Chapitre II. La poésie lyrique
Il est difficile de classer les poètes. Ils répugnent à tout ordre. Nous
n’avons pas même la ressource de les diviser suivant qu’ils pratiquent le vers libre ou
la prosodie traditionnelle, en effet beaucoup de poètes ont usé alternativement de ces
deux métriques. Cependant on doit avouer que la défaveur du vers libre est allée en
augmentant, de 1895 à 1905. En ce moment, il y a un arrêt. Quelques jeunes hommes
groupés à nouveau autour de M. René Ghil ou de M. Paul Fort dans les revues Les Écrits pour l’Art et Vers et Prose, tentent d’infuser un
sang nouveau au vers libre dont M. Gustave Kahn se dit l’inventeur. Nous adopterons les
dénominations générales des groupes, tout en prévenant le lecteur de leur élasticité.
Nous ne les considérons guère que comme un simple artifice de typographie.
M. Saint-Georges de Bouhélier. — Églé ou
les Concerts Champêtres, Les Chants de la Vie ardente célèbrent avec l’héroïsme
des hommes, la force des saisons, le tourbillonnement des énergies naturelles. De
Bouhélier est une âme violente et troublée qui n’a soif que d’harmonie, M. Montfort le
déclare :
« … Son amour du rythme devait l’empêcher de s’accommoder du vers libre, dont la
cadence plus composée, est imprécise encore. Il est revenu au vers classique pour
ses strophes bien sonnantes et assurées. Et à juste titre il s’est peu servi de la
rime, qui depuis les excès des Parnassiens, est devenue à nos oreilles tellement
insupportable, qu’une rime riche maintenant nous paraît plutôt une faute de goût et
un manque de beauté qu’une preuve d’art ou de sentiment. »
Son âme, qui s’apparente parfois à celle des poétesses ultra-romantiques, se complaît
dans des décors de nature idéalisée suivant le cœur de Mme de
Staël. Il mêle à ses expansions lyriques des didactismes agréables, des leçons de
morale antique :
M. Michel Abadie
« de qui l’œuvre illustre en nos rêves demeure inconnue28 »
, est tour à tour grandiloquent, emphatique,
pathétique et fastueux, comme on disait jadis, mais il vaut mieux que les lourdes
louanges de ses amis ne tendent à le laisser croire.
M. Albert Fleury a une sensibilité , frêle, exquise,
influencée parfois de Verlaine. Il a
dit le charme enveloppant et imprécis
des soirs. Sa poésie est douce, intime, aisée.
M. Pierre Camo, de sa terre natale a retenu le sens des couleurs,
des parfums, l’harmonie voluptueuse des paysages. Nonchalant et régulier, son vers
éminemment plastique, rappelle parfois Samain et Heredia.
Maurice Magre est un poète, il n’est, peut-être, que
cela, mais combien parmi ceux qui croient être davantage ne sont pas même cela. Car,
Maurice Magre est instinctivement un poète. Il ne pouvait pas ne pas
l’être et, précisément, les défauts dont on lui tient rigueur, et que nous signalerons
(surtout son manque de mesure), témoignent en faveur de l’intensité lyrique de ses
dons.
Son inspiration la plus personnelle lui vient de son amour sincère des humbles, de
son intelligence clairvoyante de la poésie quotidienne et surtout d’une grande
simplicité d’émotion. Par là, il a mené la muse parmi des chemins neufs, dans les
laboratoires et les usines, et lui a dicté des paroles durables (Le Poème
de la Jeunesse ; la Chanson des Hommes).
Mais il y a aussi dans son œuvre de l’humanitairie, du wertherisme. Il y
a de l’anarchie de cabinet particulier, du réalisme d’hôtel meublé, de la philosophie
de loge de comédienne.
Souvent tout un poème séduisant dès l’abord, ne résiste pas à une seconde lecture, on
aperçoit cette originalité qui est à l’art original ce qu’une toilette de café-concert
est à une toilette de bon goût. Et ces défauts sont encore plus apparents dans le
théâtre actuel de Maurice Magre, toute son œuvre présente ainsi l’aspect du camp de
Wallenstein. Il y a des troupes d’élite et des archers déguenillés, des bohémiens, des
juifs, des singes et des filles. Mais elle est aussi, la Muse de Magre, comme Carmen,
souvent en loques et pieds nus, bêtement sentimentale, et cependant lorsqu’elle danse
avec du cuivre imitant l’or dans ses cheveux, elle domine les amants et les conduit
jusqu’à la mort. Et lorsqu’elle laisse à découvert sa gorge brune et nue, qui donc
songerait à ses vêtements disparates ou à son geste incorrect. Elle a toutes les
grâces, toutes les audaces et toutes les fiertés, elle est la princesse errante, Peau
d’Âne sur les routes. Et surtout à certains jours, sa voix est si pure et son cœur si
profond qu’on reconnaît en elle, le sang des grands poètes, la voix des meneurs
d’hommes. Dans ces instants, elle est bien une incarnation messianique ; ses paroles
sont inédites et telles que les premiers lyriques de notre race les voudraient avoir
dites.
M. Marc Lafargue. — Dans l’Âge d’or
dénote une intelligence clairvoyante, un lyrisme un peu froid, légèrement artificiel.
Ses qualités de critique très vives ne sont pas sans nuire à son enthousiasme. Mais il
a des dons précieux d’émotion contenue, un amour trop raisonné de la nature.
M. Henri Muchart. — Dans la Revue Périgourdine,
M. Henry Cellerier écrit sur ce poète (août 1903).
« Parcourons la table des Balcons sur la Mer : chaque titre
évoque une couleur ou une forme nettes. Ouvrons le livre : chaque mot — plus
exactement, chaque épithète — vise à la détermination d’un détail réaliste :
« Il faut bien le reconnaître, cette strophe, qui a la dureté anguleuse
d’un beau marbre bigarré, éblouit l’œil plus qu’elle ne parle directement à l’esprit
ou au cœur. Muchart a rendu admirablement le pittoresque de son pays ; il ne l’a pas
pénétré de cette pointe spirituelle dont palpitent les œuvres françaises. C’est un
“barbare” qui ignore ou dédaigne les jeux de la pensée et les effusions du
sentiment, pour s’adonner à la griserie des sens… »
M. Emmanuel Delbousquet se souvient de René Ghil, de H. de Régnier,
de Leconte de Lisle ; l’âme ardente, éclatante et sonore de sa province est en lui.
