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« date telum, fama malum »et, de par l’assonance se crée la rime. De toute antiquité, la rime fut usitée chez les Orientaux ; mais si nous la trouvons dans le Cantique des cantiques, terminant des versets simplement rythmés, si les Arabes l’employaient dans leurs vers, rimés de trois à cinq pieds, plus lente fut l’évolution latine, et toute de décadence. Claudien ne s’en sert qu’en fin de strophes, destinées au chant, tandis que saint Augustin rime et numère ses syllabes, comme nous le faisons encore, et nous n’en voulons pour preuve que son poème contre les Donatistes, en vers de seize syllabes, coupés en deux hémistiches et terminés uniformément en e, avec ce vers pour refrain :
ce qui fut donc la première ballade. En France, de tous temps, il y eut dualisme et lutte, et si Robert Estienne appelle notre poésie
« rythme françois », il rime déjà, lui et ses amis. Plus tard ne déclare-t-on pas que :
« par le retour du même son, la rime fait pour le vers, ce que le vers fait pour le poème par le retour du même rythme », ce que Fénelon enragé verlibriste se refuse à accepter. Sans nous attarder aux brillantes tentatives du xviie et du xviiie siècle, et tout en donnant cette opinion de Voltaire qui veut que
« les vers soient tellement faits que le lecteur ne s’aperçoive pas qu’on a été occupé de la rime », rappelons que Fabre d’Olivet, au commencement de ce siècle, s’éleva contre les ennemis de la rime, déclarant que
« tout le mal que l’on dit d’elle n’est vrai qu’entre les mains d’un homme sans génie ou qui plaint sa peine », ce qui n’empêchera pas Mistral de nous donner une merveilleuse épopée et quelques poètes contemporains de mener bataille contre la rime. Aussi, nous plaît-il de clore cette courte notice par un souvenir bien près de nous et déjà bien effacé au milieu de ces luttes, nous voulons dire l’apparition en 1887 du très curieux poème de H. Ed. Bailly intitulé Lumen, avec ce sous-titre Féerie chatoyante, tout entier dans la nouvelle manière et, pour cela même, devenu date en cette évolution littéraire. Et maintenant que les poètes se défendent ou attaquent, jugent ou bataillent, s’attristent ou s’enthousiasment, respectueux nous les écouterons, ayant tenu cependant à nous adresser d’abord au Maître qui, cause de tout cet émoi, a bien voulu, en de loyales et claires explications, pour le Figaro, affirmer sa poétique nouvelle.
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Maillane (Bouches-du-Rhône) Monsieur, on vous a dit que je travaillais à un poème sans rimes. C’est vrai. Mais mon système n’est pas ce que vous entendez, je crois, par « vers libre ». Mon poème sera composé de vers de la même étendue, vers de dix syllabes et à finale féminine, coupés par deux césures, l’une à la quatrième, l’autre à la sixième, comme ces vers de la « Divine Comédie » :Mais déjà, lorsque nous parvint cette lettre où le superbe aède expose si clairement sa nouvelle théorie poétique, nous avions commencé notre enquête auprès des maîtres du vers, auprès des chefs des différentes écoles, et partout, académiques, romantiques, indépendants, modernistes, tous préoccupés de l’œuvre nouvelle, cherchaient à défendre, à expliquer, commenter ou combattre la révolutionnaire attitude du chantre provençal. Et voici donc, volontairement mêlées, pour ne point nous astreindre aux puérilités de palmarès, les savantes consultations reçues.La rime est donc remplacée dans ma nouvelle manière par le rythme, de plus je me fais une loi d’éviter les assonances des fins de vers ; et mes finales, toutes dissonantes sur la gamme a, e, i, o, u, produisent une mélodie qui n’est pas sans agrément. Mon système est par conséquent aussi difficultueux — peut-être plus — que celui qui procède par rimes. Notez bien que je ne suis pas un adversaire de l’ancienne prosodie, que j’ai pratiquée dans toutes mes œuvres et si j’avais à recommencer ma carrière de poète, c’est tout bonnement avec celle-là que je recommencerais. Mais lorsqu’on a pondu vingt ou trente mille vers, on finit par s’apercevoir que les mêmes rimes vous rivent plus ou moins aux mêmes images et aux mêmes idées, ce n’est donc que pour affranchir l’inspiration de ce penchant que je me suis décidé à essayer des vers sans rime. Quant à la dislocation de l’ancien vers français, telle que d’aucuns l’ont mise en œuvre, je vous avoue très humblement qu’elle me rend assez pénible la lecture ou audition de leurs poésies, si belles qu’elles soient. Chaque langue, chaque race a ses traditions naturelles, en art comme en littérature, il est dangereux d’en sortir, si l’on tient à être compris, et surtout à être goûté. Pour ce qui est de mon vers sans rime, quoiqu’il n’ait guère été d’usage en Provence et en France, j’ai cru pouvoir l’y acclimater, par les exemples que j’en vois dans les autres langues latines catalan, espagnol, italien, où ce genre de vers est assez usité, particulièrement pour la poésie du théâtre. Voilà, monsieur, tout ce que je puis répondre pour le moment à votre interrogation. Recevez, etc. F. Mistral.| || || || |
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1º Sur l’évolution de Mistral (poème le Rhône, en vers mesurés, mais non rimés et sans assonances). Si, par vers mesurés, on entend ici le vers blanc syllabique, la tentative ne sera ni neuve ni intéressante s’il s’agit d’une restauration du vers métrique, latin, avec dactyles et spondées, le « grand félibre », comme vous dites, aura sans doute pris beaucoup de peine pour un résultat nul. Les langues romanes : français, italien, provençal, etc., ne peuvent se plier logiquement à la métrique ; les brèves et les longues de leurs mots sont des longues et des brèves accidentelles, de position et non de principe longue dans tel groupe de mots, la même syllabe du même mot sera brève en tel autre groupe. L’accent se déplace selon l’intonation, selon même la signification oratoire de la phrase. En un mot, dans les langues romanes, filles du latin, il n’y a plus de quantité. Carducci a écrit des vers italiens métriques ; récemment, M. Louis Dumur a publié tout un volume de vers métriques français ; c’est ingénieux, c’est curieux, mais arbitraire et, je crois, vain. Voici, de M. Dumur, un vers hexapode ïambique :Après si savante analyse on ne sera pas fâché d’en voir la très attrayante synthèse dans ces vers que M. de Gourmont veut bien extraire pour nous de Hiéroglyphes :deux tétrapodes ïambiques :un tétrapode anapestique :Ce dernier vers semble certainement fait de quatre anapestes, mais anapestes de position et non de quantité ; c’est, à la vérité, un alexandrin racinien, et rien de plus. S’il s’agit du vers blanc, ce que je dirai de la rime s’y appliquera ; 2º Sur l’introduction de la rime dans les vers français. Les plus anciens vers français, de la langue d’oïl, sont rimés deux par deux à rimes plates, tout comme ceux de Pour la Couronne ; mais la rime y est telle qu’il faut l’appeler assonance ; mots rimant ensemble dans la Vie de saint Léger (xe siècle) : volontiers et moustier, entrat et trovat, mel et el, odit et vit, etc. Dans le système de l’assonance, la rime vraie n’est qu’un hasard ; dès le xiie siècle, elle est assez fréquente : dei et tornei, parpens et tens, conseil et soleil, triforie et ivorie,Cela est tiré du Roman de Thèbes, lequel est rimé avec beaucoup de soin. Le passage de l’assonance à la rime fut insensible on peut toutefois remarquer que la poésie latine incline vers la rime riche en même temps que la poésie française, dans la deuxième moitié du xiie siècle au xiiie , Rutebeuf rime comme Théodore de Banville ; 3º La décadence de la rime. Le culte de la rime riche s’est maintenu jusqu’à l’époque classique ; les poetae minores du xviie siècle ; les Théophile, les Saint-Amant, les Le Moine, les Saint-Louis (tous et d’autres excellents poètes et de métier) aimaient la rime, aimant le manuel de leur art ; Corneille, Racine, Molière, La Fontaine riment comme d’honnêtes rentiers ; au xviiie siècle, les poètes — les menuisiers qui déshonoraient ce nom — riment comme des pauvres ; Victor Hugo enfin restaura la rime, tout simplement en enrichissant le dictionnaire poétique d’un nombre infini de mots méprisés. Depuis le romantisme, la langue s’est peu enrichie et les rimes se sont usées : on les retrouve toujours les mêmes — les mêmes avec une certitude décourageante. De récents poètes, Henri de Régnier, Albert Samain, Adolphe Retté n’ont cherché à renouveler un peu la rime qu’en se privant de certains mots trop connus et trop frustes. Mais si ce n’est une tentative vers l’assonance pure et simple, aucune réforme sérieuse n’a été inaugurée. Il faudrait faire comprendre au poète que la rime est faite pour l’oreille et non pour l’œil. Mer et aimer rimaient du temps de Ronsard, ils ne riment plus ; mère et amer riment parfaitement et de [la] façon la plus riche — car, et surtout à la fin des mots (ceci est absolu), il n’y a plus de muettes en français. De cette règle, les poètes peuvent induire que le nombre de leurs rimes possibles vient d’être doublé ; ils doivent donc rimer — et plus richement que jamais — car leur fortune s’est accrue. J’estime néanmoins que l’assonance est légitime, surtout en des sujets que l’on veut un peu vagues, vaporeux, transparents à peine comme de matinales brumes ; la rime affirme, l’assonance doute ! Le maniement de l’assonance est difficile. 4º S’il vaut mieux rimer ou non. Il n’y a pas de vers français sans rime ou sans assonance. Le vers latin lui-même parvenu à sa perfection à la fin du xiie siècle, dans les Cantilènes d’Adam de Saint-Victor, requiert la rime, et riche ; une précédente école, celle de Notker, se contentait de l’assonance. Le vers sans rimes — pourquoi pas le rosier sans roses ? R. de Gourmont. P.-S. — Tout ce qui est dit du français est applicable aux autres langues romanes — excepté le roumain, tout imbu de slave.Les rocs sont de crisoprase
LE LAC SACRÉ (fragment)
