée d’arbustes et de plantes. Des lampes fumeuses,
de forme antique, l’éclairent. Là, au milieu d’un cercle de figures farouches, brigands
de la Sierra, contrebandiers, bravaches, vauriens, quelque fringante fille, mal vêtue de
haillons éclatants, se cambre dans une pose hardie. Le claquement sec des castagnettes,
le râle des guitares, les tambours bourdonnants, les cris gutturaux, l’odeur capiteuse
des orangers fleuris, le vertige d’une danse enragée, la nuit,
des vins brûlants, des bouffées chaudes, le vent des jupes envolées, sifflant autour
des hanches, troublent, énervent, font courir dans les veines de ces hommes à demi
africains toute la flamme, tous les frissons d’une ivresse furieuse, sanguinaire et
bestiale. Un mot, un geste, et tous les couteaux sont à l’air… Le rêve de plus d’un
conquérant s’acheva dans la boue fétide et sanglante des ruelles de Triana. Les ruffians
de Séville, dit Ambrosio de Salazar, dans son Miroir général de la
Grammaire, ont toujours été réputés vaillants mâles, plus lestes qu’aucun
moine à expédier un chrétien avec le viatique d’un blasphème et du sang frais en guise
d’huiles saintes.
Bernal Diaz, qui était à Séville en ce temps-là, eut l’heur d’échapper à tous ces périls,
ainsi qu’à beaucoup d’autres. Ayant suivi Balboa, Alvarado, Sandoval, Fernand Cortez et
reçu au service de, ces grands hommes plus de mauvais coups que de doublons sonnants, il
devint quelque chose comme juge de paix dans le Guatemala. Il mourut en possession de cet
office, qui lui laissait le loisir d’étudier. Si ce capitaine avait pu apprendre à lire
dans les livres français, il eût certainement aimé les , écrits
au château d’Estillac, en Gascogne, après une vie remplie d’arquebusades, par messire
Blaise de Montluc, maréchal de France. Il eût goûté cette brave façon de dire, ce parler
court, nerveux et franc, où l’on voit la différence qu’il y a d’un homme oiseux, nourri
mollement et délicatement dans la
poussière des livres et des
études, à un vieux soldat, élevé dans la poussière des armées et des batailles. C’est
pourquoi le traducteur a pris, dans le langage du xvie
siècle, tout ce qu’il y pouvait trouver de méridional, de généreux et de
guerrier, pour en nourrir et aviver sa phrase, pour faire sentir l’origine, le terroir et
la fierté de l’auteur. Telle page de la Véridique Histoire aurait ravi
d’aise, par son audace cavalière, Agrippa d’Aubigné ou Brantôme. Je citerai quelques
exemples. Mais d’abord, mettons-nous dans un « état d’âme » approprié aux spectacles que
l’auteur et le traducteur, dignes l’un de l’autre, tous deux magnifiques et cruels, vont
évoquer devant nous. Essayons de voir avec nos yeux ces Aztèques, qui, paraît-il,
alliaient aux élégances les plus raffinées, la plus effroyable cruauté. Comme je regrette
de connaître si imparfaitement ces Caciques empennés, tatoués et néroniens ! Comme je
regrette de n’avoir pu suivre le bon voyageur Désiré Charnay, lorsqu’il visita les
pyramides de Tchotiluacan, de Tholula, les ruines de Palanqué, le palais des Nonnes !
L’archéologie aztèque est proprement horrifique. Je vous défie de regarder longtemps ces
tigres accroupis à figure humaine, ces vases qui ont des yeux de chouettes, ces
bas-reliefs où des artistes probablement épileptiques ont épuisé toutes les combinaisons
possibles de l’ankylose, de la contorsion et de l’angoisse… Oh ! ce « Sacrifice au dieu
Cuculcan », photographié par
M. Charnay, dans le pays des
Lacandons ! Un prêtre agenouillé, coiffé d’orfèvreries, drapé dans un manteau raide de
dorures, s’est passé, au travers de la langue, une corde qu’il promène, comme un archet,
dans le trou saignant. Un autre prêtre debout, fort empanaché, tout caparaçonné de
pierreries et de perles, encourage le patient à continuer. C’est épouvantable… Il faut
aller à Kairouan, à la mosquée des Aissaouas, pour voir de pareilles folies. Les savants
nous racontent sur les Caciques des histoires à donner le cauchemar. À certains jours de
fêtes nationales, on étendait, sur de longues tables, des victimes humaines, qui, sous le
couteau des sacrificateurs, « s’ouvraient en deux comme des grenades
mûres »
. Le chef des pontifes plongeait ses mains dans les poitrines béantes,
arrachait les cœurs, et les jetait pieusement à la figure des dieux. Puis on lançait les
cadavres au bas des degrés du temple, et les fidèles s’en partageaient les morceaux.
Quelque temps avant ces cérémonies, on mettait les prisonniers de guerre dans des cages,
et on les engraissait, afin que leur chair fût meilleure au goût. En vain le grand roi
Tezcoco Netzahualcoyotl — celui que l’on appelle communément le Salomon du Mexique —
voulut s’opposer à ces barbares coutumes. Une fois, pour célébrer l’inauguration d’un
temple, on égorgea quatre-vingt mille prisonniers. Le sang
bondissait en cascades, le long des escaliers de pierre, et s’épandait à travers la
ville. Le carnage dura quatre jours. On étalait le long des rues, les cadavres encore
chauds. Les Aztèques et leurs invités, solennellement, les dévoraient.
Voilà, paraît-il, les gens bizarres dont l’Occident, représenté par des boucaniers
terrifiants, allait envahir l’empire. Or, Bernal Diaz fut d’abord étonné par la douceur
des nouveaux habitants du sol. Il y avait, parmi les caciques, des hommes très bien élevés
et fort civils. Tel, ce « Gros Cacique » de Cempoala, avec lequel Fernand Cortès
s’entretint d’une façon si amicale :
Nous cheminâmes jusqu’à une lieue de la ville. Et, comme nous en étions déjà proche,
vingt Indiens des principaux sortirent nous recevoir de la part du Cacique ; ils
apportèrent des espèces de pommes de pin du pays, rouges et très parfumées, et les
donnèrent à Cortès et aux gens de cheval avec grande affection, disant que leur seigneur
nous attendait dans ses appartements, lequel, pour être homme fort, gros et pesant, ne
pouvait venir à notre rencontre…
Sitôt que nous commençâmes à entrer parmi les maisons et que nous vîmes une si grande
peuplade, n’en ayant jamais vu d’autre aussi considérable, nous en fûmes très
émerveillés… et nous donnions bien des louanges à Dieu qui nous avait fait découvrir de
si nobles terres… Nos coureurs, qui étaient à cheval, parvinrent à la grande place et
aux préaux où étaient les appartements que les Indiens avaient, peu de jours auparavant,
si bien blanchis à la chaux qu’ils reluisaient… et il sembla à un de nos cavaliers que
ce blanc qui reluisait était argent, lequel retourna à bride abattue annoncer à Cortès
que les
murailles étaient en argent… Nous eûmes bien de quoi
rire avec son argent et sa folie, et nous lui disions toujours depuis que tout ce qui
était blanc était argent. Laissons cette gausserie… Le Gros Cacique sortit jusqu’au
préau pour nous recevoir : et, comme il était très gros, je le nommerai de ce surnom. Il
fit très grande révérence à Cortès et l’encensa (telle est leur coutume), et Cortès
l’embrassa.
Cependant cette concorde ne pouvait pas durer. On se battit. Les conquistadores reçurent pas mal de horions. Ils souffrirent de la faim et de la
soif. La chaleur les accabla. Si bien qu’ils éprouvèrent un grand désir de retourner dans
leur pays. Sept d’entre eux, très fatigués, allèrent trouver Cortès dans son campement ;
et celui des sept qui s’entendait le mieux aux paroles persuasives harangua le chef. Ici,
je cède volontiers la place à l’historien de la conquête :
Il dit à Cortès : De bien considérer combien nous étions malement navrés, maigres et
éreintés, et les grands travaux que nous avions toutes les nuits, sentinelles, vedettes,
rondes, éclaireurs et, de jour et de nuit, bataille… Que lui, Cortès, voulût bien n’être
pas pire que Pierre le Charbonnier2, car il nous avait mis
dans une telle passe, que nous n’avions rien autre chose à attendre que d’être un jour
ou l’autre sacrifiés aux idoles, ce qu’à Dieu ne plaise !…
Que
nous étions pires que des bêtes de somme, parce qu’aux bêtes qui ont fait leur journée,
on leur ôte les bâts, on leur donne à manger et elles se reposent, tandis que nous, de
jour et de nuit, nous allions toujours chargés d’armes et toujours chaussés. Ils lui
dirent en outre de considérer dans toutes les histoires, tant des Romains que
d’Alexandre, qu’aucun capitaine des plus renommés qu’il y ait eu au monde n’avait eu
l’audace de faire échouer ses navires et de se mettre avec si peu de gens au milieu de
si grandes peuplades…
Cortès répondit fort doucement : Quant à ce que vous dites, messieurs, que jamais
capitaines romains des mieux renommés n’ont entrepris choses si grandes que les nôtres,
Vos Grâces disent vrai, et dorénavant, avec l’aide de Dieu, on parlera de nous dans les
histoires… De manière, messieurs, qu’il n’est point à propos de retourner un seul pas en
arrière…
Quelle grandiloquence ! Quelle façon nette, brève, impérieuse, d’écarter les obstacles,
et d’aller de l’avant ! Ici, le flibustier, le chercheur d’or se hausse au niveau des
chevaliers. Il parle comme eût parlé le Cid. Brigand sublime, il égale tous ces
Hommes illustres de Castille, dont l’historien Fernando del Pulgar a
bravement narré les exploits. Voilà ce qui a séduit l’âme héroïque de José-Maria de
Heredia. L’Amérique du Sud, qui devait, plus tard, jeter sur notre asphalte boulevardier
tant de généraux sans armée, de présidents sans république et de gentilshommes
rastaquouères, l’Amérique du Sud a superbement réparé ses torts, en dotant la poésie
française d’un trésor auprès de qui tout l’or de la
Californie,
tout l’argent du Nicaragua, tout le cuivre du Chili, tout le sucre du Brésil, tout le
quinquina de la Bolivie, tout le cacao de l’Équateur, et tout le guano du Pérou ne
comptent pas plus qu’une poignée de maravédis devant une perle.
L’auteur des Trophées porte en lui toutes les Espagnes. Ayant transvasé
dans sa prose, comme dans une coupe de bronze doré, les récits épiques du vieux Bernal, il
entreprit de traduire, avec le même souci de belliqueux archaïsme, un roman de cape et
d’épée qui s’intitule la Nonne alferez. Il s’est plu à dessiner d’un crayon
vif et soigneux la figure picaresque de cette nonne. Quelle maîtresse femme ! Ou plutôt,
comme on disait jadis, quelle satanée femelle ! Mise en chartre privée chez des béguines
dès l’âge le plus tendre, mais incapable de donner dans le panneau et de baiser le
babouin, cette aventurière plie bagage dès qu’elle trouve chape-chute, et sans baguenauder
ni caqueter, saute le bâton et détale, au nez de la mère abbesse. Au bon joueur vient la
balle. La gaillarde, ayant demeuré trois jours dans une châtaigneraie où elle jeta aux
orties ses cottes et ses coiffes, afin de se déguiser en homme, arriva ainsi accoutrée en
la bonne ville de Vitoria où un docteur en théologie, qui avait la vue basse, l’accueillit
dans sa maison, croyant avoir affaire à quelque étudiant. La nonne prit, dans un tiroir,
un sac de piécettes, que ce pédant avait
économisées sur le prix
de ses leçons, partit pour Valladolid, et entra, en qualité de page, au service d’un
secrétaire du roi. Ayant quitté ce seigneur et jeté la plume au vent, elle s’embarqua, le
lundi saint de l’année 1603, sur un galion qui appareillait pour le Nouveau-Monde. Là, un
quidam nommé Reyes s’étant avisé de la houspiller et de lui chercher noise, elle fit
aiguiser son couteau en dents de scie et balafra le visage du maroufle d’une estafilade à
dix coutures. Sur quoi le corregidor se fâcha et la mit au pain et à l’eau dans un
cul-de-basse-fosse… Elle rompit ses chaînes, chanta pouille à ses gardiens et s’empressa
de gagner pays. À Truxillo, elle tua, d’une forte estocade, un hobereau malchanceux.
Sentant à ses trousses les sergents d’un alcade chafouin, elle déguerpit au plus vite,
afin de se réfugier dans la cité de Lima, populeuse et riche à souhait, où cependant
n’ayant pu trouver chaussure à son pied, elle s’enrôla dans une compagnie de gens d’armes,
que le capitaine Gonzalo Rodriguez recrutait pour guerroyer au Chili. Elle eut la bonne
fortune de prendre une enseigne et de daguer un cacique. Pour ces faits d’armes, elle
obtint le grade d’alferez. Malheureusement, elle se prit de querelle au jeu, avec deux
clabauds qu’elle laissa morts sur la place ; et le destin voulut qu’en secondant un ami
elle eut la douleur de tuer, sans le connaître, son
propre frère,
le capitaine Miguel de Erauso. Un peu plus tard, après maintes pilleries, ferrailleries et
pistolades avec des cadets de haut appétit, joueurs, ribleurs et coupeurs de bourses,
cette grande pécheresse, lasse de battre l’estrade et de trouver partout buisson creux, se
laissa mettre le frein aux dents. Le saint évêque de Guamanga reçut avec bonté sa
confession générale qui dura deux jours et confia la repentie aux clarisses de son
diocèse, qui la gardèrent plusieurs mois dans leur moutier. L’alferez redevint nonne. Mais
quoi ? De torte bûche fait-on feu droit ? Les bagarres, batteries, nasardes, horions,
taillades, parades et bottes tentaient si fort la dame qu’elle reprit son hausse-col, sa
golille et sa casaque, fourbit sa flamberge et fit encore le diable à quatre, tant
qu’enfin le diable l’emporta.
La vie exaspérée de la Nonne alferez n’est pas une invention de
M. José-Maria de Heredia. Ce conte fantastique est, paraît-il, une histoire vraie. C’est
la nonne elle-même qui a écrit la relation de ses exploits. Un auteur espagnol, disciple
de l’illustre Lope de Vega, fit de cette femme enragée l’héroïne d’un drame en trois
journées, souvent applaudi. En 1829, le libraire Jules Didot publia le texte complet de
l’Historia de la monja alferez. Un ancien capitaine espagnol, devenu
commerçant au Pérou, et exilé à cause de ses opinions politiques, don Joaquin-Maria
Ferrer,
écrivit pour cette édition une préface où il dissertait
sur les sphinx, les hippogriffes, les acéphales, les androgynes, les hermaphrodites, et,
comparait la célèbre nonne à Sapho, à Aspasie, à Portia, à sainte Thérèse, à Mme Staël… En 1877, M. Antoine de Latour, dans un recueil d’études
intitulé Valence et Valladolid, donna une analyse et une traduction
partielle du manuscrit publié par Didot. La version de José-Maria de Heredia est la
première qui suive le texte d’un bout à l’autre. Elle a une couleur et une allure qui
rappellent les récits de Quevedo et réjouiraient Mérimée. La Nonne alferez
appartient maintenant au poète des Trophées, comme Guzman
d’Alfarache appartient à l’auteur de Gil Blas.
Quant aux critiques, philologiques, historiques, qui accompagnent les
aventures de Bernal Diaz et de la nonne, je préviens les personnes scrupuleuses et trop
facilement inquiètes que M. de Heredia n’est pas seulement un ordonnateur d’alexandrins
fastueux. Il est ancien élève de l’École des chartes.
Dès lors, il est aisé de voir comment travaille José-Maria de Heredia. Les narrations
prolixes du capitaine Diaz furent, pour lui, une espèce de matière diffuse qui peu à peu
se condensa, se durcit, étincela en clartés fixes de gemmes. Les tableaux, un peu allongés
et distendus, qui
s’étalent dans la faconde de l’historien, se
réduisent, dans l’imagination du poète, à de vigoureux raccourcis. Peu de matière et
beaucoup d’art :
Je descendis un jour dans les mines du Laurium, inépuisables en merveilles, et qui
donnent encore un pur métal à des races fatiguées et barbares, après avoir prodigué aux
belles filles et aux dieux rayonnants de la Grèce libre des bijoux et des idoles
d’argent.
Tandis que je marchais, le dos courbé, dans ces galeries souterraines qui furent creusées
par
des esclaves du temps d’Alcibiade, la lampe du mineur
allumait, aux parois humides et sombres, des feux de pierreries et de joyaux. L’antique
terre de Beauté laissait voir, au voyageur épris de sa grâce et de sa force, les trésors
qu’elle avait formés lentement, et que la patiente action des siècles avait accumulés dans
ses profondeurs. Parfois, nous nous arrêtions dans des grottes tout incrustées de
cristallisations brillantes. Involontairement, on songeait à ces retraites enchantées où
la magicienne Circé entraînait le divin Ulysse, afin de lui faire oublier la misère du
monde réel. C’étaient des stalactites qui semblaient rehaussées d’un semis de perles ; des
blocs de quartz pur, taillés à facettes comme des diamants, ou d’étranges végétations, qui
se ramifiaient en branches de rubis et en aigrettes d’émeraudes. Combien de temps il avait
fallu, pour faire éclore ces floraisons étincelantes et dures ! Combien de travail sourd
et de mouvements cachés ! Du fond du sol sacré, par des fissures imperceptibles,
l’affinité mystérieuse qui choisit au vaste chaos de l’univers avait conduit là ce qui
brille, ce qui chatoie, ce qui demeure. La nature, sans savoir pourquoi, avait amassé dans
la nuit ces choses claires. Et voilà qu’une lumière, apportée par un homme, faisait
reluire et flamboyer le trésor enseveli.
Je ne puis m’empêcher d’évoquer ces images,
toutes les fois que
je regarde rayonner les Trophées. Ces vers aux contours précis, aux arêtes
vives, d’où viennent-ils ? Ces sonnets, incrustés d’escarboucles, quelle en est
l’origine ? Où était auparavant, disséminée et diffuse, la matière précieuse d’où furent
tirés ces reliquaires ciselés, ces calices, gobelets, aiguières, buires, clochettes et
pendeloques ? Quels déplacements d’atomes, quels nuages de poussière d’or ont peu à peu
aggloméré ces merveilles, résistantes à qui les touche, coupantes et aiguës,
désormais rebelles à l’usure du temps ? Ces cristallisations sortent, elles aussi, du
désordre et de l’ombre. Elles sont l’aboutissement d’un travail souterrain. Telle de ces
fleurs n’a pu germer qu’après les obscurs mouvements par où l’érudition et la science ont
remué et peu à peu modifié l’aspect du passé et du présent. Les compilateurs de documents,
les correcteurs de textes, les regratteurs de manuscrits, les déterreurs d’inscriptions
travaillent quelquefois pour les poètes. Et cela leur inspire un légitime orgueil, dans la
retraite studieuse où ils se sont volontairement enfoncés.
Voulez-vous voir le bloc informe où le maître sculpteur a taillé l’image de ses bergers
antiques ? Voulez-vous connaître la pâle esquisse que le maître peintre a fait flamboyer
en la retouchant ? Lisez ceci :
D’ici, l’horizon est très large, trop large même ; ce panorama de vallées et de cimes
est si varié et si complexe, que l’œil ne sait où se fixer. L’Othrys n’a pas les
aspérités, les brusques saccades qui coupent d’arêtes vives le profil heurté du Kiona et
du Korax. C’est une large ondulation de hautes collines et comme une fluctuation de
pentes douces. Presque pas de rochers ; la terre végétale rougeoie sur les rondeurs où
se plaquent de minces buissons de chênes verts et quelques touffes d’arbres rabougris.
Au nord, par-delà un rempart allongé, la plaine thessalienne s’étale comme le lit d’un
lac desséché, noyée dans une vapeur rousse, sous la pâleur du ciel incandescent où
l’Olympe estompe vaguement ses formes. Le lac de Daoukli, glauque, avec des reflets
métalliques, luit d’un éclat mat, ourlé, par les marais, d’une bordure verte. Plus loin
dans une très douce lueur, dans des irradiations apaisées, dans une tonalité presque
irréelle de nuances fondues, les dentelures du Pinde, comme indiquées sur l’horizon par
une main très légère, semblent une vision de rêve, une percée lointaine sur d’étranges
paradis. À l’est, on aperçoit l’Eubée, le cap Vasilina et le cap Lithada, les îles
lointaines, la mer d’un bleu tendre, la haute barrière qui ferme la Phocide, les
Thermopyles, le Callidrome, très sombre le long de la maremme fauve où miroitent les
flaques du
Sperchios, l’Œta, évoquant des souvenirs d’aventures
gigantesques, les clameurs d’Héraklès, sa mort dans un vaste flamboiement ; au-delà, le
Parnasse rayonne, inondé d’une clarté diffuse qui supprime les plans, atténue les
saillies, laisse voir seulement le pur dessin, le contour parfait, nimbé de lumière.
Puis la ligne des sommets se continue, très longue comme la crête d’un mur, jusqu’au
Thymphreste, grande cime claire, piquée d’un étincellement de paillettes neigeuses.
Cette page est d’un livre que je n’ai ni le droit de louer ni le désir de
blâmer4. Je n’aurais pas eu
l’audace de la citer, si le poète ne m’avait dit lui-même qu’il y trouva une occasion de
rêve et la matière d’un sonnet.
Ainsi, derrière les Trophées, j’entrevois de bons voyageurs qui ont
rapporté de là-bas leurs croquis modestes, leurs notes, précieux documents où l’artiste a
répandu la couleur et la vie. J’aperçois de bons hellénistes, des philologues diligents,
qui ont peiné afin de déchirer le voile qui dérobait à nos yeux la radieuse, la charmante
antiquité. La besogne a été rude et beaucoup d’ouvriers y ont dépensé leurs forces.
L’ennui régnait sur la Grèce et sur Rome. Un brouillard scolaire avait défiguré les dieux.
Croquemitaine sévissait au vallon des Muses. Les échos du Parnasse répétaient des
ânonnements d’écoliers et des claquements de férules. Bitaubé avait mis à tous les héros
d’Homère le même casque de pompier. Les écrits des anciens ne
semblaient avoir été faits que pour fournir des pensums aux régents des races futures.
Mais les paléographes, les grammairiens, les numismates, les épigraphistes, les
métriciens, les mythologues sont venus. Gens très utiles, dont la foule ne soupçonne pas
l’action efficace, et sur lesquels Eugène Labiche a soulagé copieusement son excessif
besoin d’hilarité. Ces ouvriers patients ont d’abord accompli une œuvre qui semblait
impossible. Ils ont séparé la Grèce et Rome. Ils ont rendu aux dieux de l’Olympe tout leur
nectar et toute leur ambroisie, que les vilains fétiches du Latium dévoraient sans se
gêner. Le blond Phoibos apparut enfin, dans toute sa gloire, sur les sommets de Delphes.
On vit briller au soleil son arc d’argent et ses flèches retentissantes. Les Muses,
ressuscitées, menèrent, avec le divin chorège, des chœurs de danse, près des fontaines,
dans les vallées fleuries d’anémones et de lauriers-roses.
Cette vision n’aurait pas enchanté nos yeux, si les archéologues n’avaient fouillé les
décombres des siècles morts, afin de retrouver, taillée dans le marbre, modelée sur l’or
et l’argent des médailles, gravée sur les pierres fines, l’effigie du dieu éternellement
jeune, du patron universel des porte-lyre. Je voudrais nommer ici tous ceux qui ont bien
mérité du Citharède. Ils sont dignes d’être inscrits au temple de Mémoire : Ottfried
Müller, martyr, qui eut le bonheur d’être foudroyé par le soleil de
Delphes, et qui mourut dans Athènes ; Stackelberg, qui veilla, peut-être trop jalousement,
sur le sanctuaire de Phigalie ; Wieseler, qui rabattit les prétentions de l’« Apollon du
Belvédère » ; Ray et, Thomas, Haussoullier qui sont allés à Milet pour adorer les sveltes
colonnes d’Apollon Didyméen ; Maurice Holleaux, qui a ressuscité Apollon Ptoos ; Gustave
Fougères, terrassé par la fièvre dans les marais et les broussailles de Mantinée, et guéri
par la joie de voir sortir de terre un Apollon vainqueur, qui devait peut-être au ciseau
de Praxitèle sa délicate beauté. Et que ne puis-je célébrer sur le mode dorien la noble
procession des fouilleurs de Délos et de Delphes ! Ils vont, et le coryphée Homolle les
conduit…
Les poètes, qu’ils y consentent ou non, sont les disciples des antiquaires au pied léger.
Si Blouet n’avait pas rapporté au Louvre les métopes d’Olympie, Leconte de Lisle n’aurait
pas chanté en beaux vers Hèraklès au Taureau :
Quel dommage que Leconte de Lisle n’ait pas vu le vase d’or récemment découvert à Vaphio,
en Laconie, par M. l’éphore Tsountas ! Il eût aimé la force des taureaux et l’adresse des
bouviers qu’a fait vivre et remuer, sur la panse de ce vase, la maîtrise d’un orfèvre
inconnu. Quel dommage aussi que l’auteur des Érinnyes et de
Kybèle n’ait point connu l’élégant Catalogue des figurines du
Louvre, par Léon Heuzey, les Fouilles de Myrina, par Edmond
Pottier et Salomon Reinach, le Manuel exquis de Max Collignon, les
Miroirs de Dumont, les Gemmes de Westropp, les
Bijoux de Billing, les Thiases et les
Orgéons de Foucart !… Il eût évité, par là, de donner aux Grecs des
proportions trop colossales, des noms trop baroques et des poses trop hiératiques. Il fût
entré, par une pente douce, dans la familiarité du génie ancien. Il eût fait surgir de
leur tombe des personnages plus gais que le chef Agamemnon. Il eût aperçu, dans ses
songes, une Grèce aimable, heureuse de vivre, maîtresse d’éloquence et de sagesse, mais
parée et rieuse comme une reine d’Orient.
José-Maria de Heredia ne me pardonnerait pas, si je le louais aux dépens de son illustre
maître. Pourtant, je suis obligé de dire que ses vers
attestent
un plus vif souci d’exactitude et serrent davantage la vérité. Que voulez-vous ? Quand on
a été chartiste, on reste toujours ami des textes et des documents. Heredia est un ancien
élève de l’École des chartes, tout comme MM. Gaston Paris et Paul Meyer. Il a fréquenté,
tout jeune, les archives, les vieilles armures et les églises vénérables. Il s’est habitué
à saisir d’une vue directe la figure du passé. Il s’est plu aux doctes dissertations, aux
monographies, aux recueils de parchemins, aux albums d’armoiries, aux glossaires. Il est
demeuré grand lecteur de mémoires érudits, de brochures rares, de peu connus.
Les sociétés savantes des départements lui ont fourni, plusieurs fois, des motifs de
poésies. Souvent, une planche d’archéologie entrevue dans une bibliothèque, un pan de mur,
une statue cassée qui gît dans l’herbe, un fragment de stèle, une guirlande de palmettes
qui court sur une frise, se fixent dans son esprit, l’accompagnent partout, à pied et à
cheval, en voiture et en omnibus, au théâtre et dans le monde. Les jours passent, les
semaines, les mois, parfois les années. La vision s’enrichit de lectures et de méditations
nouvelles : elle attire des mots colorés et sonores ; elle se vêt de pourpre, d’azur et
d’or ; elle se couvre de cristaux et d’aiguilles comme ces branches de bois mort que l’on
jette dans les mines du Harz. Brusquement, elle éclate en une
magnificence de phrases, en un triomphe de rimes ; elle scintille, elle éblouit, elle
émerveille. La poésie française compte un sonnet de plus.
Si l’analyse chimique pouvait atteindre de pareils composés, on retrouverait peut-être
plusieurs gros traités dans cette fine Médaille :
Je reconnais dans le sonnet intitulé Marsyas un raccourci de toute une
série de bas-reliefs et de peintures céramiques. Hermès criophore est un
ressouvenir des statuaires de Sicyone. La Villula résume à peu près ce que
Friedländera a
dit, d’après Pline le Jeune, sur les villégiatures des Romains ; et l’on voudrait vivre,
sinon avec Gallus,
du moins dans ce doux pays de Tibur, où
Suetonius Tranquillus
Les « sonnets épigraphiques » par où se termine la série intitulée Rome et les
Barbares sont sortis par hasard d’un petit ouvrage que les lettrés devront
dorénavant révérer à l’égal d’une relique.
Heredia faisait une saison à Luchon. Il s’ennuyait à l’hôtel et ne savait comment
employer ses loisirs, lorsqu’il vit, sur une table, un livre qui traînait. Il le regarda
indulgemment et lui fit bon accueil, comme à un interlocuteur imprévu. Il se sentit moins
seul. Pourtant le livre était un peu sévère : Épigraphie de Luchon.
L’auteur était M. Julien Sacaze, savant pyrénéen, pour qui les tumulus et les cromlechs
n’avaient pas de secrets. La première page racontait les aventures d’une pierre votive
qui, trouvée dans les thermes de Luchon en 1764, sous les yeux de la princesse de Ligne,
avait couru de main en main jusqu’au musée de Beauvais, où M. Sacaze put enfin la
rattraper. Sur cette pierre on lit ceci :
ILIXONI
DEO
FAB… FESTA
V. S. L.
M.
Et M. Sacaze traduit : « Au dieu Ilixon, Fabia Festa :
juste accomplissement d’un vœu spontané. »
Plus loin, sur un cippe, autre inscription encore plus rébarbative :
ISCITTO DE
HVNNV
VLOHOXIS
FIL…
V. S.
L. M.
M. Sacaze traduit : « Au dieu Iscitt, Hunnu, fils de Huoloxis5 »
Le dieu Ilixon ! Le dieu Iscitt ! Fabia Festa ! Hunnu ! L’imagination du poète s’éveille.
Ces mots entrecoupés venus à nous, du fond des siècles, en syllabes balbutiantes, lui font
entrevoir un
spectacle composite et bigarré. Il écoute. Des
clameurs sauvages se mêlent aux rythmes d’une langue illustre, amollie par la voix des
femmes et façonnée par le verbe des orateurs. Des patriciennes aux yeux las sont venues
dans le pays des Ibères afin d’y trouver la solitude, le silence ou la santé. L’urbanité
romaine a coudoyé la rudesse des montagnards basques. Les citadins et les barbares ont
échangé leurs superstitions :
Béni soit M. Sacaze ! Grâce à lui, les yeux du poète sont tombés sur ces lettres presque
inintelligibles :
MONTIBVS…
GARRI DEO…
SABINVLA
V. S. L.
M.
Et peu à peu s’épanouit ce sonnet de l’Exilée, cette fleur d’ennui et de
tristesse, qui est sans contredit la plus jolie de toutes les « restitutions »
épigraphiques :
Cette Sabinula, dévote aux montagnes divines, n’était peut-être qu’une pauvre esclave,
vêtue de toile bise et de lainage grossier. Mais ne querellons point le pèlerin qui a
ennobli son ex-voto. Par cette érudition volontiers minutieuse, par ce
goût du passé, par cet amour des vieux parchemins et des vieilles pierres, José-Maria de
Heredia se situe exactement en un point précis de notre évolution intellectuelle.
Successeur des poètes qui ont introduit l’Espagne en France, héritier d’une longue lignée
qui va de Jean Chapelain à Pierre Corneille et d’Abel Hugo à Victor Hugo, l’auteur des
Trophées se distingue cependant de tous ses devanciers par des traits qui
lui sont personnels. Son chartisme n’a pas nui — tant s’en faut — à son
esthétique. Les triomphes de la Philologie l’ont émerveillé. Il a vu les profondeurs du
passé magnifiquement illuminées par ces sciences très spéciales que le vulgaire ignore ou
méprise, et qui sont d’admirables lampes de mineur :
l’archéologie, l’épigraphie, la diplomatique. Il a compris que l’office et le bienfait
de la littérature consistent surtout à ouvrir au public des trésors cachés, et à faire
entrer dans le domaine de tous ce qui était auparavant l’exclusive propriété de quelques
spécialistes volontiers jaloux. Il a puisé à des sources mystérieuses et nouvelles. Ce
Parnassien est un moderne.
À Athènes, le jour des Skyrophories, une procession, partie de l’Acropole, se rendait, en
suivant la Voie sacrée d’Éleusis, à un sanctuaire situé en dehors des murs de la cité. Le
cortège était conduit par la prêtresse d’Athéna Polias, par le prêtre d’Érechthée et par
celui d’Hélios, qui s’avançaient à l’abri d’un vaste parasol blanc porté par les
descendants de la famille des Étéoboutades.
Tels, ou peu s’en faut, les jeunes poètes, auxquels s’étaient adjoints quelques
gentilshommes, plusieurs grandes dames et un éditeur, menèrent le deuil de Paul
Verlaine.
On lisait, au même moment, dans l’Ermitage :
Paul Verlaine est mort le 8 janvier. L’Ermitage ne peut que s’associer
au deuil douloureux et profond de la poésie française. C’était notre père à tous, un bon
cher et vieux grand-père de qui on aimait tout et à qui on pardonnait
tout ; il nous aimait lui aussi, se réchauffait à notre ardeur et
collaborait à notre œuvre. On a pu lire ici plusieurs de ses poèmes si exquis et si
charmants. L’Ermitage, pour qui il voulait bien manifester une sympathie
particulière, honore hautement en lui le grand poète chrétien et français dont la mort,
hélas ! laisse à notre beau firmament d’art le noir d’une étoile qui aurait cessé d’y
briller, comme une larme et comme un sourire.
La Rédaction.
Et le même fascicule contenait un article où l’auteur de Mes hôpitaux et
de Mes prisons était appelé « Apôtre », « Pasteur » et « Peregrin ».
L’auteur de cette oraison funèbre, M. Edmond Pilon, disait :
Agenouillons-nous, très simplement, dans la poussière de sa tombe, et le prenant pour
EXEMPLE, adorons sa toute limpide, toute vivace et toute inexprimable Douleur. De
hautains, d’isolés ou de sévères, il nous rendra la superstition généreuse de
l’apitoiement. Il y a plus d’inattendu génie dans une seule larme ou un seul sourire de
ce maître que dans tous les froids décors de nos pensers. Certains de ses poèmes ont la
lucidité admirable des Évangiles ou de l’Imitation, je
déclare qu’unique, à la fin désolante de ce siècle, il apporta, ingénue et lumineuse,
l’assurance audacieuse d’une divinité.
Il a fait — cet homme — autant pour la Religion que pour la Poésie. Qu’on le veuille ou
non, depuis M. d’Aurevilly, il a présenté, sans exemple, l’attitude majestueuse d’un
lévite. Les vers synthétiques de Sagesse unissent, à la grâce mièvre des
prières, le tumulte de la trompette de Jéricho. De simples élans piaculaires, il s’est
haussé, ce prophète, à des grandeurs théologales. L’enthousiasme du Salve
regina ou du Lauda Sion, impossible désormais, sous les voûtes
glaciales des modernes églises, a frémi, dans les vers de Paul Verlaine, d’un extatique
essor. Artistement, il
a renouvelé le miracle expiatoire de
Saint Augustin. C’est à lui que s’applique, volontiers, cette phrase : Le repentir est
le grand acte chrétien. Son poème de l’Amour, de prosterné comme certains
versets de l’Écclésiaste, prend, peu à peu, une envergure oratoire et s’élève à de
suprêmes vigueurs scripturales.
M. Edmond Pilon, disait encore :
Nul, plus que Verlaine, ne prodigua de sa vie. Il en fut si peu avare, dirai-je même,
que nous lui devons un peu de la nôtre, parce que, au moment où nous naquîmes à l’Art,
lui seul, ce poète, ce prêtre, ce héros, eut l’admirable bonté, alors que tous nous
bafouaient, de se tourner vers nous, et vers nos jeunes lèvres, de tendre la coupe
fraîche et virginale de ses vers radieux. Aujourd’hui qu’est prononcé le consummatum est et que, d’un coup d’œil d’ensemble, nous résumons les livres
nombreux que nous valut sa riche fécondité6, nous sommes émus et reconnaissants du legs surhumain qu’il
nous a laissé, comme un héritage et un enseignement.
De la douceur, de la douceur, de la douceur…
Et M. Edmond Pilon concluait :
Notre grand poète est mort. Avec oisiveté, on va lui chercher, en notre respect et
notre admiration, quelqu’un
digne de lui succéder. En vérité,
en vérité, il y aurait beaucoup de présomption dans cette enquête. Bien que j’en sache
un ou deux dignes d’être adorés après Verlaine, par nous, faut-il encore qu’ils nous
présentent, avec autant de lumière et de grandeur, l’assurance solennelle du génie7
Ne soyons pas trop grincheux pour ces excès de louanges. Est-ce que le vieux Claude
Binet, biographe de Ronsard, n’a pas raconté que la naissance de son héros avait été
entourée de miracles ? Est-ce que l’honnête Racan n’a pas cru, avec la plus belle gravité
du monde, que la peau de Malherbe exhalait une odeur suave !
Mais il est nécessaire, tout de même, de remettre les choses au point.
Un mauvais sujet, qui fut un brave homme ; — un pauvre diable qui faisait des vers comme
un ange ; — un bohème qui donne l’idée d’un vrai poète ; — un
Villon buveur d’absinthe ; — un Hégésippe Moreau moins geignard ; — un La Fontaine dénué
de sérénité, un Henri Heine moins cosmopolite… tout cela avec un curieux mélange de Parny,
de Dorat, de Pigault-Lebrun. Telles sont les images, évidemment incomplètes, qui me
viennent à l’esprit, au moment où j’évoque le crâne chauve, la barbe hirsute, les petits
yeux obliques, le nez kalmouk, le visage ravagé, l’âme sensuelle et dolente de Paul
Verlaine.
Dans nos cohues bourgeoises, à travers notre démocratie commerçante, fabricante,
prétendue libre, mais serve de tous les intérêts, exempte de grands vices, mais affligée
d’un tas de petites vertus, émancipée par des révolutions épiques, mais domestiquée par
des tyrannies burlesques, le poète de la Bonne Chanson a passé, montrant
ses plaies, confessant ses fautes, exempt d’ironie, disant tout haut ses rêves, traînant
la jambe, ne se reposant guère qu’en des lieux publics.
Avez-vous vu, aux vitrines des papetiers, cette série de photographies, qu’un
entrepreneur de documents a intitulée : Nos contemporains chez eux ? Tous
nos « chers maîtres » sont là, depuis le docteur Péan (superbe avec son habit de
cérémonie, sa grosse chaîne de montre et sa décoration de commandeur), jusqu’à M. Jean
Richepin (dont les livres sont soigneusement rangés, et dont
la
culotte courte laisse voir, sous la table à écrire, une magnifique paire de mollets
musculeux). On y voit aussi M. Loti, habillé en Arabe, et dardant un regard terrible parmi
des divans de café maure. La plupart de ces « intérieurs » d’artistes, de savants ou de
praticiens indiquent des mœurs régulières, des vies convenables, des positions cossues,
des budgets solidement équilibrés. Seul, Paul Verlaine fait exception parmi ces gloires
confortables. On l’a photographié dans un café. Non pas dans un de ces cafés somptueux où
fréquentent les fêtards porteurs de monocles et possesseurs de fourrures. Dans une
brasserie quelconque du boulevard Saint-Michel ou de la rue Pigalle. Il est assis devant
une table où gisent son feutre mou et son bâton ferré, près d’un moulage en carton qui
simule, pour amuser les clients, un rocher et une grotte. Triste est la « consommation »
verte où l’auteur des Poèmes saturniens vient de tremper sa moustache.
Triste, la moleskine de la banquette, cette moleskine collante qui met, dans les cabarets
d’étudiants, je ne sais quelle odeur d’antichambre ministérielle. Le poète a demandé au
garçon « de quoi écrire ». On est allé chercher, près du siège où se prélasse la dame du
comptoir, le petit sous-main graisseux, la bouteille d’encre, la plume encrassée, le
papier à lettres, les enveloppes « bulle ». C’est avec ces instruments, ordinairement
consacrés aux rapides
amours des potaches, des pions et des
commis, que Verlaine griffonna, dans une rumeur de bocks entrechoqués et de dialogues
ineptes, quelques-uns de ses poèmes impudiques et douloureux.
Un philologue hollandais, connu des romanistes pour ses dissertations sur François
Villon, vint à Paris en 1891, et interviewa Verlaine, après une station au Chat-Noir et
une visite à Bruant. C’est au café François Ier que l’entretien eut
lieu. On trouvait là, très souvent, les personnes ingénieuses qu’amusait ce villonisme : Charles Morice, Louis Le Cardonnel, Alejandro Sawa, romancier
espagnol, Gabriel Vicaire, Jean Carrère, Julien Leclercq, Henri Degron, Henri Quittard,
Raymond Daly, Yvanhoé Rambosson, etc. De loin en loin Stuart Merrill, Adolphe Retté,
Hugues Rebell faisaient une apparition. Le voyageur étranger tira son carnet de sa poche
et crayonna ce croquis un peu prolixe :
La lumière tamisée, qui filtrait dans la salle oblongue, éclairait faiblement la figure
hâve du poète qui nous attendait, le regard fixé sur l’invisible.
Le visage était flétri et fatigué. Son long carrick lui donnait l’air d’un pauvre vieux
chanteur des rues, exposé depuis des années au vent et à la pluie ; un chapeau mou usé
couvrait son crâne chauve.
Toute cette mise donnait l’impression d’une physionomie de bohème qui vit dans son rêve
sans se soucier de ce qui se passe en dehors de lui. Seul, un foulard de soie jaune au
cou éclatait comme une note gaie et troublante de gaieté dans la gamme grise de son
extérieur morne.
Un vague sourire de bienvenue passa sur ses traits vieillis
lorsqu’il nous vit arriver.
Oh ! l’étrange mobilité de cette physionomie ! Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées
qu’une variété étonnante de sentiments étaient déjà venus y marquer leur empreinte, tout
en lui laissant son ton dominant de tristesse vague ; tel l’effet sombre d’un paysage
mis en relief par des ombres de nuages qui fuient sous la pluie et le vent. Tantôt le
front du poète se renflait, les narines palpitaient et le malin satyre apparaissait,
avec des yeux tirés au coin, qui appellent la jouissance. Tantôt ses sourcils se
fronçaient, le regard indiquait la colère, la main frappait la table, la voix avait des
éclats de tonnerre — pour se changer en un rire franc qui se modérait tout à coup et
passait, par une transition subtile, au sourire timide d’un enfant qui craint la
punition. Car il y avait un côté enfantin dans ce visage du vieux pécheur, et ses gestes
nerveux étaient ceux d’un gamin qui ne se sent pas à son aise et tire ses habits. Puis
c’était un tantinet d’affectation qui perçait dans ses manières, ou une teinte légère de
blague qui se figeait dans l’expression d’ennui d’un homme qui ne se soucie plus de rien
au monde. Et cette dureté des traits se fondait dans les brouillards d’une mine
distraite qui regarde l’espace sans rien voir.
La façon dont Verlaine accueillit le nouveau venu fut d’une parfaite bonhomie : c’était
la bienveillance affectueuse avec laquelle on caresse un chien étranger.
Un autre témoin, M. Yvanhoé Rambosson, résume ainsi les propos de table de Verlaine :
C’est dans ce café, dans ce mouvement, au milieu de tant de cadets, que Paul Verlaine
— entre ses villégiatures à l’hôpital — se trouva longtemps chez lui. Assis devant
« l’humble absinthe éphémère », un foulard lie de vin à la diable sur une chemise plutôt
de flanelle, la pipe courte dans un poing glorieusement menaçant ou affirmateur,
une gouaillerie dans la moustache humide et affaissée, une bonté
dans ses yeux de faune, il parlait avec des douceurs tantôt et tantôt des tremblements
et des rebellions, d’une voix légèrement éraillée et sourde.
Ses préoccupations — dans ces heures de quotidienne causerie — n’étaient pas
spécialement orientées vers la littérature. Il aimait peu la théorie, préférant aux
longues discussions esthétiques la malice d’une expression, le coq-à-l’âne ou… la
politique. Il fallait l’entendre parler de « Badinguet » ou de Boulanger. Le « brav’
général » avait toutes ses sympathies et, fidèle au dieu tombé, Verlaine les lui
conserva toujours. En bon Lorrain de Metz, ayant opté pour la France, il arborait un
chauvinisme qui nous semblait bien hors de saison. Mais, sur ce chapitre, il ne voulut
jamais entendre contradiction. Il abominait « le Prussien » et Bismarck (avec lequel
quelques-uns lui trouvèrent une ressemblance) et daubait sur les histoires de pendules
comme un notable de petite ville au Café du Commerce
8. Mais il était si
charmeur en outre, avec si bien l’air d’un enfant qui joue au
militaire, que nous le contemplions avec admiration, enviant ses heureux enthousiasmes
et ses quasi jeunes confiances.
M. Laurent Tailhade a joliment raconté sa première entrevue avec l’auteur de la
Bonne Chanson :
La première fois, dit-il, que j’eus l’extrême joie de rencontrer Verlaine, ce fut à la
brasserie du Soleil d’or où,
vers 1884, se
réunissait, le samedi soir, une génération — neuve alors — de poètes en apprentissage et
de prosateurs débutants.
En ce temps-là, je ne pensais à faire autre chose qu’un jeu des talents que quelques
amis, trop bénins, se plaisaient à m’attribuer. Un volume de vers — le volume de la
vingtième année — formait tout mon bagage.
Mais je rimais avec entrain, le goût des vers tenant, ainsi que moi, la plupart de mes
compagnons.
De ces compagnons dispersés, les plus intimes furent alors : Jean Moréas, qui préludait
aux Cantilènes ; Gustave Kahn, dont la métrique fait paraître tant
d’aimables surprises ; Charles Vignier, un délicat si raffiné qu’il semble avoir émoussé
la trempe de son instrument pour la vouloir aiguiser trop. Autour de nous et
sympathiques, Fernand Jores, mort depuis ; Esparbès aux larges rimes sonores ; ce
mystérieux et charmant Albert Samain ; Émile Peyrefort, le paysagiste incomparable qui
nous montrait un lever de soleil sur les arbres,
outre une légion thébaine de jeunes artistes — pas trop aigris encore —
et qu’un amour très sincère du beau maintenait en des dispositions suffisamment
cordiales.
Le soir que je fus présenté à Verlaine, il n’était ivre qu’au point de montrer la plus
généreuse cordialité.
« Maître », lui dis-je. — « Appelez-moi « vieille bête » si la chose vous amuse ; mais
pas de gros mots, n’est-ce pas ? » et la glace fut ainsi rompue.
Mais le meilleur portrait de Verlaine est celui qu’a tracé M. Anatole France. Nul n’a
mieux noté la « laideur pittoresque, la folie amusante de ce vieil enfant perdu,
plein de vices sincères et d’innocence »
:
Il longeait le quai, boitant d’une jambe, le chapeau en
arrière sur son crâne bossué, la barbe inculte et traînant un vieux sac de tapisserie.
Il était presque terrible, et, malgré ses cinquante ans, avait l’air jeune, tant ses
yeux bleus étaient clairs et luisaient, tant son visage jauni et creusé avait gardé
d’audace ingénue, tant jaillissait de ce vieil homme ruineux l’éternelle adolescence du
poète et de l’artiste… Il allait, jetant dans chaque voiture un regard brusque, qui
devenait peu à peu mauvais et méfiant9.
Parfois, il se passait des semaines, des mois, sans que l’on rencontrât Verlaine ni au
Soleil d’or ni au François Ier
.
C’est qu’il était malade et avait dû chercher un refuge ailleurs.
L’ancien régime aurait peut-être pensionné ce vieil enfant. Notre république
l’hospitalisa. Presque chaque année, il allait prendre ses « quartiers d’hiver » à
Broussais ; il y avait gagné, par son ingénuité compliquée, la sympathie des infirmiers et
des internes, qui le considéraient comme une espèce de Gilbert ou de Malfilâtre. Ceux de
ses amis qui redoutaient la puanteur et le tapage des brasseries allaient le voir là.
« Je l’aimais, dit M. Stéphane Mallarmé. Quand je l’allais voir, en quelque station de
son physique calvaire, nos promenades à travers les jardins dolents de malades
s’animaient principalement de ses boutades à lui, de ses monologues. C’était un très
surprenant soliloquiste, toujours
en train de faire son
odelette, mais ne la faisant pas avec l’affectueux souci d’établir un courant. Avec lui,
je ne sentais pas réellement le contact. »
Verlaine a raconté Ses hôpitaux, en des pages douces et presque
nostalgiques :
Peut-être un jour regretterons-nous ce bon temps où vous,
travailleurs, vous vous reposiez ; où nous, les poètes, nous travaillions ; où toi,
l’artiste, tu gagnais ton banyuls et tes todds avec des portraits de suppléantes et
d’élèves et quelles « fresques » dans la salle de garde !
Oui, peut-être un jour nous reviendront, mélodieuses du passé, ces conversations de lit
à lit, de bout à bout de salle parfois : « Allons, messieurs, un peu de silence, donc !
Nous ne sommes pas ici à la Chambre. Taisez-vous, 27, espèce de cheval de retour ! C’est
toujours les abonnés qui font le plus de pétard ! » ces discussions plus qu’animées et
rien moins qu’attiques ; ils nous reviendront ces sommeils coupés de cris d’agonie, des
vociférations de quelque alcoolique, ces réveils avec de ces nouvelles : « Le 15 a cassé
sa pipe. — As-tu entendu ce cochon de 4 ? Quel nom de Dieu de sale ronfleur ! »
Par-dessus tout nous reviendra, hélas ! sous forme d’utile regret, ce calme sobre, cette
stricte sécurité de ces lieux de douleur, certes, mais aussi de soins sûrs et de pain
sur la planche.
Peut-être, un jour que la mort nous tâtera, que la maladie avant-courrière et fourrière
nous tiendra fiévreux et douloureux et peut-être miséreux et solitaires, les
reverrons-nous, non sans attendrissement et une sorte de triste — oh bien triste ! —
gratitude, ces longues avenues de lits bien blancs, ces longs rideaux blancs, car tout
est long et blanc, en quelque sorte, en ces asiles…
Verlaine fut un isolé. Je ne connais pas d’exemple qui contredise plus victorieusement
la fameuse théorie des « milieux ». Ce poète qui vécut, aima et
rima hors de toutes les lois, cet échappé de collège, qui enfreignit si volontiers les
règles de la morale et de la césure, cet ennemi de la bonne tenue et de la rime riche,
fut, comme Baudelaire, un bourgeois. On évalue à plus de deux cent mille francs la fortune
dont il fut doté lorsqu’il vint au monde10. Il était né d’une mère timorée et d’un père
officier.
Il prit plaisir, plus tard, aux heures de tristes « vadrouilles », à se rappeler le logis
familial. Lisez cette page des Confessions :
Mon père était capitaine du génie… J’étais si fier du bel uniforme paternel : habit à
la française au plastron de velours avec ses deux belles décorations d’Espagne et de
France, Alger et Trocadéro, bicorne à plume tricolore de capitaine-adjudant-major,
l’épée, le bien ajusté pantalon bleu foncé à bandes rouges et noires, à sous-pieds ! Si
fier aussi de son port superbe d’homme de très haute taille, « comme on n’en fait
plus », visage martial et doux où néanmoins l’habitude du commandement n’avait pas
laissé de mettre un pli d’autorité qui m’imposait et faisait bien, car j’étais mauvais
comme un diable quand on me tolérait trop d’espièglerie11.
Son enfance s’était écoulée dans une maison familiale à Metz, en
face des bâtiments sévères de l’École d’application, puis à Montpellier, où son père était
allé tenir garnison.
Il fut élevé non pas dans les cabarets de Montmartre, mais aux Batignolles, 2, rue
Nollet, parmi de bons bourgeois, presque tous rentiers ou retraités. Il fréquentait une
institution proche de la rue de Clichy, où il eut pour camarade Raoult Rigault. Puis on le
transféra chez un autre marchand de soupe, qui était capitaine de la garde nationale et
qui se vantait d’avoir éduqué Sainte-Beuve. Il fit de bonnes études au lycée Bonaparte
(appelé depuis Fontanes et maintenant Condorcet), où il fut l’élève de M. Réaume, de
M. Perrens, de M. Deltour, de M. Ernest Desjardins, de M. Camille Rousset.
Sa première communion fut bonne et il fut reçu au baccalauréat avec boules blanches…
Mais (c’est lui qui le confesse) « la sensualité le prit, l’envahit vers l’âge de
douze ou treize ans »
. Ses premières lectures furent édifiantes : Les
Œuvres secrètes de Piron, les Fleurs du mal,
Gamiani. C’est vers ce temps qu’il commença d’écrire. Comme l’auteur des
Fleurs du mal, il essaya d’abord d’être un parfait comédien, de façonner
son esprit à tous les sophismes, à toutes les corruptions. Il simula l’ébriété et la folie
avant d’être en effet ivre et fou. D’abord, il
baudelairisa
juvénilement, aligna des alexandrins comme ceux-ci :
Plus tard, fréquentant aussi peu que possible l’École de droit, où il était inscrit, et
les bureaux de la Ville, où il était employé, il trouva, par hasard, en flânant sur les
quais, les Flèches d’or d’Albert Glatigny et la Philomela de
Catulle Mendès. Cette rencontre le décida à tenter, lui aussi, l’ascension du Parnasse.
Sur ces hauteurs, il devint l’ami, le condisciple de Coppée, de Dierx, de Léon Valade, du
marquis de Ricard, d’Albert Mérat (l’auteur exquis des Violettes), de Sully
Prudhomme. On le vit chez Leconte de Lisle le samedi, chez Banville le jeudi, chez Lemerre
presque tous les jours. Il fréquentait aussi chez Nina de Villars, où l’on savourait des
soupers fins. C’est dans ce cénacle qu’il fit sa rhétorique et qu’il apprit à fond — lui
plus tard si dédaigneux du « métier », — tous les secrets du vocabulaire, de la prosodie
et de la syntaxe. Il est resté depuis, à cause de cet apprentissage, un excellent
écrivain, fort éloigné des cacographies décadentes.
De ce temps (1867) sont datés ses Poèmes
saturniens, cahier de musique, recueil de gammes et d’exercices difficiles, où
frémit, toutefois, sous une apparence d’impassibilité, la fièvre charnelle qui dévorait
ses sens.
Ce recueil, publié le même jour que le Reliquaire de M. François Coppée,
fit quelque bruit parmi les lettrés. Nestor Roqueplan, qui tenait quelque part le
« sceptre de la critique », et dont les gilets étaient célèbres sur le Boulevard, daigna
parler des Poèmes saturniens avec une faveur marquée. Yriarte fut clément.
Enfin, Sainte-Beuve écrivit une lettre autographe au jeune auteur ! Si bien que Coppée et
Verlaine allèrent, de compagnie, rendre visite à l’illustre critique. Chauve, rasé,
bedonnant, clignotant, rhumatisant, coiffé d’une calotte noire, vêtu d’un complet de
flanelle blanche, « mi-voltairien, mi-clérical »
, un peu semblable à un
pape désabusé et narquois, tel leur apparut, dans sa maison de la rue Montparnasse, le
troublant romancier de Volupté, le savoureux écrivain des
Lundis.
Il parlait posément, d’une voix claire. Son langage courant et pittoresque, tout pareil à
son écriture, leur fit l’effet « d’un ruisseau sur des herbes et sur des
cailloux »
. Il les entretint de Victor Hugo, avec une admiration qui les étonna.
