L’Âge moderne (1801-1875)
« Je ne reviens pas du culte que j’ai rendu à Rousseau (car c’en était un), écrivait Mme de Boufflers, et il me paraît que ses Confessions pourraient être celles d’un valet de basse-cour, et même au-dessous de cet état »[Lettre à Gustave III, du 1er mai 1782]. Et quelques années plus tard, dans un autre camp, après la publication des six derniers livres, c’est le même proche que reprenait, que précisait, et qu’aggravait Volney, en 1795, quand il regrettait
« que l’auteur d’Émile, après avoir tant parlé de la nature, n’eût pas imité sa sagesse qui, en montrant au dehors toutes les formes qui flattent les sens, a caché dans nos entrailles, et couvert de voiles épais tout ce qui menaçait de choquer notre délicatesse »[Cf. Leçons d’histoire, au tome VI des Œuvres de Volney]. Il n’en est pas après cela moins vrai que, de quelque impudence qu’il eût fait preuve dans l’étalage orgueilleux de ses fautes, il y avait pourtant un moraliste dans le citoyen de Genève. Si rien en lui n’avait déplu davantage aux philosophes, il n’était rien dont les adversaires des philosophes lui eussent su plus de gré ; et c’est ainsi que, par une dernière singularité, qui l’achève de peindre, le même homme, dont le Contrat social a été l’évangile de Robespierre et de Babeuf, se trouve être le père spirituel de Mme de Staël et de Chateaubriand. Non pas que Mme de Staël ou Chateaubriand se soient fait faute, et avant tout, d’imiter de lui son individualisme ! On ne connaît guère de romans plus « personnels » que René, que Delphine, que Corinne ; je veux dire que l’on n’en connaît guère qui ressemblent davantage à des confessions. Il y avait certainement moins d’aveux dans la Nouvelle Héloïse ; et nous n’en trouverons pas un jour de plus complets ni de plus sincères dans Adolphe ou dans Indiana. C’est bien sa cause, à elle, que Mme de Staël a plaidée dans sa Delphine, comme dans sa Corinne ; et ce n’est pas seulement René, c’est Chactas aussi, c’est Eudore qui, dans la vie réelle, se sont appelés Chateaubriand. Les Mémoires d’outre-tombe nous en feraient souvenir, si nous pouvions l’oublier ; et pour Mme de Staël, qui n’a point laissé de Mémoires, nous avons le témoignage de Mme Necker de Saussure [Cf. « Notice sur Mme de Staël », t. I des Œuvres].
« Elle a voulu, en écrivant, exprimer ce qu’elle avait dans lame bien plus qu’exécuter des ouvrages d’art »; ou encore :
« Corinne est l’idéal de Mme de Staël, Delphine en est la réalité durant sa jeunesse ». Ils ont donc ainsi créé ce roman, psychologique à la fois et lyrique, dont les effusions ne sont en quelque manière que le trop-plein d’une âme qui se déborde, et en se débordant, se révèle. Mais, il faut bien aussi le savoir, ce n’en est pas moins le moraliste en Rousseau qui les a séduits ou conquis ; la possibilité qu’ils ont cru voir de relever sur les bases de sa morale tout ce que la Révolution avait fait de ruines ; et le commencement ou la promesse d’un nouvel ordre de choses. Parce qu’elle a cru trouver dans la Profession de foi du vicaire savoyard un fondement inébranlable à ses espérances de progrès, c’est pour cela qu’au lendemain de la Terreur, Mme de Staël a écrit tout un livre, pour y prouver
« que la raison et la philosophie acquéraient toujours de nouvelles forces à travers les malheurs sans nombre de l’espèce humaine ». Et quand Chateaubriand n’aurait pas hérité de sa race et de son éducation son sentimentalisme religieux, c’est dans la même Profession de foi qu’il eût encore trouvé la thèse essentielle de son Génie du christianisme. Ce qui suffirait à prouver la filiation ou la succession, non seulement chronologique, mais logique, c’est que lorsque La Littérature, 1800, et le Génie du christianisme, 1802, paraissent, on commence bien, a la vérité, par les opposer l’un à l’autre, et Fontanes, quoique pourtant il ne soit pas encore le grand maître de l’Université napoléonienne, plaisante assez aigrement Mme de Staël sur sa chimère de