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Cher Monsieur, Mistral a lui-même expliqué que, si son poème sera écrit en vers sans rimes, c’est qu’il se trouve exposé à retomber dans les mêmes, après trente mille vers publiés ! La raison ne pourrait être invoquée que par lui. En tout cas, quelque forme qu’il adopte, son Rhône sera encore une grande œuvre, parce qu’il est une âme de grand poète. C’est dire que le vers, libre ou non, avec ou sans rimes, dépend de celui qui l’emploie. Depuis Baïf, et de tout temps, on a fait des vers blancs, des vers libres, des vers traditionnels, avec ou sans talent. La question est donc indifférente. Ce qui le prouve c’est que, en ce moment, plusieurs poètes affirment leur beau talent en pratiquant les vers libres, tandis que d’autres se prouvent des poètes aussi modernes, en restant dans l’ancienne prosodie, aérée en tout cas. De même, en peinture, l’école du Pointillé, n’a pu disqualifier les autres façons, de peindre. Chacun, en réalité, crée la forme qui convient à son rêve. Et le plus important n’est pas d’être à la mode, mais à sa mode. Agréez, etc. Georges Rodenbach.Pour copie conforme :
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Aulnay, juillet 1895. Monsieur et cher confrère, J’ai en ce moment l’esprit fort éloigné des questions que votre gracieuse lettre me pose. Je suis tout à la confection d’un petit discours que je vais bientôt prononcer à la distribution des prix du lycée Condorcet. Je n’ai donc pas le loisir de vous répondre longuement. D’autre part, ce serait inutile, car j’ai eu déjà l’occasion de manifester mon opinion sur la crise littéraire qui vous occupe, dans une brochure intitulée Réflexions sur l’Art des vers, que j’ai publiée, il y a trois ans, chez Lemerre. Dans cet opuscule aride, je m’attache à distinguer avec netteté l’essence de la prose et celle des vers, parce que nos présents réformateurs me semblent faire de la prose sans le savoir, et j’explique de mon mieux la genèse de la versification française par la loi physiologique du moindre effort appliqué à l’acoustique du langage rythmé ; ce qui ne laisse aucune part à l’arbitraire, dans la constitution du vers. Mon point de vue, humblement scientifique, n’a pas été admis sans doute par les récentes écoles de poésie, car elles n’ont pas même daigné discuter mes principes. Elles voient les choses de plus haut ; de mon côté, je ne peux les suivre, de sorte que nous ne nous sommes pas rencontrés. Je considère comme stériles toutes les discussions des artistes entre eux, parce qu’ils se dispensent de définir et de préciser ; ce ne sont que des échanges de protestations naïves. Je me suis donc retiré du débat, et je n’y rentrerais que si mes assertions étaient attaquées par des moyens de convaincre purement rationnels, les seuls dont je reconnaisse l’efficacité en matière de technique. Mais je ne le souhaite nullement, l’argument décisif par excellence est, à mes yeux, la production d’une œuvre qui force l’admiration de ceux qui ont donné des gages suffisants de compétence pour les apprécier. Je salue le talent de plusieurs novateurs admirablement doués, et j’espère que, après avoir fait l’épreuve consciencieuse des perfectionnements proposés, ils reviendront à la facture naturelle du vers français, je veux dire à celle qui s’est organisée peu à peu, à la longue, non par le caprice et l’oreille, mais par la sélection qu’elle a faite spontanément, dans le discours, des formes qui distinguent les vers de la prose. Quant à la tentative de Mistral, je me récuse, je ne suis pas en état de la juger, car j’ignore le provençal ; je ne sais pas quelles ressources le vocabulaire de cette langue offre au rimeur pour éviter la monotonie. Je me borne à dire que, s’il s’agissait de la versification française, je regarderais cette tentative comme une désertion. Je n’ai en portefeuille aucune poésie inédite achevée ; j’ai donné la dernière aux étudiants pour un album. Je le regrette vivement. Veuillez agréer, monsieur et cher confrère, l’expression de mes sentiments les plus distingués. Sully Prudhomme.Comme on le voit, c’est une leçon très fine et très douce que le poète du bonheur mélancolique et simple donne aux jeunes pontifes — oh ! combien turbulents — de la poésie anglo-belge et brumo-saxonne. Très fier, mais non orgueilleux, car s’il parle de lys il ne les brandit point comme des massues préraphaéliques. M. Sully Prudhomme jette le gant aux rénovateurs-déformateurs de notre poésie ; qui le ramassera ?… Mais que celui-là n’oublie pas que M. Sully Prudhomme veut de la précision. Allons : à qui le tour ? Mais ne serait-ce pas au plus bizarre, au plus sincère aussi, des jeunes rénovateurs ?
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Il se trouve peut-être des jeunes symbolistes ou autres, pour regarder comme un peu leur œuvre l’évolution de Mistral vers un vers plus libre. Je ne serai pas plus avec eux en cette pensée présomptueuse, qu’en toutes les autres. Mistral évolue logiquement. Le temps poétique actuel a senti tout l’artificiel du poème à forme fixe, et de la strophe : avec elles pas de mouvement logique et progressif de l’idée. Or, l’on a brisé harmoniquement le vers, l’on fit sagement. Mais, trop souvent l’on en vint aux vers sans rimes, et, sous prétexte de rythme libre, l’on écrivit des vers de un à seize pieds — simple et naïf artifice typographique. — Puisque l’on veut mon avis personnel, je le donnerai d’après mon En Méthode à l’Œuvre, succinctement. Je crois qu’il faut garder la forme de l’alexandrin, admirable par son jeu de nombres premiers qui additionnés donnent les dissonances, et multipliés, les eurythmies. La rime est comme un point d’orgue marquant ce vers : mais, ce vers, il ne doit plus s’astreindre à des césures, à éviter les hiatus, etc. règles empiriques. La strophe se délie et le poème n’est plus, qu’un développement harmonique de l’Idée absolument maîtresse des rythmes, une suite de motifs instrumentaux, par lesquels se nuance se dérobe, revient ; domine, la Pensée. Les rimes viennent selon l’idée, et leurs sonorités apparentées de près ou de loin, doivent apporter modifications à l’idée générale, la compléter, ou l’atténuer : c’est la rime logique… Il entre en ma théorie sociologique, que l’Art soit décentralisé — comme économiquement la France reprenne en un avenir scientifiquement social, sa décentralisation par provinces. La centralisation tue le génie particulier, caractéristique. Je souhaite des poètes, des artistes de « leurs provinces » — comme des motifs superbes dans l’harmonie générale, et, ainsi seulement, totalisant la gloire vitale d’un pays. Cette poésie serait donc. Et une autre, plus haute, oseuse, difficile, Poésie scientifique et sociologique que j’ai tentée, que j’apporterai de méthode et d’œuvre. Synthèse du savoir d’un temps, mais projetant ainsi les hypothèses (ce sera l’idéalisme logique de cet art), hypothèses fécondes, car la science ne marche que par hypothèses. De forme scientifique, procédant de la musique harmonique — je la base sur une philosophie évolutive, pour aboutir en morale, au devoir et à l’Altruisme scientifique.Mais le poète scientifique et sociologique dont le but est la capture d’une noble chimère joint aimablement à sa lettre un fragment inédit du Volume II du Livre V de Œuvre ; lisons et nous verrons l’étrange réalisation des bizarres théories de M. Ghil :
MATERNITÉet placentaire !…où se réfracte
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« Au fond, pourquoi s’occuper de Mistral ? il est poète provençal et ne peut avoir de prétention à influence sur notre génération de littérateurs français. En aura-t-il sur ses compatriotes ? Je ne le crois, à moins qu’il ne donne la mesure absolue d’un grand talent… D’ailleurs, le talent personnel est tout ; l’application frigide des lois, rien : c’est ainsi qu’il est plus difficile de faire des vers libres et sans règles que des poèmes rimés à formes fixes.— Aussi plaindrons-nous M. Jourdain, qui dut alors versifier !… Et pour vous, Madame, le but de la Poésie sera ? — Atteindre au plus de Beauté expressive possible, par le moyen lyrique, subordonnant le cadre aux exigences imprévues de l’image, et rechercher assidûment la surprise de style comme dans la libre prose avec, de plus, le souci d’un rythme particulier qui doit déterminer le caractère poétique déjà établi par le ton ou pour mieux dire le diapason élevé du langage… en somme, tout poème doit inclure d’abord l’idée, puis le rythme, ensuite l’harmonie de la cadence, la musique des mots, la magie de la forme. Pour l’avoir compris, Gustave Kahn est, vaporeusement, très bon poète ; tandis que, ne donnant aucunes sensations musicales, Maeterlinck et de Régnier sont plutôt… mauvais. — Alors, les chefs-d’œuvre des Maîtres classiques ? — Je les admire ; mais leurs sujets appelaient les rigides architectures du vers ! Bref, le poète, le peintre, le sculpteur, le musicien obéira aux lois subtiles de l’Équilibre et de l’Harmonie, dont le seul goût de l’artiste peut décider. Être sensitif et sensationnel, voilà toute la Poésie ; et j’ajoute que les poètes devraient connaître un peu mieux leur syntaxe. Et pour ceux de nos lecteurs qui ne se seraient pas initiés à « la surprise de style » de l’aimable poétesse, nous citerons ce sans doute gracieux petit fol Caprice, des Joies errantes :
Que si l’on est étonné, après telle surprise de style, si bien en rapport avec la très particulière syntaxe de Mme Krysinska, on recommence la lecture de ces vers… on ne comprendra peut-être pas davantage, mais on aura le malin plaisir d’avoir vaincu la surprise, l’étonnement, au prix d’un exercice après tout pas plus ennuyeux qu’un autre.Une petite FolleQui d’elle-même se rit
P.-S. — Nous recevons de M. Alexandre Parodi, versificateur
dramatique, ami de Sarcey et auteur de la Reine Juana, une lettre en
laquelle il déclare avoir inventé le vers sans rime (symbolique, en outre !) exactement
le 1er février 1883, dans une livraison de la Nouvelle
Revue.
Voulant l’impartialité la plus absolue pour guide, tant que nous rechercherons et
donnerons l’opinion des Poètes — nous réservant, d’ailleurs, de les discuter plus tard —
nous publierons prochainement avec plaisir la lettre de M. Alexandre Parodi, bien qu’il
confonde étrangement le vers libre, mais rimé ou assonancé, de M. Edmond Bailly avec le
vers blanc — hélas ! blanc de vieillesse, car depuis quelques siècles
usité — dont il veut bien nous adresser un spécimen de sa façon.
