Livre huitième.
Ce premier Apologue est parfait ; non qu’il soit aussi brillant, aussi riche de poésie,
aussi varié, que le sont quantité d’autres. Ce n’est que le ton d’une raison sage,
simple et tranquille. On a dit que Boileau était le premier parmi nous qui eût mis la
raison en vers. Il me semble qu’il est le premier qui ait mis en vers les préceptes de
la raison, en matière de goût et de littérature ; mais La Fontaine a mis en vers les
préceptes de la raison universelle, comme Molière y a mis ceux qui sont relatifs à la
société ; et ces deux empires sont plus étendus que ceux du goût et de la
littérature.
Le ton du Prologue est touchant comme il devait l’être sur un sujet qui intéresse tous
les hommes. Quel vers que celui-ci !
Et à la fin de la pièce, quoi de plus admirable que cet autre :
Voici un Apologue d’un ton propre à bannir le sérieux du précédent. C’est La Fontaine
dans tout son talent, avec sa grâce, sa variété ordinaire. La conversation du savetier
et du financier ne serait pas indigne de Molière lui-même ; il dut être surtout frappé
du trait :
Et de cet autre :
Il y a un autre trait qui dut donner à rêver à Molière, c’est celui, plus
content qu’aucun des sept Sages. Molière, si philosophe, et malgré sa
philosophie, si malheureux, dut faire quelque attention à ce vers. Ne relevons pas
quelques mauvaises rimes, comme celle de monsieur, qu’on pardonnait
alors parce qu’elle rimait aux yeux ; et cette autre, naïveté et
curé.
Je ne sais ce que cela veut dire. Veut-il dire que, dans toutes les professions, il y a
des gens qui se mêlent de médecine ? en ce cas, cela est mal exprimé. Ce n’est pas sa
coutume.
On dit, sur ce trait, dans l’éloge de La Fontaine : Suis-je dans l’antre
du lion ? suis-je à la cour ? On pourrait presque ajouter que l’illusion se
prolonge jusqu’à la fin de cette charmante fable.
Ce M. de Barillon était l’un des plus aimables hommes du siècle de Louis XIV. Il était
intime ami de madame de Sévigné, à qui il disait : En vérité, celui qui
vous aime plus que moi vous aime trop. Il avait le plus grand talent pour les
négociations, comme on le voit dans les mémoires de Dalrimple imprimés
de nos jours ; mais de son temps, il ne passait que pour un homme de beaucoup d’esprit
et un homme de plaisir. C’est qu’il méprisait la charlatannerie de sa place, et qu’alors
cette morgue faisait plus d’effet qu’à présent.
Au reste, le Prologue que lui adresse ici La Fontaine me paraît assez médiocre ; mais
la petite historiette qui fait le sujet de cette prétendue fable, est très-agréablement
contée.
V. 65. Nous sommes tous d’
Athènes en ce point
…
Est une transition très-heureuse. Et quand La Fontaine ajoute qu’il s’amuserait du
conte de Peau-d’âne, il peint les effets de son caractère. Il eut la
constance d’aller voir, trois semaines de suite, un charlatan qui devait couper la tête
à son coq, et la lui remettre sur le champ. Il est vrai qu’il trouvait toujours des
prétextes de 134 différer jusqu’au lendemain. On avertit La Fontaine que le lendemain
n’arriverait pas. Il en fut d’une surprise extrême.
Cette distribution égale de huit vers pour le Prologue, et de huit autres pour la
fable, rappelle ce que nous avons dit dans la note sur celle du coq et de la perle,
liv. I, fable 20.
Cette petite historiette, dont la moralité n’est pas neuve, est bien joliment contée.
Renommée, journée, mauvaise rime. Le dialogue des deux femmes est
très-naturel. C’est un des talens de La Fontaine, et voilà ce que n’ont pas les autres
fabulistes.
Lamotte, fabuliste très-inférieur à La Fontaine, a rapproché ces deux idées dans un
vers fort heureux. Il dit que les juges ont très-souvent,
Précision très-heureuse et qui fait peinture.
V. 7. Il était
tempérant plus qu’il n’eût voulu l’être
.
Vers très-plaisant, qui exprime à merveille le combat entre l’appétit du chien, et la
victoire que son éducation le force à remporter sur lui-même.
Il est difficile de blâmer la conduite de ce chien ; cependant comme il est, dans cette
fable, le représentant, d’un échevin ou d’un prévôt des marchands, La Fontaine n’aurait
pas dû lui donner l’épithète de sage. Il a l’air d’approuver par ce
mot ce voleur qui suit l’exemple des autres : proposition insoutenable en morale. Mais
l’échevin doit dire : Messieurs, volez tant qu’il vous plaira, je ne puis
l’empêcher, je me retire. Mais d’où vient le même fait offre-t-il un résultat
moral si différent, quant au chien et quant à l’échevin ? La cause de cette différence
vient de ce que le chien n’étant pas obligé d’être moral, en admire son instinct dont il
fait ici un très-bon usage. Mais l’homme étant oblige de mettre la moralité dans toutes
ses actions, il cesse, lorsqu’elles n’en ont pas, de faire un bon usage de sa
raison.
