On commenta les mots, je commenterai l’art.
Ces messieurs n’en conviendraient pas. « Raison de plus pour les prévenir. » Dites raison de plus, pour tâcher de faire mieux. « Voilà où je voulais en venir. » Et voici ce que je me propose : d’abord, de ne pas imiter ceux de nos savants qui, faute d’humaniser leur savoir, semblent affecter de ne pas écrire pour tout le monde ; et de leur abandonner, tout en commentant, le titre fastueux de commentateur ; ensuite, de ne jamais oublier, que dans un ouvrage entièrement consacré à la comédie et à l’homme qui en perfectionna l’art, tout, généralement tout, jusqu’à sa vie, devrait avoir un ton, une forme dramatique. Je me propose enfin de ne jamais présenter une seule réflexion aux amateurs, de ne pas donner un seul conseil aux comédiens, qui ne soit dicté par Molière lui-même, comme auteur, comme acteur : puisse-t-il ramener les profanes à son culte !
Jean-Baptiste Pocquelin de Molièreet cette inscription, toute simple qu’elle est, n’en dit pas moins au passant : qui que tu sois, arrête ; ici vit le jour un homme de bien, un philosophe, un poète chéri de Thalie, le premier qui ait formé des comédiens et des spectateurs dignes d’elle, le plus grand comique enfin de tous les âges et de toutes les nations, Molière. Oui, Molière, j’ose entreprendre de te montrer sous ces divers rapports, et le lecteur, impatient de te connaître par les traits qui te caractérisent le mieux, me saura gré sans doute de passer légèrement sur les trente-huit premières années de ta vie ; ton génie ne s’y manifestant que par intervalles, préparait plus de vingt chefs-d’œuvre, et moins de trois lustres devaient les créer comme par enchantement.
est né dans cette maison en 1620 :
Fulvio, fils de Pantalon, est amoureux d’une esclave, appelée Turqueta, l’amour le trouble si fort, qu’il est comme un homme hébété. Son valet, Scapin, imagine mille moyens pour enlever la belle à Arlequin, marchand d’esclaves, mais le caractère de Fulvio les rend tous inutiles ; à la fin de la pièce, Scapin se jette aux pieds de Pantalon, lui dit que son fils est mort s’il ne lui accorde Turqueta ; il fléchit le vieillard, appelle son jeune maître, qui, craignant de gâter encore ses affaires, prend la fuite ; Scapin le ramène malgré lui, et le force d’apprendre son bonheur.Lisez la pièce de Molière.
MASTICA. A quel che tu hai mancato ? a te par che non habbi mancato nulla ; per che sei ceico : tu non stai mai appresso ad Angelica un momento che non ti multi di colore, mai te li diatacci da lato, à tavola stai corne stupido a comtemplarla ; tu non mangi sinon di quelle cose che mangia ella ; tu non bevi, si non di quella parte dove ella beve et pone le labbia ; ne te netti la bocca si non con il salvigetto dove ella se netta la sua : poi fai un menar di piedi sotto la tavola, che l’hai fatto scapar le pianelle due volte da i picdi, et usavi certe ci fre che l’haurebbon intese i cani que rodevano i osti sotto la tavola, etc.
Mascarille paraît ; bientôt nous n’ignorons plus tout ce qui s’est passé avant l’action, nous connaissons l’humeur, le caractère et les projets de tous les personnages. Les caractères. — Nous avons jugé le principal en parlant des imitations. Les scènes. — Faites pour la plupart d’après des règles ignorées de beaucoup d’auteurs, elles ont toutes une exposition, un nœud, un dénouement. Les actes. — Tous riches en comique de situation, et terminés de manière à faire désirer l’acte suivant. La contexture. — Comme les incidents se multiplient ! Comme ils s’appellent et se croisent mutuellement ! Comme le spectateur y semble ballotté par ce même lutin qui, si l’on en croit Mascarille, le persécute et s’oppose à sa gloire ! Les bienséances. — Blessées par les coups de bâton que Mascarille donne à son maître, par le regret qu’a Lélie d’avoir rendu la bourse d’Anselme, et par l’approbation que son silence donne à ces deux vers de Mascarille :
Le style. — Celui de cette pièce offre sans doute nombre de fautes grammaticales. Mais elle est le premier ouvrage de l’auteur. D’ailleurs, la versification de L’Étourdi est si aisée ! elle sert si bien la vivacité du dialogue ! elle est si gaie ! elle pétille de tant de traits ! On trouve même dans cette comédie une quantité de tirades qui auraient pu valoir à Molière l’éloge banal de nos jours : il y a de beaux vers dans cette pièce, éloge que l’on devrait regarder comme une critique sanglante ; dit-on des bons auteurs, qu’ils ont de beaux vers dans leurs drames ? Le dénouement. — Il pourrait être meilleur, et nous en sommes déjà convenus. Mais l’auteur, nourri de la lecture des anciens, a d’abord donné la préférence aux dénouements en récit12.
J’ai vu quelques acteurs commencer le rôle de Lélie avec une vérité charmante ; j’en ai distingué surtout un qui, en paraissant sur la scène, pré venait le spectateur par l’étourderie la plus aimable : je me préparais à le féliciter, à la fin de la pièce, quand voilà tout à coup mon Lélie qui, en ramassant la bourse, acte Ier, scène vii , étend les bras, s’élance sur la pointe du pied, comme on nous peint quelquefois Mercure, puis, ainsi suspendu, s’écrie d’un ton de fausset :
À qui la bourse; et cet à qui la bourse, si comique par la situation, n’avait certainement pas besoin, pour ressortir, ni du ton faux, ni de l’attitude forcée de l’acteur. À la fin de l’acte II, lorsque Mascarille dit à son maître, qui s’obstine à le suivre :
ne voilà-t-il pas encore mon Lélie qui joue aux barres avec son valet, déploie toutes les feintes des crochets et des demi-crochets ; et, malgré mes dispositions à l’indulgence, je ne puis trouver, dans ce burlesque assaut, qu’un enfantillage pour le moins déplacé, et non de l’étourderie. Acte IV, scène ire , Lélie paraît vêtu en Arménien ; je lui trouve de la gentillesse sous ce déguisement : j’espère enfin pouvoir l’applaudir ; mais comment l’oser, lorsque, pendant toute une scène contenant plus de cent vers, je le vois uniquement occupé à jouer avec les plis de sa robe, ou bien à faire des poupées avec sa ceinture, et que, dans le reste de la représentation, je n’aperçois plus, dans ce petit être sautillant, qu’une pétulance de mauvais ton ? Je remarque principalement l’envie qu’il a de faire rire, et j’applaudis à cette question, si remplie de goût, que lui fit Préville après la pièce :
Qui de nous deux était le comique ?Jeunes acteurs, qui ne savez pas encore raisonner vos imitations, croyez qu’en suivant cette tradition, vous suivez la mauvaise ; vous vous perdez, et vous gâtez votre rôle : ne voyez-vous pas que Lélie doit constamment conserver cette amabilité, cette décence, que l’auteur lui a données, et dont il a besoin pour m’intéresser, non seulement à sa passion, mais encore à l’amante qui l’a inspirée, et que je dois ne pas regarder comme une esclave ordinaire ? Les changements, les retranchements que les acteurs se permettent, tiennent aussi à une bonne ou à une mauvaise tradition ; et cette bonne ou mauvaise tradition, nous la devons aux comédiens qui aiment, qui connaissent leur art, ou à ceux qui le ravalent au talent du singe et du perroquet. Dans la comédie de L’Etourdi, toutes les coupures que la tradition veut accréditer ne sont pas heureuses ; par exemple, acte Ie r, scène ii, Mascarille dit à Lélie :
Les comédiens retranchent les quatre derniers vers, comme trop immoraux ; et l’on assure que du temps de Molière, ce retranchement se faisait de son aveu. J’aurais pris la liberté de dire à Molière lui-même, ces quatre derniers vers sont bien persuasifs dans la bouche d’un fourbe qui veut faire accepter ses bons offices par un jeune étourdi ; les deux, qui les précèdent, plus immoraux et sans finesse, remplissent-ils aussi bien le but de Mascarille ? Dans la scène iii de l’acte V,
« Andrés tombe des nues, dit un commentateur, et ce qu’il débite est obscur »: d’accord ; mais si vous supprimez son roman, Andrés tombera bien plus des nues pour le spectateur. Dans le même acte, la scène xiii est souvent retranchée comme inutile, et par là on ne donne plus le temps à Mascarille d’apprendre tout ce qu’il doit raconter dans la scène suivante. Même acte, scène xiv , l’on passe le récit que fait la vieille à Zanobio Ruberti, en le reconnaissant ; et, tout de suite, l’on a l’intrépidité de nous parler de ce récit, comme si nous venions de l’entendre :
Après avoir demandé aux comédiens dignes de ce titre, car il en est, pourquoi ils ne font pas remarquer à leurs camarades le ridicule de ces coupures, je demanderai au public pourquoi il les souffre, et je lui soumettrai celle qui me paraît nécessaire à la fin de l’acte III. Trufaldin verse un vase de nuit sur la tête de Léandre, en lui disant que Célie lui fait présent de cette cassolette ; Léandre s’écrie :
Je désirerais qu’on supprimât les deux derniers vers ; il est inutile, je crois, de dire au spectateur que la cassolette sent mauvais.
Il a été convenu entre Magnifico et le Docteur que si la femme de Magnifico accouchait d’un garçon, le Docteur donnerait quatre mille écus. Une fille vient au monde, Magnifico, tenant à la somme convenue, montre au Docteur le fils d’un de ses cousins, né le même jour, et fait ensuite élever sa fille, Diane, sous le nom de Fédéric. Le faux Fédéric a déjà vingt ans, quand son père s’avise d’avoir des remords, qu’il n’écoute pas longtemps, grâce à son avarice et aux conseils de son valet Brighel ; ce Brighel est aussi le confident de Diane, elle lui avoue que, sous le nom de sa sœur Beatrix, elle a épousé secrètement Flaminio, amant de cette même sœur. Flaminio, de son côté, ne se pique pas de discrétion ; il fait confidence de son mariage à son frère Silvio, et celui-ci ne sait comment arranger ce prétendu hyménée avec le bonheur qu’il a de passer toutes les nuits sous le balcon de Beatrix, à l’entretenir de son amour. Le mystère du déguisement est découvert, et les deux fils du Docteur épousent les deux filles de Magnifico.Lisez la pièce de Molière.
La scène de Métaphraste, acte II, est tirée du Déniaisé, comédie de Gillet de la Tessonière. Un pédant appelé Pancrace ne laisse pas à son interlocuteur le temps de dire un seul mot ; mais Pancrace est un intendant : chez Molière Métaphraste est un précepteur, et son savant galimatias est bien plus naturel. La ruse de Valère pour forcer Mascarille à convenir de son indiscrétion est prise dans Arlequin muet par crainte. La scène italienne est bouffonne, puisqu’Arlequin confie même à son cheval les secrets de son maître ; la française est du meilleur comique. Dans Gli Sdegni Amorosi, canevas italien, Diane et Flaminio s’accusent mutuellement d’infidélité et s’accablent de reproches, comme Éraste et Lucile ; leur scène a des beautés ; celle des amants français est sublime. Dans un autre canevas italien, intitulé Rebut pour Rebut, Flaminia se fait apporter tous les billets doux que ses trois amants, Pantalon, Mario et Lélio, lui ont adressés, et les brûle en leur présence. Violette, sa soubrette, fait le même sacrifice des lettres qu’Arlequin et Scaramouche lui ont écrites. Ces lettres, ces billets doux brûlés, ne valent ni ce seul vers, accompagné d’un portrait ;
ni le couteau de six blancs, ni le demi-cent d’éguilles de Paris, que se rendent Marinette et Gros-René ; pas même la paille qu’ils veulent rompre.
et que Lucile, pour se mettre à l’unisson, lui réplique en chevrotant :
Eh ! malheureux que vous êtes, laissez agir, laissez parler votre âme ; elle se peindra sur tous vos traits, elle dirigera tous vos mouvements, elle modulera toutes vos expressions. Nous ne parlerons pas des retranchements qu’on faisait dans cette pièce, autrefois et avant que tous les théâtres l’eussent abandonnée, ma vénération pour Molière m’a ordonné de la retoucher, la décence me défend d’entrer dans de plus longs détails.
Les Précieuses ridicules.
« Cette petite pièce faite en province, prouve assez que son auteur n’avait en vue que le ridicule des provinciales ; mais il se trouva depuis que l’ouvrage pouvait convenir à la cour et à la ville. »Je demande si les ridicules qui, du temps de Molière, caractérisaient les femmes les plus célèbres de Paris, pouvaient avoir pris naissance dans la province ? n’est-il pas plus vraisemblable que dans la province on les ait seulement exagérés ? La comédie des Précieuses parut pour la première fois sur le théâtre du Petit-Bourbon, au mois de novembre ; Molière n’avait rien donné depuis un an. Quelqu’un dira peut-être : employa-t-il ce temps à composer un acte ? Nous lui répondrons avec notre auteur : voyons, monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire. Jamais sujet ne fut traité plus à propos ; la manie du bel esprit régnait en France ; les femmes, devenues les protectrices ou les rivales, et surtout les juges des écrivains, donnaient le ton aux nouveautés. Le jargon de leurs coteries passa dans toutes les productions, il tint lieu de justesse dans les expressions, et de vérité dans les idées, il éloigna du beau naturel ; enfin, c’en était fait du goût et du véritable esprit : le galimatias allait pour jamais prendre leur place, si Molière en foudroyant l’idole n’eût détruit son culte. En vain les beaux esprits, jaloux de Molière, se déchaînèrent contre sa pièce ; en vain Somaize 16 essaya d’en faire la critique dans Les Véritables Précieuses et dans Le Procès des précieuses, deux comédies de sa façon ; en vain il finit par mettre la pièce de Molière en méchants vers, elle n’en fut pas moins jouée quatre mois de suite, et cependant dès la seconde représentation, les comédiens doublèrent le prix des places17. L’on crut affaiblir le succès de cette pièce en répandant qu’elle était imitée des Précieuses de l’abbé de Pure, jouée par les comédiens italiens, quelque temps avant celle de notre auteur ; je pense, moi, qu’il n’a pris ses matériaux que dans le grand livre du monde. Si l’on pouvait supposer qu’un ouvrage fait avant les Précieuses eût fourni à Molière l’idée de sa pièce, ce ne serait pas celui de l’abbé de Pure, ce serait plutôt un entretien comique en six entrées, dialogué, l’an 1656, par Chappuzeau, et intitulé Le Cercle des femmes. Mais Chappuzeau, loin d’avoir été imité par notre auteur, devint son plagiaire, en profitant des premières représentations des Précieuses pour corriger sa pièce ; il la fit jouer au théâtre du Marais, sous le titre de L’Académie des femmes. Jugeons, en peu de mots, les deux ouvrages. L’héroïne de Chappuzeau n’affecte que le ridicule de s’entretenir avec des savants ; celles de Molière poussent l’affectation jusque dans les conversations les plus familières, même avec leurs gens, et refusent la main de deux hommes aimables qui se sont écartés des règles prescrites dans les romans, en débutant par le mariage. Lisez la pièce de Molière.
« Nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement ; il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. »La comédie des Précieuses est un petit chef-d’œuvre d’un bout à l’autre, elle réunit l’utile à l’agréable. Jamais Molière, le fléau des ridicules, ne leur porta des coups plus sûrs, et nous pouvons nous écrier avec le vieillard qui, par instinct, devina notre auteur :
Courage, courage ! Molière, voilà la bonne comédie.
Sganarelle, ou le Cocu imaginaire 19.
Magnifico veut marier Eleonora, sa fille, avec le Docteur qu’elle n’aime point. Eleonora, seule sur la scène, se plaint de l’absence de Celio, prend son portrait, s’attendrit, se trouve mal, et laisse tomber la miniature ; Arlequin vient au secours d’Eleonora, et l’emporte chez elle. Camille, femme d’Arlequin, arrive, ramasse le portrait de Celio. Arlequin revient, surprend sa femme admirant la beauté du jeune homme représenté dans le portrait, et le lui enlève. Dans l’instant même arrive Celio, qui, voyant son portrait, demande à Arlequin où il l’a pris, celui-ci dit que c’est dans les mains de sa femme ; colère d’Arlequin, qui reconnait Celio pour l’original du portrait ; désespoir de Celio, qui croit Eleonora mariée avec Arlequin ; il abandonne la scène ; Eleonora qui l’a reconnu de sa fenêtre, accourt, et, ne le voyant pas, demande ce qu’il est devenu ; Arlequin répond qu’il l’ignore, mais qu’il sait, à n’en pas douter, que c’est l’amant de sa femme ; Eleonora, jalouse, promet d’épouser le Docteur, puis, se repentant bientôt de sa promesse, elle veut prendre la fuite ; Arlequin, de son côté, voulant fuir sa femme, se déguise avec des habits d’Eleonora ; et Celio, dupe du déguisement, l’enlève : enfin on démêle l’équivoque du portrait, et le Docteur, pour qui Célio a risqué sa vie, lui cède Eleonora.Lisez la pièce de Molière 20.
Sapi, se prinde moglie, che l’invernata te tenera le rene calde, et la state fresco il stomacho, et poi quando ancora stranonti, haverrai almeno chi te dira dio te aiuti.Notre poète a si bien embelli cette idée, qu’il en a tiré vingt-huit vers, dont pas un seul n’est à retrancher.
« Il n’était, dit-elle, ni gras ni maigre ; il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il leur donnait, lui rendaient la physionomie extrêmement mobile. »Tout cela pouvait faire de Molière un acteur aussi cher à Melpomène qu’à Thalie, mais un hoquet ou tic de gorge, qu’il avait contracté en voulant corriger la volubilité de sa langue, le rendit toujours insupportable dans le genre sérieux : il sauvait ce désagrément dans la comédie, par la vérité avec laquelle il exprimait un sentiment, et par l’art qu’il mettait jusque dans les moindres détails de son jeu. Les Espagnols et les Italiens avoient déjà traité le sujet du Prince jaloux. La pièce italienne mérite de préférence que nous la mettions en comparaison avec la française.
Don Rodrigue, roi de Valence, voit Delmire, sœur de don Pèdre, roi d’Aragon, en devient épris, la demande en mariage, et ne l’obtenant pas, il l’enlève, la conduit dans son palais, où elle est traitée avec tout le respect dû à son rang et à son sexe ; la princesse devient sensible, mais elle craint l’excessive jalousie de son amant. Voilà l’avant-scène. Delia, femme de chambre de la princesse Delmire, ne peut écrire à son amant, parce qu’elle a mal au doigt, la princesse a la complaisance de lui prêter sa main ; Arlequin surprend le tendre billet, on veut le lui arracher, grands débats ; la moitié de l’écrit reste entre ses mains, il la donne au roi, qui, reconnaissant l’écriture de la princesse, ordonne sa mort, mais l’autre moitié, rapprochée de celle-ci, raccommode tout. Delmire écrit à la duchesse de Tyrol, le prince arrive à petits pas, et lit : ma chère âme ; en voilà assez pour réveiller sa jalousie. Delmire lui permet de lire la lettre entière ; nouvelle confusion, nouvelle promesse de rejeter désormais tout soupçon injurieux. Enfin, cette duchesse de Tyrol arrive déguisée en homme : elle veut garder l’incognito ; Delmire partage avec elle son lit ; le roi les surprend, devient furieux ; la princesse, loin de s’excuser, lui reproche sa jalousie, et lui dit :Lisez la pièce de Molière.« Si vous voulez vous contenter de mon serment, pour seule preuve de mon innocence, je suis prête à vous donner la main ; mais si vous exigez une justification, ne comptez plus sur mon cœur. »Le prince hésite, il est prêt à croire son amante sur sa parole ; mais bientôt il exige des preuves ; pour toute réponse on lui montre le seing de son prétendu rival ; il abhorre sa malheureuse jalousie, se déteste lui-même, lève le bras pour se tuer, la princesse s’écrie que ses jours ne sont plus à lui, elle lui pardonne et l’épouse.
Le complaisant Micio est chéri de tout le monde ; son frère Demea, brutal, sévère, se fait détester de tout ce qui l’entoure ; Demea élève le plus jeune de ses fils avec la plus grande dureté, et l’aîné, adopté par le complaisant Micio, est absolument maître de ses actions. En jugeant les imitations, nous parlerons de l’effet qu’aurait dû produire l’opposition de ces deux caractères.
Une dame de Florence devient passionnément amoureuse d’un jeune homme qu’elle voit souvent avec un religieux. Elle va se confesser à ce moine, et le prie d’engager son ami à ne plus la fatiguer de ses soins amoureux ; elle le charge aussi de rendre au téméraire une ceinture sur laquelle sont écrits ces mots :Lisez la pièce de Molière.Je vous aime et n’ose vous le dire…Tout le monde sait par cœur La Confidente sans le savoir de La Fontaine, il substitua au confesseur une parente de l’amant, et au présent d’une ceinture celui d’un portrait.
je vous aime et n’ose vous le dire. Mais le cadeau était tout à fait étranger au costume français. Molière fait donner une boîte d’or, présent toujours de mode dans tous les pays, et le billet que la boîte renferme, aussi flatteur que la devise, est bien plus utile à l’intrigue, puisqu’il en fait le principal ressort. Remarquons encore que la dame de Florence fait des avances à un inconnu ; Isabelle connaît la pureté des sentiments qu’elle inspire.
« Naturel plaisant, et regardé comme un des plus heureux qu’on ait vu, disent Bret, Riccoboni et Voltaire. »Nous ne sommes pas entièrement de cet avis. Plaisant, oui, mais naturel, non. Il est nuit, et Sganarelle peut ne pas reconnaître Isabelle, lorsque, couverte d’un voile, elle va chez Valère, sous le nom de Léonore ; mais, un instant après, Valère dit qu’il vient de donner sa foi à Isabelle, qu’Isabelle vient de lui donner la sienne ; il nomme bien distinctement Isabelle, Ariste le fait remarquer à son frère : est-il possible que Sganarelle n’ouvre point les yeux ? Certainement, il ne doit pas croire que Valère ait donné sa foi à une femme, et qu’il ait reçu la sienne sans la regarder ; et d’après cela, comment peut-il dire :
Il est très naturel que ce soit tout bas, comme l’a noté Molière ; il est même plaisant, si l’on veut, que le valet, lorsqu’il donne ce conseil à Valère, se presse contre lui, et, qu’en se retirant, ils fassent ensemble une demi-pirouette, toujours sûre d’être applaudie par le parterre. L’optique du théâtre a ses licences, personne n’en doute ; mais elles ne doivent pas aller au-delà de la vérité. Est-il vraisemblable que Valère, encore sous les yeux du bourru, de l’argus qui l’observe, et dont il veut capter la bienveillance, permette à son valet de se clouer pour ainsi dire à lui, et que, la tête immobile, le corps droit, le jarret tendu, ils aillent, côte à côte, et comme deux soldats alignés, depuis le milieu d’une rue jusque dans leur maison ? qu’ils ne se dérangent pas, même pour y entrer ? Le maître ne craint-il point que le pantin ne fasse tort à l’amant ? et le valet, qui a voulu faire rire, ignore-t-il que le public est censé n’être pas là ? Acte II, scène viii, Valère reçoit une lettre d’Isabelle : j’approuve que son âme passe tout entière dans ses yeux, pour savoir promptement s’il est aimé ; mais, une fois sûr d’un tendre retour, ne devrait-il pas respirer ? ne devrait-il pas au moins payer d’un soupir tant d’expressions tendres, tant de traits délicats échappés successivement du cœur de son amante ? Hélas ! cette lettre ordinairement lue, ou plutôt récitée avec trop de volubilité, paraît longue et insignifiante. Tel est le sort de tout ce qui n’est pas senti. Ah ! Valère, il faut être bien malheureux pour ignorer que la lettre d’un objet chéri finit toujours trop tôt. Valère reçoit le billet dans une boîte d’or qu’il livre avec précipitation à Ergaste, pour s’occuper du trésor qu’elle renferme. Ce mouvement subit de générosité, fût-il involontaire, peint, mieux qu’un long discours, un amant tout entier aux intérêts de son cœur ; et je félicite le comédien qui l’imagina. Je félicite aussi le valet qui, le premier, a pesé la boîte d’or dans sa main, et s’est dépêché d’en enrichir sa poche ; mais que dire des valets qui l’ouvrent, cette boîte, feignent d’y prendre du tabac, et d’en offrir aux personnes dont ils se supposent entourés ! Ce lazzi, de si mauvais goût, si dénué de vraisemblance, n’est-il pas d’autant plus condamnable, qu’il usurpe l’attention du spectateur ? et dans quel temps encore ? lorsqu’on la doit toute à la lettre d’Isabelle, à cette lettre, l’âme de la pièce. Il est bien surprenant qu’aucun homme de goût ne se soit pas élevé contre la bande de papier qui cachète la boîte d’or dans laquelle cette lettre est renfermée. Molière, en faisant dire à Isabelle :
n’a certainement pas voulu que ce fût la boîte ; car, comment Isabelle aurait-elle pu voir à travers jusqu’à la forme du billet ? comment Sganarelle aurait-il pu ne pas s’apercevoir qu’on lui faisait le mensonge le plus gauche ? Ajoutons, comment le public, journellement témoin de cette balourdise, n’en remarque-t-il pas toute l’absurdité ? Vers le milieu de la scène xiv du même acte, Molière indique
« qu’Isabelle, en feignant d’embrasser Sganarelle, donnera sa main à baiser à Valère ». J’ai vu des acteurs la dévorer des minutes entières ; plus les baisers étaient prolongés et fortement appuyés, plus le parterre applaudissait, sans penser qu’en livrant sa main à Valère, Isabelle engage sa foi, témoin ces vers :
Dans ce moment, se fait leur véritable mariage ; et cet acte imposant, cet acte… pour ainsi dire religieux… ne demande-t-il pas, d’un côté, beaucoup de respect, de l’autre, la plus grande modestie ? Ici plus d’un Valère, sensible au reproche, se croira peut-être bien justifié en disant, d’un ton d’homme à bonne fortune : Mais… mais… vous ne voulez donc pas que je sois amant ? — Au contraire, je l’exige ; et ce titre, garant de la plus grande délicatesse, promet un mélange heureux de surprise, de ravissement, de transports, de retenue, sans lequel la situation d’Isabelle, celle du tuteur et la vôtre, n’auraient plus rien de piquant. Plus bas, Sganarelle, touché du chagrin dont il croit son rival pénétré, l’embrasse pour le consoler, lui dit-il ; et la scène finissait assez plaisamment, ce me semble : l’auteur l’avait pensé de même ; il se trompait : un acteur, plus ingénieux que Molière, a finement imaginé que Valère, après avoir reçu l’embrassade de Sganarelle, devait le jeter dans les bras d’Ergaste ; que celui-ci devait, à son tour, embrasser Sganarelle, et le retenir fort longtemps ; et pourquoi ? pour donner le loisir à son maître de dévorer une seconde fois la main de son amante, et de provoquer de nouveaux applaudissements.
