Chapitre IV. Littérature dramatique
Il n’y a pas beaucoup de littérature dans les pièces qui se jouent chaque
soir à Paris et il y a peu de jeunes auteurs joués, ce qui explique la brièveté de ce
chapitre.
Sur l’art dramatique d’aujourd’hui, il n’y a qu’un cri : le théâtre français est en
décadence53. Ici, se vérifie, une fois de plus, la
vérité des paroles de M. Charles Maurras. Les auteurs dramatiques vont au succès
c’est-à-dire à l’argent en flattant le mauvais goût public et en l’exagérant, et, comme
le théâtre rapporte infiniment plus d’argent que le roman, il est descendu plus bas. Les
auteurs dramatiques ont même inventé une expression : Ce n’est pas du
théâtre pour dire « voilà une pièce littéraire,
originale, morale,
qui ne fera pas d’argent », et une autre expression, « C’est du théâtre » pour dire
« voilà une pièce banale, faite avec des ficelles qui ont déjà servi et dont on est sûr,
évocatrice d’émotions mille fois soulevées, d’une morale sans élévation, d’une gaieté
vulgaire, d’une langue prétentieuse ou peu sûre, mais cette pièce ira à la
centième ».
Durant les deux siècles qui dominent notre littérature et la littérature de l’Europe la
supériorité française s’établit au théâtre par la comédie de mœurs et la tragédie. Plus
tard, mais avec une autorité moindre, le drame romantique fit sonner le pur métal de ses
tirades éclatantes et déplacées. Depuis, nous en sommes tombés à la comédie de
sentiment, au tragique larmoyant et bavard qui de La Chaussée, lequel savait au moins le
français, s’abaisse encore jusqu’à Brieux, nous sommes tombés au vaudeville morne, à la
farce niaise, à des compromis entre le music-hall, la maison close et le vaudeville qui
n’ont même plus l’intérêt de chacun de ces genres si l’on peut dire. Nous avons eu les
pièces à terreur, les pièces à surprises macabres, de la parade italienne de Ruzzante
nous descendons au drame chirurgical, l’ancienne scène à effet du mélodrame servie,
seule, avec beaucoup d’épices et sans sauce. Du tragique olympien d’Eschyle au tragique
de M. Méténier. Et qu’on nous entende, ce n’est pas le fond de ces pièces que nous
condamnons, c’est le procédé, le style, la composition,
leur caractère de
faits divers qui les situe en dehors même des productions françaises. La tragédie a
évolué entre M. Rostand et M. Méténier54. La comédie
entre M. Bisson et M. Grenet-Dancour.
« Jonglerie des mots, néant brutal du sens »
, c’est
un universitaire qui juge ainsi M. Richepin (Jean) ; qu’eût-il dit de M. Jacques
Richepin ? Tout le monde est d’accord, le drame romantique est sans pouvoir sur le
public et ses derniers bourreaux, à quelques exceptions près, ne savent même plus
l’art des beaux vers inutiles. Le succès même de l’Aiglon ou Cyrano ne doivent plus nous faire illusion. C’est la dernière lueur
avant l’ombre définitive, le dernier surgeon, la dernière poussée de sève au tronc de
l’arbre mort. L’esthétique caduque du romantisme ne s’anime plus, même au contact des
jeunes énergies. La Cavalière, Cadet-Roussel, Falstaff, Derceto
n’auraient même pas l’excuse des rythmes sonores. Malgré M. Catulle Mendès qui prône
encore un théâtre de rêve, mâtiné de Marivaux, de Tabarin et d’Eschyle, le public, qui
accepta tant de médiocres mélos, n’accepte plus les personnages chaponnés de
Shakespeare. Ni pantalonnade, ni bonbons à la cantharide. Pourtant il ne faut pas
tout condamner impitoyablement. Quelques jeunes hommes autour de M. Maurice
Magre ont organisé le théâtre des Poètes qui ne joua guère que des drames romantiques
— un peu différents de ceux de M. Richepin et meilleurs. Grâce à une versification
moins vaine, ils obtinrent certains effets heureux.