« perfectibilité indéfinie ». Il n’a pas vu que la perfectibilité, pour l’auteur de La Littérature, c’est la
« perfectibilité morale », dont elle attend tout, — et rien ou presque rien des progrès de la science ou de la philosophie. Science et philosophie, dont elle n’a garde de médire, ne sont pour elle que des moyens dont le but est l’amélioration morale de l’humanité. Mais ce que n’a pas vu Fontanes, d’autres le voient bien, qui se liguent tous ensemble contre Mme de Staël et contre Chateaubriand, entre lesquels ils ne s’attardent point à faire de pointilleuses distinctions ; qu’ils confondent au besoin avec Bernardin de Saint-Pierre ; et ces « autres » ce sont tout justement les anciens ennemis de Rousseau ; ce sont les héritiers de Voltaire et de l’Encyclopédie ; ce sont enfin les « idéologues ». Ils sont nombreux, ils sont puissants ; et, sans compter qu’ils tiennent alors presque tous les journaux, en attendant qu’ils remplissent les Académies reconstituées et réorganisées, ils ne manquent ni de mérite ni de talent. On ne lit plus guère aujourd’hui Les Ruines, — si ce n’est peut-être en Allemagne, où l’on ne se lasse pas de les réimprimer, — mais il faut reconnaître en Volney l’un des fondateurs de l’exégèse et des rénovateurs de la philologie. C’est en vérité la physiologie psychologique ou, comme nous l’appelons maintenant, la psycho-physiologie qui s’ébauche dans les célèbres Mémoires de Cabanis sur les Rapports du physique et du moral. Et on trouverait aisément à l’auteur des Éléments d’idéologie, Destutt de Tracy, plus d’un contemporain illustre parmi nous. Mais certes ils ne sont point des hommes de sentiment ; et rien ne leur est plus étranger que ces dispositions à la mélancolie dont les entretient Mme de Staël, ou que la poésie du christianisme, si même on ne doit dire qu’elles les trouvent : les unes, résolument hostiles, et l’autre contre-fanatisés. N’en parlez pas davantage à Garat, par exemple, ou à Ginguené, ni généralement aux rédacteurs de la Décade : c’est le journal philosophique du temps ; on y imprime les pires polissonneries du citoyen Parny ! De leur côté, les savants, je dis les vrais savants, — ceux dont les immortelles découvertes ont balancé ou compensé la stérile abondance de la littérature impériale et révolutionnaire, Laplace et Monge, Berthollet et Fourcroy, Chaptal, Cuvier, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, — ne sont guère plus favorables au nouveau sentimentalisme. Leurs opinions se modifieront profondément un jour, avec leurs intérêts ! Mais, pour le moment, en vrais fils qu’ils sont de la génération précédente, ils ne se soucient que du libre exercice de leur « faculté pensante », et le Dieu
« rémunérateur et vengeur »de Voltaire n’est lui-même à leurs yeux qu’une hypothèse dont se passent très bien la mécanique céleste ou la fabrication du sucre de betteraves. Telle est également l’opinion des critiques ou des érudits. Ils ne pensent pas du tout
« que l’esprit français ait besoin d’être régénéré par une sève plus généreuse », les Daunou, les Chénier [Marie-Joseph], les Hoffmann, ni toute cette génération d’hellénistes qui a si bien su le grec, les Clavier, les Villoison, les Boissonnade, Courier lui-même, l’auteur de la Lettre à M. Renouard, 1810, cet artilleur qui donnerait pour un manuscrit inédit de Longus ou du scoliaste d’Homère, le Génie du christianisme, et le livre de La Littérature, et Delphine, et Atala, et l’Héloïse par-dessus le marché ! Ajoutons à cela qu’ils se défient tous ensemble, qu’ils croient avoir des raisons de se défier de la « baronne » de Staël et du « vicomte » de Chateaubriand ! On dirait qu’ils craignent que ces « aristocrates » ne méditent un jour de ramener l’ancien régime ; — et ils ont grand tort de le craindre ; ils n’ont pas assez de confiance dans l’œuvre de la Révolution ! — mais qui s’étonnera de leurs craintes, au lendemain de la Restauration ? et si l’on songe, non plus à l’auteur de La Monarchie selon la Charte ou à celui des Considérations