sur
l’art dramatique. Un honnête spectacle est la plus belle éducation qu’on puisse donner à la jeunesse, le plus noble délassement du travail, la meilleure instruction pour tous les ordres de citoyens ; c’est presque la seule manière d’assembler les hommes sociables.
Emollit mores, nec sinit esse feros.Rien, en effet, ne rend les hommes plus sociables, n’adoucit plus leurs mœurs, ne perfectionne plus leur raison, que de les rassembler pour leur faire goûter ensemble les plaisirs purs de l’esprit. Je regarde, dit Voltaire, la tragédie et la bonne comédie comme des leçons de vertu, de raison et de bienséance. Corneille, ancien Romain parmi les Français, a établi une école de grandeur d’âme ; et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies français formés par eux appellent du fond de l’Europe les étrangers, qui viennent s’instruire chez nous et qui contribuent à l’abondance de Paris.
Ce discours du vieil Horace, dit Voltaire, est plein d’un art d’autant plus beau qu’il ne paraît pas : on ne voit que la hauteur d’un Romain et la chaleur d’un vieillard qui préfère l’honneur à la nature ; mais cela même prépare le désespoir que montre le vieil Horace dans la scène suivante, lorsqu’il croit que son troisième fils s’est enfui. Le poète, dit La Motte, travaille dans un certain ordre, et le spectateur sent dans un autre. Le poète se propose d’abord quelques beautés principales sur lesquelles il fonde l’espoir de son succès : c’est de là qu’il part, et il imagine ensuite ce qui doit être dit ou fait pour parvenir à son but. Le spectateur, au contraire, part de ce qu’il voit et de ce qu’il entend d’abord ; et il passe de là aux progrès et au dénouement de l’action, comme à des suites naturelles du premier état où on lui a exposé les choses. Il faut donc que ce que le poète a inventé arbitrairement pour amener ces beautés, devienne pour les spectateurs le fondement nécessaire dont elles naissent. En un mot, tout est art du côté de celui qui arrange une action théâtrale ; mais rien ne le doit paraître à celui qui la voit. Il y a certains sujets très beaux, mais d’une difficulté presque insurmontable, parce que leur beauté même tient à quelque défaut de vraisemblance qu’on ne peut éviter : c’est alors que le génie développe toutes ses ressources. L’art consiste à couvrir ce défaut par des beautés d’un ordre supérieur. Telle était, dans Tancrède, la difficulté d’empêcher que les deux amants ne pussent se voir et s’expliquer, ni avant ni après le combat. Que fait l’auteur ? Tancrède apprend de la bouche du père même d’Aménaïde, qu’elle est infidèle. Aucun chevalier ne se présente pour la défendre.
TANCRÈDE.
ARGYRE.