Ferme, appuyez, messieurs les gens de goût.Vous voulez donc contraindre Isabelle à se cacher sous un triple voile, lorsqu’elle viendra nous dire au IIIe acte :
Je m’adresse aux amis de la vérité, de la bienséance, et je leur demande : peut-il entrer dans l’idée de Valère qu’il fera impunément l’impertinence la plus grossière au tuteur de celle qu’il aime ? Sganarelle doit-il souffrir patiemment la burlesque embrassade d’un valet ? Les derniers transports de Valère ne blessent-ils pas la décence ? Isabelle, en les partageant, n’enlève-t-elle pas à son rôle cette fleur de délicatesse qui l’embellissait ? et les mères, accoutumées à conduire leurs filles au spectacle, reconnaissent-elles l’Isabelle de Molière, cette jeune personne honnête, intéressante, que la crainte d’être à jamais malheureuse force à une démarche qu’elle se reproche ?
Quelques Sganarelles trouveront, sans doute, bien ridicule la question que je vais leur faire. N’importe ; la voici : Acte II, scène ix 26, Valère prie Sganarelle de dire à sa pupille,
Deux scènes après, le tuteur s’acquitte si bien de la commission, qu’il débite à Isabelle, sans se tromper d’un seul mot, les douze vers que lui a dit Valère ; il a la mémoire heureuse, va me dire un plaisant : il est vrai ; mais ne serait-il pas plus naturel que Sganarelle eût, du moins, l’air de chercher, l’air de faire travailler sa mémoire, et la crainte scrupuleuse d’oublier une syllabe de cette singulière commission ? n’ajouterait-elle pas à son comique ?………………………… Qu’il n’a jamais pensé
« Baron représentait, dit-on, le rôle de Sganarelle, avec un habit de velours noir, plus négligé que celui de son frère, mais fait de manière à marquer la bizarrerie, et non l’extravagance. »Je doute que Baron ait représenté le rôle de Sganarelle, celui d’Ariste lui convenait mieux ; et d’après cette dernière supposition, puisque Baron était bon comédien, je devine non seulement comment il était mis, mais je vois encore d’ici la couleur de sa perruque, l’âge qu’il se donnait, la mine, le caractère qu’il prenait ; j’entends même jusqu’au son de sa voix. Oui ; je lis tout cela dans un grimoire, dont je vais détacher quelques mots magiques. Dans ce rôle, Baron se donnait cinquante-huit ans à peu près ; il avait la mine riante ; il était au moins railleur, puisque je lis :
Baron avait un ajustement recherché pour son âge, puisque je lis :
Baron prenait un ton doux, affable, caressant, puisque je lis :
Baron dans ce rôle, portait aussi sans doute une perruque noire, puisque je lis :
et cependant l’Ariste que j’ai vu ces jours derniers, coiffé d’une perruque blonde bien poudrée, entendit sans se déconcerter le dernier hémistiche de ces vers, et le public aveugle, glissa la dessus, sans distinguer le blanc du noir. Ce n’est pas tout d’être souvent aveugle, le public est quelquefois sourd. Sganarelle, ayant besoin d’un commissaire, ne manque pas d’aller frapper sur le seuil de sa porte, et les spectateurs n’entendent jamais à quel point il est sonore, le seuil de cette porte, puisqu’il ne s’écrie pas bravo l’acteur ; voilà ce qui s’appelle ne point perdre la tête, et se ressouvenir à propos qu’on est sur les planches.
« Molière, un pareil original manque à ta pièce »; et la scène indiquée, ou plutôt ordonnée, fut prête pour la représentation qui eut lieu le 27 du même mois, à Fontainebleau. Molière, qui n’entendait rien au jargon de la chasse, pria un chasseur de lui indiquer les termes qu’il devait employer. Quelques personnes assurent qu’il demanda ce service à M. de Soyecourt lui-même ; ce dernier fait est contesté, mais à la place de Molière, j’aurais trouvé plaisant de m’adresser à la personne jouée, pour lui prouver que je n’avais pas voulu la jouer. Il y a grande apparence que notre comique a pris l’idée de sa pièce, de sa première scène surtout, dans une satire d’Horace ; et qu’un canevas italien, intitulé Gli interompimenti di Pantalone, lui a fait imaginer son intrigue ; donnons un aperçu de l’un et de l’autre.
Le poète raconte que, marchant dans la rue Sacrée, en rêvant, selon sa coutume, un homme dont il savait à peine le nom s’est attaché à lui, et l’a importuné au point de lui rappeler la prédiction que lui fit dans son enfance une magicienne : « Cet enfant, dit-elle, ne périra ni par le poison, ni par le fer de l’ennemi ; il ne mourra ni d’une fluxion de poitrine, ni d’une pleurésie, ni de la goutte ; ce sera un causeur impertinent qui le fera expirer tôt ou tard : s’il est sage, il évitera les grands parleurs. »
Une jeune fille que Pantalon poursuit vivement ne peut se débarrasser de lui, qu’en lui promettant un tête-à-tête dans un lieu commode ; mais un valet, intéressé sans doute à l’honneur de la petite personne, imagine d’envoyer plusieurs importuns pour retenir le vieillard, et lui faire manquer l’heure du rendez-vous.Lisez la pièce de Molière 28.
L’École des femmes.
Un gentilhomme de Grenade a mille aventures que nous supprimons, et qui lui donnent très mauvaise opinion des femmes. Il prend cependant la résolution d’épouser une jeune innocente appelée Laure, qu’il a fait élever dans un couvent. Dom Pèdre, c’est le nom du mari, plus sot encore que sa femme, voulut voir jusqu’où pouvait aller sa simplicité ; il se mit dans une chaise, la fit tenir debout, et lui dit :« Vous êtes ma femme, dont j’espère que j’aurai sujet de louer Dieu tant que nous vivrons ensemble ; mettez-vous bien dans l’esprit ce que je vais vous dire, et l’observez exactement tant que vous vivrez, de peur d’offenser Dieu, et de me déplaire. »À toutes ces paroles dorées, Laure faisait des révérences, à propos ou non, et regardait son mari entre deux yeux ; celui-ci, satisfait de la trouver encore plus simple qu’il n’eût osé l’espérer, tira de l’armoire une armure, en couvrit l’idiote, et lui ayant mis une lance à la main, lui dit que le devoir des femmes mariées était de veiller leurs maris pendant leur sommeil, armées de toutes pièces comme elle. Quelque temps après, l’époux est forcé d’aller à la cour. Un gentilhomme de Cordoue passe et repasse sous les fenêtres de la femme, lui fait et en reçoit plusieurs révérences, députe vers elle une intrigante, qui l’alarme, en lui disant qu’elle a tué un homme, mais qu’il en reviendra si elle veut lui permettre de passer la nuit auprès d’elle. Laure y consent, le galant arrive, trouve la belle toute armée, et lui enseigne un plus doux exercice.
Raimond, maître de physique du prince de Portugal, est piqué de son indifférence pour les dames de Padoue ; ce Raimond avait une très belle femme, il lui ordonna de se parer et d’aller entendre la messe dans une église où son élève allait ordinairement ; le prince en devient amoureux, a l’art de s’introduire chez la dame, pousse l’aventure très loin, et va faire confidence de son bonheur au mari ; celui-ci veut surprendre les amants avant de se fâcher, mais la femme fait cacher le prince, tantôt sous le lit, tantôt dans une armoire, et le mari, toujours averti du tour qu’on vient de lui jouer, fait mettre le feu à sa maison ; il ordonne de ne ménager qu’un seul coffre renfermant des papiers de famille, et c’est précisément dans ce coffre que les amants échappent à l’incendie.
Dans un conte de Boccace, mis en vers par La Fontaine, un maître en droit fort goguenard, et se moquant surtout des maris trompés, instruit un de ses écoliers à s’insinuer auprès des femmes, qu’il taxe toutes de coquetterie, à l’exception de la sienne. Le jeune homme profite des leçons de son maître, cherche fortune, plaît à une belle, et cette belle est la femme du docteur.Lisez la pièce de Molière.
Il est dans cet âge où une grande passion peut donner alternativement et toute l’énergie d’un jeune homme fortement épris, et tous les ridicules d’un vieillard sottement amoureux ; d’après cela, comment Chrisalde croit-il pouvoir donner impunément à Arnolphe, en scène avec lui, dix ans de plus ou de moins ? et cependant, toutes les fois qu’on joue la pièce, je suis poursuivi par ce barbare anachronisme. Arnolphe est goguenard ; il aime à plaisanter les époux maltraités, et craint pour lui le mépris qu’il attache à leur disgrâce ; il est dévoré de jalousie, et il est forcé de paraître écouter avec satisfaction le rival qui, sans lui donner le temps de respirer, vient à chaque instant lui raconter ses succès. Arnolphe, enfin, entraîné hors de lui-même par les coups sensibles que lui porte Agnès, aigri par l’ingénuité avec laquelle ses reproches sont repoussés, brûle un moment de se satisfaire par quelques coups de poing. Mais un mot, un regard, lui rendent toute sa faiblesse ; plus enfant que celle qui le subjugue, il tombe à ses genoux, il veut, pour lui plaire, se souffleter et s’arracher un côté de cheveux. Qu’il faut d’adresse pour passer avec rapidité de l’une à l’autre de ces situations, pour en marquer toutes les nuances, sans que trop d’exagération, ou dans la faiblesse ou dans la force, blesse la vérité ! Veut-on, dès le premier acte, juger un acteur dans le rôle d’Arnolphe, on n’a qu’à l’observer au moment où Horace lui dit :À quarante-deux ans de vous débaptiser ?
S’il n’est pas tout à coup l’opposé de ce qu’il était, s’il ne devient pas un autre homme, n’attendez rien de lui. Lorsque j’arrivai à Paris, Bonneval était en possession du rôle d’Arnolphe ; très applaudi dans les Pères grimes, il trouvait commode de donner ce caractère à tous les rôles à manteau de Molière. Après Bonneval, parut Desessard ; il avait de l’intelligence, et jouait bien quelques rôles de notre auteur ; mais ceux où les nuances se succèdent, se croisent rapidement, comme dans celui d’Arnolphe, étaient incompatibles avec son physique. Une stature colossale interdit à l’esprit, comme au corps, les mouvements prestes ; ils font plutôt souffrir qu’ils ne font rire : la nature avait formé Desessard exprès pour peindre les lourds Midas, et tous les ridicules de l’épaisse finance. Peut-être manque-t-il, à celui de nos Arnolphe que les hommes de goût distinguent, un peu de cette force physique, de cette large poitrine qui nuisaient à son prédécesseur ; entraîné dans la carrière du théâtre par l’amour seul de l’art, aimant Molière avec passion, connaissant les sources où il a puisé les beautés dont fourmillent ses ouvrages, il ne peut que les sentir ; et si, en les rendant, son organe un peu faible l’empêche quelquefois de frapper aussi fort qu’il le désire, au moins indique-t-il juste33. Le rôle d’Agnès serait-il aussi difficile que celui d’Arnolphe ? Je ne l’ai jamais vu jouer parfaitement. Il est des actrices qui, pour avoir dit :
le petit chat est mort, et s’être plaintes
partent de là pour jouer le rôle en idiotes ; elles le sont tant que le cœur d’Agnès n’a point parlé ; mais une fois que les soins d’Horace, les contrariétés que leur fait éprouver Arnolphe, ont éclairé son âme, son esprit se développe insensiblement et par degré, jusqu’au point de forcer Arnolphe à s’écrier :
Cependant, d’après ce dernier vers, l’actrice doit bien se garder de prendre le ton et les manières d’une jeune personne tout à fait décidée : elle doit continuer de façon à pouvoir dire avec justesse :
Les acteurs ne voudront-ils jamais voir que les bons auteurs notent pour ainsi dire tous les rôles, et que Molière n’a pas oublié de prendre cette précaution pour celui d’Agnès ; témoin ces vers :
Disons mieux : le rôle d’Agnès est tout entier dans la lettre qu’elle écrit à son amant ; eh ! combien d’actrices ne l’ont jamais lue34 ! On trouve, dans l’Histoire des Hommes illustres, Vie de Molière :
« La demoiselle de Brie, qui avait joué d’original le rôle d’Agnès, l’avait, à près de soixante ans, cédé à une jeune actrice ; lorsque celle-ci parut, le parterre demanda si hautement la demoiselle de Brie, qu’elle fut obligée de reprendre ce même rôle, et elle le garda encore jusqu’à soixante-cinq ans. »On ne me persuadera pas, on ne persuadera à personne, que si mademoiselle de Brie eût voulu céder son rôle ou former une jeune actrice, elle n’eût pu être remplacée avant ses soixante-cinq ans, et je le soutiens à tous les acteurs qui, par amour-propre, s’obstinent à traîner leur vieillesse sur les planches, et forcent leurs doubles à faire des vœux pour que le ciel les délivre des perpétuels. Que dirons-nous d’Horace ? qu’arrivé à Paris depuis peu, il n’est pas annoncé comme y apportant le moindre ridicule provincial ; que, dans l’ivresse où le jette la variété des plaisirs dont abonde la capitale, il a eu le cœur assez droit, l’esprit assez juste, pour faire un bon choix ; que, touché des charmes d’Agnès, il admire encore plus la simplicité, la candeur de son âme ; que la sienne brûle du feu le plus vif, le plus pur ; qu’il croit avoir dans Arnolphe un véritable ami ; que, d’après tout cela, s’il est moins sensé qu’étourdi, moins aimable que petit maître, moins amant qu’avantageux, moins confiant qu’indiscret, moins tendre que vain de sa bonne fortune ; si sa diction est moins naturelle que maniérée ; si surtout il met la moindre finesse, la moindre malignité dans ses confidences à Arnolphe ; s’il n’en gradue pas la vivacité à mesure que l’embarras accroît, disons-le hardiment, il n’est plus le personnage tracé par Molière ; il peut bien être applaudi, comme nombre d’acteurs qui ont accoutumé la multitude à leurs défauts, mais les jeunes acteurs se trompent, s’égarent, s’ils pensent tenir de lui la bonne tradition. Un mot, rien qu’un mot en passant, à Chrisalde. Le Raisonneur de L’École des maris et celui de L’École des femmes, ne se ressemblent pas du tout : le premier est un homme du monde, poli, aimable ; le second un franc, un gros réjoui que le sort des maris trompés n’afflige ni n’alarme. Molière dit, que pour ne pas gâter la bonté naturelle d’Agnès, il l’entoure de
gens tout aussi simples qu’elle: il prescrit donc à Georgette et à Alain d’être simples ; mais puisqu’il en fait des paysans, il leur prescrit la simplicité du village, et je ne la trouve pas dans l’affectation de marcher continuellement côte à côte. J’ai beau feuilleter Molière, je ne vois pas qu’il ait indiqué ce lazzi, ou plutôt cette charge ; je vois encore moins qu’il leur permette de refroidir un dénouement, et de troubler une reconnaissance en parodiant l’un et l’autre par le plus ridicule des ouf ! l’ouf bien motivé d’un personnage qui, comme le marque une note de l’auteur, sort
tout transporté et ne pouvant parler. Quant au costume, même diversité, par conséquent, même ridicule que dans les autres pièces, même luxe dans la parure de Georgette, à qui Arnolphe a tort de ne pas demander pourquoi ses cheveux sont frisés en crochets, et où elle prend de quoi acheter des35 boucles d’oreilles, des colliers, etc. Et des coiffures ! nous permettrons-nous d’en dire notre avis ? Remarque minutieuse ! va-t-on s’écrier, minutieuse, oui, pour les spectateurs qui n’ont que des yeux ; est-il indifférent, par exemple, qu’Arnolphe porte une perruque ou non, lorsque, pour attendrir Agnès, il lui dit :
Ce vers, si l’acteur qui le débite n’a pas une chevelure, qui au moins ait l’air de lui appartenir, ce vers, dis-je, devient une inconvenance de la plus grande absurdité. Arnolphe, loin de toucher Agnès, semble n’avoir voulu que la faire rire. On se permet dans cette pièce une infinité de retranchements, et les comédiens pensent avoir là-dessus carte blanche, puisque les commentateurs n’ont cessé de leur répéter, que Molière, de son vivant, les avait soufferts. Dans une comédie où les monologues sont en très grand nombre, ils doivent sans doute avoir le mérite de la brièveté ; je n’en réclame pas moins, acte III, scène ire , les vers dans lesquels Arnolphe veut persuader à l’innocente Agnès,
qu’on enfile tout droit le grand chemin d’enfer, en écoutant
ces blondins:
Arnolphe n’a-t-il pas besoin d’alarmer Agnès, et l’auteur ne doit-il pas préparer le spectateur à ces
chaudières bouillantes
Je réclame, même acte, scène ii , les maximes du mariage qu’on abandonne pour n’en débiter que deux des moins saillantes, la première et la sixième ; si j’étais comédienne, je m’exercerais à les rendre toutes ; mais avec naïveté, pour en faire mieux ressortir le piquant. Je réclame encore, acte IV, scène v , le monologue que les comédiens réduisent aux trois derniers vers, et qu’ils font gauchement commencer par,
ouMolière pourrait-il n’avoir pas vu que cet enfin, n’étant amené par rien, tombait des nues ? Si je ne craignais d’être trop long, je réclamerais tous les vers de précaution, de sentiment, de situation qui mutuellement se font ressortir, tous ceux qui renferment une pensée philosophique, et que l’on retranche impitoyablement. S’il est vrai que Molière se soit laissé mutiler de la sorte, de qui se défiait-il ? des comédiens ou des spectateurs ? peut-être des uns et des autres.
« qu’il ne concevait pas comment on pouvait voir une pareille rapsodie jusqu’au bout ». Ce fait est consigné dans ces deux vers de Boileau :
Un autre original, nommé Plapisson, ne rougit pas de se donner en spectacle pendant plusieurs représentations de cette même pièce, haussant les épaules à chaque éclat de rire que faisait le parterre, et lui disant avec humeur :
« Ris donc, parterre ! ris donc ! »Molière porta les premiers coups aux plus acharnés de ses détracteurs, dans La Critique de l’École des femmes. Il ne les épargna pas davantage dans une Épître en vers qu’il adressa au roi, pour le remercier d’un bienfait ; et il acheva de les immoler dans L’Impromptu de Versailles. Ces trois ouvrages vont nous prouver successivement s’il était prudent d’attaquer un athlète aussi vigoureux, et si l’athlète fit bien ou mal de se venger. Commençons par analyser La Critique de l’École des femmes, jouée sur le théâtre du Palais-Royal, le premier juin.
« Le mépris des sots, disait-il souvent, est une pilule qu’on peut bien avaler, mais qu’on ne peut mâcher sans faire la grimace. »
Cette comédie, ou plutôt cette plate satire, n’eut pas les honneurs de la scène, malgré l’empressement avec lequel les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, jaloux d’Élomire 36 saisissaient toutes les occasions de contrarier ses succès ; ils le prouvèrent en donnant Le Portrait du peintre, ou la Contre-Critique de l’École des femmes, comédie en un acte et en vers, de Boursault, qui avait cru se reconnaître dans le portrait de Licidas. Il y a, dans cette rapsodie, moins de personnalités que dans celle de Devisé ; une ironie moins froide, mais sans comique, est l’âme de tout l’ouvrage ; un bel esprit y prétend que la pièce où se trouve cet hémistiche :
« ne peut être qu’une tragédie, puisqu’il y a du sang répandu ».Il loue ensuite Molière sur son adresse à réveiller le spectateur par ce vers :
Voyez, dit Boursault,
Toutes ces puérilités, toutes ces niaiseries, méritaient au plus un sourire de pitié ; mais Boursault avance, dans sa pièce, que Molière fait circuler une clef de l’École des femmes : celui-ci, outré qu’on osât lui prêter une pareille infamie, en marque tout haut son indignation ; Louis XIV lui permet, lui ordonne même de se venger. Soudain, L’Impromptu de Versailles, fait réellement en impromptu, paraît à la cour le 14 octobre, et à Paris le 4 novembre suivant. Lisez la pièce de Molière.