Il les félicita, d’un ton paterne et amical, comme un vieil oncle. Il les plaisanta sur
l’orthographe enragée que leur
avait apprise Leconte de Lisle.
Trop de K, trop d’Y, trop de Ç. Pourtant, il approuva ces deux vers :
Il les interrogea sur leurs projets d’avenir.
« J’ai envie de me marier », lui confia Verlaine.
À quoi l’auteur des Poésies de Joseph Delorme répondit en souriant :
« C’est à voir, c’est à voir. »
En ce temps-là, pourtant, Verlaine se vantait d’être aussi froid qu’un marbre. Il
affectait de dompter le désir. Il disait, avec la sincérité d’un disciple qui répète les
paroles du maître :
Touchante fanfaronnade. Jusque dans la
gaucherie de ces
apostrophes apparaît le fantasque rêveur qui dira plus tard, en son Art
poétique :
Il essayait, comme les autres, de se déguiser en druide, en bonze, en fakir. Il voulait
s’empêtrer dans les jungles et mêler à son absinthe de l’eau du Gange. Il sacrifiait à
Raghû, à Ganga, à Bhagavat, à Kçhatrya, à Valmiki, à Rama. Il tâchait de faire entrer dans
le tissu fragile de ses poèmes « ces vastes noms indiens qui ressemblent aux joyaux
énormes dont sont ornés les caparaçons d’éléphants »
. Il émigrait à Bagdad et à
Visapour. Il méprisait Lamartine. Il prononçait l’éloge de César Borgia et lançait des
invectives à Joseph Prudhomme. Mais il n’était pas né pour la versification
« truculente et portenteuse »
. Un grain de sensibilité lui agréait plus
que des soleils d’hémistiches flamboyants. Il fuyait le vacarme verbal et le cliquetis des
armures. Il était volontiers confidentiel. Il soupirait :
Marceline Desbordes-Valmore lui plaisait. Il préférait Racine à
Shakespeare.
— « Shakespeare ! disait-il, pourquoi me lancer toujours ce nom ? Il a du talent,
certainement ; qui dirait le contraire ? Mais ce Shake-pear, ce
secoueur de poires, n’a pas attrapé le fruit d’or, le fruit unique qui l’aurait marqué
pour être le premier génie du monde. Auprès de Racine, c’est un pédant, un
janséniste !
— Mais, cher maître !…
— Je n’exagère rien. Je ne veux rien dire de mal de son Othello, ni,
pour ma part, de son Henry VIII, mais le nommer en même temps que Racine,
lui, le cuistre, le sale gredin ! »
Au fond, Verlaine était lakiste et lamartinien. À Dieu ne plaise que j’attribue à
Wordsworth, à Lamartine les émotions ni les sensations qu’il a chantées ! Mais comme eux,
plus qu’eux, il a jeté sa vie sur le papier, dans un pêle-mêle où l’aveu cynique
s’attendrit de repentance navrée et s’exaspère de furieuse contrition.
En 1870, Verlaine se maria avec l’aimable sœur du compositeur Charles de Sivry. Il
chantait, oublieux de ses premières débauches, et rajeuni :
Donc
, ce sera par un
clair jour d’été
.
Ce fut, dans cette existence lâchée, une idylle dont le malheureux poète, retourné à ses
rechutes, savoura plus tard, aux heures troubles et perverses, l’arrière-goût délicieux.
Cette aventure, qui dura peu, nous a valu la Bonne Chanson, que je préfère,
pour ma part, à ces Confessions récentes où Verlaine a décrit, avec un luxe
de détails vraiment excessif, des intimités qu’il eût mieux fait de ne point révéler aux
foules.
Verlaine n’était pas fait pour vivre dans une société policée. On le vit bien, le jour où
il se fit mettre en prison.
En un temps où l’hypocrisie et la convention s’accordent pour taire certaines choses
auxquelles tout le monde pense, cet irrégulier prit un plaisir presque infernal à
déshabiller, en pleine rue, ses vices habituels et ses péchés mignons. C’était un satyre.
Les Chansons pour elle et surtout le recueil intitulé
Parallèlement sont des chefs-d’œuvre d’impureté provocante, agressive.
Les doigts de ce cynique parcourent tout le clavier des pensées mauvaises et des songes
fous, toute la lyre où vibra jadis la luxure de Martial, où se démena la fureur de Sapho.
Les Amies sont parfaitement ignobles et les Pensionnaires
sont abominables.
Ce n’est pas la grivoiserie bonhomme de
La Fontaine ou le jeu polisson de Voltaire. C’est quelque chose de farouche, de forcené,
un sombre éréthisme coupé par des hoquets d’ivrogne. Nous sommes d’ailleurs avertis — par
une préface où il est question de Dieu — que cette œuvre sadique est, « en quelque
sorte, l’Enfer d’un Œuvre chrétien »
.
En effet, au milieu de ses pires inventions, l’auteur des Amies, de
Ganymède et de la Ballade Sappho, demeurait, cahin-caha,
fidèle à la foi de ses ancêtres. Comme Barbey d’Aurevilly, Baudelaire et Villiers de
l’Isle-Adam, il fut triste après avoir consenti aux déchéances de la chair.
Omne animal…
Il regrettait alors le brassard blanc qu’il avait
porté le jour de sa première communion. L’enthousiasme religieux succédait chez lui à
l’excitabilité érotique. Il aimait à sa façon les liturgies de l’Église catholique
romaine. Il tendait ses mains vers les tabernacles. Seulement, sa piété faisandée était
sujette aux défaillances sensuelles. Il se surprenait à désirer le malin plaisir de la
profanation, la volupté du sacrilège. Et aussitôt, ce faune chrétien maudissait l’ordure
de son péché mortel. Il ne tirait point vanité de ses vices. Il semblait les subir.
Le Hollandais dont j’ai cité le témoignage au commencement de cette étude, a noté
quelques
propos de table où apparaît nettement cet état d’âme.
C’était en 1891, près du boulevard Saint-Michel.
— « Cher maître, dit le Hollandais, voulez-vous dîner avec nous ?
— C’est convenu, répondit Verlaine, mais je me sens assez mal disposé aujourd’hui. J’ai
eu des chagrins ce matin.
» Tristes querelles ! J’ai cherché à me distraire :
» Oui, sans doute, j’irai avec vous. Nous tâcherons d’être bons amis et de nous amuser.
Car, hors l’amitié, il n’y a point d’amusement. »
Il poursuivit, dessinant vaguement avec sa canne un demi-cercle sur le trottoir, et les
yeux perdus dans un mauvais rêve :
— « Vous savez, je suis hanté, ces jours-ci, par une image terrible. Je ne peux
m’empêcher de penser aux personnages de Huysmans, Là-Bas. La messe noire,
la souillure de l’hostie, et puis le chanoine Docre, qui dit la messe de Satan pour les
fidèles du Diable. Quel homme, ce chanoine Docre ! »
Il répétait, frappant le pavé du bout de son
bâton : « Le
chanoine Docre ! »
Et il reprit, changeant brusquement le cours de ses idées et
ébauchant dans l’ombre un geste sévère :
— « La messe ! Penser que durant les siècles passés le même culte a été célébré,
toujours invariable, et qu’il se maintiendra sans changement jusqu’au dernier jour !
Tout passe ; seule, cette parole restera, comme elle a été instituée dès le
commencement. De toutes les parties du monde cette voix s’élève, partout la même, avec
son sens inexhaustible, que tous les siècles à venir sont incapables d’approfondir. Ceci
restera ; ceci est inébranlable. Les paroles de la messe sont gravées sur un airain que
l’éternité même ne saurait entamer. »
Quand on fut arrivé près du Panthéon, il fut ressaisi par la hantise de son cauchemar :
« La messe noire ! Le chanoine Docre ! »
Puis il revint à des pensées
plus graves.
— « Tout est sublime dans cette liturgie, dit-il ; pas le moindre acte qui n’ait sa
raison mystique. Le prêtre lève la coupe des deux mains et par ce geste il veut réunir
tous les hommes pour les faire participer à l’acte sacré ; il n’exclut personne. Le
protestant ne fait usage que de la main droite pour porter la coupe à ses lèvres, comme
s’il voulait dire : Allez-vous-en, pécheurs, vous n’avez rien à faire ici. Au contraire,
le prêtre de Satan prend la coupe de la main gauche ; il ne
remplit son ministère que pour les pécheurs, le chanoine Docre ! »
Et, après une courte méditation :
— « Comme je hais tout ce qui est janséniste, ou protestant, mesquin, en un mot !
Vouloir rapetisser la nature humaine, m’enlever, à moi, la suprême jouissance de la
communion ! de la communion par laquelle je participe au corps de Dieu ! Quiconque croit
que ma foi n’est pas sincère ne connaît pas l’extase de recueillir dans son corps la
chair même du Seigneur. Pour moi, c’est un bonheur qui m’étourdit : c’est une émotion
physique. Je sais trop bien que j’en suis indigne : il y a plus d’un an que je n’ose
plus aller recevoir l’hostie. La dernière fois que j’ai communié, je me suis senti un
instant pur et lavé de tous mes péchés, et le soir même… Non, non, j’en suis
indigne. »
Il insista :
— « Tous les péchés capitaux, je les ai commis en pensée et en action ! Un véritable
damné… Seulement, je ne crois pas qu’on puisse m’accuser de simonie ! »
Il se lança dans des considérations théologiques sur saint Jean, « brave homme
tourmenté par de curieuses visions »
, sur saint Matthieu, « honnête
employé des douanes »
. Finalement il conclut :
— « Pour me sauver de ma misère, j’ai besoin
d’un Dieu… Ah !
mais, qui croyez que la figure de Jésus est renfermée dans le cadre de quelques méchants
petits livres ! Croyez-vous donc que le christianisme est sorti des Évangiles ? Non,
non, ce sont les pauvres femmelettes du peuple qui ont gardé fidèlement les souvenirs de
la Passion et de la Croix ; c’est Néron, faiseur de martyrs, qui a sauvé la foi au
Christ et qui en a fait une chose de douleur et de sang. Car pour moi Jésus est le
crucifié ; il est mon Dieu parce qu’il a souffert, parce qu’il souffre. Je le vois
devant mes yeux, couvert d’horribles blessures, suant l’angoisse suprême comme les
petites femmes de Judée l’ont vu dans leurs jours.
» Agenouillons-nous donc et croyons avec ces pauvres d’esprit. »
On distinguera aisément, dans cette profession de foi, la part de la fantaisie et de la
sincérité. Évidemment, notre Verlaine — qui aimait à sourire comme tous les Lorrains — n’a
pas résisté au plaisir de stupéfier un peu l’honnête philologue des Pays-Bas, le savant
romaniste, le mage de Hollande qui voulait adorer Villon en chair et en os… M. Marcel
Schwob et le dessinateur Cazals, qui assistaient à cet entretien, n’ont pas dû s’ennuyer
un seul instant. Mais, défalcation faite d’une dose d’innocente mystification, le vrai
Verlaine est bien là, avec son inaptitude à raisonner et sa sensibilité frémissante, avec
sa foi visionnaire que harcèle la
tentation, avec son esprit que
tourmente l’assaut de la chair, pécheur meurtri, suffisamment châtié par les combats
intérieurs dont il souffre. Quel est celui qui se croirait assez impeccable pour le
condamner sans appel ?
Il se repentait. Il disait :
Ce même homme, divisé contre lui-même, a invoqué l’humaine indulgence. Il a songé à celle
dont il n’aurait jamais dû meurtrir la tendresse. Il a entrevu sa vie telle qu’elle aurait
dû être : un beau rêve d’amour et de fidélité :
Les chères
mains qui furent miennes
,
Il regretta
Puis, n’espérant plus au monde, il s’est tourné vers la miséricorde de Dieu ; il a compté
sur la justice divine qui peut tout pardonner, parce qu’elle sait tout :
L’art semble absent de ces litanies éplorées, dont les tercets se suivent, en un rythme
martelé, monotone, à la façon des strophes lugubres du De profundis.
Verlaine avait eu de la chance d’échapper, d’assez bonne heure, à ce mécanisme parnassien,
grâce auquel on peut fabriquer les vers à la douzaine comme des gaufres dans un gaufrier.
Même il finit par négliger trop délibérément le métier. Dans ses accès de pénitence,
l’artiste qui jadis avait si amoureusement « fignolé » le style Watteau des Fêtes
galantes, se persuada qu’il avait mésusé de la littérature et de ses pompes.
Il n’aimait plus
Il eût renié ce , un chef-d’œuvre :
Il semble que la religion n’ait pas été pour lui un accessoire littéraire. Il crut
naïvement qu’il devait expier les complaisances qu’il avait eues autrefois pour les
caresses des beaux mots, pour les blandices des phrases parées, pour les arpèges des
symphonies artificielles. Ses derniers vers sont décharnés, dénudés comme des ascètes. À
la fin, sa voix n’était plus qu’un balbutiement fragile et enfantin, venu des limbes.
Les impressions de Verlaine furent rarement assez fortes pour se fixer en des formes
définitives. Sa chanson, souvent perverse et ingénue, fut grêle et intermittente. Ses
sentiments furent peu nombreux, ses idées rabougries, ses
inspirations courtes. Ceci est aussi plat qu’un cantique de frères ignorantins :
À vivre perpétuellement au café, ou à l’hôpital, on perd tout contact avec la réalité.
Cet isolé n’eut presque rien de commun avec son siècle. Ce qui l’empêchera toujours
— indépendamment des autres raisons — de figurer parmi les grands poètes dont la parole
est capable d’apporter l’expression d’un temps et le témoignage d’une race. Il n’a rien
achevé. C’est un délicieux et déconcertant poeta minor. Il vivra dans
les anthologies, moins par des pièces complètes que par des vers détachés, qui sont très
beaux.
Il a donné du jour, de l’air, et une sorte de fluidité frémissante aux vers et à la
strophe, qu’avait durcis et glacés la discipline des Parnassiens. Sa prosodie imprécise a
rendu plus musicale la poésie française, qui se surchargeait de couleurs pittoresques et
se raidissait en structures architecturales. Il brisa les contours arrêtés où
s’emprisonnait notre lyrisme. Par lui les rythmes furent amollis, assouplis, mués en
cadences berceuses. Sa phrase ondoyante se fond en douceurs câlines ou s’amortit en
plaintes sourdes. Ce fut un mélodiste subtil et vague. Sa vision est souvent complexe,
embrouillée, baignée de mystère, comme la réalité vivante. Il a
passionné une poésie qui risquait de se sécher dans les œuvres immobiles et brillantes des
Impassibles. Il a contribué à réconcilier la littérature avec la vie.
On ne saurait, d’ailleurs, considérer comme une « école » la séquelle qu’il traînait
derrière lui.
Verlaine, byronien avec douceur et fatal sans ostentation, fut un Cœlio moins le
dandysme, le Fantasio du quartier latin, le Musset de la troisième République, — un Musset
hagard, illuminé parfois d’une furtive lueur de génie, un pauvre homme qui est digne
d’admiration, parce qu’il a augmenté le trésor de notre poésie, et qui mérite une pitié
indulgente, parce qu’il a beaucoup souffert.
Il y a beaucoup de gens, à Paris, qui tiennent boutique de critique d’art. Ce métier
n’est pas difficile. N’importe qui, après trois vernissages, sait parler d’
« empâtements », de « brosse », de « bousillage » et même de « tonalités ». Ce métier
passe pour lucratif. Songez donc ! Il y a tant de braves peintres, d’intrépides
sculpteurs, de graveurs et d’aquarellistes qui mettent en réserve le « petit bibelot » en
échange du « petit mot aimable » ! Ce genre de littérature doit être inscrit
dans le Bottin au chapitre Commission, Exportation.
Quelques philosophes désabusés y trouvent l’emploi de leurs facultés et la sécurité de
leur vieillesse. Ces industriels dirigent d’ailleurs la conscience artistique d’un grand
nombre d’amateurs, qui ne sont pas tous Américains. Ils parlent une fois par an, le jour
de l’ouverture des Salons. Après quoi, ces oracles rentrent dans le repos qu’ils ont bien
gagné.
Tandis que ces opérations de courtage occupent, amusent ou dévalisent les badauds, trois
ou quatre écrivains (guère plus) persistent courageusement, malgré les cohues et les
foires où s’étalent, chaque année, des kilomètres de toile barbouillée et des quintaux de
marbre déshonorés, à défendre contre le furieux assaut des fabricants et des imbéciles la
Vérité ou la Beauté. Ils suivent, avec une pitié parfois inquiète, l’évolution de l’art
contemporain. Ils voudraient que notre République laissât dans le monde autre chose que
des pneus increvables, des chromolithographies et des coffres-forts tout en fer. Ils
répètent à la démocratie, vraiment trop sourde, que la vie n’est pas possible sans le
rêve, qu’aimer ce qui est beau, c’est déjà être bon, qu’échapper à la prise des besognes
serviles, c’est commencer d’être heureux ; que fixer, par le sortilège de l’art, un moment
entre deux éternités, c’est presque vaincre la mort…
M. Gustave Geffroy est un de ces écrivains. Je n’ai pas
l’honneur de le connaître personnellement, et il ne sait pas, sans doute, qu’il a opéré en
moi un miracle. C’est ainsi. Je devins, à cause de lui, un lecteur fidèle du journal la
Justice. Pourtant, je ne raffolais pas des prouesses littéraires de
M. Camille Pelletan. Les pastiches, un peu épais, de M. Millerand me laissaient froid. Je
me priverais, au besoin, de la prose quotidienne de M. Clemenceaub, bien que les derniers articles de
l’ancien député de Draguignan fassent regretter que cet homme actif se soit jadis égaré
dans la politique. Mais, parmi les dissertations monotones qui encombraient les colonnes
de ce journal ordinairement gris, je trouvais, imprimée en petits caractères, dissimulée
sous le titre banal de « chronique », une jolie prose, un peu nerveuse et mélancolique,
évocatrice de paysages, tout imprégnée de vie moderne, souvent brisée et fiévreuse comme
le style des Goncourt, volontiers pointillée, papillotante, grouillante et versicolore
comme la peinture des peintres impressionnistes. La prose d’un sensitif dont l’œil est
plus amusé par la métamorphose des couleurs que par l’apparente perpétuité des lignes, et
d’un homme sincère qui fait effort pour nous représenter les choses telles qu’il les
voit.
Claude Monet, Raffaëlli, Degas, Whistler, écriraient sur ce ton et avec cette nervosité
un peu
maladive, si jamais ils essayaient de rendre leurs
impressions avec des signes noirs sur du papier blanc.
M. Gustave Geffroy fut le secrétaire de la rédaction de la Justice. Il fit
ce qu’on appelle, dans l’argot du métier, la « cuisine » de ce journal.
Pendant longtemps il passa toutes ses soirées dans l’usine à journaux de la rue du
Croissant, dans une salle étroite, sous le flamboiement du gaz, parmi l’odeur de l’encre
d’imprimerie, avec, pour horizon, « un mur couleur de boue, dans lequel s’ouvre une
fenêtre aux carreaux moitié cassés, moitié bouchés par des toiles d’araignée13 »
.
Il s’est consolé de cette réclusion en s’échappant pour regarder les choses et en notant
ce qu’il voyait. Il aima Paris, et il en fut le peintre. Non pas le Paris spacieux et
rectiligne des quartiers riches, pleins de chevaux qui steppent, de domestiques solennels,
de magasins pompeux, de femmes cambrées et qui piaffent. Mais le Paris pauvre des rues
étroites, des maisons hautes, des escaliers gras et des fenêtres brouillées qui
ressemblent à des « jours de souffrance ». Il regarda la Butte Montmartre et les tristes
Batignolles avec une tendresse amusée. Il les détailla d’un œil subtil et minutieux. Il
les décrivit avec une obstination douce, et les fit, pour ainsi dire,
passer sur ses carnets. Les petites boutiques des marchands de vin du
boulevard Montparnasse et du boulevard de Vaugirard furent aussi, de temps en temps, ses
asiles de prédilection. Il entra dans les cafés de l’avenue Daumesnil ou du boulevard
Bineau, et observa les vieux employés qui vont, le soir, faire leur manille et échanger
des politesses avec la dame du comptoir. Toutes les existences qui végètent,
trottinent, se résignent et s’étiolent dans l’immense ville sont pour lui des occasions de
rêve. Les peintures qu’il en fait sont à la fois précises et vagues, d’une minutie de
myope penché sur l’ouvrage, et d’une indétermination, d’un flou, d’un
tremblé où apparaît le sens et le désir du mystère. Volontiers il
enveloppe d’une ambiance de brouillards la silhouette de ses décors et le dessin de ses
figures. Sa pensée aime à se perdre, avec un délicieux vertige, dans le clair-obscur que
notre esprit entrevoit au-delà des limites où expire la portée de nos sens.
Il a partagé son âme entre la réalité ainsi transposée, et l’art éternel. Il va dans les
musées comme d’autres vont aux églises. C’est un des rares hommes de ce temps-ci qui
entrent quelquefois au Louvre pour y faire une cure. Parfois même, il s’arrête dans les
salles réservées aux monuments de l’antiquité la plus reculée. C’est ainsi qu’un jour,
fatigué du bourdonnement de
notre civilisation compliquée et
féroce, curieux de paix et de sérénité, il alla se recueillir, loin des politiciens, des
cabots et des marchands, devant le sarcophage de Taho, qui fut, en des temps très anciens,
prêtre d’Imhotep, fils de Phtah. Il songea au mort qui, avant de dormir dans ce cercueil
de basalte, avait vécu heureux parmi les acacias, les dattiers et les sycomores. Il vit
Osiris, Horus et Nepthys la pleureuse. Il admira les figures exquises que les statuaires
égyptiens avaient incisées à l’intérieur du sarcophage, et que personne n’aurait jamais
vues, si les archéologues n’étaient pas assez audacieux pour troubler le mystère des
sépulcres. Cette belle conscience artistique, ce renoncement à la publicité le frappèrent
de stupeur. Il songea, par contraste, à nos expositions forcenées, à nos réclames
enragées, au puffisme de nos marchands de toile peinte. « Ne semble-t-il pas, tout de
même, pensa-t-il, qu’on installe trop la boutique et que les hommes de maintenant feraient
bien, certains jours, de regarder de leurs yeux respectueux l’intérieur de l’émouvant
sarcophage ? »…
Volontiers, aussi, il s’attarde en la compagnie des Japonais. Notamment avec le doux
rêveur Saami, fils de Guéami, qui étage des kiosques dans la brume. Il est allé à Londres
tout exprès pour admirer Hokusaï. Il a écrit sur celui-ci de jolies choses :
Hokusaï occupe les écrivains d’art, les peintres et les
amateurs de Londres. Sa gloire apparaît, comme un soleil tardif, à travers le
brouillard, son rire spirituel se fait fièrement entendre à travers le bruit de bataille
de là tumultueuse ville. C’est un charme, en quittant la rue violente, houleuse de
foule, où les cabs filent et oscillent comme des bateaux secoués par les lames, c’est un
charme de trouver, dans le tranquille abri, le petit peuple enfantin et narquois,
souriant, subtil et puéril. Les contemplatifs s’accordent et réfléchissent, pèchent à la
ligne, fument leurs minuscules pipes, regardent la dorure du soleil sur le sommet d’une
montagne. Les promeneurs, circulent, la tête cachée sous des parasols, les artisans
travaillent avec des gestes de drôlerie et des grimaces de bonne humeur. Les femmes
passent, les unes vivaces, trottant comme des souris, les autres lentes et souples
comme des couleuvres. Partout, ce sont de tendres images, des couleurs harmonieuses
légèrement indiquées, de profonds paysages dont les perspectives s’éloignent sous des
ciels roses, des vagues contournées et mousseuses, des levers de lune qu’un calme poète
regarde, assis au frais d’une terrasse, des tombées de cascade bleues, des feuillages
d’automne, des rouges érables, d’échevelés et somptueux chrysanthèmes… Au dehors, dans
Londres, les locomotives mugissent, le mouvement de la rue s’accélère, la suie
tombe.
Il méprise les chercheurs d’attitudes nouvelles et d’inédites ankylosés, les « seigneurs
de l’avenue de, Villiers ». Il ne croit qu’aux artistes solitaires et inquiets.
Telle page de lui restera, pour annoncer et certifier aux races futures les rites
étranges par lesquels notre bourgeoisie prétend célébrer annuellement le culte de l’art.
Sa profession l’oblige à visiter nos Salons annuels.
Vous savez ce que sont ces Salons.
Plusieurs fois par an, surtout au commencement des saisons nouvelles, une nuée de petits
papiers multicolores s’abat sur les familles. Où que vous soyez, à la ville ou à la
campagne, à pied ou à cheval, en bateau ou en voiture, au sommet d’une montagne ou sur les
rives fleuries d’un lac bleu, vous recevez le prospectus tenace par lequel le public est
informé que le Louvre, le Bon Marché, le Printemps ou le Petit-Saint-Thomas organisent une
grande « exposition de nouveautés ». On est libre d’aller ou de ne pas aller à ces
fastueuses boutiques. L’entrée en est permise aux badauds vagabonds, et la réclame adroite
y provoque les acheteuses. Mais enfin, ces étalages périodiques de taffetas glacés et de
mousselines de soie, ces amoncellements de mohair, de bengaline et de crépon, ces musées
commerciaux, où abondent les manches bouffantes, les corsages-blouses, les jupes
d’amazones, les guêtres de chasseresses et les pantalons de bicyclistes, ne prétendent pas
s’élever au rang d’une institution nationale. On peut négliger ces assises solennelles
sans s’exposer au reproche d’être un barbare, un provincial ou un mauvais citoyen.
Au contraire, l’industrie de la toile peinte, du marbre taillé et du bronze fondu veut
s’imposer à nous avec je ne sais quelle majesté impérieuse et sacrée. La visite annuelle
aux deux Salons de
peinture et de sculpture (bientôt il y en aura
trois ou quatre) est un rite auquel les paisibles bourgeoises ne peuvent pas plus échapper
que les fougueuses héroïnes du « Tout-Paris » neurasthénique et tapageur. Il faut donner
vingt sous au guichet du Champ de Mars, sans quoi la Société nationale
des Beaux-Arts s’irrite. Il faut donner vingt sous au tourniquet des Champs-Élysées, sans
quoi la Société des artistes français se fâche. Notez, en passant, que
la plupart de ces Français et de ces Nationaux dirigent leurs principaux produits vers le
pays des Rastaquouères…
Il y a plusieurs façons d’aller voir les images que nos peintres, nos sculpteurs et même
nos architectes exposent chaque année dans deux palais vastes, afin de gagner de la gloire
et de l’argent.
La méthode la plus ordinaire et la plus humble consiste à passer devant ces toiles et ces
marbres afin de s’exposer soi-même, et de faire voir au prochain ce que l’on porte sur la
tête ou sur le dos. Tous les ans, dès que les premières feuilles verdoient aux marronniers
des Champs-Élysées, et aux platanes du Champ de Mars, trente mille Parisiens, parmi
lesquels il y a dix mille provinciaux, dix mille « rastas », six mille badauds, quinze
cents modèles, quelques bookmakers et plusieurs centaines de reporters, vont dévotement se
montrer les uns aux autres dans le hall de l’avenue de la Bourdonnais et dans le Palais de
l’Industrie.
Ils tournent, retournent, se dévisagent, se
bousculent. Après quoi, saturés de poussière et fous de vanité, ils se répandent chez les
gargotiers d’alentour, afin qu’on les regarde manger une entrecôte mal cuite et des pommes
mal soufflées. Le lendemain, ils se jettent sur les journaux afin d’y voir leur nom
imprimé. Et ils sont désolés s’ils ne le trouvent pas. Car il paraît que l’acte de
présence aux cohues annuelles par où l’on inaugure les Salons est un fait notoire. On s’en
vante comme d’une prouesse. On en parle à ses amis. On a été au vernissage ! On a fait
partie de trente mille privilégiés ! On se croit très chic. Et, si l’on baragouine quelque
peu l’anglais, on s’intitule très selected. Et l’on est quitte, pour un
an, avec les arts du dessin.
D’autres personnes, un peu plus raisonnables, vont aux Salons et y reviennent, afin
d’exercer leurs facultés critiques. Ce sont des juges. Rien n’échappe à leurs poids et à
leurs mesures. Le moindre paysage leur est un sujet de dissertations infinies. L’art de
pérorer devant un tableau est leur plaisir et leur triomphe. Art très simple, d’ailleurs,
et qui se compose de deux ou trois procédés bien connus. On jargonne quelques mots
empruntés au vocabulaire des ateliers. On souligne ce que l’on dit par un coup de pouce
qui semble assujettir aux lois de la beauté la matière rebelle. Et rien n’empêche, après
cela, qu’on ne
soit pris pour un critique influent ou pour un
riche amateur.
Mais, décidément, c’est se donner trop de peine pour une occupation qui doit être surtout
commode et agréable. Car enfin, quelle serait la raison d’être de l’art, s’il n’était pour
nous une cause de plaisir et une occasion de divertissements ?
Allons donc aux Salons sans complications intellectuelles, ni angoisses morales, ni
prétentions à l’éloquence. Ces statues nous font des signes de bienvenue. Ces tableaux
s’efforcent de nous faire bon accueil. Il n’est pas jusqu’aux architectes, qui n’aient
jeté de jolies formes et de fraîches nuances sur leurs châssis.
M. Gustave Geffroy aime les « isolés et les révoltés » : Édouard Manet, Mme Berthe Morisot, et surtout Rodin, « celui qui mène d’un commandement sûr
le troupeau des hommes tristes et des femmes inassouvies »
. Il a
amoureusement Carrière, le ténébreux et douloureux Carrière, le peintre des visages pâles,
des tons mourants, des grisailles poignantes, des mères alanguies, des enfants
souffreteux, des logis modernes où il n’y a pas de lumière et pas de bonheur.
Je dirais qu’il est leur critique « officiel », si ce mot, qui sent la domesticité et la
sujétion, ne choquait cet esprit avide de liberté. Et jamais on ne
vit plus d’harmonie préétablie entre un critique d’art et l’art particulier dont il
s’est fait le défenseur enthousiaste. Parfois, les historiens de la peinture parlent de
leurs sujets en un style propre à effrayer tous ceux qui gardent encore quelques soucis
esthétiques. Ici, rien de pareil. Il y a une correspondance parfaite entre le
et l’œuvre . De la toile du peintre, les reflets tremblants, les rayons de
lumière, les demi-teintes, les ombres bleues ou violettes ont passé dans la prose de
l’écrivain, et la font chatoyer, pétiller, brasiller avec un éclat trop brusque et trop
mobile, qui picote les yeux. Ou bien la tristesse des banlieues, la nudité pelée des
terrains vagues, la clownerie morose des foires suburbaines, les manies et les tics des
petits bourgeois hargneux, les ignobles folies de la « haute », les vulgarités bleuâtres
et attendries que cherche Raffaëlli, les rencontres triviales où se plaît Degas, les
lumières contrariées qui attirent Whistler, les fêtes macabres que dénonce Forain, toutes
les pauvretés de la tragi-comédie où notre siècle agonise, jettent de larges grisailles,
des noirceurs muettes, des teintes plombées sur le papier de ce chroniqueur, qui n’écrit
pas pour amuser le public et que l’actualité navre.
Telle page de M. Gustave Geffroy vaut les Meules de Claude Monet, et
peut-être davantage. Lisez plutôt :
Ces meules, dans ce champ désert, ce sont des objets passagers
où viennent se marquer, comme à la surface d’un miroir, les influences environnantes,
les états de l’atmosphère, les souffles errants, les lueurs subites. L’ombre et la
clarté trouvent en elles leur centre d’action ; le soleil et l’ombre tournent autour
d’elles en une poursuite régulière : elles réfléchissent les chaleurs finales, les
derniers rayons ; elles s’enveloppent de brume, elles sont mouillées de pluie, glacées
de neige, elles sont en harmonie avec les lointains, avec le sol, avec le ciel.
Elles apparaissent d’abord dans la sérénité des belles après-midi, leurs bords frangés
des morsures roses du soleil, prenant des apparences d’heureuse chaumière en avant des
feuillages verts, des coteaux mamelonnés d’arbres. Elles se dressent nettement,
au-dessus du sol clair, dans une atmosphère limpide… Puis, ce sont les fêtes colorées,
somptueuses et mélancoliques de l’automne. Par les jours voilés, les arbres et les
maisons se tiennent à distance comme des fantômes. Par les temps très clairs, des ombres
bleues, déjà froides, s’allongent sur le sol rose. Aux fins des journées de tiédeur,
après des soleils obstinés qui s’en vont à regret, qui laissent une poudre d’or dans la
campagne, les meules resplendissent dans la confusion du soir, comme des amas de joyaux
sombres. Leurs flancs se crevassent et s’allument, laissent entrevoir des escarboucles
et des saphirs, des améthystes et des chrysolites. — les flammes éparses dans l’air se
condensent en feux violents, en flammes légères de pierres précieuses — l’ombre de ces
meules rougeoyantes s’allonge criblée d’émeraudes… Et c’est enfin l’hiver, la neige
éclairée de rose, les ombres bleues et pures, la menace du ciel, le blanc silence de
l’espace…
Voilà une citation qui me dispensera de gloses et d’éloges. Je ne crois pas que
M. Geffroy soit voyageur, et c’est surtout dans les œuvres de Claude Monet qu’il a vu la
Hollande, la
Normandie, le Midi de la France, Belle-Île-en-Mer,
la Creuse. Mais il sait que « l’artiste peut passer sa vie à la même place et regarder
autour de lui sans épuiser le spectacle sans cesse renouvelé ». Il aime la vie, énorme,
multiple, toujours inédite, toujours inattendue, qui s’offre à chaque esprit qui vient de
naître. Cet élégiaque a usé sa vue à contempler le décor « où nous promenons notre
vain désir de bonheur »
. Il n’a quitté son faubourg natal que pour rendre visite
à des peintres. Hans Holbein le Jeune lui a fait aimer Bâle. Turner, héritier de Claude
Lorrain et de Watteau, et grand-père de Claude Lorrain, l’a retenu dans les salles de la
National Gallery.
Je ne vois guère, parmi les jeunes écrivains, que M. André Chevrillon qui sache
représenter avec cette abondance de tons et ces changements de nuances fuyantes, les
« aspects nouveaux des objets immuables »
, le « bleuissement des
verdures dans la lumière »
, les sensations mobiles et courtes qu’éveille en nous
« le passage du ciel sur les choses »
.
Ailleurs, quelle triste halte sur la berge de la Seine ! Ah ! ce n’est plus la rive
fleurie où Mme Deshoulières menait paître ses chères brebis :
Le Bord de l’eau à Gennevilliers ! Un terrain qui monte, puis s’abaisse
jusqu’au fleuve, — l’eau qui passe, sale et froide ; de l’autre côté de l’eau, la plaine
triste, sans verdure. Un horizon de masures, de chantiers, de fabriques,
hérissé de tuyaux, noirci de fumée, — un ciel bas et noir, prêt à crever
en pluie, proche et pesant… Il y a une tombée glaciale d’air humide, un tumulte de vent
au-dessus de l’eau trouble et de la terre boueuse. Un homme gravit le tertre, la tête
baissée, le dos frissonnant, un homme écrasé, éreinté, portant un sac. Un chien le suit,
aussi lamentable, promis d’avance au fleuve limoneux qu’il longe. L’horreur des rivières
sans ombrages, qui coulent entre les amoncellements de gravats, les décharges de sables,
les murs d’usines, est ici exprimée fortement par un pinceau âpre, des couleurs vraies
et tristes.
Voilà le décor, voici les habitants, les banlieusards peints par
Raffaëlli et transposés par la maîtrise de M. Geffroy :
… Petits trafiquants terrés dans leur cambuse, sur une place tranquille. Industriels
qui passent chaque jour sur les routes, du même pas lent. Le cabaretier qui ne bouge pas
de chez lui, le fumiste qui remue des tuyaux devant sa porte, — le marchand d’habits, le
marchand de chiens… La hotte ou le sac sur le dos, le crochet en main, le chiffonnier
gravit les monticules, escalade les clôtures… le voici en excursion avec son chien, le
bull à poils ras, à museau carré, à queue courte… le voici fatigué, assis sur un tertre
poussiéreux, ou arrêté pour allumer sa pipe, — le voici chez lui, derrière la palissade
qui dessine son enclos, triant l’ordure, raccommodant sa hotte, — le voici qui rentre au
matin tout noir sous le ciel clair. Puis ce sont les travailleurs des carrières, les
terrassiers musculeux, aux pas lourds, qui jettent le sable et manient les pierres avec
de grands gestes raides et rythmés. L’un d’eux, un gros homme court, demi-matois,
rustaud et solidement nourri, est assis au bas d’un mamelon de terre grise hérissé de
longues herbes sèches. Il a posé sa pelle auprès de lui, il s’est tassé pour quelques
minutes d’inaction et de détente des muscles, il a croisé ses mains dures et halées.
Est-ce M. Degas qui a conduit M. Geffroy chez les
blanchisseuses, ou bien est-ce le critique qui a suggéré au peintre l’idée de chercher
dans les lavoirs ou dans les ateliers de repassage, des sujets d’esquisses naturalistes ?
On hésite à résoudre cette question, lorsqu’on a lu ceci :
Degas s’intéressa au labeur jovial des blanchisseuses qui séjournent, molles et
apoplectiques, dans les salles surchauffées par le poêle. Elles absorbent de forts
ragoûts arrosés de litres de vin. Elles suivent un régime qui doit fatalement dilater
leur estomac et enfler leurs chairs. Tout le monde les a vues ainsi, à travers les
carreaux de leurs magasins tout blancs et tout bleus de linge, installées comme des
matrones au milieu de leurs ouvrières, débonnaires et flasques, sirotant leur café et
surveillant la jeunesse. C’est de cette façon que Degas les a prises et dessinées, dans
une chaleur d’étuve, haletantes sous la camisole, présidant au régulier nettoyage du
linge sale de l’humanité.
Lorsqu’on écrit avec cette âpreté correcte et ce naturalisme volontiers élégant, on n’a
pas le droit de parler de « jambes rhumatismales »
ni d’appeler Pascal
« un souverain de la pensée »
, ni de dire que « le froid s’est
accentué »
, ni d’exhumer cette phrase, qui date, pour le moins, des soirées de
Médan : « Une féminité qui s’affirme depuis la plantation des
cheveux jusqu’à des jambes ardentes, entrevues dans l’ombre d’une jupe. »
Mais
laissons ces chicanes.
M. Gustave Geoffroy est aux antipodes de la
Grèce, à mille
lieues du printemps divin où a fleuri Athènes « couronnée de violettes »
.
Il est l’historiographe très clairvoyant d’un art et d’une société dont l’adaptation
réciproque apparaît à tous ceux qui observent avec quelque liberté d’esprit les splendeurs
et les misères, les coutumes et les nouveautés, les convoitises et les découragements, les
sursauts et les zigzags de la démocratie raffinée et barbare où le sort nous a jetés.
Art scintillant et brumeux, amusant et morne, agressif et désabusé, réaliste et irréel,
fluide, flou, fait de nuances vagues, de couleurs crues et indécises, citadin avec
passion, rural avec frénésie, brutal et inerte, crépusculaire et tapageur, curieux de
lumière et noyé d’ombre, attentif à ce qui tremble, ondule, frissonne, cherchant ce qu’il
y a de mou, de dilué, d’instable dans l’aspect des choses sensibles, image d’un monde qui
vacille, clignote et se dissout. Cette fantasmagorie pittoresque est directement issue
d’une philosophie qui déclare que l’univers est un défilé d’illusions. Taine a répété que
nous sommes des patients en qui se joue un drame intérieur, féerie brève et macabre. Et
l’illustre auteur de l’Intelligence ajoutait : « Un flux et un
faisceau de sensations et d’impulsions qui, vus par une autre face, sont aussi un flux
et un faisceau de vibrations nerveuses, voilà l’esprit. Ce feu d’artifice,
prodigieusement multiple et complexe, monte et se renouvelle
incessamment par des myriades de fusées ; mais nous n’en apercevons que la
cime… »
Renan semble avoir prévu la peinture impressionniste lorsqu’il a dit :
« De ce qu’une chose est éphémère, ce n’est pas une raison pour qu’elle soit
vanité. Tout est éphémère, mais l’éphémère est quelquefois divin. »
Je ne sais
si Caillebotte, Renoir, Degas, Fantin-Latour, Pissarro ont lu Taine et Renan. Ils sont
pourtant, jusqu’à un certain point, les disciples de ces deux maîtres. Pour ces bons
peintres néo-bouddhistes, comme pour ces grands philosophes, il n’est rien dans l’univers
qui ne soit l’instrument de notre sujétion. Ce paysage, que nous admirons, nous asservit.
Ces silhouettes d’arbres et de collines, nous en retrouverons, malgré nous, l’action
inévitable dans la trame de nos sentiments, de nos paroles, de nos actions à venir.
Esclaves du ciel brumeux ou clair ; esclaves des eaux obscures ou transparentes, esclaves
des floraisons de la terre printanière, voilà ce que nous sommes. Quel enfantillage que
cette prétendue division, inventée par la sublime naïveté des stoïciens, entre ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ! Rien ne dépend de nous. Ce misérable moi, dont nous parlons avec fierté, n’est qu’une combinaison disparate,
faite de pièces et de morceaux, foyer de mirages multicolores et d’hallucinations ; notre
pensée n’est qu’un feu d’artifice dans un crâne…
Au temps où l’on
croyait fermement à la réalité du monde extérieur, aux causes finales et à la « véracité
de Dieu », il était naturel que l’on enserrât les choses dans des contours précis et des
arêtes dures. Nos ancêtres croyaient tenir le monde. Nous sentons trop qu’il nous échappe.
Ils achevaient scrupuleusement leurs ouvrages. Nous autres, pour mieux montrer ce qu’il y
a d’indécis et d’indéterminé dans la nature, nous négligeons de finir nos tableaux. Ils
dessinaient. Nous tachons. Ils aimaient les diamants, les cristaux taillés à facettes, ce
qui rayonne, ce qui demeure. Nous préférons les brumes impalpables qui flottent, le glacis
argenté qui noie les reflets des rivières molles, l’indécision du crépuscule, tout ce qui
endort notre souci, tout ce qui se prête complaisamment à notre rêve, tout ce qui dissout
notre âme inapaisée et veule. Nous voudrions substituer à l’art qui constate l’art qui
transforme… Ils étaient raisonnables. Nous sommes impressionnistes. Ils croyaient. Nous
doutons. Ils étaient stables. Nous sommes en fuite, comme ces nuances d’orangé qui passent
au bleu par d’insaisissables transitions de lilas et de rose. Ils s’efforçaient d’agir et d’être. Nous nous laissons aller au gré du
hasard. Nous devenons. Quoi ? Le diable m’emporte si je le sais. Les
peintres impressionnistes ont écrit, d’une main tremblante, l’histoire de nos névroses, de
nos aboulies. Ils ont recueilli,
sur notre temps, des documents
précieux. Ils ont raconté comment on s’amusa et surtout comment on « s’embêta » pendant
l’agonie de ce siècle blet.
Telle peinture, telle société. L’art impressionniste ne pouvait naître que dans une
civilisation éclairée au gaz et à l’électricité, cahotée en omnibus, aveuglée de fumée
d’usine et de limailles de fer, nourrie de mauvaises viandes, blême d’anémie, ataxique et
neurasthénique, intoxiquée d’alcool, émaciée par la bicyclette, affolée de scandales,
secouée par la trépidation du télégraphe, du téléphone, séduite par tout ce qui luit et
pétille, attirée par les vibrations passagères qui laissent une trace brillante, sonore,
rapide. Songez à toutes les empreintes légères qui attaquent, chaque jour, le cerveau d’un
Parisien… Ajoutez à cela que nous sommes presque tous bureaucrates, ce qui nous inflige le
regret du « plein air », l’amour désordonné de la campagne et le désir de nous échapper
vers ces « effets de lumière » dont le reflet traverse mal les grilles des geôles
administratives. Notez aussi que les Français, étant généralement candidats aux divers
examens, usent leur vue sur des grimoires et deviennent de plus en plus myopes. Or, chacun
sait que les myopes, incapables de percevoir les lignes, ne voient, dans l’univers, qu’un
bariolage de couleurs juxtaposées. Ils clignotent ; ils sont impressionnistes malgré eux…
Ils outrent
leurs impressions. C’est dans la littérature des
myopes, — dans la nôtre, — qu’un parterre fleuri devient un « incendie de fleurs », qu’un
bec de gaz est une « prunelle de flamme ». Mais je ne puis énumérer les causes multiples
qui ont fait naître, malgré les mânes irrités de M. Ingres, le kaléidoscope des temps
nouveaux.
Nous avons l’art que nous méritons. Ceci doit logiquement engendrer cela, conclut le
théoricien de l’impressionnisme, se conformant trop étroitement peut-être à la doctrine de
Taine sur les milieux. L’humanité est vulgaire, plate, veule. Il faut la dessiner et la
peindre vulgaire, plate, veule. Grâces soient rendues à Degas, qui, par exemple,
représente la femme moderne « telle qu’on la verrait par le trou d’une
serrure, réduite à la gesticulation de ses membres, à l’aspect de son corps, la
femme considérée en femelle, exprimée dans sa seule animalité, se baissant, se
redressant dans son tub, les pieds rougis par l’eau, s’épongeant la nuque, se levant sur
ses courtes jambes massives, tendant les bras pour reprendre sa chemise, s’essuyant, à
genoux, avec une serviette ou debout, la tête basse et la croupe tendue… »
.
Hélas ! il m’est impossible, quelle que soit mon estime pour le talent de M. Geffroy,
d’entonner un hosannah en l’honneur de ces « instantanés ». Cette forme de l’Éternel
féminin me semble plutôt négligeable.
Il y a deux façons d’appartenir à son milieu. La première
consiste à suivre le torrent des choses, à calquer la réalité prochaine et accidentelle, à
prêter son âme à tous les remous des phénomènes, à constater sans passion, comme un
témoin, à cataloguer sans émoi, comme un commissaire-priseur. Dans ce cas, on considère
tous les accidents de l’éternelle fantasmagorie comme également caractéristiques ; on ne
distingue plus les moments essentiels des moments secondaires. On fait des œuvres d’art
avec des instantanés. L’autre consiste à réagir contre les vices de ce milieu, à se
rebeller contre la tyrannie de ce qui est laid, bête et méchant, à introduire dans le
réel, tous les jours, un peu d’harmonie, de justice, de charité.
Il y a un art moderne qui accable l’humanité de sarcasmes et qui allume
une lanterne magique pour montrer des vilenies. Il y aura, je l’espère, un art moderne qui tâchera de consoler l’humanité vieillie, de la délivrer, de la
hausser jusqu’à la conception de la vie idéale. M. Gustave Geffroy semble préférer l’un.
Décidément, j’aime mieux l’autre.
Les gens qui ne sont pas du monde n’ont guère que deux ou trois moyens de connaître ceux
qui en sont : d’abord, les nouvelles mondaines des journaux ; on y voit que, tout près de
la fourmilière démocratique où les hommes s’agitent pour gagner du pain, il y a encore des
privilégiés, nobles ou non, dont la grande affaire, chaque jour, est de savoir s’ils
déjeuneront au Tennis-Club, s’ils dîneront à l’Épatant (ex-impérial), s’ils auront
l’honneur de conduire, en mail, une des nombreuses altesses du boulevard, s’ils souperont
assis par petites tables, s’ils entendront, chez de grandes dames, quelque conférencier
spirite ou socialiste, tout à fait « nouveau jeu »… Ces petits bulletins de victoire du
high-life pourraient être illustrés par plusieurs
portraits
soigneusement choisis au Champ-de-Mars et aux Champs-Élysées ; mais on s’exposerait ainsi
à croire, si l’on n’avait pas recours à d’autres documents, que presque toutes les
mondaines ont un divin sourire et que la plupart des mondains, même les plus inoffensifs,
aiment à prendre, pour la galerie, une mine arrogante de spadassin. Heureusement, nous
avons à notre disposition, pour nous renseigner davantage sur la vie, les mœurs, la
conversation, les sentiments des gens du monde, toute une série de petits livres, fort
coquets, bien imprimés, dont les uns furent écrits à la diable par des personnes nées sur
les sommets ou dans les parages de « la haute », et dont les autres furent composés, avec
plus d’habileté littéraire, par de courageux explorateurs, décidés à tout visiter, à tout
voir, à tout entendre, à tout dire.
De Mme de Girardin à Gyp, d’Octave Feuillet à MM. Henri Lavedan,
Maurice Donnay, Paul Hervieu le monde a marché. Une évolution décisive semble avoir
modifié l’allure, le costume, le goût, le langage, le cœur des mondains, et même, comme
dit le plus impitoyable historiographe des, élégances modernes, leur « beau
physique ».
Maxime Odiot de Champcey d’Hauterive, le jeune homme pauvre dont le roman finit par un si
riche mariage, M. de Camors, le général marquis de Campvallon d’Arminges, Sibylle de
Férias, Julia de Trécœur, Marie Fitz-Gérald, si
d’aventure ils
revenaient aux charmilles où leur cœur souffrit d’amour, ne reconnaîtraient sans doute
plus le décor accoutumé où erra leur fière mélancolie, ni les compagnons attentifs et
discrets auxquels ils firent la confidence de leurs aristocratiques douleurs. Ces héros,
très nobles, souvent larmoyants, toujours magnanimes, aimaient à trouver sur cette terre
d’exil où leur grande âme rêvait de l’au-delà, un cadre qui eût belle figure, qui fût
disposé au gré de leurs hautaines fantaisies, façonné à leurs sentiments.
Châteaux moyenâgeux, jardins à l’ancienne mode, allées solitaires des vieux parcs,
terrasses plantées de tilleuls, bois mélancoliques semés de ruines, grandes plaines de
bruyères fouettées par les vents de l’Océan, arbres aux cimes tordues et convulsives,
falaises de granit creusées par les vagues éternelles, manoirs et donjons, vallées où
miroitaient des étangs ombragés de saules, sentiers parfumés de jacinthes, de violettes et
d’églantines, clairières où filtrait, parmi la mousse, l’eau des sources mystérieuses,
vous avez vu passer l’arrière-garde encore vaillante de la chevalerie ; petite troupe un
peu dépaysée et inquiète, médiocrement armée, sans casques, sans panaches et sans
bannières, assez disposée à vivre aux dépens des pays traversés, mais toujours prête,
comme autrefois, à donner à toutes ses actions, bonnes ou mauvaises, un air de
croisade.
Et vous aussi, vastes salons, exempts des bibelots cosmopolites
où s’est complu un dilettantisme déjà suranné, orangeries aimées des chanoinesses, cours
d’honneur où piaffèrent les dernières haquenées, lingeries seigneuriales où s’étalaient en
des armoires vitrées des piles blanches, reliées par des rubans bleus et semées de sachets
roses, un charmant conteur vous a célébrés et vous vivrez, dans ces romans féodaux, qui
sont comme le dernier cycle épique d’une race épuisée et où se prolonge, très affaibli,
l’écho des chansons de gestes. Octave Feuillet est vraisemblablement le dernier trouvère
ou, si l’on aime mieux, le dernier troubadour qui aura tâché de faire admirer aux petites
gens les prouesses et courtoisies des gentils seigneurs.
Que ces messieurs et que ces dames parlaient bien ! Comme ils trouvaient l’expression la
plus juste, l’attitude la plus convenable, le geste le plus noble, soit pour contracter à
Saint-Thomas-d ’Aquin un légitime mariage, soit pour nouer élégamment, dans l’embrasure
d’une fenêtre, sur un banc rustique ou pendant les interminables figures du cotillon, une
intrigue coupable, soit pour sauter à bas d’un dog-car, soit pour se
précipiter dans la mer du haut d’une falaise, et pour chercher dans le profond abîme
l’oubli des passions, des vertiges et des larmes ! Julia de Trécœur passe pour la moins
bien élevée de toutes
les héroïnes d’Octave Feuillet ; et
pourtant, même en ces jours de grande indiscipline, ses innocentes plaisanteries seraient
considérées avec quelque dédain par Mlle Loulou, par M. Bob, par Mlle Paubariot, par le vieux Saint-Hubertin, l’anglais Thomson, le
colonel de Neuille, le banquier Benjamin Jacob, le duc de Coutras, l’abbé d’Angelle, le
baron Zéphraïm, le prince d’Aurec, M. Le Hinglé, etc., personnages qui représentent,
dit-on, les nouvelles couches de l’aristocratie et dont les vices nous sont copieusement
énumérés par plusieurs romanciers, moins épris, semble-t-il, des chansons de gestes que
des fabliaux.
Le ton de M. Octave Feuillet, ce ton respectueux et admiratif, où il y avait quelque
chose de l’onction habituelle au prêtre bien élevé, de la déférence dont sont coutumiers
les précepteurs de grande maison et de l’aisance vite acquise par les hommes d’esprit qui
dînent souvent dans les châteaux, ce ton a disparu des récits et des dialogues où sont
décrites, maintenant, les mœurs mondaines.
Si nous n’arrivons pas à connaître très bien les gens du monde, les « cercleux » et les
« genreux », ce ne sera pas la faute de Gyp, ni de M. Henri
Lavedan, ni de M. Maurice Donnay, sans compter M. Maurice Boniface, dont les ingénieuses
et cruelles satires révélèrent un observateur fort habile à saisir les ridicules, les
tics, les tares et les vilenies.
Il n’y a pas à dire. Les cercles sont en train de baisser dans l’estime publique. Les
pontes, jeunes et vieux, se fatiguent. La « haute » pâtit. Le « persil » (pardonnez-moi
cette expression) écope. Il semble que, parfois, on entende, dans le vent et l’orage, un
chant de désolation et de désespérance : « Nous n’irons plus au Bois, les gardénias sont
coupés… »
Comment ? Les voilà, ces jolis messieurs, qui sont si agréables à voir avec leurs
redingotes pincées, leurs monocles impertinents et leurs gants frais ? Moi qui les
croyais si intelligents, si nobles, si généreux ! Ils sont si beaux, si raides, si
gourmés, quand ils chevauchent au petit galop, dans l’allée des Bouleaux, ou quand ils
dissertent dans le paddock de Longchamps ! Au moins, Bourget leur
attribuait des amours perverses. C’était toujours quelque chose. Il paraît qu’ils ne
sont même plus capables de cet effort. Tous vagues, veules, « claqués ». Pas possible, ô
psychologues ?
Et leurs femmes ? Grâce au moins pour elles ! Ce sont de si jolies petites créatures si
fines, si
délicates, si franches du collier, si promptes à se
cabrer dans des emballements nerveux ! Lors-* qu’elles passent, par les matins de
soleil, gentiment chapeautées, corsetées serré, douchées fraîchement, toutes roses de
l’ablution récente, embaumant l’air d’iris et de violette russe, je ne dis pas qu’elles
évoquent la vision blanche des vierges antiques et qu’elles soient capables d’éveiller
dans l’âme des poètes une féerie de rêves étoilés ; mais ce sont bien les phis amusants
bijoux que je connaisse et, somme toute, ce que notre civilisation a
façonné de plus coquet. Bijoux faux, peut-être, qui brillent comme le cuivre en
paillettes, à force d’être frottés, usés, amincis… Qu’importe, si aux facettes de ces
bibelots en toc, brille tout de même de temps en temps un éclair de beauté !
« Non, pas de grâce, jamais, jamais ! » répondent, d’une voix presque inquiétante, les
trois juges : Gyp, Lavedan, Donnay.