sur la Révolution française, mais au vicomte de Bonald, au comte Joseph de Maistre, et à l’abbé de Lamennais. Autant que des écrivains, ce sont des « politiques » en effet, que ceux-ci ! et si leurs débuts, — qui sont contemporains du livre de l’Allemagne, ou même antérieurs au Génie du christianisme, — ont passé presque inaperçus, leur talent, nourri dans la solitude et mûri dans l’obscurité, n’en éclate maintenant qu’avec plus de retentissement. Ils entrent en même temps tous les trois dans la bataille ; et tous les trois, sans s’être concertés, sans se connaître seulement encore, ce qu’ils attaquent avec une extraordinaire violence de passion et de style, on verrait, on devrait voir, si l’on y regardait, que c’est surtout l’individualisme. Mais on ne s’en avise pas d’abord, et, dans le premier volume de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, qui paraît en 1817, dans les Recherches philosophiques de Bonald, qui sont de 1818, dans le livre du Pape, qui est de 1819, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821, dans le second volume de Lamennais, qui est de la même année, ce que l’opinion veut uniquement voir, c’est le plus furieux assaut qu’on ait encore livré à la philosophie du xviiie siècle. Les deux gentilshommes et le prêtre se sont à eux trois partagé les adversaires. Après avoir jadis essayé de détruire l’autorité de Montesquieu, Bonald, le plus systématique, — et en apparence le moins passionné, mais seulement en apparence, — se mesure maintenant à Condorcet et à Condillac. Joseph de Maistre, lui, s’est « chargé » de Bacon et de Voltaire, comme autrefois Voltaire s’était « chargé » de Pascal et de Bossuet ; et, là même est la raison de plus d’une analogie que l’on peut signaler entre sa manière et celle de Bossuet. Il a retrouvé Bossuet en passant, pour ainsi dire, au travers de Voltaire ; et, s’attachant alors, comme Bossuet, à l’idée de la Providence, dont on pourrait l’appeler le théologien laïque, la grandeur de sa doctrine se communique parfois au caractère de son style. Mais Lamennais, le plus fougueux, le plus âpre, et le plus sombre des trois, s’en prend, lui, à Rousseau, le Rousseau du Discours sur l’inégalité et du Contrat social, en attendant qu’il le rejoigne un jour ! Et encore une fois, on ne les comprend pas toujours, on ne voit pas très bien où ils vont, on ne mesure pas la portée de leurs principes. Eux-mêmes ne se doutent guère de la combinaison qui s’en fera bientôt, dans quelques têtes philosophiques, avec les idées du saint-simonisme naissant. On les suit cependant ! Et ce que n’ont pu ni Mme de Staël avec tout son esprit, ni Chateaubriand avec tout son génie, c’est bien eux qui l’opèrent contre les encyclopédistes, contre les idéologues, et contre la révolution, plus imprégnés d’ailleurs qu’ils ne le croient de l’esprit de cette révolution, et témoins, à ce titre, de ce qu’il y a de « satanique », ou d’apocalyptique en elle. Le mot est de Joseph de Maistre. On ne saurait douter qu’ils soient pour quelque chose dans l’inspiration des Méditations, qui paraissent en 1820, et des Odes, — les premières, — qui sont datées de 1822. Bonald et Lamennais, dans les salons aristocratiques de Paris, sont du petit nombre de ceux qui ont eu la primeur des Méditations [Cf. Correspondance de Lamartine, 13 avril 1819] ; et Lamartine écrit à de Maistre, le 17 mars 1820 :
« M. de Bonald et vous, Monsieur le Comte… Vous avez fondé une école impérissable de haute philosophie et de politiques chrétiennes… elle portera ses fruits, et ils sont jugés d’avance. »Il a dû peut-être au contact ou à la conversation des de Maistre, des Lamennais et des Bonald cette vigueur et cette fermeté qui l’ont un moment dégagé du vague où il aspirait à se perdre ; et sans eux les Méditations ne seraient peut-être que
« pures comme l’air, tristes comme la mort, et douces comme du velours »[Cf. sa lettre du 13 avril 1819]. On connaît d’autre part les premières lignes de la première préface des Odes.
« Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, y disait le jeune poète, l’intention littéraire et l’intention politique, mais dans la pensée de l’auteur la dernière est la conséquence de la première, car l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses. »N’est-ce pas ici le lieu de rappeler que dès avant la publication des Odes, Victor Hugo était en relations étroites avec Lamennais ? [Cf. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, II, 38.] Des pièces comme La Vendée, comme Quiberon, comme Les Vierges de Verdun, comme Buonaparte ne démentaient point les déclarations de la préface ; et aussi l’auteur, si nous en croyons Stendhal [Cf. sa Correspondance], devenait-il le poète favori des « ultras ». C’était justice, si Lamennais, Bonald ou de Maistre n’avaient pas flétri plus énergiquement
« les saturnales de l’athéisme et de l’anarchie », ni traité d’un plus hautain mépris les
« écrits sophistiques et déréglés des Voltaire, des Diderot et des Helvétius ». Représentons-nous maintenant l’effet littéraire des Méditations et des Odes sur une génération dont les poètes admirés étaient les Andrieux et les Népomucène Lemercier, les Casimir Delavigne et les Pierre-Jean de Béranger. Tandis que celui-ci rimait laborieusement des chansons comme La Bonne vieille ou Le Dieu des bonnes gens, — chefs-d’œuvre, on le veut bien, mais chefs-d’œuvre du genre qui serait le plus bas de tous si le vaudeville n’existait pas, — les Méditations élevaient la poésie française à des hauteurs que peut-être n’avait-elle jamais atteintes ; et la
« lyre de bronze », aux mains du poète des Odes, rendait des sons inentendus depuis le temps de Ronsard. Quelques Voltairiens attardés pouvaient seuls s’y méprendre : l’échelle des « valeurs » était changée. Ce que la veille encore on prenait pour de la poésie n’en apparaissait plus que comme la caricature ou la contrefaçon. Quelle comparaison du haut relief et de la vigueur de coloris du Buonaparte d’Hugo, ou de la mélancolie voluptueuse du Lac, au prosaïsme déclamatoire d’une « Messénienne » : sur le besoin de s’unir après le départ des étrangers ? Le pseudo-lyrisme des classiques, des Chênedollé, des Fontanes, des Lebrun-Pindare, de Jean-Baptiste Rousseau lui-même, s’anéantissait devant cette révélation d’une poésie nouvelle. La politique seule allait essayer de le soutenir encore quelques années, jusqu’à ce qu’il n’eût plus pour lui que les abonnés du Constitutionnel ; quelques vieux académiciens ; et ce qu’il y avait, dans la bourgeoisie soi-disant « libérale », de plus étroit et de plus arriéré. D’autres symptômes, aussi bien, présageaient une révolution de la littérature, et, au premier rang, le goût non pas certes nouveau, mais raisonné désormais, dont on commençait à s’éprendre pour les littératures étrangères. Ce n’était pas le résultat le moins inattendu, ni le moins naturel, des grandes guerres de l’Empire. Sur les champs de bataille de l’Europe, vingt ans durant, il s’était fait un mélange de races comme on n’en avait point vu se brasser depuis des siècles, et une espèce de communauté européenne s’était en quelque sorte cimentée dans le sang.