Comme le parterre, surpris d’y reconnaître le ton faux, la déclamation exagérée de quelques-uns de nos acteurs, s’écrierait de tous côtés, les Montfleuri, les Beauchateau, les Hauteroches, les De Villiers ne sont pas morts ! L’auteur de la comédie des Philosophes et du poème de la Dunciade, dit, dans ses mémoires littéraires :
« Molière abusa un peu de la vengeance. »L’auteur de L’Écossaise donne à L’Impromptu de Versailles le nom de satire outrée et cruelle ; il ajoute :
« Boursault y est nommé par son nom, la licence de l’ancienne comédie grecque n’allait pas plus loin ; il eût été de la bienséance et de l’honnêteté publique de supprimer la satire de Boursault et celle de Molière. »Nous répondrons : si Devisé, Boursault, et tous ceux que Molière a sacrifiés à la risée publique, n’ont pas été les premiers à l’attaquer, point de doute qu’il ne faille le blâmer ; mais point de doute, si ces messieurs lui ont porté les premiers coups, qu’il ne faille le louer d’en avoir fait un exemple : on crie haro sur un misérable que la faim force à vous enlever votre bourse, et par une délicatesse mal entendue, on ne tomberait pas à bras raccourci sur ces lâches, qui, guidés par le plus vil des sentiments, par la jalousie, cherchent à ravir à un auteur ses trésors les plus précieux, l’honneur, la gloire et l’estime publique ? Loin de nous une idée aussi fausse, et d’autant plus dangereuse, qu’elle semble promettre l’impunité à tous les frelons de la littérature ! Courage, Molière ! nous aurons à te louer bien davantage, lorsque tu auras réduit au silence le Héros des ruelles, le dispensateur des petites réputations, l’ennemi de tous les écrivains illustres de son siècle, M. Trissotin, puisqu’il faut le nommer. Un mot sur le protecteur de la pièce. Nous venons de voir dans la pièce même, qu’elle parut d’une manière marquée, sous les auspices de Louis XIV, et l’Histoire des théâtres dit en propres termes :
« Ce roi qui venait de se déclarer le protecteur de Molière, fut indigné qu’à l’occasion de L’École des femmes, dont ce monarque, ami des arts, sentait toutes les beautés, on se fût permis, contre l’auteur, des personnalités ; ce prince prit les intérêts de Molière si fort à cœur, qu’il lui ordonna de se venger ; et c’est à cet ordre que L’Impromptu de Versailles dut sa naissance. »Nous voilà, le lecteur et moi, fort embarrassés pour décider si sa majesté ordonna à Molière de se venger, par estime pour lui, ou parce qu’elle fut indignée que les critiques osassent se déchaîner contre une pièce dont elle avait fait l’éloge. Nous serons de ce dernier sentiment, si nous ne consultons que la marche du cœur humain, et si nous nous rapprochons du temps où le prince, si digne à tous égards que son règne fût celui du génie, permettait que La Fontaine vécût aux dépens de ses amis, pour avoir dit :
Tranchons le différend ; Louis XIV, pour l’intérêt de sa grandeur, de son amour-propre, et surtout pour la gloire de son protégé, n’eût-il pas mieux fait de ne pas permettre que sur le théâtre même de la cour, il annonçât un ordre positif du monarque ? Dès ce moment, les ennemis de Molière ne parurent pas terrassés par le mérite de son ouvrage, mais par la toute-puissance. Remarquons, en finissant l’article de L’Impromptu de Versailles, que Molière a fait voir dans cet ouvrage un mérite bien rare, celui de parler de soi avec courage, avec noblesse ; sans fausse modestie et sans orgueil.
Voilà, dès ce moment, la guerre déclarée entre les deux troupes ! mais les auteurs tragiques prennent le parti des comédiens, qui, malgré leur prononciation ampoulée et emphatique, font applaudir leurs vers ; ils leur confient de préférence leurs ouvrages. Molière se rappelle qu’un jeune poète lui a naguère communiqué une pièce intitulée, Théagène et Chariclée, mauvaise, à la vérité, mais annonçant les plus heureuses dispositions : il le fait chercher, lui donne le plan des Frères ennemis, de cette même tragédie, vraisemblablement, qu’il avait fait jouer sans succès à Bordeaux, si l’on en croit M. de Montesquieu ; il l’invite à lui en apporter un acte par semaine, lui reproche amicalement d’avoir dérobé quelques tirades à Rotrou, l’aide dans son travail, fait jouer la pièce avec grand soin, contribue de tout son pouvoir à sa réussite, et fait présent à l’auteur de cent louis. Triomphe, Melpomène ! ce jeune poète est Racine. Tant de bons procédés auraient dû attacher pour toujours l’auteur des Frères ennemis à Molière ; et l’acteur, dont celui-ci va former les mœurs et les talents, n’aurait pu que rendre cette union plus durable, plus utile. Baron, âgé pour lors de neuf à dix ans, était dans la troupe de la Raisin, à qui Molière venait de prêter sa salle par humanité : il vit le jeune comédien, devina son talent, l’invita à souper, et le fit coucher chez lui : qu’on se figure la surprise de cet enfant quand, à son réveil, on lui apporta un habit magnifique ; il crut être bercé par un songe agréable, surtout lorsque Molière lui fit présent de six louis, en lui recommandant de ne les dépenser qu’à ses plaisirs, et qu’il lui montra l’ordre par lequel le roi lui permettait de quitter la troupe de la Raisin pour entrer dans celle de son bienfaiteur. La Raisin, instruite de son infortune, court furieuse chez Molière et le menace, le pistolet à la main, de lui brûler la cervelle, s’il ne lui rend son acteur ; Molière dit tranquillement à son domestique de faire sortir cette femme ; elle tombe à ses genoux, en le suppliant de permettre que Baron joue encore trois jours avec ses petits camarades ; ce bienfait assure sa fortune, dit-elle ; — non seulement trois jours, répond Molière, mais huit. Dès ce moment, Molière regarda Baron comme son enfant, il l’avait sans cesse avec lui, et ne manquait pas une occasion de donner à son élève quelque leçon utile, témoin cette anecdote. Molière et Chapelle, voulant profiter d’un beau jour pour aller à Auteuil, entrent dans un batelet où était déjà un Minime. On part, on cause, la conversation tombe sur les divers systèmes des philosophes ; Chapelle est pour Gassendi, Molière est pour Descartes ; et chacun d’eux, afin de ranger le moine de son parti s’écriait :
n’est-il pas vrai, mon révérend père ? n’êtes-vous pas de mon avis, mon révérend père ? demandez au révérend père. À quoi le révérend père répondait par un prudent hom hom, qui, flattant ou piquant tour à tour les deux adversaires, les animait l’un contre l’autre ; et les deux philosophes, déjà bien échauffés, bien enroués, redoublaient d’efforts pour séduire leur juge, lorsqu’il demanda qu’on le mît à terre devant le couvent des Bons-Hommes, et alla modestement prendre sa besace sous les jambes du batelier. Chapelle était furieux d’avoir pris un frère quêteur pour un savant ; Molière, mettant à profit sa méprise, dit gravement à Baron :
« Voyez, petit garçon, ce que fait le silence, quand il est observé avec conduite. »Nous avons vu notre auteur ne donner, l’année dernière, que des ouvrages destinés à sa justification, plaignons-le d’être forcé à sacrifier celle-ci à ce qu’on appelle vulgairement des pièces de commande ; genre de travail d’autant plus désagréable qu’il resserre le génie dans les entraves les plus étroites. Le Mariage forcé a été ordonné et fait pour un ballet où le roi dansa dans une fête intitulée Les Plaisirs de l’île enchantée, et qui dura sept jours. La Princesse d’Élide fit l’amusement de la seconde journée ; Les Fâcheux reparurent dans la cinquième ; le soir de la sixième, on essaya les trois premiers actes du Tartuffe ; et le dernier jour, la comédie du Mariage forcé fut représentée, non comme nouveauté, ainsi qu’on l’a prétendu, mais comme ayant amusé la cour quelques mois auparavant.
Arlequin prétend que personne ne peut résister à son adresse, à sa bravoure ; le parent d’une fille qu’il a séduite lui donne des coups de bâton, et lui propose ensuite de se battre pour se venger de l’insulte, ou d’épouser bien vite ; il prend bravement le dernier parti.Lisez la pièce de Molière.
« parce qu’il veut imiter son père et tous ceux de sa race qui ne se sont jamais voulu marier ». Malleville avait dit :
loué soit le ciel ! m’en voilà débarrassé.Qu’on se représente surtout le malheureux époux obligé de quitter la scène sans pouvoir, sans oser proférer une parole ; et qu’on dise ensuite, si un dénouement pareil, outre qu’il est plaisant, ne prémunit pas bien contre les démarches précipitées de la plupart des hommes en se choisissant une compagne. Lorsque la pièce fut jouée à la cour, des magiciens chantants déterminaient Sganarelle à rompre son mariage. Molière, en donnant l’ouvrage à Paris, leur substitua la demoiselle promise à Sganarelle et son amant, qui, se croyant seuls, font des projets bien plus propres à dégoûter du mariage que toutes les prédictions de l’enfer.
Alcidas parlant d’un ton doucereux, dit Molière ; par cette courte note, il prescrit à l’acteur de parler d’un ton doucereux, en proposant à Sganarelle de se couper la gorge avec lui, même en lui proposant des coups de bâton, et il sentait le plaisant qui résulterait de cette opposition du ton avec l’action ; mais Molière aurait dû pousser la précaution plus loin, et ajouter :
Alcidas, en parlant d’un ton doucereux, ne prendra pas un air insultant ;
Alcidas, en parlant d’un ton doucereux, ne se donnera pas l’allure d’un spadassin ;
Alcidas, en parlant d’un ton doucereux, n’imitera pas les bateleurs de la foire, et ne secouera pas le manteau de Sganarelle après l’avoir frappé ;
Alcidas…: que de notes n’aurait pas dû ajouter Molière, pour nous procurer le plaisir de voir bien jouer ce petit rôle ! Bellecour en tirait grand parti, cet acteur avait le talent de faire valoir ceux que ses camarades dédaignaient, et ses camarades s’en vengeaient, en l’appelant un comédien de forme.
Diane n’aime que la chasse, et fait le désespoir de deux princes épris de ses charmes ; un troisième, nommé Carlos, entreprend de venger l’amour, en feignant de ne pas remarquer la beauté de la princesse, qui, de son côté, piquée de l’indifférence de Carlos, veut le soumettre à ses lois. L’usage, dans la plupart des fêtes qu’on donne à Barcelone, est de tirer au sort des rubans ; le cavalier qui a la couleur d’une dame, est obligé de lui dire des douceurs, et la dame ne peut se dispenser d’y répondre ; l’on se doute que, grâce aux soins de la princesse, Carlos a un ruban semblable au sien ; il en profite avec tant de vivacité que Diane, satisfaite, croit pouvoir reprendre toute sa fierté, lorsqu’il déclare froidement ne s’être efforcé de paraître tendre que pour céder aux lois de la fête. La princesse, piquée, donnerait sa couronne pour voir Carlos mourir d’amour ; elle espère le toucher par la douceur enchanteresse de sa voix ; son cœur, le dépit et l’espoir lui dictent les chansons les plus tendres ; pas un son, pas un mot dont la mélodie, dont la délicatesse ne portent le trouble dans l’âme du prince ; il est prêt à convenir de sa défaite, mais il est retenu par son valet et la crainte de perdre le fruit de la plus cruelle des contraintes, et va se mêler à des musiciens qui affectent de chanter toutes les belles de la cour, sans prononcer le nom de Diane. Elle est surprise qu’un sein de marbre puisse brûler ; convient, qu’ayant voulu enflammer Carlos, elle mérite d’être enflammée, parce que les incendiaires sont punis par le feu, et finit par épouser celui qui a su vaincre son dédain par le dédain.Lisez la pièce de Molière.
et c’est dans son cabinet qu’il faut le suivre si nous voulons le voir heureux. Molière donna, cette année, Le Festin de Pierre et L’Amour médecin. S’il paraît l’avoir moins consacrée à sa gloire qu’à sa tendre amitié pour ses camarades, et à sa reconnaissance pour son roi, rendons justice aux motifs qui ont dicté les deux pièces, mais sans renoncer au plaisir d’y trouver le grand homme.
Le Trompeur de Séville, ou le Convié de Pierre.
PREMIÈRE JOURNÉE. Dom Juan, instruit que dom Octave doit passer la nuit avec la duchesse Isabelle, va prendre la place de l’amant favorisé ; la belle ne s’aperçoit de la tromperie qu’en reconduisant dom Juan, elle appelle ses gens ; il se sauve par la porte du jardin.Je ferai grâce au lecteur d’une infinité de personnages et d’incidents ennuyeux qui n’ont aucun rapport avec la pièce de Molière.
La scène est maintenant en Castille, sur le bord de la mer. Dom Juan et son valet se débattent contre les flots ; la fille d’un pêcheur amène du secours, on les sauve ; dom Juan trouve la jeune fille jolie, lui jure de l’épouser, et l’entraîne dans un bosquet de roseaux, d’où elle sort en criant, au feu, à l’eau ; son âme brûle d’amour et du chagrin d’avoir été déshonorée. SECONDE JOURNÉE. Le marquis de la Mota doit avoir un tête-à-tête, pendant la nuit, avec dona Anna ; il fait confidence de son bonheur à dom Juan, celui-ci court chez dona Anna, qui, traitée comme Isabelle, ne s’aperçoit que fort tard de sa méprise, et veut qu’on tue le meurtrier de son honneur ; Gonzalo son père, accourt, mais, bien loin de remplir le projet de sa fille, il est tué. Le père de dom Juan se trouve en Castille, je ne sais comment ; il fait des réprimandes à son fils, qui les reçoit très mal, et se mêle à une noce champêtre pour séduire la mariée. TROISIÈME JOURNÉE. Dom Juan s’introduit dans la chambre de la jeune épouse, lui dit que son mari lui a permis de prendre sa place, elle lui demande un serment, il consent, s’il ne dit pas vrai, à être tué par un mort. La décoration laisse voir le tombeau de Gonzalo, surmonté de sa statue ; dom Juan la prie à dîner, elle s’y rend, l’invite à son tour à souper dans sa chapelle, le fait servir par des lutins, l’embrasse ensuite, et dom Juan tombe mort après avoir demandé inutilement un prêtre et l’absolution.Lisez la pièce de Molière.
— Doucement, s’il vous plaît, mons. Crispin, n’en déplaise à votre vers pompeux ; nous avons grande obligation à Bellecour d’avoir tiré ce rôle de la poussière. Croirait-on que, Grandval n’ayant pas voulu le jouer, il était livré à Drouin ? — Ah ! mes camarades, comme ce rôle est beau, varié, nourri, taillé dans le grand, aussi est-il d’une difficulté ! — Bah ! — Bah ! tant qu’il te plaira ; il n’est certainement pas aisé d’avoir vingt genres de scélératesse sans révolter le spectateur. — Bah ! — Malheur au comédien qui ne les couvre pas du charme de la politesse, de la galanterie, de l’affabilité, de la bravoure ; et qui, par sa tournure, par son maintien, par son aisance, ne sait pas se parer de ce dangereux prestige qui entoure les grands au point de nous faire trouver leurs vices moins hideux ! en un mot, la grâce doit continuellement envelopper de ses formes la perfidie, la scélératesse de dom Juan. — Bah ! — Refuseras-tu à l’acteur dont nous parlons le talent d’être sur la scène comme dans son appartement, de la remplir à lui tout seul, ou de se trouver toujours sous la main de ses interlocuteurs, de jouer autant pour eux que pour lui, et de ne perdre jamais de vue l’ensemble d’un ouvrage ? — Bah ! Quelques jours après, l’on représenta Le Festin de Pierre ; une jeune personne qui n’avait rien dit durant notre souper joua le rôle d’Elvire à merveille, et l’homme aux bah ! qui s’avisa de faire Dom Juan, fut pitoyable d’un bout à l’autre. En vain chercha-t-il à s’emparer exclusivement de l’attention, lorsque ses camarades parlaient, en vain fit-il une ariette de chaque tirade, en vain sacrifia-t-il la pièce à la scène, la scène au vers, et toutes les bienséances au désir de produire de l’effet : il eut toujours l’air, le ton, la fausse fierté d’un petit maître subalterne, qui, après avoir fait des dettes, après avoir escaladé les murs d’un couvent, vient se cacher et faire de nouvelles fredaines dans le castel de son bon homme de père. Le roué de coterie remplace le corrupteur de cour ; le poltron révolté contre le ciel remplace l’athée, et par cette métamorphose l’on ne conçoit plus ce que les femmes, victimes de sa débauche, ont pu lui trouver de si séduisant ; par quelle raison son valet n’ose le quitter ; pourquoi son père ne le fait pas jeter dans le fond d’un cachot ; et à quel propos le ciel lui fait l’honneur d’accumuler, pour le punir, miracle sur miracle : enfin, la pièce, rapetissée à la taille de l’acteur, n’a plus un grand caractère.
Il serait plaisant que sous ce nom de Fillerin, Molière eût personnifié la faculté entière. L’Amour médecin fut donné sans succès à Versailles, le 15 septembre, et réussit à Paris, le 22. Nous trouverons dans l’ouvrage, des choses qui paraissent imitées d’une pièce italienne intitulée, Il Medico volante, le Médecin volant, du Pédant joué de Cyrano et du Phormion de Térence. Contentons-nous d’indiquer les endroits de ces trois pièces qu’on pourra reconnaître dans celle de notre auteur.
Arlequin, déguisé en médecin, sert les amours de son maître avec Eularia, qui feint d’être malade, et, pour connaître le genre de sa maladie, il tâte le pouls de Pantalon, à cause, dit-il, de la sympathie qu’il doit y avoir entre un père et sa fille.
Demiphon, voulant faire casser un mariage contracté par son fils, rassemble quatre avocats, et les consulte, ils sont tous d’un avis si différent, qu’à la fin de la consultation, Demiphon s’écrie : me voilà beaucoup plus incertain que je ne l’étais.
Genevotte est aimée de Granger et de son fils ; ce dernier est préféré, mais Granger père ne veut pas consentir à l’union des amants ; ils lui proposent de représenter une pièce comique, il y consent, et signe leur contrat de mariage, en croyant ne faire qu’un dénouement de comédie.Lisez la pièce de Molière.
« par bonnes raisons, il ne faut jamais dire, une telle personne est morte d’une fièvre ou d’une fluxion de poitrine ; mais elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires ». Pline, dans son Histoire naturelle, cite cette épitaphe :
D’après ce que nous venons de voir, voilà encore une comédie qui, grâce à quelques larcins de bonne prise, puisqu’ils sont embellis et bien encadrés, mérite une place distinguée parmi les meilleures petites pièces.
« le public ayant prodigué les plus vils applaudissements au sonnet de l’homme de cour, fut piqué, dit-on, lorsqu’on lui prouva qu’il avait applaudi des sottises, prit de l’humeur, et la pièce s’en ressentit ». Ajoutons que le spectateur n’était pas encore à la hauteur de l’ouvrage. Lisez la pièce de Molière.
chute jolie, amoureuse, admirable, que le complaisant Philinte admire dans le sonnet, pourrait bien avoir été dérobée aux Espagnols, j’ai trouvé dans leur Convié de Pierre,
Celui qui espère jouir d’un bien, désespère tout le temps qu’il espère. Les deux vers espagnols et les suivants n’ont-ils pas un air de famille ?
Acte II, scène v, Éliante dit :
Ce vers et tous ceux de la tirade, faisaient partie d’une imitation libre de Lucrèce, que Molière avait commencée et qu’il jeta au feu, lorsque, dans une épître qui lui est adressée, Boileau eut dit :
Même acte, scène vii, Alceste s’écrie :
Ce trait paraît imité de Malherbe, qui, consulté par un jeune homme, lui dit :
« avez-vous l’alternative de faire ces vers ou d’être pendu ? À moins de cela, vous ne devez pas exposer votre réputation, en produisant une pièce si ridicule ».
« Despréaux, après avoir vu la troisième représentation du Misanthrope, soutint à Racine, qui n’était pas fâché du danger où la réputation de Molière semblait être exposée, que cette comédie aurait bientôt un succès éclatant. »
laissez-moi je vous prie, ainsi préparé, annonçait déjà son caractère. Continuons ; si je jouais ce rôle, et que, séduit par l’exemple, je crusse le bien remplir en m’y montrant impatient, bourru, même brutal, les mille et mille détours employés pour faire sentir à Oronte que son sonnet est mauvais ne cessent-ils pas d’être vraisemblables ? Si, d’un autre côté, je substitue la gentillesse, la fadeur, à la loyale et franche galanterie qui fait la beauté de mon rôle, et si je prends un ton mielleux en disant à Célimène :
ces vers, si pleins de sentiment, ne deviennent-ils pas niais et ridicules ? Grandval jouait parfaitement, dit-on, le rôle d’Alceste 49, et, cependant, je sais que, lorsqu’il reprochait à Célimène de ménager ses rivaux, et qu’elle lui disait en minaudant :
il ne manquait pas de la parodier, et de lui répondre sur le même ton. Je demande aux vrais connaisseurs, si Grandval ne faisait pas le contresens le plus impardonnable ? peut-il entrer dans la tête d’un acteur versé dans son art, que la situation d’Alceste lui permette de plaisanter ? et que ce vers :
ne doive pas être prononcé avec le ton le plus positif ? J’ai communiqué cette réflexion à quelques admirateurs de Grandval, et ils ont fini par être de mon avis. Fier de ce triomphe, je jette le gant aux fanatiques admirateurs de l’Alceste qui, non content de faire la faute dont nous venons de parler, la double en parodiant, dans la même scène, la façon de rire et le ton de fausset de Clitandre son rival. Si je jouais le rôle d’Acaste, je me rappellerais que le marquis de Regnard, dans Le Joueur, se vante, comme moi, d’avoir la taille fine, les dents belles, et je me garderais bien de pirouetter comme lui, de crainte qu’un censeur judicieux ne s’écriât :
Si je jouais le rôle de Clitandre, je me dirais, Molière veut que ma façon de rire et mon ton de fausset soient ridicules, mais de manière à faire rire la bonne compagnie, et non les partisans, les admirateurs de Polichinel. Si je jouais le rôle de l’Homme au sonnet, je voudrais étaler tout le ridicule d’un bel esprit, sans qu’on pût me confondre avec les pédants, tels que les Vadius ou les Trissotin 50. Si je jouais le rôle de Philinte, je serais l’ami, non le complaisant d’Alceste, et mon ton lui dirait avec fierté, mais sans orgueil,
En philosophant avec mon ami, je ne prendrais pas un ton moqueur ; et, dans la scène où la coquette et les deux marquis rient de sa brusquerie, je ne frapperais pas, à plusieurs reprises, sur mon front, comme pour leur dire qu’Alceste a le cerveau blessé. Tout cela est incroyable, va-t-on me dire ! d’accord, je ne le croyais pas, moi, en le voyant ; mais, forcé de demander à mes voisins si je ne me trompais pas, je ne fus que trop convaincu51. Si je jouais le rôle de Dubois, je sentirais que le caractère de mon maître n’a pas dû m’accoutumer aux pasquinades ; que la peur de le voir arrêter elle désir de le suivre peuvent bien m’avoir fait endosser à la hâte un habit de voyage ; mais que, certainement, je n’ai pas cru marcher plus vite en prenant des bottes fortes, et que Molière, en notant en toutes lettres,
Dubois, après avoir longtemps cherché le billet, n’a pas voulu que je fisse la burlesque revue de vingt chiffons de papier52, que je cherchasse, comme Armand, le redoutable billet dans ma botte, et que ces mauvais lazzis achevassent de faire remarquer combien le ton de cette scène est étranger à celui de la pièce53. Si je jouais le rôle d’Arsinoé, je me garderais de rendre ma scène avec Alceste, comme celle que je viens d’avoir avec Célimène ; dans celle-ci, je ne suis que prude et jalouse ; dans l’autre, plus difficile à rendre avec bienséance, je dois être aux yeux du public tout ce que Célimène m’a reproché, et je le prouve, puisque je fais des avances à son amant ; avances qui paraissent révoltantes quand l’actrice, vêtue en vieille dame de paroisse, s’est avisée d’être constamment, non prude, mais dévote. Enfin, si je joue le rôle de Célimène, j’observe d’abord que je suis ce qu’on appelait une coquette du grand monde, et non une bourgeoise qui tient cercle ; que je dois être mise noblement, et non comme une marchande de modes : si je descends ensuite avec Molière dans le cœur humain, j’y lis qu’il y a loin d’une coquette à une femme facile ; que la première, par système, se garde bien d’affranchir ses esclaves en les rendant heureux ; j’y vois que si mes regards, ma contenance assurée avec décence, ne démentent pas leur ton avantageux, mon personnage est non seulement tout à fait manqué, mais que je porte un coup mortel à tous ceux de la pièce : ma cousine Éliante aura tort de m’excuser ; la prude Arsinoé aura dit vrai ; le courroux des deux petits maîtres sera moins comique ; enfin, Alceste ne pourra, sans se dégrader, oublier mes torts et m’inviter à le suivre dans son désert ; disons plus, si je suis une femme perdue, je dois accepter sa proposition. Plusieurs de mes lecteurs sont allés sans doute chez un certain petit espiègle, enfant gâté des Français, qu’on appelle le Vaudeville ; on y a vu avec satisfaction Scarron, mademoiselle Daubigné, Ninon, monsieur De Villarceau, avec les habits de leur temps ; qu’on juge par là du plaisir qu’on aurait si, dans le second acte du Misanthrope, les personnages qui composent le cercle de Célimène étaient parés de leur véritable costume ; et nos acteurs n’y perdraient certainement rien : ils pourraient exagérer leur fatuité, sans qu’il fût possible de les comparer aux originaux qu’ils représentent, et Alceste ne nous paraîtrait plus ridicule par cet antique ruban vert qu’une épingle attache mesquinement sur un habit à la moderne.
