Livre neuvième. 
            
            
               
               
                  
               
               Nous avançons dans notre carrière, et La Fontaine avance vers la vieillesse ; car tous
            les livres de cette seconde partie n’ont pas été donnés à la fois : même la plupart des
            fables du douzième livre ne parurent que plusieurs années après les autres, et
            quelques-unes de ces derniers livres se ressentent de l’âge de l’auteur ; il y en a qui
            rentrent tout-à-fait dans la moralité des fables précédentes ; d’autres qui ont une
            moralité vague et indéterminée ; d’autres enfin qui n’en ont pas du tout. Cependant La
            Fontaine se relève quelquefois et se montre avec tout son talent, soit dans des fables
            entières, soit dans des morceaux plus ou moins considérables.
               
                  
               
               Pourquoi La Fontaine leur pardonnerait-il plus le mensonge qu’aux autres ? Le mensonge
            est vil partout, et partout il est destructeur de toute société.
               
                  
                  
               
               Cela est trivial à force d’être vrai. C’est jouer sur les mots que de confondre ces
            deux idées. Quel rapport y a-t-il, dit Bacon, entre les mensonges des poètes et ceux des
            marchands ? Le mal moral du mensonge réside dans le dessein de flatter, d’affliger, de
            tromper ou de nuire.
               
                  V. 38. Sans 
fin, et plus
, s’il se peut 
:
               Ce mot, et plus, s’il se peut, est ridicule. Tout ce Prologue pêche
            par un défaut de liaison dans les idées, et aucune beauté de détail ne rachète ce
            défaut.
               Les deux historiettes suivantes ne sont point des fables, et n’étaient la matière que
            de deux petits contes épigrammatiques. Le conseil de prudence qui les termine, n’est pas
            assez imposant pour mériter tant d’apprêts.
            
            
               
               
                  
               
               Cette fable est célèbre et au-dessus de tout éloge. Le ton du cœur qui y règne d’un
            bout à l’autre, a obtenu grâce pour les défauts qu’une critique sévère lui a reprochés.
            Le discours du premier des deux pigeons :
               
                  V. 5
….. Qu’allez-vous faire 
?
               Est plein de traits de sentiment.
               
                  
                  
                  V. 16. Mon 
frère a-t-il tout ce qu’il veut
,
               Quelle grâce, quelle finesse sous-entendues dans ce petit mot et le
              reste, caché comme négligemment au bout du vers ?
               Tout le morceau de la fin, depuis amans, heureux amans, est, s’il est
            possible, d’une perfection plus grande. C’est l’épanchement d’une âme tendre, trop
            pleine de sentimens affectueux, et qui les répand avec une abondance qui la soulage.
            Quels souvenirs et quelle expression dans le regret qui les accompagne ! On a souvent
            imité ce morceau, et même avec succès, parce que les sentimens qu’il exprime sont cachés
            au fond de tous les cœurs, mais on n’a pu surpasser ni peut-être égaler La Fontaine.
               Lamotte, qui a fait un examen détaillé de cette fable, dit qu’on ne sait quelle est
            l’idée qui domine dans cet Apologue, ou des dangers du voyage, ou de l’inquiétude de
            l’amitié, ou du plaisir du retour après l’absence. Si au contraire, dit-il, le pigeon
            voyageur n’eût pas essuyé de dangers, mais qu’il eût trouvé les plaisirs insipides loin
            de son ami, et qu’il eût été rappelé près de lui par le seul besoin de le revoir, tout
            m’aurait ramené à cette seule idée, que la présence d’un ami est le plus doux des
            plaisirs. Cette critique de Lamotte n’est peut-être pas sans fondement ; mais que dire
            contre un poète qui, par le charme de sa sensibilité, touche, pénètre, attendrit votre
            cœur, au point de vous faire illusion sur ses fautes, et qui sait plaire même par
            elles ? On est presque tenté de s’étonner que Lamotte ait perdu, à critiquer cette
            fable, un temps qu’il pouvait employer à la relire.
            
            
               
               
                  
               
               Voilà encore une de ces fables qui ne pouvaient guère réussir que dans les mains de La
            Fontaine. Le sujet, si mince, prend tout de suite de l’agrément, et en quelque sorte un
            intérêt de curiosité, par l’idée de donner aux discours des personnages la forme et le
            ton des charlatans de la foire. C’est par-là qu’il fait passer ce propos populaire, arrive en trois bateaux ; on pardonne ce trait en faveur de 146 l’argent qu’on rendra à la porte. D’après un trait de la vie de La
            Fontaine, que j’ai raconté, on a vu qu’il allait quelquefois entendre les charlatans de
            place, et on voit par cette fable qu’il ne perdait pas son temps.
            