« Les Poètes » jouèrent l’Or de M. Magre, Imperia
de M. J. Valmy-Baysse, La Peur d’Aimer de G. Fréjaville, Louis XVII de G. Fauchois, Le Matamore d’Arnyvelde. Le
théâtre de Maurice Magre continue le romantisme wagnérien, les autres pièces, toutes
historiques — on le remarquera — ont des orientations différentes. L’lmpéria de J. Valmy-Baysse tente une synthèse de la Renaissance Italienne, et
se rapproche également du romantisme et du symbolisme. Le Louis XVII
de Fauchois et l’Exode du même sont des pièces décidément bien mal
écrites. Les deux autres marivaudages peuvent plaire à M. Mendès. L’entreprise de
M. Magre a échoué mais elle a fait connaître des auteurs qui, malgré leur erreur
initiale, comptent au nombre des réformateurs. M. Valmy-Baysse, auteur d’agréables
poèmes, et dont on doit attendre de bonnes pièces a organisé au Théâtre-Trianon des
récitations de poèmes précédées de conférences. MM. Payen et Vuillermoz l’avaient
précédé par une initiative semblable.
Un double courant nous éloigne du romantisme :
I. La Renaissance du théâtre idéaliste et de la
tragédie, due à la
renaissance du théâtre de plein air.
II. L’avènement de la tragédie moderne, la réalisation du tragique quotidien rêvé par
les Goncourt55.
Elle a été surtout mise en valeur par le théâtre de plein air dont M. Paul Mariéton
a, le premier, assuré et préparé le développement. D’autre part c’est aux Symbolistes
(au théâtre d’Art de M. P. Fort et aux chefs-d’œuvre de Maeterlinck), à la longue
persévérance, l’intelligence extrême de M. J. Péladan qu’il faut faire honneur de la
renaissance idéaliste qui nous a mené à la tragédie. C’est parmi les essais incomplets
du théâtre symboliste et les tragédies d’hier, qu’il faut chercher des indications sur
notre avenir dramatique.
La Victoire de Saint-Georges de Bouhélier, Phyllis et le Dieu Nouveau de Paul Souchon, L’Hydre de Charles Méré, Dionysos de J. Gasquet nous montrent
ce que sera ce théâtre historique, idéaliste, idéologique,
vivant conflit de sentiments éternels, différent néanmoins du théâtre
classique.
M. Gabriel Boissy écrit :
« … D’une succession de faits, un fait majeur s’impose : les lettres françaises,
sommeillantes ou vagissantes depuis l’époque romantique, entrent aujourd’hui en
effervescence ; un nouvel âge se prépare par les efforts convergents d’un groupe
nombreux d’esprits toujours jeunes ou de jeunes esprits. En eux seuls l’on sent cet
idéal supérieur, ce besoin impérieux qui les unit malgré toutes les dissemblances de
manière, malgré les rivalités individuelles et les pousse à une
action commune et presque inconsciente pour constituer et imposer un Art grandiose
et nouveau. Cet Art a choisi, comme principale expression, l’expression théâtrale et
dans cette expression plus spécialement, la forme tragique56.
« … Je rappellerai seulement les nombreuses représentations méridionales : à
Orange, sous l’impulsion initiale de M. Paul Mariéton, puis de Mme Caristie-Martel et de M. Silvain ; à Nîmes, à Cauterets, par les efforts
de MM. le Dr Meillon et Labruyère ; je signalerai aussi les
théâtres régionaux fondés par
MM. Pottecher à Bussang (Alsace) ;
Anatole le Braz, en Bretagne ; Gabriel Nigond, en Berry ; et enfin les tentatives de
MM. Georges Dumesnil en Dauphiné ; P. Corneille, à la Motte-Sainte-Heraye (Poitou) ;
Cloarec, à Ploujean ; Léon Le Clerc et R. de la Villehervé, en Normandie et le Théâtre Antique de la Nature d’Albert Darmont à Champigny la
Bataille.