TANCRÈDE. QuiQue de beautés dans cette scène ! L’auteur saisit le moment d’une émotion si vive pour vous cacher le défaut de son sujet. Quel intérêt il annonce ! il vous donne beaucoup et vous promet davantage. Tancrède, vainqueur, ne pourra point parler à sa maîtresse ; mais vous vous y attendez. D’ailleurs, elle ne le verra qu’environné de ses ennemis, qui ne le connaissent point. Cette circonstance, toute nécessaire qu’elle est, cesse de vous le paraître, parce que, dans un moment que le spectateur ne pouvait point la prévoir, Tancrède a déjà résolu de partir sans voir Aménaïde. C’est là le comble de l’art. Dans le Fanatisme, il paraît nécessaire que Séide arrive dans la Mecque avant Mahomet. Mais est-il dans l’exacte vraisemblance qu’un jeune homme vienne ainsi se donner lui-même en otage, sans l’aveu de son maître ? L’auteur a bien senti ce défaut. Il en tire une beauté. Séide, en voyant Mahomet, s’écrie :
MAHOMET. Il eût fallu l’L’empressement de Palmire à justifier Séide devant Mahomet, qui abhorre en lui son rival, est aussi une beauté qui naît de ce léger défaut. Sémiramis est encore un modèle admirable de la manière de triompher des difficultés d’un sujet. L’auteur veut présenter le tableau terrible d’une reine meurtrière de son époux, immolée sur la cendre de cet époux par son fils même, qu’elle allait défendre contre un ministre qui fut complice de ses crimes. Mais comment amener Sémiramis dans le tombeau de Ninus ? Le poète, pour sauver cette invraisemblance, fait intervenir le ministère des dieux. Ce sont eux qui, depuis quinze ans, préparent tout pour la vengeance. Ce sont eux qui ont sauvé Ninias par les soins de Phradate ; ce sont eux qui ordonnent à Sémiramis de rappeler Arsace, et qui inspirent à la reine le dessein de l’opposer à Assur et de lui donner son trône. La majesté sombre et terrible du sujet, tout le rôle d’Oroès, le style et le grand intérêt, la leçon terrible donnée aux rois et même à tous les hommes : voilà l’artifice théâtral dont le poète se sert pour triompher de tant d’obstacles. Une des beautés de l’art dramatique, c’est de disposer tellement la pièce, que les principaux personnages soient eux-mêmes les agents de leur propre malheur. Voltaire y a rarement manqué. Sans parler d’Œdipe, qui est fondé d’un bout à l’autre sur l’ancien système du fatalisme ; c’est Brutus qui, dans la pièce de ce nom, veut, contre l’avis de Valerius, qu’on admette dans Rome l’ambassadeur toscan, qui doit séduire son fils ; c’est lui qui, par noblesse et par grandeur d’âme, a donné à la fille de Tarquin un asile dans sa maison ; c’est encore lui qui, au cinquième acte, s’écrie :
Admirez l’usage que l’auteur fait de ce personnage. Il ne le fait paraître que dans les moments où sa présence peut jeter de l’intérêt ou de l’effroi : c’est pour se plaindre à Messala, complice de Titus, des emportements de son fils ; c’est pour faire partir Tullie, dans le moment que son fils allait promettre de lui tout sacrifier ; c’est pour le charger du soin de défendre Rome, quand ce fils malheureux vient de la trahir. Dans Zaïre, c’est Orosmane et Zaïre qui sont les agents de leurs maux. La générosité d’Orosmane, qui délivre les chevaliers chrétiens, et celle de Zaïre qui a demandé et obtenu la grâce de Lusignan, amènent la reconnaissance de Lusignan et de sa fille, et tous les malheurs d’Orosmane et de Zaïre. Même artifice à peu près dans Alzire. C’est Alvarès qui a obtenu la liberté des prisonniers, parmi lesquels se trouvera son libérateur, qui deviendra le meurtrier de son fils. Préparer et suspendre, sont les deux grands secrets du théâtre. Un incident est-il d’une importance majeure : faites-le pressentir, mais sans le laisser deviner. Est-il moins intéressant : contentez-vous d’en laisser entrevoir le genre. Voyez avec quel soin l’auteur de Mérope insiste sur les moyens de détruire la puissance de Polifonte ! voyez comment il prévient toutes les objections qu’on peut lui faire ! C’est encore une adresse théâtrale d’aller au-devant des objections, fût-on même dans