M. Marc Lafargue a dit à son propos : « Delbousquet est Gascon, Toulouse est
pour lui son centre intellectuel ; sa patrie c’est le pays qui va de la Garonne à
l’Océan et aux Pyrénées. Ramiers et jardins de l’Âgenais, dunes de l’Océan, neiges
du Béarn, voilà ses frontières. Passé la Gironde au nord, tout lui est étranger.
Être bizarre, direz-vous, étroit, peu français, sans humanité. C’est une erreur. Nul
n’est plus français. Il l’est à travers sa province. C’est elle, cette terre, qui
met de l’ordre dans son esprit. Il reprend par sa belle vie le sens de la
tradition ; il s’éprend naturellement de Racine et de Chénier ; il écrit
d’admirables églogues d’une pureté classique ; il devient enfin, tous les jours,
plus vigoureusement organisé. »
M. Jean Viollis débuta par la Guirlande des
Jours, poèmes qui présagent le délicat et délicieux conteur que M. Jean Lorrain
signala dans un article retentissant.
M. Jean Vignaud (L’Accueil) a su trouver des
accents d’une tendresse lyrique émouvante et d’une harmonie sobre.
Mme et M. Nervat (J. Nervat et Marie Caussé)
publiaient vers ce temps Les Cantiques du Cantique, dont Henri de
Régnier disait qu’ils contiennent de fort jolis vers où alternent deux voix, l’une
plus grave, l’autre plus tendre. Ce sont des vers d’amour. « Deux destins se
sont rencontrés et unis pour les bons comme pour les mauvais jours. C’est pendant de
longues fiançailles que ces vers ont jailli de deux âmes qui se sont penchées l’une
vers l’autre pour se pénétrer »
, dit la préface, « et, comme des
enfants qui ont trouvé un beau papillon le montrent à tout
venant, au
bout de l’épingle avec laquelle ils l’ont transpercé, elles ont fixé dans l’ombre,
avec le rythme, le beau papillon de leur amour et fervemment, le portent à la
clarté »
. Aimons-en donc le vol double et les délicates diaprures, d’autant
mieux que ces gracieuses strophes, nées de circonstances sympathiques, ont des
qualités intrinsèques de simplicité et d’harmonie.
Depuis, ils ont composé les Rêves unis (1905).
Au groupe Toulousain, on rattache encore :
MM. Gustave Fréjaville (Près de Toi), Léon Lafage, Fernand Pradel, Georges Bidache, M. Touny-Lérys (Chansons Dolentes et Indolentes), M. Joseph-Marie
Bosc, poète de la nature, très ému, très doux, très souple dont les vers sont
pleins de parfums et d’eaux chantantes (Du Printemps aux Automnes),
Roger Frêne (Paysages de l’Âme et de la Terre),
Daniel Thaly (La Cité du Sud), Georges Gaudion (Des Petits Pas sur le sable) et Louis Estève.
Autour de la Revue Blanche, de l’Ermitage, du Mercure de France, de Vers et Prose, un certain
nombre de poètes gardent toujours cette étiquette de symbolistes. — Nous avons même
des néo-symbolistes. — Cependant il est difficile de classer M. Francis Jammes et
M. Charles Guérin sous ce vocable.
M. Paul Fort. — « Ce poète est une perpétuelle
vibration »
, estime M. Remy de Gourmont. En effet nul n’a l’émotion plus
facile et plus intense que le créateur des Ballades françaises :
« c’est une manière de sentir autant qu’une manière de dire »
.
« Voici le frère de Jules Laforgue, a écrit le meilleur de son œuvre,
M. Pierre Louÿs : — un grand poète, un écrivain dont chaque ligne émeut, à la fois
parce qu’elle est belle et parce qu’elle est profondément vraie, sincère et douée de
vie… Les Ballades françaises, ajoute-t-il, sont de petits poèmes
en vers polymorphes ou en alexandrins familiers, mais qui se plient à la forme
normale de la prose, et qui exigent (ceci n’est point négligeable) non pas la
diction du vers, mais celle de la prose rythmée. Le seul retour, parfois, de la rime
et de l’assonance distingue ce style de la prose lyrique.
« Il n’y a pas à s’y tromper, c’est bien un style nouveau. Sans doute M. Péladan
(Queste du Graal) et M. Mendès (Lieder)
avaient tenté quelque chose d’approchant, l’un avec une richesse de vocabulaire,
l’autre avec une virtuosité de syntaxe, qui espacent aisément les rivaux…
« On trouve, d’ailleurs, des ancêtres aux méthodes les plus personnelles, et
celle-ci serait mauvaise si elle était sans famille.
« M. Paul Fort l’a fait sienne par la valeur théorique qu’il lui a donnée, par
l’importance qu’elle affecte dans son œuvre et mieux encore par les développements
infiniment variés dont il a démontré qu’elle était susceptible.
« Désormais, il existe un style intermédiaire entre la prose et le vers français,
un style complet qui semble unir les qualités contraires de ses deux aînés… »
M. André Gide, poète, critique, philosophe, moraliste, passe auprès
de certains pour le fondateur du naturisme. En tous cas, il fut, avec le Bataille de
la Chambre Blanche, l’initiateur d’une sensibilité nouvelle.
Nietzschéen, il a subi à l’excès l’influence de Humain, trop Humain.
Subtil, il se refuse aux argumentations des pédagogues, il répudie l’instinct dans
l’art et semble l’estimer néanmoins. Ses vers ont une personnalité étrange.
M. Charles Guérin, avec le Cœur solitaire, le Semeur
de Cendres et l’Homme intérieur a écrit la plus parfaite des
œuvres de sensibilité qui, depuis Samain, Verlaine et Musset, ait gémi, près de nos
cœurs. Cris d’angoisse, de doute, de sensualité inquiète, de religieuse souffrance,
dans des rythmes d’une fluidité racinienne, d’une limpidité de source. M. Charles
Guérin renouvelle les images traditionnelles.
Nul n’a mieux que lui traduit le mystère des cœurs torturés. Il se cherche sans
cesse, s’accuse, s’épouvante et se désole de ne pouvoir trouver l’apaisement de
l’esprit…
Dans « l’éternel duel qui se livre en lui, entre les ardeurs d’une chair
païenne et les élévations d’une âme catholique »
(H. Bordeaux), M. Charles
Guérin a su composer des poèmes simples, puissants, émouvants et clairs…
Il a célébré, par un inoubliable poème, Francis Jammes.