« … Parallèlement à ces réalisations, un grand nombre d’études, les unes
théoriques, les autres critiques, ont été publiées ; des conférences ont été
faites : ainsi s’est peu à peu étendue et essayée la Volonté novatrice qui, bientôt,
régnera. L’une de ses dernières et non des moindres manifestations a été la série de
spectacles donnée par le théâtre de l’Œuvre. L’Œuvre s’était
consacrée jusqu’ici au drame scandinave, drame idéologique, puissant mais froid,
profond mais inesthétique. Avec une intelligence dont il faut le louer, M. Lugné-Poë
s’est employé, puisque les lieux officiels ou boulevardiers restent ignares, dans le
sens nouveau. Tandis que les autres théâtres s’obstinent aux banalités et aux
redites, en un mois M. Lugné-Poë a offert à Paris trois œuvres de manières
différentes, de nature éminemment originales, mais toutes trois exubérantes de la
jeune et régénératrice sève : la foi en l’idéalité des formes
parallèles à l’idéalisme des pensées.
« … Par ses poèmes, par ses nouvelles tragédies, M. Joachim Gasquet s’est imposé
comme l’un des plus personnels et des plus hauts poètes de l’actuelle
Renaissance. À la tête de cette nouvelle et hautaine phalange, parce qu’il fut le
premier et reste le plus original, marche l’auteur de la Prométhéide, d’Œdipe et le Sphinx, de Sémiramis et de Babylone, M. Péladan. Bien qu’il soit très
italien, M. d’Annunzio a tant emprunté à la France qu’il participe, par les Victoires mutilées, à notre effort, accompagné d’une multitude
d’autres poètes supérieurs ou remarquables : MM. Catulle Mendès, avec sa Médée (d’ap. Euripide) ; Jean Moréas avec Iphigénie et Ajax (d’ap. Euripide et Sophocle) ; Suarès,
avec la Tragédie d’Elektre et d’Oreste (publiée aux cahiers de la quinzaine) : Albert Samain, avec Polyphème,
Mécislas Golberg avec un Prométhée repentant : Ricciotto Canudo
avec le Délire de Clytemnestre et le Bûcher
d’Hercule ; Jules Bois avec Hippolyte couronné (que reprend
l’Odéon) ; Louis Bertrand avec une Sophonisbe ; Gabriel Nigond
avec Samson et Dalila et même M. Rivollet, adaptateur qui sait
avec art réduire les belles œuvres : dans un ordre quelque peu différent, mais
parallèle, voici MM. Édouard Schuré, le maître du Théâtre de
l’âme ; Élémir Bourges avec la Nef ; André Gide avec le Roi Candaule et Saül, Maurice Magre, Valmy-Baysse, Gabriel Trarieux,
Ernest Gaubert qui prépare une Électre, René Fauchois, Olivier de
La Fayette, Arnyvelde, d’autres que j’oublie, d’autres que j’ignore, d’autres enfin,
qui attendent l’heure où se manifester… »
Dans le prologue de Dionysos J. Gasquet se réclame
de
l’enseignement orphique et affirme son intention de renouer le drame philosophique et
religieux. Au contraire M. Paul Souchon en avant-dire de Phyllis
nous fait présenter son désir de créer une tragédie moderne. Ces tendances
dissemblables, M. de Bouhélier, confusément, il est vrai, les avait pressenties et les
mêlait en sa Tragédie du Nouveau Christ et dans la
Victoire, œuvres inégales, manquées, énorme effort égaré dans le vide mais qui
dénote une ardeur considérable, un tempérament audacieux.
En dehors de ce courant, il faut noter diverses tentatives qui n’ont pas trouvé
l’impressario intelligent ou aventureux. Les cuirs de Bœufs et Compère Renart de M. Georges Polti, l’auteur des 36
situations dramatiques qu’on a tant pillées depuis.
C’est le théâtre dit injouable, parce qu’il paraît trop plein de
pensées ou de paroles neuves et éternelles aux frivolités de notre public. Nous ne
partageons pas pourtant l’opinion des gens de théâtre qui condamnent à l’avance la
réalisation sur la scène de ces œuvres. Les drames de Shakespeare et de Wagner au
point de vue métier — comme on entend ce mot aujourd’hui — présentaient des
difficultés autrement ardues.