l’impossibilité de les détruire. Le spectateur, content de voir que l’auteur n’a point péché par ignorance, prend le change et impute tout à la difficulté du sujet. L’art de tenir les esprits en suspens, n’est pas moindre que celui de préparer. Cette adresse a souvent fait le succès de plusieurs ouvrages assez médiocres. C’est elle qui a soutenu si longtemps la Sophonisbe de Mairet. Nos grands maîtres n’y manquent jamais. En voici un des exemples le plus remarquables : il est tiré du Duc de Foix. Vamir, fait prisonnier par son frère, a pris les armes pour lui enlever Amélie. L’auteur veut prolonger, jusqu’à l’arrivée d’Amélie, l’explication qui doit apprendre au duc de Foix que Vamir est aimé d’elle, et qu’il n’a pris les armes que pour la lui arracher. Voyez avec quel art il y réussit ! Vamir reproche à son frère d’être révolté contre sa patrie. Le duc lui répond :
VAMIR. LE DUC. VAMIR. Il vaAmélie arrive, et c’est devant elle que se fait l’explication. C’est cet art de suspendre qui fait passer le spectateur de l’espérance à la crainte, du trouble à la joie : c’est l’artifice du cinquième acte de Tancrède. L’auteur n’a, pour occuper la scène, que le danger de Tancrède et l’incertitude des événements. Argyre envoie les chevaliers le secourir. Aménaïde est partagée entre la crainte et l’espérance. Sa confidente vient lui apprendre la victoire de son amant. Aménaïde se livre aux transports de sa joie ; et le retour d’Aldanon, qui lui annonce que Tancrède est blessé mortellement, la rejette dans le désespoir. Il faudrait parcourir les pièces de Racine et de Voltaire pour faire voir toutes les finesses de l’art dramatique ; et dans le comique, il n’y a pas une seule des bonnes pièces de Molière qui ne fasse admirer toutes les ressources de son génie et les finesses de son art.Comment ?LE DUC. VAMIR. Tout est LE DUC. VAMIR. LE DUC. Elle le doit du moins VAMIR. LE DUC.
Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.La comédie fait rire, parce que les sottises des petits ne sont que des sottises : on n’en craint point les suites. La tragédie excite la terreur et la pitié ; ce qui est signifié par le nom même de tragédie. La comédie fait rire ; et c’est ce qui la rend comique ou comédie. Au reste, la poésie dramatique fit plus de progrès depuis 1635 jusqu’en 1665 ; elle se perfectionna plus en ces trente années-là, qu’elle ne l’avait fait dans les trois siècles précédents. Rotrou parut en même temps que Corneille ; Racine, Molière et Quinault vinrent bientôt après. Mais il est inutile d’entrer ici dans de plus grands détails.
Il faut bien discerner le moment où l’action doit commencer et où elle doit finir, bien choisir le nœud qui doit l’embarrasser et l’incident principal qui doit la dénouer, considérer de quels personnages secondaires on aura besoin pour mieux faire briller le principal, bien assurer le caractère qu’on veut leur donner. Cela fait, on divise son sujet par actes et les actes par scènes, de manière que chaque acte, quelque grandes situations qu’il amène, en fasse attendre encore de plus grandes, et laisse toujours le spectateur dans l’inquiétude de ce qui doit arriver jusqu’à l’entier dénouement. Le premier acte est toujours destiné à l’exposition du sujet ; mais, dans les autres, il est de l’art du poète de ménager dans chacun, des situations intéressantes, de grands troubles de passions, et des choses qui fassent spectacle. En conséquence, on distribue les scènes de chaque acte, faisant venir pour chacune les personnages qui y sont nécessaires ; observant qu’aucun ne s’y montre sans raison, n’y parle que conformément à sa dignité, à son caractère, n’y dise que ce qui est convenable et qui tend à augmenter l’intérêt de l’action. Les parties du drame étant ainsi esquissées, ses actes bien marqués, ses incidents bien ménagés et enchaînés les uns aux autres, ses scènes bien liées, bien amenées, tous ses caractères bien dessinés, il ne reste plus au poète que les vers à composer. C’est ce que le grand Corneille trouvait de moindre dans une tragédie. Quand l’échafaudage d’une de ses pièces était dressé, qu’il en avait tracé le plan :
