Livre onzième. 
            
            
               
               
                  
               
               C’est ici le lieu de développer une partie des idées que je n’ai fait qu’effleurer, à
            l’occasion de la fable du chien qui porte au col le dîner de son
              maître, et de celle de l’hirondelle et de l’araignée.
               C’est certainement une idée très-ingénieuse d’avoir trouvé et saisi, dans le naturel et
            les habitudes des animaux, des rapports avec nos mœurs, pour en faire ou la peinture ou
            la satire : mais cette idée heureuse n’est pas exempte d’inconvéniens, comme je l’ai
            déjà insinué. Cela vient de ce que le rapport de l’animal à l’homme est trop incomplet ;
            et cette ressemblance imparfaite peut introduire de grandes erreurs dans la morale. Dans
            cette fable-ci, par exemple, il est clair que le renard a raison et est un très-bon
            ministre. Il est clair que sultan léopard devait étrangler le lionceau, non-seulement
            comme léopard d’Apologue, c’est-à-dire qui raisonne ; mais il le devait même comme
            sultan, vu que sa majesté léoparde se devait tout entière au bonheur de ses peuples.
            C’est ce qui fut démontré peu de temps après. Que conclure de-là ? S’ensuit-il que,
            parmi les hommes, un monarque, orphelin, héritier d’un grand empire, doive être étranglé
            par un roi voisin, sous prétexte que cet orphelin, devenu majeur, sera peut-être un
            conquérant redoutable ? Machiavel dirait que oui ; la politique vulgaire balancerait
            peut-être ; mais la morale affirmerait que non. D’où vient cette différence entre sa
            majesté léoparde et cette autre majesté ? C’est que la première se trouve dans une
            nécessité physique, instante, évidente et incontestable d’étrangler l’orphelin pour
            l’intérêt de sa propre sûreté : nécessité qui ne saurait avoir lieu pour l’autre
            monarque. C’est la mesure de cette nécessité, de l’effort qu’on fait pour s’y
            soustraire, de la douleur qu’on éprouve en s’y soumettant, qui devient la mesure du
            caractère moral de l’homme, qui, plutôt que de s’y soumettre, consent à s’immoler
            lui-même (en n’immolant toutefois que lui-même et non ceux dont le sort lui est confié),
            et s’élève par-là au plus haut degré de vertu auquel l’humanité puisse atteindre. On
            sent, d’après ces réflexions, combien il serait aisé d’abuser de l’Apologue de La
            Fontaine. On sent combien les méchans sont embarrassans pour la morale des bons. Ils
            nuisent à la société, non-seulement en leur qualité de méchans, mais en empêchant les
            bons d’être aussi bons qu’ils le souhaiteraient, en forçant ceux-ci de mêler à leur
            bonté une prudence qui en gêne et qui en restreint l’usage ; et c’est ce qui a fait
            enfin qu’un recueil d’apologues doit presqu’autant contenir de leçons de sagesse que de
            préceptes de morale.
               
                  
                  
               
               Ces deux derniers vers sont presque devenus proverbes. Il y en a deux autres, dans le
            cours de cet Apologue, que j’ai vu citer et appliquer à un très-méchant homme, qui était
            destiné à avoir de grands moyens de servir et de nuire, et qui avait au moins le mérite
            d’être attaché à ses amis. Voici ces deux vers :
               
                  
                  
               
               Mais les trois alliés du lion qui ne lui coûtent rien, son courage, sa
              force, avec sa vigilance, est une tournure d’un goût noble et
            grand, et presque oratoire. Aussi cela se dit-il dans le conseil du roi.
            
            
               
               
                  
                  
                  
               
               Vraiment, c’est l’effet à côté de la cause ; rien n’est plus simple. Cela doit bien
            faciliter l’éducation des princes ; je suis même étonné que cette réflexion ne l’ait pas
            fait supprimer entièrement.
               