Cela est vrai ; et quand on le possède, on n’est pourtant qu’un rieur, un plaisant, et c’est un triste rôle. On dit avec
raison : l’honnête homme ne met aucune affiche.
Je ne sais pas pourquoi. La plaisanterie n’est point du tout mauvaise, surtout dans la
bouche d’un de ces hommes que les anciens appelaient parasites.
On reconnaît tout le talent de La Fontaine dans le discours du rat, dans la peinture de
l’huitre bâillant au soleil, dans celle du rat surpris au moment où l’huitre se referme ; et voyez comme ce dernier mot est rejeté au commencement du
vers, par une suspension qui met la chose sous les yeux, et le naturel de la leçon qui
termine la phrase.
On peut blâmer, dans le discours du rat, ce vers :
C’est quelque propos populaire et trivial dont on se passerait bien ; mais il
n’appartient qu’à La Fontaine de rendre cette sorte de naturel supportable aux honnêtes
gens ; nous en verrons plus bas un autre exemple dans la fable du singe et du
léopard.
V. 34. Cette fable contient plus d’un enseignement.
Il n’en faut qu’un dans une fable bien faite. J’aurais voulu que La Fontaine exprimât
l’idée suivante : Quand on est ignorant, il faut suppléer au défaut
d’expérience par une sage réserve et par une défiance attentive.
Nul poète, nul auteur ne prêche plus souvent l’amour de la retraite, et ne la fait
aimer davantage. Mais la retraite et la solitude absolue sont deux choses bien
différentes. La première est le besoin du sage, et la seconde est la manie d’un fou
insociable ; c’est ce que La Fontaine exprime si bien dans ces vers charmans :
Nous verrons ce sentiment, développé avec plus de grâce et d’intérêt encore, dans la
fable suivante et dans celle des deux pigeons.
Après ce vers qui dit tout, La Fontaine n’ajoute plus rien. Quelle grâce encore et
quelle mesure dans ce mot, dit-on ? Avec moins de goût, un autre poète
aurait fait une sortie contre les amis de notre pays. C’est l’art de La Fontaine de
faire entendre beaucoup plus qu’il ne dit.
Toujours quelque grand trait de poésie, sans jamais blesser le naturel.
Voici qui paraît bien français, et l’on croirait que nous ne sommes point au
Monomotapa.
Nous ne sommes plus en France ; nous voilà dans le fond de l’Afrique.
Quel sentiment dans ce mot, un peu. La fin de cet Apologue est
au-dessus de tout éloge, tout le monde le sait par cœur.
Cette fable est très-bien écrite et parfaitement contée ; mais quelle morale, quelle
règle de conduite peut-on en tirer ? Aucune. La Fontaine l’a bien senti.
Il en conclut, avec raison, que, dans les malheurs certains, le moins prévoyant est
encore le plus sage. Mais peut-on se donner ou s’ôter la prévoyance ? Dépend-il de nous
de voir plus ou moins loin ? Il ne faut pas conduire ses lecteurs dans une route sans
issue.
J’ai déjà observé que c’est la manière de Pilpai d’amener une fable à la suite d’une
historiette ; et on sent combien cette manière est défectueuse. La vérité que veut
établir ici La Fontaine, n’avait nul besoin de cette espèce de Prologue : c’est ce qu’on
verra aisément, en sautant le Prologue et en commençant à ces mots : Il
était un berger, etc…..
Il serait très-malheureux que l’utilité de la science ne pût se prouver que dans une
circonstance aussi fâcheuse que la ruine d’une ville. La société ordinaire offre une
multitude d’occasions, où ses avantages deviennent frappans ; et l’Apologue de La
Fontaine ne prouve pas assez en faveur de la science. Il laisse à l’ignorant trop de
choses à répondre. Au surplus, il faut toujours supposer qu’il s’agit de la science unie
au bon sens ; car, comme a dit Molière :
Cette fable pouvait avoir plus d’intérêt et plus de vraisemblance chez les anciens, qui
attribuaient à différens dieux différens départemens. Mais elle ne signifie pas grand
chose pour nous qui admettons une providence, dispensatrice immédiate des biens et des
maux.
N’oublions pas de remarquer un vers charmant :
Mais La Fontaine a tort de revenir sur cette idée, et de dire huit vers après :
V. 49. On lui dit qu’il était
père.
Ce dernier vers ne peut faire aucun effet après l’autre.
