Livre septième.
Ce que dit La Fontaine est presque d’une vérité exacte, et est au moins d’une vérité
poétique. On trouve des Apologues jusques dans les plus anciens livres de la bible. En
voici un bien :
Les arbres voulurent un jour se choisir un Roi. Ils s’adressèrent d’abord
à l’olivier et lui dirent : règne. L’olivier répondit : je ne quitterai pas le soin de
mon huile pour régner sur vous. Le figuier dit qu’il aimait mieux ses figues que
l’embarras du pouvoir suprême. La vigne donna la préférence à ses raisins. Enfin les
arbres s’adressèrent au buisson ; le buisson répondit : Je vous offre mon ombre.
On sent tout ce qu’il y a de hardi dans cette idée ; et si on trouvait une telle fable
dans les écrits de ceux qu’on nomme philosophes, on se récrierait contre cette audace.
Heureusement le Saint-Esprit n’est pas exposé aux persécutions, et ne les craint pas
plus qu’il ne les inspire ou ne les approuve.
Cet éloge est trop direct, et le goût délicat de madame de Montespan eût sans doute été
plus flatté d’une louange plus fine. Tout ce que lui dit La Fontaine est assez commun ;
mais il y a deux vers bien singuliers :
V. 37. Et d’un plus grand
maître que moi
Ce grand maître était, comme on le sait, Louis XIV. Peut-être un autre que La Fontaine
n’eut pas osé s’exprimer aussi simplement ; mais la bonhommie a bien des droits.
Ce second volume ouvre par le plus beau des Apologues de La Fontaine, et de tous ses
Apologues. Outre le mérite de l’exécution, qui dans son genre est aussi parfaite que
celle du chêne et du roseau, cette fable a l’avantage d’un fond beaucoup plus riche et
plus étendu ; et les applications morales en sont bien autrement importantes. C’est
presque l’histoire de toute société humaine.
Le lieu de la scène est imposant ; c’est l’assemblée générale des animaux. L’époque en
est terrible, celle d’une peste universelle ; l’intérêt aussi grand qu’il peut être dans
un Apologue, celui de sauver presque tous les êtres ; hôtes de l’univers
sous le nom d’animaux, comme a dit La Fontaine dans un autre endroit. Les
discours des trois principaux personnages, le lion, le renard et l’âne, sont d’une
vérité telle que Molière lui-même n’eût pu aller plus loin. Le dénouement de la pièce a,
comme celui d’une bonne comédie, le mérite d’être préparé sans être prévu, et donne lieu
à une surprise agréable, après laquelle l’esprit est comme forcé de rêver à la leçon
qu’il vient de recevoir, et aux conséquences qu’elle lui présente.
Passons au détail.
L’auteur commence par le plus grand ton… Un mal qui répand la terreur,
etc… C’est qu’il veut remplir l’esprit du lecteur de l’importance de son sujet,
et de plus il se prépare un contraste avec le ton qu’il va prendre dix vers plus
bas.
Quel vers que ce dernier ! et peut-on mieux exprimer la désolation que par le vers
précédent ?… Les tourterelles se fuyaient. Ce sont de ces traits qui
valent un tableau tout entier.
Il paraît, par le discours du lion, qu’il en agit de très-bonne foi, et qu’il se
confesse très-complettement. Remarquons pourtant après ce grand vers :
Remarquons ce petit vers…
Il semble qu’il voudrait bien escamoter un péché aussi énorme. On se rappelle cet
acteur qui, dans Dupuis et Desronais, escamote par sa prononciation le mot de cette
petite, ste-p-tite fille.
Voyez ensuite ce scélérat de renard, ce maudit flatteur, qui ôte à son roi le remords
des plus grands crimes.
Puis vient ce trait de satire contre l’homme et contre ses prétentions à l’empire sur
les animaux, reproche qui est assez grave à leurs yeux pour justifier leur roi d’avoir
mangé le berger même. Aussi le discours du renard a un grand
succès.
Je ne dirai rien des grandes puissances qui se trouvent innocentes, mais pesons chaque
circonstance de la confession de l’âne.
Il ne faisait que passer. L’intention de pécher n’y était pas. Et puis un pré de moines ! la plaisante idée de La Fontaine d’avoir choisi des moines, au lieu d’une commune de paysans, afin que la faute de l’âne fût
la plus petite possible, et la confession plus comique.
Voilà la science et la justice aux ordres du plus fort, comme il arrive, et n’épargnant
pas les injures, ce pelé, ce galeux, etc.