« Il faut avoir l’esprit européen», écrivait Mme de Staël ; et autour d’elle, à Coppet, toute une école s’était formée, dont les travaux, après avoir peut-être inspiré les siens, les complètent maintenant, les continuent, et les prolongent. Maintenant, par la brèche largement ouverte, ce n’est plus seulement Shakespeare qui passe tout entier : ce sont les Italiens, Alfieri, Manzoni, et ce sont les Allemands, Schiller, Goethe, Burger, Novalis, Hoffmann ; ce seront bientôt les philosophes, Kant, Fichte, Schelling. N’oublions pas les Écossais, Thomas Reid et Dugald-Stewart. Les événements de 1815 accélèrent le mouvement. Les revenants eux-mêmes de l’émigration y contribuent, dont on aurait tort de croire qu’ils n’aient te rien oublié ni rien appris » dans leur exil : ils y ont appris l’anglais ou l’allemand ; et que la France n’était pas l’univers. C’est pourquoi, dans les premières années de la Restauration, entre 1815 et 1825, il s’établit une façon commune de penser et surtout de sentir ; les bornes de l’ancien horizon se déplacent ou plutôt s’évanouissent ; et le cosmopolitisme littéraire est né. Il diffère de l’ancien humanisme en ceci qu’au lieu de prendre pour base la culture gréco-latine, sa prétention est de s’approprier, pour en faire sa substance la plus intérieure, ce que les littératures « nationales » ont de plus national ; et l’universalité qu’il vise est une universalité, non d’abstraction ou de généralisation, mais de composition, sous la loi de laquelle chaque élément, non seulement n’abandonnera rien de son originalité, mais la développera par l’effet même de son contraste avec les autres. À cette évolution de la critique répond une évolution parallèle de l’histoire, ou plutôt les deux n’en sont qu’une, si l’espace et le temps, comme Kant vient de le démontrer, ne font ensemble qu’une seule et même catégorie de la raison pure. Le sentiment de la diversité des lieux est inséparable du sentiment de la diversité des époques ; et tous les deux, en s’unissant, constituent la couleur locale. C’est à Augustin Thierry qu’il faut faire honneur d’en avoir révélé l’importance à ses contemporains ; et, sans rien vouloir ôter de leur mérite à Vitet, pour ses États de Blois, ou à Vigny pour son Cinq-Mars, il faut pourtant nous souvenir que Cinq-Mars et les États de Blois ont été précédés, en 1825, de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. On a mesuré trop étroitement sa place à Augustin Thierry dans l’histoire de la formation des doctrines romantiques ; et il est temps enfin de la lui faire, si, de toutes les conquêtes du romantisme, il se pourrait que ce fût lui qui eût réalisé l’une des plus durables. Sommes-nous tenus de la même réparation envers les rédacteurs du Globe ? et au contraire, dans presque toutes les histoires de la littérature, n’a-t-on pas un peu surfait le personnage des Ampère et des Rémusat, des Dubois et des Magnin ? Goethe, qui les lisait de près, avec une attention et une assiduité que soutenait la manière dont ils parlaient de lui, les trouvait
« hardis au suprême degré ! »[Cf. Entretiens avec Eckermann, traduction Délerot, I, 241]. Les hardiesses de Jean-Jacques Ampère et de Charles Magnin nous font plutôt aujourd’hui sourire ; et quelle page pourrions-nous citer d’eux ? Disons donc tout simplement qu’ils ont eu leur part d’influence, comme continuateurs, eux aussi, de Mme de Staël ; et encore pour avoir posé le principe de la distinction des œuvres qui sont « littéraires », et de celles qui ne le sont pas. À cet égard, on pourrait dire que la théorie de l’art pour l’art est en germe dans leurs écrits, quelque surprise qu’ils dussent un jour éprouver de l’en voir sortir. Ils ont aussi aidé le romantisme à s’émanciper d’une tutelle politique qui commençait à lui devenir pesante. Et pour toutes ces raisons, on ne leur disputera pas, quand on ne les lira plus, la reconnaissance que l’on doit à