M. Charles-Henry Hirsch avant de nous narrer les exploits de le Tigre et Coquelicot et les aventures d’Eva
Tumarches, se complaisait aux évocations de la légende. Il aima Ivelaine, Priscilla, Oriane, les princesses fabuleuses aux yeux doux, les
sorcières, les chevaliers, les nuits d’enchantement, les palais de songe, l’Orient
miraculeux aux fruits de pierreries. M. de Régnier le louait pour « son Art est
à la fois souple et transparent… M. Hirsch a puisé dans une eau mélodieuse avec une
coupe de pur cristal »
.
M. Tristan Klingsor (Squelettes fleuris,
Schehérazade). —
« Ce sont de merveilleux filigranes qui ramagent des satins passés. — L’imagination
de M. Klingsor est joliment vieillotte. Son art est achevé, délicat original : Nous
avons les chansons de M. Klingsor comme nous avons les ballades de M. Fort.
« M. Klingsor est un orfèvre et un musicien, mieux même un orfèvre musicien, car il
parfait des harmonies avec les nuances des mots ; nul plus sûrement que lui ne sait
équilibrer les rythmes impairs.
« L’éloge que je fais de M. Klingsor est pareil à une de ses chansons : il est
court, mais je ne vois point qu’on y puisse rien ôter29. »
M. Édouard Ducoté (Aventures, Renaissance, le Chemin
des Ombres heureuses, la Prairie en fleurs), est un poète et un moraliste en
même temps. La sagesse voluptueuse, pacifique et souriante de l’Hellas parle aux
chemins des ombres, mais malgré son scepticisme doux, il a connu le doute et la
douleur et la voix qui conseillait tout à l’heure le renoncement évoque aussi la
tendresse et la passion.
M. André Lebey traduisit les poésies de Sappho et se laissa gagner
à toutes les formes successives que voulurent revêtir pour lui plaire, les Muses. Il
possède des dons très réels d’évocateur, mais il y a encore beaucoup de
morale et de philosophie dans ses vers, avec une mélancolie incurable. Le mot, carpe diem, de l’insouciance helladique n’a pu chasser de son cœur les
regrets et les craintes d’une hérédité catholique.
M. Francis Jammes a vu l’enthousiasme déborder autour de lui : « Il est d’une sincérité presque déconcertante… » déclare M. Remy de
Gourmont à propos des balbutiements effacés et simulés de ce poète qui a les dons les
plus rares sans doute mais qui a généralisé la niaiserie, une sorte de sensibilité
puérile et vieillotte. Non, M. Francis Jammes n’a rien de commun avec la jeunesse
d’aujourd’hui, il n’a pas d’âme, pas de syntaxe, pas d’ardeur. Le
Triomphe de la Vie qui débute par un délicieux poème : Jean de
Noarrieu finit par une pitrerie qui nous a suffisamment renseignés sur
M. Jammes. Ce sera un jour l’étonnement des bibliophiles que cet humouriste ait pu
passer pour un grand poète ; sa prose vaut mieux.
M. Henry Bataille (Le Beau voyage, la Chambre
blanche) rayonne d’une sensibilité tremblante et mesurée. Son naturisme précéda
celui de M. Bouhélier. Né sur le sol albigeois, au pied de « l’Aric poudreux où
montent les bergers »
où fréquentent les perdreaux rauques dans le vent
fiévreux, il a réalisé une poésie vivante et vibrante, douloureuse et forte.
Maurice Magre saluait ainsi le premier recueil de M. Bataille (1898) :
« Un petit livre tout blanc, tout tremblant, tout balbutiant » dit M. Marcel Schwob
dans sa préface. Ce sont des vers simples et doux, de délicieux paysages de
campagnes, de pénétrantes impressions de pluie sur les champs où de petites maisons
grises, avec une sorte de résignation devant les choses. Mais ce que la Chambre blanche contient de précieux, ce sont les pièces où la note
doucement sentimentale s’élève jusqu’à la beauté du sentiment pur :
Tout le livre est comme la révélation d’une âme, une âme qui vibre et souffre à
tous les contacts de la vie. L’on sent dans tous ces vers cette compréhension
spontanée et inquiète de la nature que l’on trouve chez tous les grands poètes, chez
Musset comme chez Verlaine.
M. Henry Bataille est un poète du vers-libre. Comme M. Vielé-Griffin il demeure
obstinément fidèle à cette formule à laquelle, il doit des effets heureux et des
notations nouvelles.
Parmi les néo-symbolistes :
M. Tancrède de Visan, avec ses Paysages
Introspectifs que précédait une curieuse et savante préface sur le symbolisme,
a essayé de renouer la chaîne que les naturistes avaient rompue. Il y a apporté des
dons de penseur plus que de poète.
M. Olivier de la Fayette nous a favorablement surpris par son Rêve des Jours où les deux muses, la traditionnelle et la symboliste
font entendre tour à tour leurs rythmes. Une fraîcheur exquise, un lyrisme ému, une
grande habileté au jeu des rythmes impairs nous font prévoir en M. O. de la Fayette
l’un des bons poètes de notre temps.
M. Henri Ghéon publiait, en 1898 et 1899, Chansons
d’aube et la Solitude de l’été. Il s’est tu depuis. Il
convient de le regretter, car les premiers vers balbutiés et puissants de M. Ghéon,
leur panthéisme, bien qu’ils fussent souvent de rythme trop incertain décelaient un
tempérament.
Citerons-nous encore M. Achille Segard (le Départ à
l’Aventure), M. Henri Degron (Poèmes de
Chevreuse), Charles Chanvin, etc.
C’est aux symbolistes encore qu’il faudrait rattacher M. Edmond
Pilon pour ses premiers vers (la Maison d’Exil) et M. Edmond Jaloux, M. John-Antoine Nau, dont les vers ont d’étranges
couleurs, M. Valentin Mandelstamm, Gabriel de Lautrec, etc.
M. Georges Pioch, le violent et succulent auteur de la
Légende blasphémée, Instants de Ville, Toi, la Bonté d’aimer a su
trouver des accents ardents, souvent amples, parfois forcés, toujours éloquents.
M. Paul Hubert (Verbes Mauves, Aux Tournants de la
Route), a la vision des garrigues en flamme et des vignobles d’or sous le
soleil de midi, sous le poudroiement du crépuscule. Ses lumineuses évocations du pays
natal ont la sincérité, l’éclat, le parfum.
M. Henry Bauquier, critique des poètes, est un poète païen.
M. Fernand Hauser (La Maison des Souvenirs, Le Château
des Rêves) fut un poète délicat et quelque peu précieux, avant de devenir
l’infatigable journaliste que l’on connaît.