Et, Gyp, sans écouter les cris ni les doléances, prend au hasard, dans le monde où l’on
s’amuse, trois ou quatre pantins, autant de poupées, et en un tour de main, les
déshabille.
D’abord, M. de Morières. Grand garçon, brun, mince, très dégagé. Son âge ? Depuis
quelques années, il a trente-cinq ans. Fort distingué. Le comble du chic. Cité tous les
matins dans les notes mondaines des journaux. Impitoyable pour
toutes les infractions aux règles de l’élégance. Saisit d’un œil sûr la « grimace »
d’une jupe dont la fermeture fait un pli, les chapeaux qui datent, les cheveux trop
lisses, les manches trop plates, les pantalons qui « tombent mal », la coupe défectueuse
d’un smoking, l’imperceptible détail qui déshonore un cabinet de toilette, enfin tous
les péchés qui scandalisent les gens scrupuleux. A voyagé en Perse, parce qu’on lui a
dit qu’un voyage en Perse était quelque chose de select. Connaît
l’adresse des bons couturiers. Aimable, séduisant, un peu raseur. Très occupé : club,
cheval, courses, salle d’armes, polo, tennis, patinage, visites. Plein d’aphorismes et
de maximes qui ne valent pas les sentences de La Rochefoucauld. Voici quelques-unes des
pensées où se plaît cet homme sage :
On ne monte pas en filet ailleurs qu’à la campagne, … ça ne se fait pas !
Si un cheval tire avec une bride, on peut lui mettre un pelam, … ça
se fait.
On ne monte pas avec un melon avant le Grand-Prix…, ça ne se fait pas. Après le
Grand-Prix, on peut se permettre un marin en paille.
M. d’Argonne. Hypnotisé par le précédent. Peigne ses cheveux et ébouriffe sa moustache
comme M. de Morières. Très fier de sa grosse victoria commandée à Londres et de ses deux
cobs irlandais. Désolé parce que sa femme ne dépense
que douze
mille francs par an pour sa toilette et ne porte pas de corset. Une fois, pendant toute
une nuit d’insomnie, coupée de cauchemars, il répéta cette lancinante question :
« Pourquoi les Treuil emmènent-ils les Vonancourt plutôt que nous en
coach ? »
Et désespérément, le pauvre homme redit à sa femme, l’exquise
Christiane : « C’est singulier !… toi qui es si fine, … il y a de certaines
nuances que tu ne saisiras jamais… Je te l’ai déjà dit, tu te fagotes… Je veux que tu
arrives à être la femme qui donne le la… Je veux que tu sois une petite femme tout à
fait chic. Tu as des talons Louis XV. Le chic veut des talons anglais. Il faut être
comme tout le monde… »
Le petit Frühling. Teint rose. Yeux clairs. Bouche souriante et honnête. Chef de
quelque chose dans un ministère. Partage ses loisirs entre une danseuse de l’Opéra qui
lui coûte quelques sous et une vieille duchesse qui lui rapporte quelques louis.
Le baron de Treuil. Gentilhomme de haute lignée. Tous ses ancêtres sont allés à toutes
les croisades. Lui, il a épousé la brune et altière Agar, fille du comte Salomon. Il
touche régulièrement sa pension, tous les mois, aux guichets de son beau-père, et mange
ce gros revenu avec Mlle Lacombe Ire, la plus
jolie paire de jambes du théâtre de l’Opéra, laquelle le bat, l’injurie, le vole, et le
trompe de toutes ses forces avec un
jeune officier
d’académie, attaché au cabinet d’un sous-secrétaire d’État.
Le comte Dupuis. Laid, bête et méchant. Toujours la bouche en cœur, le salut moelleux,
l’échine tendue. Spécialement chargé de diriger l’écurie du comte Salomon.
Le banquier Salomon, comte du pape, membre du Jockey, venu d’Allemagne après la guerre.
Vilain homme, énorme, rapace, féroce (proche parent du baron Saffre, de
l’Armature). Sa figure est toute zigzaguée de petites veines rouges qui
font ressembler sa peau à l’envers d’une feuille de bégonia. Grosses mains de portefaix,
de tripoteur, d’étrangleur. Petits yeux de faune. Entouré d’amis qui ne cherchent qu’à
le « taper », il a des prudences de serpent, et s’esquive, malgré sa corpulence, dès
qu’il voit venir l’emprunt sournois. Le comte Salomon ne prête qu’aux femmes. Il aime à
tirer d’embarras les pauvres petites qui n’osent pas avouer leurs dépenses à leurs maris
ou à leurs amants. Il sait les notes en souffrance, les billets étourdiment signés, les
échéances prochaines. Il est là, au bon moment, prêt à dénouer les cordons de sa bourse,
en échange d’une récompense déshonnête. Cet affreux poussah triomphe là où don Juan
serait battu. Nul ne sait combien de marquises récalcitrantes, de baronnes rétives et de
princesses dégoûtées ce vieux Salomon a réduites à composition ! Le gibier, même
sauvage, tombe inévitablement dans ses pièges. Tous les
couturiers, corsetiers, chemisiers, doucheurs, coiffeurs, masseurs, manicures et
pédicures de Paris sont ses confidents et ses rabatteurs. Ce gros homme a un goût
désordonné pour les blondes délicates, fluettes, un peu pâles.
Mme d’Argonne. Vingt-trois ans. Un amour. Teint éblouissant, dents
claires, taille divine, cheveux blonds, très lourds et très doux. Une naïveté de
pensionnaire et une gaieté sentimentale de jeune mariée. C’est le personnage
sympathique, l’intéressante victime de ce vilain milieu. Rit comme une folle. Saute
comme une fillette. Adore les toilettes blanches. Rougit comme un bébé, dès que
l’espérance d’un plaisir permis lui monte à la tête. Dédaigneuse du chic au point
d’aimer son mari, cette petite femme résiste tant qu’elle peut aux propositions du vieux
Salomon qui lui offre carrément de l’argent, ainsi qu’aux entreprises du beau Morières
qui promène vainement sur elle ses yeux câlins. Elle n’a qu’une idée, qu’un rêve : avoir
des enfants. Mais M. d’Argonne rechigne, invoque des prétextes, l’exemple des autres,
les règles du bon goût : « Voyons ! ma chère amie, ça ne se fait pas… Ça n’est
pas chic. »
Et voilà Leurs âmes ! C’est, je crois, le meilleur « gyp » que nous ait
donné, jusqu’ici, le peintre amusé et amusant de M. Bob et de
Mlle Loulou. Ce n’est pas du « gyp » dialogué, coupé, haché
, tailladé en petites bouchées. C’est un récit qui a un commencement, un milieu,
presque une fin. Le style en est souple, léger, transparent, docile au contour des
objets, exactement ajusté à l’importance des choses, style de femme élégante et drôle,
qui fait vite et bien, qui aime ce qui est gracieux et « bon enfant », qui déteste tout
ce qui bouffe, tout ce qui gondole, tout ce qui exagère et déforme. Ah ! la redoutable
habilleuse ! Voyez comme elle drape un ménage moderne :
Froissée, d’abord, de se voir délaissée par son mari, Mme de Treuil avait compris bien vite qu’un ménage uni est presque ridicule aux
yeux du monde. Il faut que le mari s’amuse, sinon bruyamment, du moins assez haut pour
qu’on le dise tout bas, et que la femme soit irréprochable de tenue, quitte à faire
silencieusement tout ce que bon lui semblera.
Et, comme elle n’avait pas la moindre affection pour l’imbécile qui lui avait vendu
son nom sans même savoir se faire payer intégralement la marchandise livrée, les
premières frasques de M. de Treuil n’atteignirent que sa vanité, et elle s’empressa de
les exploiter à son profit. Elle commença par supprimer totalement les très rares
instants d’abandon qui, tout de courtoisie de la part de son mari, étaient pour elle
d’effroyables corvées…
Remarquez ce ton. C’est à peu près ainsi — toutefois avec quelque chose de plus tenu,
de moins lâché — que l’on racontait, au temps de Crébillon fils et du marquis de
Mirabeau, les fredaines galantes et les liaisons dangereuses. Point de
tension ni d’effort ; mais aussi, nul excès d’abandon, nulle veulerie.
Le style de Gyp ressemble à ces corsages-blouses, dont la soie molle indique aux yeux un
libre dessin et laisse à l’imagination une agréable liberté. Beaucoup de personnes
préfèrent cette aisance imprécise aux vêtements trop collants qui ont toujours l’air de
craquer et qui rendent, en tout cas, l’illusion impossible.
Il était facile, en un pareil sujet, de prendre une grosse voix de sibylle, de prédire
la fin de Sodome et de tonner contre les orgies de Gomorrhe. On ne se figure pas Gyp sur
un trépied. Gyp sait tout dire sans exclamations ni prosopopées, avec une bonne humeur
que rien ne décourage. Un peuple a toujours les Jérémies qu’il mérite. Un Jérémie
indigné et pleurard nous ferait trop d’honneur. Nous ririons au nez de ce vénérable
prophète. Nous dirions à cette vieille barbe, comme le délicieux Costar de M. Henri
Lavedan, qu’on « ne nous la fait pas », que nous « ne coupons pas dans ces ponts ».
C’est égal… La bonne humeur de Gyp (et ceci démolit toutes les théories littéraires
qu’on m’apprenait dans les classes) aboutit à de véritables effets de terreur,
qu’Aristote, Longin et Joseph-Victor Le Clerc n’avaient pas prévus. Quoi ! Déjà
désabusée, incapable décoléré, blasée d’émotion, vaccinée contre la colère par le
spectacle
quotidien de la pleutrerie ?… Enfin, il faut bien
se supporter les uns les autres, à moins de se résigner à vivre tout seul dans la forêt
de Bondy… Tout de même, il y a des moments, dans le monde, où l’on doit avoir envie de
brandir le « fouet de la satire » et de distribuer, par-ci par-là, quelques fessées.
Oh ! ce petit Frühling ! Et ce comte Dupuy ! Et ce baron de Treuil ! Et ce vieux
Salomon ! Horrible ! horrible !
Les Marionnettes de M. Henri Lavedan sont à deux pas du guignol de Gyp.
Entrons. C’est un joli spectacle.
M. Henri Lavedan, observateur minutieux, prompt à mettre sur le papier ce qu’il entend
et ce qu’il voit dans les cafés et dans les cercles, nous a donné, avec le soin d’un
rapporteur qui rédige des procès-verbaux, une copieuse série de petits dialogues qui,
par une sobriété fort spirituelle, par une recherche légèrement impertinente de l’impure
vérité, et par un petit goût de décadence, font songer aux mimes, récemment retrouvés,
de l’Alexandrin Hérondas. Avec la Haute, Petites fêtes, Nocturnes, Leur
cœur, le Nouveau Jeu, le Vieux Marcheur, il sera
aisé aux historiens qui viendront après nous de se représenter une partie de la société
contemporaine, la compagnie bruyante et morose des « viveurs », des « cercleux », de
ceux qui, comme le
proclame Paul Costar, héros favori de
M. Henri Lavedan, « ont une façon de nocer qui leur fait honneur »
.
Tels qu’ils sont, ces pantins en frac sont assez amusants. Ils prennent la vie en
douceur et se fatiguent l’esprit le moins possible. M. de Camors se levait souvent de
très bon matin. Le prince d’Aurec se lève à onze heures. Il revêt un complet de flanelle
rose. Il regarde dans sa glace pour voir « si sa façade se gerce »
et si
son ventre commence à « pointer ». Puis il déjeune d’une tasse de thé et de deux œufs
cocotte. Après quoi il livre sa tête à son valet de chambre Gaspard, chargé spécialement
de lui dire si « ça repousse »
et si « les tempes sont
bonnes »
. Puis les fournisseurs viennent : le tailleur, le coupeur,
l’essayeur, « trois messieurs tout à fait bien »
, dont le rêve est de
signer « un pantalon qui ne soit pas brutal, qui meure bien au
cou-de-pied »
, etc.
Vers six heures, un tour au cercle, pour jouer ou causer, avant le dîner. Ces messieurs
ont une façon de prononcer et de dire qui est bien déconcertante pour les gens qui n’en
ont pas l’habitude. On assure que les gérants et les garçons mettent longtemps à s’y
accoutumer. Les philologues, gens intrépides, qui d’ordinaire ne reculent pas devant
l’ennui, devraient aller dans les cercles pour étudier les dialectes qu’on y parle. S’il
est vrai, comme l’a dit un écrivain solennel,
que « le
style c’est l’homme »
, le baron Thouaré, le marquis de Tonneins et Gontran de
Saint-Galmier doivent être, au moral, dégingandés, mal bâtis, incomplets. Il y a des
trous dans leur langage et dans leur cerveau. Les phrases qu’ils profèrent sont
inachevées, molles, veules. Telles, les cantilènes d’Yvette Guilbert et les strophes
sans vertèbres des petits poètes languides et déliquescents. Ils n’aiment pas les
verbes. Ils en ont tant conjugué au collège !
Exemples : « Pas grand faim ! Tasse de chocolat, fameux chocolat… Moi vanné ?
Pas possible ! Léger au contraire, frais comme un œuf à la coque !… Qu’as-tu fait ce
soir ? — Théâtre. — Quel ? — Vaudeville. — Amusé ? — Non la pluie, un
rasoir ! »
Quand ils emploient des verbes, ils les privent de leurs pronoms.
Exemple : « Perdre son temps, faut rien perdre… Sommes pas des cruches, Dieu
merci !… »
Avec cela, ils ont des trouvailles d’expression, lorsqu’ils content
leurs exploits ou ceux de leurs amis. Lisez ce récit de M. d’Argentaye, comparez-le à
celui de Théramène :
Coutras. — Gentil, Thomson, hé ?
Nouvaus. — Tout à fait.
D’Argentaye. — Belle tenue… Avec cela du cœur, et puis un esprit
d’élite. Il mène divinement ! Je me souviens, l’an passé, route de Marly, dans son
mail. Saint-Hubertin tenait les ficelles, il se laisse gagner à la main ; un des
chevaux de volée qui était sous l’œil prend peur, l’autre
s’échauffe, nous voilà emmenés. Saint-Hubertin tire… tire… des veines dans le cou,
gonflées à claquer. Il avait beau faire… Batt ! Je dis à Morgane : « Mon petit, nous
allons être semés ! » Alors Thomson se lève, empoigne les rênes des mains de
Saint-Hubertin, et en trois minutes il nous réintégrait les canards aux petites
allures top… top… joli, sans douleur.
Il ne faudrait pas croire que ces occupations et ces divertissements soient tout à fait
incompatibles avec la méditation et la vie intérieure. Ces messieurs philosophent
généralement de deux à quatre heures du matin, à l’heure où leur estomac « crie
après une douzaine d’huîtres »
. Sur le trottoir nocturne, ils sont parfois
mélancoliques et les fiacres attardés qui roulent cahin-caha sur le pavé de bois les
font songer confusément à des illusions qui s’en vont une à une et s’évanouissent dans
le noir. D’autres fois, ils se laissent aller à des projets d’avenir, à de vaillantes
résolutions, à de viriles pensées. M. Henri Lavedan a guetté le jeune Cabariot, au
moment où il sortait d’un bal, avec MM. René Fresnay et Jacques de Rouille. C’est
l’instant où l’on rentre chez soi, le col du paletot relevé jusqu’aux oreilles, le
revers de l’habit décoré d’« accessoires » par des mains mignonnes, l’esprit hanté
peut-être par le souvenir charmant d’un visage rose qui sourit, de deux yeux qui
étincellent, d’une voix même dont on voudrait entendre l’écho… Que disent les trois
marcheurs qui
cheminent en souliers vernis sur l’asphalte ?
Voici la sténographie de leur conversation.
Cabariot. — Je suis pas fâché d’être sorti de là-dedans, moi.
Fresnay. — Pourquoi allez-vous dans les bals si ça vous
ennuie ?
Cabariot. — Pour me faire voir, pour qu’on apprécie ce que je
vaux, et puis surtout pour les mères, les mères calées. Un jeune homme qui ne va pas
dans le monde avec l’idée fixe, la préméditation de s’y marier le mieux, le plus
richement possible, est un niais.
De Rouille. — Cependant, si on aime à danser ?
Cabariot. — Il y a des endroits, des moments pour ça. Le soir du
14 juillet.
Fresnay. — Vous n’êtes pas sérieux.
Cabariot. — Jure que si. Nous sommes entre hommes, pas de pose à
faire.
Qu’est-ce que c’est un bal ? Un marché, une exposition de jeunes filles. Je viens, je
regarde, je compare, je prends la taille, je me rends compte… Bon. Rentré, je vais
trouver mon paternel, ou la maternelle, est-ce que je sais ? La famille enfin, et je
dis : « Voilà j’ai remarqué la petite une telle, qui m’irait. » Si on me répond :
Grosse fortune, belle position, je dis : Trottez. On fait des ouvertures aux parents
de la personne, on leur apprend que je l’aime, que je parle deux langues, que j’aurai
300 000 francs du côté de mon oncle. Et ça s’arrange.
Bravo, Cabariot, adolescent peu mystique ! Tu n’as pas perdu ta journée, et tu peux,
comme dit l’ami Costard, homme lettré, « faire ton petit Titus »
.
Ce bon jeune homme me dispensera de m’arrêter longuement devant Saint-Chamarre dont la
philosophie est réjouissante, devant la princesse Tzaritzin
dont le positivisme est effrayant, devant Pont-Orangis dont j’aime le profil.
Quelques censeurs prétendent que M. Lavedan, à force d’écouter les mêmes hommes et les
mêmes femmes, risque de répéter les mêmes propos et de peindre les mêmes « rosseries ».
Évidemment, le domaine un peu étroit qu’explore obstinément l’auteur du Nouveau
Jeu n’est plus une terre vierge. Le sublime Costar est dépassé. Les « petits
jeunes » le considèrent déjà comme un ancêtre. Quant au vieux Labosse, incliné vers la
tombe, fatigué d’avoir tant marché, il pleure les jours révolus, les beautés flétries,
la force écoulée et, d’une plume tremblante, il écrit son testament… Mais les censeurs
sont trop sévères pour l’aimable moraliste qui a bien voulu servir de secrétaire à ces
messieurs. Est-ce l’effet d’une mélancolie précoce ? Il me semble que M. Lavedan se
transforme. Son sourire devient sombre, et ses « instantanés » les plus récents sont
noirs. On dirait que l’état d’âme de la jeunesse contemporaine est, maintenant, ce qui
le préoccupe par-dessus tout. Il ausculte, l’oreille au guet et l’angoisse au cœur, ceux
qui ont vingt ans. Il devient, comme disait spirituellement M. Émile Faguet, néanioscope. Voilà qui est grave. Lavedan pédagogue ! Qui diable aurait
jamais cru que cela pût arriver ?
Pourtant, il est impossible d’en douter. Dans le
dialogue
intitulé Livres de classe, un ami fait à M. et Mme Bauvin une conférence sur la meilleure méthode à suivre pour enseigner
l’histoire aux enfants. Et il dit, ma foi, des choses fort justes :
Y pensez-vous bien, voyons ? Une petite fille de neuf ans, un petit garçon de onze !
et ce qu’ils nous ont raconté ! Toutes les Ingrie, les Carélie, Jean Knox, Jéroboad,
Erchinoald, les leudes… Tout le bazar ! Ah ! Seigneur ! Mais c’est à faire jaillir des
cheveux de la tête d’un chauve ! Eh bien, le voilà le programme des études
intelligemment conçu ! Les voilà les livres de classe, les sacrés livres de classe !
Aussi bien ceux des abbés que ceux des anciens proviseurs ! Ils se valent ! Non. Je ne
vous comprends pas et je ne peux pas m’empêcher de bouillonner ! Ça n’est pas ainsi
qu’on apprend quoi que ce soit à des enfants, et surtout à ses
enfants. L’histoire, si c’est d’elle qu’il s’agit, demande à être enseignée d’une
façon toute spéciale et toute simple à un bonhomme de dix ans. Les personnages doivent
lui être présentés en deux mots, en deux coups de pouce et de crayon, de manière à le
frapper, à l’amuser et à lui rester à jamais gravés, comme des souvenirs vécus. Il
faut lui parler de l’Histoire en lui contant des histoires, lui faire une espèce
d’imagerie du passé, de lanterne magique d’autrefois, tourner ça au pittoresque et aux
contes de fées… Il apprendra les traités plus tard.
Est-ce que M. Lavedan serait jaloux de Platon, de Montaigne, de M. Seignobos, qui
enseigne aux étudiants de la Sorbonne la « pédagogie historique » ?
L’auteur des Marionnettes, effrayé par les jeunes hommes qu’a produits
le petit jeu des
nouveaux programmes, auquel s’amuse depuis
dix ans une assemblée de réformateurs, a entrepris de montrer, aussi, les dangers où les
maris sont exposés par tous ces cours et toutes ces conférences dont les femmes aiment,
présentement, à se saturer l’âme. Lisez le dialogue où l’on voit un monsieur obligé de
coucher ses enfants lui-même, parce que madame est obligée, tous les soirs, de résumer
la parole de ses professeurs, et vous serez diverti, inquiété presque par la force
croissante du sexe faible.
Les mêmes soucis pédagogiques apparaissent dans le livre de M. Maurice Donnay,
intitulé : Éducation de prince.
M. Donnay est un ingénieux humoriste qui, après avoir désopilé le public du Chat-Noir,
a commis, en collaboration avec Aristophane, une farce un peu forte :
Lysistrata. C’est pour expier cette fantaisie qui attira sur
l’Éden-Théâtre la vengeance des dieux, que M. Donnay traite maintenant, en une série
d’entretiens spirituels, le grand problème de l’instruction et de l’éducation. Il nous
apprend comment le professeur René Cercleux instruit et éduque le jeune prince Alexandre
de Styrie, garçon intelligent, très désireux d’apprendre les manières du beau monde et
de s’initier au frisson de Paris. Je crois que, dans un demi-siècle, les examinateurs du
baccalauréat
donneront aux candidats un sujet de dissertation
ainsi conçu : « Comparer l’éducation de Gargantua et celle du prince de Styrie. Que
pensez-vous de Ponocratès, par rapport à Cercleux ? Esquisser, à ce propos, une histoire
sommaire de la pédagogie. »
Voici une leçon sur le « tapage ». Ici, il faut comprendre. Je désespère d’expliquer la
chose moi-même ; je cède la parole au professeur :
D’abord, que doit être le Tapeur, j’entends le Tapeur type, le Tapeur avec un grand
T ? Le Tapeur doit avoir un beau nom, bien porté par ses ascendants, ce qui lui
facilite des relations. Il doit être toujours très correct, plutôt mis avec recherche,
afin d’inspirer confiance et plus aisément faire des dupes ; pour la même raison,
faire partie d’un cercle coté. Il est évident que d’être du Franco-Rasta ou des
Pieds-Nickelés ne serait pas une recommandation. Il doit être parfaitement au courant
de la vie privée, des liaisons, des scandales, des infamies, des vices secrets, des
passions honteuses des gens auxquels il peut s’adresser. Il doit connaître tous les
cadavres, car autant le Tapeur doit inspirer la confiance par ses relations et la
correction de sa tenue, autant il doit inspirer la défiance par sa science parfaite du
potin et son adresse à faire des mots cruels.
Exquis, n’est-ce pas, et tout à fait pratique ?
Passons du grave au doux. Voici une petite leçon dont tout le monde pourra
profiter :
Il y a certaines parties de l’habillement qui ne doivent jamais avoir l’air d’être
entièrement dans leur neuf : la cravate est du nombre. C’est pourquoi, lorsqu’elle
arrive
de chez le chemisier, il faut en cravater un
mannequin pour fatiguer un peu, assouplir l’étoffe et ensuite l’exposer au soleil et à
l’air, pour atténuer, anémier pour ainsi dire les couleurs. De même la jaquette, la
redingote, l’habit ne doivent jamais avoir l’air d’être portés pour la première fois.
Il faut les entraîner chez soi, leur faire faire un petit travail dans l’intimité, en
les portant pendant quelques jours une heure ou deux, en marchant, s’asseyant,
s’étendant avec, … vous saisissez bien ?
D’autres choses, au contraire, doivent toujours sembler neuves : tels sont les
pantalons, les gants, le chapeau, le chapeau de soie surtout, qui doit être poli et
brillant comme un sabre, selon la belle expression de Paul Bourget…
Et ainsi de suite. De la théorie, le professeur passe très vite à la pratique. Au cours
oral, selon les règles de la bonne pédagogie, succèdent les leçons de choses. Nous
pourrions suivre le maître et l’élève chez les rois en exil, les généraux péruviens, les
peintres de casino, les médecins d’opéra bouffe, les avocats « bien connus », les
journalistes sans journal, les romanciers de trottoir et les croupiers de grand chemin
qui encombrent de leur importance toutes les premières et tous les vernissages. Nous
aurions plaisir et profit à entendre chez ces messieurs le babil de Suzanne Ortolan, de
Raymonde Percy et de Nini Soif-d’Égards. C’est fou. C’est drôle. C’est un peu raide.
C’est très instructif. Il y a là, notamment, un poète ineffable et languide, qui ne peut
réciter ses vers « que sur un fond de batiste mauve !… »
On n’est pas plus « fin de globe ». Et ce carnaval des temps
nouveaux, comme dit le prince de Styrie, est d’une « putréfaction assez avancée ». C’est
du Pétrone allégé, pétillant et agressif comme le champagne des cabinets
particuliers.
Ce n’est point dans ces saynètes que M. Maurice Donnay a donné toute la mesure de son
talent subtil et cruel. C’est dans une comédie intitulée Amants, et
représentée un grand nombre de fois sur la scène de la Renaissance. J’ai idée que
quelques-uns, parmi le public enthousiaste, allèrent à cette pièce pour voir Mme Jeanne Granier passer un peignoir crevette et procéder à sa
toilette de nuit. C’était l’année des literies en cinq actes, le temps où l’on ne
pouvait pas aller au spectacle sans assister à un déshabillage et à un coucher.
M. Donnay nous racontait, dans cette comédie vraiment délicieuse, les amours d’abord
perverses, ensuite ingénues, d’une cocotte et d’un clubman. Le fond de cette œuvre était
un peu grêle. Mais la forme en était charmante et troublante. Tout Paris courut se
regarder dans ce miroir.
C’est égal. Je ne suis pas prophète. Mais je parie que l’abus de ces instantanés
charmants et épouvantables va remettre à la mode la littérature bleue ou rose. D’ici
peu, nous aurons une forte envie de brûler du sucre, de songer aux petits oiseaux et de
parfumer l’air avec de la fleur d’oranger.
Le Chastiement des Dames, de Robert de Blois, est un manuel de civilité honnête et un peu puérile. Robert de Blois, qui fut un des
protégés du célèbre Thibaut, comte de Champagne, déclare, au début de son poème, que son
but est d’enseigner courtoisement aux dames quelle est la contenance,
le maintien qu’elles doivent toujours avoir. Il leur recommande de ne pas trop rire.
« Si vous allez au monastère ou ailleurs, gardez-vous de trotter ou de courir » ; allez
tout droit, le « biau pas » ; ne passez point trop devant votre compagnie ;
Il ne faut pas se mêler de pérorer, de discuter bruyamment ;
Ne pas jurer ; ne pas manger avec excès ;
À l’église, se tenir convenablement ;
À l’Évangile, se lever et faire courtoisement le signe de croix ;
Chanter, lorsque des gens considérables vous demandent, quand vous êtes seules, pour
vous distraire,
Avoir les mains propres ; se couper souvent les ongles,
En mangeant ne pas trop rire ; ne pas trop parler. Si l’on mange avec quelqu’un, lui
laisser les bons morceaux. Choisir pour soi ce qu’il y a de meilleur n’est pas
« courtoisie » ;
Lorsqu’on boit, ne pas s’essuyer la bouche ou le nez à la nappe ;
Lorsqu’on passe devant une maison, ne pas s’arrêter pour regarder à l’intérieur ; si
l’on entre quelque part, s’annoncer en toussant.
Philippe de Navarre, chancelier du roi de Chypre, disait : « Toutes fames
doivent savoir filer et coudre ; car la pauvre en aura métier, et la riche en
connaîtra mieux l’œuvre des autres. A fame ne doit-on apprendre letres ne écrire, se
ce n’est espéciaument pour être nonnain. »
J’ai pensé à toutes ces choses respectables en lisant le terrible réquisitoire que le
moraliste Marcel Prévost a fulminé contre les jeunes filles. Mais, d’abord, résumons les
faits de la cause. Voici
l’histoire, vraiment ,
que M. Marcel Prévost nous raconte. Oh ! nous sommes loin de la « sainte mousseline »
qu’a célébrée jadis M. Sardou.
Mlle Maud de Rouvre, fille d’un clubman français et d’une créole
sud-américaine, a dix-neuf ans, des hanches rondes, un corsage mûr, des dents claires,
des cheveux bruns, moirés d’or fauve, l’air ambigu d’une jeune fille qui serait presque
femme, peu de fortune, point de croyances, beaucoup d’ambition. Élevée à l’anglaise,
dans un mobilier cosmopolite, à côté d’une mère rhumatisante, par des domestiques
vicieux, des institutrices nigaudes et des conférenciers mondains, cette
« demi-vierge », à qui les romances sentimentales n’imposent point leurs duperies,
réserve le meilleur d’elle-même pour un fiancé dont elle a fait choix parmi les
capitalistes cossus. En attendant, elle prodigue pas mal de monnaie à son
cotillonneur préféré. Si elle ne connaît pas encore toute la lyre, il s’en faut de peu.
Chez elle, dans son salon pelucheux, soyeux, caressant, clair-obscur, propice à l’émoi
des confidences, ou bien encore dans les villégiatures printanières, sur un lac
mélancolique et lamartinien, elle consent aux amicales causeries avec son futur époux,
aux projets d’avenir, aux pudeurs roses, aux baisers retenus, aux timides élans de
l’amour permis… Et puis, fouette, cocher !… Le coupé roule, s’arrête, et, sous l’œil
d’une femme
de chambre bien stylée, la fiancée monte chez son
futur amant, chez le drôle, très adoré, dont elle est séparée, jusqu’à nouvel ordre, par
une barrière de prudence, qu’elle n’ose encore franchir.
Maud a une sœur, Mlle Jacqueline, une toute petite personne rousse
et grasse : « peau de soie, yeux glauques toujours à demi cachés par des
paupières qui semblent lourdes d’une langueur de volupté, formes déjà mûres, seins et
hanches d’épouse, avec la taille la plus mignonne et une puérilité voulue de geste, de
propos et de toilette, des robes courtes de gamine qui remontent à chaque instant,
laissant voir des mollets ronds et rebondis ; enfin, un être et
troubleur, fait pour enflammer le désir des hommes et leur injecter de la folie dans
les yeux et dans le sang… »
. Cette enfant est irrésistible lorsqu’elle répète,
avec des intonations incongrues et une mimique endiablée, les prétendues leçons de son
professeur de philosophie sur l’amour conjugal. Moins intelligente que sa sœur aînée et
peut-être plus perverse, elle se contente de flirter pour rire avec
son doucheur, et pour de bon avec le politicien Luc Lestrange, chef de cabinet d’un
ministre, et valseur loustic.
Maud et Jacqueline ont des amies : Juliette Avrezac, gentille et nerveuse, toujours
prête, paraît-il, à faire des intérims dans les garçonnières des messieurs « comme il
faut » ;
Dora Calvell, petite Cubaine aux joues de citron
clair, aux cheveux quasi bleus, au parler roucoulant et aux regards incendiaires, toute
frétillante dès qu’on lui raconte des histoires un peu « raides » ; Madeleine de
Reversier, dont la nuque fluette est souvent frôlée par des barbes chatouilleuses et des
nez flaireurs. Ajoutez une demi-douzaine de têtes amusantes et de corps imprécis, que
M. Worth habille, que M. Rebout coiffe et que M. Marcel Prévost définit en bloc par le
diagnostic suivant, que je ne puis citer en entier, et qui est d’un moraliste bien
rigide :
Jeunes filles qui échantillonnent en juste proportion la jeune personne de Paris
jouisseur, celle qui a des parents à l’aise et sans morgue, qui va au bois, au bal, au
théâtre, à Aix, à Trouville ; qui fait de l’hydrothérapie, du tennis, des parties de
rallies… Chattes frôleuses, dont le titre et la vêture de vierges rendent les
discours, les allures plus déconcertants… Qui se gêne pour parler devant elles du
scandale d’hier ? À quelles pièces ne les mène-t-on pas ? Quels romans n’ont-elles pas
lus ? Et encore la conversation, le livre, le théâtre, ce n’est que des paroles… Il y
a, à Paris, dans le monde, des professionnels… des hommes à raffut de l’innocence… La
première leçon est donnée aux jeunes filles le soir du premier bal ; le cours se
poursuit pendant la saison ; vienne l’été, les promiscuités de la ville d’eau ou de la
plage permettront au professionnel de mettre à son œuvre la dernière main.
Autour des jupes de ces demoiselles, papillonnent et gesticulent des smokings et des
gardénias tout à fait distingués. Près de la table à thé, entre
cinq et sept, tandis que les mères, corpulentes et graves, sont
affalées dans de grands fauteuils, un peu à l’écart, les chaises se rapprochent, les
chuchotements se font plus confidentiels, les couleurs tendres des robes légères
touchent les laides grisailles du costume masculin ; le flirt
émoustillé les cervelles, délie les langues, allume les yeux. Alors, des moustaches
frisées aux lèvres mignonnes, des cheveux courts aux torsades magnifiques et lourdes,
des doigts virils aux mains délicates, des faces barbues aux visages clairs, — comme si
tous ces êtres de chair fragile vibraient sous l’action de je ne sais quel fluide, —
circule un petit vent de vice, capiteux, délicieux, mortel.
Tel est le monde attirant et horrifique où M. Marcel Prévost nous emmène et où son
imagination se complaît visiblement, malgré le ton effarouché, l’air de prédicateur,
l’allure de quaker émoustillé, qui donnent de la variété et du piquant à ses
déshabillages. L’auteur des Lettres de femmes conte les demi-défaillances
de ses nouvelles héroïnes d’une voix aimable, un peu molle, dénonciatrice et cependant
friande, la voix des vieux magistrats qui aiment à instruire les affaires de huis clos…
Jamais son style n’a été plus habile, plus insinuant, plus curieux, plus enclin à
défaire, à dénouer, à ôter sans violence tout ce qui empêche de voir… C’est un plaisir
périlleux que de suivre cette phrase en maraude
jusqu’aux
mystères qu’elle cherche, vers les confins où elle se glisse, si câline et enjôleuse. Ce
talent, expert à noter les plus clandestines nuances de la volupté, accoutumé à
l’expression des lassitudes énervées et du désir inapaisé, presque amusant d’adresse et
de flair toutes les fois qu’il entre dans le secret des sensualités les mieux closes,
perd quelques-uns de ses moyens lorsqu’il entreprend de décrire la fraîcheur de
l’innocence et la salubrité de la vertu. Parmi les pécheresses, toutes jeunes et déjà
blettes, que ce livre prétend morigéner et flétrir, c’est à peine si l’on voit passer,
au fond du décor, le sage Maxime, gentilhomme qui pourrait être ingénieur, et la bonne
petite Étiennette, dégoûtée de la « noce », parce qu’elle a entendu sa mère, une vieille
cocotte, répéter dans les spasmes de l’agonie : « Oh ! les hommes, j’en ai
assez ! »
Si nous pouvions douter que ce roman luxurieux fût un ouvrage moral, la fin suffirait à
nous édifier. Qui donc a prétendu que le vice n’est jamais puni ? La jeune Maud est
réduite à devenir la maîtresse de l’affreux banquier Aaron, directeur du Comptoir
catholique. La jeune Jacqueline, à bout de patience, prise au piège, se marie avec son
joli mufle de chef de cabinet. Quant aux autres demi-vierges, « elles épousent
des barons en toc, d’importants industriels guettés par la faillite, des hommes
splendides, rongés par des maladies
mortelles, toutes
sortes de maris de façade qui s’écroulent un mois après la noce… car, ajoute l’auteur,
c’est un étrange châtiment de ces petites trompeuses d’être leurrées presque
infailliblement par le mariage, avec quoi elles voulurent biaiser »
.
N’importe. Depuis que j’ai lu cette mercuriale où la malice féminine est flagellée avec
une conscience de séminariste, je suis quelque peu inquiet sur le sort des célibataires.
Qui voudra chercher femme, si cette peinture est vraie ? Qui pourra céder à l’appel des
voix douces et se laisser vaincre par la splendeur des yeux épanouis ?
Je regardais, l’autre jour, pendant les intermèdes d’un « bal blanc », un parterre
enfantin de têtes blondes, aux cheveux flottants ou serrés en nattes tombantes par ces
rubans aux teintes pâles, dont la délicatesse s’accorde si bien au teint rose des très
jeunes filles. Malgré tout ce qu’ont dit sur ce sujet les poètes et les prosateurs,
malgré tant de toiles, de chromos et de keepsakes, la grâce virginale est éternellement
jeune, nouvelle, rafraîchissante. Il y a des sujets que les hommes de génie ne
réussissent pas à épuiser et que les médiocres eux-mêmes ne peuvent défraîchir. La
beauté de la vierge est séduisante et un peu triste, presque décourageante, étant si
tendre, si frêle. On se dit que cela est particulièrement éphémère et qu’il faudra, dans
quelques jours, faire de cette chose exquise un deuil éternel.
Le souvenir des Demi-vierges me hantait,
assombrissait tout ce vif éclat de jeunesse en fleur, enveloppait d’ombres funèbres
cette vision d’aurore. S’il n’y a plus de jeunes filles, si le dernier refuge où allait
notre désir d’idéal nous est enlevé, si nous voyons s’évanouir ce charme délicieux et
cruel, tout cet inconnu qui flotte autour des fronts sans rides et des âmes sans tache,
il faut maudire le trouble-fête qui est venu trop tôt jeter de la lumière dans les
brumes dorées où se plaisaient nos songes. Tel, au matin d’un bal, le conducteur du
cotillon s’amuse quelquefois, en une dernière plaisanterie, à ouvrir les volets, afin de
laisser entrer le jour blême, qui fait voir, à la place de la féerie qui souriait sous
les lustres, une friperie lamentable de fleurs fanées, de visages décolorés, d’étoffes
froissées, de gants sales, de bras las, d’épaules rougies. Voilà notre part de poésie
encore diminuée. Et Dieu sait que nous aurions pourtant besoin, pour reprendre goût à la
vie réelle, d’un coup d’aile et d’un joyeux essor vers les étoiles.
« Mais pardon ! Il y a encore des jeunes filles ! » s’écrient de généreux avocats, qui
étalent un volumineux dossier, en évoquant, au milieu des faits et des preuves, les
gracieuses silhouettes de leurs clientes.
Décidément, mon choix est fait dans ce débat. Si habile que soit le mandement de
M. Marcel Prévost,
je donne tort à ses accusations et je
tiens pour des utopies, d’ailleurs louables, les réformes qu’il propose pour restaurer
la morale dans la famille et dans la société. Je ne crois pas que nous soyons réduits,
pauvres hommes, à cette dure alternative : ou bien épouser avec des transes d’inquiétude
une « petite rosse » déjà piquée et gâtée comme ces beaux fruits tardifs que ronge un
ver, ou bien faire venir de province une « petite oie blanche », qui passera, bien
confessée, du dortoir des religieuses à la chambre de l’époux.
Certes, l’atmosphère qui entoure la jeunesse contemporaine est toute viciée de
mauvaises odeurs, chargée de germes, pullulante de microbes. Nulle famille ne peut
fermer si bien ses fenêtres, qu’une bouffée de cet air n’entre parfois dans la maison.
Il n’est pas de frère un peu attentif qui ne soit obligé de défendre sa sœur contre les
contagions qui la guettent dès qu’elle a franchi le seuil d’un salon. On dirait parfois
que nos regards, nos paroles, nos pensées conspirent à briser l’exquise merveille des
cœurs ingénus, à dévelouter l’âme innocente qui s’éveille devant la vie, à détruire
cette grâce vite effacée, que ni la séduction de la femme, ni le sourire de l’enfant, ni
même la bonté de l’aïeule ne peuvent égaler. On n’attend pas que j’expose ici tous les
dangers où peut se heurter, se meurtrir, se gâter pour toujours la candeur de celles en
qui repose l’énigme
de l’avenir. On remarque aisément ces
périls. En voici quelques-uns : 1º le nombre toujours croissant des garçons mal élevés
et des femmes détraquées ; le marivaudage mondain, devenu (à force de balourdise
bourgeoise, ébattement de commis voyageurs ou de sous-officiers, récréation de commères
surexcitées, gamineries de collégiens vicieux ; 2º l’écho des scandales, multiplié,
aggravé par le tapage des journaux ; 3º la suggestion des images étranges que la police
tolère à l’étalage des kiosques, à la cimaise des murailles, aux vitrines des marchands
de tableaux ; 4º le répertoire des cafés-concerts, dont la présence sur les pianos de
famille rend tout à fait superflue la sévérité des mères envers les romans
contemporains… Ajoutez les propos tenus à table, les récits physiologiques, les
descriptions médicales, que sais-je ?… Notez enfin (car on dirait que les braves gens
aiment, eux aussi, à barboter dans l’eau des sources) la bizarrerie de certains
programmes, les questions d’examens, la naïveté des professeurs de jeunes filles.
M. Marcel Prévost (et c’est par là que sa monographie morbide est si intéressante) a
très bien vu le cercle restreint, le « bouillon de culture » où la combinaison de toutes
ces influences dégage le fumet grisant, vite écœurant, d’une Maud de Rouvre, d’une Dora
Calvell. Mais quoi qu’il en dise, les « cas » qu’il a étudiés sont très rares et ses
« sujets » sont des êtres d’exception. Les
demi-vierges qu’il
nous présente en liberté sont des bêtes de demi-sang, de race douteuse, plus ou moins
croisées d’hérédités rastaquouères, affligées de tares coloniales. Dans certains
quartiers neufs de Paris, vers la plaine Monceau et l’Arc de Triomphe, il y a de jolies
sauvagesses que l’on s’étonne de ne point voir avec un anneau dans le nez. Beaucoup de
romanciers vont chercher là-bas des occasions de rire ; et c’est leur droit. Mais ils
auraient tort de considérer comme un symptôme de déchéance nationale et quasi
universelle le bouillonnement de surface qui fait pétiller ce monde où l’on s’amuse,
écume de ruisseau et mousse de champagne.
J’aurais voulu que le fécond narrateur de tant de mésaventures galantes nous eût
montré, à une certaine distance de ces flirteuses fin-de-siècle, la jeune fille moderne,
la véritable, le type nécessairement nouveau, que de nouvelles mœurs façonnent parmi
nous dans l’élite qui travaille, la forme neuve d’un genre qui évolue comme tout le
reste, la frappe récente d’une médaille qui a été remise à la fonte et dont le métal est
resté pur. Cette jeune Française, telle que je l’ai vue, telle que je la vois, n’a plus,
j’en conviens, les paupières baissées d’Agnès, le maintien d’Angélique, les retraites
pudibondes et les attitudes penchées de « mam’zelle Nitouche ». Les vieux messieurs,
friands de sagesses, disent peut-être,
au cercle, que son
allure est trop vive et décidée. Elle sait tendre la main franchement, loyalement. Elle
entre dans la vie, les yeux ouverts, rebelle aux mensonges, prête à la vaillante
acceptation de tous les devoirs, résolue à se donner sans réserve à l’élu qu’elle aura
choisi, préservée de toute souillure par le respect de soi-même, plus exposée sans doute
que les pensionnaires d’autrefois, mais fortifiée, trempée, comme une fille de bonne
race, contre les dangers dont elle a le sentiment vague, par l’usage qu’on lui laisse
faire de sa volonté. Vraiment, je préfère à toutes les simagrées des « petites oies
blanches » la droiture de son regard et la probité de son cœur. Incomparable amie, femme
dont la tendresse est douce et forte, on peut répéter en son honneur ce mot de
l’Écriture : « Elle est comme une fleur de joie épanouie dans la
maison »
; fleur si délicate qu’on ne sait, en vérité, si la nature féminine en
a jamais produit de pareilles, fleur si précieuse, qu’on hésite à croire qu’un seul
homme, en notre société mêlée, puisse être tout à fait digne d’en goûter le parfum.
Est-ce que, nous autres hommes, nous sommes toujours ce que nous devrions être quand
nous sentons près de nous cette charmante honnêteté de la jeune fille ? Noblesse oblige.
La confiance que l’on nous témoigne nous impose de nouveaux scrupules. La jeune fille se
fie à notre courtoisie
chevaleresque ; notre respect doit
grandir à mesure que croît sa liberté. Nous la voulons plus libre, moins ignorante,
presque émancipée ; et nous apportons encore, dans nos conversations avec elle, des
propos de cuistre et des façons d’affranchi. Vraiment, quand on songe à ce que sont la
plupart des « épouseurs » et à ce que valent exactement leurs offres, on est tenté de
les trouver trop exigeants dans leurs demandes.
Je copie dans un vieux livre oublié sur les tablettes d’une bibliothèque de province la
règle d’un jeu auquel nos ancêtres se divertissaient beaucoup, et qui s’appelait le jeu
du pince-sans-rire :
« Il faut qu’à ce jeu chaque joueur ou joueuse pince le nez de son voisin ou de sa
voisine ; et s’il rit, il donne un gage. En se pinçant ainsi, les joueurs se font des
questions baroques. Celui qui rit en répondant ou en questionnant donne un gage, et
l’on cherche mutuellement à se faire perdre le sérieux. La finesse de ce jeu consiste
à se mettre deux ou trois personnes qui le
connaissent
contre d’autres qui ne l’ont pas encore joué. Les plus fins se noircissent les doigts
avec du bouchon brûlé ; en pinçant le nez de leurs voisins, ils le leur noircissent,
et l’on rit à leurs dépens ; eux-mêmes éclatent en voyant ceux qui sont noircis et ne
s’aperçoivent pas qu’ils ne le sont pas moins, ce qui fait donner beaucoup de
gages… »
Ayant lu ces phrases judicieuses, je trouve que M. Pierre Veber est, de tous les
citoyens de la troisième République, celui peut-être qui réalise le mieux le type
parfait du « pince-sans-rire ». Il fait partie de cette laborieuse équipe, si féconde,
qui s’intitule « les Auteurs gais », et qui travaillent, en l’agonie morose de ce
siècle, à désopiler nos rates rétives. Il a uni sa froideur satirique à la fantaisie de
Georges Auriol, à la malice de Willy, à l’hilarité philosophe de Courteline. M. Jules
Renard, l’homme aux Sourires pincés, lui plaît. Mais c’est M. Tristan
Bernard qui est son principal associé. En compagnie de ce facétieux camarade, il fut
jadis « Chasseur de chevelures ». C’est ainsi du moins que ces deux scalpeurs se
dénommaient entre eux. Semblables aux Sioux et aux Apaches, ils se payaient, si j’ose
m’exprimer ainsi, la tête de leurs ennemis. Il leur arrivait quelquefois — par une
singulière contradiction — de courir sus à des gens chauves. Maintenant, Pierre Veber et
Tristan Bernard ont séparé leurs efforts. Ils suivent des pistes différentes, et,
comme chacun d’eux est doué d’un flair subtil, la chasse est
double. Tandis que Tristan Bernard se contente d’attribuer à José-Maria de Heredia les
sonnets qu’il rapporte de ses vagabondages en toutes sortes de buissons, le multiforme
Pierre Veber, connu particulièrement sous le nom de Bill Sharp, taquine avec flegme ses
contemporains, regarde d’un œil placide notre névrose, et renouvelle, par son goût de
l’actualité, par sa clairvoyance très sereine, par son ironie lancinante, ce genre un
peu usé : la chronique.
Le livre par lequel il nous introduit chez les snobs n’est pas autre
chose qu’une chronique dialoguée. Je sais bien que ce gracieux in-douze est appelé, en
sous-titre, « roman ». Et, en effet, il est fort intéressant de savoir si la petite Dora
Sweet épousera le bon snob Jarrossay ou le méchant snob Cœurdroy. Nous ne sommes pas
indifférents aux mésaventures conjugales de Mme Maissène, laquelle
pince son mari en conversation intime avec la plate (oh, combien plate !) Myriem,
ancienne sage-femme, veuve morganatique du poète Jan des Anges, actuellement directrice
du Pantacle et ange gardien des « jeunes ». Mais, ce qu’il y a de plus
savoureux dans ces trois cents pages, c’est assurément la somme considérable
d’informations, de notes, de faits que l’auteur a recueillis, chemin faisant, dans
le pays des snobs.
Méthodiquement, il mesure la superficie de cette contrée, il
en trace les limites, il en dessine la figure avant d’en décrire les habitants.
La terre de snobisme n’est pas très grande. On en a vite fait le tour. Située aux
environs de l’Arc de Triomphe, elle risque d’être encombrée par la colonisation
excessive des Américains du Sud. Parfois, pendant les nuits d’hiver et de printemps, il
y a des espaces déserts dans ce pays, les snobs ayant émigré en masses vers les
Bouffes-du-Nord.
On reconnaît les snobs au costume prétentieux et laid dont ils s’affublent.
Actuellement, ils vont par la ville, enjuponnés de longues redingotes, le col engoncé
dans des collets en velours, les épaules remontées presque au niveau des oreilles par le
relief des manches. Ils s’efforcent d’avoir « un air 1830 ». Étranglés dans des
cravates-garrots, ils divisent leurs cheveux en deux parties inégales par une raie qui
ressemble à celle d’Alfred de Musset ou du général Changarnier. Sur leurs gilets de
velours noir, ils laissent tomber de minces chaînes d’or. À la campagne, ils préfèrent
les vestons à cassures régulières, les chaussures fauve clair, les chemises historiées,
les feutres mous. Leurs femmes aiment les bandeaux plats, les manches plates, les
sarraus moyen âge, les tuniques « à l’Elsa », les accoutrements élégiaques, mystiques,
wagnériens, fabuleux. Lorsqu’elles assistent aux cérémonies
solennelles des Bouffes-du-Nord, elles tâchent de ressembler à des magiciennes
allongées et alanguies. Alors, elles font briller à leurs doigts des gemmes aux noms
sonores, telles que béryls hyacinthes et chrysoprases. Ou bien, engainées de soie verte,
couleur d’yeux maudits, ceinturées de platine (à ce que prétend
M. Pierre Veber), chapeautées de fleurs méditatives, elles tiennent à la main de sveltes
lotus, sans affectation. Volontiers, elles convoquent leurs amants dans les musées,
parce que les vieux sarcophages et les tableaux anciens exhalent une odeur de passion
veule et de volupté blette. En ce cas, elles adoptent, selon le témoignage de M. Pierre
Veber, de grandes robes de soie noire, droites (avec plissés accordéon), des manches
bouffantes plissées, rabattues, des toques d’alchimiste, brodées de soie noire… Si elles
ont l’intention de flirter sérieusement dans les recoins de l’exposition d’horticulture,
sur quelque banc laqué vert clair, dans la fraîcheur de la terre arrosée, parmi les
roses trop pâles, les chrysanthèmes à peine mauves et l’odeur suggestive des orchidées,
elles se cuirassent d’une « toilette de combat : jupe de drap gris clair, corsage de
chinchilla à petites basques, manches de velours gris clair, toque François Ier gris clair à grande aigrette ». Pour les rendez-vous
blancs, les voiles de mousseline de soie, à l’instar d’Eisa, sont très
convenables. Si c’est pendant la nuit, au fond
d’un retrait
mystérieux, on porte une petite lampe d’argent, de forme antique.
Le décor et les accessoires où les snobs, mâles et femelles, encadrent leur vie, sont
. Nul voyageur n’a catalogué ces objets avec autant de soin que M. Pierre
Veber. Il procède à cet inventaire posément, avec la tranquillité hautaine d’un
commissaire-priseur très distingué. Suivons-le dans le bric-à-brac de Snobopolis (je n’hésite pas à écrire ce mot, puisqu’il a été lancé dans un livre
mémorable par M. Paul Bourget).
Voici d’abord un salon oratoire d’un mauve mourant. (Encore !) Partout des bouddhas,
des madones, des ciboires, des vitraux, des étoles. Très commode pour les tête-à-tête ;
recommandé, par les grands maîtres du snobisme, pour enjoliver d’un ragoût bien moderne
l’éternel et banal péché.
Autre salon, tendu de soies, cretonnes et velours en harmonie jaune et vert d’eau. On
n’ose y marcher, de peur de casser un tas de petits meubles inutiles, dont l’incohérence
paraît s’adapter exactement aux pensées dépareillées des snobs. Tous ces meubles
— faut-il le dire ? — sont laqués en clair et supportent des verreries britanniques. Un
grand lys émerge d’une touffe de pivoines… Tiens ! Mais il n’est pas mal, après tout, ce
salon.
Bureau de la directrice du Pantacle : l’obscure clarté d’un vitrail
agonise sur des tentures où le
vert mousse s’impose (la
maîtresse de la maison étant rousse). Vieilles tapisseries, antiques verdures… Au fond
de la pièce, dans une alcôve bretonne, un lit pas fait, mais caparaçonné d’une grande
peluche aubergine relevée d’orfroi. Aux murs, des gravures dédicacées par des « Petits
Jeunes » : eaux-fortes, représentant des dragons dévorant le crâne d’un moine dans les
ténèbres ; dessin d’Odilon Redon, où l’on voit des serpents enroulés autour d’un ciboire
d’où sortent des seins de femmes avec un œil au milieu. Encrier de bronze, affectant des
platitudes sournoises de crapaud accroupi.
Qu’est-ce donc, en somme, que les snobs ? Voici la définition que M. Pierre Veber nous
propose, par la voix de deux personnages qu’il a chargés spécialement de faire paraître
ses propres opinions :
« Enfin, où sommes-nous ? Dans le monde, n’est-ce pas ?
— Qu’entendez-vous par le monde ? C’est très grand ou très petit…
— J’entends par : le monde, une réunion de gens… une association…
— Ne cherchez pas, il y a comme ça des mots très précis que l’on applique à des
choses dont on ne saurait donner une définition nette. Le monde, on sent confusément
ce que c’est ; on est incapable de le dire ; ce n’est pas les bourgeois, ce n’est pas
les rastas, ce n’est pas les financiers. Or je vous jure que je ne sais pas encore si
nous sommes dans le monde. Ordinairement, on juge d’après les toilettes, les figures,
les conversations…
— Si nous ne sommes pas dans le monde, où
sommes-nous ?
— Chut !… Nous sommes chez les snobs !
— Qu’entendez-vous exactement par snob ?
— Encore un de ces mots que je vous signalais tout à l’heure ; on peut dire que les
snobs sont ceux qui, en tout, portent la dernière, « dernière mode », la mode que l’on
ne suit plus parce qu’elle est trop exagérée ; mais c’est insuffisant : ce sont aussi,
vous dira-t-on, les gens qui veulent tout comprendre ou, chose bien différente,
paraître tout comprendre ; ce n’est pas encore suffisant, ce sont les « chercheurs
d’inédit » peut-être, à moins qu’ils ne soient les « suiveurs d’inédits ». Ce sont
ceux qui n’estiment que le rare et le précieux, et tombent ainsi dans l’,
ce sont les badauds qui se laissent égarer par une réclame bien machinée ; ce sont
aussi les crédules qui se prennent à toute affectation d’étrangeté et de
cosmopolitisme. Mais ce n’est pas encore cela, et il y a de tout cela ! C’est un état
d’âme assez nouveau, indéfinissable, pour lequel il a fallu un nouveau mot : les snobs
sont les snobs, voilà ! »
Si l’on s’en tient aux termes mêmes de cette définition, le profil des snobs est assez
difficile à saisir, puisque leur nez tourne au vent comme une girouette, et qu’ils sont
uniquement préoccupés de connaître la « dernière mode », de proférer le « dernier cri ».