            
               
               
                  V. 1. 
Dieu fait bien ce qu’il fait
, etc
….
               Le simple bon sens qui a dicté cet Apologue, est supérieur à toutes les subtilités
            philosophiques ou théologiques, qui remplissent des milliers de volumes sur des matières
            impénétrables à l’esprit humain. Le paysan Mathieu Garo est plus
            célèbre que tous les docteurs qui ont argumenté contre la providence.
            
            
               
               
                  
               
               Après les avares, ce sont les pédans contre lesquels La Fontaine s’emporte avec le plus
            de vivacité. Au reste, cette fable rentre absolument dans la même moralité que celle du
            jardinier et son seigneur. (livre 5, fable 4.) Mais celle-ci est fort
            inférieure à l’autre. Remarquons pourtant ce vers charmant :
               
                  
               
               La Fontaine s’intéresse à toute la nature animée.
            
            
               
               Un statuaire qui fait une statue, et voilà tout ; ce n’est pas-là le sujet d’un
            Apologue : aussi cette prétendue fable n’est-elle qu’une suite de stances agréables et
            élégantes. Tout le monde a retenu la dernière.
               
                  
                  
                  
                  
               
               Le mouvement : il sera Dieu, appartient à un véritable enthousiasme
            d’artiste. Aussi La Fontaine remarque-t-il que la statue était parfaite.
               Je ne sais pourquoi La Fontaine fait souvent le mot poète de deux
            (trois ?) syllabes. Boileau et ses contemporains ne lui en donnent jamais que deux.
            
            
               
               
                  
               
               Je n’ai pas le courage de faire des notes sur une si méchante fable, qui rentre
            d’ailleurs dans le même fond que celui de la fable XVIII du livre deuxième. C’est un
            fort mauvais présent que Pilpai a fait à La Fontaine. Remarquons seulement ce vers : on tient toujours du lieu dont on vient… Si La Fontaine a voulu dire :
              on se ressent toujours de ses premières habitudes, c’est-à-dire, de son
              éducation ; cette maxime peut se soutenir et n’a rien de blâmable ; mais s’il a
            voulu dire : on se ressent toujours de son origine, il a débité une
            maxime fausse en elle-même et dangereuse ; il est en contradiction avec lui-même, et il
            faut le renvoyer à sa fable de César et de Laridon.
               
                  
               
               est encore un vers répréhensible, en ce que La Fontaine a l’air de supposer qu’il y ait
            une magie et qu’on puisse parler au diable.
            
            
               
               
                  V. 5. On en voit souvent dans les 
cours.
               La Fontaine, qui vante si souvent Louis XIV sur ses guerres et sur ses conquêtes, avait
            ici une belle occasion de lui donner des éloges plus justes et mieux mérités. Il pouvait
            le louer d’avoir banni ces fous de cour si multipliés en Europe, d’avoir substitué à cet
            amusement misérable, les plaisirs nobles de l’esprit et de la société. C’était un sujet
            sur lequel il était aisé de faire de beaux ou de jolis vers. La Fontaine avait le choix.
            On ne l’eût point accusé de flatterie ; et il aurait eu la gloire de contribuer
            peut-être à faire cette réforme dans les cours de quelques souverains, qui conservaient
            ce ridicule usage.
            
            
               
               
                  
               
               Cette fable est parfaite d’un bout à l’autre. La morale, ou plutôt la leçon de prudence
            qui en résulte, est excellente. C’est un de ces Apologues qui ont acquis la célébrité
            des proverbes, sans en avoir la popularité basse et ignoble.
               Rien ne forme autant le goût que la comparaison entre deux grands écrivains dont la
            manière est différente. Transcrivons ici cet Apologue mis en vers par Boileau, et qui
            termine sa seconde épître.
               