M. André Tudesq, dans la Vie, tout en demeurant
fidèle à la technique parnassienne, donne pourtant une inquiétude hasardeuse, une
fièvre bien d’aujourd’hui à la muse antique, aux formules immobiles de la
tradition.
M. Pol Lœwengard fait précéder ses Fastes de
Babylone d’une lettre de l’auteur sémite à Maurice Barrès, nationaliste. Il
ranime le nationalisme
juif, sinon le rêve sioniste d’Éphraïm le
Hongrois. Exilé, loin de la colline crayeuse de Moriah, où rien ne subsiste du temple
de Schlemô le Sage, parmi l’uniforme laideur de nos villes grises d’Occident, il
reprend la lyre des Nabis d’Israël. Suivant le rite voulu par « sa Terre et ses
Morts », il exalte les voluptés ensoleillées de la Judée sanglante des Rois et des
Prophètes. Malgré l’abus fréquent de la couleur et le trop de « Princesses de
luxure », venues davantage de Jean Lombard que d’Ézéchiel, il faut lui reconnaître un
emportement, une fougue trop rares désormais.
C’est parmi les Indépendants
30 que nous citerons trois des
meilleurs poètes.
M. André Rivoire a pour lui la tendresse presque féminine et les
états d’âme extrêmement nuancés de les Heures pensives, le Songe de
l’Amour, les Cendres des Heures :
Il a dit avec un charme nuancé les caresses :
M. André Dumas (Paysages) possède un talent très
délicat et très sûr, sobre, en demi-teintes, une âme d’automne finement
mélancolique.
M. Henri Barbusse est ainsi jugé par M. Mendès :
« C’est plutôt un poème, ce livre, un long poème, qu’une succession de pièces, tant
s’y déroule visiblement l’histoire intime et lointaine d’une seule rêverie. Les Pleureuses viennent l’une après l’autre ; tous leurs yeux n’ont
pas les mêmes larmes, mais c’est le même convoi, qu’elles suivent, le convoi,
dirait-on d’une âme morte avant de naître… C’est bien une âme, oui, plutôt même
qu’un cœur, qui se désole en ce poème, tant tous les sentiments, l’amour, les
désespoirs, et les haines aussi, s’y font rêve… Les Pleureuses
pleurent en des limbes, de souvenance où se serait reflété le futur. Et en cette
brume de douceur, de pâleur, de langueur, rien qui ne s’estompe, ne se disperse, ne
s’évanouisse, sans disparaître délicieusement… Pas de plainte qui ne soit l’écho
d’une plainte qui fut un écho. Et c’est le lointain au-delà du lointain… »
M. Fernand Gregh ne créa point une école à proprement
parler. À la poésie éclatante et souvent vide du Parnasse, fluide, ésotérique du
symbolisme le grave et douloureux et puissant poète qui évoquait, en d’admirables
pages lyriques, le devoir que nous tracent les aïeux, M. Gregh a voulu opposer la
poésie humaine.
— Cette poésie humaine, caractéristique des tendances de la
jeunesse, de l’écrivain qui le premier avait voulu concilier les rythmes nouveaux avec
l’expression de la vie, M. Fernand Gregh l’a appelée la poésie humaniste. Le mot est heureux, on a cru voir dans le manifeste de M. Gregh
(Figaro, 12 décembre 1902) une tentative d’embrigadement qui
n’était pas dans la pensée du poète. La Maison de l’Enfance, la Beauté de
Vivre, les Clartés Humaines, l’Or des Minutes, réalisent heureusement le noble
programme de l’auteur. (En même temps que des artistes, soyons des
hommes… Nous ne sommes ni mystiques, ni sceptiques…).
Toujours elle voudra quelque chose de plus
,
On sent qu’il n’y a pas dans les idées énoncées par M. Gregh, un simple appel de chef
d’école, il y a une grande et douloureuse émotion d’art et de vie. Répudiant les
didactismes étroits, les subjectivités banales, M. Fernand Gregh gravit la colline qui
domine la cité d’aujourd’hui sur laquelle s’éploie l’aurore. Et songeant au destin des
hommes, aux joies éphémères de l’amour et de l’orgueil, il entame le chant Lucrécien
avec un cœur blessé, mais toujours confiant dans la Bonté et la Beauté de Vivre.
Peut-être avaient-ils
droit de le
haïr ? Peut-être
— Mais la
vie après tout n’en est pas moins la
vie.
Les Parnassiens d’aujourd’hui ne ressemblent pas tout à fait à ceux d’hier. Ils ont
conservé la métrique rigoureuse de Leconte de Lisle, mais ils ont élargi leur âme et
leur sensibilité. M. Sébastien-Charles Leconte représente ce nouveau Parnasse avec
éclat.
M. S.-Ch. Leconte est aussi un intégraliste. L’art parfait, la
noblesse idéologique des Bijoux de Marguerite et du Sang de la Sirène sont dignes des plus nobles poètes de France :
M. Albert Lantoine dont Rodenbach disait à propos de son Eliscuah ! qu’il se résume
en des parfums, sur des
blessures
a une imagination curieuse, tourmentée, voluptueuse et
précise : certains de ses poèmes : La Courtisane, Merodac le Fou, la
Lapidation méritent de devenir classiques.
M. Albert Lantoine se rattache aussi à l’Intégralisme.
En réalité les Intégralistes continuent Leconte de Lisle et Vigny. Ils ne le disent
pas, mais on sent qu’ils ont conscience de continuer la vraie pensée de ces deux
maîtres. D’ailleurs, à mieux réfléchir, nous ne croyons pas que les Parnassiens aient
bien compris ou voulu comprendre Leconte de Lisle. Pour eux, Leconte de Lisle fut
« une forme de vers »
, pour MM. Lantoine,
Leconte, Lacuzon et ses amis, il est une âme.
M. Adolphe Lacuzon déclarait (1902) dans la préface d’Éternité :
« Le don du Poète est une condition psychique supérieure, comme l’héroïsme.
« Son existence ne correspond, chez l’individu, à aucun signe extérieur, et jamais
ne justifia ces singularités d’attitude auxquelles la légende est si complaisante et
les farceurs si fort enclins. L’homme à qui l’a dévolu le destin n’est pas un
visionnaire halluciné qui butte aux réverbères comme aux arbres de la route. Il ne
va point par la ville et la campagne, une main sur son cœur et les yeux au ciel.