Or, cette « mode », ce « cri » changent quasiment tous les jours. Le « nouveau jeu » de
l’année dernière est une vieillerie déjà fanée. Voilà bien longtemps que les lys de
Fiesole sont coupés. Finie, la dévotion à saint François d’Assise, la piété envers
sainte Claire. Le napoléonisme lui-même est périmé, malgré les Aigles que
M. Rouffet, peintre excellent et
retardataire, vient
d’exposer au salon des Champs-Élysées. Les « rosseries » du Théâtre-Libre ont
vécu. Le socialisme chrétien, naguère prisé dans les salons et favorable au mariage
riche des jeunes gens pauvres, a rejoint les anciens almanachs. Les petits anarchistes
en smoking n’osent plus souffler mot depuis la décapitation d’Émile Henry. La plupart
des poètes symbolo-instrumentistes, encore valides il y a deux ans, ne sont plus que des
ombres vagues et illusoires, des chevaliers du passé. Les uns se sont retirés dans
l’administration ou dans le notariat ; les autres font du reportage ou des hexamètres
réguliers. Ils ont presque tous des « situations » et renient — tels, des
révolutionnaires devenus sous-préfets ou ministres — leurs juvéniles roublardises.
Wagner lui-même est un peu suranné… Bref, il y a presque autant de snobismes que de mois
dans l’année, de semaines dans le mois et de jours dans la semaine. Ce qui « se fait »
aujourd’hui n’est plus du tout ce qui « se faisait » hier.
On a beau, comme M. Pierre Veber, être muni d’un très bon appareil de photographie
instantanée. Les vérascopes les plus perfectionnés n’y feront rien. On ne peut fixer
cette incessante métamorphose, ces aspects, si divers, de l’éternelle sottise. Les snobs
de M. Veber sont déjà vénérables et caducs, comme des portraits d’ancêtres.
Braves gens ! Je les respecte autant que les statues archaïques de
l’Acropole. Ils datent. Ce sont des grands-pères. Ils sont touchants. Ils s’occupent
d’occultisme, de magie noire, de magie blanche et de messes démoniaques. Ils
s’entretiennent de théosophie. Ils se traitent mutuellement d’« âmes sœurs » quand ils
appartiennent à des sexes différents. Ils cultivent Henrik Ibsen et sont encore secoués
par le frisson scandinave. Ils ignorent la Renaissance latine et Gabriel d’Annunzio.
N’importe. Nous devons remercier M. Pierre Veber pour l’esprit et pour la patience
qu’il a dépensés dans cette étude. Ce jeune et vaillant explorateur n’a pas hésité à
camper chez les snobs, afin d’écouter leurs discours, de s’initier à leurs usages et de
flétrir leurs vices. Que de conférences il a dû entendre ! Que de soirées « d’initiation
musicale » ! Que de séances « ésotériques » n’a-t-il pas dû subir, en compagnie de ces
messieurs extasiés et de ces dames pâmées ! J’imagine qu’il s’est résigné à pas mal de
dîners et de truffes, avant d’entendre une jeune esthète lui dire, après le potage, en
tournant vers lui un visage pénétré d’idéalisme : « J’ai entrevu tantôt un violet
passionné dont je suis encore angoissée ; les couleurs évoquent en moi d’antiques
légendes, ou des souvenirs de parfums troublants. »
La même voisine lui a dit
ces mots, qu’il écrivit sur son carnet en les arrangeant un peu comme c’était son
droit :
« L’hiératisme silencieux et profond est la
seule attitude d’âme seyante à notre lassitude. »
Il n’ignore rien des
boniments et des palabres chers aux snobs d’antan. Ceci est drôle (c’est une maîtresse
de maison qui parle) :
« Je vais vous présenter à Rolf Maaden ; il ne parle que le danois ; il est beau
comme un fier Viking. »
J’ai goûté cette déclaration amoureuse :
« L’exquise douceur de la solitude permet l’amour, d’une chasteté encore perfectible,
l’amour qui unit des âmes comme la vôtre et la mienne. Des éternités nous nous sommes
cherchés. Vous êtes la Haute, la Surnaturelle, enfin l’Élue, et je ne veux qu’un culte
muet qui s’effrayerait de profaner d’un désir la pieuse image. »
Ceci est vraiment beau :
« Pourquoi exposez-vous les purs Chevaliers du Graal aux entreprises des
Filles-Fleurs ? La candeur impolluée du Lys s’offense de la trop lubrique
pivoine. »
Enfin, M. Veber n’a point perdu son temps, le jour où il est allé voir, dans les
bâtiments de l’exposition canine — obligeamment prêtés par l’administration, — le salon
annuel des quatre maîtres et des quatorze sous-maîtres qui ont le don d’exciter
l’enthousiasme des snobs iconolâtres. Il a entendu là cette conversation aussitôt
sténographiée :
« Bonjour, Freddy, Simon m’a présenté ses
« yearlings ».
— Simon ? Il est là ? Je voudrais lui parler d’un jeune Sinoque… Myriem m’a dit que
c’était un Redon, plus chaste.
— En effet, il y a de lui, ici, l’Antechrist, très, très profond. Je
vous signale également un Poème de chair de Cloakes, et n’oubliez pas
la Vision barbare. Sabot m’a avoué qu’il avait failli devenir fou avant
d’achever cette toile ; c’est du Chenavard plus intense. »
Mon Dieu ! ces enfantillages, après tout, paraissent assez anodins. S’il plaît à ces
gens d’être si ridicules, qu’est-ce que cela nous fait ? D’accord, réplique M. Pierre
Veber ; on pourrait se contenter de sourire et de hausser les épaules, si les snobs
étaient naïfs. Mais l’insincérité de leur enthousiasme, l’artifice de leurs pâmoisons
apparaissent à tous les yeux. Cabotins ! cabotins ! Et souvent cabotins sinistres. Ce
disant, M. Veber nous montre le snob malin et pratique, le snob « rosse », chercheur
d’eau trouble, pilleur d’épaves, coureur de dots. Un joli monsieur ! Ses plastrons
amidonnés, ses cravates claires recouvrent des abîmes de perversité. C’est l’immortel
Rastignac, mais obligé par le malheur des temps à disserter sur Gabriel-Dante
Rossetti…
L’ennui, pour nous autres braves gens, c’est que les snobs grotesques jouissent à
présent d’une autorité insupportable. C’est un point sur lequel l’analyse de M. Pierre
Veber insiste avec
raison. Ils sont en possession de
distribuer la notoriété. Parfaitement. Nous pouvons blaguer leurs grands hommes ; nous
les subissons, ces grands hommes ; et ils savent bien, eux pas bêtes, que chacune de nos
blagues est une réclame de plus. Le public — cet être anonyme et collectif qu’on appelle
le « public » — devient de plus en plus moutonnier. De sorte que les arrêts bruyants
d’une demi-douzaine de rastaquouères, de toqués et de bourgeois gentilshommes acquièrent
aisément force de loi. La coterie des snobs est une association très habile à capter
toutes les sources de renommée et de lucre. M. Veber résume plaisamment les opérations
d’honnête courtage où excellent et triomphent les « arrivistes » de cette nation :
… Très remuants, très malins, et surtout très unis, ils menaient un tapage autour de
leurs personnalités, intimidaient la critique et passaient, avec certains crieurs
publics, des traités que l’on pourrait résumer ainsi : « Article premier. Μ. X… nous
découvrira et déclarera que nous sommes les Maîtres de
demain. — Article 2. Nous nous engageons à ne pas attaquer Μ. X… et à le
reconnaître comme un Maître d’aujourd’hui. »
Hélas ! ces honteux marchés recommencent dans tous les siècles. Cet échange de procédés
constitue les éléments mêmes de l’art de parvenir. Est-ce que les choses se passaient
autrement, du temps des Précieux et des Précieuses, qui furent à peu
près les snobs d’autrefois ?… Soit, répond M. Veber, mais les Précieux
et les Précieuses, trop calomniés du reste, étaient du moins de notre pays, de notre
sang et de notre race. Tandis que les snobs… Ah ! quel ramassis ! Parmi ces beaux
messieurs et ces belles dames qui donnent le ton à notre société et représentent
éminemment « l’esprit parisien », il y a surtout des Yankees marchands de cochons, des
Levantins qui roulèrent le long de toutes les Échelles, des marquis des Carpathes, des
barons de la Pouille, des hospodars de Valachie…
Eh bien ! mais n’est-ce pas précisément la raison pour laquelle nous nous acheminons
doucement vers un cosmopolitisme fertile en jouissances intellectuelles ?… Grâces soient
rendues à ces amateurs éclairés… Laissez-moi donc tranquille, riposte M. Pierre Veber,
ces brocanteurs de littérature et d’art, ces rustres vaniteux ne sont bons qu’à gonfler
de gros sous l’escarcelle d’un certain nombre de pornographes effrontés, de récitateurs
abscons et de peintres charlatans. Quand, par hasard, leur admiration tombe juste, elle
gâte aussitôt les œuvres où elle s’abat. Les snobs ont rendu Botticelli burlesque. À
cause d’eux, on ne peut plus prononcer décemment le nom de Burne Jones. Ils ont
déshonoré Ibsen par leur engouement inepte. Ils nous ôtent l’envie de relire Shelley et
Browning. Un hiver a suffi pour compromettre d’Annunzio et Fogazzaro. Quel mauvais tour
vont-ils nous jouer pendant la saison qui vient ? On est
inquiet en songeant que quelqu’un dans l’ombre prépare déjà le « dernier cri » de
l’hiver prochain.
Les raisons de M. Veber ne manquent point de force. Vous ai-je dit que son esprit est
fin, aiguisé, coupant, qu’il a le don du dialogue, que plusieurs des scènes de ce roman
parlé pourraient facilement être transportées au théâtre ? Si je l’ai dit, je le répète.
Ce jeune homme me semble créé et mis au monde pour donner un pendant aux
Précieuses ridicules.
M. Paul Hervieu est né observateur. Il traverse la farandole contemporaine en regardant
d’un œil placide, poli et secrètement féroce les horreurs que dissimule le vernis, déjà
craquelé, de nos élégances bourgeoises. La première fois que je l’ai rencontré, il m’a
effrayé, bien que son aspect soit tranquille. J’ai senti tout de suite l’inquiétude
instinctive que l’on éprouve lorsqu’on pénètre, même innocent, dans la chambre où
fonctionne la terrible anthropométrie du docteur Bertillon. J’avais devant moi un
appareil enregistreur, fait pour saisir au vol et fixer instantanément tous les tics,
toutes les tares, tous les maléfices et tous les ridicules
qui se peignent sur nos visages. M. Hervieu regarde ses contemporains et il a raison.
C’est un merveilleux spectacle que la peau d’un homme. Pour quiconque sait voir, il y a
là des énigmes à déchiffrer, des profondeurs à sonder, une clef à
découvrir. J’ai passé plusieurs années en Asie Mineure et en Grèce à lire des rébus
inscrits sur de vieilles pierres qui étaient rongées par le temps, cassées par les Turcs
et dérangées par les révolutions politiques. C’était un plaisir que de faire causer, à
force de sollicitations et de ruses, un sénatus-consulte bégayant, une épitaphe rétive.
Quand j’avais deviné une ligne éraflée ou « restitué », à force de conjectures, un mot
tronqué, j’étais content. Ce jeu de cache-cache avec l’antiquité s’appelle l’épigraphie.
C’est presque aussi amusant que l’occupation qui consiste à épeler un visage humain. Et
ces deux études se ressemblent, exigent presque les mêmes qualités d’attention, la même
capacité de noter ce qui est, de suppléer ce qui manque. Mettez M. Paul Foucart devant
un grimoire du ve
siècle avant Jésus-Christ : il verra
clair à travers les signes, achèvera les lettres décapitées, et nous apportera quelque
hypothèse ingénieuse et solide sur des questions réputées insolubles. Mettez M. Paul
Hervieu, dans un bal ou un dîner, devant la façade compliquée et sophistiquée d’une
mondaine : il lira cette figure,
comme un bon voyageur lit
une carte. Les lignes et les couleurs lui raconteront des histoires sentimentales ou des
fantaisies vicieuses. Telle ride, ensevelie sous le fard, et imperceptible à nos sens
grossiers, lui révélera des manies sournoises, des habitudes cachées, des désirs
inavoués. Il démêlera, dans le tissu modifié par des préparations savantes, la marbrure
révélatrice, la petite tache qui raconte les gros péchés. Ce pli, qui fêle la tempe,
cette lourdeur qui appesantit les paupières, cette contraction qui pince la bouche
pâlie, ce rictus qui retrousse les lèvres au-dessus des canines, tous ces mouvements
presque inaperçus sont des indices qui révèlent des plaies intimes, des mécomptes, des
jalousies, des misères, des drames… Quand on remarque tout cela, si l’on est gai, on
s’amuse prodigieusement en société ; si l’on est triste, on devient misanthrope. M. Paul
Hervieu est-il indigné ou diverti ? En tout cas, voilà bientôt dix ans qu’il travaille
sur la peau des gens du monde.
Ses grands romans et ses contes brefs attestent une vraie santé morale. Le Petit
Duc et les récits qui suivent (particulièrement Un petit
ménage, la Justice sous un saule, Pif) sont l’œuvre d’un homme
qui n’est point touché par la contagion de nos vices, de nos tics et de nos misères.
Tandis que M. Paul Bourget n’a pas échappé au soupçon
d’aimer
en secret les élégances dont il s’indigne ; tandis que les moralités de MM. Henri
Lavedan et Maurice Donnay rentrent plutôt dans la catégorie de ces homélies que les gens
du moyen âge appelaient des Sermons joyeux, M. Hervieu, lui, traverse
d’un pas égal et d’une mine calme la cohue bariolée où nos contemporains et nos
contemporaines s’aiment, se haïssent, se bousculent à tort et à travers. Il ne bronche
pas, même lorsqu’il reçoit à brûle-plastron les plus chaudes confidences. Il étudie avec
une sérénité minutieuse nos feux, rougeurs et démangeaisons, sans que cette étude
professionnelle l’expose même au péril de se gratter. Nulle inflexion dans sa voix, même
lorsqu’il rapporte des faits scandaleux, relate des paroles peu décentes ou décrit des
postures incongrues. Rien ne fait trembler dans sa main la loupe avec laquelle il
explore le corps et l’âme des gens du monde. Écoutez de quel ton il raconte, dans une de
ses plus jolies nouvelles, les chutes et les rechutes d’une de ses pénitentes.
Au bout de peu d’années de mariage, Georgette avait été étroitement circonvenue par
la plupart des amis de la maison, qui avaient vivement l’envie de tâter d’elle.
Son charme était bizarre. La gorge abondante et jeunement ronde, sur une taille très
fine et des hanches minces, était portée, comme l’épanouissement même de la vie de
Georgette, par la frêle tige de son corps. Ses yeux bleus étaient cerclés de bistre et
dominaient des pommettes roses. Sa lèvre inférieure un peu courte, découvrant des
dents claires et fines, lui mettait au bas du visage un
perpétuel petit sourire, le sourire d’une souris. Elle était très blonde, avec des
cheveux follement luxuriants qu’elle nouait et s’épinglait légèrement sur la tête,
plutôt qu’elle ne les y peignait. En sorte que sa coiffure avait toujours un air
d’être déshabillée comparativement au reste de sa toilette. Et les gens, devant la
jeune femme, en concevaient ainsi l’idée de la voir nue ; ils se représentaient
irrésistiblement la vision de la nudité qui devait convenir à l’état de cette
chevelure sans gêne et s’en accommoder le mieux.
Saint-Caprais, avec sa grande barbe et sa fatuité de clubman à bonnes fortunes, avait
un trop gros ventre pour plaire à Georgette. Dès l’abord, elle en avait ri. Elle avait
ri aussi de Varagrine, pour ce que les propositions de celui-ci avaient eu tout de
suite de formel ; et elle ne s’était pas moins divertie de Kerbel, parce qu’il
étranglait à ne rien demander de précis.
Et cependant, sans aimer aucun de ces hommes, en moins de six ans elle fut la
maîtresse de Saint-Caprais, de Kerbel, de Varagrine ; puis, à nouveau, de
Saint-Caprais, malgré le gros ventre qu’il avait. Et elle eut encore deux amants de
plus : l’un qu’elle prit parce qu’elle n’en avait pas ; et l’autre avec lequel ça lui
parut tout simple, puisqu’elle en avait déjà un.
C’est du Marivaux cruel, raccourci et comme crispé.
Assurément, M. Paul Hervieu est sensible, tout comme un autre, à la grâce des lignes
brisées où zigzague et se tourmente, de plus en plus, le profil des Parisiennes. Il
regarde volontiers, lorsqu’il passe dans la rue ou lorsqu’il est assis dans un salon,
les frimousses qui s’ébouriffent, les yeux qui pétillent, l’allure provocante des
tailles
cambrées, tout ce qu’il y a de gentil, de crâne, de
capiteux et d’ dans la silhouette de nos compagnes. Il n’ignore rien de la
femme moderne. Il en sait les attitudes, les minauderies, les effarements, les défaites
et les pâmoisons. Écrivant, en un jour de fantaisie, une préface pour les
Mémoires d’une glace, recueillis et illustrés par le bon féministe
Albert Guillaume, il avouait ses prédilections avec une friandise un peu apprêtée et
très savoureuse. Il disait, s’adressant à Guillaume le philosophe :
On sait, mon cher Guillaume, qu’une glace dont votre spirituel crayon s’est chargé de
conter les mémoires, n’aura pas été accrochée à tort et à travers, ni, par exemple,
dans ces endroits néfastes que l’on caractérise en disant que « ça manque de
femme ».
On rend trop justice à votre sens du joli, du profane et de l’affriolant pour ne pas
prévoir que la glace de votre choix aura, le plus souvent, occupé des panneaux
privilégiés où les formes féminines traçaient ces angles d’incidences qui déterminent
d’exactes réflexions. Et l’on serait bien étonné si cette glace, au gré de votre
artistique caprice, n’avait point su trouver, de-ci de-là, les inclinaisons adroites
ou les perpendicularités propices, et si elle ne prodiguait, parmi tous ces
déshabillages où vous excellez, les jets de lumière les plus ascendants et les mieux
plongeants.
Mais ne sent-on pas, jusque dans cet abandon volontaire, quelque chose de sérieux et
d’un peu farouche, le labeur d’un psychologue, le sourcil grave d’un observateur dont la
constatation
placide implique, même dans les circonstances
les plus scabreuses, un blâme hautain ?
Et puis, M. Hervieu est moins attiré par l’extérieur des corps que par l’intérieur des
âmes.
Encore que ses héros et ses héroïnes soient, presque toujours, bien habillés, il évite
ce défaut si répandu chez les gens de lettres qui peignent les gens du monde, ce défaut
excusable mais si agaçant que M. Paul Bourget appelle spirituellement le « snobisme
vestimentaire ». Son style, dont la complexité ingénieuse n’est pas exempte d’obscurité,
se débarrasse du moins de ces catalogues obsédants, qui sentent l’atelier de la modiste,
l’établi du tailleur ou la boutique du couturier. Chez lui, point de garde-robes
soigneusement inventoriées, ni de pantalons amoureusement dépliés, ni de charmantes
vestes du matin, ni de chemisettes en mousseline de soie ni de souliers rangés en bel
ordre, ni de « tubes » aux huit reflets, ni de monocles au large cordon noir. Le robuste
romancier de l’Armature peut dédaigner ces ustensiles. Ses récits, ainsi
allégés, seront plus forts pour défier les revirements de la mode et pour braver les
atteintes du temps. On les lira, même lorsque les manches à gigots, les jupes à godets
et les « plissés accordéon » auront rejoint, au musée des antiquailles, les vertugadins,
les guimpes, les gorgerettes et les crinolines. On n’aura pas besoin, pour les
comprendre,
de rechercher, aux Archives nationales, les vieux
prospectus du Louvre et du Bon Marché.
Si d’aventure l’auteur du Petit Duc est obligé, par la marche de sa
narration ou par les exigences de son analyse, d’insister sur l’accoutrement d’un homme
ou d’une femme, il s’acquitte de sa tâche avec une rigoureuse méthode. Il néglige les
accessoires, évite de s’embrouiller dans les « dessous » et s’efforce de saisir
l’essence même du costume. Raisonneur intrépide, déchiffreur d’énigmes, incliné par la
pente de son esprit aux témérités et aux réussites de la logique inductive, il veut
savoir ce que révèlent, sur nos vices permanents et nos défaillances momentanées, les
nippes plus ou moins fastueuses que nous portons sur le dos. À quel trait de caractère
correspond telle ou telle forme de chapeau ? À quel état d’âme se rapporte telle
combinaison de draperie ou de lingerie ? Voilà ce qui l’intéresse. Toutes les fois que
l’auteur de Peints par eux-mêmes inspecte, pour notre plaisir et pour
notre profit, la coupe d’une redingote ou les contours d’un corsage, il me fait penser à
un topographe qui, avec le plus beau sang-froid du monde, mesure des altitudes, jauge
des profondeurs, lève des plans.
Vous vous rappelez, au commencement de Flirt, la précise description de
Mme Mésigny :
Chaque matin, Mme Mésigny parcourait deux fois, à pied, dans
toute sa longueur, la longue avenue du Bois, depuis
un
mois ; depuis que ce docteur, qui avait déjà fait maigrir Mme de Prébois, Mme Nully-Lévrier et Mlles Balbenthal, l’avait prévenue que, si elle n’y faisait pas très, très
attention, elle serait énorme à trente ans.
Cette jolie paresseuse, qui, naguère, pour l’heure de midi, n’avait pas toujours fini
d’enfiler la seconde manche d’un des peignoirs jonquilles ou roses, à travers quoi
rayonnaient, çà et là, des clartés de marbre vivantes ; ayant passé son temps à se
lever à demi, à se recoucher de moitié, à lire sur une chaise longue, à se suggérer
une obligation de comptes domestiques ou quelque devoir d’écrire pour retarder le
moment où sa femme de chambre voudrait la coiffer ou lui lacer le corset : maintenant,
tous les jours, à dix heures trois quarts, elle était habillée, prête (ce
qui, de la part d’une femme, est un résultat de longtemps postérieur à celui d’être
habillée, sans que les plus fins aient jamais su découvrir pourquoi). Enfin, un
peu avant onze heures, Clotilde était archiprête, sortie, en route, à l’œuvre.
Dans une toilette matinale, qui était une sorte de costume de chasse,
tant la marche lui apparaissait telle qu’un sport et non comme un des actes les plus
naturels de la créature, Mme Mésigny avait descendu, toute
seule, à un coin de la rue de Presbourg, l’escalier monumental de l’entresol assez
exigu où son mari n’était pas encore tout à fait éveillé, et où, quatre ans
auparavant, avait commencé une lune de miel un peu pâle, dont le dernier quartier, à
présent, ne jetait plus sur le ménage que des lueurs rares, fugitives et froides.
Sous un chapeau de paille marron, de forme presque masculine et presque
tyrolienne, à plume marron, à voile marron, dans une robe et une veste de léger
drap marron qu’éclairait seulement un gilet de coutil, les chevilles serrées par un
cuir fauve, les pieds pointus et moulés par le vernis, Clotilde traversait lestement
l’avenue Kleber, l’avenue d’Eylau, et avec sa vivacité grasse de femme
trop énergique de jeunesse pour ne pas pouvoir (sans qu’il y parût) tyranniser son
embonpoint, ayant bientôt gagné l’avenue du Bois-de-Boulogne à l’instant et à
l’endroit où y flânent les promeneurs printaniers, elle ralentissait toutefois son
train
pour arpenter le large et honorable trottoir que
longent, à droite, un mouvement élégant d’équipages, et, à gauche, une pente de gazons
bien lavés, rasés de frais, brillants et soignés comme les cheveux d’un snob.
En ce temps-là (Flirt est daté de 1892), M. Paul Hervieu n’était pas
encore tout à fait maître de son talent. Les surcharges, les retouches, les bavures
empâtaient ses meilleurs tableaux. Voulant tout dire, il ne résistait pas à la tentation
de dire trop. Ses phrases bourrées, engorgées, s’étranglaient, faute d’air. Il
ressemblait, par sa difficulté de langage, à ces personnes, d’ailleurs bien douées, que
l’abondance des idées, l’afflux des sensations condamne au bredouillement. Mais combien
cette pénible élocution est préférable à la banale facilité de ceux dont le génie puéril
se joue sur les surfaces ! Comme c’est plein de substance et de moelle ! Comme on sent,
dans ce loyal effort où le crayon s’écache et où le pinceau quelquefois gicle, le souci
de fixer fortement le trait qui en vaut la peine, le caractère qui est vraiment
significatif ! Maintenant M. Hervieu marque, dans tout ce qu’il entreprend, les mêmes
habitudes de conscience et de réflexion. Seulement, son dessein est plus serré, sa
couleur plus franche. Et ses peintures, vigoureusement ramassées, n’en sont que plus
suggestives. Exemple : les trois dames du château de Boisrose et l’« effet » instantané
que produit leur beau
physique sur le tempérament du petit
duc, chasseur en quête de fin gibier.
Le déjeuner du lendemain fut servi à dix heures, en raison des convenances de la
chasse.
À cette occasion, le goût du petit duc pour toutes les manifestations féminines se
sentit caressé lorsqu’il vit apparaître, dans leurs costumes de chasseresses, celles
qui allaient faire partie de l’expédition.
La baronne Nordensund, en velours gris souris, portait un attifement qui lui seyait à
merveille. Avec sa carabine en bandoulière et son feutre noir, elle avait l’air moins
sauvage qu’un franc-tireur, quoique plus hardi qu’un arlequin. Mme de Chorieu, en drap gros bleu, et coiffée d’une sorte de petit tricorne,
avait peut-être l’allure moins guerrière, mais une grâce plus théâtrale. Quant à la
comtesse Hélise-Quède, elle était ajustée dans une cheviotte roux-écureuil, à longs
poils laineux, qui faisait valoir par contraste sa figure sombre et brune ; et ses
noirs cheveux là-dessus lui complétaient l’aspect d’un étrange et superbe animal, à
corps clair et à tête foncée.
Autre exemple. Le petit duc Sigebert d’Œuilly en personne :
Une fine couche de neige avait poudré le paysage. Tout projet de nouvelle chasse
était donc écarté. Mais Sigebert fut informé que par compensation on allait faire une
sortie matinale en break, jusqu’aux ruines d’une abbaye curieuse à visiter et
notamment célèbre pour n’avoir jamais fabriqué de liqueur.
Sigebert, attentif à se bien parer, avait différé l’instant de descendre de chez lui,
juste assez pour ne se faire attendre que très peu. Il avait dosé son temps de
l’infinitésimale quantité de retard qui lui gardait encore l’aspect de l’extrême
politesse. Mais il comptait, en marquant ainsi un droit coquet aux privautés, forcer
enfin sur lui
l’attention des femmes et s’introniser
quelque peu dans leur camp, à elles. Et quand, sur le sommet du perron, devant
l’attelage rangé, il apparut en souples bottes russes, gentiment emmitouflé, sa
moustache blonde et son regard bleu émergeant d’un haut col de fourrure, toute sa
personne éclairée par les reflets blancs du sol, il avait l’air d’un petit conquérant
du monde.
Mais il eut aussitôt le regret de voir que tout son effet était manqué. Aucune de ces
dames n’était encore là.
Voilà, si je ne me trompe, beaucoup de choses en quelques lignes. Le décor et le
personnage mis en scène nous sont désormais familiers. Nous connaissons de l’un le faste
cossu, de l’autre la frivolité un peu soucieuse, l’enfantillage inquiet, la vanité
sentimentale, avec ce je ne sais quoi, ce signe qui, dans notre foire démocratique,
atteste la race et attire, selon les circonstances, la sympathie ou l’hostilité des
foules et des femmes.
Je voudrais, si j’en avais le loisir, complimenter M. Paul Hervieu sur l’heureuse
physionomie des noms qu’il attribue à ses personnages. Presque tous sont bien choisis,
sans excès de caricature. Ils s’adaptent exactement à la figure de ces messieurs et de
ces dames. Ils leur vont aussi bien que leurs jupes et leurs culottes. Ils achèvent de
nous renseigner sur les origines, les prétentions et les espérances de ces héros.
Rarement on a mieux vu et plus fidèlement noté l’exotisme bizarre de l’armorial
français, la cacophonie de nos appellations patronymiques, l’aplomb du
commerce enrichi et de la finance triomphante, l’effronterie des
blasons achetés ou volés, le prestige cocasse de nos titres et l’ineptie, même
grammaticale, de nos particules.
Afin de se distraire des élégantes compagnies où il fréquente, et peut-être pour se
retremper, comme on dit, dans le sein de la démocratie, M. Hervieu a consenti quatre ou
cinq fois, à quitter sa clientèle ordinaire. Il s’est échappé, en excursions furtives,
vers les étages hauts et même vers de vagues banlieues, parmi des employés en retraite
ou des boutiquiers retirés. De cette courte exploration, il a rapporté de très
philosophiques histoires, notamment l’odyssée d’une canne à pêche dont il parle avec
flegme et que Labiche aurait contée avec une jovialité intempérante. Il s’est même
hasardé dans les vilains faubourgs où l’on boit des setiers de vin bleu et où roulent,
de gargote en gargote, des tonnerres de gros mots. M. Hervieu empiétant sur le domaine
de M. Zola, voilà une chose digne de remarque. Rien de plus curieux que d’entendre ce
délicat raconter, avec d’infinies précautions et une correction de diplomate, ce qu’il a
vu ou écouté là-bas. Le contraste entre la gêne qui le retient et le désir qu’il a
d’être compris, aboutit à des effets de haut comique qui, d’ailleurs, ne sont pas
involontaires. Il y a, dans quelques-unes de ces idylles faubouriennes ou
suburbaines, une science d’agencement très subtile et de singulières
réussites. Il m’a semblé que je voyais quelqu’un « de la carrière » s’évertuant à
exprimer l’inexpressible. Je ne sais si vous serez de mon avis, mais je confesse que
j’ai ri tout haut en lisant ceci :
Des vociférations ont éclaté à l’extrémité d’une ruelle sombre qui débouche sur la
Grande-Rue. Une jeune fille apparaît bientôt sous le réverbère du coin, venant d’une
marche vive et franche. Elle est en cheveux, bien peignée, en corsage de toile rose,
en robe décente et longue.
Aucun pas ne résonne derrière elle : rien que des outrages qui bourdonnent et volent
à sa suite dans l’obscurité. Tous, nets et pareils, consistent à proférer le nom
monosyllabique d’une partie de son corps. Rien de plus n’y est ajouté que l’adjectif
possessif par lequel, avec des râles de fureur, on lui constitue la pleine et large
disposition de la chose nommée, comme pour qu’elle l’emporte où elle voudra et qu’elle
n’asseye plus jamais ça dans la maison.
La demoiselle au corsage rose est entrée, en face de la ruelle, dans un débit de
vins. Elle en ressort aussitôt une bouteille sous le bras, et retourne directement
vers le point d’où partent les clameurs. Elle a de grands yeux de nuance indistincte.
Elle est peut-être jolie. Son expression est si intense qu’en tout cas elle est
momentanément belle.
Pendant la traversée de la Grande-Rue, elle murmure doucement, ainsi que dans un
aparté, et de façon qu’on ne lui attribue d’autre souci que celui des affaires
sérieuses et de sa propre dignité :
« On va bien voir si je ne lui casse pas mon litre sur la trompette… »
J’ai peut-être eu tort de rire. Mais enfin cela ne se commande pas.
Rentrons dans le pays des belles manières.
Laissons les
« figures falotes ». Retournons au premier et au plus achevé de ces récits très
modernes. Nous y verrons les joies et les tribulations d’un gentilhomme récemment issu
des « nouvelles couches, M. de Gibré, lequel a eu la bonne fortune d’attirer dans son
castel un petit duc, un vrai, sur lequel il compte pour séduire et vaincre
l’aristocratie revêche des châteaux d’alentour. Mais le petit duc s’ennuie. Le petit duc
ne peut pas vivre quinze jours sans crise sentimentale. Or, les invitées de Gibré — une
baronne exquise, une comtesse ravissante et une jeune mariée insupportable — font
semblant de ne pas entendre l’appel muet de ce cœur en détresse. Le petit duc veut s’en
aller. Désespoir de Gibré, qui doit précisément donner prochainement une fête, et qui a
promis à tous les hobereaux du voisinage de les présenter à un duc. Quelle déconvenue !
Que faire ? Gibré va trouver sa femme et lui demande conseil. Quel moyen employer pour
retenir le petit duc ? Finalement, Mme de Gibré se charge de
l’affaire, et tout s’arrange.
Ne croyez pas, d’après ce scénario, que le Petit Duc soit une
monographie du genre « rosse ». C’est un gentil et pénétrant marivaudage. On voit très
bien cette historiette transposée en une comédie légère que joueraient, dans un décor
Pompadour, des personnages appelés Dorante, Ergaste, Araminte, Orgon, Silvia,
Lucidor…
M. Hervieu est ordinairement plus sombre. Il démasque les
clubmen les mieux voilés de gouailleuse indifférence et montre comment ils peuvent être
secoués, eux aussi, par les passions tragiques qui donnent l’envie de mourir et le désir
de tuer. D’un ton élégamment attristé, en phrases compliquées, subtiles et longues, avec
le style pénétrant d’un analyste aigu, il nous raconte des amours mondaines, aussi
désolantes, hélas ! que le sont parfois les amours des vilains. Son plus cruel roman,
Peints par eux-mêmes, a fait beaucoup de bruit. Ce livre est assez
connu du public pour qu’il soit superflu d’en conter les péripéties et d’en faire
ressortir le mérite. C’est assurément l’œuvre la plus distinguée (et je ne prends pas ce
mot au sens mondain et banal) qui ait paru depuis longtemps. On a loué, comme il le
fallait, la force, la netteté de ce livre tragique ; on a noté l’impression d’amertume
qu’il laisse après lui, et qui le classe parmi les romans que l’on peut aimer ou haïr,
mais auxquels il est impossible de rester indifférent. On a remarqué aussi chez ce jeune
écrivain qui appartient à une génération où l’on tolstise volontiers,
une instinctive répugnance pour les tirades attendries, une froideur singulière, une
impassibilité un peu dédaigneuse, qu’il garde jusqu’au bout, malgré l’horreur des
mystères dont il nous entretient. C’est sans doute pour cela qu’il a moins plu aux
femmes
qu’aux hommes, et que la plupart des lectrices ont été
choquées par les lettres amoureuses de Mme de Trémeur à
M. Le Hinglé.
Ces lettres sont souvent charmantes, câlines, d’une sincérité caressante, malgré les
enfantillages, les snobismes de femme désœuvrée, les récits de chasse et les
épouvantables aveux qui s’y trouvent mêlés aux tendres coquetteries.
M. Paul Hervieu est un procureur général qui nous livre une liasse de pièces à
conviction, sans ; mais il est facile de voir les conclusions qu’il veut
nous imposer.
Plusieurs adultères, un avortement, un chantage, deux suicides, et des cas innombrables
de flirt fort dangereux, voilà ce que M. Paul Hervieu a vu dès ses
premiers pas à travers le monde « où l’on s’amuse » ; et (d’autres témoignages
confirment sa déposition) son expérience et ses désillusions ne sont point faites pour
nous donner l’envie de le suivre. S’il dit vrai, si ces belles mœurs sont aussi
répandues qu’il l’affirme dans l’aristocratie, ou plutôt (puisqu’il n’y a plus de
castes), dans les premières du train vertigineux qui nous emmène vers une destination
inconnue, les moralistes ont raison de s’indigner et de craindre.
Son dernier roman, l’Armature, atteint presque le niveau de
Peints par eux-mêmes. C’est dire assez quelle en est la valeur.
Qu’est-ce que l’« armature » ? Voici :
On désigne ainsi un assemblage de pièces de métal, destiné à soutenir et à contenir
des parties moins solides, ou lâches d’un objet déterminé. Eh bien ! pour soutenir la
famille, pour contenir la société, pour fournir à tout ce beau monde la rigoureuse
tenue que vous lui voyez, il y a une armature en métal qui est laite de son argent.
Là-dessus, on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, la maçonnerie, c’est-à-dire les
devoirs, les principes, les sentiments qui ne sont point la partie résistante, mais
celle qui s’use, se change à l’occasion et se rechange. L’armature est plus ou moins
dissimulée, ordinairement tout à fait invisible ; mais c’est elle qui empêche la
dislocation, quand surviennent les accrocs, les secousses, les tempêtes imprévues,
quand l’étoffe des sentiments se déchire et que se fend la devanture des devoirs ou
des grands principes. C’est seulement en ces circonstances-là, et pour quelques
instants, que l’on peut parfois apercevoir dans le cœur de la société, au centre des
familles ou entre les deux parties d’un ménage, leur armature à nu, le lien d’argent.
Mais vite on recouvre ça de sentiments neufs ou de principes d’occasion. On remplace
les préjugés détériorés et les devoirs crevés… Et l’armature a supporté le
tremblement ! Elle est restée en permanence pour maintenir scrupuleusement la forme et
l’apparence des foyers domestiques et pour recevoir la réparation dont a besoin la
façade mondaine.
On remarque aisément, par cet exemple, les qualités et les défauts du style de
M. Hervieu. On doit la vérité tout entière aux écrivains de cette valeur. Je dirai, quoi
qu’il m’en coûte, que M. Hervieu est souvent obscur, contracté, crispé par l’effort
qu’il fait pour ramasser sa pensée en de vigoureux raccourcis. Son élocution est parfois
bizarre, malaisée, insolite. Il a horreur des
« clichés », et
je lui en fais mon compliment. Mais il est assez riche pour sacrifier délibérément ce
que j’appellerai (pour continuer notre métaphore photographique) les « ratés ». Quelques
exemples, pour liquider cette querelle et passer outre. Vraiment, dussé-je être accusé
de pédantisme par quelque « rasta », je ne supporterais pas, même de mon plus vieil ami,
la phrase que voici : « … Il fut question de tourterelles blanches (buvant à un ruisseau
tout bordé de pervenches) dans la bouche d’une petite actrice dont le marquis de Renève
crut remarquer que le grand-duc la considérait avec une bienveillante curiosité. »
Je ne souffrirais pas davantage ceci : « Plutôt que de se frotter encore une
fois à quelqu’un des pareils au comte de Grommelain… »
Je n’aime guère cette
façon de dire : « Ce qu’il avait été de ponctuel et de serviable en tant
qu’employé, il l’était désormais en tant qu’époux, que père d’une progéniture déjà
considérable, en tant que beau-frère et notamment que gendre… »
Je note encore
ceci : « Il (Olivier) trouva la femme de chambre qui alla prévenir sa maîtresse
de la démarche d’Olivier, et revint avec l’invitation d’introduire ce
dernier. »
(Ce n’est pas Olivier qui revint, c’est la femme de chambre ; on
pourrait s’y tromper.) J’ai noté ces empâtements et ces bavures (qui ont trahi la
conscience de l’artiste et qui ont échappé à sa minutie laborieuse)
dans les vingt-trois premières pages de l’Armature. Un
puriste fermerait le livre et aurait tort. Puis, pour se rincer les yeux, il lirait une
page d’Anatole France, et il aurait sans doute raison. Si c’étaient là des nouveautés,
des « hardiesses », des expressions inventées, elles me choqueraient moins vivement.
Mais il est évident que ce sont des singularités dont tout le monde est capable, des
négligences malheureusement banales, que le talent si personnel de M. Paul Hervieu ne
doit plus se permettre.
Laissons ces chicanes. Si la forme de l’Armature est souvent étrange, le
fond en est solide et résistant.
On lit dans le dictionnaire de Littré : « Safre, adjectif,
terme populaire. Qui se jette avidement sur le manger. Un enfant safre. Il faut
prendre garde à ce chien, il est si safre qu’il emporte tout. »
Le principal personnage de l’Armature s’appelle le baron Saffre, et il
justifie son nom. Gobseck, Vautrin et en général tous les vautours de Balzac sont,
auprès de lui, d’innocentes colombes. C’est le comte Salomon, de Gyp, mais poussé au
noir, un orang-outang d’apocalypse, démesurément griffu, pattu, lippu, lubrique. Ce
pilleur d’épaves, très inventif, monte des affaires, organise des sociétés, qu’il fait
savamment crouler sous lui et d’où il sort sain et sauf, toujours plus riche
qu’avant. C’est un mangeur d’associés, un dévorateur de commanditaires,
un faiseur de ruines, liquidateur de toutes les faillites, syndic de toutes les
débâcles. Rien ne résiste à l’énormité de ses appétits. C’est un corps de faune et une
âme d’ogre. Saffre a deux filles, un fils, une femme. Il n’est jamais ni père ni époux.
Il n’est qu’usurier et accapareur. Ses mains rapaces et ses narines friandes cherchent
l’or jaune et la chair fraîche. Pour lui, gibier traqué est gibier pris. Son large
souffle souille l’air comme un poison et salit tout. Ses pesantes semelles piétinent, de
préférence, ce qui est délicat et noble, ce que la souffrance embellit et idéalise. Ce
financier répugnant est un roi, presque un dieu. Ce colosse a broyé, entre ses épaisses
mâchoires, des filles de ducs authentiques, des femmes de marquis abondamment blasonnés.
Les hommes d’épée obéissent à cet homme d’argent. Les amazones ne peuvent rien refuser à
ce goujat. Haut et puissant seigneur de la plaine et de la montagne, de la lande et du
taillis, il se compare sans doute, in petto, à Napoléon. Tous les
gredins de ce temps-ci, depuis Raskolnikoffc jusqu’à Saffre, ont cru excuser leur vilenie en
comparant leur volonté méchante à la volonté victorieuse de l’empereur… À Saffre sont
rattachés, par les liens multiples de l’armature métallique, les plus beaux noms de
l’armorial de France, les plus
purs représentants de
l’ancienne chevalerie : d’abord, son gendre, le comte de Grommelain, gentilhomme de
fière mine, tenu en respect par l’appât d’une dot qui permet à Mme de Grommelain toutes les indépendances (le ménage Treuil, de Gyp, mais analysé
à la loupe, avec beaucoup de minutie et de force) ; c’est ensuite Catherine de
Valdrenne, la belle-fille du baron, échangée toute jeune contre un sac d’écus, épouse
loyale du fils Saffre, qui est studieux, rangé, candidat à l’Institut, et un peu
grotesque. C’est enfin une collection de personnages titrés, dont l’aspect difforme
rappelle ces caricatures où les libéraux de 1820 bafouaient les émigrés. M. Paul
Hervieu, après avoir multiplié les touches violentes pour nous faire connaître son
monstre, dessine d’un crayon vif et dur les invalides et les éclopés qui viennent
mendier, chez les « princes de la finance », le morceau de pain qui soutiendra leur
misérable vie et donnera un dernier sursaut d’apparente vigueur à leurs prétentions
politiques, religieuses, sociales. Voici le duc de Gisors, relié à Saffre par les cent
mille francs que le baron a mis généreusement dans la cagnotte du comité royaliste.
Voici M. de Saint-Andoche, dont la maison, au fond du Faubourg, est close comme une
sacristie. M. de Saint-Andoche, si dédaigneux, est l’homme-lige de Saffre, parce que
Saffre a donné de l’argent aux « bons pères »
scandaleusement
expulsés… Je passe le duc de Marengo, le marquis de Renève, d’autres encore, tous, s’il
faut en croire le redoutable peintre de l’Armature, domestiqués, avilis,
esclaves.
Le monde a toujours les maîtres qu’il mérite. Au temps où l’on se battait au soleil,
d’estoc et de taille, les yeux dans les yeux, le brigand cuirassé et casqué, le reître,
le señor soldado fut roi de l’univers. Il entrait dans les villes, la
lance au poing, le panache au front, l’insulte aux lèvres, le poing sur la hanche, parmi
des roulements de tambours et des salves de mousqueterie, élevé au-dessus de l’humanité
par la haute stature du destrier de guerre, par la pourpre et l’azur des oriflammes, par
l’acclamation des cloches, par le triomphe éclatant des fanfares. Il faisait ce qu’il
voulait. Il pouvait incendier les maisons, égorger les hommes, choisir sa proie dans le
troupeau des femmes. Et tout de même, quelle que fût sa violence, on l’admirait. Ses
victimes subissaient l’ascendant de sa grandeur farouche. Il exposait sa vie. Il faisait
face au danger. C’était un beau joueur qui ne cherchait pas à piper les dés ni à
biseauter les cartes. On pardonne beaucoup à quiconque est assez fort pour se dire à
lui-même, au milieu d’une orgie de sang, de volupté et de larmes : « Je serai peut-être
mort demain ! » Les épouvantables routiers de la guerre de Trente Ans font figure de
héros.
Somme toute, j’aime mieux Wallenstein que le baron
Saffre.
Saffre étrangle un homme au coin de son bureau, d’un trait de plume, sous la protection
du Code et sous l’œil bienveillant des gendarmes. Il prend les femmes, non point dans
les fumées, les ruines et les révoltes d’une ville prise d’assaut, sous la menace d’une
poutre branlante qui peut lui casser les reins ou d’un couteau qui peut arrêter net ses
tentatives, mais tranquillement et confortablement, parmi des bibelots qui amusent
l’œil, et des tentures qui amortissent les bruits, étouffent les plaintes… La scène
navrante et tragique où il surprend, dans un guet-apens longuement combiné, la pauvre
Gisèle d’Exireuil, qui se résigne à tout pour sauver de la ruine un mari qu’elle aime,
est racontée avec une émotion sobre et une force implacable, qui donnent le frisson. Je
voudrais citer, d’un bout à l’autre, les pages vraiment belles où l’auteur expose
comment Jacques d’Exireuil découvrit l’infâme lien d’argent qui le rivait, comme un
forçat, aux geôles de Saffre. La naissance du soupçon dans une âme simple et confiante,
l’éclaircissement lent d’un mystère entrevu, la certitude affreuse, l’aveu arraché,
l’irrésistible mouvement de colère, l’ivresse de vengeance, le cri plaintif et doux de
la condamnée, l’imploration d’une femme qui, malgré
tout (ces
combinaisons de sentiments ne sont pas rares), aime son mari, la prière qui désarme,
enfin le contrat tacite qui, soudain, ligue ces deux malheureux contre l’homme
méprisable et méchant d’où vient le mal, tout cela est peint avec une sûreté
d’observation, une vigueur logique, une gradation d’intensité, une puissance dramatique,
une angoisse croissante dont le lecteur, comme l’auteur, a le cœur serré. Je crois que
cette scène, représentée aux yeux, sur un théâtre, produirait, comme on dit, un grand
effet. C’est simple. C’est tragique, vraiment douloureux, frissonnant de colère
contenue, et tout imprégné d’humaine pitié.
On ferme le livre avec la certitude que l’homme qui a écrit l’Armature
est un des premiers, dans cette laborieuse équipe de romanciers, qui n’a pas désespéré
de découvrir des nouveautés au fond des passions modernes, même après l’enquête si
méthodique de M. Paul Bourget. M. Paul Hervieu sera, quand il voudra, un maître. Je prie
le lecteur de donner à ce mot, que l’on prodigue étrangement, toute sa valeur et toute
sa portée. On abuse tellement, dans la critique, des termes vagues, des hyperboles
outrées ou des sous-entendus désobligeants, que je ne saurais prendre trop de
précautions pour déterminer exactement ce que je veux dire, L’Armature a
eu ce qu’on appelle une bonne presse, trop
bonne, au gré de
ceux qui estiment que le talent de M. Paul Hervieu n’a pas besoin d’être « lancé » comme
un apéritif, un pneu ou un guano. Dire que l’Armature n’est pas un roman,
mais que c’est « le Roman », c’est ne rien dire. Crier en tête d’un journal que Balzac
est désormais enfoncé et que la Comédie humaine n’est plus bonne qu’à
envelopper des pains de sucre, c’est, je crois, s’exposer au sourire de M. Hervieu
lui-même, que les excès froissent et que les vociférations agacent. C’est surtout rendre
un très mauvais service à l’auteur à qui l’on veut plaire. C’est habituer le public à ne
plus croire un seul mot de ce qu’on écrit dans les journaux.
L’Armature est une œuvre imparfaite, mémorable, où fourmillent les
remarques décisives et les mots frappants, et dont certaines parties sont tout à fait
supérieures. Rien de plus, mais aussi rien de moins. Je connais peu d’écrivains dont on
puisse en dire autant.
Le public, qui achète les livres (quoi qu’en disent les éditeurs) et qui les lit (quoi
qu’en disent les vaudevillistes), a bien le droit de donner son avis, lorsqu’on lui
présente un miroir et qu’on veut le forcer à s’y reconnaître. C’est pourquoi je cède
volontiers la parole à un correspondant, qui m’envoie, de Turin, une lettre fort
intéressante, où je lis ceci :
Le 26 février 1895.
Monsieur,
« Voulez-vous permettre à un lecteur de vos écrits quelques remarques sur votre
dernier article ? Je ne les risquerais certes pas si vous étiez un de ces produits de
l’asphalte pour qui rien n’existe hors Paris, hors leur coterie intime. Mais vous avez
habité l’étranger, Monsieur, et, passez-moi la flatterie, à notre grand profit. Vous
savez donc avec quelle jalouse passion on aime la France quand on en est loin et vous
avez sans doute senti l’angoisse qui étreint le cœur quand, au travers des phrases
courtoises dont on vous encense, on discerne une invincible répulsion pour les mœurs
et le caractère de notre nation.
» Au cours de voyages en pays fort divers, j’ai, pour ma part, beaucoup lu et causé ;
et, si j’ai trouvé sans cesse une admiration très sincère pour nos artistes et nos
savants, j’ai le plus souvent constaté un étonnement plus grand encore qu’avec un
gouvernement si « anarchique » et une société si « dissolue » la France puisse faire
preuve de tant de vitalité.
» Laissons là, si vous voulez, la question de gouvernement. — Aussi bien les
États-Unis, marchant à la tête du progrès en dépit d’une corruption politique
effroyable, suffisent à prouver que la vitalité des peuples n’est pas en raison
directe de l’autorité et de la probité des gouvernants.
» Est-elle aussi indépendante des mœurs, cette vitalité ? — C’est ce qu’on ne pense
guère à l’étranger et j’avoue ne pas être d’un autre sentiment. — Reste donc à
démontrer que les mœurs françaises ne sont pas aussi dépravées qu’on se le figure. Je
suis bien convaincu, Monsieur, que vous avez rompu plus d’une lance à ce sujet ; quant
à moi je ne compte plus les discussions engagées sur ce thème.
» C’est presque un truisme de dire qu’à part de rarissimes exceptions, l’étranger
nous juge sur ce que nous lui disons de nous dans nos romans et dans nos pièces, sur
ce que nous lui montrons de nous à Paris, ou plutôt dans un coin de Paris. — Le Bois,
les Variétés, le Moulin-Rouge, le Gil Blas et la Vie
parisienne ; les personnages de Zola, Bourget, Marcel Prévost, et de
l’aimable trio que vous recommandez à notre admiration : voilà, pour l’étranger, la
France et les Français.
» Jugement superficiel ? — On ne peut pourtant demander à ces gens de faire une
contre-enquête après chaque pièce ou chaque roman. — Avouons plutôt, bonnement, que
nous faisons le possible pour entretenir la fâcheuse opinion qu’ils ont de notre vie
sociale.
» C’est d’abord grâce à notre fureur de blague, de dénigrement, de “débinage” de tout
ce qui est
français, de tout ce qui est à nous ; à ces
stupides et agaçantes fanfaronnades dont on peut dire, en retournant la définition de
l’hypocrisie, que le vice y reçoit l’hommage de la vertu.
» C’est grâce aussi, il faut bien le dire, à un certain goût tout cérébral pour la
polissonnerie littéraire. Telle brave mère de famille, assez bégueule chez elle, se
précipite à des pièces dont rougirait un suisse : vérité en deçà du « home », erreur
au-delà.
» À tout cela, vous le pensez, je ne viens pas proposer de remèdes ; je n’ai pas
l’ambition de régenter les goûts de mes contemporains et c’est là œuvre de sénateur.
— Mais il est un point sur lequel je voudrais attirer votre attention, car il
contribue plus que tout le reste à fausser l’opinion étrangère, et parce qu’en somme
cela se réduit à une question de probité.
» Je veux parler de ce sophisme si commun qui consiste à donner comme type de toute une classe une abstraction faite de tous les défauts d’un groupe
de cette classe. Ainsi Zola, ayant soigneusement catalogué toutes les turpitudes d’un
arrondissement agricole, nous a bâti “le paysan français” ; ainsi Bourget, après
analyse de cette écume où s’ébattent fraternellement rastas, noble et financiers, nous
a donné “la physiologie de l’amour moderne”. — Rien n’est assurément moins légitime
que cette façon de concevoir un “type”
représentant
soi-disant toute une classe ou toute une société. — Ce n’est plus un portrait, plus
même une caricature, mais un véritable monstre qu’on a rarement
occasion, Dieu merci ! de rencontrer en chair et en os.
» Oserai-je vous dire maintenant que vos trois amis ne me paraissent pas exempts du
même reproche ? — Certes, on peut aimer ou haïr les « clubmen », c’est affaire de
goût ; mais encore faudrait-il s’entendre. — De grâce, Monsieur, prenez les annuaires
des quatre cercles de Paris où l’élection se fait au suffrage universel (environ trois
mille individus, je pense) et, muni de tous les renseignements possibles, veuillez les
examiner avec le même scrupule qu’un texte grec. — Les voilà passés au crible, les
affreux clubmen de Gyp, Lavedan et Donnay ! — Maintenant, en conscience, dites combien
vous avez trouvé d’Argannes, de Morières, etc. — Sont-ils deux cents ? J’en doute.
Mettons trois cents si vous voulez : cela ferait un dixième. Eh bien ! Monsieur,
volontairement ou non c’est cette infime minorité que vos amis nous donnent pour la
haute société française ; c’est du moins ce que l’étranger, la province, et bon nombre
de Parisiens, sans doute, ne manqueront pas de prendre pour tel !
» Surtout n’allez pas croire que ceci soit un plaidoyer pour l’art utilitaire. L’art
pour l’art, c’est entendu ! Encore faudrait-il que cet art sacro-saint
n’induise pas en erreur l’infortuné qui n’est pas du cénacle ! — Ce
que je demande c’est que les personnages sur lesquels a porté l’observation soient nettement et loyalement situés.
» Il plaît à tel auteur de traiter des sujets scabreux, de disséquer un monde
spécial, de brûler des parfums plus ou moins subtils. Fort bien, c’est son droit !
— Mais, ce faisant, qu’il ne perde pas de vue que son livre franchira le cercle des
Parisiens, que plus loin on prend aisément la partie pour le tout, — bref, qu’il
prenne la peine de tracer les limites de la province qu’il explore.
» Tant pis pour les imbéciles ! dira-t-on.
» Non ! — Mais tant pis pour la justice et la vérité ! Tant pis pour le bon renom de
la France dans le monde ! Tant pis aussi, peut-être, pour la stabilité sociale de
notre pays !