Un laboureur jaloux de sa femme, la battait tous les matins avant d’aller aux champs, espérant que sa tristesse et ses larmes écarteraient les soupirants. Deux courriers de la cour se présentent chez l’affligée, lui demandent si elle ne connaît pas un médecin assez habile pour guérir la fille du roi, fort incommodée d’une arête de poisson qui s’est engagée dans son gosier. La femme saisit vite l’occasion de se venger, indique son mari, avertit qu’il faut le battre pour le faire convenir de son savoir ; il nie, est rossé, avoue qu’il est un grand homme ; paraît devant la princesse, risque mille singeries, et les efforts que fait la malade pour rire la débarrassent de l’arête.Lisez la pièce de Molière.
ne pouvait nous présenter un époux assez sot pour croire, qu’en maltraitant sa femme, il écarterait les soupirants. Sgnanarelle, aussi brutal que le mari du conte, est bien plus dans la nature, en rossant sa femme parce qu’elle l’ennuie de ses criailleries. On a souvent écrit que M. Roze, de l’Académie, après avoir traduit en latin le couplet que chante Sganarelle, et qui finit par ces vers :
voulut embarrasser Molière, en lui soutenant qu’il l’avait imité d’une chanson latine ; il eût, je pense, été facile à notre auteur de prouver le contraire, en avouant qu’il en avait pris l’idée dans une comédie de Larivey. Une femme y chante :
Le Médecin malgré lui doit aussi beaucoup de choses au Medico Volante, dont nous avons déjà parlé. Dans la comédie italienne, Arlequin, sous l’habit de docteur, introduit son maître, en qualité d’élève en médecine, chez Eularia ; il demandé si les matières de la malade sont dures ou liquides ; il feint de refuser l’argent qu’on lui présente, et tend la main derrière le dos pour le recevoir ; enfin, il favorise l’enlèvement d’Eularia, et on veut le pendre ; mais Pantalon donne son consentement au ravisseur de sa fille, et tout est pardonné. Molière, en tirant parti de tout cela, n’aurait-il pas mieux fait de laisser à l’auteur italien quelques questions un peu trop grossières pour des oreilles délicates ? Voilà, je pense, la pièce suffisamment jugée, quand nous aurons ajouté que, parmi les farces de notre auteur, il n’en est point qui fasse, avec plus de franche gaieté, la satire des charlatans en fourrure, et que son genre de comique excuse presque un dénouement trop précipité. Voilà, disent bien des personnes, voilà une de ces pièces que Molière lisait à sa servante, et non ses chefs-d’œuvre. Pourquoi pas ? je demande si la bonne Laforêt n’aurait pas senti tout le piquant des conseils dont Célimène paie ceux d’Arsinoé ?
« Que ferait la raison, avec un filet de voix, contre une gueule comme celle-là ? »Lisez la pièce de Molière.
Après la représentation des trois premiers actes de cette comédie, qui eut lieu, comme nous l’avons dit, à la sixième journée des fêtes de Versailles, le 12 mai 1664,
« le roi la défendit pour le public, jusqu’à ce qu’elle fût achevée et examinée par des gens capables de la juger avec discernement ». Ces trois premiers actes furent encore joués à Villers-Cotterêts, chez Monsieur, en présence du roi et des reines, le 24 septembre suivant. La pièce entière parut ensuite au Rinci, chez M. le Prince, le 29 novembre de la même année, et le 9 novembre 1665. Constamment applaudie sur ces divers théâtres, et à toutes les lectures que Molière en faisait chez les magistrats instruits, chez les prélats éclairés, chez la célèbre Ninon, il était sans doute bien surprenant que la défense de la jouer à Paris ne fût pas levée. L’historique des persécutions suscitées contre l’ouvrage et son auteur, est si intéressant qu’il est essentiel de ne point en perdre une seule particularité ; mais comme Molière, dans sa préface et dans ses deux placets au roi, en a rendu compte plus plaisamment et avec plus d’énergie que ses commentateurs et ses historiens, c’est lui qui va parler. Lisez la préface et le premier placet. Molière ne fut pas trompé dans son espérance ; le roi permit verbalement la représentation du Tartuffe : il fut joué sur le théâtre du Palais-Royal, le 5 août 1667. Quoi qu’en ait dit Riccoboni, Molière ne doit rien aux Italiens ; je l’ai prouvé dans mon Art de la Comédie : tout est à lui dans son chef-d’œuvre, si nous en exceptons l’idée, à la vérité bien précieuse, d’une seule scène prise dans une nouvelle du burlesque Scarron : elle est intitulée Les Hypocrites.
Un honnête homme veut démasquer un hypocrite, mais la populace tombe sur lui, alors le faux dévot feint de le défendre : « Mes frères, laissez-le en paix, pour l’amour du Seigneur ; je suis un méchant, je suis un pécheur… ; pensez-vous, parce que vous me voyez vêtu en homme de bien, que je n’aie pas été toute ma vie un larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même ? vous vous êtes trompés. » Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s’alla jeter, avec un zèle encore plus faux, aux pieds de son ennemi, et les lui baisant, il lui demanda pardon.Lisez la pièce de Molière.
ce que le ciel voudra: dans Lo Hypocrito, comedia di messer Pietro Aretino, l’Hypocrite affecte de citer sans cesse le ciel, la charité ; mais le
ce que le ciel voudrade Molière, a bien plus le mérite de l’à-propos. Molière, acte II, scène iii , par ce vers :
n’a pas voulu parodier, comme le croit Bret, celui de Sertorius :
Notre auteur a pris, dans la huitième nouvelle de la troisième journée du Décaméron, non seulement l’idée du vers cité, mais celle des deux suivants :
Dans la nouvelle italienne, un saint abbé, qui se trouve avec Feronde dans la même situation que Tartuffe avec Elmire, dit :
Comeche io sia abbate io sono huomo come gli altri ; tanta forza ha havuta la vestra vaga bellezza che amore mi constrigne a cosi fare.Molière faisait dire à Tartuffe, acte III, scène vi :
et les criailleries des dévots le contraignirent à remplacer ce vers par celui-ci :
Nos comédiens disent à présent le premier, et font bien.
« en voyant des truffes chez le nonce, et en s’écriant, d’un ton mêlé de gourmandise et de béatitude, Tartufoli, signor noncio, Tartufoli ! »C’est ce que j’ignore, et ce qu’il est très indifférent d’approfondir. L’exposition. — Sublime. Avec quelle rapidité elle nous fait passer tous les personnages en revue ! Les caractères. — L’auteur ne se borne pas à peindre un faux dévot ; chacun de ses personnages a sa dévotion : Cléante, celle d’un homme instruit, qui sait
Elmire, celle d’une femme honnête et du monde :
Orgon a la crédulité d’une dévotion peu éclairée ; et madame Pernelle, tous les ridicules d’une vieille dévote. Le but moral. — Molière l’a porté au plus haut degré, en faisant de Tartuffe, non seulement un hypocrite, mais encore un suborneur qui, tout en parlant vertu, veut séduire la femme de son ami ; un monstre enfin qui dénonce son bienfaiteur. Molière, philosophe profond, a surtout donné une nouvelle force à la moralité de sa pièce, en nous faisant voir ce que l’hypocrisie est par elle-même, et ce qu’elle peut devenir, à l’aide des vices auxquels elle ne s’allie que trop souvent. Les scènes. — Toutes conçues, toutes exécutées avec une égale audace de génie. Le dénouement. — C’est à tort qu’on le blâme ; il ne tombe pas des nues avec l’exempt ; il n’est pas amené par l’envie de faire l’éloge du roi, comme l’ont prétendu les ennemis de Molière, et comme le répètent les gens superficiels. Molière, reconnaissant, a-t-il voulu payer à son protecteur le tribut d’éloges qu’il lui devait, et prouver que les Muses peuvent s’acquitter même envers les rois ? Molière, en homme qui connaissait le cœur humain, a-t-il voulu intéresser au succès de sa pièce l’amour-propre du souverain qui en avait le plus ? Je le répète, les ennemis de Molière et les gens superficiels peuvent seuls blâmer ces deux motifs, puisque l’exempt et l’éloge du roi n’enlèvent pas au dénouement une seule des qualités prescrites par l’art. Que doit désirer en effet l’homme le mieux instruit et le plus difficile, dans le dénouement d’une pièce de caractère ? Que le personnage principal amène la catastrophe par un trait bien marqué de son caractère ; qu’elle change en bien tout le mal que l’on redoute ; que la vertu soit récompensée, et le vice puni. Or, Tartuffe a calomnié son bienfaiteur auprès du roi ; il pousse l’infamie jusqu’à conduire l’exempt qui doit arrêter Orgon ; ce monstre a réduit au désespoir toute une famille, dont les cœurs sensibles partagent les alarmes : mais l’exempt parle ; soudain le crime est puni, la vertu récompensée, et le spectateur satisfait55. Nous ne détaillerons point les beautés du style, celles de l’économie théâtrale ; tout est parfait, divin, et au point qu’on craint de proférer un blasphème, en osant parler des légères taches qu’une sévérité scrupuleuse pourrait peut-être y découvrir. La scène de dépit entre Valère et Marianne, tient-elle bien essentiellement à l’action ? ne figurerait-elle pas, sans rien perdre de sa beauté, dans toutes les pièces où il y a deux amants ? ne ressemble-t-elle pas surtout à celle qu’ont Éraste et Eucile, dans Le Dépit amoureux ? Cela est vrai ; mais la scène est si naturelle qu’elle conserve toutes les grâces de la nouveauté. Tout nous prouve que Molière voulait parler du Tartuffe lorsqu’il dit à ses amis enchantés du Misanthrope :
« Vous verrez bien autre chose ! »C’est terminer, d’un seul trait, l’éloge du Tartuffe ; et nos jeunes auteurs, loin de s’étudier à y trouver des défauts, devraient tous dire avec Piron :
« Si cet ouvrage sublime n’était pas fait, il ne se ferait jamais. »
« Non, dit-il, mais je viens d’entendre débiter pitoyablement quatre vers de ma pièce, et je ne saurais voir maltraiter mes enfants de cette force-là, sans souffrir comme un damné. »Ah ! Molière, Molière ! reste, pour ton repos, dans les Champs-Élysées. Si la bonne tradition, loin de se perpétuer de proche en proche sur nos théâtres, disparaît au contraire journellement, ne pourrait-on pas en accuser quelques-uns de nos professeurs périodiques ? Dernièrement, je vois entrer chez moi un jeune homme ; il avait son portefeuille sous le bras ; je le pris pour un écolier : quelle erreur ! c’était l’auteur d’une comédie en cinq actes ; il me prie d’entendre sa pièce, et de lui en dire franchement mon avis. Je l’écoute avec les égards que mérite sa noble audace ; hélas ! j’ai beau chercher dans son ouvrage la moindre connaissance de l’art dramatique, je suis forcé de lui avouer que je ne le crois pas appelé au théâtre ; je tremble de l’affliger : point du tout ; mon jugement ne lui cause aucune émotion ; il me présente avec confiance plusieurs numéros d’un journal auquel il fournit les articles spectacles. Dès le même soir, je me trouve à côté de lui à une représentation du Tartuffe ; et la pièce finie, nous voilà aux prises dans le foyer. Que pensez-vous, lui dis-je, de l’actrice qui a joué Dorine ? — Le rôle est si beau, qu’il n’est pas difficile à rendre. — Pas difficile ! savez-vous qu’il fut l’écueil de nombre d’actrices, et qu’il faudrait réunir les talents les plus célèbres, pour le rendre parfaitement ? L’inimitable mademoiselle Dangeville, remplie de grâces, d’esprit et de naturel, en débitait les tirades de manière à faire oublier qu’à force de justesse, de raison, de philosophie, elles sortent un peu du genre des soubrettes. Madame Bellecour, naturellement vive, lâchait bien le trait ; et les plus lestes, grâce à son enjouement, ne paraissaient que gais. Après ces deux actrices, mademoiselle Lusi, charmante dans une infinité de rôles, mais plus femme de chambre que soubrette, et mademoiselle Joly, l’espoir de la scène française, lorsque nous l’avons perdue56, ont trouvé nombre d’admirateurs. Nos théâtres abondent en Marton, en Finette ; pourquoi faut-il demander où sont les véritables Dorine ? J’ai trouvé, dans celle que nous venons de voir, toute l’allure d’une confidente dégourdie. Approuvez-vous son ajustement plus recherché que celui de sa maîtresse, son sourire agaçant le parterre, sa desinvoltura, ses diamants surtout ? Je suis fâché qu’en prononçant ces vers :
elle les ait dédiés avec tant d’affectation à Orgon, qu’elle doit aimer, qu’elle doit estimer, qui n’a rien de difforme, et qui ne mérite pas d’être traité avec mépris en présence de sa fille. Ajoutons qu’en appliquant ces quatre vers à Orgon, Dorine semble vouloir excuser Elmire, sur la vertu de laquelle on ne doit faire naître aucun soupçon. — Ce lazzi est de tradition. — Monsieur le journaliste, la tradition a tort, quand elle perpétue les sottises. Et ce vers :
je consens que Dorine, impatientée par les irrésolutions de sa jeune maîtresse, le laisse échapper avec dépit ; mais trouvez-vous bien qu’elle affecte d’appuyer sur le dernier mot, comme si elle parlait à une veuve prête à convoler en troisième noce ? Ces deux vers encore :
est-ce le ton positif qui leur convient ? celui du dédain ne les adoucirait-il pas ? — Notre Dorine est, je l’avoue, un peu leste. — Si vous la connaissez, dites-lui que, grâce à son intelligence, quelques minutes de réflexion sur son art lui prouveront que les soubrettes de Marivaux et de ses imitateurs ont seules le privilège d’être continuellement près du boudoir ; faites-lui remarquer encore que son esprit doit lui conseiller de rejeter la tradition, même la plus favorable aux jolies mines, dès qu’elle blesse la raison. Par exemple, dans l’acte V, scène iv, Dorine, quoique très applaudie, a un tort, deux torts, trois torts, en prenant Loyal par le haut de la tête et par le bas de son menton, en lui tournant le visage sur les épaules, pour le considérer plus à son aise, et en lui disant, d’un ton moitié plaisant, moitié dédaigneux :
Premièrement, Molière n’a pas voulu que ce vers fût adressé directement à Loyal, puisqu’il n’y répond pas, lui qui, dans le reste de la scène, se montre si chatouilleux. Secondement, est-ce lorsqu’un exploit jette une famille dans la plus grande désolation, qu’une soubrette, attachée à ses maîtres, doit plaisanter avec l’huissier qui le signifie ? Troisièmement, la mauvaise plaisanterie de Dorine, en faisant rire le parterre, n’affaiblit-elle pas le tendre intérêt que l’auteur veut inspirer pour un honnête homme persécuté par un scélérat ? Enfin, qu’elle ouvre le livre, elle y trouvera, avant le vers dont il s’agit, cette note digne de quelque considération :
Dorine, à part.Passons à la scène de dépit. Monsieur le journaliste en a-t-il été satisfait ? — D’un bout à l’autre. — Cependant, Valère avait l’air déjà courroucé en entrant sur la scène ; Grandval s’annonçait au contraire en riant, et disait, du ton le plus dissuadé d’avance :
Que l’on se figure à quel point le spectateur, instruit des projets d’Orgon, s’amusait et de la sécurité de l’amant, et de la surprise qui devait lui succéder. — Réflexion à perte de vue. — Pour qui ne l’a pas bonne. — Vous devez au moins avoir été content de Cléante ; on voit qu’il possède bien les rôles de raisonneur. — Oui, s’il savait les diversifier, et sentir que le raisonneur du Tartuffe, très différent de tous ceux de Molière, est plus noble et plus fort en raisonnements. — Vous êtes difficile. — Quelquefois moins que vous, puisque vous avez paru mécontent de la manière dont Tartuffe a fait sa déclaration. — Oui ; il ne m’a pas fait rire. — À la vérité, ses pieds n’ont pas disparu sous les jupons d’Elmire ; il n’a pas pressé ses doigts, son genou, et manié son fichu avec la maladresse d’un insolent qui veut brusquer, et non séduire ; et madame Préville n’aurait point été forcée de lui dire tout bas, comme à Augé :
« Si nous n’étions pas sur la scène, je t’appliquerais le plus beau des soufflets ! »Il n’a pas eu la mise d’un cuistre, comme celui-ci… ; il ne s’est donné ni le ton ni la perruque noire et plate d’un pénitent, comme celui-là… ; mais d’abord souple, insinuant, observateur surtout, il ne s’est rien permis qu’avec circonspection ; j’ai même cru voir que le cafard disparaissait, pour faire place à l’homme aimable, à mesure qu’il concevait l’espérance de plaire à une femme élevée dans la bonne société : je ne lui aurais enfin désiré, dans cette scène, que plus de chaleur concentrée, et une âme remplie de la ferveur qu’il annonce par ces vers :
Encore quelques réflexions sur l’acteur qui nous occupe, et qui, soit dit en passant, travaille trop le mot. Premièrement, louez-le, dans votre journal, d’avoir laissé percer un instant sur son visage, aux yeux des spectateurs, la joie qu’il éprouve lorsqu’Orgon donne sa malédiction à son fils. Vous pouvez encore le féliciter de n’avoir pas effarouché Elmire, en lui offrant le plus exagéré des bâtons de réglisse. Quel impudent personnage a pu imaginer cette grossièreté ; et comment ce parterre si renommé, ce parterre du pays latin, a-t-il pu la supporter ? Une boîte à bonbons se trouve si naturellement dans la poche d’un dévot ! Faites encore observer jusqu’à quel point il est invraisemblable que Tartuffe, rappelé près d’Elmire, Tartuffe, à qui elle a dit,
ait besoin de s’arrêter froidement, et de nous faire remarquer, par un signe de réminiscence, qu’il a oublié de visiter le cabinet d’où Damis est sorti pour le surprendre aux pieds de sa belle-mère. Tartuffe n’aurait-il pas dû commencer sa visite par ce fatal cabinet ? n’aurait-il pas dû s’assurer d’abord qu’il ne recelait aucun fâcheux, et ne fermer la porte de l’appartement qu’après une certitude si nécessaire à son repos ? Au nom du goût, tonnez aussi contre la manie qu’ont tous les Tartuffe de menacer Elmire du poing, en quittant la scène, à la fin du quatrième acte ; outre qu’un pareil geste blesse toutes les convenances, les adieux du scélérat n’en seraient que plus terribles, s’il ne menaçait Elmire que des yeux seulement, lorsqu’il dit à Orgon :
Vous devez des éloges au seul de nos Orgon qui possède son Molière ; il a non seulement varié avec intelligence ces quatre exclamations,
le pauvre homme !mais les quatre interrogations qui les préparent,
et Tartuffe ?L’endroit surtout dans lequel il s’est montré le plus comédien, c’est au moment où Dorine lui dit :
Le reproche l’a vivement frappé ; il s’est recueilli un instant, et par là, il a motivé sa sortie précipitée, lorsque, poussé à bout par la soubrette, et craignant de s’emporter encore, il s’écrie :
Il me tarde de voir ce que votre feuille dira d’Elmire : beaucoup de bien ; ne l’a-t-elle pas mérité ? — Oh ! oui ; elle s’est donné tant de peine pour tousser, elle a tant frappé à coups redoublés sur la table qui cache Orgon ! — Ah ! pour le coup, je vous tiens ; Molière prescrit en toutes lettres ce que vous blâmez. — D’accord ; voici ses trois notes : première note,
Elmire, après avoir toussé pour avertir son mari; pour l’avertir ! de quoi ? du triomphe qu’elle remporte sur son incrédulité ; pour lui dire, vous l’entendez, votre homme débute par demander des faveurs. Seconde note.
Elmire, après avoir toussé plus fort; le triomphe d’Elmire ne redouble-t-il pas ? ne doit-elle pas faire remarquer à son mari que Tartuffe, en même temps impie et libertin, a l’art de lever les scrupules, de faire des accommodements avec le ciel ? Troisième note.