M. Paul Claudel défie l’analyse : M. André Gide le
juge ainsi : « M. Claudel a-t-il songé peut-être à cet étrange et beau titre, à
“l’Arbre de la Croix” ? — Il se dresse à l’extrémité de ses drames. Il forme centre
du quinconce. On est tout stupéfait, de quelque côté et par quelque chemin qu’on y
vienne, de se retrouver à son pied. Ces chemins mènent tous à Rome. Mais ces chemins
sont étrangement beaux. — Nous connaissions depuis longtemps déjà Tête
d’Or et La Ville ; une version très différente, de ce
dernier drame avait paru plus récemment dans Le Mercure ; L’Échange avait paru dans L’Ermitage, l’an passé ;
La jeune Fille Violaine et Le Repos du Septième
Jour, inédits encore, malgré d’admirables parties, sont moins bons. — Réunis
d’un coup en volume, ces cinq drames manifestent un travail et une puissance
d’invention considérables. — Aucune analyse, si détaillée soit-elle, ne peut donner
aucune idée de ces cinq drames ; ils ne rappellent quoi que ce soit, et l’on est
étonné qu’ils existent ; ils semblent palpiter et vivre, avec des organes nouveaux,
agiter des bras inconnus, respirer avec des branchies, penser avec les sens, et
sentir avec les objets ; — mais ils vivent pourtant ; ils vivent d’une vie rouge et
violente, pour étonner, rebuter et exaspérer le grand nombre, pour enthousiasmer
quelques-uns. »
La Dame à la Faux de M. Saint-Pol-Roux, constitue
un drame étrange, éloquent, le plus complet
chaos des métamorphoses,
au-delà et au-dessus des formules admises, en plein ciel d’émotion de pensée que
M. Degron admirait :
« La Dame à la Faulx, c’est la Mort, — la “Vendangeuse aux doigts
d’Octobre”. Bravée, menacée, elle prend sa revanche, mettant son plaisir âpre à
torturer ceux qui s’approche d’elle. Laide d’abord, belle ensuite, elle est
l’attirante… Et c’est ainsi que Magnus, l’homme — la Beauté, la
Perfection, la Vie — tombe à ses pieds, tranché par son coup de faulx, après avoir
donné tous les baisers d’amour à sa vierge aimée, à Divine, pâle
fleur de lis qui meurt, elle aussi, peut-être parce qu’elle ressemblait trop à
l’Aurore !
« Voici la Dame à la Faulx qui parle :
« Enfin, écoutez l’amante, Divine, soupirer à son amant :
Et qui sera selon ta
chair et qui sera selon ton
âme ;
Et mon
âme et ma
chair veulent ce que tu veux
,
« Que vous dirai-je de plus ?… Les côtés admirables du livre ? Cortège de la folie,
Mort de Divine. Entrée de la Dame dans le palais de Magnus, la Mort de Magnus ;
Beautés poignantes, Scènes d’angoisse et d’amour, qui vous ravissent et vous
bouleversent, hurlantes d’humanités !… »
Le Roi Bombance de M. F. T. Marinetti, a la
truculence de couleurs, d’odeurs et de sens d’une kermesse flamande. C’est tour à tour
la Fête du Village de Téniers, l’Enfer de Dante et
le fouillis archaïque, sinistre, mélancolique et profond d’une composition d’Albert
Durer et le rire énorme de Rabelais. Satire des éternels retours de l’appétit
populaire, satire des vices, des désirs de la foule, satire des meneurs d’homme, le
Roi Bombance grouille d’une vie innombrable et puissante. Les dons
fougueux du poète de Destruction et de la Conquête des
Étoiles s’y épanchent avec une libéralité sans mesure, mais quel amphithéâtre
suffirait à un tel déroulement symbolique et précis des passions de l’estomac
universel.
M. Ricciotto Canudo est difficile à classer. Ses idées
très originales, son lyrisme philosophique transportés au théâtre (Le
Délire de Clytemnestre), sont à retenir. Il veut représenter l’idéal
méditerranéen avec plus de souci de pensée que d’action dramatique !
L’Antonia de M. Éd. Dujardin, les Flaireurs de
Van Lerberghe, Madame la Mort de Rachilde datent, en dehors de notre
étude.