Enfin vient la morale énoncée très-brièvement :
Non-seulement les jugemens de cour, mais les jugemens de ville et je crois ceux de
village. Presque partout, l’opinion publique est aussi partiale que les lois. Partout on
peut dire comme Sosie dans l’Amphytrion de Molière :
Selon ce que l’on peut être
,
Je ne sais pourquoi La Fontaine parle ainsi. On sait qu’il fut marié. Oublierait-il sa
femme ? Rien n’est plus vraisemblable ; il vécut loin d’elle presque toute sa vie. Au
surplus, après un Apologue excellent, voilà une fable fort médiocre, et même on peut
dire que ce n’est pas une fable. C’est une aventure fort commune qui ne méritait guère
la peine d’être rimée.
On verra à la fin pourquoi La Fontaine met le lieu de la scène dans le Levant.
Remarquez ces expressions qui appartiennent à la langue dévote. C’est ainsi que Molière
met tous les termes de la mysticité dans la bouche de Tartuffe.
Ces mots si simples, si usités, deviennent plaisans ici, parce que cette solitude était
un vaste fromage.
Quelle modération !
Allusion bien mesurée à la richesse de ceux qui ont renoncé aux biens du siècle.
Otez des huit vers suivans ces mots de Rats, Chats, Ratopolis, vous
croiriez qu’il s’agit d’une grande république, et que c’est ici une narration de Vertot
ou de Rollin.
Nous avons vu un peu plus haut le prétexte de la dévotion cacher le goût de toutes les
jouissances. Nous voyons l’égoïsme et la dureté monacale, cachés sous l’air de la
sainteté. C’est après avoir parlé du ciel, qu’il ferme sa porte a ces pauvres gens.
L’auteur de Tartuffe dut être bien content de cette petite fable. C’est vraiment un
chef-d’œuvre. Un goût sévère n’en effacerait qu’un seul mot, c’est celui d’argent dans le récit du voyage des députés. Il fallait un terme plus général,
celui de provisions, par exemple.
C’est pour cela qu’il a mis la scène dans le Levant. Que de malice dans la prétendue
bonhommie de ce vers ! et c’est le même auteur qui vous a dit si crûment : votre ennemi, c’est votre maître. Craignait-il plus les moines que les rois ?
Peut-être n’avait-il pas tout-à-fait tort.
M. de Voltaire critique ces deux vers comme d’un style ignoble et bas. Il me semble
qu’ils ne sont que familiers, qu’ils mettent la chose sous les yeux, et que ce mot long répété trois fois exprime merveilleusement la conformation
du héron.
À l’occasion de ce mot l’oiseau, qui finit le vers 12, et qui
recommence une autre phrase, je ferai quelques remarques que j’ai omises jusqu’à présent
sur la versification de La Fontaine. Nul poète n’a autant varié la sienne par la césure
et le repos de ses vers, par la manière dont il entremêle les grands et les petits, par
celle dont il croise ses rimes. Rien ne contribue autant à sauver la poésie française de
l’espèce de monotonie qu’on lui reproche. Le genre dans lequel La Fontaine a écrit, est
celui qui se prêtait le plus à cette variété de mesure, de rimes et de vers ; mais il
faut convenir qu’il a été merveilleusement aidé par son génie, par la finesse de son
goût, et par la délicatesse de son oreille.
La Fontaine a raison d’arrêter l’attention de son lecteur sur le bon esprit de cette
jeune personne, qui a songé à tout ; mais que de grâces dans cette précision : notez ces deux points-ci !
Pourquoi donc le dit-elle ? Pourquoi y pense-t-elle ? La Fontaine nous le dit plus
bas.
Quelle finesse dans cette peinture du cœur !
Peut-on exprimer avec plus de grâces cette idée si peu agréable en elle-même ?
Sa préciosité. Ce mot est employé si naturellement qu’on ne songe pas
qu’il est nouveau, et peut-être de l’invention de La Fontaine. On sait que le mot précieuse se prenait d’abord en bonne part ; il voulait dire simplement
des femmes distinguées par l’agrément de leur conversation et par leurs connaissances.
Et en effet, de telles femmes sont d’un grand prix. Mais ce mérite devint bientôt une
prétention, et plusieurs se rendirent ridicules ; on distingua alors différentes espèces
de précieuses, mais le nom fut encore respecté. Molière même, pour ne
pas se brouiller avec un corps si dangereux, appela précieuses
ridicules celles qu’il mit sur la scène ; depuis ce temps le mot précieuse se prit en mauvaise part, et c’est en ce sens que La Fontaine s’en
sert dans cette petite historiette, qu’il lui plaît d’appeler une fable.
C’est-à-dire, ami de cet esprit, de ce folet.
Comme La Fontaine glisse cette circonstance avec une apparente naïveté !
On voit que La Fontaine parle ici d’abondance de cœur. C’est ce sentiment qui anime ici
son style, et lui inspire cette invocation.