Elmire, après avoir encore toussé et frappé sur la table; Molière a voulu que l’actrice, en donnant un coup ou deux, avertît Orgon qu’il devrait être suffisamment désabusé ; mais Elmire, en frappant avec précipitation et à coups redoublés sur la table, ne doit-elle pas craindre que Tartuffe, ayant déjà remarqué l’opiniâtreté de son rhume, ne remarque encore l’exagération de ses coups de poing, et ne soupçonne quelque supercherie ? Le lecteur devine le résultat de mon dialogue avec le journaliste ; il dédaigna mes remarques, et je le cherchai vainement huit jours après au même théâtre, où l’on donnait la même pièce, mais avec un tout autre appareil. Les noms de la plupart des acteurs, nouvellement de retour des extrémités de la France, ou des portes de l’autre monde, étaient sur l’affiche, en très gros caractères, ainsi que ces mots : spectacle demandé, les billets gratis, les entrées de faveur ; généralement suspendus. On n’avait oublié aucun des talismans d’usage pour faire une bonne chambrée ; aussi la salle fut-elle à peine ouverte, que les musiciens cédèrent poliment leur place, et que le parterre, aussi poli, à sa nouvelle manière, les remplaça en sifflant, mais d’impatience, tant il lui tardait d’applaudir ; ce qu’il fit de main de maître, pendant toute la représentation. J’eus le malheur de ne point partager son enthousiasme ; est-ce ma faute ? est-ce la sienne, ou celle des acteurs ? L’estime dont ces derniers jouissent, les talents qu’ils déploient journellement dans plusieurs autres rôles, tout semble m’annoncer, je le sens, que je suis condamné d’avance par la majorité. Qu’il me soit donc permis, pour mon instruction, et peut-être pour le bien de l’art, d’en appeler au petit nombre : c’est à lui que je vais proposer mes doutes. Orgon a joué son rôle, d’un bout à l’autre, en homme cassé par l’âge ; cependant, madame Pernelle, dont rien n’annonce la caducité, a tout au plus soixante-dix ans, Marianne dix-huit, Damis vingt-quatre, si nous en croyons ce vers :
D’après ces divers calculs, le fils de madame Pernelle, le père de Damis et de Marianne, peut être tout au plus dans son dixième lustre ; et Orgon a constamment eu le ton, l’allure d’un Cassandre. Dorine dit, j’en conviens, qu’il est
mais il me semble que l’épithète d’hébété est dictée par l’humeur, par l’exagération, sa compagne favorite, et que celle d’entêté, qui, là, veut dire prévenu, doit régler le jeu de l’acteur ; Elmire ne confirme-t-elle pas mon opinion, en disant :
Peut-être l’acteur a-t-il lu ce que dit Bret, à propos de la table sous laquelle Orgon se cache :
Tartuffe avait déjà été découvert pour ce qu’il est par un homme caché, au troisième acte ; Molière se sert ici du même moyen à peu près, l’imbécillité d’Orgon est la seule excuse de cette répétition.Je ne prononce pas, mais je cite au tribunal que j’ai choisi, et l’auteur de la note et l’acteur qu’elle a induit en erreur. J’ai déjà dit quelque part, je pense, qu’un des grands moyens de Molière pour faire ressortir ses personnages, était de ne les rendre faibles que par le côté qu’il voulait attaquer. Orgon, prévenu, entêté pour tout ce qui a rapport à Tartuffe, n’est rien moins qu’imbécile, avec sa femme, ses enfants ; il n’a même pas avec eux un seul instant de faiblesse : tout au contraire ! et voilà ce qu’il fallait pour faire ressortir celle qu’il a pour son héros. Cléante m’a paru pousser bien loin l’envie de faire sa cour au parterre, en lui adressant directement tout ce qui est censé n’être dit qu’au personnage en scène. Je sais qu’un comédien qui, en parlant à son interlocuteur, le regarderait constamment entre deux yeux, ferait une des gaucheries les plus contraires à son art, parce que, dans le monde, ce n’est point l’usage ; parce que la partie des spectateurs à laquelle il tournerait le dos, ne pourrait ni l’entendre distinctement, ni voir l’expression de son visage ; mais je sais aussi que les acteurs, en pareil cas, ont, comme les peintres, la ressource des trois quarts : le Cléante dont je parle me semble négliger un peu trop cette règle. Dans l’acte I, scène vi, Orgon et Cléante sont seuls ; le premier dit à celui-ci,
à quoi Cléante répond :
mais ces deux premiers vers une fois débités, il a complaisamment adressé au parterre le reste de la tirade composée de vingt-huit vers ; et ce dernier seulement :
a été dédié à Orgon. Immédiatement après ce couplet, Cléante en a débité un autre de cinquante-sept vers, en s’avançant sur les rampes ; aussi, n’a-t-on pas été surpris, quand Orgon lui a demandé :
et c’est le public qui aurait dû répondre
Dorine nous a fait voir les mêmes perles, les mêmes diamants, la même tournure, les mêmes lazzis que nous avons déjà critiqués ; hélas ! pourquoi faut-il ajouter les mêmes gestes ? Il en est un surtout sur lequel j’avais glissé, et que je me vois forcé de dénoncer aujourd’hui. À la représentation du Tartuffe qui précédait celle dont je rends compte, Dorine, en disant à sa jeune maîtresse :
tendit le bras et le lui porta sous les yeux, de manière… de manière à exciter le rire immodéré de la partie la plus immorale du parterre. L’actrice, j’en suis certain, était loin de prévoir l’interprétation ; je puis même assurer qu’elle en fut effrayée. Pourquoi donc le risquer encore une fois, ce malheureux geste… ? Désirons, pour l’actrice elle-même, que ce soit la dernière, et passons vite à un autre rôle. Elmire portait un bouquet, qu’on critiqua peut-être trop légèrement ; une femme peut aimer les fleurs assez pour ne pas craindre qu’à la suite d’un mal de tête étrange à concevoir ; d’une fièvre et d’une saignée, elles agacent ses nerfs. Mais Elmire était couverte de linon, et je demande si Tartuffe doit trouver du linon sous ses doigts, en disant ce vers :
Je demande si un fichu de dentelle n’est pas nécessaire pour faire dire à Tartuffe, avec cette vraisemblance, l’âme de la scène, surtout lorsqu’elle doit frapper les regards,
Les actrices à qui l’on reproche, dans ce rôle, soit une mise trop négligée, soit une parure trop recherchée, croient s’excuser, les unes en racontant que Molière, fâché de voir sa femme parée pour représenter Elmire, lui dit :
« Eh quoi ! madame, oubliez-vous que vous êtes malade ? »les autres en répétant, d’après madame Pernelle :
Nos élégantes françaises répondront, aux unes et aux autres, que le négligé d’une convalescente peut avoir sa coquetterie, même son opulence. Acte III, scène iii, Tartuffe met la main sur les genoux d’Elmire, et Molière, qui prévoyait tout, voulant la servir dans l’embarras où la jettent la témérité de Tartuffe, et le projet qu’elle a formé de l’engager à
lui prescrit de reculer son fauteuil, et lui en fournit le prétexte, en lui faisant dire :
Il me semble, d’après cela, qu’Elmire, fidèle à la note de Molière, ne devait pas s’amuser à saisir la main de Tartuffe, à la tenir quelques instants en l’air, et à la reporter gravement sur le genou de l’audacieux, qui cesse de l’être, dès qu’il ne baise point le bras qu’on lui présente si complaisamment. Elmire dit, acte IV, scène iv :
J’avais toujours pensé que ces vers, et ceux qui les suivent, avaient été faits moins pour Orgon que pour le spectateur, et pour dispenser l’actrice de rougir en sa présence, durant toute une scène indécente, si elle n’était pas adroitement préparée ; et par conséquent, je croyais que, sans chercher à y entendre malice, Elmire devait avoir avec son mari le ton de la confiance qu’elle veut inspirer. L’actrice sait que les témérités de Tartuffe ne peuvent pas aller au-delà d’une déclaration ou de quelques propositions hasardées ; en voilà sans doute assez pour qu’une épouse délicate prie son mari
Pourquoi s’obstiner à voir au-delà, et pourquoi surtout prendre le ton du persifflage et de la légèreté ? peut-il convenir à la femme respectable qui vit dans le sein d’une famille honnête, et qui parle à un mari plus que dévot ? Peut-être, pour égayer et pour varier le couplet, peut-elle se permettre de badiner ces deux vers :………………………… De ne l’exposer
mais elle a tort, je pense, d’appuyer sur les suivants :Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez ;
Dans la scène suivante, Elmire, après avoir inutilement toussé et frappé sur la table, pour dire à son mari que l’épreuve a suffisamment duré, s’écrie :
c’est ici, je crois, que l’actrice doit avoir recours à toutes les finesses de l’art, pour reprocher, d’un côté à son époux, l’embarras dans lequel il la laisse, et pour persuader en même temps à Tartuffe que, combattue par la pudeur, elle cherche du moins une excuse à sa faiblesse ; mais je ne puis me persuader qu’Elmire doive s’emporter, doive employer les accents du dépit le plus vif. Elle a donc tout à fait renoncé au projet de démasquer Tartuffe ; car elle ne peut certainement pas espérer que l’homme adroit, soupçonneux, à qui tous les prestiges de la coquetterie la plus raffinée viennent de promettre une victoire complète, confondra les emportements de la colère avec les derniers soupirs de la vertu prête à céder. Depuis longtemps on dispute sur la manière de rendre le rôle de Tartuffe. Les uns soutiennent que Molière a voulu faire de ce personnage un doucereux cafard, et les autres prétendent qu’il faut le jouer… ; risquons le mot… en satire. L’acteur dont je veux parler me semble partager ce dernier sentiment… Cette matière est difficile, très difficile à traiter… : disons rapidement qu’il est, dans l’une et dans l’autre de ces deux manières, des nuances propres à être saisies, à être adroitement mises en usage, mais avec le soin le plus scrupuleux d’adoucir celles de la dernière, et principalement lorsque Tartuffe arrive en disant, avec volubilité :
Tout beau, Tartuffe, il est des femmes auprès de qui l’indécente brusquerie est toujours déplacée ; d’ailleurs, Molière vous dit-il de quitter vos gants, votre chapeau ? et lorsque vous jetez jusqu’à votre manteau, la présence seule du mari empêche qu’on ne crie : baissez la toile. Je le répète ; c’est au tribunal dont les arrêts sont, en dernier ressort, toujours respectés ; c’est au tribunal du petit nombre que j’en appelle. Je prie sincèrement mes juges de me condamner, si j’ai tort ; et je le désire presque, lorsque je songe que l’élite des comédiens, ceux qu’on regarde comme les apôtres du goût, peuvent, dans leurs missions fréquentes, égarer les acteurs, les spectateurs de nos provinces ; et puis, comment compter sur la tradition ? comment recueillir les étincelles éparses du feu sacré ?
Nous comptions avoir aujourd’hui l’honneur de vous donner la seconde représentation du Tartuffe ; mais monsieur le premier Président ne veut pas qu’on le joue57. Comment accorder, dira-t-on, l’épigramme de Molière avec l’idée où l’on était alors que Gabriel de Roquette, évêque d’Autun, lui avait servi de modèle, et ce qu’on lit, dans les lettres de madame de Sévigné :
« Monsieur d’Autun fit hier, aux Grandes-Carmélites, l’oraison funèbre de madame de Longueville. Ce n’était pas le Tartuffe ; c’était un prélat qui prêchait avec dignité »? Tout cela n’offrira plus la moindre contrariété, dès qu’on saura que l’abbé Roquette était le Tartuffe, et monsieur De Harlai l’Orgon. Lorsque la pièce fut arrêtée par le premier président, le roi était dans son camp devant Lille en Flandres ; Molière lui adressa un nouveau placet : La Grange et La Thorillière furent chargés de le lui présenter58. Lisez le second placet. Le croirait-on, si la vérité ne nous en était garantie par des preuves authentiques ? le monarque qui faisait trembler l’Europe, recula devant le parti déchaîné contre le Tartuffe ; et ce parti, devenu nécessairement plus nombreux, plus puissant, plus audacieux, par la politique circonspection du souverain, se porta aux plus grands excès. On traita l’auteur de scélérat, d’athée ; on publia, sous son nom, des livres séditieux ; Bourdaloue tonna même en chaire contre le Tartuffe ; voici ce qu’il dit dans son sermon du septième dimanche d’après Pâques :
« Comme la vraie et la fausse dévotion ont je ne sais combien d’actions qui leur sont communes, comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, il est non seulement aisé, mais d’une suite presque nécessaire, que la même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre, et que les traits dont on peint celle-ci, défigurent celle-là ; et voilà ce qui est arrivé, lorsque des esprits profanes ont entrepris de censurer l’hypocrisie, en faisant concevoir d’injustes soupçons de la vraie piété par de malignes interprétations de la fausse. Voilà ce qu’ils ont prétendu, en exposant sur le théâtre, et à la risée publique, un hypocrite imaginaire ; en tournant dans sa personne les choses les plus saintes en ridicule ; en lui faisant blâmer les scandales du siècle d’une manière extravagante ; le représentant consciencieux jusqu’à la délicatesse et au scrupule sur des points moins importants, pendant qu’il se portait d’ailleurs aux crimes les plus énormes ; le montrant sous un visage pénitent, qui ne servait qu’à couvrir ses infamies ; et lui donnant, selon son caprice, un caractère de piété la plus austère, mais, dans le fond, la plus mercenaire et la plus lâche. »Bourdaloue ne jugeait que sur parole ; mais on dit tout bas que le prédicateur fut voir la pièce, et se joignit aux gens de bien désabusés, qui ne cessaient de féliciter l’auteur : il est beau, lui disaient-ils, de mettre la vertu dans son jour ;
« oui, répondait Molière, mais je vois, par ce qu’il m’en coûte, qu’il est très dangereux de prendre ses intérêts ». La Bruyère lâche aussi son petit trait, mais à sa manière.
« Onuphre, dit-il, ne parle pas de sa haire, de sa discipline ; au contraire, il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot… Il se trouve bien d’un homme opulent à qui il a su imposer… ; il ne cajole pas sa femme… Il est encore plus éloigné d’employer, pour le flatter, le jargon de la dévotion ; ce n’est point par habitude qu’il le parle, mais avec dessein, et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre très ridicule… Il ne pense point à profiter de toute la succession de son ami, ni à s’attirer une donation générale de tous ses biens… Il ne se joue point à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables… »Monsieur de la Bruyère, faites des portraits pour être lus, et ne critiquez pas ceux qui sont faits pour être mis en action ; vous ne savez pas les apprécier.
Le spectateur apprend, par la bouche de Mercure, que Jupiter, sous les traits d’Amphitryon, est avec Alcmène, et que, pour prolonger son bonheur, il a triplé la durée de la nuit.
« Par la seule comparaison des prologues on peut connaître que l’avantage est du côté de l’auteur moderne. »C’est avec la même adresse que Molière anime la scène où Sosie raconte les hauts faits de son maître à une lanterne qu’il suppose être Alcmène ; la prétendue Alcmène a même l’honnêteté de répondre à Sosie 62 ; et dans l’ouvrage latin, c’est au public seulement que Sosie s’adresse. Le style. — Il sera toujours le modèle, et peut-être le désespoir des auteurs qui voudront écrire la comédie en vers libres. Les caractères. — L’amant latin est un grivois à qui Alcmène est sans cesse obligée de répéter, finissez donc : le galant français a des manières plus circonspectes ; Alcmène le trouve même trop doucereux, puisqu’elle lui dit :
C’est surtout au dénouement qu’ils établiront mieux l’un et l’autre la différence de leurs caractères. L’action. — Bien plus animée dans la pièce française, grâce aux scènes de Cléanthis et de Mercure, qui sont de l’invention de Molière, et servent à varier le comique, puisqu’Amphitryon et Sosie y sont traités tout différemment par leurs femmes. Le dénouement. — Le latin, amené et fait sans art ; le français, rempli de finesse et d’économie dramatique. Dans les deux pièces Jupiter paraît, au bruit du tonnerre, et déclare à l’époux qu’il est son rival heureux ; mais chez Plaute, Bromie a déjà mis deux fois le public dans la confidence, d’abord, en lui apprenant qu’Alcmène a donné le jour à deux garçons, et ensuite en annonçant à son maître que l’un d’eux n’est pas de lui : enfin, l’Amphitryon latin est un lâche qui remercie Jupiter de ce qu’il a bien voulu se donner la peine de prendre sa place ; l’Amphitryon français gémit en secret, et va cacher sa honte loin des flatteurs assez vils pour vouloir le féliciter. Il serait aussi long qu’ennuyeux de rapporter tous les détails que le poète français doit au latin ; ils sont amenés par le sujet comme ceux dont s’est emparé Rotrou dans ses Deux Sosies ; mais nous devons dire qu’Euripide et après, lui, Ennius réclament la pensée fine et délicate qui anime ces quatre vers :
Le premier, dans sa tragédie d’Hécube, fait dire au roi d’Itaque, par cette princesse :
« L’autorité dont jouit Ulysse le fera triompher, quelque mal qu’il s’exprime. Le même discours, de la part d’une femme ou d’une personne ignorée, produit un effet bien différent. »Voici la traduction des vers d’Ennius.
« Quelque mal que vous parliez, vous fléchirez aisément les Grecs ; car, un homme riche et un homme du peuple auraient beau dire la même chose, et s’exprimer de même, l’effet de leurs discours ne serait pas égal. »
« bravissimo ! voilà ce qui s’appelle bien jouer les pièces en vers libres ». L’autre Alcmène avait la simplicité de n’entendre finesse à rien, et bien pénétrée de l’esprit de son rôle, elle disait tout naturellement, comme une honnête femme qui parle à son mari,
aussi ne fut-elle point applaudie. Et des deux Sosies, qu’en doit dire la tradition ? Que les jeunes acteurs perdent beaucoup à n’avoir pas vu Du… et Préville jouer ensemble ces deux rôles ; l’écolier et le maître disparaissaient ; le premier, sous la malignité d’un dieu qui s’amuse à lutiner un homme ; et le second, sous l’habit d’un esclave obligé de céder à l’ascendant d’un dieu. Quelle différence avec ces représentations où l’on voit journellement l’esclave courir après l’esprit, la gentillesse, pour éclipser le dieu ; et celui-ci oublier son illustre origine, pour ne nous faire voir que la grossièreté du mangeur d’ail ! La manière dont cette pièce est jouée présentement, en bannit tout le charme ; plus de prestige, ni d’antiquité, ni de mythologie ; ce n’est plus à Thèbes que la scène se passe, mais à Paris, eh ! dans quel monde ? Les pauvres diables de machinistes et de décorateurs sont souvent aussi embarrassés que les comédiens pour distinguer la bonne tradition de la mauvaise ; mettons-nous d’abord à la place du machiniste ; nous lisons en tête du prologue :
Mercure sur un nuage, la nuit dans un char traîné dans l’air par deux chevaux.Nous savons cependant, à n’en pas douter, que les comédiens les plus célèbres, ceux de la rue Saint-Germain, ceux de qui nous devons regarder les renseignements comme les plus sûrs, enfonçaient Mercure et la Nuit dans deux balcons obscurs, d’où ils débitaient fort à leur aise et avec négligence les vers de leur premier père nourricier ; devons-nous en croire nos prédécesseurs ? Ou faut-il mettre la direction en frais pour donner des voitures aux dieux ? « Faisons mieux, dit un régisseur économe, supprimons le prologue. » Et l’on s’en passe encore très souvent, ou l’on met les nuages sur roulettes, afin que la Nuit et Mercure ne soient pas effrayés en s’élevant dans les airs. Nous voilà maintenant décorateurs, Sosie nous dit :
D’après ce dernier vers, les fameux comédiens que nous venons de citer, ont constamment laissé Jupiter et Alcmène dans la rue ; cependant Molière a imprimé en toutes lettres :
la scène est à Thèbes, dans le palais d’Amphitryon. Comment accorder tout cela ? Faut-il s’en fier à Sosie ? Faut-il en croire l’auteur ? C’est fort embarrassant : ma foi, laissons les choses telles qu’elles sont, jusqu’à ce qu’un décorateur plus hardi que nous ose se dire : « je mets devant les palais des héros tragiques, un péristyle où ils peuvent décemment parler de leurs affaires, pourquoi ne traiterais-je pas le général thébain avec la même magnificence ? »
Oui, l’auteur immortel de Phèdre se persuada qu’une parodie d’Andromaque, intitulée La Folle Querelle, était de Molière65 ; et il se prononça contre L’Avare, au point de reprocher à Boileau qu’il l’avait vu rire aux représentations de cet ouvrage. Plaignons le grand homme ! Et répétons-lui avec Despréaux :
« Je vous estime trop pour croire que vous n’y ayez pas ri vous-même, au moins intérieurement. »Nous devons louer Molière de ne s’être vengé qu’en soutenant de toutes ses forces Les Plaideurs, dont le succès était contesté. La pièce que nous allons analyser est un chef-d’œuvre d’imitation ; rien n’y est de l’invention de Molière, cependant tout paraît avoir été créé par lui et jaillir de la même source. Je ne cacherai aucune de celles où Molière a puisé, mais il en est une surtout qui, ayant fourni à notre auteur l’idée primitive de sa pièce, doit être examinée de plus près et plus scrupuleusement.
Euclion, pauvre citoyen d’Athènes, trouve sous le foyer de sa cheminée un pot de terre rempli d’or, loin de s’en servir pour ses besoins les plus urgents, il s’abandonne à l’avarice la plus outrée, et laisse languir dans le célibat Phédrie, sa fille unique, à qui Lyconide fait violence pendant les fêtes de Cérès. Mégadore, oncle de Lyconide, ne sachant rien de l’aventure arrivée à Phédrie, la demande en mariage ; l’Avare a de la peine à comprendre qu’un homme riche puisse rechercher une fille sans fortune, et se persuade qu’on en veut à son trésor ; aussi proteste-t-il, à plusieurs reprises, qu’il est fort pauvre, et ne consent à promettre Phédrie, qu’en exigeant qu’on la prendra sans dot. Cependant un malheureux coq gratte la terre autour de l’endroit qui recèle le pot ; l’Avare, craignant qu’il ne le découvre, lui coupe le cou et va cacher son trésor, d’abord sous l’autel de la déesse Bonne-Foi, ensuite sous celui du dieu Sylvain ; mais un esclave de Lyconide, qui l’observait depuis longtemps, voit enterrer le précieux dépôt, l’enlève et le porte à son maître, précisément dans l’instant où celui-ci, pressé par ses remords, vient avouer son crime au père de celle qu’il a déshonorée. L’Avare, la tête pleine du larcin qu’on lui a fait, croit que Lyconide est le voleur de son trésor, et qu’il le prie de lui en faire un dom ; d’un autre côté, Lyconide pense que l’affront fait à Phédrie est la cause du désespoir de son père. L’on s’explique enfin, l’oncle abandonne ses prétentions, le neveu rend l’or, le père touché, lui fait présent de sa fortune et de sa fille.Les principaux détails empruntés de Plaute, seront cités lorsque nous nous occuperons de l’imitation. Lisez la pièce de Molière.
Si cela me fût arrivé, il ne me restait plus que la corde; il ajoute :
encore eût-il fallu l’acheter.Voici encore un trait que Molière a dédaigné. Le maître du quartier doit distribuer de l’argent ; Euclion désirerait bien ne pas abandonner un ou deux écus qui lui reviennent ; outre que ce serait autant de perdu, il donnerait à croire, en ne se trouvant pas à la distribution, qu’il a de l’or chez lui : d’un autre côté, il tremble de quitter son cher trésor ; quel parti prendre ? La situation n’est-elle pas excellente ? Molière, sans avilir son Harpagon, aurait pu facilement, je crois, là conserver et l’amener par un autre moyen. Voilà quelques coups de pinceau négligés ou affaiblis ; mais il en est tant d’autres que Molière ne doit pas à Plaute ! Par exemple, Euclion ne redoute pas, comme Harpagon, d’être volé par ses enfants ; il ne force pas son fils à puiser dans la bourse des usuriers ; il ne l’exhorte pas à placer, au denier douze, l’argent qu’il gagne au jeu ; il n’est pas lui-même un usurier. Enfin, Harpagon se montre plus avare qu’Euclion, en voulant se mettre en dépense pour faire écrire en lettres d’or, sur la cheminée de sa salle à manger, cette sentence qui l’a charmé :
Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger; en souhaitant que Valère eût laissé noyer Élise, plutôt que d’avoir dérobé sa chère cassette. La scène dans laquelle Harpagon, après qu’on l’a volé, vient peindre son malheur, son chagrin, son désespoir, est entièrement imitée de Plaute ; peut-être Harpagon eût-il mieux fait de ne pas demander, comme Euclion, aux spectateurs, si son voleur n’est pas caché parmi eux : je trouve même le poète latin plus excusable que le français, puisque, chez le dernier, la scène se passe dans un appartement ; que, chez l’autre, la scène est dans la rue, et qu’Euclion peut, sans invraisemblance, y appeler à son secours toutes les personnes assez humaines pour vouloir lui sauver la vie66. La scène du quiproquo entre Valère et Harpagon se trouve aussi tout entière dans Plaute ; mais la française est bien supérieure, en ce qu’elle est préparée par maître Jacques, et qu’Harpagon est déjà prévenu contre son intendant. Le cinquième acte de la pièce de Plaute n’était point parvenu en entier jusqu’à nous. Antonius Codrus Urceus, professeur à Boulogne, a suppléé à ce qui nous manquait ; il fait dire à Strobile :
« Les maîtres de ce temps-ci sont des avares ; nous les appelons des harpagons, des harpies. »
Tenaces nimiùm dominos nostra ætas tulit, quos harpagones, harpigias et tantalos, vocare soleo.C’est donc à Antonius Codrus que Molière doit le nom de son héros. Quittons Plaute, quelques instants, pour nous occuper de ce que Molière doit aux Italiens, à Boisrobert, etc. Il Dottore Bachetonne, Le Docteur Bigot, canevas italien, nous fait voir Pantalon empruntant de l’argent au Docteur, qui lui compte les deux tiers de la somme, seulement, et veut lui donner, pour le reste, la barbe d’Aristote, la ceinture de Vulcain. Dans Arlequin dévaliseur de maisons, pièce italienne, Scapin persuade à Pantalon que la jeune beauté dont il est épris fait un cas singulier de la vieillesse, et Pantalon donne sa bourse à celui qui flatte son amour-propre ; ici, Frosine attaque notre avare avec les mêmes armes, mais il sort vainqueur et sans bourse délier de ce combat terrible. Même pièce, Scapin, sous prétexte de faire voir de près, à la belle Angelica, les bagues de Magnifico, les lui présente, et la force de les garder, en disant que Magnifico lui en fait présent ; Magnifico enrage et n’ose démentir son valet. Jugeons les deux scènes en peu de mots : dans l’italienne, Magnifico est un prodigue ; dans la française, Harpagon est un avare. Magnifico a dessein de marier sa fille ; il consulte Célio ; celui-ci croit d’abord que Magnifico veut le rendre heureux : il voit ensuite qu’il est question d’un autre époux. Voilà à peu près la scène d’Harpagon et de Cléante ; mais Magnifico n’est ni le père ni le rival de Célio. Quelle différence67 ! Dans La Cameriera nobile, Arlequin menace Célio de le battre ; Célio feint d’avoir peur, recule, puis se redresse, fait à son tour reculer Arlequin, et finit par le rosser. La scène italienne ne sert qu’à amener des lazzis ; la française, au contraire, va vivifier le reste de la comédie, en portant maître Jacques à se venger de l’intendant, et à l’accuser d’un vol qu’il n’a pas fait. Boisrobert a, dans sa Belle Plaideuse, un Ergaste qui cherche de l’argent ; on le met en présence d’un usurier qui se trouve être son père ; ils s’accablent l’un et l’autre de reproches, comme Harpagon et Cléante. Rabelais dit :
« Je pourrais paix mettre, ou trêve pour le moins, entre le grand roi et les Vénitiens. »Et Molière pourrait bien avoir imaginé, d’après ce trait, son mariage du grand Turc avec la République de Venise, ce qui doit être mis au rang des plaisanteries, et non des grossièretés de style, comme le croit Voltaire.