» De tout cela, Monsieur, je sais que vous avez cure et c’est ce qui me fait espérer
votre indulgence pour ce long grimoire. »
Voilà des réflexions fort sensées. Elles tombent directement sur les gentilshommes de
l’Armature, si petits, si vilains, et sur le baron Saffre, si gros, si
encombrant, presque invraisemblable, Moloch de métal. Je sais bien ce qu’on peut
répondre : un moraliste est presque toujours obligé de choisir des caractères nettement
tranchés, de noter ce qui tire l’œil, de s’élever jusqu’au
symbole. Voyez Molière et son Avare, son Tartuffe
d… Oui, mais Molière n’a
pas prétendu représenter la forme particulière qu’a prise l’avarice ou l’hypocrisie à un
moment très précis de l’évolution sociale. Harpagon, Tartuffe pourraient être avancés ou
reculés d’un siècle ou deux sans rien perdre de leur vraisemblance. Au contraire, quand
on est le biographe ou le géographe d’un certain « milieu », on est tenu à plus de
détails et de diversité. Il me semble que les personnages de Balzac sont très
complexes ; qu’ils « baignent », pour ainsi dire, dans une atmosphère de vie, qu’on sent
remuer en eux des sentiments multiples et grouiller, autour d’eux, un pêle-mêle de gens
qui ne leur ressemblent pas, qui ne sont pas tous nécessairement des imbéciles et des
canailles… Enfin M. Paul Hervieu n’aura pas trop de toute sa subtilité inventive pour
répondre à ces objections.
M. Paul Hervieu n’est pas seulement un observateur, un témoin. Il formule parfois des
conclusions. Quelque temps après la publication de l’Armature, il fit
représenter, sur la scène du Théâtre-Français, les Tenailles.
C’est l’histoire d’un mauvais ménage, mais dégagée de tous les incidents grotesques,
par lesquels les dramaturges farceurs réussissent à nous égayer avec ce qu’il y a au
monde de plus
sérieux et de plus tragique. L’horreur que
recèle la juxtaposition coutumière et monstrueuse d’un homme et une femme qui ne
s’aiment pas, y apparaît avec un puissant relief. Cette belle monographie a secoué un
public blasé, en montrant ce qui est, je crois, la pire des misères, et en faisant
apparaître la forme la plus immorale de la légalité et du devoir.
Il y eut, par conséquent, contre les Tenailles de M. Paul Hervieu, une
belle insurrection de consciences revêches et apparemment irréprochables.
En vain on a prouvé que ce drame ne pouvait pas nuire à l’institution du mariage ; une
assemblée de femmes, qui toutes, je pense, sont délicieuses pour leurs maris, s’irrite
contre cette pauvre Irène Fergan, qui est coupable de préférer à son insupportable
époux, un gentil garçon, normalien, élégant et membre de l’École française d’Athènes.
Dans ce concert de vociférations suraiguës, on distingue, par intervalles, des basses
profondes et caverneuses. C’est la voix des professionnels de la morale, lesquels, comme
vous savez, sont toujours des maris absolument exquis. Ces messieurs voudraient lapider
en place publique la maîtresse de l’Athénien. Tels ces scribes et ces pharisiens qui,
selon l’Évangile de saint Jean, jetaient des pavés à la femme adultère. « Cette femme,
disent-ils en montrant du doigt la jeune
Irène, cette femme
doit être maudite, parce qu’elle ne fait pas son devoir. »
Le devoir ! Voilà le grand mot lâché. Je respecte infiniment ce vocable sacré et
commode. Précisément parce que je le respecte, je ne puis m’empêcher d’être choqué par
l’étrange abus que l’on en fait.
J’ai connu un professeur de rhétorique qui ne pouvait m’allonger trois heures de
retenue sans s’écrier aussitôt : « Ce n’est pas moi qui vous punis, monsieur, c’est mon
Devoir ! » J’entends encore sa voix sèche. Je vois son geste coupant. Ce justicier nous
eût hachés en petits morceaux si son « Devoir » lui en eût suggéré le désir. À propos
d’un barbarisme, d’un solécisme, d’un faux sens ou de la plus naïve incongruité, il
évoquait son spectre favori. C’était lancinant, odieux, bête. C’était à vous dégoûter de
la morale. On devrait défendre aux gens de compromettre ainsi la vertu. Pendant un an,
le devoir fut le cauchemar de nos jours et de nos nuits.
Plus tard, je lus un livre anglais qui traitait du Bonheur de vivre.
L’auteur, personnage notable, membre de la Chambre des communes, bon pied, bon œil,
bonne fourchette, se déclarait parfaitement heureux. Il flétrissait les hâves
pessimistes. Il laissait entendre qu’un mauvais estomac, un foie rebelle, une jambe
rhumatisante et une vessie graveleuse sont toujours associés à une
mauvaise conscience. Pour lui, grâce au Ciel, il n’avait pas à se
plaindre de la destinée. Il avait trouvé le moyen de se réjouir du matin au soir.
Généreusement, il livrait au public son infaillible secret (j’allais dire son truc). C’était bien simple. Deux mots suffisaient à exposer la méthode :
ce gentleman faisait toujours son devoir, tout simplement.
Par devoir, un Anglo-Saxon entre, le matin, solennellement, dans son tub et vaque aux
soins minutieux de l’hygiène et de la propreté, ainsi que le recommande la morale
britannique, au •chapitre des devoirs de l’homme envers lui-même. Par devoir, le même
Anglo-Saxon, pour se conformer aux vues de la nature qui le doua d’un robuste appétit,
s’assied devant un confortable beefsteak. Partout le devoir, au tennis, au polo, au
, au gulf. Outre-mer, le développement des biceps est le commencement de la
sainteté. M. Paul Bourget raconte qu’il y a en Amérique des lycées de jeunes filles où
les élèves sont mesurées tous les mois. On donne de mauvaises notes à celles qui
négligent leurs muscles et dont la taille, les hanches et le buste dénotent un
athlétisme insuffisant.
Lorsqu’on est ainsi en règle avec soi-même, c’est une joie profonde que de remplir ses
devoirs envers ses semblables. Car l’homme a des obligations envers l’humanité. À
l’égoïsme bien
entendu doit s’unir l’altruisme raisonnable. Faisons connaître aux nations les vérités dont nous
sommes dépositaires : par conséquent, répandons sur le monde les petits livres ennuyeux
des sociétés bibliques. Soyons les pionniers de la civilisation. C’est un excellent
prétexte pour dépouiller, alcooliser et même fusiller de pauvres nègres qui vivaient
tranquilles dans leurs forêts de baobabs.
Le « devoir », ainsi conçu, autorise tout, même ce qui n’est pas permis. Je ne prétends
pas que cette morale, essentiellement pratique, soit spéciale aux puritains anglicans.
Elle est commune, paraît-il, à presque toutes les races du Nord. Taine a écrit une belle
page là-dessus. « Ce qui distingue, dit-il, le génie des peuples germains, ce
sont ses préoccupations morales. Plus grossiers et plus lourds, plus abandonnés à la
gloutonnerie et à l’ivrognerie, ils sont en même temps plus remués par la conscience…
De la beauté épanouie et heureuse, nul souci. »
Et l’illustre auteur de
l’Histoire de la littérature anglaise attribue cette disposition morose
à l’influence de la boue et de la pluie, à l’« abondance des spectacles
déplaisants et mornes »
, au « manque des vifs et délicats
chatouillements »
, à « l’ouragan qui se démène dans les noires forêts
de sapins ou sur la houle blafarde parmi les goélands qui crient »
. Il montre
les progrès qu’ont faits les
Anglais et les Allemands, depuis
le temps où « raidis et violacés par le froid, ils trouvaient pour tout régal, en
se claquemurant dans leurs chaumières, une pièce de bœuf salé, sous une lampe fumeuse,
près d’un feu de tourbe »
.
Vous reconnaissez, dans ces images poussées au noir, la théorie des « milieux ». C’est
en effet dans une ville lugubre, à Königsberge, que l’éthique du Devoir trouva sa formule la plus
célèbre. Un professeur de logique et de mathématiques, Emmanuel Kant, entreprit de
mettre l’humanité au pas et de la faire manœuvrer en lui dictant quelques consignes
prussiennes. Il inventa l’Impératif catégorique et fonda sur ces deux
mots une philosophie qui, dans la suite, servit merveilleusement les desseins de M. de
Bismarck, D’ailleurs, ce sage évita soigneusement, pour son propre compte, les devoirs
trop lourds et trop compliqués. Ce fut un célibataire endurci. Par là, il se dispensa
d’étudier les douloureux problèmes que M. Paul Hervieu soumet au public du
Théâtre-Français. Et cet apôtre de l’action réduisait son activité à
se promener tous les jours, à la même heure, au même endroit, méthodiquement,
hygiéniquement.
La génération à laquelle j’appartiens a été élevée dans le kantisme. Cette doctrine
maussade ayant réussi aux Allemands, les réformateurs de notre enseignement public ne
doutèrent pas un
seul instant qu’elle ne fût très propre à
former, pour la France nouvelle, des électeurs consciencieux, des réservistes modèles et
des territoriaux excellents. Je crains qu’ils n’aient été dupes d’une illusion.
Notre race, ardente, passionnée, mobile, a toujours répugné aux sermons. Ce qui ne
l’empêche pas d’avoir semé, dans l’histoire, d’assez beaux exemples. On n’obtient rien
de nous avec des mots froids et des conceptions abstraites. On aura beau faire. Nous
avons l’imagination vive, et, pour nous, le Devoir tout nu a une triste figure. Nous
n’aimons pas les donneurs de pensums. Les locutions vagues, les mines hypocrites
déplaisent à notre esprit qui est clair, et à notre cœur qui est franc. Essayez d’imiter
les prêcheurs de Londres, de monter sur un tréteau, le dimanche, et d’inviter les gamins
de Paris à l’accomplissement de leur « devoir ». Vous aurez un beau succès de rire. Et
pourtant, ces mêmes gamins, s’ils sont « emballés » par quelque vision sublime, sont
capables de se faire casser la tête, très gentiment.
Le Français est sensible à l’amour de la gloire, à l’amour de la patrie, à l’amour de
la vérité et de la beauté. Ce peuple, qui passe pour impie, a fait de grandes choses
pour l’amour de Dieu. Il met toujours de l’amour dans sa vertu. C’est ce
qui lui donne une grâce efficace à laquelle les quakers eux-mêmes ne
peuvent résister. Un Français amoureux est ce qu’il y a au monde de plus charmant, de
plus fort et de meilleur.
Alors quoi ?
Eh bien ! il faut laisser à leurs doléances les censeurs qui font consister le devoir
dans je ne sais quel monstrueux mépris des plus légitimes passions. Certes, je
n’approuve pas les conclusions extrêmes que le poète Catulle Mendès, en un feuilleton
mémorable, a tirées des Tenailles. Mais je plains ceux qui cherchent dans
le mariage autre chose que les plus profondes délices auxquelles puisse aspirer notre
cœur. Il faut renoncer à ces unions de « convenance » ou de « raison » qui
enthousiasment les mères prudentes, font pleurer de joie les grands-parents et les
tantes et jettent dans une impasse deux jeunes hypnotisés. Il faut maudire cet odieux
dicton de sagesse bourgeoise qui prétend que « l’affection naît sur le chevet ». Il ne
faut pas croire que la société à tout fait lorsqu’elle a ménagé à ses victimes la
misérable échappatoire du divorce.
Tâchons de conformer davantage nos lois et nos mœurs aux instincts éternels qui donnent
à la vie toute sa saveur et tout son prix. La morale y trouvera son compte, puisqu’il
est prouvé que l’amour rend toutes les corvées faciles et tous les « devoirs » légers.
Il est la source de tout héroïsme.
Voilà longtemps que
Lancelot disait à la reine Guenièvre : « Ce mot me conforte en tous mes ennuis ;
ce mot m’a toujours garanti et gardé de tout péril et péché. »
L’alliance des hommes et des femmes serait honteuse si elle se réduisait à des
associations commandées par le hasard, par l’intérêt, par la coutume, et désavouées par
la nature. Une société qui résiste trop durement à l’amour se· suicide. Elle condamne
les individus à l’inertie ou à la révolte. Elle détraque la machine en faussant le grand
ressort.
Que M. Paul Hervieu soit loué, pour avoir dénoué des masques d’hypocrisie, et pour
avoir agacé, par ses hardiesses courageuses, l’odieux snobisme des Pharisiens !
En ce temps-là l’esprit français prit un billet circulaire sur les railways, steam-boats,
tramways et funiculaires de l’univers civilisé, et se mit à faire le tour du monde. On ne
voyait partout que gens de lettres portant des sacoches, consultant des horaires,
griffonnant des notes sur des feuilles volantes et regardant l’humanité par la portière
d’un wagon ou par une fenêtre d’hôtel.
M. André Chevrillon partait pour l’Inde et en rapportait un beau livre, où le bouddhisme
flambe, étincelle, pullule avec une intensité accablante. M. René Bazin promenait sa
curiosité douce à travers l’Italie et l’Espagne. M. Gabriel Mourey et M. Max Leclerc
passaient le détroit, l’un pour cueillir de sveltes fleurs au verger magique des
préraphaélites, l’autre pour observer, dans la
fumée des usines
et dans la rumeur des écoles, comment nos voisins d’outre-Manche savent fabriquer les
choses et les hommes dont ils ont besoin. M. Teodor de Wyzewa, rapide et polyglotte,
aventurait dans tous les pays sa souple et subtile intelligence. M. Anatole France tombait
amoureux de Florence et de l’Ombrie. M. André Hallays préférait Munich et nous disait
— trop rarement — les raisons de sa préférence.
M. Émile Zola, lui-même, homme casanier, pensa que ce mouvement centrifuge ne pouvait pas
continuer sans lui et organisa des tournées. Puis nous eûmes les missionnaires du
New York Herald. M. James Gordon Bennett pria M. Pierre Loti de lui dire
son sentiment sur la Terre sainte, et M. Paul Bourget de lui remettre une consultation sur
les États-Unis.
Voilà donc l’auteur de Cruelle énigme parti pour le nouveau monde. Il est
sur un « énorme bateau, qui a trois cheminées, qui jauge plus de,
dix mille tonnes, dont la vitesse moyenne est de cinq cents milles par jour, et qui
marche à toute vapeur sur l’énorme mer »
. C’est vrai. Mais on
dirait que M. Paul Bourget est un voyageur trop consciencieux, trop préparé. Il veut se
mettre en état de grâce et se faire une âme américaine. Il sait trop bien, à l’avance, ce
qu’il va voir. Sur le quai d’embarcadère, au moment où sonne le
signal de partance, il se dit déjà que sa vision d’Amérique sera un spectacle
d’énormités.
Cette prédisposition donne aux deux volumes qu’il a rapportés d’Outre-Mer
beaucoup de tenue et de suite, mais leur inflige, en même temps, un peu de monotonie.
Énorme, la ripaille quotidienne de la table d’hôte : vingt-cinq plats, et quel prodigieux
gâchage de whiskey, d’ale, de soda, de thé, de limonade, de porto, de sherry, de champagne
sec, d’eau-de-vie, d’apollinaris !… Énorme, ce dentiste de New York, « artiste en
aurification, qui creuse des tunnels dans les dents de ses clients, qui construit dans
les bouches les plus démontées des ponts de métal avec des habiletés et des audaces
d’ingénieur »
. N’est-il pas, ce dentiste, le symbole d’une race goulue
« pour qui l’entretien du grand outil masticateur a dû devenir aussi important
que celui de la serre pour le vautour ou de la griffe pour le lion »
?
Énorme, cette partie de poker, où l’on voit les parieurs « lire leurs points à
l’angle d’énormes cartes »
, tandis qu’on note le mouvement
cruel de leurs lèvres, la fièvre froide de leurs yeux, tout l’effort de leur immobile
visage tendu pour le bluff… Énormes, ces policemen dont le ventre
bedonne sous le ceinturon… Énormes, ces douaniers « dont une chique enfle la joue,
et qui souillent de longs jets de salive la place qui attend les malles »
.
Énormes, ces réclames qui
recommandent des bicyclettes, des
apéritifs, des guanos merveilleux, des corsets colossaux, des tailleurs incomparables et
des charlatans inouïs.
Mais, s’il en est ainsi, elle est horrible, cette Amérique ! Quelle triste chose que
l’arrivée à New York :
Des charpentiers, avec des varlopes et des marteaux, déclouent, reclouent les caisses ;
des bras d’employés plongent dans les casiers ouverts… Puis, ces malles sitôt fermées et
chéquées, des portefaix les saisissent. Ils les précipitent le long d’une pente en bois
dans l’étage inférieur, au risque de les briser, et une âcre, une écœurante odeur de
suée humaine pèse sur cette bagarre retentissante… Le landau délabré où je finis par
monter me semble un paradis roulant au sortir de cette cohue, quoiqu’il chemine sur un
pavé de bois cruellement entretenu — premier signe des dilapidations du budget
municipal — et que ce quartier entre le port et la cinquième avenue, où se trouve
l’hôtel, soit abominable de laideur.
Des maisons rouges s’allongent indéfiniment… D’autres maisons apparaissent, sales
d’affiches… Sur le sol souillé traîne comme une boue gluante, moins pétrie de terre que
de détritus…
Un ami de M. Bourget, M. C…, n’y put tenir. Le choc de la libre Amérique faillit lui
briser bras et jambes. Cette frénésie de tramways et de locomotives, ces bruits de
poulies, ces engrenages de chemins de fer à crémaillère le rendaient fou. Il reprit le
bateau, se tenant la tête à deux mains, criant après la douceur de l’Europe et la
politesse de la France, absolument ahuri.
M. Bourget persista.
Mais, à voir cet artiste si délicat, si sensitif, coudoyé, froissé, meurtri par ces mêlées
de reporters, de photographes, de prédicants et de marchands de cochon, on souffre, à peu
près comme si l’on voyait une fleur happée par la mâchoire d’un concasseur mécanique.
Ses deux volumes, bourrés de faits, fourmillants d’idées, fort compacts, touffus et
surabondants, veulent prouver beaucoup. Ils prouvent d’abord (si je ne me trompe) que
l’auteur du Disciple s’est ennuyé au pays du colonel Buffalo Bill.
Chateaubriand, dans son voyage d’Amérique, n’a vu que des Français, des sauvages, des
fleuves, des forêts vierges et des cataractes. M. Paul Bourget, plus consciencieux, a
dirigé sa vue perçante vers les Yankees et vers les machines. Il a tâché, mais en vain, de
se faire Yankee lui-même. Il s’est essoufflé parmi des foules hâtives. Il a couru après
des tramways. Il a essayé de se passionner pour le cours des viandes salées. Il a visité,
du haut en bas, des maisons de quatorze étages. Des ascenseurs perfectionnés l’ont hissé
jusqu’à des chambres d’hôtel où il suffit de presser un bouton pour avoir à volonté, dans
les cinq minutes, un cocktail, un journal, un cab, un médecin, un pédicure, un billet de
théâtre, une brosse à dents, des tickets de chemin de fer, en un mot tous les objets
nécessaires à la vie. Dans cinq hôtels, il a compté cinq systèmes
différents pour vider les lavabos et les baignoires. Il a essayé de composer un article
avec une de ces machines à écrire, dont les touches ressemblent au clavier d’un étrange
piano. Il a circulé dans des trains où l’on trouve un buffet roulant, une boutique de
barbier, un salon de lecture et une salle de bain. Il a vu à Newport des cottages où
d’ingénieux propriétaires avaient combiné les pilastres de Trianon avec les chapiteaux de
Baalbeck. Il a lu des réclames affichées dans des voitures électriques. Et ce fut un
tourbillon de déjeuners, de parties de coatches, de promenades en yacht, de dîners
effrayants, de tennis monstres et de bals forcenés. On lui a fait manger « des raisins
prodiges, aux grains aussi gros que de petits boulets ». Un maçon, qui s’intitulait
architecte, lui a dit :
« Nous avons fait assez d’argent pour être artistes maintenant.
Ainsi, moi, j’étudie le xviiie
siècle français. Je veux
bâtir des maisons qui soient de ce type, avec tout le confort moderne : eau, gaz à tous
les étages, etc. »
D’opulentes dames étalèrent à ses yeux « des turquoises grosses comme des amandes,
des perles grosses comme des noisettes, des diamants longs comme leur ongle »
.
Voici un aperçu des sommes que les gens de là-bas lui firent payer : un costume de soirée,
120 dollars ; une course en
fiacre pour aller dîner en ville,
3 dollars, et 5 s’il s’agit de revenir. Les idées de commerce, de spéculation, de jeu, de
ploom, de puff et de bluff
l’enveloppèrent d’une brume épaisse. On lui vanta les exploits d’un gymnaste célèbre qui
réunit dans sa loge, après le spectacle, les femmes de la meilleure société, et leur
donne, le torse nu, a lecture about his body, une conférence de
musculature. Il remarqua, dans les musées des Américains, un mélange stupéfiant de
Bouguereau et de Besnard, et, dans leurs cervelles, les amalgames littéraires les plus
bizarres : Verlaine avec Georges Ohnet, Mallarmé avec Armand Silvestre. Il a recueilli des
conversations de jeunes filles. Voilez-vous la face, ô Marcel Prévost, et écoutez
ceci :
La jeune fille américaine, quand elle se mêle de faire l’homme, a des audaces de
langage qui déconcertent : « Que pensez-vous des petits pantalons que mes vertueux
concitoyens ont mis aux statues de Philadelphie et de Baltimore ? » J’ai vu un de mes
amis français sursautera cette question brusquement posée dans un salon de la vertueuse
New-England. Un autre commençait de s’intéresser à une des innombrables Mays qui
circulent à travers les bals et les thés d’après-midi. Une des camarades de May, fumeuse
de cigarettes, lui dit à brûle-pourpoint : « Eh bien ? à quand le mariage ? Elle est
très gentille, vous savez, très gentille… C’est dommage qu’elle n’ait que la tête de
bien… Mais oui, insista-t-elle en gouaillant, nous avons couché dans la même chambre
pendant huit jours à la campagne… » Et une description suit, minutieuse : « Pas de
poitrine, des omoplates saillantes, des
jambes maigres, pas
de hanches… Il n’y a que les cheveux. Ah ! par exemple, jusque-là … » Et elle-même plie
la jambe, et montre avec sa main la place de son jarret.
Une blonde aux yeux bleus, avec un nez spirituel et impertinent, exposa son état d’âme au
French novelist :
— « Maman dit que l’amour est comme un mal de dents. Jusqu’ici je n’ai jamais eu besoin
de dentiste. Je n’épouserai qu’un homme riche, très riche. Le reste viendra quand il
pourra, ou ne viendra pas. En ce moment, j’ai preneur à cinq millions. Ainsi rien ne
presse… »
Et rêveuse, elle ajouta :
— « Je voudrais surtout être veuve. J’ai toujours rêvé de perdre mon mari le jour de
mon mariage. J’aurais ainsi moins de regrets, le connaissant moins. Je voudrais, le jour
de la cérémonie, en descendant de l’église, le voir foudroyé à mes pieds. C’est si
gentil d’être une jeune veuve… »
Autres profils de girl : les garçonnières, capables, pour se procurer
quelque excitement, de voyager, accroupies sur un chasse-pierres, ou de
lire tout Darwin en quatre jours ; — la collectionneuse, qui combine habituellement les
respects de deux soupirants un peu vieux avec les audaces de deux adorateurs un peu
jeunes ; — l’intéressée, qui suppute exactement ce que rapporte un
honnête flirt. — Lire aussi le joli portrait de
l’équilibrée. C’est un repos, une délicieuse fraîcheur… Mais aussitôt recommence le
cauchemar américain : va-et-vient de tramways à chaîne, lynchages, trains lancés à toute
vapeur, grincement des cars à câbles, montée vertigineuse des ascenseurs, spéculations
horrifiques, coups de revolver, ranches, mines, abattoirs… Oh ! ces fermiers, qui émigrent
du côté des prairies, ruinés par d’affreux politiciens ! Et ces boucheries où onze mille
bestiaires dépècent des viandes saignantes ! Ces gouffres voraces, qui engloutissent, par
an, sept cent cinquante mille porcs, un million quatre-vingt mille bœufs, six cent
vingt-cinq mille moutons ! Abominables, ces fabriques de rosbifs et de jambons ! Et moins
banales, assurément, que les usines de reportage où notre voyageur, harassé, regarda les
journalistes américains lancer à cinq cent mille exemplaires l’arrivée d’un pugiliste, la
pendaison d’un nègre, ou la biographie d’une chanteuse de café-concert.
M. Bourget s’est attardé quelque peu dans ce qu’il appelle ingénieusement des
« paysages d’affaires »
. Je ne crois pas qu’il s’y soit fort diverti.
Décidément, le plaisir est mince, au sortir des « sensations d’Italie », de compter les
treize millions d’acres de l’Union Pacific, les six millions du Kansas Pacific, les douze millions du Central Pacific,
les quarante-sept millions du
Northern
Pacific, les quarante-deux millions de l’Atlantic Pacific…
Quelle vie ! mon Dieu ! quelle vie !
Pensif, dans le hall d’un des grands hôtels de la cinquième avenue, à
New York, tandis que trois ascenseurs allaient et venaient avec un bruit de poulies
enragées, M. Paul Bourget regrettait « la douce et lente Europe »
, et, tout
en se balançant sur un rocking-chair, il souhaitait « une terre
de beauté où il y eût moins de machines, moins d’usines, moins de journaux, moins
d’écoles, mais des touches d’art partout… »
Et l’auteur de Cruelle
énigme se demandait :
« À quelle heure meurt-on ici ? À quelle heure aime-t-on ? À quelle heure pense-t-on ?
À quelle heure est-on homme enfin, rien qu’un homme, comme le criait le vieux Faust, et
pas une machine à travail et à mouvement ? »
Forain, lui aussi, était là-bas. Très fatigué, lui aussi, d’être transbordé de cable-cars en elevated, atteint par la nostalgie de la
flâne et du bavardage, mordu par le regret des créatures divines qui savent perdre leur
temps, Forain soupirait :
« Oh ! qui m’emportera vers une loge de concierge ? »
Et M. Paul Bourget, se rappelant les infernales villégiatures de Newport, reprenait in petto :
« Où est le petit bourgeois de la banlieue
parisienne, son
arrosoir dans une main, son sécateur dans l’autre ? »
Et tous deux étaient d’accord pour murmurer cette élégie, qui est du vrai Bourget, du
Bourget câlin et délicieux :
… Constante outrance dans le luxe et le raffinement. Cet excès a son image dans cette
rose, qu’ils dénomment si justement American beauty, et dont les
touffes énormes couronnent leurs tables. Elle est si haute sur sa tige, si intensément
rouge, si largement épanouie, si violemment parfumée, qu’elle n’a plus l’air d’une fleur
naturelle. C’est un produit qui appelle la serre, l’exposition, l’étalage. Splendide
comme elle est, on se prend à regretter devant elle la mince églantine des buissons avec
ses pétales rosés, qu’un souffle de vent froisse. Mais cette modeste églantine, c’est la
nature et c’est aussi l’aristocratie…
Tout de même, les Américains, si occupés qu’ils soient, doivent s’amuser, de temps en
temps. Voyons comment ces hommes affairés s’arrangent pour se divertir. Procédons avec
méthode. Par tout pays, les étudiants ont la prétention de représenter la joie de vivre et
d’être, en quelque sorte, les professionnels de la gaieté. Prenons donc un ticket à la
gare et arrêtons-nous dans les cités universitaires : Harvardf, Yale, Wellesley.
La vie physique déborde et semble tout envahir, dans ces centres intellectuels.
L’athlétisme y est si raffiné qu’on y trouve jusqu’à des instruments pour exercer les
muscles des doigts.
Voici un memorial hall,
où mangent onze cents étudiants et où l’on dépense par an 40 000 dollars en
nourriture.
À Wellesley, où un millier de jeunes filles font du grec, montent à cheval et canotent,
les élèves sont mensurées après chaque exercice. Tour de poitrine, capacité des poumons,
force des bras, force du dos, profondeur de la poitrine, largeur des épaules et des
hanches, dimensions des jambes, tout est noté, catalogué, classé. On obtient ainsi des
statistiques fort intéressantes. M. Paul Bourget put voir, chez la présidente d’un des
clubs de Wellesley, un tableau comparatif intitulé : Girth of chest.
C’était une série de courbes qui montrait le développement moyen de la poitrine obtenu par
vingt étudiantes, après cinq mois de gymnase et de rivière. De trente et un pouces, ces
jeunes personnes avaient passé à trente-trois. Une autre courbe indiquait le déchet subi
par les paresseuses qui n’avaient ni sauté, ni grimpé, ni nagé, ni ramé. Ainsi, en
Amérique, l’amusement est toujours utile et le vice est toujours puni. Toutes ces
universités ont des cris de guerre, qui leur appartiennent en propre. Les étudiants
d’Indiana dissent : « Gloriana, Frangipana ! Indiana ! Kazoo, Kazah !
Kazoo, Kazah ! Hoop Lah ! State University, Rah ! Rah ! Rah ! »
Ceux de
Denver font ceci avec leur bouche : « U, U, U, of. D. Denver,
Ver-si-ty ! Kai Gar
Wahoo Zip Boom. — D. U !… »
Dans
l’Illinois, on se contente de cette formule qui est officielle : « Rah-hoo-rah, zip boom ah ! Hip zoo, rah zoo, Jimmy, blow your bazoo. Ip-sidi-iki. U.
of I. Champaign ! »
Les universitaires du Nord-Dakota se reconnaissent à
cet appel :
Odz-dzo-dzi ! Ri-ri-ri ! Hy-ah ! Hy-ah !
Un peu Sioux des Batignolles, ces jeunes gens. Un peu amazones des prairies, ces
demoiselles. Mais quelle énergie vitale ! Quelle dépense d’activité ! Je sais bien que nos
préjugés et notre routine hésiteront toujours devant ce mélange de mouvements musculaires
et de gloutonnerie cérébrale, de biftecks et d’encyclopédie. Seulement, constatons
quelques faits et soyons justes. Ces étudiants étudient. Ils ne conspuent jamais leurs
bons maîtres. Leurs associations vivent et prospèrent sans implorer la tutelle des
pouvoirs publics ni l’aumône du budget. Les freshmen, les sophomores, les seniors, les juniors des
universités transatlantiques n’aspirent pas tous à devenir attachés de cabinet,
sous-préfets ou trésoriers-payeurs. Ces étudiantes sont respectées. Elles peuvent sortir
dans la rue, se promener dans un square, sans risquer le coudoiement d’un goujat ou les
avances d’un don Juan de brasserie. M. Bourget avoue qu’on les « entraîne » un peu comme
de jeunes pouliches. Mais ce sont des pouliches intelligentes. Elles
sont saines, robustes, gaies, fraîches, décidées d’avance, et sans
pudibonderies niaises, à assurer le bonheur de leur mari et la perpétuité de leur race.
Les Américains aiment mieux cela que la bécasse morose, plate et bébête, qui apporte sa
dot et sa sécheresse à quelque fiancé rapace, nigaud et résigné. On a beau être
Gallo-Romain, on ne saurait blâmer ce choix.
Ailleurs, en Géorgie, M. Paul Bourget fut invité à une partie de plaisir tout à fait
originale. C’était une chasse à l’homme. Il fallait retrouver, à travers bois, un mulâtre
qui avait tué, d’un coup de couteau entre les épaules, un gardien de prison. Les cavaliers
se répandirent dans une forêt de térébinthes. M. Bourget montait une bête du Kentucky,
douce et bien dressée. Les canons des carabines luisaient d’un éclat sombre sous les
chèvrefeuilles en fleur. Les chiens aboyaient. Le mulâtre, débusqué par la meute, se jeta
dans une rivière et nagea éperdument. Il plongeait pour éviter les balles. Comme il
voulait se cramponner à un pont, deux riflemen tirèrent sur lui. Un de
ses bras fut cassé et son front fut éraflé. On le ramassa évanoui. On le ligota. On le
rapporta à la ville voisine. On le pendit.
« Affreux ! » dira le lecteur ému. Soit. Mais lisez ce récit au second volume
d’Outre-Mer. Il est très beau. On ne peut se défendre d’un
sentiment d’admiration en voyant de quelle façon mourut ce misérable. Ces
gens-là ne savent pas seulement vivre, ils savent mourir.
Ainsi, à travers ce fouillis de faits, où il chancelait d’abord comme un trappeur
inexpérimenté dans une forêt vierge, M. Paul Bourget s’achemine vers des conclusions qui
sont favorables aux gens qu’il a observés. Car vous pensez bien que cet esprit, nourri de
philosophie, ne pouvait s’abstenir de raisonner et de conclure. Le souvenir de Taine l’a
orienté à travers cette végétation et ces broussailles. Frédéric-Thomas Graindorge,
docteur en philosophie de l’université d’Iéna, marchand d’huiles et de porc salé à
Cincinnati, ne l’a pas quitté un seul instant. Je crois même que, trop fidèle aux exemples
de son illustre maître, il a cherché en Amérique moins des sensations neuves que des
arguments pour une doctrine préconçue. Il voulait une leçon de courage et d’optimisme. Il
l’a trouvée.
Le questionnaire qu’il s’est imposé représente, à peu de chose près, un ensemble de
problèmes essentiels. Quel est l’avenir de la démocratie ? Le Suffrage universel peut-il
rester un principe de gouvernement sans condamner les hommes à une odieuse barbarie ? — La
Science a-t-elle, oui ou non, fait banqueroute ? (M. Paul Bourget ne pouvait échapper, pas
plus que personne, à cette question oiseuse et inévitable.) — Enfin
l’idée de la race, cette idée au nom de laquelle les Européens
s’exterminent, pourra-t-elle supporter quelques tempéraments ? Telles sont les énigmes qui
fixèrent l’attention de notre romancier gallo-romain, égaré chez des Anglo-Saxons. Rien
n’était plus digne de fixer sa pensée.
Beaucoup d’autres voyageurs ont écrit sur le même sujet15. C’est une
belle occasion de comparer, de réfléchir et, s’il y a lieu, de décider.
Mérimée prétendait que, pour bien connaître un pays, il faut commencer par y recueillir
des anecdotes. Essayons :
… Un de mes amis, visitant la foire cosmopolite de Chicago, entra dans la section
réservée aux plus modernes trouvailles de la pédagogie. Il y avait là des tables à écrire,
inventées par d’ingénieux ébénistes, des plumes qui couraient quasiment toutes seules sur
le papier, des cartes en
relief, que l’on ne pouvait regarder
sans apprendre malgré soi la géographie, des machines à compter, des appareils
mnémotechniques, bref tout l’attirail par où les maîtres d’école tâchent maintenant de
vaincre la paresse, de surmonter l’ennui ou de supprimer l’effort. Une jeune fille, de la
plus rare beauté, était préposée à la garde et à l’entretien de ces objets. Elle vint vers
mon ami, et, avec une grâce souriante, feuilleta devant lui quelques gros livres d’images,
mis en évidence sur une table. Un de ces albums, consciencieusement colorié par un
pédagogue expert aux leçons de choses, était intitulé Physiologie des
sexes. Mon ami souffrait de voir les yeux bleus de cette jolie blonde se poser sur
certains tableaux, terriblement instructifs. Elle lui dit, d’un air sérieux et
candide :
« Tous nos garçons, toutes nos fillettes, dans le Tennessee, se servent de cet ouvrage.
C’est le modèle le plus récent. »
… À Middlesbrough, ville nouvelle, qui se compose principalement d’une gare, d’un bureau
de journal et d’une table d’hôte, M. Max Leclerc déjeuna près d’un homme d’affaires qui
était venu de Boston, sa patrie, afin de fonder, dans ce coin reculé du Sud, un comptoir
de renseignements commerciaux, de cigares, de couteaux à papier, de livres, de revolvers,
de magazines, etc. Ce
hardi pionnier, dont la chemise de
flanelle, la culotte et les bottes avaient un aspect fort aventureux, ce notable négociant
qui tenait avec ordre son livre de caisse et son carnet de chèques, était un gamin de
douze ans. The youngest firrn in America ! comme disait, en mâchant sa
chique et en caressant le pommeau de son énorme revolver, le rédacteur en chef du
Middlesbrough Daily News.
… Mrs Peace Hazard, de Newport (Rhode Island), raconte que sa
grand’mère, après avoir distribué à ses enfants la plus grosse part de ses livres
sterling, de ses moutons et de ses terres, se félicitait d’être revenue à une vie simple, d’avoir réduit sa domesticité et « de ne nourrir plus que soixante et dix personnes, tant à la salle à manger qu’à l’office ».
… Un jour le baron de Hübner était assis dans un tramway-car, à New York. Soudain, un
coup d’éventail le tire de sa rêverie. Il lève la tête et voit devant lui une jeune miss
qui le toise d’un air exigeant. Fort penaud, le baron se dérange et cède sa place à
l’impérieuse girl, qui ne daigne même pas le remercier. C’est l’usage en
Amérique. La femme n’y attend point les marques de soumission, dont l’hommage volontaire
flatte, en d’autres pays, sa coquetterie. Elle réclame
orgueilleusement son dû. Tel, un créancier qui présente sa note.
… Un hôtelier fort entreprenant vient de « lancer », sur la plage d’Atlantic City, une
« attraction » qui lui fera gagner pas mal de dollars. C’est un family-house, où l’on trouve, en outre du fumoir, de l’ascenseur, de la salle de
bains et autres commodités, une terrasse pour flirtation. De ce lieu
élevé, les amoureux peuvent voir, sans être vus, l’azur de l’Océan. Des parasols
perfectionnés les préservent du soleil et de la poussière, comme ces palmes qui abritaient
Paul et Virginie. Afin que rien ne manque à cette fête du cœur, le patron a disposé, sur
des guéridons, les poésies de Tennyson et de Longfellow, l’indicateur du Michigan Central et de l’Union Pacific, le dictionnaire des
professions lucratives, les romans de Dickens. On ne sait pas s’il touche une commission
proportionnelle au nombre des mariages que décide, sur cette terrasse, l’influence
combinée du sentiment et de la raison, de la terre et de la mer, du paysage et du
confort.
… Deux voyageurs, l’un Français, l’autre Américain, s’assoient face à face dans un
tramway. L’Américain chique et crache. Il crache par la portière, fort adroitement, et le
long jet de salive brune passe, à intervalles réguliers, sous le
nez du Français. Celui-ci, n’y tenant plus, veut montrer que les gens de sa race savent
cracher aussi. Mais il prend si mal ses mesures, qu’il étale un large crachat sur la
figure du Yankee. Aussitôt il s’excuse, mais le bon Yankee, s’essuyant le nez avec un
mouchoir rouge : All’s right, stranger ! I guess you are a beginner !
« Cela ne fait rien, étranger, on voit que vous n’avez pas l’habitude. »
… Un jour, dans le Far-West, un wagon est envahi par des cow-boys, cavaliers intrépides,
gardiens de troupeaux, moitié bergers, moitié bouchers, reconnaissables à ce feutre de
mousquetaire, à ces bottes molles et à ces éperons de capitaine Fracasse, que le colonel
américain Buffalo Bill exhiba jadis, dans un cirque et sur des affiches-réclames, aux yeux
des Parisiens badauds. L’un d’eux, pour s’amuser, fait sauter, d’un coup de revolver, le
cigare que fumait un paisible voisin. Le chef du train accourt au bruit et tue le cow-boy,
en lui tirant à bout portant, une balle dans le dos. On jette le corps par la portière et
tout est dit.
… Le baron de Mandat-Grancey, voyageur fort curieux, demande à son voisin de dining-car, le colonel F… :
— « Au fait, mon cher colonel, dans quelle arme avez-vous servi ?
— Oh ! je n’ai jamais servi. J’avais un frère aîné qui n’avait pas servi non plus.
Seulement, comme il avait l’air très militaire, on l’appelait le général. Étant son cadet,
j’ai naturellement pris le titre de colonel. »
Le même voyageur a constaté qu’en certaine petite ville du Dakota, il y a huit cents
colonels et deux ou trois cents majors. Les autres citoyens ne sont encore que capitaines.
Un nègre, ayant été courrier général des postes, s’appelle maintenant le général Taylor.
Ce qui lui donne beaucoup de prestige dans les cafés des boulevards de Paris.
… M. de Grancey enregistre encore les observations que voici :
Les Américaines aiment mieux acheter une boîte de poulet de conserve que de prendre la
peine d’élever des poulets. Elles font venir du lard rance de Chicago, plutôt que de
nourrir un cochon. Les fermes du Dakota sont sales et laides. Pas un jardin, pas un coin
agréable à voir. Rien qui dénote, comme chez nous, la présence de la ménagère. Les
culottes des maris sont percées. Les mioches sont morveux et déguenillés. D’ailleurs,
telle de ces fermières, une fois enrichie, pourra faire figure en quelque hôtel des
Champs-Élysées. Mais alors elle aura tailleur anglais, couturier, pédicure, manicure,
blanchisseur, valets de chambre et bonne d’enfants.
… Programme d’une fête de pompiers à Deadwood : Musique. — A
neuf heures et demie, procession. — A dix heures, prière par un révérend et discours par
un juge. — A onze heures, lecture de la Déclaration d’indépendance, par une dame.
— Musique. — Jeux divers.
Fragment d’un speech entendu dans cette fête :
Messieurs, la divine Providence nous a conduits par la main, comme les Hébreux au
sortir de la terre d’Égypte, pour nous amener dans cette terre de promission.
Nous étions sobres, chastes et laborieux… Ce n’est pas la république qui nous a donné
toutes ces qualités ; ce sont toutes ces qualités qui nous ont rendus capables de vivre
en république. Or, ces vertus de notre jeunesse, les avons-nous encore ?…
Quand les caisses publiques sont pillées par ceux-là mêmes auxquels on les avait
confiées, comme nous venons de le voir dans l’affaire des Star route ;
quand les Jay Gould sont au pouvoir, quand les élections ne sont plus libres, et que ce
sont les compagnies de chemin de fer qui en disposent à leur gré en trafiquant de la
conscience publique, alors, messieurs, il faut reconnaître que, si la forme républicaine
est incapable d’arrêter une pareille désorganisation du corps social, le temps n’est pas
loin où il faudra demander à une autre forme de gouvernement la liberté et la
sécurité.
Silhouette d’un convoi d’émigrants, aux environs des Black Hills :
Cinq ou six charrettes, traînées par des chevaux maigres. Tout autour, une vingtaine de
vaches et de juments poulinières La première voiture est chargée de marmaille. Le père, un
petit vieux,
le fusil sur l’épaule, la joue gonflée par une
chique, marche à côté.
— « Où allez-vous ?
— Dans le Yellowstone.
— D’où venez-vous ?
— De l’Arkansas ; il y a deux mois que nous marchons.
— C’est à vous tous ces enfants-là ?
— Mais oui, étranger. Nous en avons déjà dix. Nous comptons bien compléter les deux
douzaines.
— Votre femme n’a pas peur de voyager comme cela en pays indien ?
— Oh ! elle y est bien habituée : nous avions une ferme depuis quatorze ans dans
l’Arkansas ; mais cet État-là devient trop peuplé, et puis le pays est entre les mains des
politiciens qui ruinent le peuple. Les journaux disent qu’il y a de bonnes terres dans le
Yellowstone. Nous avons vendu, et nous voilà. »
… Jack Slade, inspecteur d’une compagnie de transports en Californie, haïssait Jules
Burgh, riche fermier. Un ami commun livra Jules à Jack. Le prisonnier fut attaché à un
pieu dans une cour. L’autre s’assit en face de lui et le troua méthodiquement de
vingt-trois balles de revolver, en ayant soin de ne pas le tuer et en lui indiquant,
chaque fois, l’endroit qu’il visait. Le vingt-quatrième coup fut tiré dans la bouche, et
défonça le crâne
de l’homme. Alors, Jack prit un couteau, coupa
les oreilles de son ennemi, les fit saler et les garda comme souvenir.
Le gouvernement essaye, parfois, de mettre un terme à ces vendettas.
Baldi Eversale et Old Pap French, chefs de deux puissantes familles du Kentucky, ne
pouvaient pas se sentir. On mit à leurs trousses une commission de juges, une compagnie
d’infanterie, deux pelotons de cavalerie et quatre ou cinq canons, chargés de les
réconcilier. Les deux ennemis furent amenés devant le tribunal, dans une salle d’audience
tellement traversée de balles, que les courants d’air enrhumaient les juges. Eversale et
French, désarmés et écumants, commencèrent par se regarder en dessous, en proférant
d’effroyables jurons. On les rapprocha l’un de l’autre en les piquant par derrière avec
des baïonnettes. Des soldats saisirent leurs mains et les réunirent dans une cordiale
étreinte qu’un capitaine consolida par quelques tours de corde. Quand le shake-hand fut jugé suffisant on les détacha, on les assit face à face et on les
invita à causer.
— « Le plus heureux jour de ma vie, dit le vieux French, est celui où j’ai tué ton fils
aîné.
— Ah ! dit l’autre. Eh bien ! moi, je me suis joliment amusé, le jour où j’ai pris ta
première femme. J’ai tué trente-deux French, et j’espère bien en tuer trente-deux autres
avant de mourir.
— J’ai tué trente-quatre Eversale, répliqua Old Pap, et
j’espère bien vivre assez vieux pour en tuer une centaine. »
Il est probable que cette conversation de gredins dure encore. Cela se passait au mois
d’août 1890.
… Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul dans le Minnesota, écrivait à
ses ouailles, lors de la promulgation de la loi contre le trafic des liqueurs, la lettre
que voici :
Le trafic des liqueurs est démoniaque… Ce ne sont pas les marchands de liqueurs en
détail qui sont les plus coupables. Les marchands en gros, les brasseurs, les
distillateurs sont la cause principale de la multiplication des cabarets… Le trafic des
liqueurs est démoniaque dans son insouciance : il ne s’inquiète point si le foyer
domestique est désolé, si la joie et l’espérance sont écrasées dans le cœur, si la vertu
est détruite, si les âmes sont damnées, si la terre est maudite et l’éternité devenue un
désespoir hideux.
En observant la tendance de l’opinion publique, ici à l’Ouest, il n’est pas difficile
de s’apercevoir que l’un et l’autre des deux grands partis politiques du pays seront
bientôt forcés d’accepter les principes de cette grande et toujours croissante foule
profondément convaincue que si l’on permet que la moralité publique dégénère, le
fondement d’un État libre succomberait aussi, et l’anarchie usurperait le trône de la
liberté. C’est un sophisme commun à ceux qui cherchent la popularité en faisant la cour
aux instincts les plus abjects de l’homme, de prétendre que ceux qui veulent réprimer
l’ivrognerie, et d’autres vices, par la législation si c’est nécessaire, s’efforcent de
dérober toute joie de la vie, tandis que la misère, la tristesse et le désespoir de la
vie sont liés au crime.
Les vrais amis du peuple sont les
vendeurs de liqueurs qui lui creusent les fosses, et remplissent les asiles
d’orphelins.
J’ai ramassé un paquet de faits, à la façon de Stendhal et de Taine. Ce n’est pas M. Paul
Bourget qui me le reprochera. Les témoins qui m’ont fourni ce statement of
facts diffèrent beaucoup les uns des autres. M. Max Leclerc, jeune, entreprenant,
audacieux, approuve les Américains, parce que les Américains n’exigent pas, comme nous,
des hommes auxquels ils confient leurs intérêts, un certificat de vieillesse et de
caducité. M. de Varigny, épris de courtoisie chevaleresque, pardonne beaucoup aux Yankees,
parce qu’ils aiment et respectent les femmes. M. le baron de Grancey, qui trouve le moyen
d’être à la fois amusant, réactionnaire et pessimiste, rédige, aux étapes de ses raids, des articles que M. Paul de Cassagnac pourrait signer, et envoie,
du fond des Montagnes-Rocheuses, des arguments à M. le comte de Mun. Le lecteur soigneux
complétera cette enquête en feuilletant le diary rapide de M. Léo
Claretie, en lisant les notes précises de M. le marquis de Chasseloup-Laubat, ainsi que
les rapports de M. Bonet-Maury sur cet étonnant congrès de Chicago, où l’on vit des curés,
des pasteurs, des rabbins et des bonzes, mus par un généreux effort d’idéalisme, exposer
leurs religions.
Ce dossier prouverait d’abord que chacun
rencontre en Amérique
ce qu’il y cherche. La richesse de ce pays est formidable. C’est bien toujours l’El Dorado
des conquistadores. Les gens curieux d’expériences politiques, de
nouveautés religieuses et de solutions sociales n’y sont pas moins satisfaits que les
chercheurs d’or, de pétrole ou de nickel. C’est un chaos colossal, encore ouvert à toutes
les investigations et à toutes les chimères.
Seulement, on se trompe si l’on croit trouver dans le tohu-bohu de New York ou dans le
silence des savanes, le remède aux maux sans nombre dont souffre l’Europe. Le voyage
d’Amérique, pour un Français, est proprement un voyage aux Antipodes. Les Yankees peuvent
être très forts, très bons même, très vertueux. Je n’y contredis pas. Les Américaines ont
d’ordinaire les cheveux longs, la taille riche, les dents claires, le teint éblouissant,
les plus beaux yeux du monde, et le diable au corps (oh ! combien !). Mais décidément,
nous n’avons pas le crâne fait de même. Il n’est rien, dans leur pays, qui ne froisse nos
habitudes, qui ne choque notre goût, qui ne déconcerte nos instincts. Nous aimons la
beauté, et notre fantaisie latine la fait consister principalement en un accord harmonieux
de parties liées. La mesure et la symétrie nous plaisent. Nous avons beau regarder vers le
Nord, nous n’en restons pas moins des orateurs et des architectes, amis des paroles
intelligibles et des formes nettes. Classiques jusque dans nos
exubérances, nous pardonnons à Victor Hugo ses métaphores à cause du bel ordre de ses
discours. Le souvenir du Parthénon nous rend indulgents pour la Madeleine. Logiciens à
outrance, plus jacobins que jamais, ennemis des juxtapositions artificielles, condamnés à
vivre dans le provisoire parce que nous sommes toujours à la recherche de l’absolu,
amateurs, avec cela, de tournois et de joutes, nous faisons battre, présentement, la
Science et la Foi et nous ne pouvons défendre l’une sans injurier l’autre. Cela s’appelle,
en pays latin, être conséquent avec soi-même.
Justum et tenacem
propositi virum…
Chez nous, on montre aux étrangers de distinction l’église Notre-Dame, le Panthéon,
l’Académie, la colonne Vendôme, tout ce qui évoque le passé et défie l’avenir, tout ce qui
parle de gloire, d’amour, de génie, de force morale, d’immortalité ; là-bas, on exhibe la
boucherie de M. Armour, les cataractes du Niagara… On est fier du temple maçonnique de
Chicago : 21 étages, 302 pieds de hauteur, 1 328 bouches de chaleur, 4 700 tonnes d’acier,
7 000 lampes électriques, 17 ascenseurs pouvant transporter par jour 50 000 personnes.
Outre-mer, on aime la force physique, les records, les gageures inouïes, la réclame, les
fortunes stupéfiantes, tout ce qui étonne, tout ce qui abasourdit, tout ce qui « épate. ».
Les ambitieux
de notre pays sont tous plus ou moins hantés par
l’épée, le petit chapeau et la redingote râpée de Napoléon. Nous sommes d’incorrigibles
idéalistes et nous admirons béatement les conquêtes qui ne rapportent ni sou ni maille.
Là-bas, on préfère les dollars de Jay Gould et de Vanderbilt.
Notre morale consiste principalement à enseigner l’art de se passer des choses.
Simplifier la vie, supprimer nos désirs en faisant comme s’ils n’existaient pas, diminuer
le nombre de nos besoins, voilà, pour nos philosophes, le commencement de la sagesse. Le
bonhomme Richard n’était point de cet avis. Soyons pratiques, disait en somme ce sage
vieillard. Ne refusons pas les bienfaits que la Providence, aidée par l’industrie, nous
prodigue abondamment. Les Américains ont écouté ces préceptes. Le renoncement aux joies
terrestres leur a toujours paru, bien qu’ils soient religieux et volontiers prédicants,
une sombre folie. Si Dieu (ils font souvent intervenir la divinité dans la question des
tramways ou dans les discussions d’économie politique), si Dieu a donné au Yankee certains
appétits, c’est apparemment qu’il l’a voulu. N’allons donc pas à l’encontre de sa sainte
volonté. Qu’à chacun de nos besoins corresponde une conquête sur l’inertie des choses, un
progrès de mécanique. Les Latins, qui sont des maladroits, conçoivent le paradis sous la
forme d’un jardin mal entretenu. Pour l’oncle Sam,
l’Éden idéal
est celui où les élus n’auront qu’à presser un bouton pour boire à leur soif et manger à
leur faim. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et l’Amérique devint un gigantesque laboratoire où
la Science déchaînée se livra à des orgies d’invention, de construction, de métallurgie et
d’électricité.
M. Paul Bourget conclut : la Science n’a pas fait banqueroute. Voilà un peuple où les
universités ‘vivent en paix avec les Églises, où la pédagogie rationnelle n’est pas
nécessairement irréligieuse, où M. Homais ne se moque pas de l’abbé Bournisien. Les
Américains ne demandent à la Science que les bénéfices dont elle dispose. Ils n’ont jamais
cru que les lampes Edison, les Pullman-cars et les wagons réfrigérants leur donneraient la
paix du cœur. Parfaitement, et nous devrions bien les imiter en cela. Mais ils ont une
façon vraiment sommaire de concilier les antinomies. Un Anglo-Saxon, lorsqu’il ouvre une
boîte de corned beef, ne doute pas un seul instant que ce corned beef
n’ait été destiné, de toute éternité, à sa propre subsistance. Telle la manne pour les
Israélites. (Voyez le livre inouï de sir John Lubbock sur le Bonheur de
vivre.) Pour de tels esprits, la réconciliation de Darwin et de Moïse est
l’affaire d’un tour de main : on les pousse l’un vers l’autre comme deux trappeurs
ennemis. Nous voulons, nous autres, des solutions moins expéditives et plus durables.
Notre science, qu’elle soit
représentée par un Burnouf ou par
un Pasteur, est de race fière et de mine hautaine. Elle dédaigne l’argent. Elle a horreur
du commerce. Quand elle se réconciliera avec l’esprit religieux, ce sera par d’autres
voies et par d’autres moyens.
Je ne crois pas que l’imitation complète de la démocratie américaine doive être proposée
ou imposée à notre démocratie latine. Nos hérédités nationales répugnent à ce pastiche.
Cette copie machinale nous ôterait nos qualités sans nous donner les vertus de nos
modèles. Malgré tout, nous ne sommes pas résignés à considérer la politique comme un
métier humble et suspect. Nous aurions un gros chagrin, le jour où le malheur des temps
nous réduirait à cette extrémité. Pour nos yeux, non désaccoutumés des spectacles
historiques, un ministre, un secrétaire d’État est encore autre chose qu’un simple gérant
de cercle, ou qu’un courtier marron.
Autant j’admire les descriptions, les remarques, les vues de pays et les états d’âme que
M. Paul Bourget a rapportés d’outre-mer, autant je me défie des recettes sociales et des
panacées un peu cosmopolites dont il nous vante l’efficacité. Cela, pour beaucoup de
raisons, qui seraient trop longues à énumérer, car la matière est infinie.
Et maintenant, retournons à M. Paul Bourget, romancier. L’auteur
d’Outre-Mer s’est souvenu
que sa renommée,
fondée d’abord par des dissertations littéraires ou sociales, avait été singulièrement
accrue par des récits tels que Cruelle énigme, Mensonges, Crime
d’amour.