ceux qui ont aimé sincèrement les lettres, et qui les ont fidèlement servies, — sans les avoir beaucoup illustrées. Dans les articles du Globe, comme à la Sorbonne, vers le même temps, dans les cours de Villemain, de Guizot, de Cousin, l’ancienne et la nouvelle esthétique ont essayé de se réconcilier, — la critique universitaire et la critique romantique ; — et elles n’y ont qu’à moitié réussi. On a donné du romantisme, on en donne encore tous les jours de nombreuses définitions, et elles contiennent toutes ou presque toutes, une part de vérité. Mme de Staël avait raison quand, dans son Allemagne, elle posait en principe que,
« le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l’antiquité et le Moyen Âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines »s’étant partagé l’histoire de la littérature, le romantisme était donc, par contraste avec le classicisme, tout à la fois le chevaleresque, le Moyen Âge, les « littératures du Nord » et le christianisme [Cf. De l’Allemagne, IIe partie, chapitre ii]. Et il faut noter, à ce propos, qu’environ trente ans plus tard, Henri Heine, dans le livre où il refera celui de Mme de Staël, ne donnera pas du romantisme une idée si différente ! Mais Stendhal n’avait pas tort, lui non plus, quand il écrivait en 1824 :
« Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes ou de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible »[Cf. Racine et Shakespeare]. On a seulement fait observer, sur ce mot, que, si le « romanticisme » n’était que le « modernisme », Racine, Boileau, Voltaire auraient donc été des romantiques à leur heure, ce qui est parfaitement insoutenable. Rappellerons-nous encore d’autres définitions ? celle d’Hugo, par exemple, quand, après avoir déclaré, dans la deuxième préface des Odes, en 1824,
« qu’il ignorait profondément ce que c’était que le genre classique et le genre romantique », il n’en définissait pas moins le second, trois ans plus tard, dans la préface de son Cromwell, par le mélange des genres ; par l’alternance du sublime avec le grotesque ; et finalement par la substitution, comme idéal d’art, de la
« recherche du caractère »à la réalisation de la beauté ? Et nous avons aussi les définitions ironiques de Musset, dans ses Lettres de Dupuis et Cotonet, 1836, — moins spirituelles à la vérité qu’animées du désir de l’être, — mais qui ne laissent pas d’avoir sur toutes les autres ce grand avantage d’être « successives », et ainsi de poser la question comme il faut qu’on la pose. La définition du romantisme n’est pas une question d’étymologie ni de doctrine, mais d’histoire ; et le mot de romantisme, n’ayant point en soi de signification principale ou première, n’est rempli que des sens différents dont les hommes et les œuvres l’ont chargé dans l’histoire, c’est-à-dire dans le temps. Mais, de cette multiplicité de sens que lui ont donnée tour à tour les Hugo et les Dumas, les Vigny et les Musset, les Sainte-Beuve et les George Sand, — pour ne rien dire des moindres, — et de cette diversité de traits qui le caractérise, si nous essayons d’en dégager, d’en isoler, et d’en préciser un, dans la dépendance duquel se rangent aisément tous les autres, il semble bien qu’il ne puisse y avoir de longue hésitation ; et le romantisme, c’est avant tout, en littérature et en art, le triomphe de l’individualisme, ou l’émancipation entière et absolue du Moi. Nous retrouvons ici, victorieuse enfin des obstacles qui l’avaient longtemps contrariée, l’influence de Rousseau et de Chateaubriand. Chacun de nous est son seul maître. L’artiste et le poète, comme tels, n’ont qu’une loi, et, comme hommes, ils n’ont qu’un devoir, qui est de se « communiquer ». Ni leurs contemporains ne sauraient leur en demander davantage, ni eux-mêmes ne pourraient nous le donner, sans manquer au respect dont ils sont comme tenus envers leur propre originalité. Et si nous avons, à diverses reprises, assez