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
                  
               
               On voit quel avantage La Fontaine a sur Boileau. Celui-ci, à la vérité, a plus de
            précision ; mais en la cherchant, il n’a pu éviter la sécheresse. N’importe
              en quel chapitre, est froid et visiblement là pour la rime. Tous
              deux avec dépens veulent gagner leur cause. Cela n’a pas besoin d’être dit ; et
            les deux parties ne sont point par-là distinguées des autres plaideurs. A la vérité, les
            deux derniers vers sont plus plaisans que dans La Fontaine ; mais le mot sans dépens de La Fontaine, équivaut, à peu-près, à Messieurs,
              l’huitre était bonne.
               La Fontaine ne s’est point piqué de la précision de Boileau. Il n’oublie aucune
            circonstance intéressante. Sur le sable, l’huitre est fraîche, ce qui
            était bon à remarquer ; aussi le dit-il formellement, que le flot y venait
              d’apporter, et ce mot fait image.
               L’appétit des plaideurs lui fournit deux jolis vers qui peignent la chose.
               
                  
                  
                  
                  
               
               Voilà comme cela a dû se passer. Le discours des plaideurs anime la scène. L’arrivée de
              Perrin Dandin lui donne un air plus vrai que celui de la justice,
            qui est un personnage allégorique. Je voudrais seulement que les deux pélerins fussent à
            jeun comme ceux de Boileau.
               Cette fable de l’huitre et des plaideurs est devenue, en quelque sorte, l’emblême de la
            justice, et n’est pas moins connue que l’image qui représente cette divinité, un bandeau
            sur les yeux et une balance à la main.
            
            
               
               
                  
               
               Après l’Apologue précédent, dont la moralité est si étendue, en voici un où elle est
            très-étroite et très-bornée. Elle rentre même dans celle d’une autre fable, comme La
            Fontaine nous le dit dans son petit Prologue assez médiocre.
               
                  
               
               Cela n’avait pas besoin d’être appuyé de cette consonnance de lors et
              d’encor insupportable à l’oreille. Il n’y avait qu’à mettre ce qu’alors j’avançai, etc… Il est impardonnable d’être si négligent.
            
            
               
               
                  
               
               Je ne sais comment La Fontaine a pu faire une aussi mauvaise petite pièce sur un sujet
            de morale si heureux : tout y porte à faux. La providence a établi les lois qui dirigent
            la végétation des arbres et des blés, qui gouvernent l’instinct des animaux, qui forcent
            les moutons à manger les herbes, et les loups à manger les moutons. C’est elle qui a
            donné à l’homme la raison qui lui conseille de tuer les loups. Ne dirait-on pas, suivant
            La Fontaine, que nous sommes obligés, en conscience, à en conserver l’espèce ? Si cela
            est, les Anglais, qui sont parvenus à les détruire dans leur île, sont de grands
            scélérats. Que veut dire La Fontaine avec cette permission donnée, aux moutons de
            retrancher l’excès des blés, aux loups de manger quelques moutons ? Est-ce sur de
            pareilles suppositions qu’on doit établir le précepte de la modération, précepte qui
            naît d’une des lois de notre nature, et que nous ne pouvons presque jamais violer sans
            en être punis ? Toute morale doit reposer sur la base inébranlable de la raison. C’est
            la raison qui en est le principe et la source.
            
            
               
               
                  
               
               Autre mauvaise fable. Quelle bizarre idée de prêter à un cierge la fantaisie de devenir
            immortel, et pour cela de se jeter au feu.
               
                  
               
               Que La Fontaine adopte ce conte ridicule sur Empédocle, on peut le lui passer ; mais
            comment lui pardonner l’Empédocle de cire ? On s’est moqué de Lamotte
            pour avoir appelé une grosse rave, un phénomène potager.
            
            
               
               
                  
               
               Le tonnerre n’est point un huissier. C’est le bruit formé par le choc des nuages
            inégalement chargés d’un fluide électrique. C’est un résultat d’une des lois de la
            puissance divine, comme tous les météores, tous les phénomènes, ou plutôt toute la
            nature. Il prouve cette puissance ; mais il ne l’annonce pas plus que la neige ou la
            pluie. Les découvertes sur l’électricité ne laissent rien à désirer à cet égard, et nous
            ont donné de nouvelles raisons d’admirer l’Être suprême. Je ne ferai point de remarques
            sur cette fable, qui est ancienne et conforme aux idées que les payens avaient de leur
            Jupiter.
            