L’Idylle tragique l’a ramené, par une pente naturelle, aux héros qu’il
aimait à fréquenter.
Quelques personnes aimeraient mieux que le célèbre auteur de Cruelle
énigme consacrât son beau talent à ne pas nous raconter toujours ce que font les
gens qui n’ont rien à faire. Mais ceci n’est que l’expression d’une préférence
personnelle. Je ne voudrais pas que l’on donnât à ce regret, d’ailleurs superflu, la
valeur d’une opinion. Suivons donc, encore une fois, M. Paul Bourget dans la haute
pègre.
L’« idylle tragique » se noue parmi les joueurs cosmopolites du tripot de Monte-Carlo, se
développe sous les palmiers d’un hôtel de premier ordre, court, sur la « côte d’azur »,
jusqu’à Gênes, flotte, en yacht américain, aux environs de Cannes, s’égare sur les
pelouses d’un golf-club et autour d’innombrables five
o’clock, erre de villa en villa et de casino en casino, se fixe en des jardins de
roses, roule en sleeping-car, s’attarde en des smoking-rooms, se complaît au milieu des
gentilshommes pauvres, des commerçants riches, des archiducs toqués et des rois noceurs
qui bariolent si étrangement de leurs costumes, de leurs ambitions, de leurs misères, de
leurs
splendeurs et de leurs ennuis nos deux
départements-auberges : les Alpes-Maritimes et le Var.
All right ! Va bene !… Qui oserait se plaindre que M. Paul Bourget,
fort expert à choisir ses décors, ait encadré son drame dans cette magnificence de
lumière, de luxe, de femmes et de fleurs ? Qu’importent les Anglo-Saxons rencontrés sur la
Corniche ? Ce pays est unique au monde … Il est doré par le sable fauve des promontoires,
argenté par le feuillage des oliviers pâles, bleui par le ciel clément et par la mer
engageante. On voudrait s’arrêter à toutes les escales de ce rivage embaumé. On goûterait
si bien, là-bas, dans l’ombre odorante des citronniers et des mimosas, la joie du souvenir
ou la douceur douloureuse de l’oubli !… C’est dans ce paradis que j’ai lu la fin de
l’Idylle tragique. J’allais, le long de la côte ligurienne, au retour
d’un voyage dont les visions n’avaient point effacé les images gravées dans ma mémoire par
les premières pages de cet émouvant récit. Lorsqu’une involontaire rêverie me détachait de
ma lecture, j’apercevais, par la portière du wagon, quelque village heureux qui descendait
vers un golfe, des bourgades aux noms sonores, des plages dont l’inflexion molle était un
repos pour les yeux, des oasis de verdure et de parfums, qui semblaient épanouies tout
exprès pour charmer et pour endormir la souffrance humaine. Idylle
tragique ! Cette antithèse
obsédante, que je retrouvais
à tous les feuillets de mon livre, convenait à ce paysage. Tout est joli, tout est
souriant, d’abord, dans ce jardin de délices. La couleur des eaux est en harmonie avec
l’opulence pourprée des roses, avec la riche végétation des palmiers, des figuiers, des
pins, avec l’éclat des fruits mûrs qui brillent à travers les feuillages. On ne songe
plus, en regardant cette beauté qui rayonne, aux spectacles rebutants que la nature et
l’homme infligent si souvent à notre esprit et à notre cœur. C’est une fête pour l’âme et
pour les sens. L’hospitalité de cette mer, de cette terre, de ce ciel, est amicale,
prévenante. La profusion des trésors étalés n’accable point l’esprit par un excès de
grandeur ni de force. Rien d’énorme, ni de difforme, ni d’indiscret. Partout une grâce
facile. Les roses s’enroulent, en guirlandes molles, au marbre ajouré des balustres. Et,
parmi ces floraisons douces, les sveltes palmiers se hérissent en aigrettes ou se
déploient en éventails. Non pas les palmiers d’Afrique, rigides, presque métallisés,
durcis par les braises du désert, à peine égayés par le souffle tiède qui vient des
syrtes. Non. Des palmiers apprivoisés, bénévoles, qui ne se haussent pas trop au-dessus de
l’humanité. Ils sont là, bien tranquilles devant les portes, épandant leurs ombres
indulgentes sur des massifs d’anémones et de violettes, tandis que les oliviers, aux
pentes
des collines, atténuent, de leur jolie nuance, le vert
trop éclatant des pelouses… San Remo, Bordighera, Menton, Beaulieu… Pourquoi faut-il que
ces noms, évocateurs de visions claires, éveillent aussi en nous la hantise de la maladie
et de la mort ? Ces maisons blanches et roses, si coquettes, ont abrité de lentes agonies.
Sous ces branches, que le printemps rajeunit, il y a des vieillesses précoces et de
navrantes caducités. De toutes parts, dans cette surabondance de joie et de vie, on attend
la mort ; on l’attend avec une angoisse résignée, en essayant d’obtenir d’elle quelques
délais…
Mais à quoi bon chercher à décrire le théâtre de l’Idylle tragique,
lorsqu’il me suffirait de feuilleter le volume que j’ai sous les yeux, et d’y choisir de
ravissantes aquarelles ?
Voici un clair de lune à Monaco :
… Le disque d’argent éclairait tout l’horizon d’une lumière presque aussi intense que
celle du grand jour. C’était d’abord la mer que cette lune illuminait, une mer de
velours bleu, sur laquelle cette ruisselante et mourante traînée de clarté blanche
traçait un chemin miraculeux. La nuit était si limpide que, dans cette baie ainsi
éclairée, on distinguait le gréement d’un yacht immobile sur ses ancres, à l’abri du
promontoire que couronnent les créneaux guelfes du vieux palais Grimaldi. La grande
forme sombre du cap Martin s’allongeait de l’autre côté, et c’était partout un mélange
d’éclatantes transparences et de formes noires, comme découpées à l’emporte-pièce sur
cette lumière de rêve. Les longues branches des palmiers recourbées
en chapiteaux, les poignards dressés des aloès, l’épaisse feuillée des
orangers se projetaient en ombres presque dures, tandis que sur les gazons la magie du
clair de lune étalait des splendeurs nacrées. Une à une, les maisons éteignaient leurs
feux, et… toutes blanches, presque fantomatiques, s’endormaient du vaste sommeil répandu
sur ce paysage. L’apaisement de cette heure était si complet que les promeneuses
n’entendaient d’autre bruit que le craquement du gravier sous leurs petits souliers du
soir et le frisson de leurs robes…
Tournons une quarantaine de pages et regardons cette marine :
La Jenny profilait les lignes élégantes de sa coque blanche et de ses
agrès… Elle semblait vraiment la jeune et coquette reine de ce petit port où les bateaux
de pêche, les yoles de course et les bateaux de cabotage se pressaient le long du quai.
Des marins assis à même les dalles, au soleil, raccommodaient en chantant les mailles
brunes d’un filet. Au rez-de-chaussée des maisons s’ouvraient des échoppes où se
vendaient les mille outils de la mer : des cordages et des vestes goudronnées, des
chapeaux de cuir bouilli et les bottes en caoutchouc…
Ailleurs, c’est le départ de la Jenny :
La colline de Grasse s’étalait luxuriante de cultures, tandis que, sur la baie, la
suite des blanches villas s’égrenait parmi les jardins, et que les îles, semblables à
deux oasis d’un vert sombre, marquaient un point de départ à la courbe d’un autre golfe,
achevée sur la pointe solitaire d’Antibes ; et les arbres de cette pointe, comme ceux
des îles, ces bouquets de pins-parasols penchés d’un seul côté, disaient le drame
éternel de cette côte, la bataille du mistral et des flots en ce moment suspendue… Pas
un mouton d’écume ne tachait cette vaste étendue de saphir en fusion
sur laquelle la Jenny avançait dans un bruissement
sonore et frais d’eau déchirée. Pas un cirrus, pas une de ces
effilochures de nuages que les marins appellent des queues de chat ne rayait la coupole
radieuse du ciel, où le soleil semblait se dilater, se réjouir dans un éther absolument
pur. Il semblait qu’il y eût comme une conjuration de ce ciel, de cette mer…
Vue des jardins de la villa Helmholtz :
Elle l’avait conduit, sous prétexte de causerie, jusqu’à une espèce de belvédère, de
cloître plutôt, avec une double rangée de colonnes peintes d’où l’on découvrait la mer
et les îles. Au centre, un carré de terre nue formait un patio planté
de gigantesques camélias poussés librement. Le sol était tapissé, feutré, étoffé par la
jonchée des épais pétales rouges, roses et blancs, tombés des branches, brillants et
lisses comme des éclats de marbre. D’autres fleurs, rouges, roses et blanches, luisaient
dans le sombre feuillage lustré. Là il l’avait, pour la seconde fois, tenue entre ses
bras, plus près de lui encore…
Vue des jardins de la villa Ellen-Rock, à Antibes :
Elle était arrivée si belle, si mince, tout en mauve, sur un sentier bordé de
cinéraires bleues, de pensées jaunes et de larges anémones violettes… Assis tous deux
sur la bruyère blanche, sous les pins noirs au tronc rougeâtre qui descendent vers une
petite crique d’eau bleue et de rochers gris, il avait appuyé sa tête sur le cœur de sa
chère compagne de promenade… Maintenant, rien qu’à regarder ce buste jeune, il lui
semblait entendre le battement profond de ce cœur, et retrouver contre sa joue la forme
divine de ce sein.
Elle, c’est la baronne Ely de Carlsberg. Trente ans. Fille d’un général
autrichien et d’une
Monténégrine. Petite-fille d’une Grecque.
Épouse morganatique d’un archiduc qui est jaloux, féroce et chimiste. Très belle, d’une
beauté régulière, presque [classique. Un « masque magnifique à la fois et fin,
auquel une blancheur mate et chaude achève de donner un vague reflet oriental »
.
Des yeux « d’une nuance indécise, bruns tirant sur le jaune, avec quelque chose
d’inéclairable dans leur prunelle, comme si une détresse intime en ternissait le
regard »
. Une grâce imposante et douce. Des mains « de grande dame et de
fantaisiste »
. Joueuse intrépide et crâne aventurière. Très cultivée. Lit tous
les livres. Écrit en quatre ou cinq langues. A beaucoup voyagé. Fume des cigarettes de
tabac russe. Professe « qu’il n’y a qu’une chose de vraie ici-bas : s’assouvir le
cœur, sentir et aller jusqu’au bout de tous ses sentiments, désirer et aller jusqu’au
bout de tous ses désirs, vivre enfin sa vie à soi, sa vie sincère, en dehors de tous les
mensonges et de toutes les conventions, avant de sombrer dans l’inévitable
néant »
.
Lui, c’est Pierre Hautefeuille, un Français, venu à Cannes en
convalescence. Très charmant. À fait la guerre de 1870. Garçon délicat, romanesque. Aussi
chaste, qu’on peut l’être en notre temps, « il a atteint la trentième année sans
rien connaître de la vie sensuelle que les froides et rares rencontres de la galanterie
vénale, suivies aussitôt de dégoût et de remords »
. Jeune, naïf,
une âme transparente. Né pour être un Tristan ou un Lancelot, en un
siècle où Guenièvre devient rare et Yseult plus encore.
Voici, maintenant, les autres personnages mis en scène dans ce drame :
Olivier Du Prat, deuxième secrétaire d’ambassade. Ami intime du précédent, avec lequel il
a fait la guerre de 1870. Trente-deux ans, mais paraît plus vieux que son âge. Visage
brun, très maigre, très creusé, « se modelant en méplats vigoureusement
marqués »
. Yeux noirs, d’un noir humide et velouté, dents blanches et
régulières, cheveux drus et bien plantés. Âme étrange, « incomplète et supérieure,
noble et dégradée, sensible et aride, où tout semble velléité, avortement, souillure,
désillusions »
. A eu beaucoup de maîtresses, notamment la baronne Ely de
Carlsberg. Ne croit à rien, sinon à cette maxime de La Rochefoucauld : « Quelque
rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable
amitié. »
Berthe Du Prat, épouse d’Olivier. Une petite Parisienne comme il y en a beaucoup.
Peut-être l’avez-vous rencontrée dans la rue, à moins que ce ne soit à la Bodinière ou aux
matinées classiques de l’Odéon. Blonde aux yeux bleus. Fille d’un avoué. Une dinde
exquise. La seule honnête femme de toute la bande.
Marius de Corancez. Un Méridional, natif des
environs de
Barbentane. Se dit gentilhomme. Mélange de Tartarin et de d’Artagnan. A fait la noce, sur
le boulevard, avec Casal, Vardes et Machault. Las des cabarets, léger d’argent, exempt de
scrupules. Voudrait maintenant dorer son faux blason et réparer les brèches de son
héritage en épousant (secrètement, s’il le faut) la marquise Andriana Bonnacorsi, noble
Vénitienne, qui descend des doges et possède un sac.
Dickie Marsh, Américain. Ancien conducteur de tramway à Cleveland, dans l’Ohio.
Propriétaire de trois mille kilomètres de chemins de fer dans son pays. A fondé une ville
de cinquante mille habitants, qu’il a appelée Marionville, du nom de sa femme. Promène des
grands-ducs et des princes souverains sur la Jenny, yacht de dix-huit
cents tonnes. Enragé abatteur de besogne et lanceur d’entreprises. Installe le téléphone
entre son yacht et le télégraphe, et « en avant le câble avec New York, avec
Chicago, avec Frisco ! »
Occupe, à toutes les heures du jour, trois secrétaires
et une machine à écrire. Ce « Napoléon de l’Ohio » stupéfie Hautefeuille et Corancez en
leur exposant le plus modeste de ses projets. « Connaissez-vous, leur dit-il, notre
région des lacs ? Tenez, voici la carte. Nous avons là, rien que sur le Supérieur, le
Michigan, le Huron et l’Érié, soixante mille navires, d’un tonnage de trente-deux
millions de tonneaux. Ils transportent par
an pour trois
milliards et demi de marchandises. Il s’agit de mettre cette flotte et les villes
qu’elle dessert (Duluth, Milwaukee, Chicago, Detroit, Cleveland, Buffalo, Marionville)
en communication directe avec l’Europe… Notre capital est souscrit d’hier soir : deux
cents millions de dollars… Dans deux ans, j’irai de ce quai, avec la Jenny, à mon home sans transbordement… Je veux que Marionville
devienne le Liverpool des lacs. Nous sommes un peuple jeune, avec beaucoup de crudités,
mais nous poussons et nous, vous poussons… À tout à l’heure, messieurs ! »
— Un
détail : ce yatchsman homme d’affaires, ayant perdu sa fille, a fait
modeler la statue de la pauvre enfant ; et, devant cette effigie, installée à bord sur un
lit de parade, il apporte, chaque matin, des gerbes d’œillets et d’orchidées.
Miss Flossie Marsh, nièce de Dickie. Visage et volonté d’outre-mer. Incroyablement
sportive et sentimentale. Sait l’archéologie. Peint. Manipule dans les laboratoires de
chimie. Elle épousera M. Marcel Verdier, « un grand garçon blond, très laid, mal
habillé »
, ancien élève de l’École normale, docteur ès sciences. Ce jeune homme
pourrait être un Pasteur. Elle en fera un simple Edison.
Le comte Navagero, Vénitien. Vêtu d’un complet coupé à Londres, le bas du pantalon
retroussé comme à Londres, même lorsqu’il ne pleut pas. Marche le pas allongé, la jambe
raide, tenant ses
gants d’une main et de l’autre sa canne par
le milieu, le visage rasé et tendu sous une casquette plate. Fume continuellement une
courte pipe en racine de bruyère. Ne vous fiez pas à l’air idiot de ce parfait snob. C’est
un Borgia très moderne. Il se débarrasse de ses rivaux en leur proposant des parties de
bicyclette, et en limant au préalable les écrous des pédaliers.
D’autres encore : M. Brion, financier, officier de la Légion d’honneur, le vicomte et la
vicomtesse de Chézy, etc.
Je prévois qu’après ce catalogue on va reprocher encore à M. Paul Bourget je ne sais
quelle prédilection pour les rastaquouères. Là-dessus il faut s’entendre.
D’abord, je ne suis pas éloigné de partager, sur le chapitre de ces bons « rastas »,
l’opinion de Corancez, lequel expose excellemment, ce me semble, la doctrine de
l’auteur :
Rastaquouères ! rastaquouères !… Quand vous avez proféré cet anathème, tout est dit,
et, à force de le prononcer, vous ne vous doutez pas que vous êtes en train de devenir,
vous autres Parisiens, les provinciaux de l’Europe. Mais oui, mais oui… Qu’il y ait des
aventuriers sur la Rivière, qui le nie ? Mais aussi que de grands seigneurs ! Et ces
grands seigneurs, sont-ce des Parisiens ? Non, mais des Anglais, des Russes, des
Américains, voire des Italiens, qui ont tout autant d’élégance et d’esprit que vous,
avec du tempérament sous cette élégance, chose que vous n’avez jamais eue, et de la
gaieté, chose que vous n’avez plus. Et les étrangères que l’on rencontre sur cette
côte ! Si nous
parlions un peu des étrangères ? Et si nous
les comparions à cette poupée sans cœur ni sens, à cette vanité en papier mâché qu’est
la Parisienne !
Je demande grâce pour quelques Parisiennes, mais j’avoue que cette
Cosmopolis est agréable à regarder. Tous ces gens-là — sauf peut-être
Navagero — s’affublent de jolis costumes et savent arranger leurs gestes en d’harmonieuses
poses. Ils sont plus ragoûtants, n’est-ce pas, que les ouvriers, que les paysans et
surtout que les bureaucrates ! Ils sentent bon. Dans ce monde-là, les âmes ne sont pas
meilleures que dans la bourgeoisie boutiquière ou administrative, mais les cheveux sont
plus brillants et plus souples, les barbes sont mieux frisées, les haleines sont moins
lourdes, les peaux sont plus propres, étant continuellement rafraîchies par le bain, par
la douche et par la friction. Ces oisifs sont exempts de nos tares professionnelles. Ces
inutiles servent à la récréation de nos yeux, et c’est déjà quelque chose. S’ils ont des
vices, ils les étalent sans gêne et, par là, nous consolent de toute l’hypocrisie et de
toute la laideur dont nous devons subir journellement le répugnant voisinage. Corancez
lui-même est charmant, lorsqu’il s’avance vers la Californie (faubourg de Cannes),
« gaiement, un bouquet de violettes à la boutonnière du plus délicieux veston que
jamais tailleur complaisant ait coupé à crédit pour un joli garçon en chasse
d’une dot, ses pieds minces bien pris dans ses bottines jaunes, un
chapeau de paille sur ses épais cheveux noirs, l’œil humide, la dent blanche, fleurant
bon, portant beau »
. — Pierre Hautefeuille, lorsqu’il monte à bord d’un yacht,
dissimule son svelte corps « sous une veste de serge bleu marine et un pantalon de
flanelle blanche »
. La petite Berthe Du Prat, bien qu’elle sente encore un peu
l’étude paternelle, a été habituée, par son diplomate de mari, à mouler sa fine taille
dans un élégant costume tailleur… Mais il faut regarder surtout la baronne Ely de
Carlsberg, soit qu’elle apparaisse « en corsage de poult de soie violet recouvert
d’une mousseline de soie noire plissée avec des manches pareilles »
, soit
qu’elle pose sur ses cheveux « un chapeau tout petit, composé de deux ailes pailletées de
jais violet et d’argent », soit qu’elle prenne le thé, sous un abat-jour rose, « en
robe de dentelle noire à nœuds de satin vert myrte »
, soit qu’elle arbore
« la singularité piquante d’une toilette rouge et blanche aux vives couleurs du
golf-club »
, soit qu’elle accoude au bastingage d’un yacht
« la souple étoffe de sa blouse rouge »
, tandis que le vent fait flotter
« les larges bouts de sa cravate en mousseline noire, assortis aux grands carrés
noirs et blancs de sa jupe »
. Admirez-la, sur ce yacht, à cette minute lumineuse
et suprême :
Des profondeurs de son être, un vague de passion montait, ravageant tout, noyant tout.
Que pesaient les craintes de l’avenir, les remords du passé, à côté de la présence de
Pierre, ce Pierre dont elle voyait, dont elle sentait le cœur battre, la poitrine
respirer, le corps bouger, l’esprit penser, la personne vivre ?… Au commencement du
repas, leurs genoux s’étaient frôlés, et tous deux s’étaient retirés par une honte
spontanée de ces familiarités que prémédite le libertinage. Mais il y a, chez deux
créatures qui s’aiment, une force plus puissante que toutes les hontes, fausses ou
vraies, et qui les contraint de se prodiguer ces caresses, si vulgaires quand elles sont
voulues et calculées, si romanesques, si délicates lorsqu’elles sont sincères et
empreintes, de cet infini que le sentiment communique à ses plus humbles signes. À un
moment, leurs pieds se touchèrent sous la table. Ils se regardèrent. Ni l’un ni l’autre
n’eut le courage de se reculer. À un autre moment, comme Hautefeuille avait glissé dans
une phrase un rappel d’une de leurs tendres promenades à Cannes, Ely éprouva un tel
besoin de lui donner une caresse, qu’instinctivement, inconsciemment, son pied à elle se
dégagea de son petit soulier, et vint toucher, presser le pied du jeune homme. Ils se
regardèrent de nouveau. Il avait pâli à ce contact si intime, si vivant, si voluptueux.
Qu’il devait souvent la revoir ainsi dans son souvenir, et tout lui pardonner des
affreuses souffrances qu’il subit à cause d’elle, pour la beauté qu’elle avait à cette
seconde ! Ah ! la divine Beauté !… Une langueur noyait ses yeux. Ses lèvres ouvertes
aspiraient l’air comme si elle allait mourir. L’admirable rondeur de son cou se
dessinait nue et sans collier. L’attache en apparaissait gracieuse et puissante, hors de
l’échancrure d’une robe noire, d’un noir absorbant qui donnait un éclat plus mat à la
blancheur de son teint. La chair, dans cette gaine de soie sombre, avait la délicatesse
d’une chair de fleur, et dans ses cheveux bruns qui coiffaient simplement sa tête fière
et en marquaient la noble forme un peu longue, un seul bijou brillait : un rubis, rouge
et chaud, comme une goutte de sang !
J’entends d’ici le chœur des censeurs. Eh quoi ! ces hommes,
que M. Paul Bourget appelle spirituellement « les chevaliers du smoking »
,
ces femmes plus ou moins folles, est-ce donc là notre dernière aristocratie ? Sans doute.
Du train dont marche notre république, c’est la seule aristocratie qui puisse exciter la
jalousie ou l’admiration des foules. Comment diable voulez-vous qu’il naisse à présent des
aristocrates ? Par l’épée ? On ne fait plus la guerre. Par la vertu ? On s’en (comment
dirai-je ?), on s’en moque pas mal ! Par la gloire ? À quoi cela sert-il, depuis qu’il n’y
a plus de postérité ?
Donc, tout bien considéré, ne blâmons pas M. Bourget au nom de nos bonnes mœurs, qui ne
sont le plus souvent qu’une heureuse incapacité de mal faire, ne lui reprochons pas
d’avoir cherché, aux environs de la roulette et du tir aux pigeons, des personnes vraiment
supérieures qui mènent la vie libre et qui échappent à la vulgarité par un bel appétit
d’aventure.
Le diplomate Olivier Du Prat, étant attaché à l’ambassade de Rome, aima la baronne de
Carlsberg et en fut aimé. Puis, dans un de ces accès de lassitude dont il est coutumier,
il l’a plantée là, seule avec l’archiduc. Il est revenu à Paris. Fatigué d’expériences
passionnelles, écœuré par les garçonnières et par les cabinets particuliers, il s’est
laissé aller à un « mariage de lassitude » avec sa petite dinde, fille d’un avoué.
Pendant ce temps, la baronne a juré de se venger. Elle
rencontre Pierre Hautefeuille à Cannes. Elle apprend que Pierre et Olivier sont aussi liés
l’un à l’autre que pouvaient l’être, aux temps mythologiques, Nisus et Euryale. Dès lors,
elle se propose un but : jeter au travers de cette amitié un amour fait de haine par qui
cette amitié sera bientôt ravagée et détruite… Seulement, elle se prend à ce jeu
dangereux. Elle a commencé par se laisser aimer fort méchamment ; elle a répondu aux
avances du candide Pierre, lequel ignore la biographie de cette dame et la croit pure.
Elle finit par aimer tout bonnement.
Survient Olivier-Nisus. Il arrive d’Égypte, où il a exécuté, point par point, pendant six
mois, tout le programme d’un fastidieux voyage de noces (dahabiehs, pyramides, obélisques,
temples, cataractes, embrassades obligatoires dans les hôtels). Afin d’oublier les nausées
de l’insipide corvée conjugale, il a hâte de revoir son ami, ce qu’il aime le mieux au
monde.
Pierre-Euryale va l’attendre à la gare et lui prodigue toutes les preuves d’affection
dont il a besoin dans ce cruel moment. Le malheureux Olivier, très clairvoyant comme tous
les hommes qui souffrent d’un malaise amoureux, ne tarde pas à voir transparaître à
travers les incidents de la vie quotidienne le bonheur de Pierre. Nul doute. Pierre
aime. Il est aimé ! Et celle qui
l’aime, c’est la baronne de
Carlsberg… Alors une jalousie affreuse lui torture le cœur. Dégoûté de sa femme, il songe
à ce qu’aurait pu être sa félicité avec l’autre, s’il avait su dire les paroles qui
apprivoisent les maîtresses indomptées. Il veut revoir cette divine baronne, qui désormais
lui est odieuse. Rendez-vous est pris. L’entretien est d’abord aigre, violent. Mais peu à
peu, Olivier se sent ému par l’accent très élevé, très noble, d’une passion dont il ne
soupçonnait pas la sincérité. Alors il se résout au sacrifice. Il ne fera rien qui puisse
déranger la félicité de Pierre. Il s’en ira, n’importe où, avec la fille de l’avoué.
Mais celle-ci a surpris des lettres, des photographies. Elle a découvert l’ancienne
liaison de son mari avec la baronne. Et cette Berthe, sottement jalouse, va tout raconter
à Pierre !
Entrevue des deux amis. Ils hésitent, ne savent que se dire, puis, brusquement prennent
un parti. Réduits à choisir entre l’amour et l’amitié, ils choisissent l’amitié. Ils
jurent de fuir, tous les deux, cette femme dont la présence a empoisonné leur union, jadis
si saine et si robuste.
Hélas ! pourquoi faut-il que l’infortuné Pierre ait, au dernier moment, une défaillance ?
Vaincu par les supplications et par les larmes, il consent à revoir, par un beau soir
d’été, celle à laquelle il renonce. Or, ce soir-là, précisément, l’archiduc, qui ne veut
plus jouer le rôle de George Dandin,
aposte des sbires dans son
jardin et leur ordonne de tirer s’ils voient quelque chose remuer dans les allées. Pierre
est perdu s’il sort de la chambre de la baronne. Mais Olivier a tout su. Il a deviné la
faiblesse de son ami et connu les desseins de l’archiduc. Il se dévoue. Las de traîner sa
mélancolie, il entre de propos délibéré dans le jardin sinistre. Un coup de fusil dans
l’ombre… Olivier tombe, troué par les balles. Ainsi l’idylle s’achève en tragédie.
Un roman romanesque, un peu étouffé par le détail des anecdotes épisodiques et des
personnages accessoires ; — un album de paysages ; — une amusante galerie de profils
cosmopolites ; — une suite unique de réflexions sur l’amour, sur le mariage, sur
l’adultère (réflexions aiguës qui piquent l’esprit et vont souvent jusqu’au fond du
cœur) ; — l’analyse poignante d’un conflit entre deux passions impérieuses ; — l’option
finale pour une de ces deux passions : — telle est cette œuvre complexe, touffue, dont
l’unique défaut est peut-être une surabondance de richesse et de vigueur. C’est une
tentative intéressante pour réconcilier la micrographie psychologique avec le mouvement de
la vie et (disons le mot) pour tirer le roman d’analyse du genre ennuyeux où il menaçait
de s’embourber. Les titres mêmes des chapitres indiquent clairement le dessein de
l’auteur, son intention de revenir aux traditions des vieux
conteurs français : En mer… Il matrimonio segreto…
L’Ami et la Maîtresse… Un serment… Entre deux
drames… le Dénouement. Tandis que, d’autre part, le poète inquiet
des Aveux apparaît dans ces en-tête : le Cri d’une âme…
Volontés d’amoureux… Autour d’un scrupule…
L’ingénieuse entreprise de M. Paul Bourget a réussi très heureusement. On lit sans
fatigue ce gros in-douze de 500 pages. Il y a dans ce récit fourmillant de faits et nourri
de substance tout ce qu’il faut pour assurer la fortune d’un livre et pour accroître une
renommée qui semblait ne plus pouvoir grandir.
M. Gaston Paris a voulu être, avant tout, un philologue. C’est presque malgré lui qu’il
est un écrivain. Jamais vocation ne fut plus précoce, ni mieux explicable, ni plus
naturelle. La « race », le « milieu », le « moment », comme dirait Taine, unirent leurs
influences diverses pour faire de lui, dès sa naissance, un romaniste, et quelque chose de
plus.
Il naquit, pour ainsi dire, parmi les vieilles chartes, les vitraux fleuris et les
anciennes légendes. Si l’esprit mythologique n’avait pas quitté la terre, avec beaucoup
d’autres choses surannées et charmantes, ses biographes raconteraient qu’il fut tenu, sur
les fonts baptismaux, par l’enchanteur Merlin et par la fée Viviane.
Tout jeune, il fut initié aux tendresses douloureuses de Tristan et
d’Yseult la Blonde.
Il était encore adolescent, lorsqu’il entendit Lancelot du Lac dire tout bas à la reine
Guenièvre : « Dame, vous m’avez dit en me quittant : Adieu, beau doux
ami. Jamais ce mot, depuis ce temps, ne m’est sorti du cœur. C’est le mot qui
fera de moi un vaillant homme, si jamais je le suis. Ce mot me conforte en tous mes
ennuis. Il m’a guéri de toute peine, gardé de tout péril, enrichi dans la
pauvreté. »
Les exploits de Roland, les prouesses d’Oger le Danois et de
Guillaume au court nez, les doléances de la dame du Fayel et de la reine Berthe ont
entouré sa vie d’un joli bruit d’héroïsme et d’amour. Il a puisé aux sources mêmes, sans
l’intermédiaire des nourrices rabâcheuses, l’enchantement des contes de fées. C’est Marie
de France, en personne, qui lui a conté le « lai » du Chèvrefeuille :
Un jour Tristan errait dans une grande forêt en Cornouaille. Il cherchait la reine
Yseult. Comme la fête de la Pentecôte était proche, on lui dit que la reine passerait
sûrement par le chemin des bois avec toute la cour. Alors, il coupa une branche de
coudrier autour de laquelle s’enroulait une brindille de chèvrefeuille, et sur l’écorce
fraîche il grava ces mots :
Ni vous sans moi
, ni moi sans vous
.
C’est ainsi que les deux amants se retrouvèrent et eurent de
la joie.
M. Gaston Paris a indiqué lui-même, dans la dédicace qui précède son Histoire
poétique de Charlemagne, quelques-unes des impressions qui ont éveillé d’abord
ses sentiments et ses pensées. Il dit, s’adressant à son père :
Tout enfant, je connaissais Roland, Berthe aux grands pieds et le bon cheval Bayard
aussi bien que Barbe-Bleue ou Cendrillon. Vous nous racontiez parfois quelqu’une de
leurs merveilleuses aventures, et l’impression de grandeur héroïque qu’en recevait notre
imagination ne s’est point effacée. Plus tard, c’est dans vos entretiens, dans vos
leçons et dans vos livres que ma curiosité pour ces vieux récits, longtemps entrevus, a
trouvé à se satisfaire. Quand j’ai voulu, à mon tour, étudier leur origine, leur
caractère et les formes diverses qu’ils ont revêtues, votre bibliothèque, rassemblée
avec tant de soin depuis plus de trente années, a mis à ma disposition des matériaux
qu’il m’eut été bien difficile de réunir et souvent même de soupçonner. Vos
encouragements m’ont soutenu dans le cours de mes recherches ; vos conseils en ont rendu
le résultat moins défectueux. En vous dédiant ce livre, je ne fais donc, en quelque
façon, que vous restituer ce qui vous appartient.
Son père, le célèbre professeur Paulin Paris, passionné, enthousiaste comme tous les
vaillants de 1830, avait voué une sorte de culte au roi Arthur et aux chevaliers de la
Table-Ronde. Mais, en même temps que cet exemple l’engageait à aimer le passé de notre
pays, la science
paternelle l’habituait à la recherche sincère
et désintéressée, au culte pur de la vérité.
À peine sorti du collège Rollin, il se fit inscrire sur les registres de l’université de
Bonn, afin d’y recevoir directement la doctrine de l’illustre Diez, que tous les savants
de l’Europe reconnaissaient alors comme le maître des études romanes. Il passa une seconde
armée à Gœttingue, où il étudia la langue et la littérature du moyen âge allemand, puis
rentra à Paris pour devenir élève de notre École des chartes. Pendant plusieurs années,
enfermé dans des bibliothèques, dans des ateliers de recherche et des laboratoires
d’érudition, il ne se préoccupa guère du « gros public ». Il écrivait une Étude sur
le rôle de l’accent latin dans la formation du français, une Histoire
poétique de Charlemagne, des dissertations sur le Pseudo-Turpin ;
il publiait la Vie de saint Alexis ; il fondait la Revue
critique et la Romania. Aujourd’hui encore, lorsqu’il est
descendu de sa chaire et qu’il croit avoir assez contribué à la vulgarisation des idées
qui lui sont chères, il écrit pour des recueils spéciaux des monographies sur quelques
point d’histoire linguistique ou littéraire. Il collabore depuis vingt ans à
l’Histoire littéraire de la France, commencée par les Bénédictins,
continuée par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vaste monument, fort
majestueux et un peu sépulcral, où Renan, lui aussi,
aimait, de
temps en temps, à disparaître et à se recueillir.
On trouvera peut-être que c’est là une besogne fort ingrate. Déchiffrer de vieux
manuscrits, changer des virgules, raisonner sur des étymologies, quel labeur fastidieux !
À quoi cela sert-il ? Ainsi s’exprime, dédaigneuse, la sagesse des brillants causeurs et
des écrivains rapides dont la verve débridée ne connaît pas de scrupules ni d’obstacles.
J’essayerais de montrer l’utilité de ces travaux, si un disciple de M. Gaston Paris
— M. Joseph Bédier, auteur d’une remarquable thèse sur les Fabliaux —
n’avait écrit cet élégant plaidoyer, qui me dispensera de plus amples explications :
Les érudits se sont mis à l’œuvre depuis trente ans. Voués à cette science de nos
anciens dialectes, si jeune et déjà si puissamment féconde, ils s’enferment dans le
monde de l’infiniment petit, ils pèsent les syllabes, ils regrattent les mots douteux au
jugement. Et le public lettré, qu’effrayent leurs appareils critiques et leur jargon de
spécialistes, considère avec surprise leurs laboratoires de recherches microscopiques,
et passe.
Œuvre digne de respect, pourtant, et d’émotion. Après les généralisations hâtives,
brillantes et inutiles de l’école de Raynouard, de Fauriel, d’Ampère et de Villemain,
alors que l’intelligence du moyen âge était compromise par l’à-peu-près et le clinquant
romantiques, il fallait que cette réaction érudite se produisit. Il est bon qu’une
génération se soit consciemment, pieusement sacrifiée à une œuvre souterraine, obscure,
mais nécessaire. Ils savent, ces érudits, aussi bien que personne, que le monde des
idées
générales est le seul qui vaille la peine qu’on y vive,
et ils se sont interdit d’y pénétrer. Ils savent que les faits qu’ils s’épuisent à
établir n’ont pas de valeur comme faits, mais seulement si l’on peut en dégager des lois
— et ils n’ignorent pas que, le plus souvent, ces lois, d’autres qu’eux les dégageront.
Ils savent que le travail scientifique ne connaît pas d’autres joies que celle de la
synthèse, et ils sont restés confinés dans leurs analyses infinitésimales. Ils ont su
écrire pour vingt lecteurs, contents de travailler pour ceux-là qui viendront. Mais,
grâce à cette très belle génération d’érudits, un jour viendra, un jour prochain, où,
les grandes œuvres de notre adolescence nationale étant enfin datées, localisées,
restituées en leur intégrité et leur splendeur premières, le tableau du moyen âge pourra
se développer avec la belle ordonnance, la logique et l’eurythmie de nos siècles
classiques.
En effet, on peut dire que, depuis une trentaine d’années, l’aspect du moyen âge se
métamorphose sous nos yeux. Auparavant, c’était un bloc, une masse confuse, qui
s’interposait entre l’harmonieux décor de l’antiquité et l’inquiète cohue des temps
modernes. On admettait que la civilisation occidentale s’était arrêtée pendant cette
longue période. On maudissait généralement les années comprises entre 395, date de la mort
de Théodose, et 1453, date de la prise de Constantinople par le sultan Mahomet. Ces deux
dates étaient considérées comme deux murailles de Chine, derrière lesquelles on entendait
une rumeur de folie. Pendant mille cinquante-huit ans, l’humanité n’avait cessé de
s’abrutir.
Superstition, fanatisme, malpropreté, contravention
perpétuelle aux lois les plus élémentaires de l’hygiène, tels étaient, selon l’opinion la
plus répandue, les principaux traits de nos ancêtres. Les politiciens flétrissaient avec
rage ces siècles abhorrés. On trouverait encore des chefs-lieux d’arrondissement où le
« temps des seigneurs » est très commode pour les tournées électorales… Cependant, le
moyen âge plaisait aux poètes, aux romanciers, aux peintres en quête de belles férocités.
Les mâchicoulis d’une tour crénelée, se découpant sur des rougeurs d’incendie, et
recommandés à l’attention des spectateurs par le trémolo de l’orchestre,
enflammèrent d’enthousiasme le public de l’Ambigu et de la Porte-Saint-Martin. Pour les
romantiques et pour les feuilletonistes, le moyen âge fut un vestiaire, un arsenal, un
magasin d’accessoires. Auguste Maquet, le baron Taylor, le père Dumas et Ponson du
Terrail, excités par l’exemple de Walter Scott, s’approvisionnèrent de cuirasses, de
casques, de plumets, de dagues, de hoquetons et de souliers à la poulaine. Ils mirent au
monde une quantité incroyable de chevaliers, de varlets, de bannerets, de dames, de
damoiselles et de damoiseaux, de ribauds et de ribaudes, à qui l’on pardonne encore leur
absence de vie intérieure, à cause de leurs pittoresques accoutrements.
Rien de plus simple d’ailleurs, ni de plus sommaire que cette vision « moyenâgeuse ».
Depuis
la mort de Théodose jusqu’à la prise de Constantinople
par les Turcs, à travers les règnes et les dynasties, malgré les changements de la mode et
les révolutions de la politique — pendant dix siècles, — le costume, les mœurs, le langage
demeuraient conformes à un type définitivement choisi. Toujours le même panache, la même
cotte de mailles, le même « poignard de miséricorde », la même « épée de Tolède », les
mêmes jurons : Têtebleu, sacrebleu, sambleu, corbleu. Le cor de la Chasse du
Burgrave sonnait toujours aux quatre coins de l’horizon. Quant au « vieux
français » que parlent ordinairement le Bâtard de Mauléon et
Charles VII chez ses grands vassaux, rien n’est plus aisé que de
l’apprendre. Cela consiste à mettre les messire devant les noms propres
et moult devant adjectifs. Ce « vieil languaige » est mort récemment,
sur les hauteurs de Montmartre, malgré les efforts que tentèrent les joyeux cabaretiers du
Chat-Noir, pour le préserver de la désuétude…
C’est que, peu de temps avant le Chat-Noir, les érudits étaient venus, paléographes,
diplomatistes, correcteurs de textes, redresseurs de torts, tous armés de ces instruments
de précision à qui les préjugés, les snobismes et les erreurs ne peuvent pas résister.
Quelques-uns, parmi eux, apportaient à leur besogne un respectable zèle
de prosélytisme, une vraie fureur de réhabilitation. Tel M. Léon Gautier,
qui est arrivé, par un minutieux dépouillement des chansons de geste, à reconstituer — ou
peu s’en faut — le cabinet de toilette et le trousseau de la belle Aude, d’« Aélis au
clair visage », d’Anfélise, de Mangalie et de plusieurs autres princesses, aussi
vermeilles que la rose en mai. Le même M. Léon Gautier, d’ailleurs si savant et si digne
d’estime, semble croire (oserai-je le dire ?) que l’auteur anonyme de la Chanson de
Roland pensait déjà au comte de Chambord, au comte de Mun et à M. l’abbé
d’Hulst.
C’est excessif. Je préfère les philologues moins lyriques, qui se contentent de chercher
simplement la vérité. M. Gaston Paris disait, à ses auditeurs du Collège de France, le
8 décembre 1870 : « Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la
science n’a d’autre objet que la vérité et la vérité pour elle-même… Celui qui, par un
motif patriotique, religieux et même moral, se permet, dans les faits qu’il étudie, dans
les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère,
n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre
d’admission plus indispensable que l’habileté. Ainsi comprises, les études communes,
poursuivies avec le même esprit dans tous les pays civilisés, forment au-dessus des
nationalités
restreintes, diverses et trop souvent hostiles,
une grande patrie qu’aucune guerre ne souille, qu’aucun conquérant ne menace, et où les
âmes trouvent le refuge et l’unité que la cité de Dieu leur a donnés en d’autres
temps. »
Voilà un beau rêve et un admirable programme. M. Gaston Paris a su grouper autour de lui,
en un temps où le conflit des nationalités s’exaspère et s’aigrit, des disciples qui
appartiennent à toutes les nations. La salle où il enseigne, au Collège de France, est
toujours fréquentée par des auditeurs venus de loin, qui vont ensuite porter, dans les
universités de l’Europe ou du nouveau monde, les résultats de sa doctrine et les
applications de sa méthode. M. Van Hamel en Hollande, MM. Stengel et Foersterg en Allemagne,
M. Meyer-Lübke en Autriche, MM. Wulff, Wahlund et Vising en Suède, MM. Wallensköldh et Söderhjelmi en Finlande,
M. Batiouchkovj
en Russie, MM. De Lollis et Gorra en Italie, MM. Morf, Taverney, Muret en Suisse, M. Todd
en Amérique, sont tous, plus ou moins, ses élèves et s’en vantent. Il serait trop long
d’énumérer tous les Français dont l’intelligence et le goût furent éveillés par ses doctes
et spirituelles leçons. J’ai déjà cité M. Joseph Bédier. Je dois nommer aussi
M. A. Thomas, lexicographe ingénieux ; M. Sudre, qui a recherché les lointaines origines
du Roman de Renart ; M. Langlois, qui s’est consacré au Roman de la
Rose ;
M. Loth, celtisant, qui est, à ses heures, un
polémiste trop fougueux ; d’autres encore, M. G. Raynaud, M. Demaison, M. Jeanroy et avant
tous Arsène Darmesteter, enlevé si jeune à la science qui lui devait déjà tant….
Certes, je ne me dissimule pas que quelques-uns de ces messieurs sont inconnus sur le
boulevard et que la plupart d’entre eux manquent sans doute, la nuit de Noël, à ces
réveillons solennels où le « Tout-Paris » des premières représentations mange
périodiquement des huîtres pour accomplir un devoir. Mais, sans vouloir recommencer ici
des querelles sur cette notoriété parisienne que la complaisance des badauds et des
« gobeurs » distribue à tort et à travers, je ne résiste pas au plaisir de dire tout haut
ces noms à l’oreille du public. Le temps n’est plus où l’ignorance passait pour
gentilhommerie et où l’insupportable « honnête homme du xviie
siècle » se vantait de ne rien savoir, en gardant la prétention de juger
tout. Il serait désirable enfin que chacun fût remis à sa place et que l’outrecuidance,
l’aplomb, le « toupet » ne fussent plus des titres suffisants à la popularité.
Les hommes que je viens de citer — si modestes, point du tout charlatans — collaborent à
une œuvre nationale. Grâce à eux, grâce au maître dont ils se réclament, nous avons
renoncé à croire que notre patrie était née d’hier. Les traits
essentiels de notre caractère ethnique nous apparaissent avec un relief qui s’impose
désormais à notre mémoire. La nuance, sans laquelle il n’y a pas de connaissance exacte
des choses, commence à modifier notre ancienne perception du moyen âge. Nous ne confondons
plus dans une même définition les siècles qui ont suivi cette fameuse mort de Théodose. La
diversité et la complexité, sans lesquelles il n’y a pas de vie ni de progrès possibles,
ont ranimé l’histoire, naguère si monotone, de nos origines et de nos premières
conquêtes.
Le onzième siècle nous plaît par sa rudesse naïve, par la franchise de sa poésie
spontanée, par ses dures épopées, que les jongleurs faisaient retentir dans les châteaux
et sur les places publiques pour les nobles et pour les vilains. « On aimait alors
la poésie, non comme l’ingénieux et vain passe-temps d’une société élégante, non comme
l’entretien et l’exercice d’un cercle de lettrés, mais comme un enchantement, un charme,
un carmen, qui vous enlevait aux chagrins, aux ennuis, aux mesquineries de la vie
quotidienne. »
Puis, c’est le xiie
siècle, « l’époque classique de
la littérature française au moyen âge »
. La hiérarchie féodale est alors solide
et brillante comme une bâtisse neuve. Une suite de rois justiciers, « droituriers et
aumôniers », un concours de circonstances heureuses, quelques périodes
de paix, une ample moisson de gloire donnent aux Français le goût de
vivre, l’instinct d’agir, le loisir de rêver. C’est dans cette saison propice que notre
littérature écrite a germé. Les anciennes gestes,
récitées dehors, parmi le tumulte des soudards et des rustres, semblent dorénavant trop
bourrues, trop foraines, trop dénuées de vie sentimentale. Les femmes commencent à écouter
les dangereuses confidences des romanciers et des poètes. Elles se plaisent aux récits
d’amour courtois. Elles s’étonnent que les passions très nobles soient
presque toujours, par un étrange caprice du sort, coupables et malheureuses. Charlemagne
et ses douze pairs, Berthe aux grands pieds, Naymes, duc de Bavière, et ce pauvre Roland,
qui n’était amoureux que de son épée, sont désormais négligés. Ce que la dame, en sa
chambre enluminée de verrières peintes, veut maintenant ouïr conter, ce sont des prouesses
fines, des galanteries subtiles, des gageures de vaillance, des miracles d’amour. Qu’on
lui montre les chevaliers de la Table-Ronde, en quête du mystérieux Graal ! Qu’on lui
parle de ce Lancelot qui fut l’aimé, « le désiré de toutes » et dont la fidélité obstinée
triompha de l’injustice des hommes et de la malice des choses ! Qu’on lui dise surtout que
l’amour est plus fort que la mort et que sur la terre fraîchement remuée qui recouvrait
les cercueils de
Tristan et d’Yseult, on vit cette merveille :
un rosier et une vigne qui s’inclinèrent l’un vers l’autre et entrelacèrent leurs feuilles
et leurs fleurs, si bien que personne au monde ne put jamais les séparer.
La France, au temps de saint Louis, fut traversée, purifiée par un large flot
d’idéalisme, venu des profondeurs mêmes de notre conscience nationale, dérivé de ces
sources inépuisables que recelait l’âme des vieux Celtes, et répandu ensuite à travers le
monde par la propagande efficace de nos écrivains.
La littérature française, toutes les fois qu’elle s’épanouit, a coutume d’étendre ses
floraisons au-delà de nos frontières. Sa végétation drue et forte pousse des rejets de
tous les côtés, parce que ses racines multiples ont cherché la sève dans tous les sens. Le
génie de notre race a besoin d’être en communication avec l’univers civilisé ; sinon il
s’affaiblit, renonce au progrès et s’imite lui-même, ce qui est pour les individus comme
pour les nations, un signe certain de décrépitude. Je ne prétends pas comparer à
l’influence de Voltaire, ni au cosmopolitisme de Rousseau, la gloire de ce Chrestien de
Troyes qui mit en vers les aventures de Perceval, ni la renommée de cette
bonne Marie de France, qui rimait des lais fort goûtés à Londres. Mais
je constate ceci : toutes les fois que la littérature française a cessé d’être, par ses
emprunts et par ses apports, une littérature européenne, elle a cessé de compter, elle a manqué à la mission que notre
caractère, notre histoire, nos qualités et même nos défauts lui assignent.
On voit que les questions relatives au moyen âge ne sont pas très éloignées de nos
préoccupations actuelles et que les chevaliers d’Arthur peuvent encore animer à la
rescousse tous ceux qui combattent pour la vérité et la beauté.
Les anciens harpeurs bretons disaient que la reine Hélène, femme du roi
Ban et surnommée la « Dame aux grandes douleurs », avait laissé son fils, le petit
Lancelot, sur l’herbe, au bord d’un lac. Elle avait oublié l’enfant, parce qu’on venait de
lui apprendre la mort de son époux, et qu’elle était dolente. Quand elle revint sur le
rivage, elle vit une femme très belle qui prit Lancelot, s’éleva dans les airs au-dessus
du lac, et soudain disparut sous les eaux…
Or, la Dame du lac était fée. Et le lac n’était qu’une apparence, un enchantement qui
trompait les faibles yeux des hommes. Sous le mirage de ce lac fantôme, il y avait des
vallées fleuries, des bois, des vergers, un paradis…
Le moyen âge me fait songer au palais de la Dame du lac. À première vue, c’est un abîme
vertigineux, sans couleur et sans fond. Mais, pour ceux qui sont initiés, c’est une féerie
merveilleuse. M. Gaston Paris a guidé ses
contemporains dans
cette forêt vierge où les uns se sont amusés à cueillir des bouquets de fleurs magiques,
où les autres veulent découvrir quelques-unes de ces idées souveraines qui sont, comme le
Graal, la récompense des imaginations vaillantes et des courages aventureux.
M. Ernest Lavisse raconte que Duruy, quittant, au mois de juillet 1869, le ministère de
l’instruction publique, où il avait travaillé pendant six ans, se rendit tout droit de la
rue de Grenelle à Villeneuve-Saint-Georges, où il possédait une petite propriété.
« Le lendemain, de très grand matin, ajoute M. Lavisse, descendant de la chambre que
j’occupais à Villeneuve-Saint-Georges, je vis que la
porte du
cabinet de M. Duruy était entrouverte. L’ancien ministre était très occupé. Il tirait
d’un cartonnier des liasses de papier jauni, les rangeait et les regardait de l’œil d’un
ami qui retrouve, après une longue absence, son ami. C’était le manuscrit du tome III de
l’Histoire des Romains.
« Puisque vous voilà, me dit-il, vous allez m’aider. Allons à ma bibliothèque. »
» En quelques voyages, nous rapportâmes des brassées de volumes, les documents de
l’histoire romaine. M. Duruy s’en entoura. Un quart d’heure après, il était en plein
travail. »
Heureux les hommes d’État que la politique ne saisit pas tout entiers et qui, en se
séparant des huissiers du ministère, se consolent en songeant à la tâche interrompue
qu’ils vont reprendre ! Les « crises » ne sauraient les accabler. Ils sont au-dessus de la
« défiance » des politiciens. On ne les voit pas errer, les bras ballants, les yeux mornes
et la lèvre veule, dans les limbes où rôdent les anciens ministres qui ne sont que cela.
Ces « chères études », que les illettrés et les fainéants ont tant raillées, leur sont un
abri sûr et un efficace réconfort. Ce sont de bons travailleurs qui, descendus ou
précipités du char de l’État, retombent sur leurs pieds et reprennent tranquillement leur
outil.
Guizot, renversé par Thiers, se retirait sous les arbres du Val-Richer, pour écrire une
Vie de Washington ou pour enrichir de pensées
nouvelles son Histoire de la civilisation en France. Thiers, renversé par
Guizot, disparaissait dans son intarissable Histoire du Consulat et de
l’Empire.
J’imagine qu’à cette heure M. Gabriel Hanotaux, ancien ministre des affaires étrangères,
est assis devant son bureau, dans son appartement du boulevard Saint-Germain, et qu’il
prépare, à grand renfort de documents et d’archives, le second volume de son
Histoire du cardinal de Richelieu
18.
Puisque j’ai commencé à raconter des anecdotes, je veux rapporter un propos qui fut tenu,
un jour, sur le compte de M. Hanotaux, en un temps où l’on ne prévoyait pas encore ses
brillantes destinées.
C’était je ne sais où, en Europe, dans le fumoir d’un hôtel cosmopolite. Un jeune attaché
d’ambassade pérorait sur la politique internationale. Je revois d’ici son visage puéril et
grave, la raie droite qui divisait en deux parties inégales ses cheveux collés, je revois
son monocle, et le mystère de son sourire, et la discrétion de ses gestes, et ses airs
d’augure qui ne veut pas dire tout ce qu’il sait. J’entends l’intonation de sa voix, les
nuances bizarres et troublantes par lesquelles il tâchait de donner de l’importance à ses
discours. Ce scribe
croyait incarner Metternich le Subtil et
Talleyrand le Roublard. Il brouillait les puissances, comme un jeu de cartes, et les
réconciliait en un tour de main. Il mariait le Grand-Turc avec la République de Venise, le
Vatican avec le Quirinal, la reine d’Angleterre avec le négus d’Abyssinie, les tropiques
avec les pôles. Nous étions, autour de lui, trois ou quatre qui nous amusions fort.
Ce jeune homme, qui occupait le haut grade d’« attaché libre », vint à parler du
personnel de nos ambassades et de nos légations. Il distribuait l’éloge et le blâme,
donnant à chacun une cote, dressant une espèce de palmarès diplomatique, dont la
bouffonnerie était ahurissante :
— « Un tel ? Très fort. Beaucoup de tenue. Très bien vu par lady Blithesome, dont
l’influence (vous l’ignorez sans doute) est prépondérante au cabinet de Saint-James. Un
tel ? Pas mauvais. À fait bonne figure dans la commission de la Bidassoa… Un tel ? Connaît
très bien le Japon. Très persona grata auprès du mikado. On va le nommer
membre de la commission du Danube.
— Et Hanotaux ?
— Oh ! Hanotaux ! Je n’ose pas me prononcer. Il y a du pour et du contre.
— Mais enfin…
— Oui, il y a du pour et du contre. Très intelligent. Très instruit. Très travailleur ;
trop, peut-être.
— Cependant…
— Sans doute, je ne dis pas non. Enfin, que voulez-vous ?
C’est malheureux. Mais il n’a pas réussi à Constantinople.
— Ah, bah !
— Parfaitement. Le ministre a eu bien tort de le nommer chargé d’affaires pendant le
congé du marquis.
— Quel marquis ?
— Le marquis de Noailles.
— Ah !
— Oui. Tenez, pour vous montrer, par un exemple, ce qu’est M. Hanotaux, je vous citerai
une de ses fautes, une seule, mais suffisante pour le juger. On en parlera longtemps à
l’ambassade. Un jour, M. Hanotaux écrivit au ministre pour rendre compte à Son Excellence
d’une audience que Sa Hautesse lui avait accordée…
— Pardon. Voudriez-vous expliquer ?…
— Je parle d’une audience accordée par le sultan à M. Hanotaux, chargé d’affaires. Vous
n’êtes pas au courant. Je poursuis. M. Hanotaux avait la manie de rédiger lui-même ses
dépêches. Il termina son rapport par cette formule : « Sur ces mots, je pris congé de Sa
Hautesse. » Il avait tout simplement commis un solécisme, et, si j’ose m’exprimer ainsi,
une gaffe.