Ne dirait-on pas que c’est une souveraine à la clémence de laquelle il faut recourir,
quand on a fait l’imprudence de la quitter pour la fortune ?
La Fontaine, au commencement de cette fable, a établi que le follet était l’ami de ces
bonnes gens, et s’intéressait véritablement à eux. Cependant le follet n’a aucun regret
qu’ils aient perdu cette abondance tant désirée. Il en est au contraire fort aise, parce
qu’il voit qu’ils seront plus heureux dans la médiocrité. Peut-on rendre la morale plus
aimable et plus naturelle ?
La note de Coste, qui est au bas de la page, n’explique rien. Caligula était
non-seulement cruel, mais bizarre et capricieux ; et on ne savait souvent comment
échapper à sa férocité. En voici un exemple. Sa sœur Drusile étant morte,
il la mit au rang des déesses. Il fit mourir ceux qui la pleuraient, et ceux qui ne la
pleuraient pas : les premiers, parce qu’ils pleuraient une déesse ; les autres, parce
qu’ils étaient contens de sa mort. C’est à ce trait et à quelques autres de la
même espèce que La Fontaine fait allusion en parlant du lion de cette fable. C’est ce
qui n’est point indiqué par la note de Coste.
Tournure poétique qui a l’avantage de mettre en contraste, dans l’espace de dix vers,
les idées charmantes qui réveillent le printems, les oiseaux de Vénus, etc… et les
couleurs opposées dans la description du peuple vautour.
Description charmante, qui a aussi l’avantage de contraster avec le ton grave que La
Fontaine a pris dans les douze ou quinze vers précédens.
Ceci n’est pas à la vérité une règle de morale : ce n’est qu’un conseil de prudence ;
mais il ne répugne pas à la morale.
Ces cinq premiers vers n’ont rien de saillant ; mais ils mettent la chose sous les yeux
avec une précision bien remarquable. La Fontaine emploie près de vingt vers à peindre
les travaux de la mouche, et son sérieux est très-plaisant ; mais peut-être fallait-il
être La Fontaine pour songer air moine qui dit son bréviaire.
Ce petit Apologue est un des plus parfaits : aussi a-t-il donné lieu au proverbe, la mouche du coche.
Cette fable est charmante jusqu’à l’endroit adieu veau, vache,
etc.
Ne passons pas à La Fontaine sa mauvaise rime de transportée et couvée.
Quelques gens de goût ont blâmé, avec raison, ce me semble, la femme en
danger d’être battue ; le récit qui en fut fait en une farce ; tout cela est
froid ; mais La Fontaine, après cette petite chute, se relève bien vite. Que de grâces
et de naturel dans la peinture qu’il fait de cette faiblesse, si naturelle aux hommes,
d’ouvrir leur âme à la moindre lueur d’espérance ! Il se met lui-même en scène, car il
ne se pique pas d’être plus sage que ses lecteurs ; et voilà un des charmes de sa
philosophie.
Nous ne ferons aucune remarque sur cette méchante petite historiette à qui La Fontaine
a fait, on ne sait pourquoi, l’honneur de la mettre en vers. Elle a d’ailleurs
l’inconvénient de retomber dans la moralité de la précédente, qui vaut cent fois mieux ;
aussi personne ne parle de Messire Jean Chouart, mais tout le monde
sait le nom de la pauvre Perrette.
C’était le caractère de La Fontaine ; et c’est ce qui a rendu sa satire moins amère que
celle de tant d’autres satiriques, qui ont pour les fous plus de colère que de
pitié.
Tout le monde a retenu ces deux vers qui expriment si bien le vœu d’une âme douce et
insouciante ; mais ce sentiment est encore mieux exprimé dans le charmant morceau de la
fin de cet Apologue : Heureux qui vit chez soi, etc.
Cette amitié-là n’est pas bien vive, ce n’est pas comme celle des deux amis du Monomotapa, livre 8, Fable II. Mais dans cette fable-ci, il y a un des
deux amis qui est un avare ou un ambitieux ; et ces gens-là sont aimés froidement et
aiment encore moins.
Celui-ci connaît le monde et a bien pris son parti.
Vers admirable. En effet, l’ambition dans nos états modernes n’est guère que de
l’avarice. Cela est si vrai qu’on demande sur les places les plus honorables : combien
cela vaut-il ? quel en est le revenu ?
Ce vers-là devrait être la devise de certains vieux courtisans que l’on connaît.
Voilà qu’il se fait marchand.