                  
               
               Cela n’est pas d’une vérité assez exacte et assez générale pour être mis en maxime.
            D’ailleurs, pourquoi le dire à un jeune prince ? pourquoi lui donner cette mauvaise
            opinion des enfans de son âge ? Est-ce pour qu’il se regarde comme un être à part, comme
            un dieu, et le tout parce qu’il aime son père, sa mère et sa gouvernante ?
               
                  
                  
               
               La Fontaine l’a déjà dit, à peu-près douze ou treize vers plus haut ; mais les belles
            choses ne sauraient être trop répétées. Par malheur, il y a ici un petit inconvénient :
            c’est qu’il est inutile ou même absurde de parler de morale aux princes, tant qu’on leur
            dira de ces choses-là.
               
                  
               
               Ceci doit faire allusion à quelque petite pièce de société, représentée devant le roi
            dans son intérieur, où M. le duc du Maine avait sans doute bien joué le rôle
            d’amoureux.
               
                  
               
               Voilà une étrange idée. La Fontaine oublie qu’il s’en est moqué, lui-même, dans sa
            fable du chien qui veut boire la rivière.
               
                  
                  
               
               D’ailleurs, un prince est moins obligé qu’un autre homme, de savoir tout. Quand il
            connaît ses devoirs aussi bien que la plupart des princes connaissent leurs droits,
            quand il sait ne parler que de ce qu’il entend, quand on a formé sa raison, quand on lui
            a enseigné l’art d’apprécier les hommes et les choses, son éducation est très-bonne et
            très-avancée.
               
                  
               
               C’est de quoi personne n’est en peine.
               
                  
               
               Cette idée de représenter tous les dieux, ou tous les génies, ou toutes les fées qui se
            réunissent pour doter un prince de toutes les qualités possibles, est une vieille
            flatterie, déjà usée dès le temps de La Fontaine. Quant à M. le duc du Maine, il est
            fâcheux que l’assemblée des dieux ait oublié à son égard un article bien important ;
            c’était de lui donner un peu de caractère ; cette qualité lui eût épargné bien des
            dégoûts. C’était d’ailleurs un prince très-instruit en littérature d’agrément. Il
            s’amusait à traduire en français l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac, pendant la
            dernière année du règne de Louis XIV. Madame la duchesse du Maine, occupée d’idées plus
            ambitieuses, lui disait : Vous apprendrez au premier moment que M. le duc d’Orléans est
            le maître du royaume, et vous de l’académie française.
            
            
               
               
                  
               
               Il n’a été donné qu’à La Fontaine de jeter, au milieu d’un récit très-simple, des
            traits de poésie aussi nobles et aussi heureux.
               
                  V. 31. Peu s’en fallut que le 
soleil…
               Il ne restait plus à prendre que le ton de la tragédie ; et voilà La Fontaine qui le
            prend très-plaisamment, à l’occasion du désastre d’un poulailler.
               
                  V. 37. Tel encor autour de sa 
tente…
               La première comparaison suffisait pour produire l’effet de variété que cherchait
            l’auteur ; ou bien il pouvait préférer la seconde pour conserver le vers.
               
                  
               
               Le discours du chien est excellent ; et la raison pour laquelle on le trouve mauvais,
            peint assez la société.
               
                  
               
               N’est-il pas plaisant de voir toujours La Fontaine oublier son mariage, sa femme et son
            fils ? On sait que M. le président de Harlay s’était chargé de cet enfant, qu’on fit
            rencontrer le père et le fils quand ce dernier eut vingt-cinq ans, que La Fontaine lui
            trouva de l’esprit, et apprenant que c’était son fils, avait dit naïvement : ah ! j’en
            suis bien aise.
               
                  
               
               La moralité de cette fable entre dans celle de l’œil du maître,
            livre IV, fable 21.
            
            
               
               
                  
               
               Ce que La Fontaine appelle ici une fable, est un trait de la bibliothèque orientale
            qu’il a mis en vers très-heureusement.
               