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« Après le coucher du soleil ne luiront que de petites étoiles »! Car, où sont les génies ? où est le génie ? contemporain ? où… ? Un moment, Villiers de l’Isle-Adam put nous donner vertigineusement la nette perception du génie, mais… pft ! cela s’est évanoui ; il a presque écarté le voile sur l’horizon sacré, mais ne l’a pu maintenir glorieusement levé… Quant à Verlaine, je l’aime et je l’admire ; ah ! et il y a bien longtemps que nous l’admirons, et il le sait, et il sait où sont ses vrais amis. Ah ! c’est un vrai, tendre et noble poète au moins, celui-là… » Puis, tristement, Catulle Mendès recherche les causes du manque de génie, de la pneumonie poétique, de l’asthme sentimental. Est-ce la centralisation ? Mais la décentralisation n’amène-t-elle pas les funestes petites chapelles ? N’est-ce pas plutôt le militarisme ? Car alors, nous avons l’exemple de l’Allemagne, qui perdit en Wagner son dernier génie. Et Catulle Mendès finit, avec un geste un peu douloureux, en parodiant le sonnet fameux… — Bah ! nous dit-il,
Nous nous disposions à écrire ici quelques lignes de chaleureuse sympathie pour le Maître-Poète Catulle Mendès, lorsque — mieux avisé — le ministre de l’instruction publique nous devança en piquant à la boutonnière de l’écrivain le rouge coquelicot d’honneur. Pour l’un et pour l’autre, bravo !
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Qu’on ne s’étonne pas si nulle ponctuation ne précise ces vers — banvillesquement rimés — : ce fut par expresse volonté du poète qui exprime ainsi le « flou du flou ». M. Stéphane Mallarmé, dont la claire conversation est si pleine de charme, a-t-il tort ou raison ? Nous l’examinerons dans la conclusion de cette enquête.Ta vague littérature
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PAYSAGE DU NORDSi M. Gustave Kahn — pour lequel nous avons une cordiale sympathie d’ami et… une presque antipathie de poète — veut dire par là que brumeux est le Nord, certes il y réussit merveilleusement de par la brume et l’inconsistance harmonique de ses vers flous. Au surplus, pourquoi chicaner ? puisque, l’un des rares — avec M. René Ghil, — il « croit » sincèrement. Mais combien nous préférons à ses vers… licencieux, ses études de libre, saine et forte esthétique, ses conversations savantes où s’affirment son originalité, sa judicieuse clairvoyance et son pur amour de l’Art.
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Contrexéville, juillet 95. Cher monsieur, Excusez-moi, j’étais fort occupé, depuis deux mois ; et maintenant je me repose en parcourant le monde à bicyclette. Vous me demandez mon avis sur l’évolution de Mistral, sur le vers libre, sur le Parnasse, sur le Symbolisme, sur l’Avenir de la Poésie française. Il y a là matière à deux ou trois volumes, qu’il serait intéressant de faire, si l’on avait le temps. Pour résumer mon opinion, faute de la documenter, il me semble que Mistral a eu raison d’évoluer, si cela lui causait du plaisir ; que le vers libre a servi très heureusement a un grand nombre de poètes, et qu’il y persévérera, j’ose l’espérer ; que le Parnasse a constitué une pléiade très intéressante et respectable ; que le Symbolisme est antérieur au déluge, s’il faut en croire la Bible et finalement, que la Poésie française a beaucoup d’avenir, comme le Nègre, si elle continue. Vous me demandez aussi une courte pièce de vers inédits, et je n’en ai que de longues. Voici donc les deux dernières strophes d’une que j’ai composée pour la petite amie qui évolue avec moi sur les grands chemins de la patrie :Et voilà donc comment en des éclats de rire joyeux, et… demi-solitaires, le probe poète qui fut parfois un grand sceptique d’amour, devenu Théocrite, s’improvise — en des vers toujours réguliers, et toujours charmants d’ailleurs — le Virgile de la bicyclette ! Ah ! monsieur Haraucourt, ne fîtes-vous pas un pied de nez en écrivant cette lettre ? Cette lettre qui semble dire : « Faisons des vers, bicyclettons et zut ! pour le reste ! » Vous avez peut-être raison, qui sait ?… alors, continuez !Je vous salue bien sympathiquement, Edmond Haraucourt.
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Pari Mutuel ou Paris Mutuels— Bénéficieront-ils de la loi Bérenger, mes vers esclaves ? s’écria M. Goudeau. — Assurément ! — Eh bien ! buvons un bock, et parlons d’autre chose !… »
(vers esclaves)1
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PHILOSOPHIEIl est impossible que récuse cet impromptu celui qui ressuscita la « grand-pitié » de Michelet pour les ardentes et attirantes névroses du Mal dans ce livre tumultueux et tant effarant, le Satanisme et la Magie, mais qu’il nous absolve puisque nous citerons cette sienne strophe d’une hymne éperdue :
Mais là encore, je n’ai choisi que des vers réguliers, pourquoi ? — parce qu’ils sont fort beaux.
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Mon cher confrère, Vous me demandez mon sentiment sur la poésie, sur les poètes, sur ces graves questions de rythmes plus on moins libres, qui divisent aujourd’hui tant de gens. Ce sont là chapitres de pure rhétorique dont je crois qu’il conviendrait de se désintéresser davantage. « Qu’importe le flacon… » et « mon verre n’est pas grand… » expriment à merveille, un peu grossièrement peut-être, ce que je crois penser de ces choses. Tout, d’ailleurs, n’est-il pas absolument subjectif en matière d’art et de littérature ? Baudelaire, qui n’a pas écrit un vers dit irrégulier, m’exaltera toujours autant que Verlaine, avec ses musiques flottantes, avec le caprice émerveillant de ses harmonies rompues : les questions de technique ne signifient rien, pour moi du moins. Et puis, vis-à-vis des maîtres, il me semble qu’il n’y a que deux sentiments possibles à éprouver : l’admiration et l’amour. Je puis admirer Hugo, Musset, Gautier, Leconte de Lisle, sans les aimer ; en revanche, mon amour ira profond à un Ronsard, à un Vigny, à un Baudelaire, à un Verlaine. L’Avenir de la Poésie en France ? Mon Dieu, il y aura toujours des poètes, mais je ne crois pas qu’ils ajoutent beaucoup à notre gloire littéraire. Le domaine royal de notre langue c’est la prose, la simple prose : l’esprit de la race vit en elle, triomphant. J’ai l’idée qu’il ne peut pas y avoir à l’étranger, en Allemagne, en Angleterre, par exemple, des prosateurs comparables aux nôtres, un La Bruyère, un Pascal, un Voltaire, un Chateaubriand, un Flaubert. En revanche, quels poètes que ceux d’outre-Rhin et d’outre-Manche ! Ceci est affaire de races et de langues. Quant à Mistral, je l’admire de confiance, mais… je ne le lis jamais ! Vous désirez quelques vers inédits. En voici ; je ne les juge ni meilleurs ni pires que tant d’autres : CRÉPUSCULES D’ÂMEOh cher ami, que vous fit le normal diapason pour, ainsi, le décréter triste ?… Il est vrai que, vous, vous voyez la mort prochaine de la Poésie, avec un « enfouissement » dans la Musique. Nous auriez-vous donné ces vers pour que nous les jugions :Gabriel Mourey.
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Mon cher confrère, Vous me faites l’honneur de me demander ce que je pense des vers libres, à propos du futur poème de Mistral, le Rhône. Je pense que le grand poète de Mireille fera toujours des choses excellentes dans le domaine de l’art et de la pensée. J’aimerai donc les vers libres de Mistral comme j’aime tous ceux qu’il nous a donnés jusqu’ici. Un poème inédit ! Je voudrais bien vous en donner un, mais où le prendre ? Je fais très peu de vers en dehors des œuvres dramatiques, et, en ce moment, je suis absorbé par la répétition de mon drame, le Fils de l’Arétin, au Théâtre-Français. Excusez donc ma misère poétique et croyez à mes meilleurs sentiments. H. de Bornier.Au fond, M. de Bornier, par amour de la paix et de la modestie académique bien connue, esquive les embarrassantes réponses sur le vers libre : devons-nous lui en faire un reproche cruel ?… Les vers qu’il voulut bien faire dire, dernièrement, par Mounet-Sully, à l’inauguration du buste de Murgere, nous font présager d’autres odes du même genre fleuri pour les successives inaugurations de la fameuse Voie Triomphale ! Déjà, sans doute, dans sa bonne Bibliothèque de l’Arsenal, M. de Bornier repasse et fourbit ses rimes les plus classiques, ses césures les plus sérieuses, ses hémistiches les plus pondérés pour, ensuite, lancer à la fourragère là charge de ses strophes, lourds escadrons du Verbe.