Molière, en pensant bien, parle souvent mal, il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles ; j’aime bien mieux sa prose que ses vers : par exemple, L’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers. Il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions…Je répondis à mon collègue, que le meilleur écrivain pouvait se laisser entraîner trop loin, lorsqu’il voulait en rabaisser un autre ; et je continuai. La contexture. — Aussi adroite qu’attachante, et digne de servir de modèle, si, moins embarrassée par trop d’intrigues amoureuses, elle n’était animée que par celle qui fait rivaliser le père et le fils ; surtout si Molière, sacrifiant moins au goût de son siècle, n’eût pas introduit dans sa pièce le roman de cet Anselme, qu’il substitue au Mégadore de Plaute. Je ne puis comprendre pourquoi Molière a dédaigné un personnage intéressant, et lié à l’action depuis le commencement jusqu’à la fin, pour un autre tout à fait inutile et inconnu jusqu’à l’avant-dernière scène. Je comprends encore moins pourquoi Molière, en ourdissant son canevas, a tendu deux fils qui ne devaient servir à rien. Harpagon, dans l’acte Ier, scène vi , annonce qu’il destine une veuve à son fils, et dans l’acte IV, scène ire , Frosine veut dégoûter Harpagon de son mariage avec Marianne, en introduisant auprès de lui une aventurière qui feindrait d’être de qualité, fort riche, et lui offrirait sa main ; cependant, nous n’entendons plus parler ni de la veuve ni de l’aventurière. Le dénouement. — De toute beauté, si nous le démêlons à travers le récit du roman dont nous venons de parler, et les lazzis de maître Jacques ; si nous voulons enfin ne voir le véritable dénouement que dans le sacrifice de l’Avare renonçant à son amour pour revoir sa chère cassette. Remarquons que Molière a bien mieux fouillé dans les replis du cœur humain, que l’auteur du dénouement latin ; chez celui-ci, l’Avare se corrige, et Molière a senti que l’avarice est un vice incorrigible. Molière est encore supérieur à Plaute, par la manière dont il a renforcé son caractère principal et les situations qu’il amène. Qu’a-t-il fait pour cela ? Il a associé l’usure à l’avarice, et mis l’avarice aux prises avec l’amour. Oh Molière ! Molière !
« Maître dur avec les personnes qui dédaignent d’acheter tes suffrages, esclave faible avec les intrigants qui savent te mener par le bout du nez, jusques à quand suffira-t-il de te flatter, pour qu’en vrai bâilleur aux corneilles, tu restes émerveillé, les oreilles allongées ? Jusques à quand, cher peuple, toi, qui parais si poli, si raisonnable, si paisible lorsque tu es seul ; jusques à quand, enfin, te montreras-tu en public le plus imbécile des vieillards ? »La politesse française, quoiqu’un peu dégénérée, ne veut pas que j’adresse des vérités aussi fortes au souverain des spectacles, au parterre ; mais qu’il me soit du moins permis de le mettre en scène : je n’en fais pas un vieillard, je lui donne au contraire l’âge, l’inconséquence d’un adolescent ; et pour lui prouver, qu’il a, comme les acteurs, une bonne et une mauvaise tradition ; pour tâcher de lui faire sentir qu’en transmettant la dernière, il outrage le goût, le bon sens, je lui dis poliment. Cher parterre, lorsque des comédiens suppriment dans L’Avare une partie de l’exposition, pourquoi applaudissez-vous ? Le parterre me répond, belle demande ! Parce que je me suis accoutumé peu à peu à me passer d’exposition, que j’en dispense les auteurs, et qu’il me plaît d’applaudir aujourd’hui ce que j’applaudissais hier. — Voilà qui est sans réplique ; par la même raison, vous applaudirez demain, après-demain, aux mêmes fautes, et le parterre, en souverain qui ne meurt jamais, éternisera la plus absurde des traditions. Cher parterre, quelques Laflèche prennent des lunettes pour lire à Cléante le mémoire de son usurier ; rien ne nous dit que Laflèche soit vieux, et ses lunettes nuisent certainement à l’effet que doivent produire celles d’Harpagon, lorsqu’il paraîtra devant sa maîtresse. Quelques maître Jacques, consultés par Harpagon sur le repas qu’il est obligé de donner, croient faire merveille en ajoutant une longue énumération de plats à ceux dont parle Molière, et ils ne se doutent pas que, dès ce moment, Harpagon n’est plus ni avare ni comique, en s’écriant :
Ah ! traître, tu manges tout mon bien.Quelques Cléante, lorsque Laflèche a dérobé le trésor d’Harpagon, montent, dans l’excès de leur joie, sur les épaules de leurs valets. Serait-ce pour fuir plus vite ? Quelques Frosine, non contentes d’entendre finesse à ces expressions :
Je sais l’art de traire les hommes;
mon dieu, vous toucherez assez, s’avisent encore de peser sur la ligne de vie qu’elles prétendent voir dans la main d’Harpagon. Pourquoi applaudissez-vous des choses si contraires à toutes les bienséances ? — Parce que… — Je vous devine…, plate, ridicule, niaise, vicieuse tradition ! Cher parterre, vous entendez souvent des Harpagon crier si fort, dès leur entrée, avec Laflèche, qu’ils s’épuisent, et qu’ils manquent de voix au moment où ils en ont le plus grand besoin. Vous voyez journellement des Harpagon qui, loin de se redresser et de se rajeunir de leur mieux, lorsque Frosine, voulant admirer leur bonne grâce, les prie de se tourner et de marcher un peu, affectent au contraire de se décomposer et de marcher en vrais podagres. Des Harpagon qui, après avoir dit
tu m’as fait plaisir, maître Jacques, et cela mérite récompense, tirent finement de leur poche une bourse dans laquelle est un mouchoir large de quelques pouces, et se croient bien plus plaisants que Molière, lui qui s’est borné à dire en note :
Harpagon fouille dans sa poche maître Jacques tend la main mais Harpagon ne tire que son mouchoir69. Vous en voyez encore qui, en s’écriant, après le vol de leur trésor,
je suis mort, je suis enterré, se croient obligés de se rouler à terre : c’est beaucoup s’ils ne s’enterrent effectivement dans le trou du souffleur ; mais la gaîté vient fort heureusement à leur secours, puisqu’en reprochant au public de leur rire au nez, ils parodient ce rire prétendu, comme si la situation leur permettait cette ridicule plaisanterie. Vous en voyez enfin qui, fâchés de voir deux chandelles allumées, ne se contentent pas d’en souffler une, comme le leur prescrit Molière, mais qui la placent tantôt sous leur bras, tantôt dans la poche de leur culotte, de manière à fournir à maître Jacques la facilité de la rallumer, et se prêtent, en vrais Cassandres, à la parade la plus ridicule, surtout lorsque le commissaire, renonçant à la gravité de son ministère, cesse d’écrire et se met de moitié dans les lazzis. Jusques à quand, cher parterre, continuerez-vous… ? — Oh ! finissez, ou je vous siffle. — À votre aise, mon cher parterre ; si votre grand-papa vous entendait, il vous trouverait bien bambin pour votre âge. Apprenez que vos sifflets ou vos applaudissements ne tireront bientôt plus à conséquence, si vous persistez à juger, je ne dis point par tradition, mais par contagion.
Gite, mariée à Tofan, profite du sommeil de son mari pour se lever d’auprès de lui, et aller voir son amant. Tofan se réveille, est surpris de se trouver seul, envoie chercher les parents de sa femme, ferme bien sa maison, et lorsque son infidèle veut rentrer, il proteste qu’il ne la recevra qu’en présence de sa famille. Gite tâche de s’excuser, prie, conjure, menace de se noyer, ramasse une pierre et la jette dans un puits ; l’époux, alarmé, sort ; Gite, qui s’était cachée derrière la porte, entre, la referme, monte vite à la fenêtre que vient de quitter son crédule époux, l’accable de reproches, lui demande d’où il sort à une heure aussi indue, l’appelle ivrogne, libertin ; ses voisines se joignent à elle, et ses parents arrivant à propos pour être convaincus de l’innocence de leur fille et du désordre de son mari, le battent.Dans une seconde nouvelle du même auteur,
Le Héros, marchand fort riche, a fait la folie d’épouser une demoiselle de qualité ; trompé journellement par sa femme, méprisé par la famille entière, qu’il comble de bienfaits, il a encore la douleur de s’entendre continuellement reprocher la bassesse de sa condition.Lisez la pièce de Molière.
« pour punir son mari de ne lui avoir pas demandé son aveu avant de l’épouser, elle veut borner sa vengeance au plaisir de voir le beau monde et de s’entendre dire des douceurs ». Une précaution de plus, et la leçon serait perdue.
le ventre ennoblit, et à une Jacqueline de la prudoterie, ne vous marque-t-elle pas à quel point vous devez être sottement prude et orgueilleuse ? George Dandin, tu dois sentir que, pour faire valoir ton rôle, il faut t’immoler sans réserve à la correction des paysans assez imbéciles pour vouloir s’allier à la noblesse ? Monmeni rendait, dit-on, ce personnage intéressant ; tant pis : il ne pouvait y réussir qu’en blessant la vérité du rôle. Encore une fois, il faut que l’acteur s’immole ; il doit n’être que passif, et faire répéter au malin spectateur, tu l’as voulu, George Dandin, tu l’as voulu. Angélique, chaque situation, chaque mot ne vous prouvent-ils pas que, pour la punition du fou qui vous a épousée, vous devez le tourmenter ? Mais que si la plus grande décence, et surtout pendant la scène du rendez-vous, ne prouve pas au spectateur que vous êtes sincère, en disant à votre mari, après l’avoir battu : « Rendez grâce au ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis », la pièce, loin d’être morale, devient d’une immoralité révoltante ?
Le succès du Tartuffe fut tel, qu’on le représenta trois mois de suite, et les comédiens décidèrent qu’à l’avenir Molière aurait double part toutes les fois qu’on jouerait un de ses ouvrages. Le croira-t-on ? La gloire du Tartuffe fut balancée quelque temps par celle de La Femme juge et partie, que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne s’empressèrent de mettre au théâtre, le 2 mars 1669 ; et bientôt ils eurent assez peu de délicatesse pour lui joindre une petite pièce satirique intitulée La Critique du Tartuffe. Les auteurs dramatiques, alarmés souvent avec raison sur le sort de leurs pièces, trouveront-ils vraisemblable que le jour même où devait avoir lieu la reprise du Tartuffe, de cet ouvrage poursuivi avec tant d’acharnement, Molière se soit occupé de toute autre affaire ; il sollicita et obtint un canonicat de la chapelle royale de Vincennes, pour le fils du docteur Mauvilain, qui lui fournissait les termes de médecine dont il avait besoin ?
« Que vous fait votre médecin ? »lui demandait un jour le roi :
« Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes, je ne les fais point, et je guéris. »D’après cette réponse, il peut bien avoir dit, comme on le prétend, à ses amis :
« Un médecin est un homme payé pour écouter et dire des fariboles dans la chambre d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri, ou que les remèdes l’aient tué. »La définition est digne de notre auteur, et j’aimerais à la trouver dans ses pièces.
LA GLOIRE DU VAL-DE-GRACE,Lisez le poème. Bret dit
poëme.
Imprimé pour la première fois, à Paris, chez Pierre le Petit, en 1669.
« qu’Avignon fut le lieu où Molière connut le célèbre Mignard, qui, revenant d’Italie, s’occupait, dans le Comtat, à dessiner les antiques d’Orange et de Saint-Remi… ; et que, réunis depuis à Paris, ils se donnèrent tous deux des preuves de leur attachement. Mignard laissa à la postérité le portrait de son ami, et Molière, dans son poème du Val-de-Grâce, rendit, comme l’Arioste à Titien, l’immortalité qu’il venait d’en recevoir ». La comparaison est-elle bien juste ? Ce n’est certainement pas du pinceau de Mignard que Molière a reçu l’immortalité. Nous ne détaillerons pas les beautés du poème ; elles ne sont pas du ressort de Thalie : je dirai seulement que le génie serait en droit de réclamer plusieurs morceaux ; les neuf Muses doivent surtout applaudir à la noble fierté de celui-ci :
Ces vers ne devraient-ils pas être gravés en traits de flamme dans le cœur de tous les auteurs, de tous les artistes et de tous les Mécènes ?
« Je suis comédien aussi bien qu’auteur, il faut réjouir la cour et attirer le peuple ; et je suis quelquefois réduit à consulter l’intérêt de mes acteurs, aussi bien que ma propre gloire. »Selon moi, Molière eût pu se permettre de demander, mes farces sont-elles bien exposées ? L’intrigue en est-elle vive, attachante et claire ? Le dénouement satisfait-il le spectateur ? Si elles n’ont pas ce mérite, mes farces sont mauvaises ; mais si elles réunissent les qualités nécessaires aux bons drames, elles sont excellentes dans leur genre, comme Le Misanthrope dans le sien ; et nous, en applaudissant à la justesse de cette réponse, voyons jusqu’à quel point la comédie de Pourceaugnac en est digne. Cette pièce, comme presque toutes celles de Molière, vit d’imitations enchâssées avec art ; je vais indiquer leur source.
Arlequin est persécuté par un fourbe, qui met à ses trousses des faux créanciers, des aventurières avec une douzaine d’enfants, dont elles le disent père ; il finit par le faire fuir déguisé en femme.
Guillot, chargé par son maître d’emprunter cinquante pistoles sur une bague, s’adresse à un chevalier d’industrie, qui prend la bague et la met entre les mains d’un filou déguisé en médecin, celui-ci prétend avoir été payé pour le guérir, et des apothicaires paraissent, la seringue à la main.
Le fripon Ordogno rencontre Mendoce, qui, lui paraissant propre à faire une dupe, feint de le reconnaître, et l’appelle Pays. Je voudrais bien, dit Mendoce, que vous me donnassiez quelques enseignes. S’il ne tient qu’à cela, répondit le perfide Ordogno, de quel pays êtes-vous ? — Aragonais, répondit Mendoce. — Justement, reprit le fripon Ordogno ; et votre nom est ? — Mendoce, repartit bonnement celui qui avait ce nom-là. — Quoi ! mon cher Mendoce, interrompit au plus vite le cauteleux Ordogno, celui avec qui j’ai tant de fois… Je prétends vous régaler pendant que je vous tiens, etc.
Un médecin à qui l’on a livré Ménechme Sosiclès comme fou, lui demande gravement si ses entrailles font quelquefois du bruit ? S’il dort la nuit entière ? S’il boit du vin blanc ou du rouge ? Le prétendu malade se fâche, le docteur s’opiniâtre à vouloir le guérir, et le fait porter chez lui, pour le traiter plus commodément.Lisez la pièce de Molière.
« Toutes les farces de Molière, a dit Voltaire, ont des scènes dignes de la bonne comédie. »Délivrons M. de Pourceaugnac de quelques suisses, des trois quarts de ses prétendus enfants, des lavements qui le couchent en joue, et nous aurons un ouvrage des plus régulièrement fait d’un bout à l’autre. Le dénouement. — Très bon, puisque le personnage ridicule, bien excédé, bien mortifié, bien alarmé, se trouve trop heureux de prendre la fuite, en payant le fripon qui, sous le nom d’exempt, doit l’entraîner au-delà des frontières. Sbrigani, fourbe plus adroit que tous ceux de l’antiquité, est remercié par sa victime, des soins qu’il s’est donnés pour elle, et le malheureux Pourceaugnac s’écrie, en l’embrassant,
voilà le seul honnête homme que j’aie trouvé en cette ville. Enfin, Éraste est non seulement délivré de son rival, mais il gagne la confiance du père de sa maîtresse, en la lui ramenant au moment, dit-il, où le Limousin allait l’enlever, et force encore, par là, le bon Oronte à le supplier d’épouser sa fille. Ajoutons à tout cela une infinité de traits comiques amenés naturellement par des situations adroitement combinées ; et demandons à Voltaire, si nombre de pièces du plus haut genre réunissent plus de qualités dramatiques que la farce de Pourceaugnac ?
piglia losu, qui veulent dire, prenez-le vite, il les prononça constamment avec l’air, le ton et l’acharnement d’un homme qui s’amuse à voir battre des dogues, et qui veut les exciter en leur criant avec force,
pille, pille; personne ne s’aperçut de ce trait d’ignorance, on applaudit beaucoup. Je tairai toujours le nom de l’acteur, par égard pour ses talents ; mais je dois faire remarquer aux jeunes gens qu’un grand comédien, dès qu’il cesse de bien sentir l’auteur, peut transmettre la tradition la plus vicieuse.
« je vous envoie un ordre du roi, de l’argent, prenez la poste, venez me joindre ». Et voulant devancer le plaisir de le voir, il calcule les jours, les heures nécessaires pour la route, il va l’attendre à la porte Saint-Victor ; de son côté, Baron monte en voiture, part, court, vole, oublie sa bourse dans une auberge, dédaigne de rebrousser chemin pour la retrouver, passe si vite à la barrière, que Molière n’a pas le temps de le reconnaître, croit s’être trompé de jour, retourne tristement chez lui : Baron l’y attendait ; et voilà le maître et l’écolier dans les bras l’un de l’autre. Depuis ce moment, Molière, occupé sans relâche à faire de Baron un grand acteur, ne néglige aucune occasion de lui donner aussi des leçons d’amabilité, de générosité et de morale, surtout lorsqu’il peut les rendre plus frappantes par l’exemple70. Voici de quoi confirmer ce que j’avance. Mondorge, vieux comédien de campagne, se trouvait dans le plus grand besoin, le cœur de Molière lui était connu, il imagina d’aller à Auteuil lui demander des secours, et le jeune Baron fut chargé de parler en sa faveur ; dès les premiers mots de sa harangue, Molière l’interrompit en lui disant : Mondorge est un fort honnête homme, il fut mon camarade en Languedoc ; combien pensez-vous que je doive lui donner ? — Quatre pistoles. — À la bonne heure, voilà quatre pistoles que je vous charge de lui remettre de ma part, et je lui ferai accepter ces vingt autres de la vôtre. On connaît aussi l’anecdote de ce fameux souper que firent à Auteuil chez Molière, Lulli, La Fontaine, Boileau, Mignard, Chapelle, etc., et à la suite duquel les convives, pris de vin, résolurent d’aller se jeter dans la rivière, autant pour se débarrasser, disaient-ils, d’une vie toujours orageuse, que pour avoir le plaisir de mourir ensemble. Tout le monde sait que Molière, après avoir pris son lait en présence de ses amis, était allé se coucher, et que, réveillé à temps pour les arrêter, il y parvint, d’abord en leur reprochant avec amitié d’avoir formé le plus sage des projets sans le mettre de la partie, ensuite en leur conseillant d’attendre le grand jour, afin de ne pas étouffer dans les ténèbres l’éclat de cette belle action ; mais tout le monde ne sait pas que Molière fut réveillé par Baron, et que son mentor l’en récompensa en lui faisant sentir à quel point la débauche et la passion du vin sont indignes d’un homme. Il saisit aussi cette occasion, pour l’exhorter à ne pas imiter Chapelle, même en ce qui le faisait désirer dans le monde, la malheureuse facilité de dire des bons mots, et de leur sacrifier ses meilleurs amis. Passons aux deux nouveautés jouées dans le courant de cette année.
Don Sanche, prince d’Aragon, élevé comme fils d’un pêcheur, sous le nom de Carlos, se distingue par mille exploits guerriers, et se fait aimer de la reine de Castille ; don Lope de Gusman, don Manrique et don Alvare de Lune, grands de Castille, sont épris de leur souveraine, qui, forcée de choisir entre eux, remet sa bague à Carlos, et lui dit :Lisez la pièce de Molière.Dans la superbe scène qui suit celle-ci, Carlos s’explique en ces termes avec ses trois rivaux :Carlos est reconnu pour prince d’Aragon, il s’unit à la reine de Castille.
« Le roi, a-t-on écrit, ayant donné le sujet de la comédie, désirait que deux princes rivaux y régalassent, à l’envi l’un de l’autre, une jeune princesse et sa mère, de tous les divertissements dont ils pourraient s’aviser ; et Bret ajoute, Molière en se conformant à cette idée, ne s’aperçut pas qu’il s’avoisinait un peu de l’intrigue héroïque de Don Sanche. »Nous venons de lire Les Amants magnifiques, et nous ne reprocherons pas à l’auteur de s’être avoisiné, par distraction, de Corneille ; nous sommes fâchés, au contraire, qu’en poussant plus loin ses distractions prétendues, il ne se soit pas réellement avoisiné de l’anneau donné à don Sanche par la reine de Castille. Molière possédait si bien l’art de s’approprier tout ce qu’il trouvait digne de lui ! Mais hélas ! il n’était plus le même dans les pièces commandées.
« je ne vous ai point parlé de votre comédie à la première représentation, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée, mais en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente ». Molière reprit haleine, au jugement de sa majesté ; et aussitôt il fut accablé de louanges par les courtisans, qui tous, d’une voix, répétaient tant bien que mal ce que le roi venait de dire de l’ouvrage. Cet homme-là est inimitable, disait le même M. le duc de…, etc., etc. Quel malheur pour ces messieurs, que sa majesté n’eût pas dit son sentiment la première fois ! Il leur aurait épargné la peine de se rétracter, et Molière n’aurait pas eu la faiblesse de s’affliger ; pauvre humanité ! Pauvre humanité ! Examinons scrupuleusement Le Bourgeois gentilhomme, il va nous prouver qu’il est des comédies-ballets dans plus d’un genre ; que les divertissements y sont bons ou mauvais, suivant qu’ils tiennent plus ou moins à l’action ; et que les comédies-ballets peuvent être parées de toutes les richesses dramatiques. L’auteur de Nanine a dit :
« Le Misanthrope est admirable, Le Bourgeois gentilhomme est plaisant. »En jugeant cette dernière pièce, nous jugerons le mot de Voltaire. Lisez la pièce de Molière.