Cette fable rentre un peu dans celle du mouton, du pourceau et de la chèvre, avec cette
différence que le chapon est plus maître d’échapper à son sort. Il faut supposer que le
chapon s’envole de la basse-cour pour n’y plus revenir, ce que pourtant La Fontaine ne
dit pas. Au reste, elle est contée plus gaiment que l’autre.
Cela est plaisant ; et le chapon qui
Je voudrais seulement que l’Apologue finît par un trait plus saillant.
Cette suspension est pleine de goût…. Le chat est pris.
Il veut dire, ont été fréquentes à mon égard. Cela n’est pas bien exprimé ; mais
remarquons qu’il feint d’avoir déjà reçu du rat plusieurs services. Il sait qu’on est
porté à faire du bien à ceux auxquels on en a déjà fait.
Le résultat de cette fable n’est pas une leçon de morale, mais elle est un conseil de
prudence ; et cette prudence n’a rien dont la morale soit blessée. Ainsi l’Apologue est
très-beau.
Voyez comme La Fontaine varie ses tons ; voyez comme il monte, comme il descend avec
son sujet. Opposez à cette peinture du torrent, celle de la rivière, huit ou dix vers
plus bas. Remarquons aussi ce trait de poésie du voyageur qui va traverser
On peut objecter que, dans cette fable, le marchand est forcé de passer la rivière,
comme il a été forcé de passer le torrent, et que la fable serait meilleure,
c’est-à-dire, la vérité que l’auteur veut établir mieux démontrée, si le marchand, ayant
le choix de passer par la rivière, ou par le torrent, eût préféré la rivière. Cela peut
être, mais il en résulterait que la fable est bonne et pourrait être meilleure.
Voici une fable qui, pour être courte, n’en est pas moins une des meilleures de La
Fontaine. La morale surtout en est excellente. Sans croire, comme certains philosophes,
que la nature partage également bien tous ses enfans, il est pourtant certain que c’est
l’éducation qui met, entre un homme et un autre, l’énorme différence qui s’y trouve
quelquefois : c’est d’ailleurs une opinion qu’on ne saurait trop répandre, parce qu’elle
est le meilleur moyen d’encourager les réformes que l’on peut faire dans l’éducation,
réformes sans lesquelles il est impossible de changer les fausses opinions et les
mauvaises mœurs.
La naissance est la même, mais l’éducation est, comme on voit, bien différente.
Ce mot se prenait alors, même dans le style noble, pour synonyme d’éducation. Corneille
l’emploie plusieurs fois en ce sens.
Il est plaisant d’avoir supposé que nos chiens appelés tourne-broches viennent de cette
belle origine, comme d’avoir fait honneur au marmiton du surnom de son élève.
Cette consonnance déplaît à l’oreille.
Les quatre derniers vers sont parfaits.
Ce petit Prologue est excellent ; mais il amène une fable à mon gré bien médiocre. La
Fontaine a beau dire que chacun est sot et gourmand, il ne l’est pas au point de donner
la moindre vraisemblance à cet Apologue. Il était aisé d’établir la même morale sur une
supposition moins absurde.
M. de Voltaire critique ce vers comme plat et trivial. Il me semble que ce qui rend
excusable ici cette expression populaire, c’est qu’elle fait allusion à une fable où il
s’agit de boire une rivière.
Pensers ; le penser est un mot poétique, pour la pensée.
Vers très-heureux. En effet, une idée fausse qui nous empêche de porter sur une chose
un jugement sain, est comme un voile interposé entre nous et l’objet que nous voulons
juger.
Il faut supposer que ce sont les ambassadeurs qui pleurent ; car on ne pleure pas en
écrivant, en envoyant des ambassadeurs pour une affaire de cette espèce. Cependant ce
qui ferait croire que c’est le peuple qui parle, ce sont les vers suivans :
V. 17. Peut-être même ils sont
remplis
Je ne sais pourquoi La Fontaine ajoute ces deux vers. Il n’est pas absurde de dire
qu’il y a un nombre infini de mondes, mais qu’ils soient pleins de Démocrites, je ne
sais ce que cela veut dire.
On a appliqué ce vers à l’homme en général.
Vers devenu proverbe.
La Fontaine prend l’air du doute, par respect pour l’écriture, dont ces paroles sont
tirées.
Cette fable commence avec la même violence qu’une satire de Juvénal ; c’est contre les
avares que La Fontaine exerce le plus sa satire.
Remarquons comme La Fontaine évite toujours de se donner pour un sage.
Tout ce dialogue est d’une vivacité et d’une précision admirables.
Au reste, des deux Apologues suivans, le premier, sans être excellent, me paraît
beaucoup meilleur que l’autre. Il n’est pas impossible qu’un chasseur ayant tué un daim
et un faon, y veuille joindre une perdrix, mais qu’un loup devant quatre corps se jette
sur une corde d’arc, cela ne me paraît pas d’une invention bien heureuse. Les meilleurs
Apologues sont ceux où les animaux se trouvent dans leur naturel véritable.
▲