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Mon cher confrère, j’aime beaucoup Mistral. — Je n’ai aucune opinion sur les questions de prosodie dont vous me parlez. En ce qui me concerne, je me conforme à des traditions et à des règles qui me semblent bonnes, ce qui ne veut pas dire que je les juge parfaites. — Je ne puis vous envoyer de vers inédits, n’en ayant pas fait depuis longtemps. Agréez, mon cher confrère, l’assurance de mes sentiments distingués et dévoués. M. Bouchor.Ô très épicurien et, à la fois, socratique poète qui, ne trouvant pas le Meilleur, vous contentez du Bon, votre attitude — que d’aucuns jugeront opportuniste — est celle d’un sage et d’un doux, d’un simple aussi, et même… d’un paresseux ! Mais le moyen de vous en vouloir quand on relit le Conte de Noël ?…
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— Tenez, mon cher député de la Butte aux Poètes, vous paraissez un peu opportuniste… Bah ! ne protestez pas tant, c’est une galejade, et dites-nous plutôt ce que le devin, que tout poète cache en soi, prévoit pour l’avenir de la poésie française. — Ça, c’est la bouteille à l’encre. Le naturalisme, qui aurait pu nous ramener aux petits moutons enrubannés de Florian, nous a, par réaction, donné les décadents et les symbolistes. Que restera-t-il de leur œuvre ? Ils auront sans doute aussi leur réaction, représentée par quelque génie de l’égout. C’est la loi naturelle ; les littératures n’y échappent pas plus que les peuples. Mais je crois, avant tout, à la poésie qui aura véhiculé les idées de demain. Ceux qui n’auront exprimé que leurs joies ou leurs souffrances personnelles, avec l’unique souci de l’esthétique, vivront pour les artistes, ayant été eux-mêmes les artistes de la poésie ; les autres, ceux qui auront chanté la mystérieuse éclosion sociale des temps futurs, en seront peut-être les poètes. C’est diablement ambitieux ce que je vous dis là, puisque j’opère justement dans cette partie. Mais j’ai, pour mon compte, tant de cheveux, qu’ils seraient un vain ornement à ma beauté naturelle, si je ne me passais un peu la main dedans. Et voilà, nous n’attendons plus que le bronze ! Quant au piédestal, soyez tranquille : on se le fera soi-même, parce qu’on n’est pas du Midi pour des prunes… — Allons, bon ! encore une inauguration alors !… Eh ! bien, nous allons faire comme si ça y était, et vous allez nous dire, là, tout de suite, un poème… inédit ! Si vous ne le faites, nous vous déclarons… décadent. — Vous, vous devriez briguer la députation… pour être, un jour, ministre !… Garçon un autre bock et de quoi écrire. Lors, sous l’ombre fine de sa léonine crinière argentée, Clovis Hugues fit courir le calame. Bientôt, de blanche la feuille de papier devint noire, et j’allais — applaudissant à cette virtuosité — crier « assez ! » lorsque l’aimable et excellent poète, solennel, se leva et, d’une voix sonore, chantante et relevée d’une fine pointe d’accent provençal, lut :
RÉSURRECTIONEt, tandis que, sincèrement émus, nous — nous, car des voisins avaient entendu ! — applaudissions chaleureusement, l’horloge tinta douze fois : nous avions raté la répétition générale de Brand. Alors, un instant, nous nous regardâmes avec dans les yeux, le poète, de la fureur, et moi, de la malice ; puis, nous partîmes d’un méridional éclat de rire, la bière et la conversation avaient été bonnes et nous eûmes te vague espoir que les lecteurs du Figaro ne s’en plaindraient pas.
P.-S. — Une fort malencontreuse coquille s’est glissée au début du
fragment inédit de M. Jules Bois que je citais samedi dernier ; ce n’est pas :
qu’il faut lire, la Magie n’ayant rien à faire dans cette strophe vibrante, mais bien
Et voici donc rétablie dans toute sa pure noblesse la pensée du poète un instant obscurcie par une simple petite erreur typographique. Dans le prochain article, je répondrai brièvement à quelques-uns de ceux qui m’ont fait l’honneur de m’écrire au sujet de cette étude.
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La Clarté, par Perros-Guirec.Et vous dites que la « Poésie populaire », salubre évocatrice du Beau absolu, vous dites que la Poésie populaire est morte !… Savez-vous bien, ô Vicaire, que vous allez, en votre modeste mélancolie, jusqu’au blasphème ?… Non ! la Poésie populaire n’est pas morte encore puisqu’il reste au clair soleil de la vieille Gaule — en dépit des envahissantes brumes scandinaves — des aèdes de gloire comme Mistral et Verlaine, des jongleurs d’étoiles comme Silvestre, Tailhade et même Mendès, des trouvères de joie comme Ponchon, Courteline et Goudeau, des jardiniers de rêve comme Sully Prudhomme, Jules Bois (quand il oublie l’irrégulière et perverse Magie), Maurice Bouchor et vous-même !
(Côtes-du-Nord.) Excusez-moi, cher confrère et ami. Je suis dans un ̃pays où les communications sont fort difficiles, et votre lettre m’est arrivée avec quelque retard. Je m’empresse d’y répondre. Mon opinion sur Mistral ? Ai-je besoin de vous la dire ? Je considère Mistral comme un très grand poète, un des plus grands sans doute qui soient à l’heure présente, non seulement en France, mais dans le monde entier. Quant à la forme qu’il a cru devoir donner à son nouveau poème, « Le Rhône », je la crois possible en provençal, en français, non. Le provençal est une langue très fortement accentuée, et cela suffit à faire chanter le vers, à lui donner le corps et la mesure, l’harmonie dont il ne saurait se passer. Il n’en est pas de même chez nous. Je n’irai pas jusqu’à nier l’accent tonique de la langue française ; il existe, cela est sûr, mais si faible, si peu marqué, si variable, si hésitant ! À lui seul, il est incapable de donner au vers sa forme accomplie ; il lui faut absolument le concours de la rime, tout au moins de l’assonance, qui, en certains cas, peut fort bien remplacer la rime, même avec avantage. Je ne suis pas, en principe, l’ennemi déclaré de ce que vous appelez le « vers libre », le « vers décadent » ; si l’on est doué d’une extrême finesse d’oreille, d’une très grande délicatesse de touche, on en peut, à l’occasion, tirer d’excellents effets ; mais force m’est bien de reconnaître que, les trois quarts du temps, ce vers, ou soi-disant vers, n’est que de la prose rimée ou assonancée. Le vers parnassien a sa beauté très noble et presque toujours très pure. Il tend à une perfection toute plastique, et c’est là le plus grand de ses défauts ; on peut lui reprocher je ne sais quoi de trop rigide, de contraint, d’étriqué parfois. La robe de la Muse doit être un peu plus flottante. Donnons à ce vers, d’armature solide, plus d’abandon, de rêve, de grâce, de musique, de fluidité. Délivrons-le des dernières entraves qui pèsent sur lui ; envoyons-le en plein azur, donnons-lui des ailes. Secouons au besoin quelques-unes de ces règles de l’ancienne poétique, qui, quoi qu’on en dise, ont toujours eu quelque chose d’arbitraire, tout en nous gardant bien de lui enlever ce qui fait sa force et sa vie, en veillant pieusement sur l’essentiel, et le problème, ce me semble, sera résolu. Telle, à mon sens, sera la forme future de notre poésie. Le mouvement actuel, jusque dans ses pires aberrations et ne nous donnât-il jamais que des œuvres informes ou incomplètes, ne laissera pas d’influer à sa manière, et sérieusement, sur la versification française. Ce qu’il a apporté d’original et de vraiment neuf restera. Du reste, des inventions biscornues, des fantaisies baroques, des cocasseries sans queue ni tête, il ne sera plus question. Vous me demandez enfin quelle influence la tentative de Mistral exercera sur la poésie populaire. Aucune, soyez-en sûr. Il y a longtemps que le peuple s’est accordé infiniment plus de libertés que Mistral n’en saurait prendre. D’ailleurs, je vous le dis en gémissant, la poésie populaire, la vraie, est bien morte, et je doute qu’elle renaisse jamais, sinon chez quelques lettrés. À vous cordialement, Gabriel Vicaire. P.-S. — Voici, comme vous me le demandez, une très courte pièce qui ne fut publiée dans aucun volume ; elle exprime assez bien ma manière de faire dans les petits genres :CHANSONLe rossignol
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Est-il besoin d’ajouter que si le capitaine. de Lys subit joyeusement la prison du rythme et de la rime classiques, il répugne tout à fait à infliger la classique salle de police à ses hommes ? Eh ! ce n’est certes pas son moindre mérite…
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Interview-Intermède poétique
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Monsieur et cher Collaborateur,
Ni l’or ni la grandeur
VERSAILLES-VIROFLAY : la grille-octroi, au bout de l’avenue de
Paris. Plein soleil. Arrive L’ENQUÊTEUR (sorte de Mazarin ou de Buffalo-Bill, déguisé en
banal reporter).
Sur le seuil du « Pavillon-Montesquiou », un
valet en livrée, fatidique comme l’infernale inscription de Dante, psalmodie à
l’Enquêteur :
Un petit salon au rez-de-chaussée : acajous, cuivres, pastels, aussi
quelques meubles laqués. Le Comte — fine silhouette tenant du muguet, de l’abbé de cour,
du dandy, du lieutenant de hussards et de l’artiste peintre affable, reçoit
l’Enquêteur.
Préliminaires badins de conversation sérieuse. Le Comte, très
sportif et fervent de la bicyclette, déclare que Hugues Le Roux monte à cheval comme un
écuyer cavalcadour ; puis il s’avoue très gourmand et déplore que cela suffise à le
faire taxer de corrupteur littéraire ; enfin, à propos des bals officiels
d’Alger :
Le Comte, nostalgique.
LES MÊMES et, lumineuse toutefois, l’Ombre de MISTRAL farandolant
sur un merveilleux portrait du Comte (par Whistler). Petit salon Empire, d’un goût
charmant et suranné.
Le Comte.
Voici.Mistral est un fleuve admirable de poésie qui mire en son cours chantant et nuance des rives sinueuses et fleuries, des sites peuplés et gazouillants, un ciel ensoleillé et sonore, plein de rayons, de rires et de rêves. Et c’est peut-être, en ce temps de poésie, d’instinct, plutôt brumeuse et languide, la plus distincte caractéristique de cette Muse de Mistral : la lumière et la joie. Lui-même le poète l’a bien exprimé dans sa chanson des Bons Provençaux, dont j’interprète librement ce couplet :Hein ? c’est joli ces deux mots tirés du provençal ?…Nous autres bons ProvençauxDe la SoleilladeEt de la Maïade
Le merveilleux bruissement parfumé qui s’exhale des grands poèmes de ce trouvère, comme d’un beau paysage crépitant et criblé de clartés, à l’heure de midi, vibre tel qu’un orchestre, lequel assimilerait parfois leur chantre à un Wagner sans trouble, dont Mireille serait le Lohengrin et Nerio ; le Maître-Chanteur. Oui, Mistral a du Maître de Bayreuth le retour du leitmotiv, l’art des énumérations familières et joyeuses, de noms ou de choses, l’instrumentation harmonieuse des voix simultanées de la foule ; et, à plusieurs reprises, dans son œuvre, tels tours de pensée spiritualiste et sublime sur la survie de l’amour des âmes, aux transports sensuels. Et pour conclure hâtivement sur un sujet qui requerrait bien des pages, ce sujet de Mistral, il me semble un peu négligé dans une enquête dont il est le prétexte et l’objet, — que de pittoresques et poétiques expressions ait cours de l’œuvre ! Quel autre poème que « la Mort du Loup » se pourrait, par exemple, comparer à la fin du Vieux Moissonneur ?… Et le Blé lunaire, cette ballade à la Lune, sans le vif esprit de celle de Musset, combien n’est-elle pas plus exquise ! Voici, — non certes une version, mais une interprétation des premières strophes de cette enhanteresse mélopée, intraduisible au cours berceur de ces deux rimes tour à tour paresseuses et cristallines ; ce sont d’ailleurs les vers inédits que vous voulûtes bien me demander :LE BLÉ LUNAIRE
LES MÊMES ; puis, d’un exquis portrait de Sarah Bernhardt surgit,
tel le génie familier du Comte, LA MUSE DES POÈTES.