C’est un être comme chacun de nous, et les notions de l’existence sont en lui
pareilles à celles de tous les mortels. Mais s’il est une particularité à laquelle
il se
doive pourtant reconnaître, c’est à sa bonté, qui n’est autre que
son amour de la vérité, c’est-à-dire de la sagesse, suivant l’acception antique :
Σοφία. Il n’est pas non plus le rêvasseur ignorant, amant de la lune, dont parle
quelquefois la chronique ; le chercheur de rimes dont l’ingénuité confine à la
niaiserie. Homo sum, et nihil humani a me alienum puto. C’est à
lui, tout le premier, qu’il faut appliquer cette devise. “Il doit tout savoir, et
plus encore, s’écrie le bon Banville, car sans une science profonde, solide et
universelle, c’est en vain qu’il chercherait le mot propre et la justesse de
l’expression !” »
Le poème qui prétend réaliser ou essaie de réaliser cette esthétique nous attire
surtout par la réelle beauté des images. M. Lacuzon est, en tous cas, un artiste
puissant, et, s’il n’avait autant l’air de s’en rendre compte à travers son œuvre, on
admirerait celle-ci sans restrictions.
Les origines du monde sont ainsi expliquées en cinquante pages… Une impression
vraiment profonde naît parfois de l’animation des tableaux évoqués ;
mais
l’émotion n’y a aucune part. En résumé, Éternité est un poème
largement écrit, dans une langue précise, imagée et sonore.
M. Adolphe Boschot débuta par une polémique (au sujet de la
prosodie) avec M. Sully-Prudhomme. C’est encore un musicien et un critique musical.
Tant de talents ne nuisent point à ses poèmes. On lui reproche ordinairement d’avoir
voulu faire la fusion entre des tempéraments dissemblables, et ses Poèmes
dialogues gardent trace d’un certain opportunisme, mais leur grâce chantante,
leurs images imprécises charment souvent.
Nous allions
, nous allions
, comme si notre
Rêve
M. Léon Vannoz : son vers est harmonieux, sa poésie assez peu
impulsive, a souvent des allures didactiques ou d’un lyrisme conventionnel, mais sa
langue est sûre, le rythme précis et il y a de la noblesse dans sa pensée et dans sa
philosophie optimiste :
M. Cubélier de Beynac : lui aussi est didactique et
conventionnel, c’est d’ailleurs le reproche qu’on doit faire à tous les intégralistes.
Ils sont trop appliqués. D’autre part, ils ont conscience de leur
devoir et une belle attitude hautaine. M. Cubelier de Beynac a de beaux élans et des
strophes lapidaires.
Pétrone avait dit :
ou encore :
Au fond ces poètes réalisent ce qu’avait rêvé Louis Bouilhet et ce que Leconte de
Lisle avait tenté sur la fin de sa vie. Nous ne savons pas si le temps est avec eux,
mais ils le confondraient avec l’espace. Et puis qu’importe… puisqu’ils ont du
talent.
Les poètes qui la composèrent sont célèbres aujourd’hui pour la plupart, MM. Moréas,
Ernest Reynaud, Charles Maurras. Si MM. du Plessys, Raymond de La Tailhède et Lionel
des Rieux le sont moins c’est qu’ils sont plus jeunes et qu’ils n’ont
rien fait pour capter une notoriété plus grande et dont ils sont dignes.
L’archaïsme têtu, la pureté formelle, l’inspiration grave et ardente de la Tour d’ivoire et de la Couronne des Jours de M. Ernest Raynaud ont placé l’auteur de ces recueils parmi les meilleurs31.
M. Raymond de La Tailhède s’est toujours tenu à l’écart,
jalousement. Ses vers sonnent profond :
M. Lionel des Rieux, est parfois dur dans sa versification et l’on
regrette souvent qu’il se soit enfermé dans une cuirasse qui gêne son élan. Cependant
il a un sentiment très exalté de la beauté pure, un culte généreux de
la tradition, l’intelligence des lignes harmonieuses. Les Amours de
Lyristès, le Chœur des Muses rayonnent par de nobles strophes.
En 1901, M. Louis Bertrand signalait ainsi les Élévations Poétiques
de M. Paul Souchon :
« … Comme la langue de Lamartine encore (car le parallèle s’impose d’un bout à
l’autre), la langue de M. Paul Souchon est d’une extrême simplicité, sauf en de
rares passages où l’auteur se souvient trop d’avoir traversé les petits cénacles
parisiens et où il se consume en de laborieuses et minuscules inventions verbales.
En plein triomphe de la périphrase, le poète du Lac osa écrire ces
vers d’une simplicité héroïque :
« M. Paul Souchon est coutumier de hardiesses toutes semblables. Les beaux vers
ingénus abondent dans son recueil. Et cependant ils ne sont ni lâchés ni faciles. Je
ne connais pas de poète contemporain, si ce n’est Emmanuel Signoret, qui rencontre
aussi souvent la forme stricte et définitive d’une pensée poétique.
« Mais ce qui paraît absolument neuf chez lui, c’est son dessein de
faire entrer dans la poésie tous les thèmes de la vie moderne et, pour tout dire, de
réconcilier l’art et la vie. Je sais qu’une foule de jeunes gens se piquent
précisément de cela. Au rebours des romantiques, ils acceptent, disent-ils la vie
moderne tout entière, et c’est elle qu’ils vont chanter. Mais il ne suffit pas de
regarder les choses et la vie, il faut encore les voir d’un œil purifié de toute
littérature. Comme disait le vieux peintre David à ses élèves : « Mes amis, il faut
être bien humbles devant la naturel » Nos jeunes gens n’ont point cette humilité !
La mémoire alourdie de formules apprises, ils sont comme les pseudo-classiques de
1830, — les Casimir Delavigne et les Baour-Lormian, — qui traitaient des sujets
romantiques dans le style et avec les habitudes d’esprit du xviiie
siècle. M. Paul Souchon a échappé à cette erreur. Il ne prend
point d’attitudes triomphales devant la nature. Il ne la considère point
dédaigneusement, en rhéteur uniquement curieux des mots. Il est humble et docile
devant elle. »
M. Paul Souchon est digne des éloges de M. Bertrand. Venu des bords latins de cette
terre provençale où flottent encore parmi l’harmonieux souvenir d’Hellas, ces images
de beauté et ces méthodes précises qu’y apportèrent les colons phocéens et les
architectes des camps proconsulaires, il reste fidèle au nombre, à la sonorité, à
l’intégrité de la forme. Chez lui comme chez tous les poètes nés autour du
Rhône, il faut noter aussi l’influence des grands lyriques provençaux, Mistral et
Aubanel, ces chantres des déesses protectrices de la terre et instigatrices du désir.