« Ma pièce est faite, disait-il ; je n’ai plus que les vers à faire. »Aristote donne l’idée d’un plan de drame dans sa poétique, mais tracé seulement en grand et sans descendre dans les détails. Soit que l’on travaille, dit-il, sur un sujet connu, soit que l’on en tente un nouveau, il faut commencer par esquisser la fable et penser ensuite aux épisodes ou circonstances qui doivent l’étendre. Est-ce une tragédie ? Dites : Une jeune princesse est conduite sur un autel pour y être immolée ; mais elle disparaît tout à coup aux yeux des spectateurs, et elle est transportée dans un pays où la coutume est de sacrifier les étrangers à la déesse qu’on y adore. On la fait prêtresse. Quelques années après, le frère de cette princesse arrive dans ce pays ; il est saisi par les habitants et sur le point d’être sacrifié par les mains de sa sœur. Il s’écrie :
« Ce n’est donc pas assez que ma sœur ait été sacrifiée, il faut que je le sois aussi ! »À ce mot il est reconnu et sauvé. Mais pourquoi la princesse avait-elle été condamnée à mourir sur un autel ? Pourquoi immole-t-on les étrangers dans la terre barbare où son frère la rencontre ? Comment a-t-il été pris ? Il vient pour obéir à un oracle ; et pourquoi cet oracle ? Il est reconnu par sa sœur ; mais cette reconnaissance ne pouvait-elle se faire autrement ? Toutes ces choses sont hors du sujet ; il faut les suppléer dans la fable. Selon le même Aristote, il faut dresser tout le plan de son sujet, le mettre par écrit le plus exactement qu’on le peut, et le faire passer tout entier sous ses yeux ; car en voyant ainsi nous-mêmes très clairement toutes ses parties, comme si nous étions mêlés dans l’action, nous trouverons bien sûrement ce qui sied, et nous remarquerons jusqu’aux moindres défauts et jusqu’aux moindres contrariétés qui pourraient nous être échappées. Il veut encore qu’en composant on imite les gestes et l’action de ceux qu’on fait parler ; car, de deux hommes qui seront d’un égal génie, celui qui se mettra dans la passion sera toujours plus persuasif : et une preuve de cela, c’est que celui qui est véritablement agité, agite de même ceux qui l’écoutent ; celui qui est en colère, ne manque jamais d’exciter les mêmes mouvements dans le cœur des spectateurs. Une invention purement raisonnable, dit le grand Corneille, peut être très mauvaise ; une invention théâtrale que la raison condamne dans l’examen, peut faire un très grand effet : c’est que l’imagination émanée de la grandeur du spectacle se demande rarement compte de son plaisir. Si, dans le plan qu’on trace de son sujet, on commence par une situation forte, il faut que tout le reste soit de la même vigueur, ou il languira. Il est donc bien essentiel, en crayonnant son dessin, de ménager les situations de manière qu’elles deviennent toujours plus frappantes, plus intéressantes, plus terribles. Il faut commencer par le plus faible pour aller par degrés au plus fort. Le plan d’un drame peut être fait et très bien fait, sans que le poète sache rien encore du caractère qu’il attachera à ses personnages. Des hommes de différents caractères sont tous les jours exposés à un même événement. Celui qui sacrifie sa fille peut être ambitieux, faible ou féroce ; celui qui a perdu son argent peut être riche ou pauvre ; celui qui craint ; pour sa maîtresse, bourgeois ou héros, tendre ou jaloux, prince ou valet : c’est au poète à se décider pour l’un ou pour l’autre. Une des meilleures règles pour bien former un plan, c’est de diviser l’action principale en cinq parties bien distinctes, qui fassent autant de tableaux différents qui ne se confondent pas les uns dans les autres, et qui mettent une espèce d’unité dans chaque acte. Cette méthode produit nécessairement deux effets ; elle facilite l’attention du spectateur, parce que les choses, plus liées entre elles, se lient aussi plus facilement dans son esprit ; et elle augmente d’ailleurs son émotion, parce qu’il est frappé plus continûment par le même endroit.