Le Comte.
Voici…Mistral inaugure un poème sans rime. Il est de ces dieux auxquels on peut dire que leur vol onté soit faite. La question en elle-même n’existe guère. Les rimeurs ont fait leurs preuves de chefs-d’œuvre. Les chemins sont ouverts à la rime assonante que l’auteur desPoèmes Saturniens déclare ne pas aimer.Entre plusieurs qui y excellent, M. de Régnier a supérieurement enseigne d’exemple (et bien que ses vers réguliers me semblent préférables) qu’on pouvait produire de nobles et charmants poèmes, aux gracieuses idées, aux images neuves, aux vers précieux, sans toujours les rimer. Je m’en tiendrai quant à moi, sur ce propos de la rime, au sentiment de Jacques Pelletierf, dont M. Alphonse Daudet nous scandait, l’autre soir, expressivement, la jolie pièce de l’Alouette :« Il faut, profère gentiment ce poète du seizième siècle — que je dise cela de moi, que j’ai été celui qui plus ai voulu rimer curieusement, et suis content de dire, superstitieusement. Mais ainsi, est-ce, que jamais propriété de rimes ne me fit abandonner propriété de mots ni de sentences. »N’est-ce pas concluant et bien dit ? Non, la rime ne nuit point au rythme, qui lui-même ne gâte rien à la rime. Quelle meilleure preuve que le surprenant et délicieux poème de M. Dierx, un des plus parfaits poètes de ce temps et de bien des temps ? Je veux dire l’Odeur sacrée, pièce prosodiée ainsi qu’un chant de Virgile ; en laquelle l’auteur s’est fait une loi et un jeu de prouver et trouver les souplesses de notre langue, et son pouvoir, de par l’allitération (naïvement et souvent niaisement reprochée à de moins audacieux), de babiller en dactyles et s’alourdir en spondées, lutter enfin avec le latin et finalement, l’emporter sur lui, avec en sus l’avantage triomphant des tintinnabulantes rimes.
La Muse ; ton aussi vague qu’un poème de Mallarmé ou qu’un dessin d’Angrand :
L’Enquêteur, en aparté.
Bah !… Liane ou Sârah, plante ou sable, nous sommes toujours dans l’exotisme !…Après avoir admiré un fumoir subtil, une salle de bain aimable, une
chambre exubérante de coloris, où rampe un lit-chimère, ils sont descendus à la salle à
manger, laquelle très dining-room.
L’Ami, à l’Enquêteur, fort aimable, et désignant le Comte ; voix et accent des chaudes Espagnes.
Mon ami a grand talent ! « Il mérite bien, pour son interview, autant de lignes que Clovis Hugues3. »Le Comte.
Aussi vais-je répondre à la dernière question de M. l’Enquêteur :Quant aux Écoles, ne pourrait-on pas dire qu’elles ne font que des écoliers, et que les vrais maîtres sont les esprits avant tout conscients et respectueux des trésors acquis par un langage et par un art ? Ceux-là, loin de vouloir tout remette en question et troubler de fond en comble, se contentent de joindre un jonc de plus à la syrinx, et de faire moduler a la gamme éternelle un accord jusque-là inentendu et d’une plus ineffable mélodie.
(Un silence approbateur. Soudain, féeriquement vêtu d’une chlamyde : ayant
appartenu à M. Mendès (ou peut-être à Ephraïm Mikhaëlg) ; d’une loque, encore superbe ayant, jadis, servi
de manteau à M. de Heredia coiffé, d’un pétase qui fut propriété de M. Maeterlinck, et
chaussé de sandales qui furent celles de Théocrite, M. HENRI DE RÉGNIER s’avance,
s’essayant à la solennité académique.)
H. de Régnier.
Serviteur, messieurs !… Si vous voulez mon opinion sur le Vers libre et sur Mistral, la voici décisive :Je n’ai jamais lu Mistral que dans ses traductions que j’aime à croire inexactes. Quant au fait qu’il écrira le Rhône en vers libres, cela doit vivement intéresser entre Avignon et les Saintes-Maries. La poésie future sera peut-être provençale, mais la contemporaine semble plutôt représentée par Vielé-Griffin ou Verhaeren que par Batisto Bonnet4. Dixi !
L’Enquêteur, avec un sourire pincé.
N’ayant ordinairement lu et entendu M. de Régnier que dans ses propres traductions, je veux bien croire que sa pensée est encore une fois trahie dans ce télégramme, comme elle le fut dans Gardienne et dans certains poèmes d’Aréthuse…L’Enquêteur.
Et je ne puis que le regretter, M. de Régnier ayant assez de talent et de personnalité pour se passer de snobisme, même scandinave.LES MÊMES : ROZALÈS ; puis ARSÈNE ALEXANDRE en tournée d’inspection
de Musées et GEORGES RODENBACH qui vient se documenter pour écrire
« Versailles-le-Mort ».
Dans le jardin-jardinet, miniaturisant les jardins du Roy jusqu’aux
jardinets de Yeddo, le petit « tour du propriétaire ». — Par les plates-bandes, fuites
d’un chien du Nippon et d’une blanche chatte d’Alep. — Sur l’avenue, passe
— bicyclettement culotté d’albe calicot et coiffé d’une rouge chéchia — Rozalès, le
marchand de nougat.
(Le crissement d’un tram (Louvre-Versailles) semble susurrer sur un rythme plaintif
l’ode chronique d’Ajalbert à Montesquiou : « Très peu d’angélique et
beaucoup de nougat Beaucoup de nougat, et très peu d’angélique. »)
(Le marchand est appelé, il vend à chacun une barre de nougat sur l’enveloppe de
laquelle on lit ce quatrain :)
Il faut souffrir pour être
(Le malheureux est chassé ; Arsène Alexandre le traite d’« amateur » et Rodenbach
de « professionnel ».)
Rozalès, de loin, narquoisement fataliste.
Dans son dedans ;
(Stupeur sur tous les visages… — Horreur ! on s’aperçoit, trop tard, que le
marchand de nougat n’est autre que Jean Lorrain qui a voulu témoigner de son admiration
pour les reisebilders du comte de Montesquiou !)
Voici que le mail de Gordon-Bennett dépose à la grille du pavillon
habits noirs et toilettes claires. Le Comte va recevoir plusieurs « professional
beauties », nos principaux amateurs et quelques écrivains : MM. de Goncourt, Gustave
Kahn, Octave Mirbeau, Tybalt, Bauër, Ponchon, E. Lepelletier, etc.
Puis, au loin un Anarchiste, d’une voix
murmurante et mourante, selon le rythme du jet d’eau dans la vasque :
Le ciel, malade — sa teinte verte, de crépuscule en témoigne — vomit
le soleil par-delà l’horizon. — Emy les plates-bandes glisse l’ombre de Marceline
Desbordes-Valmore qui tresse une couronne faite d’hortensias, d’ailes de chauves-souris
et de soucis ; elle en adorne le chef des Odeurs suaves. — « Mauves » trémolos de
courlis et de « vieux » rossignols. M. José Maria de Heredia, vision de calme, belle et
impeccable statue, funéraire, mime froidement l’enthousiasme.
M. de Heredia, il s’écrie (en vers libres !) :
(Un lointain écho, là-bas. Puis, scandalisé, un Anglais, déambulant sur l’avenue,
clame le mot de la fin.)
N.-B. — Tous les passades écrits en italique, mis
dans la bouche du Comte, nous furent donnés, avec la meilleure grâce du monde, par