                  
               
               Le costume est ici mal observé ; Minos est le juge des enfers dans la Mythologie
            grecque, mais ne l’est point dans la religion du Mogol, qui est le mahométisme.
               Tout ce que l’auteur ajoute aux mots de l’interprète, comme il dit, est excellent.
            C’est La Fontaine dans son caractère et dans la perfection de son talent. Quel vers que
            celui-ci !
               
                  
               
               Voilà bien le solitaire, insouciant et dormeur.
               Cette charmante tirade n’est gâtée que par
               
                  
                  
               
               Pourquoi attribuer aux astres de l’influence sur nos mœurs et sur notre caractère ?
            Pourquoi consacrer une absurdité qu’il a lui-même combattue ? Ces variations montrent
            combien les idées de La Fontaine étaient, à certains égards, peu fixes et peu
            arrêtées.
            
            
               
               
                  
               
               La fable des deux ânes, qui fait le fonds de cette pièce, est très-ancienne. Elle est
            fort bien contée ; mais pourquoi l’encadrer dans cette autre fable du lion et du singe ?
            Les seuls vers très-bons de tout ce commencement, sont ceux-ci :
               
                  
                  
                  
               
               Le dernier vers surtout est admirable
               
                  
               
               On peut appliquer ici ma remarque sur l’Amérique dans la fable de la tortue et des deux
            canards ; il était bien de citer Philomène, mais un musicien contemporain détruit
            l’illusion du lecteur.
            
            
               
               
                  
               
               Ce petit Prologue est assez peu piquant ; pourquoi commencer par contredire Ésope sur
            un point où l’on finit par convenir qu’il a raison ? Il était mieux d’entrer tout de
            suite en matière, et de dire :
               
                  
                  
                  
               
               La Fontaine brille toujours dans cet usage plaisant et poétique qu’il fait de la
            Mythologie. Au reste, la morale de cet Apologue est à-peu-près la même que celle du
            renard et du bouc, livre III, fable 5.
            
            
               
               
                  
               
               Il paraît singulier que La Fontaine réduise à un résultat si médiocre, le récit d’un
            fait aussi intéressant que celui qui est le sujet de cet Apologue. Il me semble que ce
            fait devait réveiller, dans l’esprit de l’auteur, des idées d’une toute autre
            importance. Un paysan grossier, sans instruction, à qui le sentiment des droits de
            l’homme, trop offensés par les tyrans, donne une éloquence naturelle et passionnée qui
            s’attire l’admiration de la capitale du monde et désarme le despotisme, un tel sujet
            devait conduire à un autre terme que la morale du souriceau.
               
                  
               
               Je ne sais pourquoi il plaît à M. Coste, dans sa note, de gratifier Marc-Aurèle d’une
            figure à-peu-près semblable à celle d’Esope. Rien n’est plus faux. Les historiens
            remarquent seulement qu’il avait la figure ordinaire, et par conséquent peu digne de son
            rang, de son âme et de son génie ; mais il était loin d’avoir un extérieur rebutant. Je
            ferai peu de remarques sur ce morceau, qui d’un bout à l’autre est un chef-d’œuvre
            d’éloquence.
               
                  
               
               Ce dernier trait manque un peu de justesse. En effet, si les Germains avaient eu
            l’avidité et la violence de leurs tyrans, il est bien probable que les peuples de
            Germanie eussent été inhumains comme leurs oppresseurs. Avec de l’avidité et de la
            violence, on est bien près d’être un tyran. Le plus fort est fait.
            
            
               
               
                  
               
               Cette fable n’a pas la perfection qu’on admire dans plusieurs autres, si on la
            considère comme apologue. On peut dire même que ce n’en est pas un, puisqu’un apologue
            doit offrir une action passée entre des animaux, qui rappelle aux hommes l’idée d’une
            vérité morale, revêtue du voile de l’allégorie. Ici la vérité se montre sans voile :
            c’est la chose même et non pas une narration allégorique.
               Mais si on considère cette fable simplement comme une pièce de vers, elle est charmante
            et aussi parfaite pour l’exécution, qu’aucun autre ouvrage sorti des mains de La
            Fontaine. Examinons-la en détail.
               