On déclare également injouables : le Saül de
M. Gide qui n’a pas été joué et le Roi Candaule qui le fut. De la
première de ces pièces on peut affirmer qu’elle est un chef-d’œuvre ; de la seconde qu’elle plut à un public d’élite, malgré les erreurs de
l’interprétation. Théâtre moral, parfaitement possible devant un vrai public, d’un
intérêt plus soutenu qu’on ne peut l’avouer, Saül et le Roi Candaule seront jouées régulièrement quelque jour et lors, on s’étonnera
de l’inintelligence de notre critique actuelle. Les tragédies morales de
M. Édouard Ducoté (Circé, le Barbier du Roi Midas,
etc…), s’apparentent à celles de M. André Gide. Elles ont des qualités parallèles de
clarté, de style net, de grâce, de pensée souriante. Celles de M. H. Ghéon (Le Pain, l’Eau de Vie) sont plus âpres. Citons encore
l’Hypathie, Pigmalion et Daphné de M. Gabriel Trarieux, Les Amazones, les Amants d’Arles de M. Henri Mazel, ce
défenseur obstiné de la gloire latine.
Il y a eu, vers 1896-1899, toute une poussée vers le théâtre social57. L’insuccès devait rapidement
éteindre les ardeurs de la jeunesse. « L’avenir du théâtre est là »
,
déclarait M. Maurice Le Blond. « Non seulement je crois qu’un auteur peut
évoquer une synthèse intense des luttes sociales du temps présent, mais j’estime
encore qu’il le doit, affirmait M. Viollis. »
Les faits ont démenti cette
belle assurance.
M. Antoine produisit la Guerre au Village de M. G. Trarieux. Nous
eûmes encore le Domaine de M. Lucien Besnard et
l’Affaire Grisel du même, le Chemin des Ruines
de Jean Thorel, les tentatives de M. Lucien Gleize, de Mme Marni
pour aboutir au théâtre de M. Jean Jullien (la Poigne et l’Oasis) et à la Clairière ou aux Oiseaux
de Passage de MM. Donnay et Descaves.
Ce qui manqua surtout à l’épanouissement du drame social, ce fut une scène et un
public. Antoine seul ose de temps à autre quelque tentative de ce genre. En dehors de
cet acteur, il n’y a plus que le Cercle « des Escholiers » et « l’Œuvre » ? C’est peu
pour tant d’ambitions. Récemment M. Pottecher,
devant des auditeurs
sincères et vraiment populaires, a essayé à Bussang le pouvoir de la comédie sociale.
Il n’a qu’à continuer.
Le bilan est simple58. L’Indiscret de M. Edmond Sée, Maman Colibri d’Henry Bataille, les Affaires sont les
Affaires, de M. Mirbeau, les Ventres Dorés, de M. Émile
Fabre… et puis, une peinture de mœurs factices, de mœurs irréelles, qui nous valent,
de par le monde, la réputation d’un peuple uniquement préoccupe de problèmes sexuels
et surtout d’adultère.
Pourtant la génération qui suit ces deux maîtres, Becque et G. de Porto-Riche nous a
donné MM. Edmond Sée, André Picard, Henri Bataille. Les deux premiers n’ont pas fourni
encore toute leur mesure, mais comptent déjà, le dernier a écrit peut-être les seules
comédies de ce temps qui ont chance de survivre avec celles de M. Émile Fabre.
M. Henry Bataille. Il débuta par Ton Sang qui qui
posait un problème éternel et moderne et la Lépreuse, évocation de
légende et de sentiment. Dans toutes les pièces qui suivront il unira le poète au
psychologue, le rêve à la vérité la plus stricte et par là il sera plus
vrai que tant d’autres. Sa sensibilité subtile éclaire son observation. Il y voit avec
son cœur ; sa vérité n’est pas celle du statisticien ni celle du photographe ; sa
préoccupation du détail ne nuit pas aux effets de l’ensemble, le Masque,
Maman Colibri, la Marche Nuptiale réalisent le théâtre
d’aujourd’hui le plus intense, le plus sobre, le plus vrai que nous ayons eu depuis
Amoureuse, depuis Porto-Riche et depuis Jules Renard.