M. de Montesquiou.
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L’Arone, en Languedoc. Je vais tâcher, monsieur, de répondre aux questions que vous voulez bien me poser. Je pense qu’il faut tenir M. Frédéric Mistral pour un grand poète ; je ne saurais, néanmoins, préciser mon opinion, n’ayant que de trop faibles lumières en fait de poésie provençale. Et quant à son vers de dix syllabes non rimé, M. Mistral a fort bien expliqué qu’il n’avait rien de commun avec ce qu’on appelle aujourd’hui le vers libre français. J’ai composé, et l’un des premiers, autrefois, un grand nombre de ces vers libres, mais je suis revenu, dans mes derniers ouvrages, à la versification classique, à laquelle j’accorde maintenant l’avantage. Le vers libre ne manque pas, à la vérité, de certaines beautés ; il n’est pourtant pas, à proprement parler, le vers lui-même. Il n’est qu’une sorte de compromis entre le vers et la prose, et voici, je crois, le moment de nous méfier de ces bâtardises. Sophocle, d’ailleurs, et Virgile, et Dante et Racine, et La Fontaine, et jusqu’à Homère, tous ces grands poètes n’ont-ils pas donné, comme forme à leur inspiration, des rythmes connus et pratiqués bien longtemps avant leur avènement ? Et sans vouloir médire des innovations rythmiques, je soutiendrai qu’une trop brusque nouveauté en la matière comporte fatalement une part de barbarie. Je ne ferai même pas, en ce cas, d’exception pour mon maître Ronsard, le plus inspiré mais non le plus parfait, ni le plus poli de nos poètes. Nous devons, certes, remercier le grand Ronsard de nous avoir tracé, même à ses dépens, la route inconnue de la véritable poésie lyrique ; mais puisque nous avons le bonheur de pouvoir suivre l’exemple d’un Racine et d’un La Fontaine, ne nous entêtons pas à bouleverser l’ordre de la beauté, et gardons-nous de l’ambition de plaire un instant à quelques personnes d’un goût bizarre. Ainsi, les nouvelles écoles poétiques sont-elles, en effet, susceptibles de railleries ; cependant, malgré les calamités qu’elles apportent dans notre littérature, elles ne méritent pas d’exciter la verve de quelques parnassiens qui en sont plus responsables qu’ils ne le pensent. Mais, venons à un point plus important que toutes ces questions de métrique, je veux parler du style et de l’essence de l’œuvre poétique. Il me paraît que dans ce qu’on appelle les nouvelles écoles, lesquelles, soit dit en passant, n’ont rien rénové, n’étant que la conséquence immédiate des erreurs romantiques et parnassiennes, le style semble beaucoup plus répréhensible que le fond lui-même. C’est sur quoi l’on pourrait faire plus d’une réflexion utile, pourtant le cadre de cette lettre s’y refuse et je ne dirai qu’un mot du reste. Pour tout homme sachant ce que c’est que l’art, il n’y en a qu’un, c’est l’art gréco-latin. Voyez Shakespeare et Goetheh, tout barbares qu’ils sont par la race, ils s’efforcent de profiter, chacun selon ses moyens et les exigences de son temps, des modèles romains et grecs. Ils ont bien fait, eux, de s’ingénier à régler leur tempérament, autant qu’ils le pouvaient, suivant la belle ordonnance gréco-latine. Mais le poète français, qui serait risible de vouloir emprunter le tempérament d’un Saxon ou d’un Germain, ne saurai rien leur emprunter, un art saxon ou germain n’ayant jamais existé. Enfin, pour conclure, et puisque vous voulez que nous parlions de l’avenir de la poésie française, mettons que la poésie française ne peut continuer d’exister qu’autant qu’elle respectera sa propre tradition. Cela ne l’empêchera point d’être moderne, tout au contraire. J’ajouterai qu’une nouveauté inconsidérée fera toujours dire, ainsi que cela arrive déjà des romantiques, qu’il est fâcheux que des gens qui avaient tant d’esprit en aient fait un si misérable usage. Jean Moréas.Ainsi, voilà qui est net — et nous ne saurions trop l’en féliciter — M. Moréas, véritable pèlerin passionné, parti des ̃classiques, revient aux classiques, mais avec une volonté de classicisme épuré, agrandi, progressiste ; de son voyage vers les sables lumineux du symbole — où le Mirage remplace trop souvent, hélas ! les rives enchantées d’une « saine » et « vraie » Arabie heureuse — du moins il aura gardé les éblouissements ; nous en aurons, du reste, bientôt la preuve dans une tragédie (Iphigénie) dont il ciselle les derniers vers et qu’il va bientôt faire paraître.
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L’Arone, en Languedoc. Monsieur et cher confrère, … Puisque vous me faites l’honneur de me consulter, je vous parlerai, si vous voulez, de l’École Romane plus spécialement ; et ce sera une sorte d’application des principes énoncés par M. Jean Moréas, mon maître… Vous vous souvenez de l’émoi causé par la publication du Pèlerin passionné. Tout le monde avait vu dans le succès retentissant de cet ouvrage une victoire du Symbolisme, et l’auteur lui-même partagea un instant cette illusion. Mais M. Moréas n’a pas tardé de s’apercevoir que l’initiative de son génie l’avait porté plus loin qu’il ne le pensait, et que, si les plus anciens poèmes du Pèlerin passionné pouvaient être encore considérés comme émanant du symbolisme, les plus récents étaient véritablement la condamnation irrévocable de cette esthétique. C’est alors que M. Moréas, se séparant ouvertement de ses anciens amis, institua l’École Romane. Je sais combien on a abusé de ce mot d’École, qui fournit toujours aisément de quoi rire à quelques censeurs, trop prompts à se déclarer. Nous pouvons pourtant affirmer que, depuis que l’esprit des hommes s’exerce aux arts et aux lettres, ils se sont naturellement groupés en Écoles. (Et, fort brillamment, M. de La Tailhède fait l’historique des écoles poétiques, de Ronsard au parnassisme et au symbolisme, gardant toute son admiration pour la véritable école de bonne poésie, celle qui avait pour disciples La Fontaine, Boileau, Molière et Racine.) … Ainsi donc, en art comme d’ailleurs en philosophie et en tout le reste, il n’y a qu’École ; et quant à ceux qui se donnent le titre d’individualiste, ils ne prouvent rien, sinon peut-être la crainte qu’ils ont de ne pas être le premier de la leur. Mais revenons à l’École Romane. Elle dit : 1º Que depuis la Renaissance la poésie française n’a donné d’ouvrages parfaits qu’autant qu’elle a respecté ses qualités de race et ses traditions gréco-latines ; et qu’à certains moments, comme sous Louis XIII, par exemple, et pendant le Romantisme et sa suite, ces traditions ayant été, ou corrompues ou même abandonnées, plusieurs talents fort respectables avortèrent. — 2º Que la langue française, ayant perdu progressivement de ses qualités, menace de se détruire ; qu’il est nécessaire d’y remédier et que, seule, l’étude constante, mais faite avec discernement, des belles œuvres du xvie siècle, jointe à celle des chefs-d’œuvre du xviiie et appuyée sur les modèles de l’antiquité, est capable de nous sauver de la barbarie. Tels sont, en résumé, les principes de l’École Romane, et les écrivains qui la composent les ont déjà affirmés par l’exemple ; ainsi les dernières œuvres de MM. Jean Moréas, Maurice du Plessys, Ernest Raynaud, Maurras, et quelques récentes dissertations de M. Hugues Rebell… Certes, nombreuses et diverses sont les objections qu’on leur adresse… D’ailleurs l’art classique eut à essuyer de tout temps les mêmes reproches, dans lesquels il n’est pas sans agrément de voir l’ignorance et le pédantisme se rencontrer sans cesse. Parmi ces reproches, il y en a qui regardent les louanges dont nous flattons nos amis ; je n’y répondrai qu’en détachant, puisque vous me demandez si gracieusement quelques vers inédits, un passage de ma nouvelle Ode à Maurice du Plessys :Cette lettre, si complète en ce qui concerne l’École Romane (que de méchantes langues affectent de dire négligeable, en ce qu’elle ne compterait que le maître et… l’élève !), finit par une si plaisante boutade que nous voici dans l’obligation de donner la parole à — Universitaires, réjouissez-vous ! — un Professeur de poésie !… nous disons bien un pro-fes-seur de poésie : après tout, il y a bien des professeurs de patinage et de bicyclette !Je m’aperçois, monsieur, que cette Ode, tronquée de la sorte, perd, tout intérêt et je crains que, pour avoir voulu vous plaire, je ne fournisse de nouvelles armes à nos nombreux détracteurs : les symbolistes et autres soi-disant novateurs, les Parnassiens et la queue de cette École, louant Racine et La Fontaine, mais beaucoup plus de la bouche que du cœur. Pour les critiques d’origine universitaire, je soupçonne que si nous leur causons tant de déplaisir, c’est qu’ils n’entendent plus le classique. Et puis, songez donc, qu’ayant versé dans la littérature journalière, leur plus grande peur c’est de passer pour des pédants un peu lourds. Aussi renouvellent-ils une certaine fable, bien connue, de La Fontaine, et, sans égaler en rien la désinvolture canine, ils perdent toutes les solides qualités de l’autre honnête animal, à qui vous me permettrez de les comparer, puisque le plus grand poète de l’antiquité n’a pas hésité de se servir d’une pareille comparaison à propos d’un de ses plus illustres héros. Veuillez agréer, monsieur et cher confrère, l’expression de mes meilleurs sentiments. Raymond de La Tailhède.
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Je me crois autorisé doublement à prendre part à votre consultation littéraire, en qualité de parnassien de la première heure et de professeur de poésie française. Seulement je glisserai sur l’incident de Mistral et du « vers blanc » pour insister sur le chapitre plus général du prétendu « vers libre ». Certes je n’ai pas grande confiance au vers blanc, cependant je crois assez au génie et aux dons rythmiques de mon vieil ami Frédéric Mistral pour estimer qu’il tirera bon parti de cet instrument douteux. Mais l’essentiel, c’est d’émettre pour la première fois un avis raisonné sur la question du « vers libre », qui n’a été jusqu’ici soutenu que par des arguments inconsistants ou rejeté que par des répugnances irréfléchies et purement sentimentales. En principe j’aime les « jeunes » et ne suis pas contraire à l’idée maîtresse du Symbolisme qui me paraît juste et qui, en fait de poètes, a produit un prosateur de premier ordre, un second Villiers de L’Isle-Adam, M. Henri Mazel. Je ne suis pas même hostile au « vers libre » de parti pris, mais pour des motifs tirés de l’histoire de la langue et de la prosodie française. Ce n’est donc pas l’innovation qui me rebute. Adhérent d’un groupe qui fut novateur à sa date, avec mes camarades François Coppée, Catulle Mendès, Léon Dierx, Sully Prudhomme, Armand Renaud, Silvestre et Mérat, groupe qui certainement entraîna ses maîtres Banville et Leconte de Lisle tout autant qu’il les suivit, je recherche et j’aime la nouveauté, pourvu qu’elle s’accorde avec la tradition grecque et gallo-latine, avec l’euphonie et l’eurythmie, comme dans les réformes d’André Chénier, des Romantiques et des Parnassiens. Ce que je reproche formellement au « vers libre », c’est de n’être pas un vers réellement libre, comme dans l’Agésilas et la Psyché de Corneille, l’Amphitryon de Molière, les Contes et les Fables de La Fontaine dont les décadents ou symbolistes se recommandent à tort, mais un vers disloqué, déséquilibré. Ce dont je l’accuse, c’est de n’avoir aucun antécédent au cours de notre poésie française, depuis les origines jusqu’à nos jours… quand a-t-on vu chez nos aïeux, à un moment quelconque, des vers de 14, de 15 et même de 17 pieds ? En réalité, les vers « libres » de MM. Laforgue, Kahn, Vielé-Griffin ne sont que des lignes de prose arbitrairement allongées ou raccourcies et terminées par des à-peu-près de rimes et des assonances qui nous ramènent au berceau comme aux langes de la ̃poésie. J’établis cependant quelques exceptions pour MM. Henri de Régnier, Adolphe Retté, Stuart Merrill, Ferdinand Hérold, qui sont des poètes de race et de vrais artistes, mais dont cette prosodie boiteuse entrave à tout moment la marche et brise le vol. D’ailleurs tous les jeunes gens ne sont pas enrôlés dans cette ligue antimétrique. En quoi l’observance de la prosodie traditionnelle a-t-elle pu nuire au talent de MM. Gayda, Tailhade, Goudeau, Jean Lorrain, de Guaita, Fuster, Hollande, Marc Legrand, F. Jeantet, Maratuech, Le Goffic, Henry Béranger, Sabatier, Le Cardonnel ? J’en pourrais citer dix encore qui, pour être restés fidèles au génie de la langue, aux exigences de l’œil et de l’oreille, à l’harmonie et à la raison rythmique, n’en sont pas moins des poètes de talent et plus sûrs de leur avenir dans l’histoire de la poésie française que ce petit nombre d’inharmonistes qui font des vers comme le héros de Huysmans faisait toute chose, « à rebours ». Emmanuel des Essarts.Diable ! monsieur le professeur, serait-ce une pierre lancée dans le jardin japonais de « l’Amateur » ?… Au surplus, vous avez raison, ô brigadier de la gendarmerie poétique ! Et c’est là tout ce que nous pouvons ajouter aux choses que vous avez pris soin de dire sur vous-même.