insisté sur ce point pour estimer sans doute inutile d’y appuyer encore, nous nous contenterons d’ajouter qu’entre 1825 et 1835 il n’était rien, — depuis l’exemple de Byron jusqu’à l’« idéalisme subjectif » de Fichte, — qui ne concourût à favoriser ce développement de l’individualisme. C’est donc aussi précisément pourquoi, de tous les caractères du romantisme, il n’y en a pas qui lui soit plus essentiel : j’entends par là qui explique mieux les causes de sa grandeur ; celles de sa décadence ; et la nature de la réaction qu’il devait provoquer. Guerre au classicisme, liberté, vérité dans l’art, couleur locale, imitation des littératures étrangères, tous ces autres noms, en effet, dont on a fait tant de bruit, n’ont servi que de couverture ou de déguisement à l’étalage du moi. Ce que Victor Hugo, ce que Musset, le vieux Dumas ou George Sand ont imité de Goethe ou de Byron, ce n’a jamais été que leur manière de vivre leurs romans, ou de « romancer » leur vie ; de se mettre eux-mêmes en scène ; de raconter, de confesser publiquement leurs amours ; le Werther du premier, le Don Juan du second ; — mais non pas la rare application de l’un au perfectionnement de sa propre individualité, ni la mort héroïque de l’autre. Pareillement, si nous examinons en quoi la liberté a consisté pour eux, — la liberté dans l’art, et non la liberté de l’art, qui sont deux choses très différentes, — ce n’a pas été sans doute à se rendre maîtres du choix de leurs sujets, puisqu’on avait bien permis à Voltaire d’aller chercher les siens jusqu’en Amérique et jusqu’en Chine ; ni à écrire des drames en prose, puisque Cromwell, Hernani, Christine, Othello sont en vers ; ni même à violer les « règles », puisqu’enfin quelles « règles » dira-t-on qu’il y eût de l’élégie, de l’ode, du roman, et Cinq-Mars, Les Orientales, Notre-Dame de Paris, les Confessions de Joseph Delorme sont-elles, ou non, des œuvres romantiques ? Il faut l’avouer : les romantiques n’ont entendu la liberté que du droit d’être eux-mêmes en tout ; de n’incliner devant aucune puissance au monde la « souveraineté » de l’artiste ; de ne reconnaître de loi que celle de leur caprice ou de leur fantaisie :
Et si l’on a pu dire enfin, si je crois avoir dit moi-même que le romantisme avait pris en tout le contrepied du classicisme, la grande raison en est uniquement que le classicisme avait fait de l’impersonnalité de l’œuvre d’art l’une des conditions de sa perfection. Par là également, par cette liberté d’être soi-même, et de n’être que soi, ou, si l’on le veut, de « réfracter » en soi l’univers, s’explique l’abondance, la richesse et l’éclat du lyrisme romantique. Il n’y a rien de supérieur dans notre langue aux Méditations de Lamartine, à quelques-unes des grandes odes d’Hugo, — depuis les Deux Îles, 1824, jusqu’aux Mages, 1856, — ou aux Nuits d’Alfred de Musset. Si ces très grands poètes ne nous intéressent pas toujours en nous parlant d’eux-mêmes, ils ne nous intéressent jamais qu’à nous parler d’eux-mêmes. Ou plutôt encore, ce qui les a eux-mêmes émus dans l’histoire ou dans la vie, telle est l’origine et le sujet de leurs chants, qui ne nous intéressent point quand ils n’y ont mis d’eux que ce qu’il y avait en eux de plus singulier, mais à l’unisson desquels nous vibrons tout entiers quand nous y retrouvons nos propres émotions répercutées, amplifiées, et multipliées par l’écho de leur voix. À cet égard on peut bien dire qu’ils nous ont révélé pour la première fois la grande poésie lyrique, celle dont Ronsard n’avait eu que le pressentiment, et que Malherbe