L’auteur de Nerto et des Isclo d’or, celui de La Migrano ont pesé sur la vision de Paul Souchon. Nous doutons qu’il
veuille répudier un tel parrainage conforme à l’enseignement de sa race. Que de fois
en ses vers M. Souchon pleura comme Ovide le lumineux mirage des villes d’or enfuies
et de sa jeunesse errante parmi ces paysages de cinabre que Cézanne exalta par des
toiles immortelles. M. Paul Souchon fut l’ami de ce grand et déjà oublié Emmanuel Signoret dont les dons lyriques promettaient une œuvre
importante.
Nous en rappellerons ces strophes de l’Hymne à Jupiter :
M. Joachim Gasquet lui aussi reçut l’investiture
classique des mains de M. Bertrand, cependant ses premiers vers portent l’éclatant
stigmate romantique L’arbre et les Vents parmi l’échevèlement
d’images tumultueuses se ressent de Hugo.
Bientôt cependant par-delà le maître des Chants du crépuscule et
de la Légende des siècles, M. Joachim Gasquet écouta les voix des
créateurs de la grâce et de la force française. Il avait rejeté très vite le
sentimentalisme comme un vêtement étranger ; le mysticisme païen que le catholicisme
nous a conservé, il ne s’en débarrasse point. Son naturisme exalté, sa philosophie
passionnée s’accommodaient de l’enseignement des mystiques. Lui qui avait paru un
instant à l’avant-garde des poètes individualistes qui mêlent anarchie et socialisme,
esprit dionysien et solidarité sociale dans le plus réjouissant amalgame, s’excepta
bien vite de cette erreur pour revenir au large chemin rectiligne de la tradition. Il
brûla avec éclat ce qu’il adorait. Les Chants séculaires glorifient
les meneurs d’hommes, aussi bien l’Impérator que le légionnaire, le consul farouche
que le dieu aux yeux de femme, vainqueur de l’Inde.
La dure tyrannie lui parut créer à l’artiste des loisirs meilleurs que la
condescendance des sociétés républicaines. Ce poète sera du retour des Princes.
M. Maurras reconnut en lui un frère intellectuel.
Parmi les plus
caractéristiques de maintenant son effort déjà notoire le place audacieusement des
premiers.
M. Léo Larguier séduit dès l’abord. Dans la Maison du
Poète et les Isolements, le métal des vers sonne avec une
ampleur de vibration dont nous étions déshabitués depuis longtemps. Au tronc
millénaire du laurier latin jaillit une branche vigoureuse et sereine. Entre des
évocations de légende et d’histoire s’élancent de purs cantiques d’amour.
Ce classique qui se voudrait impeccable et implacable, a été néanmoins touché par la
mélancolie de René, par le mal d’Olympia, par l’ennui Baudelairien. Sa santé cependant
résiste à ces maîtres. De petits tableaux de genre qui rappellent Heine, de larges
apostrophes qui rappellent Ronsard nous avertissent que ce n’était là que l’abandon
partiel d’un instant. Sur sa secrète douleur, sur sa passion profonde, le poète a
poussé les volets. Il ne sait plus rien des contingences actuelles. Entre ses dieux et
sa maîtresse nue, il chante avec orgueil ; mais souvent aussi il raille, il sourit, il
conseille. L’éternel bon sens de sa race l’empêche de se croire la dupe de ses songes.
Son lyrisme se pose sur des bases inébranlables, mais il dévoile aussi un cœur avide,
pris d’un forcené besoin de tendresse et qui, s’il ne se désespère pas de savoir la
mort victorieuse de la beauté, se plaît au jeu divin des rythmes qui
masquent mal son humanité chancelante.
Où lui-même s’est
mis contre le fût d’un
pin
M. Louis Le Cardonnel, lui, est un poète catholique. Soucieux même
de conformer sa vie à ses chants, il a revêtu la robe sacerdotale. Il penche sa
douceur de poète sur des agonisants et du même ton dont aux matins crayeux de ses
vingt ans, il célébra la femme, prophétise aujourd’hui la gloire du Crucifié et
prononce les paroles déliant sur terre et dans le ciel les âmes des pêcheurs. Ses Poèmes dans un temps de doutes et de blasphèmes ont la rafraîchissante
sérénité de l’âme affranchie du doute et n’est-ce pas assez pour leur accorder un
accent unique qui les classe en dehors de toute la poésie contemporaine ?
Mystique, du même mysticisme qui enivrait les initiés d’Éleusis et les phallophores
du cortège dionysien, M. Louis Payen, dans À l’Ombre du
portique et les Voiles blanches, s’incline au passage des
immortelles nues. Séculaire amant des amantes passées et des olympiennes en fuite, il
guette à l’orée des bois nocturnes, la tunique virginale de Sélené courbée sur le
sommeil d’Endymia ou encore la nudité cabrée de l’Aphrodite qui se lamente de la mort
d’Adonis. Il a dit les mots symboliques d’Artémis à Actéon :
M. Eugène Vaillé chante à la Gloire de la Luxure
en rythmes libres et souvent heureux, et de lui il faut attendre de plus complètes
manifestations.
M. Charles Derennes avec l’Enivrante Angoisse
s’annonce d’une habileté dont la précocité effraie. La sûreté de la langue et du
rythme est presque absolue. Il semble avoir dérobé à chaque maître son secret pour en
composer de longues laisses de vers d’une harmonieuse souplesse sans
monotonie. Il publiait
hier la Tempête qui a noblement
réalisé tous les espoirs et qui compte des poèmes définitifs.
M. Émile Despax a donné, avec la Maison des
Glycines, un des plus beaux recueils de poèmes parus depuis longtemps, et c’est
celui-là même que l’on jugea indigne du prix Sully-Prudhomme ! Il y a dans la poésie
de M. Despax une douleur tendre et voluptueuse, une souffrance cachée et hautaine, un
cœur ardent qui se répand, s’exalte. Les premiers vers de ce jeune homme égalaient les
Noces corinthiennes, les derniers sont personnels et parfaits.
L’inspiration païenne et néo-classique de MM. Souchon, Larguier, Gasquet leur vient
de leur atavisme latin. Le paganisme de Albert Erlande lui vient de l’étude. Hélène, le Jasmin se ressentent plus des lakistes et
de Shelley que d’un mouvement intérieur spontané. M. Erlande est un poète dont on doit
attendre beaucoup.