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Cher Monsieur, Vous me demandez mon opinion sur l’Évolution poétique, sans plus. Cela me sera difficile en quelques mots. Pour des raisons diverses, et souvent peu louables, les uns et les autres ont fort embrouillé la question. On a, comme toujours, eu peur de voir clair, parce qu’on n’a pas su être désintéressé. Mais en dépit des poètes — et des autres — les œuvres multipliées ont grandi. La poésie novatrice prend de jour en jour une plus juste conscience d’elle-même et, malgré les ̃« néo-classiques » ou les « romans », elle reste synthétique et symboliste (ce qui est tout autre chose qu’allégorique, quoi qu’en dise le chimiste Strindberg). Les mots ne signifient rien, ce sont toutefois des étiquettes utiles, et par celui de « symboliste » autrement mieux fait que ceux de « parnassien » et de rime « romane », le nouveau poème nous oblige à entendre : l’unification indissoluble des divers aspects de notre émotion et de notre vision simultanées, soit dans l’éclair d’un cri lyrique, soit sous le voile d’un mythe transparent. C’est ce que, selon l’ancienne poésie, on éparpille par petites touches picturales où l’on étale en déclamations raisonnantes, en morceaux d’éloquence. Les termes « condensation et suggestion » analysent le mot symbole ; ils restent la devise de la poésie nouvelle, celle des artistes les plus opposés de M. Francis Vielé-Griffin comme de M. Gustave Kahn, de M. Henri de Régnier comme de M. André Gide, de M. Saint-Pol-Roux comme de M. Maeterlinck, de M. Albert Mockel comme M. Verhaereni, etc. On a voulu confiner cette rénovation dans les brumes et dans les neiges. Le symbolisme n’a pas de délimitation ethnique. Il est aussi bien du Midi que du Nord. Mais il n’est pas plus gallo-latin que scandinave. L’appellation de « métrique », chère à M. Charles Maurras, peut être, politiquement, judicieuse ; elle n’a pas plus de sens pour le poète que pour le philosophe. Quant à la technique, malgré les manœuvres d’arrière-garde des vieux grognards parnassiens, elle atteint d’année en année la logique liberté. Ce qu’on appelle, faute de mieux, le « vers libre » élargit, par chaque œuvre nouvelle, sa conquête. Désormais les poètes n’auront plus à être jaloux des musiciens ou des peintres : chacun pourra vraiment crier sa forme. On n’est pas loin de s’entendre sur les lois fondamentales ; on y obéit d’instinct. Il suffit de n’avoir pas l’air de les connaître : — éclairer sa lanterne n’est plus d’un artiste. On croit ajouter un symbole en se cachant derrière les doigts. Le progrès à réaliser, cependant, est dans un souci plus scrupuleux de cette forme individuelle : on commet encore trop de fautes contre soi-même. Telle est mon opinion hâtive. Bien à vous. R. de Souza.Et voici, de l’acharné grammairien de la nouvelle poétique, un petit poème, Rose brisée :
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Monsieur et cher confrère, … « Les Poètes modernes ont introduit la plus grande liberté dans la versification. Ils usent, suivant leur goût, de tous les éléments de cadence qui sont fournis par le langage. Aux quantités syllabiques classiques, à la césure et à la rime, ils ajoutent : 1º les quantités de neuf, de onze, de treize syllabes et au-dessus ; 2º l’accent tonique ; 3º les longues et les brèves ; 4º l’assonance ; 5º l’allitération. La variété des vers modernes est infinie, puisque les poètes ne se soumettent plus à des règles fixes et qu’ils ont à leur disposition une prosodie beaucoup plus riche. » Si l’on part de ce principe, en effet, que ce qui distingue le vers de la prose, c’est la mesure, il suffira de prendre une mesure quelconque, parmi celles qui sont possibles dans une langue, pour constituer un langage poétique. Or, outre les trois mesures classiques du nombre syllabique, de la césure et de la rime, le français est susceptible de plusieurs autres, et l’accent tonique, l’assonance ou l’allitération peuvent aussi bien servir d’élément prosodique que la quantité syllabique ou la rime. À coup sûr, il faut une mesure, puisqu’il n’y a pas de vers sans mesure ; mais il est bien juste de laisser le poète libre de choisir celle qui lui convient, et de ne point l’enserrer dans le cercle de fer d’une forme qu’il n’aura ni inventée, ni voulue. Je suis pour qu’on laisse liberté absolue au poète. Si je me suis servi d’une prosodie basée sur l’accent tonique, ce n’était pas pour l’imposer, mais simplement pour mettre en valeur un élément prosodique que l’on avait négligé jusqu’ici, et, plus simplement encore, parce qu’il me plaisait plus que tout autre comme forme prosodique. Liberté en tout et pour tous ! Les poètes de talent en seront plus à l’aise et ce sera dorénavant un signe de faiblesse que d’avoir besoin de couler ses produits dans un moule créé par d’autres. Quant à savoir comment on pourrait créer en français un vers blanc aussi beau et aussi solide que l’ancien alexandrin, c’est une question qui exigerait un examen assez long… Le danger du vers libre, lorsqu’on le dégage de certains éléments prosodiques, sans remplacer ceux-ci par d’autres, c’est l’acheminement insensible vers la prose. La trop grande dispersion de la cadence amène facilement sa ruine. Or, un vers — ou un groupe de vers ou un poème — sans cadence sensible n’est plus un vers, ou ne le paraît plus, ce qui est la même chose. Voici quelques vers inédits, ils sont encore plus « harnachés », prosodiquement, que des vers classiques, puisque la quantité syllabique et à la rime ils ajoutent l’accent tpnique distribué régulièrement.LE PHÉNIXJe vous prie, mon cher confrère, d’agréer l’assurance de mes meilleurs sentiments. Louis Dumur.
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Guermantes Mon cher confrère, 1º. Autant que |e puis en juger par les traductions des vers de Mistral, je crois que celui-ci est un fort bon poète, une sorte de Théocrite très nourri de Virgile. — Il est possible, qu’étant données les sonorités et les rythmes spéciaux au provençal, sa tentative donne de bons résultats. Tennyson en anglais, Leopardi en italien ont fait des vers blancs métriques qui sont très beaux. Tout dépend donc ici de la valeur plus ou moins grande des toniques. Si cette évolution est conforme au génie du provençal, je ne puis que l’approuver, étant partisan de toutes les émancipations. Quant à l’influence de Mistral, je la crois grande et louable sur les poètes du félibrige, je la crois nulle et peu désirable sur les poètes de langue française, car je considère le provençal plutôt comme un dialecte. 2º. L’école parnassienne, contrairement à la loi d’évolution perpétuelle des rythmes, proclama la nécessité d’un canon des formes rituelles, canon dont nul ne pouvait s’affranchir sans pécher. Elle instaura le fétichisme de la rime riche, l’art pour l’art, c’est-à-dire l’amour des mois pour leur couleur ou leur sonorité, elle promulgua l’excellence des vers « bien faits, impassiblement conçus », fussent-ils, d’ailleurs, dépourvus de toute émotion… En somme elle donna la prépondérance au métier. M. de Heredia la représente le plus complètement avec ses rimes rares, son œuvre minime, chatoyante et un peu puérile. M. Mallanné marque son aboutissant fatal, avec sa croyance excessive à la vertu musicale des mois, avec ses recherches d’analogies par trop subtiles, finalement avec l’obscurité de ses concepts et l’incorrection de sa langue. De sorte que l’école parnassienne, issue du procédé, meurt par le procédé… L’évolution parnassienne est terminée ; elle n’a donné aucun jeune poète de valeur depuis une dizaine d’années. Le seul grand poète qu’elle ait produit fut Paul Verlaine ; mais il fut grand justement parce qu’il ne suivit pas les errements parnassiens, parce que, sachant le métier aussi bien que quiconque, il brisa les formes rituelles pour écouter son âme — sa propre sensibilité. Quant aux « diverses jeunes écoles poétiques », je ne vois pas trop qu’il y ait actuellement, hormis l’école romane, de groupement qui réponde à ce terme : École. L’École implique un maître édictant une philosophie et des préceptes techniques approuvés et imités par des élèves. Or, la tendance actuelle me semble vers la pleine et libre expansion du poète soucieux de liberté intégrale… C’est l’individualisme absolu, ayant pour unique précepte : « Fais ce que tu veux — mais sache d’abord vouloir par toi-même, car personne ne t’apprendra mieux que toi-même ce qu’il est en ton être de produire. » On a parlé de « Symbolisme ». Ce terme, fort vague, ne signifie en somme pas grand-chose, car tous les poètes de valeur, de toute éternité, furent des symbolistes puisque leur œuvre implique la vision et la compréhension spéciales à l’individu d’un fait, d’une émotion, d’une idée, communes à la race ou à l’espèce. La traduction en rythmes, de ce fait, de cette émotion, de cette idée, constitue le symbole. La seule école de quelque intérêt qui ait survécu aux tentatives dogmatiques de ce temps est l’école romane. Elle présente surtout un intérêt de curiosité. 3º. « Ma théorie sur le vers ? » En voici quelques aperçus. Le vers étant le moyen d’expression propre à l’individu-poète, celui-ci devra s’efforcer de le créer aussi personnel que possible. Il y arrivera bien moins par la recherche de vocables inusités et de tournures bizarres — souvent en opposition avec le génie de la langue — que par la scrupuleuse observation de ses seules émotions. Une fois en possession du rythme émotionnel que déterminent en lui toutes les sensations apportées par l’ambiance, il élimine les éléments inutiles et ne garde que ceux qu’il tient pour significatifs de ce rythme. Ce travail de sélection une fois accompli, il recherche les images qui rendent ce rythme évident à tous et il les revêt de l’expression qu’il leur juge adéquate. Pour cela, il se sert de toutes les ressources du « métier » — car il doit savoir son métier avant tout, au point que nulle difficulté technique ne l’arrête. Il emploie toutes les formes, mesures, assonances et rimes de toutes variétés, sans s’attarder à la succession régulière, à l’observance respectueuse des singuliers et des pluriels, à la césure immuable — et autres entraves fâcheusement byzantines. S’il réussit, le métier disparaît, il a réalisé « le vers libre ». 4º. « L’avenir de la Poésie française ? » Je crois que le vers libre triomphera, et qu’il triomphe déjà… Je crois que, pour les curieux de poésie, la sélection entre les vrais poètes et les adaptateurs sera plus facile à faire parce que, quand le vers libre n’est pas manié par une personnalité vive, il devient de la mauvaise prose assonancée. Je crois enfin que, au moins pour un temps, la poésie ne sera guère en faveur qu’auprès d’un petit nombre de personnes, la question sociale primant aujourd’hui toutes choses. Je suis loin de m’en désoler. Ne me considérant pas comme « un ange exilé sur la terre » ni comme un dédaigneux des vagues humanités juché au sommet de la « Tour d’Ivoire ». D’ailleurs j’ai la singulière manie de croire que toutes les valeurs humaines, à quelque ordre de la société qu’elles appartiennent, sont — ou plutôt devraient être — équivalentes. 5º. Ci-joint le petit poème Recevez, etc. Adolphe Retté.Évidemment, M. Adolphe Retté est meilleur théoricien que poète ; est-ce bien sa faute ? Après tout, comme dans une Trinité chaque personne a son rôle, celui de M. Retté ne serait-il pas d’édicter les règles que met en musique… pardon ! en vers, M. Francis Vielé-Griffin et… en scène, M. Henri de Régnier ? Fi ! monsieur Retté, cela serait vraiment très mal pour un — aimable d’ailleurs — anarchiste aussi convaincu que vous l’êtes !AUBADE
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Monsieur et cher confrère, J’ai pour Mistral, son génie, sa langue et son attitude, la plus grande admiration. Il m’est impossible, malgré ma bonne volonté, de vous répondre succinctement aux autres questions que vous voulez bien me poser. Croyez à mes sentiments distingués. Francis Vielé-Griffin.Cependant, M. Vielé-Griffin veut bien nous gratifier d’un petit poème inédit, point banal d’ailleurs et que nous sommes fort heureux de publier après sa lettre : ce sera la fine praline après l’amertume des tisanes !