— Pas possible ?
— Mais si. Cette formule est contraire aux règles les plus élémentaires du protocole. On
ne
prend pas congé de Sa Hautesse. C’est Sa Hautesse qui vous
donne congé. La dépêche de M. Hanotaux aurait dû se terminer ainsi : « Sur ces mots,
monsieur le ministre, Sa Hautesse voulut bien me donner congé. » Le premier venu d’entre
nous aurait évité cette erreur.
» Mais, que voulez-vous ? poursuivit l’attaché avec un geste de commisération
mélancolique, M. Hanotaux ne pouvait pas savoir… C’est un intrus parmi nous. Il vient du
dehors. Il n’est pas de la carrière ! »
En effet, M. Gabriel Hanotaux n’est pas de la carrière, où il a conquis, cependant, ses
lettres de grande naturalisation.
Il commença par être élève de l’École des chartes. C’était un écolier de Picardie,
modeste en ses goûts, tenace dans ses desseins, passionné de science, exempt de
rhétorique, muni de patientes méthodes, curieux du présent, incliné par une vocation
impérieuse vers l’investigation érudite et la recherche du passé, rebelle aux phrases,
attentif aux choses, épris, avant tout, de clarté et de vérité.
L’enseignement de l’École des chartes développa et affina ses qualités natives. Quelle
que soit l’œuvre à laquelle on s’applique dans la vie, on ne regrette jamais d’avoir
consacré quelques années de jeunesse à étudier la chancellerie des Mérovingiens, les
majuscules byzantines, la
calligraphie lombarde, les minuscules
carolines et la cursive des Visigoths. Il est bon d’avoir manié des ordonnances royales,
des bulles, des décrétales, des cartulaires colligés soigneusement par les notaires et
tabellions moyenâgeux. Si je ne craignais de risquer un mauvais jeu de mots, je dirais que
la diplomatique est utile à tout le monde, même aux diplomates. À force de regarder les
corrections, ratures, exponctuations, grattages, surcharges et renvois qui peuvent
modifier le sens d’un texte, on acquiert un don de pénétration aiguë. Et puis, on devient
défiant. Une des leçons de M. Giry, professeur de diplomatique à l’École des chartes,
commence par cet aphorisme inquiétant : « Il y a eu dans toutes les chancelleries,
à certaines époques, des agents accessibles à la corruption. »
Hélas ! oui. Le
pape Léon IX dut punir un prêtre nommé Gibert qui (horresco referens)
tripatouillait, comme nous disons élégamment, dans les paperasses pontificales. Plus tard,
un référendaire du Saint-Siège fut pris en flagrant délit de faux ; le roi Louis XI le fit
venir et le nomma maître des requêtes. Vers le même temps, un notaire apostolique, un
clerc du registre et un procureur de la pénitencerie, qui tenaient boutique de fausses
bulles, furent condamnés à mort et exécutés. On apprend aux élèves de l’École des chartes
à dépister les mauvais renseignements que ces fourberies ont pu
semer dans l’histoire. On les exerce à reconnaître les pièces apocryphes, à dénoncer les
fraudes, à déjouer la malice des mystificateurs. Je suis persuadé que M. Hanotaux,
archiviste paléographe, n’eût pas laissé M. Lucien Millevoye déballer sur la tribune du
Parlement, la sacoche de stupéfiants papiers qu’avait fabriquée (on sait pour quels
motifs) le nègre Norton.
C’est par les archives que M. Hanotaux est entré au ministère des affaires étrangères. On
l’autorisa, le 29 janvier 1876, à ouvrir ces cartons du quai d’Orsay où dorment, dans un
calme rarement troublé, tant de desseins conçus par des volontés hardies. En déchiffrant
ces dépêches, dont le style a une si belle aisance et une si grande allure, il apercevait
les traditions qui ont régi, pendant plusieurs siècles, la politique française et qui, à
travers la complication des événements, guidaient notre nation dans des voies inflexibles
et conquérantes.
Le jeune chartiste fut ébloui comme devant un trésor.
Aujourd’hui, dit-il, l’historien se trouve dans la nécessité d’approcher de plus près
les hommes et les faits qu’il raconte. Ces documents, qui se pressent en foule autour de
lui, à l’envahissement desquels il ne peut échapper, sont chauds encore de la main qui
les a écrits et tout pleins de la pensée qui en a médité la sagesse ou dicté
l’imprudence.
L’écriture de Mazarin, longue et élégante, court, toute
noire et fraîche encore, sur ces pages à peine roussies par deux siècles. C’est le
tâtonnement de sa décision qui a surchargé les marges de telle minute soigneusement
recueillie. L’archive en sait plus long que le correspondant le plus intime. Les phases
par lesquelles a passé la conception avant qu’elle devienne action sont là,
permanentes.
Voici l’écriture de Lyonne, infatigable. Elle emplit des centaines de volumes, aussi
difficile à déchiffrer aujourd’hui, qu’elle était prompte, autrefois, à couvrir
l’in-folio du papier ministre.
Voici la main de Retz, serrée, précise, étroite.
Toutes ces correspondances, ou échangées entre les rivaux marquent les attaques et les
parades de ces brillants combats, ou bien adressées à des confidents et ignorée^ des
adversaires, renseignent sur la préparation des campagnes, sur les ruses méditées, sur
l’orgueil imprudent du succès, sur le déboire sans abattement des revers.
C’est de ce temps que date l’amitié respectueuse de M. Hanotaux pour le cardinal de
Richelieu. Quelle joie, pour un jeune homme amoureux de science et de vie que de voir,
avec ses propres yeux, des lignes d’écriture, tracées par la main de ce grand homme !
N’est-il pas vrai que, devant ces reliques, on doit céder à un mouvement d’admiration un
peu effrayée ? Le voilà, comme s’il ressuscitait, comme s’il parlait, l’implacable et
infatigable secrétaire d’État qui, jusqu’à son dernier souffle, s’efforça de travailler à
la prospérité du royaume et qui mourut en jurant qu’il n’avait jamais tenu pour ennemis
personnels que les ennemis du bien public. On entend sa voix brève
et impérieuse. On regarde ce visage fin, allongé cavalièrement par une
moustache en crocs et par une barbe en pointe, ce large front, plein de pensées, ces yeux
qui semblent s’emparer de ce qu’ils voient, bref, toute la figure extérieure de
« ce souple et gracieux lutteur qui, par la force de la volonté et la puissance
de la séduction, s’ouvrit le chemin du pouvoir »
. Et, à mesure que l’attention
se fixe davantage sur le papier jauni et sur les lettres pâlies, on entre dans le secret
de cette âme violente et opiniâtre. Fréquenter Richelieu, c’est prendre des leçons de
volonté. Les maximes du cardinal feraient un bon bréviaire d’énergie. Il avait une sûreté
de démarche, une promptitude de pensée et d’action, bien faites pour étonner nos
générations, plus ou moins atteintes d’aboulie. Il s’analysait
perpétuellement, ce qui prouve que l’inconscience n’est pas une condition essentielle de
l’activité. Il griffonnait ses pensées, sur des calepins, qu’on a retrouvés. On y lit
notamment ceci :
Il faut, comme les rameurs, marcher au but, même en lui tournant le dos.
Ceci encore :
Une fois les affaires commencées, il les faut suivre d’une perpétuelle continuité de
dessein ; agir ou cesser ne devant être que par dessein et non pas par relâche d’esprit,
indifférence des choses, vacillation de pensée ou dessein contraire.
M. Hanotaux, avant de commencer le portrait, en pied du
cardinal, crayonna deux esquisses, où apparaissaient, en lignes déjà précises, les traits,
de son héros. Ce sont deux études qui s’intitulent ; les Débuts du cardinal de
Richelieu et Richelieu premier ministre.
Un peu plus tard il publiait, dans le Temps et dans la République
française, une série de chapitres détachés, qui sont comme autant de stations
fort instructives, le long du seizième siècle et du dix-septième. Une prédilection décidée
l’a conduit vers les époques où la France a conquis, non sans peine, son indépendance et
son unité. Volontiers logicien et ordonnateur, il se plaît au spectacle de ce
« système de jurisprudence et d’administration qui devait mettre toute la force
publique dans la main du pouvoir royal »
. Mais aussi, la collaboration tacite
que la France tout entière a souvent accordée à ceux qui furent les fondateurs de l’unité
française et les ouvriers de-notre gloire le frappe d’admiration. Tandis qu’il résume les
premières années, si fécondes, du règne de François Ier, ou qu’il
ébauche la psychologie de Mazarin, une question le hante : « Comment expliquer la
forme particulière de la civilisation française dans le grand siècle, dans le siècle
classique, dans le siècle de Louis XIV ? Quelles, sont surtout les origines de la
situation politique de la France à cette époque ? Quelle part la nation
elle-même eut-elle dans le choix de son gouvernement ; quelle part lui
revient dans les actes heureux ou funestes dont ce gouvernement a pris la responsabilité
devant l’histoire ? »
Il a cru pouvoir établir par des documents que, plusieurs fois, dans le cours des
siècles, la France, d’un élan spontané, « est allée là où elle a cru rencontrer la
force et la stabilité »
. Il s’arrête avec complaisance aux années décisives où
la conscience publique, écœurée par trop de tâtonnements et de faiblesses, semblait porter
au pouvoir et imposer, en quelque sorte, à la faveur royale les hommes capables de
connaître et de servir nos intérêts nationaux. C’est vrai.
En 1515, un parti, « qui pouvait passer alors pour le parti national »
,
désirait l’ordre dans les finances, la régularité dans l’administration et dans la
justice, la discipline dans l’armée, la dignité dans nos relations avec les peuples
étrangers. François Ier fut poussé par la voix populaire vers des
actions héroïques et utiles. Il serait injuste, en acclamant le vainqueur de Marignan,
d’oublier les collaborateurs obscurs qui ont aidé sa chevaleresque initiative.
En 1598, c’est encore ce même parti national, républicain (comme on
disait alors pour indiquer le souci de la chose publique), qui dicte à Henri IV les deux
principaux articles de son programme : 1º l’établissement de l’unité au
dedans
par la tolérance religieuse et par la disparition des
communautés particulières : 2º la grandeur de la France au dehors par
l’abaissement de la maison d’Espagne, par la protection des protestants de Hollande et
d’Allemagne et enfin par d’indépendance à l’égard du Saint-Siège.
Vers l’année 1620, on se dégoûte des intrigants, des brouillons et des faibles ; et
Richelieu devient premier ministre.
En 1653, les grotesques de la Fronde, les bravaches bottés et éperonnés, les « austères »
et les « purs » à longue barbe, les conspirateurs d’alcôve et les diplomates de cabaret,
tous ces fantoches étrangement bariolés, qui reparaissent dans tous nos désordres, comme
l’écume dans tous les remous, avaient lassé les plus naïves indulgences. On était fatigué
de ces lugubres fantaisies. On en avait assez. Les hommes de cœur voyaient avec effroi
l’aboutissement inévitable de cette farce politique : « un retour vers le moyen
âge, quand on n’en avait plus ni les croyances ni les mœurs ; la hiérarchie sans
l’obéissance, les fiefs sans la fidélité, un ramassis d’anarchie et de misères, auquel
on ne voit d’autre fin que l’invasion étrangère et le démembrement du pays »
. Le
cardinal Mazarin, alors exilé, errant autour des frontières, reçoit de Paris des lettres
pressantes. Ses amis, l’avocat Bluet, l’abbé Fouquet, le père Berthod blâment ses
hésitations, morigènent son excessive
lenteur. Ils lui crient :
« Venez, la place est faite ; on n’attend plus que vous. » « — Hélas ! réplique le
cardinal, autant j’ai cru facile de faire de continuels progrès sur les Espagnols lorsque
les Français faisaient leur devoir, autant je crois impossible d’empêcher la suite des
malheurs, si les Français continuent d’être contre la France. »
Les Français (cela leur arrive quelquefois) ont alors compris ce qu’il fallait faire. Ils
revinrent à leur goût inné pour les belles entreprises et pour les hommes intelligents. On
put négocier le traité des Pyrénées. Le vieux Ronsard a peut-être raison :
Je sais bien qu’on est obligé de se répéter à soi-même ces assurances optimistes, si l’on
veut oublier tant d’injustices, de haines, de calomnies, prodiguées sans mesure aux
meilleurs serviteurs de notre pays. Lisez la correspondance du médecin Gui Patin, et vous
verrez que ce bourgeois de 1640 colportait sur Richelieu exactement les mêmes commérages
que tel bourgeois imbécile de 1880 ou de 1885 a ressassés sur le compte de Gambetta ou de
Ferry. Mais c’est ici qu’il ne faut pas être trop archiviste et qu’il faut tâcher d’être
historien,
autrement dit d’échapper à l’obsession des
détails et de regarder l’œuvre collective à laquelle a travaillé (dans la joie ou dans la
peine, qu’importe ?) une lignée de bons citoyens, attentifs à leur besogne, et consolés de
tout, s’ils ont pu seulement entrevoir le résultat final.
M. Hanotaux, en présentant au public le premier volume de son Histoire du cardinal
de Richelieu, écrivait ceci :
Je raconterai le drame de cette vie avec précision, avec minutie. Par le détail des
résolutions et des actes, des résistances et des intrigues, des négociations et des
batailles, on verra de quelle accumulation d’efforts quotidiens sont faites les œuvres
durables. On verra que le mérite et le bonheur ne suffisent pas ; mais qu’il faut aussi,
et par-dessus tout, une énorme dépense de volonté et de persévérance. C’est la plus
forte apologie qu’on puisse faire des grandes existences, que de laisser entrevoir le
fourmillement des petits événements et des petites difficultés qui les ont embarrassées,
sans les détourner.
Ce spectacle est, en somme, plutôt fortifiant et encourageant. Il apprend aux hommes à
ne pas se laisser arrêter par les obstacles que chaque jour leur oppose, à ne pas
ramener leurs œuvres à la mesure de leur courte vie, à se tenir aux lignes générales,
aux idées qui durent et sont maîtresses du temps.
Si ce livre donne aux Français qui le liront une nouvelle occasion d’avoir confiance
dans les destinées de leur pays, s’il contribue à démontrer aux hommes d’État de la
République l’efficacité d’une tradition, s’il rend plus claires, à leurs yeux, les
causes qui ont fait, dans le passé, la grandeur de la France et qui l’assureront dans
l’avenir, si les meilleurs d’entre eux y trouvent de nouvelles raisons de fondre de plus
en plus leur existence
dans celle de la nation, ce résultat
aura dépassé mes espérances, et je serai récompensé d’avoir consacré à cette œuvre tous
les loisirs d’une vie qui n’est pas uniquement réservée à l’étude.
J’ai tenu à citer cette préface, et je crois inutile de la . Dans cette page,
qu’anime une généreuse fièvre d’action, ce n’est plus l’auteur qui parle, c’est l’homme
même. Le lecteur sera tenté d’accorder, pour le moins, autant d’estime à celui-ci qu’à
celui-là.
La bonne Mme Ancelot, qui ne manquait pas de malice, raconte, dans
ses Mémoires, ce qui se passait aux soirées de l’Arsenal, chez Charles
Nodier, lorsque Victor Hugo, jeune encore, consentait à réciter des vers.
Le poète s’avançait, glabre et pâle, serré dans une correcte redingote, le front encadré
d’une longue chevelure. La tête un peu inclinée, le regard fauve, il commençait… Sa voix
était forte… Il récitait d’un ton monotone et d’un air pénétré… Chacun écoutait, pensif.
Guiraud, l’auteur gascon du Petit Savoyard, se taisait. L’harmonieux Soumet
levait les yeux au ciel. Alfred de Musset n’osait pas remuer. Tous ces hommes,
qui alors étaient également illustres, se sentaient vaincus d’avance.
Quand Victor Hugo avait fini, on faisait silence. On se pressait autour de lui. On lui
serrait les mains. On poussait des soupirs. Parfois, une voix venait, caverneuse, du fond
du salon, et disait : « Cathédrale !!! »
Une autre voix répondait :
« Ogive ! »
On entendait aussi, après quelques minutes d’intervalle :
« Pyramide d’Égypte ! »
Vous savez ce qui advint à Théophile Gautier, la première fois qu’il entra dans cette
maison de la rue Jean-Goujon où le maître s’était installé après la bataille
d’Hernani. Il monta l’escalier lentement, comme si ses bottes eussent été
alourdies par des semelles de plomb. L’haleine lui manqua. Il sentait son cœur battre dans
sa poitrine, et des moiteurs glacées lui baignaient les tempes. Arrivé devant le cordon de
sonnette, il fut pris d’une terreur folle, tourna les talons et dégringola les degrés
quatre à quatre. Ayant repris son courage à deux mains, il osa entrer dans le sanctuaire,
et il fut (c’est lui-même qui le dit) « comme Esther devant Assuérus »
.
Diable ! On savait admirer en ce temps-là ! diront les grincheux que la jeunesse
contemporaine agace par sa prodigieuse aptitude à
l’« éreintement ». N’ayez crainte. On sait encore admirer, même dans les cénacles. Pour
le prouver, il me suffira de transcrire cette phrase, qui fut écrite la semaine dernière,
dans la Revue blanche, par M. Paul Adam :
Le symbolisme vient de produire, dans l’Aréthuse, de Henri de Régnier,
ce poème parfait de l’Homme et la sirène. Vraiment l’émotion de pensée
enivre l’admirateur. Henri de Régnier, dont le génie avait été jusqu’alors plutôt, selon
la tradition classique, rhétoricien et formiste, vient d’unir dans les strophes de ce
drame la splendeur latine à la méditation du Nord, la beauté extérieure à la
magnificence de la pensée spéculative. À son tour il a retrouvé le Zaïmph sous la tente
de Mâtho ; et, reprenant aux deux bouts l’épopée de l’esprit humain dont la période de
lutte fut symbolisée par l’effort de Gustave Flaubert, il a fermé le cycle de
synthèse.
La renommée de M. Henri de Régnier est sortie récemment des petites revues et des salons
littéraires, où ce poète délicat et noble eût risqué de périr, comme l’empereur
Héliogabale, enseveli sous des pétales de roses. D’abord, il effraya, par des
excentricités qui étaient peut-être plus ingénieuses que spontanées, les représentants de
la tradition. Son portrait, exposé au Salon frondeur du Champ de Mars par le littéraire
Jacques Blanche, commença de répandre le bruit de son nom hors des cénacles. En ce
temps-là, il se faisait imprimer à Bruxelles. On a parlé de lui en Sorbonne. Et M. le
professeur Lanson, dont
l’humanisme représente excellemment les
scrupules, les audaces, les élégances d’une critique sagement novatrice, a fait allusion à
lui en ces termes :
Les œuvres manquent encore. Les maîtres de tous ces groupes qui s’appellent des noms de
décadents, symbolistes, etc., sont M. Mallarmé, qui est de bien mince valeur, et
M. Verlaine, un fin poète, naïf et compliqué, très savant, très tendre et de qui il
restera quelques petits chefs-d’œuvre de douloureuse angoisse ou de mystique ferveur.
Autour d’eux ont apparu quelques talents, rien d’assez fort ou
définitif pour prendre place ici. La direction commune semble être de mettre des idées
dans la poésie, mais des idées larges qui soient l’expression de la plus intime
personnalité, qui traduisent les vibrations profondes de l’être au contact des choses et
devant la grande énigme de la vie. Le danger, jusqu’ici, c’est la bizarrerie,
l’obscurité des œuvres, l’exécution inégale aux intentions et l’immense effort égaré
dans le vide. C’est aussi que, parmi toutes ces bonnes volontés qui s’empressent au
service de la poésie et de la langue, j’aperçois trop d’étrangers, dont la prose ou les
vers sonnent trop souvent comme feraient des traductions fâcheusement littérales d’un
anglais déjà contourné.
Afin que nul ne se trompe sur l’état civil de ces « quelques talents », M. Gustave Lanson
signale, en note, les Épisodes et les Sites de M. Henri de
Régnier, ainsi que les Cygnes, les Joies,
Ancæus et la Chevauchée d’Yeldis, de M. Francis
Vielé-Griffink. « Après eux, ajoute-t-il, on peut nommer M. Jean Moréas, les
la fin, les la fin et le la fin. À consulter : F. Brunetière, la fin. »
D’accord. Seulement ni M. Francis Vielé-Griffin,
ni M. Jean
Moréas n’ont encore pu imposer à notre mémoire cette douce sujétion du souvenir
involontaire où apparaît, mieux que dans les plus solides gloses, le sortilège divin des
poètes. De l’un, harmonieux Américain, je me rappelle des euphonies souvent subtiles,
toujours un peu vagues. L’autre, Palikare éplucheur de vieux dictionnaires, n’évoque en
moi que quatre vers, mais ils sont obsédants :
Au contraire, dès le jour où il livra au public ses premières confidences, M. Henri de
Régnier plut aux oreilles fines par la musique voilée et tendre de ses poèmes. Ses
mélodies, écho d’une adolescence bercée au rythme lamartinien, voltigèrent de salon en
salon, sur les lèvres des femmes. La nouveauté de ces cantilènes n’était pas assez hardie
pour effaroucher le goût des gens du monde. On pouvait, à la rigueur, les inscrire sur les
albums des jeunes filles, près d’un quatrain de M. Jean Rameau. Ce n’était pas effrayant
comme du Rambosson, ni abscons, hermétique et sibyllin comme du Saint-Pol-Roux. Et
cependant, cela nous désaccoutumait du passé, nous délivrait des armatures métalliques et
des cadres rigides où les rhétoriciens avaient enclos
la poésie
captive. Un souffle de printemps faisait flotter ces phrases neuves, comme de claires
étoffes où le vent joue dans une clarté d’aube. Et puis, ce jeune poète connaissait le
secret des paroles magiques. Il aimait les mots qui retiennent au passage la lumière
éparse dans les choses. Il choisissait, dans le lexique, des perles et des pierres
précieuses, et assortissait leurs reflets, non point pour aveugler nos yeux par des
fantasmagories romantiques, mais pour faire luire, dans une ombre discrète, quelque bijou
de dimensions petites et d’éminente dignité. Ses vers embaumés de parfums et brillants
d’étoiles, ouvraient parfois de profonds paysages, des échappées merveilleuses. On aurait
voulu suivre le poète aux terres vierges, aux cités d’azur, de brume et d’or, aux jardins
en fleurs, où son rêve suscitait des chœurs de danse, des formes blanches et des
cortèges :
Cela n’est pas aussi précis que les odes triomphales où M. Jean Richepin célébra ses
lippées. Mais ne trouvez-vous pas que c’est aérien, svelte, frêle, habilement candide ?
Ces mots, dont le sens n’est point fixe, laissent au lecteur toute liberté. Ici, la poésie
n’est pas une impérieuse draperie, imposée à notre esprit et à nos sens, mais une sorte de
voile mobile, multicolore et diaphane, qui se prête à tous les mirages et à toutes les
illusions. J’y vois un crépuscule d’avril, l’éveil indécis du renouveau, le sourire
hésitant du ciel, lorsque les premières fleurs du printemps ont commencé de neiger sur les
buissons d’aubépine. J’y vois un tableau de quelque primitif du xve
siècle, Benozzo Gozzoli, ou Sandro Botticelli. Oui, voilà bien la tige
fluette des arbres qu’ils aimaient, la maigreur délicate de leurs figures, les gazes de
lumière dont ils enveloppaient la beauté
imprécise des vierges…
Seulement, ils étaient naïfs, — du moins les critiques d’art l’affirment ; — et je ne sais
si notre fantaisie de quattrocentistes et de préraphaélites est capable d’ingénuité.
Vous avez remarqué la structure, un peu déconcertante, des vers que je viens de citer, ce
mépris intermittent de la césure, des licences singulières, cette façon d’allonger
l’alexandrin en lui ajoutant quelques syllabes dont il ne veut pas, ou de l’amputer en lui
enlevant ce qu’il considérait, jusqu’ici, comme son propre bien. Cette indépendance du
rythme constitue ce qu’on appelle, dans le jargon de l’école, la polymorphie ou la
polypodie. Cette invention eût fait hurler de détresse l’impeccable Théophile Gautier. Le
pauvre Banville a pu voir, avant de mourir, les premiers déclanchements de la prosodie
sacro-sainte pour laquelle il avait vécu.
Il est certain que l’adresse avec laquelle les Parnassiens savaient marteler, river,
visser et boulonner leurs poèmes n’allait pas sans quelque artifice de mauvais aloi. En
divulguant leurs procédés, ces maîtres rendirent le métier trop facile aux artisans. Le
premier venu peut se servir de leurs moules et y fabriquer à la douzaine des faux émaux et
camées en toc. Aux environs de 1880, tout le monde se mit à faire de beaux vers. C’était
agaçant. Sonnets rutilants, odes et
ballades, villanelles et
pantoums sortaient de chez Lemerre en nuages serrés et s’abattaient sur la France. Comme
il était impossible, a priori, que tout le monde fût capable de faire de
beaux vers, il y avait sûrement, là-dessous, une collusion et une duperie.
C’est pourquoi les symbolistes s’insurgèrent. « Cassons les gaufriers ! »
s’écrièrent-ils. Et ils se ruèrent sur les boutiques. Ils ont jonché le sol de débris.
S’ils n’ont pas réussi à rebâtir, parmi les idoles ébréchées du Parnasse, le temple de
cristal et de diamant qu’ils ont rêvé, du moins ils ont porté un coup mortel à la basse
confection. C’est déjà quelque chose.
Cette querelle a soulevé des discussions intéressantes et longues. M. Sully Prudhomme,
M. Jean Psichari, M. Gustave Kahn, M. Vielé-Griffin, M. Mockel, M. Robert de Souza,
M. Eugène d’Eichthal, M. Rosières ont donné tour à tour leur avis sur la question du vers
polymorphe. M. Henri de Régnier est très sobre d’explications théoriques. « La
poésie, dit-il, doit rester un peu cabalistique et il est inutile de renseigner le
public sur la structure du gobelet d’où sortira la fleur ou la colombe. »
De la poésie polypodique à la prose imagée et cadencée, la transition est insensible.
M. Henri de Régnier a descendu élégamment cette pente
facile.
Recherché dans les salons pour la saveur de ses discours, il n’a point, pour les gens du
monde, l’horreur insolente de Gyp, de MM. Henri Lavedan, Maurice Donnay, Abel Hermant,
Maurice Boniface, Paul Hervieu. Les poètes ne sont pas méchants et, au fond, ils sont fort
habiles. Ils savent que l’ironie est une infirmité qui nous empêche de jouir des belles
choses. Eh ! mon Dieu ! disent-ils, qu’importe que ce château, où l’occident allume des
splendeurs de pourpre, appartienne à un vilain usurier ? Après tout, le luxe de notre
démocratie bourgeoise est fertile en trouvailles exquises. Sur le fumier du baron Saffre
il pousse de jolies fleurs. Laissons gronder les moralistes. Jouissons des voix claires,
des tissus vaporeux, des chevelures blondes où le soleil fait trembler des reflets d’or.
Ne nous dites pas, monsieur Marcel Prévost, ce que vous pensez de ces jeunes filles. Elles
sont si légères, jouant au tennis ! Et M. Henri de Régnier, d’un pinceau soigneux, peint
ce tableau :
Au perron, une descente de Pierrots et de Colombines, car les hommes sont vêtus de
blanches flanelles, et les dames de claires toilettes d’été, mouchetées, fleuretées ou
cotticées, diverses et alliées par le charme d’être, pour chacune, une toilette de joie
et d’élégance. Sur le boulingrin d’herbe rase, les acteurs de la parade mondaine se
disposent, et le prestige des raquettes que les femmes manient avec des grâces de mains
familières déjà des ressources de l’éventail s’évertue ; tous semblent
continuer là, par gestes, en silence, la conversation interrompue.
Les paumes véloces se croisent, s’échangent, s’amortissent, comme des mots ; des
prestesses de raquettes sont spirituelles, d’autres dédaigneuses et hautaines ; des
malices de jet déroutent ; telle balle directe et horizontale siffle en méchanceté
d’épigramme, marque une trajectoire précise d’aveu ou exagère une parabole de louange,
et, adverse, le jeu s’exaspère jusqu’à ce qu’un des joueurs manque la riposte et que sa
raquette s’abaisse en salut approbatoire de supériorité ou reste un instant interdite et
menaçante.
Ailleurs encore, il a voulu plier à la description minutieuse des fêtes mondaines sa
phrase plus accoutumée à suivre, comme on dit, « dans leur envol », les mythes et les
songes. J’aime moins son Bal d’avril que son Lawn tennis.
C’est une peinture fouillée, tortillée, un peu torturante, où l’on ne nous fait grâce
d’aucun détail. « Les orchestres vibrent vers nous pour acclamer, les chairs
serties d’étoffes et de colliers se promettent, les danses provoquent par le piège de
leur enlacement. »
L’auteur a endossé « un costume qui, faute des
richesses d’étoffe et des singularités de broderie que réprouve le goût moderne, est,
par convention tacite, l’expression de toute l’élégance et emprunte sa valeur d’une
consécration fictive mais unanime »
. Eh ! parbleu, c’est un habit noir ! La
périphrase est ingénieuse.
Puis (nous ne sommes encore qu’à l’entrée de la maison où l’on danse) « un épais
tapis ondule, comme pour que les pas laissent au feutre sourd
toute poussière étrangère… toute bruyance malséante… Une lanterne quadrangulaire,
suspendue par la torsion nattée d’un câble de soie, illumine la correction de la tenue,
irréprochable de la pointe aiguë et vernie des escarpins au plastron blanc et raide que
meurtrit un peu, aux boutonnières, le triple appuiement d’une fermeture de
perles »
. Quel luxe ! On dirait du Stace traduit par M. de Goncourt.
Arrêtons-nous un peu. Voici le buffet. Les habits noirs, « symboles de
l’esclavage nubien qu’est pour un homme une soirée mondaine, se tendent
quémandeurs à travers les cristaux et les fruits pour accaparer l’offre circulaire des
coupes de champagne »
. Et l’auteur du Bosquet de Psyché note les
plats d’argent où « les mets succulents se pavanent »
. Il n’oublie pas
« la jaspure des filets lardés »
, ni les foies gras qui « sont des
onyx pâles en une graisse de neige »
. — A côté, le salon rayonne,
« encombré d’un tumulte saltateur »
.
Ainsi continue « l’éphémère enlacement qui s’égaille en fuites vers le repos des
chaises dorsales aux murs »
. Et cela dure ainsi, jusqu’à ce que, « dans
l’aube farineuse et triste de l’été, des cloches matinales s’éveillent en sonneries
alternatives ou conjugalement confondues »
.
Il me semble que les récents ouvrages de M. Henri de Régnier sont moins somptueux que les
Contes à soi-même.
Hertulie est une historiette sentimentale, dont
j’ai goûté le mystère. Le style en est apprêté et agréable, comme ces brocarts où les
teinturiers anglais jettent des iris cueillis aux vergers de Tennyson et de Burne-Jones.
Ai-je parfaitement compris le sens de cette parabole ? En tout cas, je ne dirai pas ma
glose. Ce serait aller contre les intentions de l’auteur, puisqu’il veut que sa prose soit
assez fluide et multiforme pour consentir à toutes les interprétations.
Évidemment, M. de Régnier a pris pour devise cette phrase de Pétrarque :
Non ego loquar omnibus, sed tibi sed mihi et his paucis quibus hæc rara
conveniunt.
Toutefois, son nouveau recueil, Aréthuse,
marque une tendance à certaines conversions. C’est d’abord, malgré un assez grand nombre
de rimes approximatives, un retour à l’alexandrin classique. Parfois, on trouve, dans ces
poèmes, des imitations involontaires :
Cela est du Victor Hugo. Ceci pourrait presque être signé par José-Maria de Heredia :
Mais, à côté de ses souvenirs, quelles évocations de paysages
furtifs, désormais inoubliables ! On s’arrête, au détour d’un vers, pour regarder fuir, en
courbes illimitées, dans le deuil du crépuscule, quelque allée blanche, bordée de buis
noirs. Ailleurs, une fontaine d’argent rit parmi des fleurs d’or, et des sources pleurent,
isolées et désertes, sous un ciel d’automne, dans une forêt… Il serait parfaitement vain
de vouloir analyser la mélancolie de cette poésie subtile et précieuse. Il faudrait citer
le Faune au miroir, l’Accueil, la Fontaine aux
cyprès, la Sagesse de l’amour, Heure d’automne. Le
songeur qui a fait chanter sous ses doigts, en mélodies lointaines et langoureuses, les.
Flûtes d’avril et de septembre est un des deux ou trois hommes qui
gardent pieusement, dans nos cohues affairées et ahuries, le culte de la Beauté. Il sait
les affinités mystérieuses par où la nature éternelle répond à notre cœur fragile. De
l’aspect accidentel des choses, il étend sa vue à tout ce qui, dans le temps et dans
l’espace, réjouit d’amour ou poigne d’angoisse l’âme tragique et douce de l’humanité.
C’est la marque des vrais poètes, de tous ceux qui n’ont pas attendu la venue de
M. Mallarmé pour être ingénument symbolistes. Et enfin le poème de l’Homme et la
Sirène, quoi qu’on pense de la polymorphie, enferme, sous des apparences
compliquées, un sens très simple et très beau.
M. Henri de Régnier, qui n’est pas encore parvenu à la moitié
de son âge ni de son œuvre, doit ambitionner de vivre ailleurs que dans les anthologies,
qu’il aime, sans doute, pour leur grâce de jardin triste et leur parfum de cimetière
fleuri.
M. Borel, éditeur ingénieux et hardi, pense, avec raison, qu’en toutes choses il faut
commencer par le commencement. Il avait conçu un vaste dessein, dont voici les principales
étapes : « 1o publier in extenso les
chefs-d’œuvre de la littérature universelle ; 2o donner, par des
illustrations appropriées, une vision exacte de l’évolution des arts à travers les
âges ; 3o accompagner
chaque œuvre d’une
étude. »
Ce programme, extrêmement encyclopédique, fut imprimé sur du papier
satiné, que décoraient trois haches de silex, symbole de l’âge de pierre, et un sabre en
corne de renne, arme redoutable avec laquelle les contemporains du mastodonte se
pourfendaient les uns les autres. Quand on se laisse aller sur une pente aussi
vertigineuse, on ne peut pas savoir où l’on s’arrêtera. Par-delà les dynasties et les
races, loin, bien loin derrière les centenaires et les millénaires, M. Borel vit s’agiter
l’homme primitif dans le clair-obscur de la préhistoire. Il pensa que le lecteur instruit,
avant d’entrer dans la familiarité des Grecs et des Romains, aimerait à errer aux savanes
vierges où nos ancêtres chassaient sans raconter leurs chasses et s’entre-tuaient sans
mettre en écrit leurs impressions de carnage. Il résolut de consacrer aux grands singes
dont les naïves grimaces ont précédé nos comédies savantes, le premier volume d’une
collection qui s’intitule (sans doute par respect pour l’Égypte immémoriale) la
Collection Papyrus.
Voilà pourquoi M. J.-H. Rosny a écrit les Origines.
C’est un beau sujet. L’auteur de Vamireh était préparé de longue date à la
grandiose aventure où il a risqué son talent. Il éprouva je ne sais quelle joie fraîche et
conquérante à quitter le monde des réalités précises et des notions claires,
pour cheminer à tâtons, dans l’ombre, sur un sol mouvant où les plus
habiles marcheurs peuvent s’enliser. Combien ce romancier a le sens des hérédités
lointaines dont la pesée agit encore sur nos sentiments et sur nos actes ! J’ai admiré la
clairvoyance aiguë avec laquelle il aperçoit, dans la complication d’une âme moderne, les
péchés originels dont nous portons la peine et les vertus ancestrales qui furent, pour les
générations des hommes, un signe de noblesse et d’élection. Il conçoit tout sous la forme
fluide et changeante de révolution. Le groupe éphémère de cellules et de microbes que nous
appelons un monsieur ou une dame, lui paraît moins
intéressant que les perspectives infinies de la lignée éternelle. Il ne se lasse pas de
rôder dans les limbes où la science trébuche et balbutie. Il aime à errer dans les
intermondes. Il voudrait, si la vie n’était si misérablement courte, parcourir toute la
chaîne des origines et discerner, à travers l’immensité du temps et de l’espace, le trait
d’union qui lie le dix-neuvième siècle à l’âge quaternaire, le bipède causeur au bipède
hurleur, l’homme des salons à l’homme des cavernes.
M. Rosny évoque, avec la puissance ordinaire de sa vision, la terre nourricière et
perfide, débonnaire et implacable, pullulante d’arbres géants et de bêtes énormes, où
l’homme, animal faible et subtil, végéta pendant des siècles et des
siècles, n’ayant que deux idées en tête : manger et n’être pas mangé.
Il montre nos devanciers « allumant le brasier des nuits froides et pleines
d’embûches, alors que l’épouvantable machærodus chassait encore dans les mêmes pâtures
où vivaient le mastodonte, l’éléphant méridional, le rhinocéros tertiaire,
l’hipparion »
. En ce temps-là, nous n’étions pas fiers parmi tous les horribles
fauves qui nous menaçaient de leurs dents et de leurs griffes. Nous étions de pauvres
brutes. Nous avions des lèvres épaisses, des sourcils broussailleux, un front fuyant, des
mâchoires lourdes. Nous grimpions lestement aux arbres. Nos longs bras, qui n’en
finissaient pas, étaient commodes pour atteindre les hautes branches. Nous avions coutume
de nous accrocher aux lianes et de nous balancer sous l’ombre des forêts vierges. Nos
plaisirs étaient simples. La réflexion n’avait pas encore affiné nos sens, ni aiguisé
notre goût. Les premières idylles furent sauvages et rapides. Nous différions peu, même en
amour, des orangs-outangs. Mais cela ne dura pas. Nos compagnes, mécontentes, se
retiraient sur les montagnes, se cachaient derrière les rocs, refusaient de céder à
l’intimidation ou à la prière. Maintes fois, dans les fourrés où rampaient d’inquiétants
reptiles, on entendit de rauques dialogues, dont les supplications et les ironies étaient
le prélude de Lysistrata. Les
belles filles
exigèrent quelque chose en échange de leur beauté. Elles imposèrent des conditions à ceux
qui venaient respirer, dans les brises printanières, l’odeur de leur chevelure. Cette
sorte de chantage antédiluvien fut très favorable au progrès. L’homme fut obligé
d’apprivoiser la femelle devenue femme. Il dut apporter des présents et les faire agréer.
Les premiers cadeaux de noces furent des offrandes rustiques et naïves. C’étaient, sans
doute, quelques grappes de fruits, une poignée de feuilles, un chapelet de coquillages,
une défense d’éléphants, une corne de cerf.
Plus tard, les prétendants s’appliquèrent à fabriquer de jolis bibelots. Ils firent des
bracelets avec des lanières de cuir. Ils ciselèrent avec un soin minutieux, et non sans
« fignolage », des armes et des joujoux. Les premiers dessinateurs gravèrent, avec un
silex pointu, sur des omoplates de mouton ou sur des planches mal équarries, le profil des
rennes, des mammouths et des aurochs. On recueillit, pour en faire des parures, les
pierres cristallines qui brillaient comme le flot des sources claires aux rayons du jour.
On chercha des amusements nouveaux, des séductions inédites. Le métal se plia aux caprices
du forgeron et se contourna en formes imprévues. Parfois, le doux consentement fut le prix
d’un anneau reluisant, d’une pendeloque qui s’attachait bien au nez ou aux oreilles, d’un
collier dont le cliquetis rythmait
gaiement les courses folles,
aux pentes des collines.
Et puis les jeunes hommes luttèrent entre eux à qui serait le plus agile, le plus
vaillant, le plus fort, le mieux vêtu, le mieux tatoué. La quête d’amour fit éclore, sur
les lèvres humaines, les paroles persuasives, les mots qui charment, l’éternelle chanson.
La pauvre Bête humaine commença d’avoir de l’esprit. Sa brutalité devint de la malice. La
silhouette de don Juan et de Lovelace s’ébaucha sous le masque poilu de l’anthropoïde.
En même temps que le mauvais sujet, naquit le père de famille. Les gens sérieux, ceux qui
avaient des habitudes sédentaires et des sentiments stables, offraient à celles dont ils
étaient épris une caverne meublée. On était bien, là-dedans, à l’abri des pluies, sur un
bon lit d’herbe séchée. Pendant le jour, si le temps était froid, on allumait du feu
devant l’entrée de la grotte familiale. Le soir, on s’enfermait en se barricadant avec des
traverses de bois ou de grosses pierres. Les fissures de la roche étaient closes avec de
la terre battue. Des rigoles, habilement disposées, détournaient les eaux d’infiltration.
Les outils et les armes étaient rangés le long du mur. C’était déjà le home, la vie d’intérieur. Ces ménages anciens avaient ordinairement une postérité
nombreuse…
Ainsi l’humanité, aiguillonnée par le désir, s’acheminait vers ses destinées troubles et
mystérieuses. Elle s’accoutumait, par degrés
insensibles, aux
serments et aux parjures, à la propriété et au vol, au mariage et à l’adultère, à l’amour
et à la mort.
Pendant les longues étapes de cette voie triomphale et douloureuse, la religion naissait
en nous, créée par la stupeur des premières funérailles, par l’effroi de l’irréparable,
par l’instinct de conservation, transformé soudain en besoin d’éternité, en mirage de
résurrections et de béatitudes.
Je voudrais citer une page des Origines de M. Rosnv. J’ai cherché
patiemment, dans ce livre court et hâtif, quelque endroit où le lecteur pût s’arrêter par
plaisir. Avec un écrivain de ce talent, on ne perd jamais sa peine. L’auteur s’est plu à
retrouver, par un effort d’imagination, les rêves, les craintes, les espérances qui
hantèrent l’esprit humain au temps où nos ancêtres, traqués par les fauves et déjà divisés
par la guerre, cherchèrent à éviter les razzias et les carnages, en construisant leurs
demeures sur pilotis au milieu des lacs :
La cosmogonie, héritée de l’homme des cavernes, se développa par les paroles qui
émeuvent le soir, au crépuscule ou dans l’étincelant silence des nuits lunaires. Les
vapeurs, les brumes, mais surtout cette irréalité mouvante qui fait que l’eau donne des
spectacles si étrangement véridiques et si intangibles, accrurent l’idée de l’inconnu,
du lointain, du mystère. Un rais qui passe ou se retire vers le soir, donne de telles
illusions de vie, — les voix clapotantes du flot ont une si frappante analogie avec les
paroles nombreuses qui s’entrecoupent — qu’une mythologie s’ébauche d’elle-même. Les
tempêtes, les
désastres d’une flottille semblent la fureur du
dieu et sa vengeance, comme le calme, la suavité d’un jour au déclin sont l’indice de sa
mansuétude.
Il y a du vague dans ces phrases harmonieuses et aussi de l’imprécision, peut-être
voulue. N’importe, M. Rosny, qui est poète, aurait dû prendre plus souvent ce ton dans un
ouvrage qui est évidemment destiné à muer de la science en littérature. L’enthousiasme de
l’auteur des Origines, la chaleur communicative de ses discours, le
mouvement de sa pensée et l’élan de sa plume font quelquefois songer au poème De la
nature des choses. Il ouvre des vues lumineuses sur le passé et sur l’avenir de
notre planète. Il suscite à nos yeux des images vives. Et soudain, tout s’embrouille. La
clarté du style s’évanouit dans une phraséologie abstraite et dans un déluge de termes
barbares. C’est un pêle-mêle où le lecteur désorienté n’aperçoit plus rien que des mots
effrayants : Postpliocène, Chelléen, Moustérien, Magdalénien, Solutréen, Songeur
néolithique. Dans cette incursion vers la préhistoire, M. Rosny n’a pas su tenir un juste
milieu entre Lucrèce et M. de Mortillet.
Après cette œuvre de vulgarisation un peu rude et fruste, c’est un repos que de lire la
Résurrection, du même auteur.
Ici, M. Rosny rentre chez lui, en quelque sorte,
dans le
groupe de volontés souffrantes, d’imaginations fragiles, d’âmes délicates et fortes où il
a choisi les héros de l’Impérieuse Bonté. Quelques-unes des courtes
nouvelles dont se compose ce volume (le Miracle, la Substitution, Chevaliers
boxeurs, les Mâche-tes-Aliments, le Funéraliste) sont des souvenirs de Londres.
Le paysage de là-bas enveloppe de teintes mélancoliques les aventures de John Ladder et de
M. Peacok, petites gens fort maniaques, qui ont voisiné avec les bons fous de Charles
Dickens. Le talent, un peu fuligineux, de M. Rosny, se prête singulièrement à peindre ce
décor de brumes, de fumées, de maisons noires, d’omnibus bariolés, d’eau sale, de palais
disgracieux, d’auberges énormes, de réclames monstres, de vertu grincheuse, d’ivrognerie
abominable, de tempérance agressive, d’industrie, d’affaires, d’argent, cité colossale,
endroit bizarre et attirant, pays unique au monde, où le promeneur est consolé, au milieu
des bâtisses vilaines et des gênantes cohues, par les molles pelouses des jardins verts,
par la grâce fleurie des yeux bleus et des visages roses…
Voici un croquis rapide que, pour ma part, je trouve assez londonien :
En cette saison, Epping forest est merveilleuse. Des marais l’entrecoupent, dont la
beauté, vers septembre, est telle que le cœur en reste ému pour toujours. J’allais
donc ; et sous ces futaies où des coins demeurent très
sauvages, partout de petits imprimés, apportés là par des sectes protestantes, vous
rappellent la pensée de Dieu. Tantôt sur un profond chêne, dans une clairière de silence
et de recueillement, voici épinglé le : Souvenez-vous de lui. Tantôt,
dans une combe solennelle, les mousses recèlent l’histoire du Vaisseau
englouti. Les épines vous tendent le Enfin, lavé de mes
souillures ! Et les hêtres hautains chuchotent : Les bras du Christ
vous sont ouverts !
Cette pochade est trop dure peut-être. M. Rosny cède volontiers au plaisir de caricaturer
nos voisins d’outre-Manche. Le piétisme anglican, la respectability
britannique l’ont un peu choqué et beaucoup amusé. Il parle des Anglo-Saxons avec une
ironie amicale, si j’ose m’exprimer ainsi. Au fond, il ne les déteste pas. Il les connaît
bien, les ayant beaucoup fréquentés. Il s’est attablé avec eux, dans les bars du Strand ou
de Hollborn, devant des tablées de merluches, de kippers, de crevettes, de saucisson
allemand, de pickles et de whiskies. Il a fort admiré la raide correction et le geste
péremptoire des policemen. Il a entendu des prêches (oh, combien !). Et il a gardé, de
toutes ces expériences, une certaine antipathie pour les morales formalistes et revêches
qui, sur les bords de la Tamise, gouvernent l’individu et la société. Il est resté Latin,
malgré le fardeau des encyclopédies cosmopolites dont il a surchargé sa mémoire. Il
répugne aux éthiques du Nord, aux homélies fâcheuses, aux hérésies qui considèrent le
bonheur comme un péché. La
doctrine qui représente le
« Devoir » sous les apparences d’un spectre toujours prêt à contrarier l’Amour et à se
jeter au travers de nos joies, lui semble un épouvantail dont il faut délivrer au plus
vite l’humanité. Décidément, il préfère à la vertu puritaine, âpre et grondeuse comme une
falaise d’Écosse, la vertu plus affable, plus riante, plus accessible, dont Montaigne a
tracé le portrait.
Parmi les nouvelles qui accompagnent ces esquisses anglaises, deux au moins peuvent être
considérées comme des espèces d’apologues destinées à mettre en lumière les idées de
l’auteur. C’est la Résurrection et la Sauveuse. Voici le
résumé, très sec, de ces deux fables :
1º Marthe Clave a été séduite par un jeune homme. Le nom de ce séducteur importe peu. Il
ressemble tellement à tous les jeunes gens, bien élevés, qu’il se laisse marier par un
vieil oncle à une riche héritière. Marthe retourne en province, chez une tante, et se
morfond dans une tristesse résignée. Sa beauté se fane, son cœur se dessèche. Telle une
plante qui languit loin du soleil.
Cependant, le séducteur tombe malade. Se sentant mourir, il est pris de remords et charge
un de ses frères d’aller trouver la pauvre Marthe, de lui remettre un gros legs,
insuffisante réparation d’un dommage irréparable.
Au testament qui stipule cette donation est
annexée une liasse
de lettres. Le frère, en lisant ce dossier, commence à être amoureux de Marthe. Il va la
voir, très loin, dans sa réclusion provinciale. D’abord, son rêve s’envole au contact de
la réalité. La personne vivante ressemble si peu à l’image lointaine ! Pauvre Marthe !
Elle est jeune, peut-être, mais la résignation a éteint sa grâce, aboli sa fraîcheur,
vieilli précocement sa jeunesse.
Cependant, il la regarde mieux. Une intimité, d’abord amicale, les invite, tous les deux,
aux confidences. De jour en jour, elle lui paraît moins âgée. La coquetterie de la femme
se réveille, sous la caressante influence des hommages discrets. Et tout finit par « un
grand baiser de fiançailles ».
« Je suis heureux, dit, en racontant sa propre histoire, le héros de cette
Résurrection, je suis heureux ; j’ai donné la vie et la jeunesse à un
être. Marthe a véritablement ressuscité par l’esprit et par le corps. En la regardant
dans sa grâce, dans sa beauté que tous admirent, à l’heure où le soir va descendre, il
me vient un tendre et grave orgueil… »
2º Sur une plage, un gentil garçon (belle figure, vingt-cinq ans) joue au tennis avec une
gentille femme (jolie figure, trente ans). Naturellement ils flirtent. Soirs d’été.
Langueurs perverses. Rendez-vous. On est au bord de la chute.
Mais la petite belle-sœur de la dame (figure
exquise, quatorze
ans) a surpris ce jeu coupable. Elle guette le jeune homme à l’instant décisif. Elle
arrête les deux complices, en mettant au travers de leurs projets sa candeur vaillante,
son honnêteté intrépide, son innocence, qui ne sait rien et qui devine tout. Très
bravement, elle les sauve l’un de l’autre. Vaincu par son divin sortilège, le banal
Lovelace devient un parfait chevalier, modèle de pureté et miroir de courtoisie. Le charme
de la vierge a fait revivre un cœur qui semblait mort. Le repentir a lavé les fautes
anciennes ; le renouveau d’amour qui fleurit dans l’âme reconquise est une promesse de
rédemption. « Dès lors, avoue le principal personnage de ce drame, je vécus dans
l’adoration de cette fillette, je la regardais grandir avec ravissement ; te temps
approche où je pourrai échanger avec elle les paroles sacrées. »
La moralité de ces récits est facile à tirer. M. Rosny affirme que, dans le monde actuel,
élargi et décoloré par la science, une seule puissance incontestée subsiste, puissance
impérieuse et douce, vraiment miraculeuse. Il croit que notre vieil univers, chargé de
péchés, de crimes et d’ennui, ne peut être racheté et rajeuni que par l’Amour. Il écoute
obstinément « la voix éternelle qui ressuscite les forces, le grand appel des âges
qui vainquit la destruction depuis le commencement où les êtres se mirent à
vivre »
.
Il célèbre, avec un lyrisme très noble, la passion sacrée qui
oppresse et qui délivre. Il dirait volontiers, transposant une phrase de Pascal :
« C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et du temps, que nous
ne saurions remplir. »
Cette constante préoccupation anime d’une vie commune les œuvres, si diverses, de ce
romancier idéaliste et observateur. Je ne pense pas, à parler franc, que les
Origines et la Résurrection ajoutent beaucoup à sa
renommée. Ces deux ouvrages, d’inégale valeur, ne diminueront pas non plus l’estime que
les lettrés ont déjà témoignée à l’auteur de Nell Horn et de
l’Immolation. En tout cas, ce sont des professions de foi dont la
sincérité est éloquente. C’est une contribution à une propagande généreuse. C’est l’effort
d’un artiste probe, qui entreprend de concilier le positivisme scientifique avec les
exigences de l’art et avec la notion de l’idéal. Un tel exemple vaut la peine qu’on s’y
arrête. Je veux vous faire connaître davantage M. Rosny.
Le docteur des Hermies, qui est un ami particulier de M. Huysmans, n’est pas indulgent
pour M. Rosny. Voici comment, dans ce livre si abscons qui s’intitule
Là-bas, il apprécie l’auteur de Nell Horn et du
Bilatéral :
J’avoue, sans me faire prier, que Zola est un grand paysagiste et un prodigieux manieur
de masses et
truchement de peuple. Puis il n’a, Dieu merci,
pas suivi jusqu’au bout dans ses romans les théories de ses articles qui adulent
l’intrusion du positivisme en l’art. Mais chez son meilleur élève, chez Rosny, le seul
romancier de talent qui se soit en somme imprégné des idées du maître, c’est devenu,
dans un jargon de chimiste malade, un laborieux étalage d’érudition laïque, de la
science de contremaître. Non, il n’y a pas à dire, toute l’école naturaliste, telle
qu’elle vivote encore, reflète les appétences d’un affreux temps. Avec elle, nous en
sommes venus à un art si rampant et si plat que je l’appellerais volontiers le
cloportisme…
Ouf ! le style du critique est, ici, presque aussi fatigant que celui du critiqué.
Il est vrai que M. Rosny écrit parfois d’une façon qui décourage ses plus sincères
admirateurs. S’il n’est pas lu autant qu’il mériterait de l’être, si la notoriété de son
nom n’est pas proportionnée à la fécondité de son labeur, la faute en est à cette
élocution malaisée, rébarbative, enchevêtrée, où de véritables trouvailles d’expression
sont ensevelies sous la broussaille et le bois mort.
Ce n’est pas la première fois que M. Rosny entend ces doléances. Un critique
universitaire, bien informé, M. Georges Pellissier, l’a déjà supplié de nous épargner
cette terminologie scientifico-pittoresque, à la fois trop précise et trop fuyante, qui
fait ressembler telle de ses pages à un cours d’adultes professé par un poète symboliste.
M. Pellissier a fort habilement analysé cette « écriture » comme un chimiste analyse un
acide ou un sel. Il y a trouvé des « précipités » bien curieux :
1º un abus vraiment effrayant des termes techniques (une jeune fille qui a des idiosyncrasies charmantes… une paysanne qui cherche une entéléchie) ; 2º une prédilection pour les vocables vagues : voie au lieu de route, char au lieu de voiture,
poudre au lieu de poussière, onde au lieu d’eau ; 3º l’emploi de certains adjectifs qui, s’ils passaient dans l’usage,
n’apporteraient pas à la langue française beaucoup de force (une ballade soirale, une redingote estivale… un tube rouilleux). M. Pellissier n’a pu se défendre d’un frisson lorsqu’il a noté ceci :
« … l’éveil troublé d’un canard, s’épanchant dans la nocturnité
cristalline »
.
Moi-même, j’ai sabré d’incessants coups de crayon, comme des copies de mauvais élèves,
l’Impérieuse Bonté, qui est une œuvre mâle et tendre,
Renouveau, et même l’Indomptée, que j’admire de tout mon
cœur. Que diable ! ce n’est pas de ma faute si j’ai trouvé, à la page 187 de
l’Indomptée, un barbarisme, un beau : « Et soudain sa fierté monta
comme la mer, soudain le long débat, la promenade sinistre se résolvèrent… »
Après tout, résolvèrent n’est peut-être qu’une faute d’impression… Il
est vrai que résolurent eût été bien vilain. Tout plutôt résolurent.