            
               
               
                  
               
               Cette fable est très-agréablement contée ; mais la moralité en est vague et
            indéterminée. L’auteur a l’air de blâmer le renard, en disant :
               
                  
               
               Et cependant le renard fait ce qu’il y a de mieux pour se sauver, et ce qui le sauve
            très-souvent. La Fontaine ajoute, à propos d’expédiens :
               
                  V. 35. N’en ayons qu’un
, mais qu’il soit bon
.
               Il ne songe pas qu’il est en contradiction avec lui-même, et que, dans la fable XXIII
            du douzième livre, il dit, à propos d’une ruse admirable d’un renard, qui ne réussit que
            la première fois :
               
                  
               
            
            
               
               
                  
               
               Je dirais volontiers, sur cette fable, ce que disait un mathématicien, après avoir lu
            l’Iphigénie de Racine : Qu’est-ce que cela prouve ? Quelle morale y
            a-t-il à tirer de-là ?
               Remarquons cependant trois jolis vers :
               
                  
                  
                  Je ne vois pas qu’on en soit mieux
.
            
            
               
               
                  
               
               Cette fable n’est que le récit d’une aventure dont il ne résulte pas une grande
            moralité. J’y ferai, par cette raison, très-peu de remarques.
               
                  
               
               C’est-à-dire, de prolonger les souffrances de la mort : cela ne me paraît pas
            heureusement exprimé.
               
                  
               
               Ce petit vers de deux syllabes exprime merveilleusement la surprise de l’avare, en
            voyant la place vide et son argent disparu.
               
                  
               
               Ce vers et les trois suivans sont très-bons.
               
                  
               
               J’ai déjà dit un mot sur le danger de faire jouer un trop grand rôle à la fortune dans
            un livre de morale, et de donner aux jeunes gens l’idée d’une fatalité inévitable.
            
            
               
               
                  
               
               Voici enfin un Apologue digne de La Fontaine. Les deux animaux qui sont les acteurs de
            la pièce, y sont peints dans leur vrai caractère. Le lecteur est comme présent à la
            scène. La peinture du chat tirant les marrons du feu, est digne de Téniers. Il y a, dans
            la pièce, plusieurs vers que tout le monde a retenus, tels que celui-ci :
               
                  
                  
                  
               
               Madame de Sévigné fut extrêmement frappée de cet Apologue, quand La Fontaine le lui
            montra, et disait à madame de Grignan : Pourquoi n’écrit-il pas toujours de
              ce style ?
               Je trouve cependant que la moralité de la fable manque de justesse. Il me semble que
            les princes qui servent un grand souverain dans ses guerres, sont rarement dans le cas
            de Raton. Si ce sont des princes dont le secours soit important, ils sont dédommagés par
            des subsides souvent très-forts. Si ce sont de petits princes, alors ils servent dans un
            grade militaire considérable, ont de grosses pensions, de grandes places, etc… Enfin,
            cette fable me paraît s’appliquer beaucoup mieux à cette espèce très-nombreuse d’hommes
            timides et prudens, ou quelquefois de fripons déliés qui se servent d’un homme moins
            habile, dans des affaires épineuses dont ils lui laissent tout le péril, et dont
            eux-mêmes doivent seuls recueillir tout le fruit. Ce n’est même qu’en ce dernier sens,
            que le public applique ordinairement cette fable.
            
            
               
               
                  
               
               Cet Apologue est bien inférieur au précédent. La seule moralité qui en résulte, ne tend
            qu’à épargner au malheureux opprimé quelques prières inutiles que le péril lui arrache.
            Cela n’est pas d’une grande importance.
               
                  
               
               C’est une métaphore, pour dire, en son pouvoir ; autrement il faudrait, dans ses
            griffes.
            
            
               
               L’objet de cette fable me paraît, comme celui de la précédente, d’une assez petite
            importance. Haranguez de méchans soldats, et ils s’enfuiront. Eh
            bien ! c’est une harangue perdue. Que conclure de-là ? Qu’il faut les réformer et en
            avoir d’autres (quand on peut), ou s’en aller et laisser là la besogne. Cette fable a
            aussi le défaut de rentrer dans la morale de plusieurs autres Apologues, entre autres
            dans celle de la fable IX du douzième livre, qu’on ne change pas son
              naturel.
               Quant au style, n’oublions pas ce dernier trait.
               
                  
                  
               
               Voyez quel effet de surprise produit ce dernier vers, et avec quelle force, quelle
            vivacité ce tour peint la fuite et la timidité des moutons.
               En reportant les yeux sur les fables contenues dans ce neuvième livre, on peut
            s’apercevoir que La Fontaine baisse considérablement. De dix-neuf Apologues qu’il
            contient, nous n’en avons, comme on a vu, que quatre excellens, le gland et
              la citrouille, l’huitre et les plaideurs, le singe et le chat, et les deux pigeons, pour qui seuls il faudrait pardonner à La Fontaine toutes ses
            fautes et toutes ses négligences.
            
         
      
    
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