M. Émile Fabre : C’est un Balzacien. Sa vérité est plus extérieure
que celle de M. Bataille. Il n’est point poète. Il est tragique, puissant, pessimiste.
De son Timon d’Athènes aux Ventres Dorés, c’est de
la peinture de caractère, intense et amère. Il est revenu aux procédés classiques.
Chez lui, rien qui ne concoure à l’action ou à la pure intelligence des caractères.
C’est un Balzacien dont le style est plus net et plus simple.
M. Franc-Nohain par Vingt mille âmes se révélait
peintre exact et assuré des mœurs provinciales ; par La Fiancée du
Scaphandrier, Papa les P’tits Bateaux, Aux temps des Croisades, etc…, il
renouvelait la fantaisie et la poussait aux limites où elle atteint à la fois la
comédie d’observation et la satire
philosophique. M. Alfred
Jarry avec Ubu-Roi créait une formidable caricature du
bourgeois qui atteignait aux cauchemars rabelaisiens et aux imaginations de Swift. M. Roger Le Brun, dans Le Bonheur des Hommes
essayait le drame moderne le plus simple et le plus émouvant, parce qu’éternel, la
révolte du sang et l’orgueil du sacrifice. On sait quel délicieux conte dramatique
nous a présenté M. André Rivoire avec Il était une
Bergère et le comique de MM. Edmond Guiraud, Pierre Soulaine
mérite qu’on s’y arrête.
La confusion n’est pas moindre au théâtre que dans le roman ou la poésie. Ici,
encore, bien qu’elle ait survécu dans les journaux, la critique dramatique doit
accepter une part de responsabilité dans la décadence de notre théâtre. À force de
complaisances — d’autant que certains critiques sont aussi des auteurs — elle a
diminué elle-même son autorité et nous avons pu juger, lors d’un incident récent, le
cas que les directeurs faisaient d’elle.
Cependant il semblerait ici, comme partout, qu’il y eut un retour vers la simplicité
et la vérité. M. Édouard Schuré déclare :
« Or, parmi les temples nécessaires, il n’en est pas que notre temps appelle d’un
plus impérieux désir que le théâtre.
« Le théâtre, ce miroir de la vie, est un mouleur formidable de l’âme des foules et
même de l’âme de l’élite. Car il agit sur l’être humain tout entier :
sens, âme, esprit ; et il agit par un exemple, par une action éloquente, aussi
réelle et plus intense que la vie. Son influence est capitale dans le bien comme
dans le mal. S’il n’est pas une école de beauté, de vérité et de renaissance, il
devient fatalement une école de laideur, de mensonge et de mort. Qu’il soit
l’esclave du luxe, de la frivolité et de la spéculation industrielle, comme dans
notre société aveulie, et le théâtre ne sera guère autre chose que le reflet
chatoyant et trompeur des vices, des ignorances et des lâchetés d’une époque. Mais
placez à son centre l’âme consciente avec tous ses pouvoirs, faites rayonner à son
foyer incandescent la divine Psyché, déployez ses ailes — et le théâtre sera le
miroir de la vie meilleure, l’éducateur du peuple, l’initiateur qui conduit l’homme
à travers la forêt de la vie et les mirages du rêve au sommet des plus hautes
vérités. Le théâtre actuel est l’image docile et passive de l’histoire et de la
société ambiante. Le théâtre de l’avenir remoulera l’homme et la société à son
image. Car il sera le temple de l’idée, le foyer ardent de l’Âme consciente, libre
et créatrice. »
Sans doute. Mais il y a place pour deux théâtres, Corneille et Molière, la peinture
du meilleur et du pire. Toute renaissance se résumera ici : Tragédie59,
tragédie élargie aux ressources et aux
embellissements du théâtre de plein air : comédie de mœurs. Il n’y a place sur la
scène que pour le poète et l’observateur. D’ailleurs le music-hall n’empiétera pas sur
le théâtre ; il a une place importante à prendre dans le domaine de la beauté, mais
elle est surtout artistique et non littéraire.
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