Seulement, remarquez que l’effort qui aboutit si malheureusement à ces façons de parler
et d’écrire est tout de même, à voir les choses de haut et d’ensemble, une tentative
intéressante.
M. Rosny a échoué, jusqu’ici du moins, dans une aventure qui a
tenté sa vaillance et où les écrivains moins tenaces que lui n’osent pas s’engager. Il
pense, avec raison, qu’à un ordre nouveau de sensations et de pensées doit correspondre
nécessairement un répertoire nouveau de mots et de phrases. L’adaptation au milieu est une
loi qui doit se vérifier pour les formes du langage comme pour les formes de l’être. Dans
le conflit des vocables comme dans la concurrence vitale des mammifères qui ont inventé la
grammaire et la phonétique, le faible doit céder au fort ; le caduc est éliminé par la
poussée des jeunes ; les organismes surannés doivent s’étioler et mourir… Nous autres,
nous laissons faire le temps ; nous n’avons pas trop peur de la routine parce que nous
pensons que les choses inévitables arrivent, toujours assez tôt. Mais ce romancier
darwiniste n’aime pas les délais. Il brûle les étapes. C’est un évolutionniste conscient.
Dès maintenant, il entend que son style soit exactement contemporain des choses dont il
parle.
Entreprise difficile, pour ne pas dire impossible. Nous avons hérité d’un tel stock de
vieilles métaphores que le désaccord entre notre vie et notre langage semble désormais
irrémédiable. Nous ne pouvons guère conter une anecdote ou écrire une lettre sans
commettre involontairement une série d’anachronismes très cocasses. Notre
rhétorique est calquée sur des impressions que nous n’éprouvons plus, sur
des actions dont nous avons perdu l’habitude, sur des objets qui n’existent plus. Nos mots
n’évoquent point des images vivantes ; ils ressuscitent des visions abolies dont le
contraste avec nos occupations coutumières est assez réjouissant. Héritiers d’une race qui
a beaucoup guerroyé, beaucoup chassé, beaucoup chevauché, nous transportons dans nos
salons et dans nos boutiques certaines locutions qui viennent des croisades, des forêts
royales et des tournois. Nous parlons encore d’« éventer la mèche », bien que l’arquebuse
à rouet soit une arme démodée. Ce marchand qui veut « se mettre en garde » contre les
entreprises de son concurrent, ce bourgeois bien disant qui, au fumoir, en sirotant sa
chartreuse, parle de « rompre en visière », ou de « baisser la lance », s’expriment
exactement comme des reîtres, ce qui est aussi ridicule, quand on y songe, que de pendre
une rapière à une redingote ou d’accrocher une plume de coq à un gibus. Le préjugé
scolaire, qui recommande à la jeunesse française l’imitation littérale du xviie
siècle, et qui couronne, au concours général, des plagiats
impudents, est, il faut l’avouer, une des inventions les plus saugrenues de la
pédagogie.
M. Rosny, si j’ai bien compris son arrière-pensée, s’est adressé à lui-même cette
harangue :
Voyons. Il faut en finir avec ces habitudes
moutonnières et
ces virtuosités d’écoliers. Le décor de la vie moderne, l’aménagement de notre
civilisation, le climat nouveau où s’agitent nos passions héréditaires, voilà des
ressources nouvelles où le vocabulaire peut et doit se rajeunir. La vieille distinction du
fond et de la forme est une sottise imaginée par les pédants qui prétendent enseigner primo l’art de penser, secundo l’art d’écrire. Tout se
tient, dans l’esprit comme dans la matière. Comment ? Nous sommes saturés de science,
initiés par l’analyse spectrale au mystère des archipels stellaires, admis, par la
philologie, dans les régions obscures où germent les religions, les littératures et les
lois ; l’induction nous ouvre des perspectives infinies où apparaissent en reliefs
monstrueux la flore et la faune des âges préhistoriques ; ces conquêtes nous ont
enorgueillis et mécontentés ; nous avons chassé le surnaturel et il revient en songes
troubles ; nous avons beau déplacer les bornes du connu, notre désir inquiet rôde aux
confins de l’inconnaissable ; nous regrettons nos illusions perdues comme un enfant qui
pleure sur des joujoux cassés ; nous avons peur d’avoir trop découvert ; notre triomphante
chimie nous effraye parce qu’elle a perfectionné tout à la fois l’art de guérir et l’art
de tuer ; notre victorieuse industrie, notre outillage de cuivre et d’acier, nos
expériences politiques promettaient un âge d’or qui
s’obstine à
ne pas venir… bref, ce siècle en travail a modifié de fond en comble les conditions de la
vie humaine, et l’on voudrait que notre esprit s’enfermât, se durcît dans des formes jadis
inventées par des gens raisonnables qui vivaient heureux sans rêver autre chose que le
catéchisme de Bossuet, la politique tirée de l’Écriture sainte et la machine de Marly ?
Allons donc ! Autant vaudrait enfermer un corps vivant dans le cartonnage d’une momie.
Courage ! écrivains mes frères Ouvrez vos fenêtres. Regardez la rue, les ateliers, tout ce
tumulte où peinent les hommes. Que votre langage, comme un miroir à mille facettes., comme
un téléphone et comme un phonographe, reflète, redise, transmette et multiplie ces éclairs
et ces rumeurs, ces accès de joie et ces cris de rage, le bourdonnement des ouvriers et
des machines, le va-et-vient des poulies, le rythme des bielles, la fumée du charbon, le
brasier des fournaises, surtout l’angoisse de l’homme moderne que les premières audaces de
la science ont engagé dans l’engrenage des lois brutales et qui cherche de quel côté
viendront les brises parfumées du renouveau.
Certes, ce programme ne ressemble pas au plan d’études que Fénelon exposa jadis dans sa
doucereuse lettre à l’Académie. Ce n’est pas une raison pour le dédaigner. L’exécution en
sera difficile. C’est justement pour cela que cette
entreprise
a séduit le talent si vigoureux, si personnel et si fier de M. Rosny. Plusieurs réussites
vraiment superbes (l’incendie, au commencement de l’Impérieuse Bonté ; les
admirables paysages de l’Indomptée) prouvent qu’il est capable d’aller
jusqu’au bout de son dessein.
Ce même souci de révolution, cette quête de la fraîche nouveauté, je les retrouve dans
l’instinct qui dirige M. Rosny vers les sujets où sont impliquées les questions morales et
sociales, dans son effort pour résoudre les énigmes qu’embrouille, de plus en plus, la
complication de la vie moderne. Je ne connais pas de romancier qui aperçoive mieux ce
qu’il y a de collectif, d’humain, presque de cosmique dans le caractère
d’un individu. La longue lignée des ancêtres, les racines profondes, le réseau de liens où
le moi est saisi dès sa naissance, lui apparaissent lorsqu’il met sur
pied des personnages en blouse ou en paletot. Son Daniel Valgraive, son Jacques Fougeraye,
sa Jeanne Dargelle, âmes combatives, hautaines, si belles par le sacrifice et par la
bonté, vivent d’une vie intense, parce que nous sentons, dans tous leurs actes, le
contrecoup du milieu ambiant, la vibration du mouvement transmis par une chaîne infinie et
éternelle, l’hostilité qui entrechoque les êtres, l’affinité qui les unit. Ici encore, ce
romancier familiarisé avec les genèses et les cosmogonies ouvre une voie
nouvelle. C’est en poussant dans cette voie, c’est en découvrant ainsi
les entours illimités de la comédie humaine, qu’un homme de génie pourra dépasser
Balzac.
Peu importe que M. Rosny ait d’abord sacrifié, comme tant d’autres, au genre de
littérature que l’on appelle, d’un nom impropre, le naturalisme. Il a cédé, lui aussi, à
ces droits quasi seigneuriaux que M. Émile Zola exerça, pendant un temps, sur les jeunes
gens de lettres. Que celui qui n’a pas quelque soirée de Médan sur la conscience lui jette
la première pierre. Il a fui la classe où le maître distribuait des pensums à MM. Henry
Céard, Léon Hennique, J.-K. Huysmans et même à ce pauvre Maupassant. Il n’appartient plus
à aucune école. Il est de la grande espèce des écrivains qui écrivent pour soulager leur
âme et dont la sincérité oblige le lecteur à réfléchir. Ses livres touffus, buissonneux,
poignants, sont de ceux où l’on s’arrête malgré soi pour penser. Tandis que l’auteur de
Pot-Bouille stupéfie le monde par la brièveté de ses idées et par la
longueur de ses discours, l’auteur de l’Immolation s’élève, d’étage en
étage, par le progrès de son intelligence et par la vaillance de son cœur, à des
conceptions de plus en plus étendues et nobles. Il observe et il tâche de comprendre. II
sait que toute destinée, si humble soit-elle, est grosse de mystère. Comme Ibsen, c’est
dans le
spectacle des individus et non dans le jeu des formules
scolastiques qu’il cherche à voir les questions qui nous inquiètent. Il sait que les
hommes et les femmes sont des problèmes qui marchent.
Lisez, en essayant d’oublier les aspérités du style, celle de ses œuvres qui est, à mon
sens, la plus riche et la plus forte : l’Indomptée. Suivez, pendant
quelques instants, Caroline Monteil à l’amphithéâtre « où traîne de la viande
humaine, des viscères et des membres, des têtes encore fraîches, des yeux entr’ouverts,
des choses vivantes et puantes… »
. Suivez encore cette jeune fille dans la rue
où sa détresse, noyée de nuit, de brume et de pluie, demande vainement au ciel et à la
terre un recours contre le désespoir :
… Elle se vit une si faible abandonnée sur le trottoir gras ! Jupe et corsage de fine
étoffe vieillie, petite jaquette péniblement relevée d’une soutache, et les bottines qui
boivent :
« Ah ! Caroline, tu n’es pas heureuse ! »
Un rire ironique courut sur ses lèvres, presque gai ; — un peu moins lasse, elle
s’amuserait du ridicule des choses. Mais elle était trop lasse !
Encore elle écouta clapoter sa bottine. Triste bruit, un des plus tristes de la misère
auquel les délicates préféreront toujours le chapeau roussi ou le corsage en
charpie.
Le petit choc mouillé, ce fut la synthèse de sa vie. Tout fut vaseux, marécageux,
tourbeux… Elle rêvait ainsi, elle se sentait horriblement déteinte et fanée par le
travail et les désespoirs. L’irritation de sa nature pressait son pas. Elle cherchait
vaguement des êtres sur qui venger, en paroles ou cris indignés, sa longue défaite.
Et la bottine clapotait plus vite, d’un clapotis de
rainettes sautant l’une après l’autre à la mare. Tout regard qui s’abaissait sur le
trottoir faisait tressaillir Caroline de honte.
Elle revint au réel. « Plus d’argent, des amies à voir pour gagner quelques
jours. »
Accompagnez cette étudiante à l’hôtel où elle prend pension. Là deux ou trois douzaines
de carabins gouaillent et font les jolis cœurs. Qu’est-ce, pour ces aimables compagnons,
que l’honneur d’une jeune fille ? Leurs pères, citoyens considérés, leur ont appris, par
des préceptes et par des exemples, « qu’il faut que jeunesse se passe » ; et ils
s’efforcent de la « passer », cette belle jeunesse, aussi économiquement que possible.
Madrés comme les rustres dont les rapines payent leurs diplômes, ils ignorent la passion
qui affole et qui ennoblit ; ils ambitionnent les « collages » prudents, les « lâchages »
réguliers ; après quoi, ayant épousé des femmes laides et des dots cossues, ils
deviendront politiciens en province… Caroline est jolie, elle est seule. Qui la défendra
contre les affreux petits bourgeois ?
Involontairement, votre rêverie sort des limites où se circonscrit la biographie de
l’Indomptée. Et de ce cas particulier vous allez sans effort à une
question générale : Comment la femme pourra-t-elle garder sa pureté native, l’intégrité de
son corps et de son âme, dans la subtile atmosphère
qui
enveloppera désormais sa vie ? De plus en plus, l’homme la laissera seule loin du foyer.
Les yeux purs des vierges sont exposés, maintenant, à des initiations précoces. De celles
qui sont nées pour être épouses et mères nous faisons des ouvrières, des institutrices,
des doctoresses. Qu’adviendra-t-il ?
J’irai plus loin, si les « symbolistes » professionnels n’avaient pas gâté un des plus
beaux mots de notre langue, je dirais que l’Indomptée est un symbole. Elle
est tout à fait représentative, cette femme malheureuse et fière, que la société
tourmente, que la science accable et que l’amour délivre. J’y vois, pour ma part, une
image en raccourci de l’humanité actuelle, en qui s’exaspère, plus aigu que jamais, le
conflit de l’instinct héréditaire et des conditions sociales, du devoir et du droit, de la
pitié et de la justice, de la science et de la moralité. On dirait qu’elle hésite, cette
humanité très vieille, très jeune, trop savante et encore novice. Elle semble regretter sa
candeur ancienne, l’innocence de la foi morte, et désespérer d’unir jamais la clairvoyance
de l’esprit avec la paix du cœur. Elle ira pourtant, l’éternelle indomptée, elle ira droit
son chemin, sourde aux conseils de ceux qui voudraient la faire revenir sur ses pas et
retomber en enfance. Elle emporte avec elle un sûr viatique, le trésor sacré et séculaire
qui survit aux religions et qui est
antérieur aux dogmes,
l’amour vainqueur de la mort, la vertu libératrice par qui tout se renouvelle et tout
fleurit.
On voit quelle est la position intellectuelle de M. Rosny. C’est un rationaliste, épris
de beauté morale. Il est à égale distance du plat réalisme où nous avons failli enliser
notre joie et du christianisme littéraire dont la bimbeloterie finira par lasser notre
patience. Il évite les « garçonnières » et les sacristies.
M. Huysmans s’est confessé en public. M. Zola, lui-même, a confié à un reporter
quelques-uns de ses scrupules ; il rêve une religion pour le peuple : Nana, sans doute,
fera une retraite chez les filles repenties. D’autres, après Tolstoï et Dostoïevsky,
invectivent la coquinerie de l’entendement et dénoncent la banqueroute de la science.
M. Rosny sait que l’humanité a toujours trouvé en elle-même la force d’adapter sa vie
morale aux conditions nouvelles que lui imposait le progrès de l’esprit. Il n’a pas peur
de la vérité et ne recule pas devant l’évidence. Il compte sur la réconciliation future de
l’action et de la pensée, de la conscience et de la raison, de la démocratie et de l’art,
de l’individualisme et de la solidarité.
Je suis pour celui-ci contre ceux-là.
Lorsqu’on eut rapporté au Louvre le corps sanglant du roi Henri IV, poignardé en pleine
rue, la douleur et l’indignation publiques, les ressentiments de tous les Français que ce
coup avait frappés au cœur se répercutèrent d’écho en écho, non seulement dans les
conversations et les de la foule, mais dans les écrits de tous ceux qui
savaient tenir une plume. Le poète Malherbe, tout surpris et troublé par cet exécrable
forfait, ne pouvait penser à autre chose. Pendant longtemps il ne parla, dans ses lettres
à ses amis, que du roi et de Ravaillac. C’est à lui, je crois, qu’on doit le récit le plus
détaillé de cet assassinat. Je cite ce rapport.
M. de Praslin, capitaine des gardes, voulut suivre le roi, qui lui dit :
« Allez-vous-en, je ne veux personne… » Ainsi, n’ayant autour de lui que quelques
gentilshommes et des
valets de pied, il monta en carrosse…
Étant arrivé à la rue de la Ferronnerie, il se rencontra une charrette qui obligea le
carrosse du roi à s’approcher plus près des boutiques de quincailleurs qui sont du côté
de Saint-Innocent… Ce fut là qu’un abominable assassin, qui s’était rangé contre la
prochaine boutique, qui est celle du Cœur couronné percé d’une flèche, se
jeta sur le roi et lui donna, coup sur coup, deux coups de couteau dans le côté gauche.
Le roi, par malheur et comme pour tenter davantage ce monstre, avait la main gauche sur
l’épaule de M. de Montbazon, et de l’autre s’appuyait sur M. d’Épernon, auquel il
parlait. Il jeta quelque petit cri et fit quelques mouvements. M. de Montbazon lui ayant
demandé : « Qu’est-ce, sire ? » il lui répondit : « Ce n’est rien, ce n’est rien », par
deux fois ; mais la dernière il le dit si bas qu’on ne put entendre. Voilà les seules
paroles qu’il ait dit depuis qu’il fut blessé. Tout aussitôt le carrosse tourna vers le
Louvre. Le roi fut porté en haut et mis sur le lit de son cabinet, puis sur le lit de sa
chambre, où il fut tout le lendemain et le dimanche, où chacun allait lui donner de
l’eau bénite. Je ne vous dis rien des pleurs de la reine, cela se doit imaginer. Pour le
peuple de Paris, je crois qu’il ne pleura jamais tant qu’en cette occasion. Tout le
monde monta à cheval, les uns allant aux portes, les autres aux ponts, avec une
affection extrême de montrer sa fidélité.
Malherbe fut si ému par ce malheur, qui atteignait la nation tout entière, qu’il écrivit,
Sur la mort de Henri le Grand, des stances fort belles. Quelques années
auparavant, au mois de décembre 1603, lorsque Henri IV manqua d’être égorgé sur le pont
Neuf, l’auteur de la Consolation à Du Périer avait déjà exprimé le
sentiment national en des strophes dont l’archaïsme est encore éloquent :
La mort tragique du duc de Berry, assassiné par Louvel à la sortie d’un théâtre, inspira,
comme on sait, à Victor Hugo, quelques-uns de ses premiers vers, non pas les meilleurs,
assurément, mais sans doute les plus sincères, les plus ingénus qu’il ait jamais
composés :
Alfred de Musset disait au roi Louis-Philippe, visé par l’anarchiste Meunier :
Qui n’a su par cœur, au temps béni de l’initiation littéraire et des premières ferveurs
adolescentes, les admirables vers improvisés par le poète des Nuits, dans
une fièvre de deuil et d’épouvante, lorsque le duc d’Orléans, si jeune, si séduisant, si
aimé, roula, tué net, sur les cailloux de la route de Neuilly :
Hélas ! mourir ainsi, pauvre prince, à trente ans !
Sans un mot de sa femme, un regard de sa mère,
Sans avoir rien pressé dans ses bras palpitants !
Pas même une agonie, une douleur dernière !
Dieu seul lut dans son cœur l’ineffable prière
Que les anges muets apprennent aux mourants.
Que ce Dieu, qui m’entend, me garde d’un blasphème !
Mais je ne comprends rien à ce lâche destin
Qui va sur un pavé briser un diadème,
Parce qu’un postillon n’a pas sa guide en main !…
La France, hier encor la maîtresse du monde,
A reçu, quoi qu’on dise, une atteinte profonde,
Et, comme Juliette, au fond des noirs arceaux,
À demi réveillée, à demi moribonde,
Trébuchant dans les plis de sa pourpre en lambeaux,
Elle marche au hasard, errant sur des tombeaux.
Musset, Victor Hugo, Lamartine… Ces noms sonnent dans notre souvenir avec un
retentissement de gloire toute récente. Ces poètes sont de notre siècle. Plusieurs d’entre
nous les ont connus. Ils sont presque nos contemporains, nos amis, nos frères aînés. Et
pourtant, comme ils semblent déjà lointains, antiques, démodés ! Combien la généreuse
sympathie qui unissait leur âme à toutes les âmes meurtries et souffrantes diffère du
scepticisme stérile, de l’indolente ironie, du niais dilettantisme où sèche et se fane ce
qu’il y a de meilleur en nous ! Ces écrivains étaient des hommes. Rien de ce qui pouvait
compromettre ou aider le progrès de la race humaine ne leur était étranger. Attentifs aux
spectacles changeants de l’histoire, dévoués à certaines idées éternelles qui sont les
conditions du bonheur et de la moralité, ils appartenaient sans réserve à une tâche, à une
cause, à une patrie. Les pédants et les nigauds peuvent bien
railler leur enthousiasme et leur découragement, la naïveté de leurs chimères et les
chutes cruelles où les précipitait leur vol vertigineux. Le talent, qui est condamné à ne
jamais comprendre le génie, et qui est incapable de le faire oublier, peut se divertir à
montrer aux écoliers les défauts des Odes et Ballades, l’emphase des
Voix intérieures, l’incertitude flottante des Méditations,
et l’excès des images, et la fougue des mouvements, et ce qu’on appelle dans les classes
les « fautes de goût ». La belle malice ! Le petit bruit des et les
commérages des biographes n’empêcheront pas que ces voix, souvent prophétiques, ne
dominent le tumulte des foules et que les Orientales, les Chants du
crépuscule, le Discours sur le drapeau rouge, même la
Coupe et les lèvres, et les romans inquiets de George Sand, ne portent chez nos
descendants le témoignage des passions, des espérances, des joies, des révolutions et des
misères qui ont agité, bouleversé ce siècle hardi et malheureux.
On entend dire, parfois, que les écrivains qui ont suivi le sillon commencé par
Chateaubriand représentent la « littérature personnelle », qu’ils ont étalé somptueusement
leur « moi », que leur lyrisme est la perpétuelle exaltation de leurs, égoïstes douleurs.
Cette formule est trop simple
et trop raide pour être conforme
à la vérité. La vie intellectuelle se prête moins que la vie matérielle à ces essais de
classifications.
En réalité, ces poètes douloureux qui voulaient que le public fût confident de leurs
peines, ces amants dont le désespoir était si éclatant et si sonore, ces visionnaires qui
rêvaient tout haut, ces sublimes faiseurs de doléances et de monologues sortaient souvent
du cercle étroit de leurs sentiments individuels.
Ils se regardaient vivre ; mais ils apercevaient en eux, comme réfléchie et multipliée
par la splendeur d’un miroir magique, la vie des multitudes qui remuaient autour d’eux.
Ils étaient mêlés au train des choses et ne craignaient pas le contact, l’étreinte ou le
choc des passions populaires. Leurs pensées s’aventuraient bien au-delà des boutiques de
librairie et refusaient de s’enfermer dans les limites de la « République des lettres ».
Chateaubriand écrivit le Génie du christianisme pour rendre une religion à
un peuple déshabitué de l’idéal. Victor Hugo raconta l’épopée des
Misérables pour réconcilier la pitié avec la justice. Lamartine, voulant
fonder dans son pays cet accord de la liberté et de l’autorité, que nous cherchons
toujours, imagina cette Histoire des Girondins, dont la France libérale se
disputait les feuillets. Alfred de Vigny ne s’est pas enfermé dans « une tour d’ivoire ».
C’est à la foule
qu’il dédiait ses rêves, amoureusement
poursuivis dans le recueillement et le silence. N’a-t-il pas dit :
Et ailleurs :
Honorons, malgré la mauvaise humeur des « jeunes », ces nobles « ancêtres ». Ils n’ont
pas eu, pour les doctrines et pour les intérêts qui sont en jeu dans les luttes
politiques, le sot dédain qu’affectent les médiocres. Leur cœur a battu d’émoi, de plaisir
ou d’angoisse, toutes les fois qu’une victoire ou qu’une défaite venait réconforter ou
meurtrir le cœur de la nation. Mieux que sur les registres des historiographes officiels,
l’histoire de ce siècle est inscrite dans leurs œuvres, émouvante confession de nos
amertumes et de nos ivresses, de nos doutes, de nos craintes, de nos désirs, de nos
colères, de nos désespoirs, depuis René et le Dernier Chant de
Childe-Harold, jusqu’aux Châtiments et à l’Année
terrible.
Je crois, et pour beaucoup de causes, que nous
ne laisserons
pas à nos arrière-neveux un pareil testament. Depuis une vingtaine d’années, ceux qui
écrivent ailleurs que dans les journaux, détournent la tête pour ne point voir passer le
peuple, que nos pères comparaient volontiers à un lion et que les auteurs modernes
appellent, d’un air peu rassuré, un « taureau furieux ». Quant aux personnes qui
persistent à croire qu’il n’est pas déshonorant de s’entretenir avec ce pauvre peuple, de
lui tendre la main, de s’exposer aux froissements de sa rude accolade, le dédain des gens
de lettres les confond de plus en plus avec les professionnels de la politique, dans une
caste spéciale, comme font les grands d’Espagne pour les toréadors, sorte de gens que l’on
applaudit quelquefois et qu’on méprise presque toujours.
La littérature boude la démocratie.
Les plus renommés d’entre nos écrivains nous donnent l’exemple. N’incriminons point les
volontés, mais constatons les faits. Je défie qu’un lecteur non prévenu puisse savoir, en
lisant les poèmes de M. Leconte de Lisle, à quelle nation et à quel temps appartient le
vénérable poète de la Vision de Brahma. Et Dieu sait ce que devient cette
hautaine et superbe sérénité, lorsqu’elle est déformée, parodiée, déshonorée par la
singerie des scribes et des cuistres !
Je connais des poètes qui ne s’intéressent aux affaires de leur pays que pour savoir s’il
y a des
places vacantes dans les bibliothèques, dans les
octrois, dans les bureaux des ministères ou dans les coulisses de l’Université. Dès qu’une
bonne piste est signalée, on les voit tous, décadents chevelus, blêmes esthètes,
instrumentistes, mystiques, néo-wagnériens, nietzchistes, égotistes et jeunes (oh !
toujours jeunes !), envahir les antichambres, se pendre aux sonnettes, persécuter les
chefs, sous-chefs, chefs adjoints, attachés de tous les cabinets et de tous les
secrétariats. Souvent aussi, le mirage des palmes académiques dérange le hiératisme de
leur attitude et de leurs gestes. Après quoi, ils rentrent dans la torpeur de leur
bouddhisme accroupi. Lorsqu’ils ont obtenu le rond-de-cuir convoité, ils se servent
presque toujours du papier, des plumes et de l’encre du gouvernement pour rédiger, en
« écriture artiste » l’éloge de l’anarchie.
Ce sont là des ridicules dont il ne faut pas trop se hâter de rire. Il importe à ce pays,
déconcerté par des tragédies sanglantes, travaillé par un orage intérieur, incertain de
ses destinées, arrivé au point le plus critique peut-être de son évolution, que la
littérature, elle aussi, soit ouvrière de bien public. Une lutte terrible s’engage entre
la civilisation et la barbarie. Nul ne peut se désintéresser de ce drame, sous prétexte de
servir un art qui n’aurait plus de raison d’être s’il cessait d’enseigner à l’humanité la
douceur, le respect
du droit, le culte de la justice, la
miséricorde et l’amour.
La littérature sera populaire ou ne sera pas. Si l’élite a le souci de sa propre
conservation, elle doit aller fraternellement, résolument vers la démocratie, non pour se
rabaisser au niveau commun, mais pour relever jusqu’à elle l’esprit et le cœur des foules.
Autrement c’en est fait des fragiles merveilles dont nous avons reçu l’héritage. Il faut
que tout le monde comprenne le caractère sacré de ce dépôt. Sinon, nous devons nous
résigner à le perdre. Que sera une démocratie dénuée d’idéal, abandonnée par ceux qui
savent le secret des paroles harmonieuses et persuasives, désertée par le génie, veuve de
gloire, livrée sans défense à la réclame des charlatans, aux suggestions de la
pornographie, aux grimaces des cabotins ?
Taine a loué, dans un de ses livres les plus célèbres, un philosophe qui, interrogé sur
l’influence que ses doctrines peuvent exercer sur les Français, répond simplement :
« Je n’en sais rien. Est-ce qu’il y a des Français ? »
Eh bien ! oui, décidément… Plusieurs, même parmi les disciples les plus respectueux de
l’illustre auteur des Origines de la France contemporaine, se disent,
lorsqu’ils prennent la plume, qu’il y a aussi des hommes, des hommes qui vivent, qui
meurent et qui souffrent trop avant de mourir.
Taine et Renan furent de vaillants hommes. Chez eux, le cœur
fut digne de l’intelligence. Ils sentaient vivement. Mais ils se sont appliqués à exclure
de leurs écrits l’émotion qui fait trembler la phrase, l’accent poignant de la
sensibilité. Ils voulurent être des témoins incorruptibles, presque impassibles.
Enregistrer des faits, énoncer des lois, diminuer les chances d’erreur en se raidissant
contre la tentation des larmes, telle fut leur unique préoccupation. Ils étaient (c’est
Renan qui le dit) « impropres à l’enthousiasme pratique »
. Épris d’un
certain idéal de perfection intellectuelle, ils furent animés non par
l’ambition d’agir sur les choses humaines, mais seulement par le désir d’avoir des
opinions. La prédication par l’histoire leur semblait une forme ridicule de la pédagogie,
une fadaise de 1848. Ils ont regardé les hommes de trop loin et de trop haut. Ils se sont
retirés sur les sommets, hors du fracas des foules, qu’ils jugeaient brutales et aveugles.
Ils avaient vu la démocratie insulter ses bienfaiteurs, se ruer à la servitude, se rouler
au-devant de César. Ils l’ont méprisée tous deux, Renan avec une nuance d’ironie
souriante, Taine avec une répugnance instinctive, que les ignominies de la Commune
changèrent en une véritable horreur.
C’est pourquoi la démocratie ne sera jamais tout à fait à son aise avec ces deux nobles
esprits. Leur renommée, si pure, ne sera jamais
populaire. Ils
auront labouré profondément certaines parties de l’âme de leur siècle, façonné le cerveau
de leurs contemporains, modifié, sur bien des points, les directions de la pensée humaine,
et cependant ils n’ont pas franchi le seuil de ce Panthéon qui s’ouvre à la voix du
peuple, et où des gloires moins éclatantes ont mérité d’être admises.
C’est par l’imagination, c’est par le cœur que l’on conquiert les durables popularités.
La démocratie est femme ; elle veut qu’on lui parle d’amour. Les récits haletants de
Michelet, ses phrases secouées de saccades fiévreuses, hantées de rêves, obsédées de
cauchemars nous attireront toujours mieux que la lucidité froide des penseurs plus
sereins. Nous l’aimons, ce visionnaire, ce croyant, cet apôtre, parce qu’il a écrit
l’Histoire de France comme un amant écrirait l’histoire d’une maîtresse
passionnément adorée. Relisez la description amoureuse où ce peintre merveilleux regarde,
une à une, toutes les beautés de notre pays, et le tableau de la première bataille
nationale, surtout les misères de la guerre de Cent Ans, et le récit de la mission de
Jeanne d’Arc : « Elle prit les armes quand elle sut la pitié qui était au royaume
de France. Elle ne pouvait voir couler le sang français. Cette tendresse de cœur, elle
l’eut pour tous les hommes ; elle pleurait après les victoires et soignait les Anglais
blessés… La Vierge secourable des batailles que les chevaliers
appelaient, attendaient d’en haut, elle fut ici-bas… En qui ? c’est la merveille. Dans
ce qu’on méprisait, dans ce qui semblait le plus humble, dans une enfant, dans la simple
fille des campagnes, du pauvre peuple de France… »
Pour comprendre ainsi, pour évoquer ainsi les morts de leur poussière, il ne suffit pas
d’être archiviste. L’archéologie, l’épigraphie, la paléographie, la diplomatique sont de
précieux instruments de précision ; mais ces appareils ne nous font voir, dans le passé,
que des mécanismes, démontés pièce à pièce. Pour aller jusqu’à l’âme inquiète qui meut le
corps souffrant des hommes, il faut un élan, parfois douloureux, de tendresse et de
charité. C’est là qu’est le mystère des intuitions de Michelet. C’est là qu’est le secret
de son charme puissant et de l’éternel réconfort que nous apporte sa parole de flamme.
Dans les jours sinistres où toute lumière semble s’éclipser et où les plus robustes
sentent fléchir leur foi, l’Histoire de France est là, comme un perpétuel
encouragement à espérer et à croire. Suivez l’historien dans ses pèlerinages de
prédilection, aux plaines sanglantes où plane l’oriflamme victorieuse, aux entretiens des
rois prudents et des sages conseillers, aux folles équipées que rachetaient de sublimes
vertus, aux cabanes enfumées où les paysans meurtris, ravagés, mourants, s’obstinaient à
aimer, malgré tout, le royaume
héréditaire et le sol natal.
Écoutez comme sa voix salue tous ceux, toutes celles dont le visage clair et l’épée
rayonnante nous ont montré le chemin où le devoir nous ordonnait de passer. Il a eu, lui
aussi, comme Jeanne d’Arc ses saints et ses saintes. Il leur parle, leur demande conseil.
Ses préférences politiques, ses préjugés disparaissent dès qu’il rencontre, sur sa route,
jonchée de morts et de ruines, les braves gens qui n’ont pas désespéré de la patrie. Peu
lui importe alors le costume, le temps, la noblesse ou la roture ! Il se sent aussi proche
parent d’un chevalier de Bouvines que d’un canonnier de Valmy. Il trouve les mêmes mots de
reconnaissance et d’amour pour bénir les vieilles bandes de Du Guesclin et pour ensevelir
la jeune gloire des soldats de la Révolution. Il a compris que la chevalerie n’a pas
émigré avec Broglie, qu’elle est restée en France avec Desaix, Hoche, Marceau, héros sans
peur et sans reproche, à qui Bayard eût donné l’accolade. Quiconque a servi la nation est
sûr de sa louange. Il a vu, sous tant de révolutions et de catastrophes, la tradition
ininterrompue qui unit, dans un même effort, ces serviteurs si dissemblables, de Richelieu
à Gambetta, de Suffren à Courbet, de Turenne à Chanzy et à Faidherbe, de Colbert à Ferry.
À travers toutes ces métamorphoses, son génie a toujours aperçu la même France, exposée à
d’épouvantables dangers, soutenue par une invincible
espérance,
délivrée de l’invasion malgré les fautes de son aristocratie, sauvée du démembrement
malgré les erreurs de sa démocratie et capable, seule peut-être entre toutes les nations
de l’Europe, de mesurer par la profondeur de ses chutes sa force de résistance et de
relèvement.
J’entends d’ici un ricanement de compilateurs fâchés, et je prévois le balbutiement des
historiographes qui se croient véridiques parce qu’ils sont bègues : « Hypothèses…
Éloquence… Littérature… Phrases… Cours public… Conférences pour dames… » Soit. Mais je me
rappelle aussi cet aveu découragé de Renan :
Je fus entraîné vers les sciences historiques, petites sciences conjecturales qui se
défont sans cesse après s’être faites, et qu’on négligera dans cent ans. Je crains fort
que nos écrits de précision destinés à donner quelque exactitude à l’histoire ne
pourrissent avant d’avoir été lus… Le regret de ma vie est d’avoir choisi pour mes
études un genre de recherches qui ne s’imposera jamais et restera toujours à l’état
d’intéressantes considérations sur une réalité à jamais disparue.
Conjectures pour conjectures, j’aime encore mieux celles qui nous aident à vivre que
celles qui nous donnent l’envie de mourir.
Entendons-nous bien cependant. La littérature française, depuis une cinquantaine
d’années, a suivi par force un mouvement parallèle au mouvement de la société.
D’aristocratique elle est
devenue, sans le vouloir et sans le
savoir, démocratique et égalitaire. Je ne veux pas dire par là qu’elle ait travaillé pour
la démocratie. Tant s’en faut. Il semble, au contraire, que nos plus célèbres écrivains
aient regardé le peuple souverain avec méfiance, presque avec effroi. La bête humaine, vue
sous la forme multiple d’un grand nombre de citoyens allant aux urnes et décidant de la
paix ou de la guerre, leur parut généralement un monstre d’absurdité. Les relations des
hommes de talent avec le suffrage universel furent rarement cordiales. Un malentendu
bizarre semble séparer les noms retentissants et les foules anonymes. La gloire littéraire
n’est pas une recommandation auprès des électeurs. Une barrique de vin, débouchée sur la
place publique le jour du vote, fait souvent plus d’effet que le titre d’académicien et
qu’un ballot de chefs-d’œuvre. Alfred de Vigny voulut être député dans les Charentes. Il
fut honteusement battu par un candidat local. Sur quoi, le chantre d’Éloa
s’enferma sous triple verrou dans sa tour d’ivoire et fit vœu de n’en plus sortir.
Prévost-Paradol fut « blacboulé » à Nantes, et Renan (si je ne me trompe) à Melun. Taine
fut vaincu au conseil municipal de Menthon-Saint-Bernard (Haute-Savoie) par l’homme chargé
d’amarrer au ponton de l’escale les steam-boats du lac d’Annecy. Et, d’ailleurs, ces
illustres écrivains n’ont pas caché à leurs
contemporains ni à
la postérité leur indicible répugnance pour le corps électoral. Ils ont bafoué et flétri,
en des pages immortelles, notre maître à tous, Sa Majesté le Nombre. Ils ont tous plus ou
moins cette phrase célèbre d’Émile de Girardin : « Le suffrage universel,
c’est ceci : Il faut se compter ou se battre. Il est plus court de se
compter. On se bat dans la barbarie. Dans la civilisation on se compte. »
Et M. Émile Faguet, montrant, dans un remarquable article, les effets de cette
« barbarie raisonnée »
, de cette « barbarie
mathématique »
, soutient la querelle des grands esprits de ce siècle, lorsqu’il
dit : « La foule a été investie du droit d’avoir seule raison. Il existe des parias
dans l’organisation moderne : ce sont ceux qui pensent par eux-mêmes ; ils sont mal vus
d’une foule qui pense collectivement, par préjugés, par passions générales, par vagues
intuitions communes. Ils sont suspects comme originaux, comme ne pensant pas ce que tout
le monde pense, comme n’acceptant pas les banalités intellectuelles. Ils ne sont ni
suivis ni étudiés au moins, ni guettés avec attention, parce que, par suite du dogme
nouveau, le respect s’est écarté d’eux, même au sens étymologique,
très humble, du mot. »
Renan, vers la fin de sa carrière, ne négligeait aucune occasion de dire à la
démocratie : Noli me tangere. Il le disait sans colère, avec un fin
sourire, sur un ton de bénédiction et d’indulgence où l’on
sentait l’infinité du mépris. Ceux qui l’ont entendu porter un toast en quelque banquet,
présider une distribution de prix, adresser une allocution au public d’un théâtre, ou
simplement causer avec plus de dix personnes à la fois ont vu clairement le cas qu’il
faisait de Monsieur Tout-le-Monde, lequel, paraît-il, a plus d’esprit que Voltaire.
Taine a parlé du souverain sur un ton, sinon plus irrespectueux, du moins plus violent et
plus tragique. À mesure qu’il avançait dans son beau récit de la Révolution, son cœur
semblait se serrer d’émoi, sa voix s’étrangler d’épouvante. Il voyait gesticuler devant
lui, non plus le grotesque Démos d’Aristophane, le bonhomme Peuple, très
nigaud, très sourd, très gâteux, mais une sorte d’animal forcené, un « taureau furieux »
qui voit rouge et qui fonce, les cornes basses, sur les lois, sur le droit, sur les
personnes, particulièrement sur ce qui est délicat et fragile, sur ce qui est respectable
et sacré. Ce n’est rien exagérer que de dire et de répéter que l’illustre auteur des
Origines de la France contemporaine a vu l’orgie de 93 à travers les
fumées et les mauvaises odeurs de la Commune. Le régime nouveau ayant commencé, selon lui,
par une sarabande, par un carnage et par une curée, on comprend qu’il se soit méfié du
régime nouveau.
Loin de moi l’idée que de pareils penseurs
aient pu écrire
leurs réquisitoires sous le coup d’une rancune ou dans un accès de dépit. Je constate des
faits, voilà tout.
Eh bien ! malgré la brouille, apparemment irrémédiable, qui sépare l’élite lettrée et la
démocratie dirigeante, on peut affirmer (les exemples abonderaient pour en procurer la
preuve) que les intérêts de celle-ci ont été servis à souhait par les besognes de
celle-là. Histoire, poésie, roman, critique littéraire, tous les « genres » se sont alliés
pour démontrer la sainteté de la multitude et pour défendre le privilège des
majorités.
La principale innovation de l’histoire en ce siècle, a été, sinon de supprimer tout à
fait, du moins d’exiler au second plan les personnages historiques. « Ô France, a dit
quelqu’un, méfie-toi des individus ! » Et la France s’est méfiée. On tend plus que jamais
à effacer de notre mémoire les plus brillants états-majors que nous voyions jadis
caracoler sur les routes royales où marchait superbement l’humanité conquérante. On les
remplace par X, Y et Z, qui sont moins décoratifs, mais qui n’éveillent pas le sentiment
si démocratique de la jalousie et ne nous obligent pas à faire un retour humiliant sur
notre propre médiocrité.
Cela commença, il faut l’avouer, par des restitutions assez légitimes. Les hellénistes
firent choir de son piédestal le nommé Homère. Ils lui reprochèrent de n’avoir jamais
existé, et,
cependant, d’avoir, à ce point, abusé le public que
sept villes, bien qu’il ne fût pas né, se disputèrent l’honneur de lui avoir donné le
jour. Finie, la légende de l’aveugle errant, du vieillard mélodieux dont les paroles
abondaient comme la neige en hiver et enveloppaient d’apaisement et d’oubli le cœur
souffrant des hommes ! Les savants ont relégué ces erreurs parmi les contes de fées. On a
restitué l’Iliade et l’Odyssée à des syndicats de chanteurs
ambulants qui allaient (telle Eugénie Buffet) chanter dans les cours. On a distingué
aussi, dans ces œuvres collectives, les interpolations des grammairiens d’Alexandrie. De
sorte qu’au bout du compte, si l’on voulait énumérer les auteurs d’Achille aux pieds
légers, il faudrait cataloguer une vraie foule. Ces poèmes sont le résultat d’une
coopération. On s’est mis plusieurs pour faire cela. Reconnaissons que, dans le nombre, il
devait y en avoir de fort intelligents. Mais, enfin, le principe démocratique est
sauf.
Le même départ des responsabilités a été fait par les romanistes éminents qui ont étudié
nos épopées nationales. L’infortuné Théroulde ou Thouroulde, que d’autres appellent
Thurold, faillit passer un moment pour être l’auteur de la Chanson de
Roland. Mais il ne tarda pas à rentrer dans le néant, d’où la fougue d’un érudit
l’avait imprudemment tiré. On se résigna sans peine à ignorer les noms de ceux qui avaient
célébré le
trépas sublime d’Olivier et de Roland. Braves gens !
Comme les maçons des cathédrales gothiques, ils avaient négligé de transmettre leurs noms
à la postérité. Plus tard, s’il y a encore des lycées dans la république socialiste, on
saura gré à ces inconnus d’avoir évité aux races futures l’ennui de fixer sur des figures
précises un pénible sentiment d’admiration.
Certes, on n’accusera pas Michelet d’avoir mesuré la place, dans sa magnifique
Histoire de France, aux fortes personnalités, à ceux ou à celles qui ont
su vaincre les paniques, arrêter les désertions, ramasser les débandades et pousser, vers
des victoires merveilleuses, le troupeau humain. Nul, comme je le disais tout à l’heure,
n’a parlé mieux que lui de Jeanne d’Arc, de Luther, de Richelieu, de Gustave-Adolphe, de
Hoche, de Marceau. Mais tout en glorifiant les bergers, il a, non sans raison, réhabilité
le troupeau. Il a montré (on sait avec quelle puissance de lyrisme évocateur) le frisson
d’enthousiasme que peut susciter au cœur des humbles l’accent d’une parole généreuse, ou
l’éclair d’une épée qui flamboie pour la liberté.
Même équité chez Renan. L’exégète des Origines du christianisme a montré,
malgré sa répugnance pour le peuple, comment les religions sont nées d’une collaboration
inconsciente entre des initiatives individuelles très énergiques et les
désirs inexprimés qui s’agitent confusément dans le mystère des
foules.
Dans les vues profondes que ces deux maîtres nous ouvrent sur le passé, nous distinguons
encore, dominant de très haut la fourmilière humaine, des prophètes et des martyrs, des
apôtres et des confesseurs, des chefs d’armée et des fondateurs d’empires, des esprits
fermes et des cœurs vaillants, des têtes. Mais les historiographes qui sont venus depuis
ont renversé les proportions. À les croire, les individus ne sont rien, la raison sociale
est tout.
On nous a prodigué des récits où les noms propres ne sont prononcés qu’en rechignant.
Savez-vous qui a vaincu les Anglais pendant la guerre de Cent Ans ? Vous croyez peut-être
que c’est Du Guesclin, La Hire, Xaintrailles et surtout Jeanne d’Arc ? Erreur ! C’est
Jacques Bonhomme. Vous pensiez que, pour bâtir des cathédrales, il fallait des
architectes, et, à tout le moins, des maîtres maçons ! quelle bêtise ! C’est encore ce
surprenant Jacques Bonhomme, ce maître Jacques universel, qui a dessiné le cloître de
Saint-Trophime à Arles, creusé la crypte de Saint-Denis, ciselé la façade de Sainte-Croix,
à Bordeaux, sculpté Saint-Médard de Noyon, aiguisé les deux flèches d’Angers, peuplé de
figures vivantes la vieille église de Moissac, aminci les ogives de la Sainte-Chapelle,
brodé les tours de Saint-Vulfran à
Abbeville, fouillé les trois
portails de la cathédrale de Reims et paré Amiens, Meaux, Chartres, Rouen, Orléans, Toul,
Metz, Saint-Quentin, Sens, de merveilles incomparables.
Vous croyiez que l’unité française avait été faite pièce à pièce, en un labeur suivi et
séculaire, par des rois prudents, par des ministres sages, par des généraux habiles ?
Détrompez-vous. Le grand Français, le seul, le vrai, l’unique, c’est Jacques Bonhomme.
C’est lui qui a inventé la méthode de Descartes, conduit la politique de Colbert, résolu
les théorèmes de Pascal, poussé le cri du chevalier d’Assas, rédigé les cahiers de 89 et
préparé les plans de Napoléon. Que n’a-t-il pas fait, ce Jacques Bonhomme ? On n’a pas
réussi à prouver qu’il eût écrit la Déclaration des droits de l’homme. Mais
il a, de toute la force de ses poumons, acclamé la Ligue. Il a maudit Richelieu. Il a jeté
des pierres sur le cercueil de Colbert. Il a pris la Bastille. Il a dansé autour de
l’échafaud d’André Chénier. Il a sanctionné, par sa haute approbation, l’acte du
Deux-Décembre. Il a déboulonné la colonne Vendôme, aux applaudissements des Prussiens. Il
a incendié Paris. Il a insulté Gambetta et Ferry. Il est toujours prêt à suivre, dans les
rues, un cheval noir, ou un cortège de Carnaval.
Comment s’étonner, après cela, que la littérature se soit consacrée à narrer les faits et
gestes
de Jacques Bonhomme ou, si vous aimez mieux, de Bouvard
et Pécuchet (au fond, c’est la même chose) ?
On a essayé de nous prouver que les victoires de la Révolution avaient été gagnées par
des généraux civils et par des braillards déguenillés. Cette fantaisie n’a pas tenu contre
une étude un peu sérieuse des faits. Les partisans de ces balivernes ont dû se rabattre
sur le Châtelet et sur les Bouffes, où paradent, presque tous les jours, panache au
chapeau et chansons aux lèvres, les héros de leur choix.
En revanche, l’histoire littéraire s’égare avec délices sur les minus
habentes. Sous prétexte que Taine a voulu prouver qu’un homme de génie est
nécessairement le résultat d’un certain milieu, d’un certain moment et d’une certaine race, nous sommes littéralement
accablés de races, de moments et de milieux. Il faut qu’on nous arrête sur tous les points
que suit la courbe de l’évolution. Et il n’y a pas de raisons pour que cela finisse. Grâce
à cette méthode, il n’est si petit grimaud de lettres qui ne puisse espérer d’être un jour
ressuscité dans une thèse de Sorbonne. Les génies authentiques sont étouffés sous la
végétation folle des petits esprits dont ils ont annulé l’œuvre et aboli le souvenir. Il
paraît que ceci explique cela. Si vous admirez Corneille, on vous répondra que vous ne
pouvez le comprendre qu’à la condition
d’avoir lu, au
préalable, les deux ou trois cents rhapsodies d’Alexandre Hardy. Si vous préférez Racine,
on vous dira : « Eh quoi ! vous n’avez pas lu Tristan l’Hermite ? Mais Tristan l’Hermite
est le précurseur immédiat de l’auteur d’Athalie. Impossible de comprendre
un traître mot à la passion de Phèdre si l’on n’a pas lu Tristan l’Hermite. Allons, lisez
Tristan l’Hermite ! »
Ainsi, chacun de nos historiens de la littérature s’attelle à un petit homme qu’il
exhume. L’accès des chefs-d’œuvre est maintenant malaisé. Il faut traverser un amas
d’obstacles. On est coudoyé comme dans une foire. On est obligé de bousculer et d’écarter
les gêneurs.
Toujours Pécuchet ! Toujours Bouvard ! Nos romanciers naturalistes ont eu bien tort,
lorsqu’ils ont réclamé Balzac pour leur maître et pour leur guide. Le peintre de la
Comédie humaine était amoureux d’énergie. Il eut au plus haut degré le
culte de la supériorité individuelle. Ses héros, bons ou mauvais, sont (au moins autant
que ceux de Stendhal) de beaux exemplaires d’humanité. Ils s’élèvent au-dessus du vulgaire
par la puissance de leur volonté, de leur intelligence, de leur courage. Ce sont de
solides gaillards et de fiers lutteurs. Ils regimbent contre leur milieu, au lieu de se laisser meurtrir par tous les contacts, happer par toutes les
vagues, rouler par tous les remous… Ils résistent.
Au contraire, regardez les veules héros des romans récents.
Seuls, les personnages de M. Zola gardent quelque chose de grand, même dans l’ordure,
parce que le père des Rougon-Macquart est encore agité d’un vieux levain de romantisme. Il
met de l’imagination jusque dans ses « tranches de vie ». J’excepte aussi quelques-uns des
héros de M. Alphonse Daudet, parce que le vif et libre esprit du Petit
Chose ne subit complètement le joug d’aucune école et défie toute
classification. Mais qu’est-ce, je vous prie, que Bel Ami ? Qu’est-ce que
Monsieur Parent ? Qu’est-ce (si j’ose m’exprimer ainsi) que ce cochon de Morin ! Mon Dieu ! ce sont des gens comme nous. Peut-être les
avons-nous rencontrés aux bains de mer, en wagon, à table d’hôte. C’est n’importe qui.
C’est l’être banal, dont la bonté (lorsqu’il en a) n’est plus que de la complaisance
passive, et dont la méchanceté modernisée n’est plus que de la « rosserie ».
Quels sont les événements que l’on représente à nos yeux sur les théâtres ? Ce ne sont
plus d’illustres infortunes ni d’imposants désastres. Non, ce sont des incidents communs,
des querelles de ménage où nous reconnaissons nos interjections coutumières, des lavages
de linge sale en famille, des conversations que nous pourrions entendre en appuyant
l’oreille contre la cloison du voisin. Rien n’excède la commune mesure. Vices et vertus
sont de qualité moyenne. La
démocratie bourgeoise peut
s’applaudir elle-même dans les théâtres, où triomphent ses dramaturges favoris.
Pourtant, il semble, à certains indices, qu’elle se lasse de cette espèce de
collectivisme littéraire. Je vois poindre (et je n’ai pas le courage de m’en affliger
outre mesure) une réaction individualiste. On a pu en sourire tant que ce nouvel « état
d’âme » ne s’est manifesté que par les dissertations vagues de la jeunesse lettrée sur les
drames antidémocratiques d’Ibsen et sur l’Uebermensch un peu plus
fuligineux de l’Allemand Nietzschel.
Mais notez l’accueil significatif que rencontrent, dans le public, les souvenirs des
batailles héroïques. Songez au succès des épopées vécues que nous ont léguées les rudes
soldats de la Grande Armée. Les malins hochaient la tête après les trente éditions des
Mémoires de Marbot. Ils disaient que cette vogue ne durerait pas, que
c’était tout simplement un retour de fièvre napoléonienne. Et voilà que le général
Thiébault, qui déteste Napoléon, est lu avec la même passion. Après le baron Thiébault,
c’est le baron Paulin. C’est aussi le capitaine Coignet, le général Bigarré, le général
Radet, le sergent Fricasse, le canonnier Bricard, le capitaine Parquin, le général Curély.
On prétend que les éditeurs qui ont mis la main sur les papiers griffonnés par ces braves
ont découvert un filon d’or. Je ne sais. En tout cas, ils
nous ont donné l’occasion de faire une cure, de nous réconforter par le spectacle de
l’énergie virile, de l’entrain, de l’endurance, de l’allégresse active. Ils nous
affranchissent des théories décourageantes où des philosophes et des historiens,
socialistes sans le savoir, menaçaient d’enliser la notion même de l’effort individuel.
Par ces témoignages d’un temps récent et qui paraît si lointain, nous apercevons,
au-dessus de la foule routinière, moutonnière, éternellement condamnée à s’imiter elle-même, l’individu chercheur, inventeur, perpétuel artisan de
nouveauté.
Ces récits guerriers ne nous montrent qu’un côté de l’ample drame où se joue l’avenir de
l’univers civilisé. Libre à nous de juger que, dans le temps où ils nous reportent,
l’initiative hardie a pris une mauvaise direction. Nous pensons pourtant, malgré nous, que
ce gaspillage de force et cette prodigalité d’enthousiasme valaient mieux que notre
inertie. Nous voyons, par ces exemples, que les bandes abandonnées à elles-mêmes ne
peuvent rien. Et il n’est pas nécessaire d’étendre bien loin le champ de notre expérience
pour reconnaître que le sort même de la civilisation est engagé dans ce problème qui
actuellement nous presse : l’antagonisme du mérite personnel et des médiocrités
syndiquées.
De tous les drames où se joue notre avenir social, voilà le
plus poignant, celui auquel il faut penser toujours. Si cet antagonisme est irréductible,
c’en est fait de notre pays et de notre race. L’individu, même le mieux doué, ne peut rien
sans la collaboration de la foule. Les multitudes, réduites à leurs seules forces, ne sont
plus que des troupeaux débandés, livrés d’avance aux quêteurs de gibiers et aux chercheurs
d’aventures.
Il faut, de toute nécessité, que la mésintelligence de l’élite et du suffrage universel
se dissipe. S’il y a trop de barbarie d’un côté, il n’y a pas assez de charité ni
d’indulgence de l’autre. L’égoïsme ratatiné des mandarins n’a rien de commun avec le
vigoureux individualisme qui pousse la personne humaine à son point de perfection et
répand sur l’humanité tout entière le bienfait des fleurs et des fruits obtenus par de
savantes cultures. Nous avons besoin d’hommes qui s’imposent à la foule sans consentir à
la flatter, et qui sachent la conduire au lieu de se condamner à la suivre. L’accord des
gens d’esprit avec les pauvres gens est, pour notre patrie, la condition essentielle du
progrès et de la gloire. Les années lumineuses de notre histoire, 1789, 1800, 1830 sont
précisément celles où la pensée de l’élite allait aux mêmes buts que l’instinct de la
démocratie. Les années honteuses ou tristes, 1793, 1815, 1851, 1871, sont marquées par le
divorce ou par le conflit de la minorité cultivée et de la
majorité inculte, toujours prête à s’affranchir par l’anarchie ou à se domestiquer par le
césarisme.
L’effort de tous ceux qui, dans la vie tumultueuse et affolée que nous inflige le
snobisme bourgeois, ont encore le loisir de songer aux destinées de notre nation, doit
tendre, avec une application constante et ingénieuse, à rompre ce malentendu, bien qu’il
paraisse, à l’heure présente, plus inévitable que jamais.
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