« Oui, impertinente, c’est M. le comte qui donne tout ceci à madame. »— Et c’est moi qui paie.La multitude rit à la vérité, mais les gens de goût haussent les épaules. Le comédien qui se permet une gaîté aussi déplacée, prétend dit-on, avoir trouvé ce barbare
c’est moi qui paie, dans une édition fort ancienne ; nous rejetterions une édition faite même sous les yeux de Molière, et nous lui dirions, les quatre perfides mots,
c’est moi qui paie, une fois prononcés, Dorante est démasqué aux yeux de Dorimène ; celle-ci est avilie si elle ne sort bien vite, et madame Jourdain ne voyant plus en elle qu’une rivale, doit la mettre à la porte. Dans la même scène, madame Préville, jouant le rôle de madame Jourdain, se souvenait qu’elle revenait de dîner chez sa sœur, elle arrivait sur la scène avec une pelisse et un manchon ; par là, elle nous disait d’avance comment il se pouvait qu’elle n’eût pas vu les préparatifs de la fête qui la choque ; son mouvement brusque, en quittant sa parure de ville, annonçait une maîtresse de maison, et préparait encore mieux sa sortie contre les convives. Une pareille tradition est certainement bonne à suivre : cependant nos madame Jourdain entrent présentement dans la salle où dîne la compagnie, comme une gouvernante qui vient de vaquer aux apprêts du dîner, et Jourdain ne confirme que trop les spectateurs dans cette idée, lorsqu’il lui présente une cuisse de volaille sur un morceau de pain. Je félicitais un jour madame Bellecour sur la manière dont elle riait dans son rôle de Nicole ; je dois ce succès, me répondit-elle, plutôt à la nature qu’à mon talent ; vous êtes trop modeste, lui dis-je, il faut beaucoup d’art pour graduer vos éclats de rire jusqu’au moment où vous êtes forcée de les étouffer et de vous jeter à terre ; à peine nos Nicole ont-elles fait semblant de rire, qu’elles se roulent sur les planches. On venait de reprendre Le Bourgeois gentilhomme, un habitué, qui depuis trente ans faisait les honneurs du balcon, et qui payait généreusement son entrée en applaudissements, me demanda, avez-vous vu un tel dans le rôle de Cléonte ? — Un tel dans le rôle de Cléonte ? Je ne veux pas trahir son secret en vous disant au juste son âge, mais il n’est pas de la dernière édition, et l’amant de Lucile a tout au plus trente ans ; pourquoi gâter un rôle dont les meilleurs acteurs ont senti toutes les difficultés, même à la fleur de leur âge ? Grandval y joignait la grâce, l’amabilité, la décence, à l’expression de la tendresse la plus délicate, la plus vive. Après lui, Bellecour, qui jamais n’avait su traiter sérieusement l’amour, fit de Cléonte un amant plus galant que sensible ; mais comme il était beau dans la cérémonie turque ! Il avait en même temps la dignité, le sérieux et l’air d’ironie nécessaires pour représenter un grand personnage, pour en imposer à un sot, et pour rappeler sans cesse au public qu’il était témoin d’une mystification. J’ai vu depuis des acteurs très contents d’eux, lorsqu’ils avaient débité, sur le ton du madrigal, tout ce que Cléonte, dans son dépit, adresse d’amoureux, de passionné, aux petits yeux, à la grande bouche de celle qu’il aime. Venez voir un tel, vous serez enchanté. Hélas ! je ne demanderais pas mieux. Loin de moi l’idée de reprocher à un vieux comédien, quel qu’il soit, sa persévérance à servir le public, à ne pas abandonner un art qui, sans doute, fit ses délices et sa gloire ; je ne veux pas même examiner si son peu d’économie, ou son amour pour les charmes d’une part entière, le retient sur les planches ; mais pourquoi, dans l’un et l’autre cas, négliger les avantages de la plus commode des carrières, puisqu’elle offre des ressources aux acteurs de tous les âges, depuis les Joas jusqu’aux Lusignan, depuis la petite Louison jusqu’aux dames Pimbêches ? pourquoi, dis-je, avec ces avantages, avec ces ressources, que ne procurent point même les professions les plus utiles, ne pas voir qu’un vieillard, sur le théâtre comme dans le monde, doit céder la place à ses cadets, surtout quand il s’agit de disputer avec eux d’agrément, et de séduire en même temps l’œil, l’oreille et le cœur ? Il est des comédiens que personne n’ose remplacer. Je le crois bien ; dès qu’un acteur, une actrice sont applaudis dans un rôle, ils disent fièrement : ce rôle m’appartient : et malheur à quiconque voudrait toucher à cette prétendue propriété ! Il serait chassé, ou du moins il se ferait des ennemis irréconciliables. J’ai entendu mademoiselle C… blâmer très vivement son camarade F…, qu’elle aimait, d’avoir osé jouer le comte d’Olban, et de l’avoir bien joué, pendant l’absence de son camarade M…, qu’elle n’aimait pas ; et voilà pourquoi, dans la capitale, dans une capitale qui comble d’honneurs et qui gorge d’argent ses comédiens, la scène est insensiblement livrée aux jeunes premiers de cinquante ans, aux nourrices de quinze, aux hommes de cour sans maintien, aux valets de bonne compagnie, aux céladons à grosses épaules, aux doubles, aux triples condamnés à ne s’exercer que dans l’emploi dont personne ne veut. Voilà pourquoi les meilleurs ouvrages manquent d’ensemble et ne font plus illusion ; voilà enfin pourquoi les comédiens sont si rarement à leur place. Jusques à quand voudront-ils feindre d’ignorer que le droit d’ancienneté au théâtre, est l’éteignoir des talents ? Jusqu’à quand leurs protecteurs voudront-ils se dissimuler qu’on ne sert pas un art en permettant que sa gloire soit journellement sacrifiée à de futiles et de vils intérêts ? Venez admirer un tel, vous dis-je, grâce à son talent, il n’a que vingt-cinq ans. Dites que nous voudrions nous le persuader, nous tous qui avons vieilli avec un tel, et qui trouvons notre compte à nous étourdir sur notre âge, comme lui sur le sien ; je demande à tous les messieurs un tel, à toutes les dames une telle, qui, déjà loin de leur printemps,
s’ils osent réellement espérer que le prestige de la parure et du pastel leur rendra la taille, la tournure, le ton, l’accent, l’amabilité, les grâces, l’aimable désordre, la séduisante déraison de la jeunesse,
En cas de succès, qu’ils me donnent leur recette, et je les absous ; cependant, comme tout me prouve, chaque jour, l’impuissance de leur talisman, je persiste à voir en eux, non des comédiens, mais des acteurs qui, accoutumés à remplacer la vérité par la contrefaction, se sont livrés de proche en proche, de jour en jour, de rôle en rôle, à l’espoir de donner à Nestor les grâces d’Adonis, et de rendre à Cybelle le sourire d’Hébé ; quelle folie ! quand la gloire les attendait peut-être au premier rôle propre à leur âge, pour couronner leurs vieux jours d’une palme méritée. Qu’a-t-il donc de si difficile, ce rôle de Cléonte, pour lequel vous vous passionnez si fort ? Il n’a qu’une scène intéressante. Oui ; mais si intéressante qu’elle demande un acteur de feu, puisque Molière s’y peint lui-même, et que, toujours plein de l’image de son ingrate épouse et de sa passion pour elle, il y pousse la délicatesse jusqu’au point d’embellir les défauts de son visage, et d’excuser les torts de son esprit. Malheur au comédien si, dans toutes ses expressions, dans tous ses mouvements, dans tous ses gestes, il ne laisse échapper le sentiment avec autant de facilité qu’il s’échappait du cœur et de la plume de notre philosophe amoureux ! D’après cela, mon cher habitué, parcourez la ville et la province, choisissez l’acteur le plus adroit à démentir son extrait de naissance, chargez-le de représenter l’amant de Lucile ; je n’ai pas besoin de le voir, de l’entendre ; je le devine d’avance, je le sais par cœur : c’est inutilement que, pour se donner une physionomie agréable, il aura soin de quarrer sa bouche et d’épanouir son visage, à l’aide d’un demi-sourire ; c’est inutilement qu’en parlant de son cœur, une main convulsive le cherchera sur toutes les parties de son corps, et, trop souvent, sans le trouver ; enfin, c’est inutilement que, pour paraître mieux pénétré de sa passion, et pour éluder les désagréments d’une voix aigre et chevrotante, il martèlera chaque syllabe des mots amour, tendresse, âme, sensibilité, de ces mots qui doivent voltiger avec tant de grâce sur la bouche d’un amant : vain et pénible effort ! la fourrure de l’hiver percera certainement à travers le surtout du printemps, et ces deux vers, du Roi de Cocagne, s’offriront naturellement à la mémoire :
Il y a fagots et fagots, a dit Molière, et nous pouvons sans doute le répéter en parlant d’une pièce qu’on met au rang des farces. Les farces qu’enfante une imagination sale et déréglée sont mauvaises, celles où l’auteur, armé du fouet du ridicule, poursuit les travers, le vice, et force à rire les hommes qu’il fustige, sont bonnes. Voyons, d’après cela, dans laquelle de ces deux classes nous placerons Les Fourberies de Scapin.
que diable allait-il faire dans cette galère, est presque tout entière dans Le Pédant joué de Cyrano ; mais chez celui-ci l’action se passe à Paris où Corbinelli raconte à Granger que son fils, en traversant la rivière au quai de l’École, a été enlevé par une galère turque ; et chez Molière, toujours ami des vraisemblances, la scène est à Naples ; voilà comme Molière, en embellissant ses larcins, avait acquis le droit de dire :
« Cela est bon, cela m’appartient, il est permis de prendre son bien où on le trouve. »Le sac si reproché à notre auteur, ce sac dans lequel Scapin enferme Géronte, est emprunté de La Francisquine, farce de Tabarin. Lucas part pour les Indes après avoir confié à Tabarin l’honneur de sa fille Isabelle ; elle a un amant nommé Rodomont, que Tabarin protège, et qu’il enferme dans un sac pour l’introduire chez la demoiselle. Soudain Lucas arrive des Indes, prend le sac pour un ballot de marchandises, l’ouvre et n’est pas médiocrement surpris d’en voir sortir un homme ; mais Rodomont l’apaise en lui disant qu’il s’est caché dans le sac pour ne pas épouser une vieille, riche de cinquante mille écus. Lucas, tenté par la somme, prie Rodomont de le mettre à sa place ; alors Isabelle et Tabarin paraissent, Rodomont leur persuade qu’il a caché dans le sac un voleur, tous prennent un bâton et rossent Lucas avant qu’il puisse se faire reconnaître.
Opposons le grand Rousseau au satirique ; il est digne de le combattre :
pas même un âne pour porter son bagage, et Géronte en proposant
d’envoyer la Justice en pleine merpour courir après la maudite galère qui lui enlève son fils ; les bons acteurs distinguent ces différentes nuances, ils trouvent le secret de les rendre et même d’adoucir celles qui en ont besoin. Le rôle de Scapin tient aussi à plusieurs genres. Scapin, dans la belle scène où il démasque si bien la chicane, est un intrigant moraliste de la première force ; il devient un valet plus plaisant que profond dans celle du Carteau de vin et du Loup garou ; il rentre dans la farce en cachant son maître dans un sac, et finit par être un scélérat à pendre lorsqu’il a l’audace de le maltraiter indignement. Plusieurs comédiens, séduits par la variété que présente ce rôle, lui donnent la préférence sur celui de Sbrigani dans Pourceaugnac, ou du moins aiment-ils mieux le jouer : je le crois bien ; il faut être vigoureux pour résister longtemps au poids de la grande casaque.
Molière a-t-il voulu jouer Ménage, dans le rôle de Vadius ? Je l’ignore ; en tout cas, celui-ci s’en vengea bien noblement75.Diffère de Trissotin ?
Eh ! quoi, monsieur, lui dit madame de Montausier, vous souffrirez que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte ? Madame, répondit Ménage, j’ai vu la pièce ; elle est parfaite : on n’y peut trouver à redire ni à critiquer.
« Si Les Femmes savantes ne me conduisent pas à l’immortalité, je n’y parviendrai jamais. »Lisez la pièce de Molière.
Nous avons entendu la douce, l’aimable Henriette, conseiller à Clitandre d’être complaisant, et lui dire :
Dans l’Asinaire de Plaute, acte Ier, scène iii , une matrone donne ce conseil à un amoureux :
Un galant ne prend nullement garde à ce qu’il donne ni à ce qu’il perd, il ne s’applique qu’à une seule chose, c’est de plaire à sa belle, à moi, à la suivante, aux valets, aux servantes ; il n’y a pas jusqu’au petit chien qui ne se sente de la fête ; notre nouveau venu le flatte, le caresse, lui donne des friandises, afin que, lorsque le joli domestique le voit entrer, il en saute de joie.Il est un genre d’imitation que nos auteurs dramatiques devraient moins négliger, et je leur offre pour modèle la cinquième scène de l’acte III des Femmes savantes. Vadius et Trissotin s’y donnent d’abord mutuellement un encens fade, et finissent par des injures ; la scène se passa réellement chez madame de Rambouillet, devant Boileau, qui la rendit à Molière, et celui-ci se dépêcha de la mettre dans sa pièce. Ce n’est pas une imitation, va-t-on me dire ; si, vraiment ! C’en est une, et des meilleures qui se fassent. Je ne dois pas entrer ici dans tous les détails que je me suis permis à ce sujet, en composant L’Art de la Comédie ; mais je puis en extraire ce qui suit :
« Voir jouer une scène sur un théâtre étranger, la lire, en être témoin dans la société, ou l’entendre narrer par quelqu’un qui en détaille et en peint les circonstances, n’est-ce pas de même, à peu de chose près ? et l’auteur qui la transporte sur son théâtre, n’est-il pas également un imitateur, bon selon qu’il la rend plus ou moins plaisamment, qu’il la place plus ou moins bien, et surtout d’une manière plus ou moins naturelle77 ? »
Le sujet n’est pas intéressant ;Oui, pour des personnes accoutumées aux aventures romanesques de nos monstres dramatiques. Bélise peut-elle soutenir à Clitandre qu’il est épris d’elle, au moment où il croit la détromper si bien par ces mots,
je veux être pendu si je vous aime? Rien de plus simple, d’après le caractère de Bélise, surtout ayant déjà dit à Clitandre, lorsqu’il a voulu lui parler de son amour pour Henriette :
La critique à laquelle je viens de répondre est de Bussi Rabutin, et Bret convient qu’il partage son opinion en partie ; c’est au lecteur à prononcer. Thomas, dans son ouvrage Sur les Femmes, dit à notre auteur :
Au lieu de détourner les femmes d’acquérir des connaissances et de s’instruire, il fallait les y encourager.Clitandre va répondre à l’académicien :
Molière, dit un commentateur, a poursuivi Cotin avec trop de cruauté, en l’immolant au point qu’il ne se montra plus en public après le succès des Femmes savantes ; que la princesse de Montpensier et madame de Rohan n’osèrent prendre le parti de celui qu’elles avoient appelé leur ami, et que son successeur au fauteuil académique se garda bien de faire son éloge.Voltaire, dans ses observations sur les comédies de Molière, article des Femmes savantes, ajoute, en parlant de Cotin :
Les Satires de Despréaux l’avaient déjà couvert de honte, et Molière l’accabla… La meilleure satire qu’on puisse faire d’un mauvais poète, c’est de donner d’excellents ouvrages ; Molière et Despréaux n’avaient pas besoin d’ajouter des injures.Lorsque Voltaire pensait ainsi, il ne prévoyait pas qu’il ferait L’Écossaise ; et nous ajouterons à ce que nous avons dit dans l’article sur L’Impromptu de Versailles, pourquoi Cotin se permettait-il des railleries contre Molière, à l’hôtel du Luxembourg et dans les divers cercles dont il était le bel esprit juré ? Pourquoi, dans ses disputes avec Boileau, osa-t-il mêler un homme qui l’avait toujours assez dédaigné pour ne pas s’occuper de lui ? D’ailleurs, l’auteur des Femmes savantes eut-il le moindre dessein de blesser l’honneur, la probité de sa victime ? Non ; mais il dénonça l’apôtre du faux goût, il pulvérisa le pédant, le froid prosateur, l’insipide faiseur de madrigaux galants ; il démasqua le charlatan qui, s’entourant de protecteurs, usurpait toutes les récompenses littéraires ; il punit l’ennemi de tous les hommes de mérite ; enfin, il détrôna le tyran de la république des lettres. Que ne vit-il encore !
Chrysale, aimant toujours à se croire maître chez lui, s’écrie :
Bélise se croit obligée de donner à Clitandre ce conseil :
Parmi les dénouements à citer, on distingue encore ceux où l’auteur ménage avec art au spectateur une surprise satisfaisante. L’humeur impérieuse de Philaminte, la faiblesse de Chrysale, tiennent dans l’incertitude deux amants, et le public qui s’intéresse à eux ; Ariste apporte deux lettres par lesquelles on apprend que la fortune de la famille est renversée ; le protégé de Philaminte cède la place à son rival ; alors, Ariste avoue que les lettres étaient de son invention, et les spectateurs jouissent tout à coup de la plus agréable surprise. Enfin, parmi les dénouements à citer, et qui sont très rares, l’on distingue ceux qui, aux deux qualités dont nous venons de parler, réunissent la plus nécessaire, la vraisemblance. La plupart des auteurs amènent deux rivaux sur la scène, et ne s’occupent que du soin d’en congédier un ; comme s’il était vraisemblable que sa fuite seule dût tout à coup décider le sort de l’autre, et lui rendre favorables les personnes qui se montraient les plus contraires à ses désirs. Dans la comédie dont nous parlons, Trissotin, croyant Henriette sans bien, se retire ; mais Clitandre, aussi généreux que l’autre est lâchement intéressé, offre de réparer le mauvais destin de toute la famille ; et ce procédé réunit sur lui tous les suffrages. Voilà comme le goût, la finesse, la vraisemblance, l’économie dramatique, les égards, la délicatesse et toutes les bienséances se réunissent pour nous faire préférer le dénouement des Femmes savantes à tous ceux que nous connaissons.
à sa femme, à son frère, à Bélise, encore à son frère, au notaire,Tous les rôles sont conçus, sont faits, sont écrits, sont nuancés de manière qu’en les rendant naturellement, on est sûr de procurer des applaudissements à l’auteur, et d’en mériter soi-même ; mais si l’acteur prend sur lui d’y ajouter les moindres grimaces, les moindres gestes exagérés, il gâte son rôle et l’ouvrage. Nous avons entendu Armande dire à Clitandre :
Pourquoi Molière a-t-il mis cet aveu dans la bouche de sa prude ? Pour nous préparer au dépit qu’elle éprouvera, lorsqu’elle se verra sacrifiée, lorsqu’elle s’en plaindra à sa mère, et que celle-ci lui répondra :
Mais Molière, en préparant si bien le spectateur à saisir, à sentir tout le dépit de la prude, a voulu qu’il fût concentré ; et c’était le seul moyen de le rendre comique sans indécence. Jugez présentement s’il réunit ces deux qualités avec les Armande qui, trop démonstratives, font mille grimaces et secouent longtemps la tête pour nous faire voir qu’elles estiment le secours de la philosophie, bien moins que le ce dont il s’agit. Un acteur peut être encore bien sûr de nuire à son rôle, s’il y ajoute un seul mot ; et cependant, nous entendons tous les jours des Clitandre blesser le goût et les oreilles en allongeant chaque hémistiche d’un si, d’un car, d’un mais, et cela pour donner, disent-ils, plus de naturel au dialogue. Ah ! pauvres gens ! vous voulez prêter à Molière… et quoi ? du naturel !
« Monsieur, je vous promets des succès au barreau ; marchez-y sur les traces de votre père, et n’enfoncez pas le poignard dans le sein de vos parents, en montant sur la scène : je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille. »Ce fut encore à Auteuil que ses amis le réconcilièrent, tant bien que mal, avec sa femme, et que, toujours plus épris d’elle, il discontinua l’usage du lait, croyant rendre plus intime, par ce changement de vie, la réunion après laquelle son faible cœur soupirait depuis longtemps ; et il disait à ses amis :
« Je ne saurais être philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne. »Molière, comme la plupart des maris jaloux, trouvait un charme secret à voir briller sa femme ; il travaillait avec volupté aux rôles qu’il lui destinait ; il la plaçait toujours, sans s’en apercevoir, dans le jour le plus favorable et le plus propre à satisfaire le désir qu’elle avait de plaire à tout le monde ; et en la faisant paraître dans un intermède de Madame d’Escarbagnas, tantôt sous l’habit d’une bergère, tantôt sous celui d’un berger, il augmenta le nombre de ses rivaux. Il n’est pas aisé de dire comment la pastorale où jouait la demoiselle Molière pouvait faire partie de La Comtesse d’Escarbagnas.
« Le roi, dit l’Histoire du théâtre français, s’étant proposé de donner un divertissement à Madame, à son arrivée à la cour, choisit les plus beaux endroits des ballets qui avaient été représentés devant lui depuis plusieurs années, et ordonna à Molière de composer une comédie qui enchaînât tous ces différents morceaux de musique et de danse. Molière composa, pour cette fête, La Comtesse d’Escarbagnas, comédie en prose, et une pastorale ; ce divertissement parut à Saint-Germain-en-Laye, au mois de décembre 1671, sous le titre de Ballet des Ballets. Ces deux pièces composaient sept actes qui étaient précédés d’un prologue, et qui étaient suivis chacun d’un intermède. »La plus grande partie de tout cela ne nous regarde pas, Molière l’ayant supprimée ; mais il en détacha La Comtesse d’Escarbagnas, comédie en un acte, qu’il fit paraître à Paris, avec succès, en juillet 1672. Voilà l’ouvrage dont nous devons nous occuper.
« Madame de Villarceaux, jalouse des soins que son mari rendait à Ninon, avait un jour beaucoup de monde chez elle ; on désira de voir son fils ; il parut avec son précepteur ; on le fit babiller, et l’on ne manqua pas de louer son esprit : la mère, pour mieux justifier les éloges, pria le précepteur d’interroger son élève sur les dernières choses qu’il avait apprises. Allons, monsieur le marquis, dit le grave pédagogue : « Quem habuit successorem Belus, rex Assiriorum ? Ninum », répondit le jeune marquis. « Madame de Villarceaux, frappée de la ressemblance de ce nom avec celui de Ninon, ne put se contenir ; voilà, dit-elle, de belles instructions à donner à mon fils, que de l’entretenir des folies de son père ! »Je doute fort que Molière ait connu cette aventure ; il aurait senti qu’elle était comique, sans indécence, et il s’en faut, de beaucoup que la leçon de monsieur Bobinet, ou plutôt l’interprétation de la comtesse, offre le dernier de ces avantages78. On dit, pour excuser Molière, que le rôle de la Comtesse était alors joué par un homme travesti ; et quand cela serait vrai ! N’y avait-il pas d’autres femmes en scène et dans la salle ? On m’avait raconté que Molière, directeur dans le Languedoc, fut mandé par le prince de Conti, pour l’amuser à Bagnas, village situé près Pesenas ; que la dame du lieu, fière d’être de la maison d’Ecar, traita les comédiens avec dédain, et que Molière, pour s’en venger, la joua, non seulement dans sa comédie de La Comtesse d’Escarbagnas, mais qu’il composa encore le titre de la pièce, et du nom de la dame et du nom de la terre. C’est dommage que ce dernier trait ne soit pas vrai, comme on le verra par une lettre que je transcris, parce que le lecteur y trouvera des choses propres à satisfaire l’intérêt qu’il prend à notre auteur.
Pésenas, 7 ventôse an 7. Je n’ai pas perdu un moment, mon cher compatriote, depuis la réception de votre lettre du 10 nivôse, pour aller aux informations et me procurer les éclaircissements que vous me demandez. Je suis trop flatté de la mission et de son objet, pour ne pas mettre de l’empressement et du zèle dans les recherches que vous exigez de moi. Voici tout ce que j’ai pu recueillir concernant le père de la comédie, pendant son séjour dans nos délicieux parages. Il est certain qu’il existe dans cette commune un grand fauteuil de bois, auquel une tradition a conservé le nom de fauteuil de Molière ; sa forme atteste son antiquité ; l’espèce de vénération attachée à son nom l’a suivi chez les divers propriétaires qui en ont fait l’acquisition ; il est en ce moment chez le citoyen Astruc, officier de santé de cette commune. Voici ce que les Nestors du pays en racontent ; ils disent : Que pendant le temps que Molière habitait Pésenas, il se rendait assidûment, tous les samedis, jours du marché, dans l’après-dînée, chez un barbier de cette ville dont la boutique était très achalandée ; elle était le rendez-vous des oisifs, des campagnards et des agréables qui allaient s’y faire calamistrer : or, vous savez qu’avant l’établissement des cafés dans les petites villes, c’était chez les barbiers que se débitaient les nouvelles, que l’historiette du jour prenait du crédit, et que la politique épuisait ses combinaisons. Le susdit grand fauteuil de bois occupait un des angles de la boutique, et Molière s’emparait de cette place. Un observateur de ce caractère ne pouvait qu’y faire une ample moisson ; les divers traits de malice, de gaîté, de ridicule ne lui échappaient certainement pas, et qui sait s’ils n’ont pas trouvé leur place dans quelques-uns des chefs-d’œuvre dont il a enrichi la scène française ! On croit ici au fauteuil de Molière, comme, à Montpellier, à la robe de Rabelais. Si jamais vous venez nous voir, nous vous ferons la galanterie de vous offrir le siège de votre devancier, et de vous engager à présider, dans ce vénérable fauteuil, une des séances de notre modeste société de lecture. La lettre du prince de Conti aux consuls de Pésenas, dont on vous a parlé, ne contient rien de bien remarquable, elle leur ordonne d’envoyer des charrettes à Marseillan pour transporter, de là à la Grange-des-Prais, Molière et sa troupe. Je n’ai pu m’en procurer la lecture, elle a été enlevée, dans ces derniers temps, des archives de la commune, et l’on ne sait ce qu’elle est devenue. Les informations que j’ai fait prendre à Marseillan, détruisent absolument ce qui vous a été dit de la prétendue comtesse Decar, dame du Bagnas. Je vous donne pour certain que le nom de cette dame ne se trouve point dans les actes par lesquels la terre du Bagnas a passé d’une famille à une autre, en remontant de nos jours à un temps antérieur à l’existence de Molière. La seule chose relative à Molière, consignée dans les archives de Marseillan, c’est qu’il fut établi une imposition sur les habitants de ce bourg, pour indemniser Molière qui était allé avec sa troupe y jouer la comédie. Poitevin de Saint-Cristol.Lisez la pièce de Molière.