M. Louis Mercier est un poète traditionnel ; il célèbre la terre,
les fruits, les herbes, les saisons, en des vers qui sont parmi les plus sincères que
l’on fait aujourd’hui.
M. Charles Vellay, qui débuta par des vers symboliques, aboutit à
l’esthétique classique.
On trouvera, plus loin, l’énumération de ces divers groupements poétiques. Cependant,
il faut mentionner hors pair :
Les Poètes du Beffroi. — Autour de la revue le
Beffroi, dirigée d’abord par MM. A.-M. Gossez et Léon Bocquet puis
par M. Bocquet seul, se sont réunis tous les jeunes poètes du Nord, Henri
Delisle, poète élégiaque et civique (Heures, pour la Cité),
Floris Delattre (Les Rythmes de Douceur), qui se
souvient de Rodenbach, Roger Allard (La Divine
Aventure), Théo Varlet, poète moderniste très curieux, Jules Mouquet (Nocturnes Solitaires), Pierre Turpin, grand poète inconnu, l’admirable et vibrant auteur de la Lumière Natale, M. Léon Deubel,
poète à
l’âme ardente, hésitante et blessée, qui, après des essais de rythmes bizarres est
revenu au large chemin clair de la tradition, M. Edgard Malfère (Le Vaisseau solitaire), etc.
M. Léon Bocquet (Flandre) a célébré le sol natal
et le ciel gris et tragique des villes d’usine. Ce qu’un Souchon ou un Gasquet ont
fait pour le Midi Français, Léon Bocquet l’a tenté pour la région de Lille ; ce n’est
pas toutefois, qu’il ne regrette le ciel de perle et les nets profils d’Athènes. Il
annonce La Lumière d’Hellas.
Tous ces poètes ont subi, plus ou moins profondément l’influence de Rodenbach, de
Verhaeren ou plus encore d’Albert Samain. On pourrait diviser la France en régions
poétiques et en région d’influence poétiques. Verlaine, Rodenbach, Samain et
Baudelaire régneraient au nord de la Seine et tout autant en Picardie et Artois qu’en
Lorraine.
L’École de Nancy. — Le groupe lorrain comprend un grand poète :
Charles Guérin dont nous avons déjà parlé et il comprend aussi de bons poètes. M. René d’Avril (Promenades dans l’Âme), un peu
compliqué, un peu diffus, mais plein de trouvailles heureuses, M. Paul
Briquel dont les Soirs d’Automne avaient quelque mélancolie
artificielle, dont les Joies Humaines tressaillent d’une force mal
dirigée mais réelle et qui promettent un poète vigoureux.
La revanche des Amazones se précipite. Il en vient de partout. Du monde
et même du demi et même du nouveau monde. Il n’y a plus de frontières et il n’y a pas
d’âge. Comme la plupart sont jeunes et jolies, parfois titrées, souvent riches, vous
devinez les louanges ! D’autant qu’elles acceptent encore moins que les poètes hommes,
les reproches des critiques. L’irritabilité foncière du poète se complique de vanité
féminine et d’orgueil. On avait un salon, on a un éditeur ; on avait son jour, on a
son critique. Ce qui est plus étonnant que ce gymkhana littéraire, c’est qu’elles ont
souvent du talent.
Un phénomène s’est produit : l’explosion de la sincérité féminine.
Jusqu’à présent les femmes avaient considéré la passion, la vie, la morale, au point
de vue imposé par le mâle. Désormais, elles se placent au point de vue de
la femme. Nietzsche l’avait prévu. Mme Rachilde donna
l’exemple. On la suivit dix ans plus tard. Avec la sincérité des femmes est née une
sorte de lyrisme un peu court, savoureux, audacieux, agaçant, d’une sensualité précise
et détaillée…
Mme Mathieu de Noailles publia, en 1901, le Cœur innombrable. L’un de nous écrivit alors le premier article de
louanges en l’honneur du nouveau poète. Depuis… ç’a été une avalanche, un délire
irraisonné
et irraisonnable, qui a éloigné de Mme de
Noailles, beaucoup de ses plus sincères admirateurs. L’auteur de la
Domination est un exemple à prendre. Victime du snobisme, elle n’obtiendra pas
les hommages auxquels elle a droit, car beaucoup craindront — à la louer autant qu’il
convient — d’être, eux aussi, taxés de snobisme. M. R. de Montesquiou déclare :
« Bittô n’est pas chrétienne. Pas une seule fois elle ne prononce le nom de Dieu.
Mais bien qu’elle les nomme souvent, Junon, Éros, Priapos, les dieux ne sont pour
elle que de poétiques mythes. Sa déesse, la seule qu’elle invoque avec foi, c’est la
Nature. Quand nous nous exclamons : “Seigneur !” elle s’écrie : “Nature !” Elle
n’aime, elle n’adore que Gaïa, la Terre.
« Son art maintenant. Il est, comme elle, vêtu à l’antique. À l’ancienne
quelquefois, notamment dans cette charmante pièce Le Pays, qui
résonne comme d’un accent de la Pléiade. Partout ailleurs, son vers résonne d’un
timbre qu’il emprunte à cette épigraphe de Taine : “l’antiquité est la jeunesse du
monde”. — On dirait une transposition de la poésie grecque, avec parfois une
attitude de Chénier, une intonation de Keats. Ses strophes sont des frises de vases
où jouent des bergers tendres et tristes, vivants et rêveurs, rieurs et sérieux.
Elles sont enguirlandées de mélisse et de réglisse, de cityses et de citrons, de
résine et de menthe dont elle excelle à pénétrer, à saturer ses poèmes, comme des
sachets
avec un sens de l’olfactif qui aromatise le terme et donne à
l’expression quelque chose d’odorant qui ne se rencontre avec cette intensité que
dans le style de d’Annunzio. »
Servie par une culture très classique et un sensualisme très païen, elle sait le prix
de l’heure qui s’enfuit. La nature lui a montré, dans ses fleurs qui se fanent les
champs que l’hiver flétrira, le ciel changeant et ses beautés instables, elle lui a
montré l’ombre prochaine et lui a murmuré l’éternel « carpe diem ! »
C’est la poésie de l’amour et de la mort, c’est la pensée amère qui secoue Iphigénie à
l’évocation des ténèbres inférieures ! La mort, mais elle est dans chacun des poèmes
de Mme de Noailles, c’est la hantise baudelairienne, mais il
semble que Mme de Noailles l’accepte autant comme un encouragement
que comme une crainte. Elle sourit, enivrée encore de l’amour, au fantôme funèbre et
elle se retourne vers la vie, plus ardente, plus exaltée. Le culte de la nature mène à
la sensualité la plus vive. L’Église l’a compris qui identifiait le faune à ses
démons. Mme de Noailles ne s’en épouvante point :
Que ma
chair est comme de l’or
Elle dira à la nature :
— Je
vivrai désormais près de vous
, contre vous
,
Elle vaincra l’inquiétude du néant :
car, malgré tout son désir, la joie demeure
insaisissable et le plaisir amer.