                  
               
               Ce vers est devenu proverbe ; et on le cite souvent à l’occasion de ceux qui se sont
            mis dans le même cas. Le discours des jeunes gens est assez raisonnable, mais il y a un
            mot qui ne convient qu’à des étourdis, c’est celui du vers 4 :
               
                  
               
               On verra pourquoi La Fontaine leur prête ce propos assez impertinent.
               
                  
               
               Quelle force de sens et quelle précision !
               
                  
               
               Mot important. Voilà le sentiment qui les fait parler. La réponse du vieillard est
            admirable et cause une sorte de surprise. Le lecteur trouvait, comme ces jeunes gens,
            que ce vieillard est assez peu sensé. Le premier mot de sa réplique annonce un
            sage :
               
                  
               
               Cinq ou six vers après, on voit que c’est un sage très-agréable.
               
                  
                  
                  
               
               La jouissance des autres est la sienne.
               
                  V. 24. Cela même est un 
fruit que je 
goûte aujourd’hui 
:
               Quel mélange de sentiment et de véritable philosophie !
               
                  
                  
               
               A la vérité, ce mot est un peu dur ; mais il l’est beaucoup moins que le propos de ces
            jeunes gens : Assurément il radotait. J’avoue que je voudrais que le
            vieillard eût encore été plus doux et plus aimable, qu’il eût dit avec encore plus de
            bonté :
               
                  
                  
               
               Vient ensuite le récit très-rapide de la mort des trois jeunes gens ; mais ce qui est
            parfait, ce qui ajoute à l’intérêt qu’on prend à ce vieillard et à la force de la leçon,
            ce sont les deux derniers vers :
               
                  
                  
               
               Il les pleure, il s’occupe du soin d’honorer leur mémoire, il leur élève un cénotaphe :
            ce qui suppose un intérêt tendre, car enfin leurs corps étaient dispersés. Et La
            Fontaine ! voyez comme il s’efface, comme il est oublié, comme il a disparu ! Il n’est
            pour rien dans tout ceci. Il n’est point l’auteur de cette fable ; l’honneur ne lui en
            est pas dû ; il n’a fait que la copier d’après le marbre sur lequel le vieillard l’avait
            gravée. On dirait que La Fontaine, déjà vieux et attendri par le rapport qu’il a
            lui-même avec le vieillard de sa fable, se plaise à le rendre intéressant, et à lui
            prêter le charme de la douce philosophie, et des sentimens affectueux avec lesquels
            lui-même se consolait de sa propre vieillesse.
            
            
               
               
                  V. 1. Il ne faut jamais dire aux 
gens :
               Il s’en faut bien que cet Apologue-ci approche du précédent. Ce n’est que le récit d’un
            fait singulier qui prouve l’intelligence des animaux. Aussi, La Fontaine cesse-t-il
            d’être cartésien, en dépit de madame de la Sablière.
               
                  
               
               La Fontaine, malgré la contrainte de la versification, développe la suite du
            raisonnement qu’a dû faire le hibou, avec autant d’exactitude et de précision que le
            ferait un philosophe écrivant en prose.
               
                  
               
               M. Coste aurait dû nous dire simplement, dans sa note, qu’Aristote avait fait un livre
            intitulé : la Logique, et MM. de Port-Royal un ouvrage qui a pour
            titre : l’Art de penser. C’est à ce livre que La Fontaine fait
            allusion.
            
            
               
               
                  
                  
               
               Les fables de La Fontaine seront bien aussi victorieuses du temps, et ne dureront pas
            moins que les plus beaux monumens consacrés à la gloire de Louis XIV. Molière au moins
            le pensait, quand il disait de La Fontaine à Boileau : « le bonhomme ira plus loin que
            nous tous ». On aurait bien dû nous apprendre la réponse du satirique.
            
         
      
    
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