La Fontaine est toujours animé, toujours plein de mouvement et d’abondance, lorsqu’il
s’agit d’inspirer l’amour de la retraite, de la douce incurie, de la médiocrité dans les
désirs. Voyez cette apostrophe : Et ton empire, Fortune ! Et puis
cette longue période qui semble se prolonger comme les fausses espérances que la fortune
nous donne, et l’adresse avec laquelle il garde pour la fin : Sans que
l’effet aux promesses réponde. Ce sont là de ces traits qui n’appartiennent qu’à
un grand poète.
Quelle rapidité ! quel mouvement ! quel rapprochement heureux des petites choses et des
grands objets ! c’est un des charmes du style de La Fontaine.
Ce beau vers est un peu gâté par la dureté des deux dernières syllabes Xanthe teint.
Rien de plus naturel que cette expression, après avoir parlé de la guerre de Troie.
Quel doux regret, quel sentiment dans cette répétition ! Le reste du tableau est de la
plus grande force et figurerait dans une ode.
Ce vers est très-beau, mais il fallait s’arrêter là. La plaisanterie sur le caquet des
femmes est usée et peu digne de La Fontaine ; d’ailleurs ce caquet des poules n’avait
rien de nouveau pour le coq.
Belle expression qui rajeunit une idée commune.
La Fontaine, en disant qu’il plut dans la bourse de ce marchand, a voulu exprimer avec
force qu’il avait fait fortune, sans qu’il l’eût mérité par ses soins et par sa
prévoyance ; comme il a soin de dire ensuite que, s’il fut ruiné, ce fut par son
imprudence, par sa faute, et même pour avoir trop dépensé. Mais, à la fin de son
Apologue, il en exprime trop longuement la moralité. Il fallait passer bien vite à ces
deux vers admirables :
Cela fut et sera toujours
.
Il est aisé de voir qu’il y a ici, dans les mots, une contradiction qui nuit à la
liaison des idées. Un torrent réveille l’idée d’une chose qui passe, et cela fut et sera toujours, exprime précisément l’idée contraire.
Ces cinq vers sont charmans. C’est une peinture de mœurs qui est encore fidèle de nos
jours ; et ce dernier trait : Pour se faire annoncer ce que l’on
desirait, développe les derniers replis du cœur humain.
Il y a un mot d’omis dans l’imprimé, il faut lire :
Sans quoi il n’y a point de vers. Voyez le vers 13.
Dans ce style familier, on peut supprimer il et dire fallut au lieu de il fallut.
C’est en partie ce qui arriva au Médecin malgré lui de Molière.
Le lecteur croit que La Fontaine va ajouter, parce que cet orateur est l’oracle du
barreau. Point du tout ; il ajoute, demandez-moi pourquoi, et se moque
à la fois et du public et de l’avocat. C’est une épée à deux tranchans. C’est l’art des
grands maîtres de savoir se jouer à propos de leur sujet.
La Fontaine possède cet art, qui dit sans s’avilir les plus petites
choses, selon l’expression de Boileau ; mais nous verrons cette idée exprimée
encore bien plus poétiquement dans la fable quinzième du livre 10.
Elle voudrait en dégoûter Jeannot Lapin, car elle n’est pas elle-même bien sûre de ses
droits.
Il est plaisant de voir l’importante question de la propriété très-bien discutée à
l’occasion d’un trou de lapin. Le dénouement de cette fable ressemble un peu à celui de
l’huitre et des plaideurs, sauf qu’il est plus tragique pour les parties
disputantes.
Cette fable écrite du style le plus simple, et bien moins ornée que les précédentes,
n’est pas d’une grande application dans nos mœurs ; mais elle en avait beaucoup dans nos
anciennes démocraties.
Je n’aime pas ces petits vers,
Tout cela me paraît de pures négligences ; mais il y en a deux très-bons.
La petite aventure que raconte ici La Fontaine, arriva à Londres vers ce temps-là, et
donna lieu à cette pièce de vers, qu’il plaît à La Fontaine d’appeler une fable.
Cela n’a l’air que d’une plaisanterie : cependant La Fontaine s’avisait quelquefois de
traiter des sujets de philosophie et de physique, auxquels il n’entendait pas
grand-chose. Il s’est donné la peine de faire un poème en quatre chants sur le
quinquina. Au reste le Prologue de cette fable-ci serait excellent, si on faisait une
coupure après le treizième vers ; que l’on passât tout de suite au trentième, quand l’eau courbe un bâton. Tout ce que dit le poète, est exprimé avec
autant d’exactitude que pourrait en avoir un philosophe qui écrirait en prose.
On croyait encore que les astres avaient de l’influence sur nos destinées.
Ne serait-il pas mieux de dire ?
Car emplois ne rime même plus aux yeux, depuis qu’on a adopté
l’orthographe de Voltaire pour le mot Français.
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