C’est une chose assez remarquable que Molière, qui n’épargnait personne, n’a pas lancé un seul trait contre les gens de finance. On dit que Molière et les autres comiques du temps eurent là-dessus des ordres de Colbert.Je répondis tout de suite à Louvet ; il refusa de publier ma réponse : quelques-uns de ses confrères furent plus justes, et voici ma lettre, telle qu’elle fut insérée dans plusieurs feuilles :
« Champfort s’est trompé ; non seulement Molière n’a pas épargné les financiers du temps de Louis XIV, mais il les a devinés tels qu’ils devaient être dans ce qu’ils ont appelé depuis le temps de leur gloire. Nous voyons, dans La Comtesse d’Escarbagnas, un monsieur Harpin, receveur des tailles, qui se donne les airs d’entretenir une femme de qualité dont il est méprisé, qui se permet, pour son argent, de jurer, de tempêter chez elle, et qui interrompt brusquement une fête donnée à sa burlesque Danaé, pour lui dire, devant tous ses rivaux, qu’il n’est plus sa dupe, et que monsieur le receveur ne sera plus pour elle monsieur le donneur. Je demande aux connaisseurs si les financiers, mis au théâtre depuis Molière, ne sont pas calqués sur monsieur Harpin, et si le rôle de celui-ci, bien qu’il n’ait qu’une scène, n’est pas aussi hardi, aussi fortement prononcé que les meilleures de ses copies ? Turcaret est sans doute un chef-d’œuvre ; mais que fait, que dit le fermier-général de Lesage, qui ne soit indiqué par le receveur des tailles de Molière ? « Je demande encore si les comédiens qui retranchent de la comédie de Molière le rôle de Harpin, ne sont pas des barbares ? Comment peuvent-ils ne pas sentir que c’est, de tous les personnages subalternes de la pièce, le plus piquant, le plus essentiel, surtout le plus moral, puisque, mis en opposition avec l’héroïne, il couvre de ridicule cette femme si fière de ses aïeux, de ses deux fils, le Marquis et le Commandeur, et de sa belle chambre à alcôve ? « Je demande enfin comment Champfort, auteur de quelques comédies et d’un éloge de Molière, qui lui a valu la palme académique, a pu connaître si mal son maître, son héros, et publier l’anecdote dont il est question ? Si elle parvient jusque chez les morts, Molière dira sans doute :Que voulez-vous faire à cela ?
« où la vertu va-t-elle se loger ! »Le Malade imaginaire obtint aussi les honneurs de la critique ; pourquoi pas ? Perrault, dans ses Hommes illustres, blâma Molière de ne s’être pas borné à tourner en ridicule les médecins charlatans, et d’avoir attaqué la médecine elle-même. Perrault avait son frère médecin ; et Toinette lui répondra poliment :
la bonne cause est bonne. Les médecins étaient pour Molière, dit-on, ce que le vieux poète était pour Térence. La comparaison n’est pas juste : Térence défendait sa propre cause, en tâchant d’amortir les coups que lui portait son ennemi ; Molière, plus généreux, plus philosophe, a voulu servir l’humanité, en démasquant des charlatans auxquels il n’avait jamais recours. On peut, en y regardant de près, surprendre dans cette pièce quelques imitations, mais bien légères ; j’aurai soin de les indiquer. Lisez la pièce de Molière.
« J’en ai vu prendre la chèvre, dès qu’on leur trouvait le visage frais et le pouls posé. »Quelques commentateurs conjecturent de là que Montaigne a pu fournir à Molière le caractère du Malade imaginaire. C’est voir les choses de loin ; eh ! quand cela serait ? notre poète lui a fait bien d’autres larcins ! N’a-t-il pas fondu, dans ses rôles de raisonneurs, les traits les plus philosophiques de Montaigne ? Un de nos jeunes auteurs, en mettant Montaigne lui-même sur la scène, n’a pas fait cette réflexion ; aussi, aucune moralité n’y paraissait nouvelle, et l’ouvrage, quoique rempli de beautés, n’a pas réussi. Les commentateurs remarquent encore que Térence a, dans son Hecyre, une belle-mère ; mais elle est douce, honnête, raisonnable, et je demande si Molière, en donnant un caractère tout opposé à la seconde femme d’Argan, n’est pas plus comique, plus moral ? D’ailleurs, la belle-mère de Térence n’a rien à démêler avec des enfants d’un premier lit ; il n’y en a pas ; c’est avec sa propre bru, encore l’accable-t-elle de bons procédés : où donc est la ressemblance ? Plus d’un amant, avant Molière, s’était déguisé en maître de musique ; plus d’un amant, après Molière, a trouvé commode d’employer le même moyen ; mais, avant et après Molière, aucun auteur n’a fait chanter à ses amants des choses assez simples pour que les personnes les plus contraires à leur passion, pussent les croire imaginées dans l’instant même. Dans Le Médecin volant de Boursault, imité du Medico volante, canevas italien, Crispin se déguise en médecin, pour servir les amours de son maître ; chez Molière, Toinette prend l’habit de médecin pour conseiller à Argan de faire couper un de ses bras, afin de donner plus de substance à l’autre. Son déguisement, il faut en convenir, n’est utile ni aux amants, ni à elle-même, et cependant, l’on est bien certain que cette scène, toute inutile qu’elle est, ne sera jamais retranchée de la pièce ; pourquoi cela ? par une excellente raison : pour peu que Toinette ait une jolie mine, la robe de médecin ne sert-elle pas à la faire ressortir ?
« C’est une de ces farces de Molière, dans laquelle on trouve beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. »N’aurait-il pas mieux fait de dire : Le Malade imaginaire est une de ces pièces où, parmi des scènes dignes de la haute comédie, on en trouve qui se rapprochent de la farce ? Encore faudrait-il ajouter, si Le Malade imaginaire est bien joué, on ne peut ranger, dans cette dernière classe, que la scène de Toinette déguisée en médecin. Les ressorts. — Aucun d’étranger, aucun d’inutile, aucun qui ne tienne au principal personnage, aucun qui ne serve à l’intrigue de la pièce, aucun qui ne la noue ou ne la dénoue ; et surtout le clystère ! Purgon l’a ordonné, ce clystère précieux, il a pris plaisir à le composer lui-même ; Argan refuse de le prendre ; Purgon furieux, vient accabler son malade de reproches, le menace de toutes les maladies en ie, ne veut plus que son neveu épouse la fille d’un homme rebelle à ses ordonnances, et déchire la donation qu’il faisait de tout son bien ; c’est par ce clystère, enfin, que Cléante est délivré de son rival. Le but moral. — Point de pièce où Molière se soit montré plus philosophe, où il ait donné des leçons aussi utiles à l’humanité, où il ait travaillé avec plus de zèle à guérir les hommes d’une maladie aussi universelle que dangereuse. Chaque acte, chaque scène, chaque mot de sa pièce nous l’ont prouvé. Le d énouement. — Nous laisse-t-il quelque chose à désirer ? Béline démasquée peut-elle désormais nuire aux enfants de son mari ? Angélique, l’intéressante Angélique, n’a-t-elle pas convaincu son père de toute sa tendresse ? ne consent-il pas à son mariage avec Cléante, pourvu qu’il se fasse médecin ? enfin, Argan, délivré de la nuée de charlatans qui épuisaient sa bourse et sa santé, n’est-il pas à demi désabusé sur leur compte, puisqu’il consent à jouer un rôle dans la burlesque cérémonie qui, en le recevant médecin malgré son ignorance, doit couvrir d’un ridicule ineffaçable les docteurs de la rhubarbe et du séné, et amener un divertissement qui, sans être nécessaire à la pièce, a du moins l’air d’y tenir, prolonge le plaisir qu’elle nous a procuré, nous en rappelle toutes les finesses, et semble nous admettre à ce banquet délicieux où Boileau, Chapelle, Ninon et Molière, dînant ensemble chez madame De la Sablière, imaginèrent la plus ingénieuse des folies ? Voltaire avance
« que la naïveté, peut-être poussée trop loin, fait le principal mérite du Malade imaginaire ». Jusqu’ici, je n’avais pas cru qu’on pût pousser trop loin la naïveté ; mais, s’il est quelques hommes de génie auxquels on puisse faire ce reproche, on ne le fera jamais au bel esprit.
« Tout le monde sait Molière par cœur, excepté les comédiens. »Combien semblent en effet ne pas connaître ces quatre vers :
Bret rapporte l’anecdote suivante :
L’auteur, peu content de la demoiselle Beauval, pour laquelle il avait fait l’excellent rôle de Toinette, se plaignit plus d’une fois d’elle, et de quelques autres acteurs, sans dire un mot à Beauval. La femme de ce dernier murmura des avis qu’on lui donnait, tandis qu’on laissait répéter son mari sans lui dire un mot : je serais bien fâché de lui rien dire, reprit notre auteur, je lui gâterais son jeu ; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle.Oh ! la nature ! la nature ! sans elle point de comédien. J’entends continuellement parler d’une école dramatique ; essayons de réaliser le projet : je m’associe le lecteur, et nous inscrivons, en gros caractères, sur la porte de notre Académie : On ne montre pas ici l’art du comédien ; on l’indique : on n’y supplée pas les dons de la nature ; on tâche de les perfectionner. Bientôt un amateur, séduit par la modestie de l’affiche, se présente et demande à remplir les rôles de jeunes premiers ; en le mesurant des yeux, en l’entendant parler, nous ne pouvons lui déguiser notre surprise, et nous lui demandons si les jeunes premières pourront se passionner pour lui, avec quelque ombre de vraisemblance. Je vous entends, nous répond-il, mais rassurez-vous ; avec du blanc, du rouge, un frac étroit, un pantalon menteur, une cravate jusqu’au nez, des cheveux ébouriffés sur les yeux… — On vous demandera, beau masque, où est le bal ? — Beau masque, tant qu’il vous plaira, je n’en agacerai pas moins les jolies femmes des loges, et si aucune ne répond à mes mines, j’en adresserai, morbleu, aux cariatides. — Passons sur la mascarade et les mines. Comment feriez-vous, avec votre voix discordante, pour ne pas nuire à ce précieux unisson, jadis le charme de la comédie française, et que nous voulons rétablir ? — Vous avez tort ; les amateurs du jour vous trouveront froids et monotones : parlez-moi de ces théâtres sur lesquels les voix rauques, les voix de fausset, les voix d’Arlequin, les voix de Polichinelle, semblent se défier et ne se répondre qu’en parcourant l’octave entière. — Ah ! monsieur plaisante. — Un peu. J’ai cru voir que, dans vos divers articles sur la tradition, vous aviez tâché de prendre le ton de la pièce dont vous parliez : d’après cela, Le Malade imaginaire ne vous encourage-t-il pas à redoubler de gaîté ? mais faites mieux : j’ai fréquenté la comédie dans le temps de sa gloire ; j’étais un des piliers du café Procope ; laissez-moi présider à l’ouverture de votre école. Je pourrai me permettre, dans mes leçons, moins de gravité que vous ; je lis dans vos regards que vous acceptez ma proposition, je tousse, je commence. Le professeur. Vous, qui vous destinez aux jeux de Thalie, approchez ; nous jurons d’écarter loin de nous les perfides bandeaux de Plutus, de l’Amitié, même celui de l’Amour, et nous exigeons, sans ménagement pour les vieux protecteurs, pour les jeunes protégées, que chaque élève ait la taille, la mine, l’âge, l’accent du rôle auquel il se destine. Mon projet est de vous faire débuter dans Le Malade imaginaire, et pour ne compromettre ni ma figure ni ma voix, je prends le rôle d’apothicaire ; qui veut celui de Cléante ?
levez les yeux, regardez-moi… Eh… N’avez-vous rien à me dire ?et qu’elle lui propose de lui débiter
le conte de Peau d’Âne, ou la fable du Corbeau; témoin la ruse qu’elle emploie pour éviter le fouet ; témoin les caresses qu’elle prodigue à son père, dès qu’elle est sûre de sa faiblesse ; témoin les preuves qu’elle nous donne de son incrédulité au savoir du petit doigt de son papa, en assurant à celui-ci que
son petit doigt est un menteur: mais si ces diverses espiègleries ne sont point parées des grâces de l’enfance, Louison devient une petite fille qui, bien menteuse, bien fausse, ne peut nous intéresser, parce qu’elle annonce un très mauvais sujet ; et nous trouverons son père indulgent, lorsqu’il l’appellera
petite masque82. L’élève. Je sens tout ce que vous me faites remarquer ; ma fille le prouvera. Le professeur. À la bonne heure ; et c’est sous cette condition que je vous place entre ma gauche et ma droite.
avait pris plaisir à composer lui-même. L’élève. Après un si parfait modèle, il est hardi sans doute de jouer ce rôle ; mais ses successeurs n’y ont-ils pas ajouté des beautés ? Le professeur. Et quelles ! s’il vous plaît ? L’élève. Préville se bornait à suivre exactement le texte, à menacer Argan d’une demi-douzaine de maladies en ie ; parlez-moi des acteurs qui en ajoutent de leur invention, telles que la philosophie, l’astrologie, la marqueterie, et plusieurs autres de cette gentillesse-là. Le professeur. Bravo ! Et pour marcher dignement sur leurs traces, n’oubliez pas d’y joindre la gaucherie, la bouffonnerie. L’élève. Je n’y manquerai pas. Le professeur. Fort bien. J’ai des projets sur vous ; passez à ma gauche.
vu, de mes propres yeux vu, ce qu’on, appelle vu, et j’ai peine à le croire, tant je suis émerveillé. Le professeur. Je vous en offre autant ; que n’étais-je là pour jeter la pomme à monsieur Thomas ! Mais songeons à ma distribution. Parmi les élèves que je viens d’entendre, quelques-uns annoncent les plus heureuses dispositions, et s’ils ont de la docilité, ils pourront risquer dans peu de temps une représentation du Malade imaginaire, surtout s’ils se pénètrent bien de l’idée qu’il faut chercher la bonne tradition d’un rôle dans l’esprit de son auteur. Lorsqu’un débutant, une débutante, demandaient des conseils à mademoiselle Duménil, très volontiers, mes enfants, leur disait-elle avec bonté, mais à condition que vous commencerez par m’apporter par écrit l’extrait de la pièce et du rôle que vous voudrez répéter. Quant à vous, qui figurez si bien à ma gauche, vous voilà déjà parfaits dans votre genre ; trouvez encore quelques camarades de votre force, et je ferai représenter, par cette troupe d’élite, une excellente parodie de la réception burlesque qui termine Le Malade imaginaire ; elle fut donnée avec beaucoup de succès sur le théâtre italien : on y reçoit, non un médecin, mais un comédien, et à la suite de quelques interrogations, de quelques réponses analogues à l’art de jouer la comédie, le président pose un bonnet sur la tête du récipiendaire, et lui dit gravement :
et anuyandi
Nous avons dit, dans le cours de cet ouvrage, que Molière était né avec une santé faible, et que ses efforts continuels pour corriger un vice de prononciation et une volubilité trop contraires à l’art du comédien, avaient rendu sa poitrine très délicate ; nous l’avons vu forcé de se mettre au lait pour toute nourriture ; nous l’avons vu reprendre ensuite son premier régime, en se réconciliant avec sa femme : ce fut environ un an après cette réconciliation, si sincère de son côté, qu’il sentit augmenter sa toux. Son mal redoubla le jour qu’on devait donner la quatrième représentation du Malade imaginaire ; il fut affecté de son état, et dit à sa femme, en présence de Baron :
« J’ai supporté la vie tant qu’elle fut mêlée pour moi de douleurs et de plaisirs ; mais à présent que les douleurs et les chagrins ne me laissent pas un moment de relâche, il faut finir. »Puis, après s’être recueilli quelques instants, il laissa échapper ces mots :
« qu’un homme souffre avant de mourir ! »Baron et mademoiselle Molière fondaient en larmes ; ils conjurèrent Molière de ne pas jouer, ce jour-là, de le donner tout entier au repos :
« Eh ! cinquante pauvres ouvriers, de quoi vivront-ils ? Tout ce que je demande à mes camarades, c’est d’être prêts à quatre heures. »Il eut beaucoup de peine à finir le rôle d’Argan, et en prononçant juro dans la cérémonie, il lui prit une convulsion qu’il voulut en vain déguiser par un ris forcé ; tout le monde s’en aperçut. Après le spectacle, Baron courut dans la loge de son ami : j’ai un froid qui me tue, lui dit Molière. Baron s’empare de ses mains, essaie de les réchauffer dans son manchon, fait appeler ses porteurs, marche à côté de la chaise, crainte d’accident, conduit Molière chez lui, le fait mettre dans son lit, et ne le quitte que lorsque son malheureux ami le conjure d’aller chercher sa femme ; mais l’heure fatale sonne, et pendant l’absence de Baron, le malade, suffoqué par le sang qu’il rendait en abondance, expira dans les bras de deux sœurs quêteuses auxquelles il donnait l’hospitalité. Ce fut le 17 février 1673 que commença l’immortalité de Molière. Voltaire et Grimaret, et quelques autres historiens, parlent diversement sur les difficultés que fit l’archevêque de Paris pour accorder la sépulture à Molière ; ce qu’il y a de bien sûr, c’est que sa veuve, après s’être écriée fièrement :
« quoi ! l’on refuse un tombeau à un homme à qui la Grèce eût accordé des autels84 ! »fut bientôt forcée de prendre un ton suppliant ; encore n’aurait-elle peut-être rien obtenu, si le roi n’eût fait dire au prélat qu’il désirait voir finir cette affaire. Je passe sous silence tous les bruits populaires, pour donner deux pièces authentiques.
PLACET de LA VEUVE MOLIÈRE. À Monseigneur l’illustrissime et révérendissime Archevesque de Paris. Supplie humblement Élizabeth Claire Grasin de Béjart, veuve de feu Jean-Baptiste Pocquelin de Molière, vivant valet-de-chambre tapissier du roi, et l’un des comédiens de sa troupe, et en son absence, Jean Aubry son beau-frère, disant que, vendredi dernier, dix-septième du présent mois de février mille six cent soixante-treize, sur les neufs heures du soir, ledit feu sieur de Molière s’étant trouvé mal de la maladie dont il décéda environ une heure après, il voulut dans le moment témoigner des marques de repentir de ses fautes et mourir en bon chrétien, à l’effet de quoi avec instance il demanda un prêtre pour recevoir les sacrements, et envoya par plusieurs fois son valet et sa servante à Saint-Eustache, sa paroisse, lesquels s’adressèrent à messieurs Lenfant et Lechat, deux prêtres habitués en ladite paroisse, qui refusèrent plusieurs fois de venir, ce qui obligea le sieur Jean Aubry d’y aller lui-même pour en faire venir, et de fait fit lever le nommé Paysant, aussi prêtre habitué audit lieu, et comme toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une heure et demie, pendant lequel temps ledit feu Molière décéda, et ledit sieur Paysant arriva comme il venait d’expirer : or, comme ledit sieur Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession dans un temps où il venait de représenter la comédie, monsieur le curé de Saint-Eustache lui refuse la sépulture, ce qui oblige la suppliante de vous présenter la présente requête pour lui être sur ce pourvue. Ce considéré, monseigneur, et attendu ce que dessus, et que ledit défunt a demandé auparavant que de mourir, un prêtre pour être confessé, qu’il est mort dans le sentiment d’un bon chrétien, ainsi qu’il a témoigné en présence de deux dames religieuses demeurant en la même maison, d’un gentilhomme nommé monsieur Couton, entre les bras de qui il est mort, et de plusieurs autres personnes ; et que monsieur Bernard, prêtre habitué en l’église Saint-Germain, lui a administré les sacrements à Pâques dernier ; il vous plaise de grâce spéciale accorder à ladite suppliante que sondit feu mari soit inhumé et enterré dans ladite église Saint-Eustache sa paroisse, dans les voies ordinaires et accoutumées, et ladite suppliante continuera les prières à Dieu pour votre prospérité et santé, et ont signé ainsi, Signé Le Vasseur et Aubry, avec paraphe, et au-dessous est écrit ce qui en suit : Renvoyé au sieur abbé de Benjamin, notre official, pour informer des faits contenus en la présente requête, pour information à nous rapportée être ensuite ordonné ce que de raison. Fait à Paris, dans notre palais archiépiscopal, le vingtième février mille six cent soixante-treize. Signé Archevêque de Paris.
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ORDONNANCE de monseigneur de Harlay, Archevêque de Paris, pour l’inhumation du corps de Jean-Baptiste Pocquelin de Molière, comédien du roi, en conséquence de laquelle l’inhumation s’en est faite dans le cimetière de l’église de Saint-Joseph, succursale de Saint-Eustache. Vue ladite requête, ayant aucunement égard aux preuves résultantes de l’enquête faite par mon ordonnance, nous avons permis au sieur curé de Saint-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps de défunt Molière, dans le cimetière de la paroisse, à condition, néanmoins, que ce sera sans aucune pompe et avec deux prêtres seulement, et hors des œuvres du jour, et qu’on ne fera aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse Saint-Eustache, ni ailleurs, même dans aucune église des réguliers, et que notre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de notre église, que nous voulons être observées selon leur forme et teneur. Donné à Paris, ce vingtième février mille six cent soixante-treize. Ainsi signé Archevêque de Paris, et au-dessous par monseigneur Morange, avec paraphe. Collationné en son original en papier, ce fait rendu par les notaires au Châtelet de Paris, soussignez, le vingt-unième mars mille six cent soixante-treize. Le Vasseur.
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Boileau aurait pu ajouter, que même les fanatiques, les cagots, respectèrent la tombe de Molière, ou le feignirent, du moins. Un abbé dont on tait le nom, et qui n’avait pas épargné Molière, de son vivant, présenta, le jour même de sa mort, son épitaphe à M. le Prince, duquel il espérait obtenir une récompense.
« Ah ! lui dit le Prince, pourquoi celui dont tu m’apportes l’épitaphe, n’est-il pas en état de faire la tienne ? »Voltaire distingue celle-ci, elle est du père Bouhours :
M. Huet, évêque d’Avranches, en fit une qui a le mérite de la brièveté :Mais qu’elle en fut la récompense ?De leur peu de reconnaissance.Il leur fallut un comédien
Nous devons les vers suivants à Chapelle :
Le goût, la justesse, la naïveté, vont parler par la bouche de La Fontaine :Pourquoi ne jette-t-on pas
Non, La Fontaine, non, Molière n’est pas mort. Celui qui, pour me servir de tes expressions, fit revivre en son esprit Plaute et Térence, ne peut mourir, et les siècles auront beau succéder aux siècles, le temps destructeur ne fera qu’ajouter à la gloire de Molière, ainsi qu’à la tienne. Non, La Fontaine, ton ami n’est pas mort, il est parti pour ce séjour tranquille où Jean s’en ira le rejoindre quand il aura fini sa moisson de lauriers ; il le trouvera avec Ménandre, Aristophane, Plaute, Térence ; et en se réunissant à eux sous la même palme, il pourra leur dire avec sa simplicité naturelle, et moi aussi, je suis poète dramatique. Peut-être est-on surpris de me voir réunir ici Molière et La Fontaine ; mais la vérité, les circonstances me prescrivent le plus doux, le plus naturel des rapprochements86. Pas une fable de La Fontaine qui n’ait son exposition, son intrigue, son dénouement comme les comédies de Molière, et pas une comédie de Molière, qui n’ait un but moral comme les fables de La Fontaine ; aussi ces deux grands hommes se devinèrent-ils, du moment qu’ils se virent87, et dès lors, il fut écrit dans le livre des destinées, qu’ils seraient à jamais inséparables. Nous avons vu le bon La Fontaine demander que ses reliques fussent déposées dans le tombeau où reposaient celles de son ami ; remercions l’artiste zélé infatigable qui les a recueillies ces reliques précieuses, et qui, dans un nouvel Élysée, dans le jardin du Musée français, vient de leur élever deux autels voisins l’un de l’autre. J’ai pressé sur mon sein les têtes88 de ces hommes de génie, je les ai baisées religieusement ; celle du fabuliste inimitable m’a fait verser des larmes d’attendrissement ; je me suis prosterné devant celle du premier des comiques, et j’ai sollicité, j’ai obtenu la permission de la ceindre d’un papier sur lequel est écrit ce vers :