Mme Henri de Régnier jusqu’ici n’a pas signé
ses beaux vers, graves et profonds. Il faut le regretter.
Mlle Renée Vivien, avec une culture classique
aussi profonde que celle de Mme de Noailles, mais avec un luxe
moindre d’épithète, et un vocabulaire plus restreint marque un talent très vif dans
ses Évocations, Cendres et Poussières, la Vénus des Aveugles. Sur un
thème unique, la beauté des fleurs et des femmes, l’horreur de la brutalité et de la
souillure, l’amitié saphique, la douceur de l’exil, de la nuit et du départ, les joies
de l’orgueil, la jalousie, elle éparpille les ressources d’une imagination
disciplinée, d’une sensualité obéissante et contenue :
MIle Paule Riversdale. — Elle suit la route où
fleurissent les violettes de Mlle Renée Vivien. La même
inspiration, des qualités moindres, mais réelles et qui font espérer : (Échos et Reflets).
Mme Lucie Delarue-Mardrus : Dès ses premiers
vers M. Gasquet écrivait d’elle : (À Propos d’Occident).
« Celle-ci, je la devine parée de modernité, mais, sous les plis égaux de ses
grandes robes, portant une âme en feu comme la mer où Midi brûle. C’est :
ou plutôt, s’il est vrai que ce cœur tout entier batte entre les pages blanches de
cet unique livre, écoutez-en jaillir
« L’âme en démence a mal de se sentir pareille aux farouches marées.
La grande voix de la mer se dresse dans l’espace comme une trombe de lumière et à
pleine voix aussi, la poëtesse entonne alors l’hymne marin selon « l’incorruptible
rite ».
« L’âme fidèle, inguérissable du mal de ne pouvoir se taire, a retrouvé l’amie
éternelle :
« Et viennent les Paroles, meurtrières, désabusées, terribles et
profondes, religieuses, décisives, mystérieuses, dont on ne parle pas, qu’il faut
murmurer bouche à bouche avec l’Être ou le Néant.
« Baudelaire l’avait prophétisé : “Au vent qui soufflera demain, nul ne tend
l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne, nous entoure et nous presse.
Nos sentiments vrais nous étouffent assez pour que nous les connaissions. Ce ne sont
ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. Celui-là sera le peintre, le
vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire
voir et comprendre combien nous sommes grands et poëtiques dans nos cravates et nos
bottes
vernies. Paissent les vrais chercheurs nous donner l’année
prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf !”
« Les vrais chercheurs, ô caprice ! c’est, cette fois, pour ouvrir le siècle neuf,
une femme de vingt ans. »
Depuis elle a donné Ferveur et Horizons. Peu de
poètes ont atteint comme elle aux limites exaspérées du songe et de la sensation. Son
fatalisme orgueilleux, l’étrange et mystérieuse sensualité de ses strophes noyées
d’ombre et de soleil, saisissent d’une émotion presque physique. Elle a encore la sens
des attitudes plastiques.
Mlle Nicolette Hennique a une vision très
particulière de la mythologie, elle ne s’embarrasse guère ni des noms, ni des rites,
— elle n’hésite guère devant le néologisme ou l’archaïsme et pourtant elle a su créer
des poèmes étranges, agaçants d’abord,
mais dont on ne saurait nier le
charme. Elle est habile aux jeux du rythme, le manie avec dextérité et lui donne des
souplesses insoupçonnées. Il y a dans Des Héros et des Dieux du
meilleur et du pire
LE REPOS DE CÉRÈS
Car toujours du même or et toujours de
soleil,
Mme Catulle Mendès n’a pas imité l’art de son
mari ; au contraire. Elle se rapproche davantage des poètes qui ont succédé au
Parnasse.
Son émotion profonde s’exprime en vers nuancés, frissonnants : (Les Charmes).
Mme Hélène de Zuylen de Nyevelt, pourrait se
réclamer des théories de M. Lœwengard. Le déroulement ensoleillé des images bibliques,
la faveur jalouse qui parle au cœur des nabis d’Israël est en elle. Son vers est
clair, net, d’un beau dessin, d’un rythme subtil et ses strophes précises.
Mme Valentine de Saint-Point, descendante de
Lamartine, porte la confirmation de ce glorieux atavisme au sein de ses Poèmes du Vent et de la Mer pleins de strophes d’un lyrisme éclatant, précis,
audacieux.
Mme Lucie Félix Faure-Goyau (La
Vie nuancée), témoigne de ce récent mouvement néo-chrétien
auquel
nous devons M. Louis Le Cardonnel. Avec un lyrisme moindre, plus de sécheresse, une
sorte de virilité mystique à laquelle les femmes ne sont pas accoutumées, elle émeut
notre raison, élève notre cœur. Au milieu du concert orphique et aphrodisiaque des
autres poétesses, elle se place résolument sous l’égide du stoïcisme catholique.
Mlle Jane Dortzal, au privilège de son illustre
beauté, ajoute la renommée plus durable de ses poèmes : (Vers
l’infini).
Mme Fernand Gregh s’est à peine affirmée par de
trop rares publications de vers en de jeunes revues. Mais on sent et espère en elle un
poète voluptueux et tendre qui comptera parmi les meilleurs.
Mme Marie Dauguet nous fut présentée par
M. Remy de Gourmont : c’est un poète naturiste subtil et simple à la fois.
Mme Marie Weyrich se souvient de
Baudelaire dans ses Jardins du Soir, Mme Cécile Périn a de la grâce et de la force. Mme Pierre de Bouchaud (Cardeline) est plus connue pour ses
romans. Le poète seul mériterait déjà longuement notre attention.
Chaque jour le nombre des poétesses augmente. La poésie descend à être un sport
mondain. Nous avons signalé les vrais talents, — nous en avons oublié peut-être, mais
on comprendra aussi qu’il ne nous était pas possible de tenir compte ici de relations
mondaines ou politiques. La critique n’a d’égard qu’au talent32.
▲