ROYAUTÉ De s’être vus, dans ton miroir, si bleus ; La grande roseur de ta joue en fièvre D’avoir frôlé, dans ton miroir, tes lèvres ; La candeur de ta robe à rubans clairs Qui fait des ailes à ta jeune chair Et tout l’or vierge de tes grands cheveux Qu’on laisse, encor, sur ton épaule, joyeux, Te font si chastement le gai symbole De la douceur de toute la parole Que je t’ai feinte reine de cette heure Qui passe, au long des champs en fleurs.
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Cher ami, En art, toute révolution est bonne, pourvu que le génie s’en mêle. Mistral a donc quelque chance de réussir dans la langue provençale. Attendons l’œuvre pour la juger. Quant au vers français proprement dit, pour lui donner à l’état de perfection cette nouvelle forme dont vous parlez, il faudrait, à mon avis, plus d’un Mistral. Molière, La Fontaine et Musset ont été presque les seuls à savoir manier l’ancien vers libre en France. Ils n’ont jamais songé à supprimer la rime. J’accorde que l’assonance peut souvent tenir lieu de rime. Mais alors, surtout en vers libres, il faut une science extrême du rythme, qui est l’âme de toute poésie. Le rythme seul, par son harmonie et sa musique intérieures, peut donner au vers cette allure réglée et cadencée, que la rime m’a pas d’autre objet que d’accentuer encore. Si vous perdez la rime, il devient donc nécessaire de forger des rythmes plus « nombreux » et plus originaux. Or il sera toujours plus facile de trouver des rimes très riches, que des rimes très simples. C’est pourquoi, tout en souhaitant de grand cœur bonne chance aux audacieux, quels qu’ils soient, je crains de voir ce nouvel essai ne réussir qu’à longue échéance. En tout cas, c’est un mérite de le tenter, et vous avez bien fait de le favoriser par votre consciencieuse enquête. M. Boukay.Et l’aimable chansonnier joint à sa lettre les strophes inédites suivantes qui feront partie de son prochain volume : Nouvelles Chansons d’Amour.
TA VOIX
(Chanson) I II
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Cher Monsieur et confrère, N’étant point de langue d’oc, je n’oserais approuver ni improuver avec assurance la tentative du grand poète Mistral. Pour ce qui est de notre langue, au contraire, voici quelle est ma foi profonde : Le vers français, tel qu’il a été constitué de Villon à Ronsard, affermi de Malherbe à Racine, assoupli d’André Chénier à Victor Hugo, est le plus parfait instrument d’expression qui puisse être donné à la poésie. Il repose essentiellement sur la rime, sur la rime et sur le rythme régulier — j’entends par là un nombre indéterminé de cadences, non pas arbitrairement élues, mais, comme l’a si bien démontré Sully Prudhomme, sélectionnées entre les innombrables cadenas de la prose par un impérieux besoin de l’oreille, obéissant à une loi certaine ; — rime et rythme chargés de procurer à qui lit ou entend des vers la double jouissance de la surprise dans la sécurité, qui est le but de toutes les prosodies et la raison même de la forme versifiée. Hors de cette double jouissance, il peut y avoir poésie encore, il n’y a plus de vers. C’est donc un étrange abus de langage que d’appeler vers libres les lignes inégales que quelques jeunes poètes qualifient ainsi, qui n’offrent aucune sécurité à l’esprit, et qui ne procurent d’autre surprise que de les voir s’arrêter, on ne sait pourquoi, à des distances variables de la marge, au lieu de se continuer jusqu’à elle selon la typographie ordinaire de la prose. Quant aux vers libres qui sont des vers — ceux d’Amphitryon et de Psyché, des opéras de Quinault et des fables de La Fontaine, j’estime que c’est la forme la plus riche en ressources et la plus injustement délaissée [de] la versification française. Si les novateurs trouvent trop de monotonie à nos alexandrins accouplés, reprochent à nos strophes une carrure un peu trop constante, que ne reviennent-ils à ce vers libre dont les combinaisons sont inépuisables, dont les modulations peuvent suivre avec une idéale docilité les plus subtils méandres de l’émotion et de la pensée ? Qu’ils n’aillent pas dire au moins que c’est précisément ce qu’ils font ! Entre leur prétendu « vers libre » et celui dont je parle il n’y a pas le moindre rapport. Le sens de l’harmonie poétique, pas plus que celui de l’harmonie musicale, n’a été donné à tout le monde, et c’est pourquoi il est quelquefois impossible de s’entendre. Il y a de fort honnêtes gens qui ne distinguent point un accord d’une cacophonie, d’autres dont l’ouïe n’est nullement choquée par un vers qui boite. Bien plus, des écrivains éminents, possédant au suprême degré le sens du rythme de la prose, ont avoué que, par une infirmité singulière, ils ne pouvaient savoir si un alexandrin était juste ou non, à moins de compter sur leurs doigts. Mais voilà bien des pages, mon cher confrère, et je n’ai répondu encore qu’à l’une de vos questions, la plus limitée dans son objet. Jugez par là de la place qu’il me faudrait pour répondre aux autres qui n’embrassent pas moins que le présent et l’avenir de la Poésie ! Je m’abstiendrai donc et vous m’en saurez gré. Vous me demandez des vers inédits, je n’en ai plus, si ce n’est des vers de théâtre dont je ne puis détacher rien. Mais des vers déjà publiés — je ne me fais point d’illusion — n’en paraîtront pas moins inédits à la grande majorité de vos lecteurs. Permettez-moi donc de vous en transcrire ici quelques-uns. Si je vous les propose, c’est qu’ils forment le début d’un petit poème où j’ai tenté d’exprimer ce qui me tenait le plus au cœur, touchant mon art, et que, loin de s’écarter de vos questions, ils compléteront plutôt un peu mes réponses.Ces bonnes intentions et la tenue bien sage de ces tercets n’inciteront-elles pas Sully Prudhomme à dire que, Dieu lui ayant prêté la vie, le petit Dorchain est devenu bien grand ?. Les rapports de la Musique et de la Poésie sont trop évidents pour qu’il nous soit nécessaire d’exposer les raisons qui nous incitèrent à joindre à cette enquête l’avis de l’une de nos premières personnalités musicales.Agréez, je vous prie, mon cher confrère, l’expression de mes sentiments les meilleurs. Auguste Dorchain.
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« Toutes les libertés qu’on les prenne, écrit-il, pourvu que le résultat soit charmant ou superbe. Ils ont tous raison ceux qui ont du talent. »Adversaire de toutes écoles ou chapelles, il espère que les poètes vont se mettre à s’aimer entre eux et que l’âge d’or de la Poésie va renaître ; aussi prévoit-il pour celle-ci un avenir admirable, grâce aux outranciers qui ont affranchi le Vers. De M. Rostand ce fragment de petit poème inédit :
Et que chacun…
Nous terminons aujourd’hui la publication des premiers chapitres de l’intéressante
enquête poursuivie dans le Figaro depuis trois mois par notre
collaborateur Austin de Croze.
Les « Confessions littéraires » comprennent, en effet, une longue série d’autres
chapitres — études critiques, citations ou interviews — consacrés à Max Nordau, Jules
Lemaître, Armand Silvestre, Laurent Tailhade, Verlaine, Richepin, Dierx, A. Ibels, Clair
Tisseur, Saint-Pol-Roux, etc.
Mais il fallait se borner… Le lecteur trouvera ce complément d’enquête dans le volume
où nous espérons que M. A. de Croze réunira prochainement ses « Confessions ».