« avait réduite aux bornes du devoir », en la dérivant vers la grande éloquence. Mais, quelle différence y a-t-il entre l’éloquence et le lyrisme, si d’ailleurs les mêmes « mouvements », et les mêmes « images », et les mêmes « qualités de langue » les caractérisent l’un et l’autre ? Une seule peut-être, très petite et très grande à la fois. Tandis que l’orateur essaie de donner à son émotion la forme la plus générale qu’il puisse, afin d’atteindre ainsi l’auditoire le plus divers et le plus étendu, c’est au contraire la forme la plus individuelle possible que le poète s’efforce de donner aux émotions de tout le monde. Ainsi du moins ont fait les Musset, les Hugo, les Lamartine ; et ainsi, bien loin d’eux, mais comme eux, le poète des Ïambes ou celui des Confessions de Joseph Delorme, auxquels tous on a précisément reproché d’être en général plus orateurs que poètes. Le reproche méconnaissait à la fois les conditions du lyrisme et le principe du romantisme. S’ils sont bien les plus grands de nos poètes lyriques, c’est qu’ils en sont les plus personnels ; et parce qu’ils en sont les plus personnels, ils en sont les plus romantiques. Et là toujours, dans ce besoin de parler d’eux-mêmes, se trouve enfin la première origine de toutes les innovations qu’il n’est que juste de leur rapporter. S’ils ont assoupli, et en quelque sorte brisé l’alexandrin classique, c’est que l’alexandrin était pour la pensée, mais surtout pour le sentiment, une enveloppe ou une armure, dont la rigidité se ployait mal aux exigences de ce que le sentiment et la pensée ont de plus personnel. Voulant traduire des émotions plus intimes, — dont ce nom même d’intimes rappelle qu’on les avait gardées jusqu’à eux pour soi-même, — les romantiques ont eu besoin d’une plus grande liberté de mouvement, et ils n’ont pas demandé autre chose à l’alexandrin réformé. Ils ont eu besoin également d’un vocabulaire plus étendu :
et de ce que Victor Hugo dit dans ces vers célèbres, on en a vu plus haut la raison. C’est qu’on n’exprimait, en ce temps-là, la nature même qu’en fonction de l’homme, et l’homme qu’en fonction de la société. Mais, du moment qu’on rendait chacun de nous à lui-même, ces distinctions s’évanouissaient avec la doctrine dont elles étaient l’expression ; tous les mots devenaient bons qui nous servaient à manifester notre personnalité ; et en littérature comme en politique l’individualisme aboutissait à l’égalité. Et ne fallait-il pas enfin qu’en prose comme en vers, à la liberté du choix des mots répondît la liberté du tour ? une phrase plus souple à un vocabulaire plus varié ? et une révolution de la syntaxe à celle de la langue ? Ainsi, de quelque côté qu’on le prenne, on le voit, c’est à l’individualisme que le romantisme se ramène, ou encore, le lyrisme est l’intermédiaire par le moyen duquel l’individualisme s’est dégagé du romantisme ; — et réciproquement, Nous en avons une dernière preuve dans la rapidité de contagion avec laquelle ils ont tous les trois, entre 1830 et 1840, envahi, pénétré, transformé tous les genres. Qui ne le sait, que les drames d’Hugo, de Musset, de Damas lui-même, que les romans, le Stella de Vigny, l’Indiana, la Valentine, la Lélia de George Sand, la Confession d’un enfant du siècle, qui sont ce qu’il y a de plus « romantique » en français, sont aussi ce qu’il y a de plus « personnel » ? Ajoutez-y le Raphaël et la Graziella de Lamartine. En vérité, ce ne sont là, pour user du vers de Du Bellay,
de leurs impressions de toute sorte ! Mais ce qui est sans doute plus digne d’attention, c’est de voir la critique, dans les premiers écrits de Sainte-Beuve, dans ses Portraits littéraires ou dans ses Portraits contemporains, — et quand il y met du moins quelque sincérité, — n’être plus que le journal, elle aussi, des impressions littéraires de Joseph Delorme. Que dirons-nous encore que soient les Histoires de Michelet, sinon la notation lyrique des émotions qu’il éprouve à revivre, dans le silence apaisé des archives, les hontes ou les gloires du passé ? Je joindrais a ces noms ceux de Lacordaire et de Berryer, si depuis trente ou quarante ans à peine qu’ils sont morts, le virtuose de la tribune et celui de la chaire n’étaient devenus l’un et l’autre à peu près illisibles. Une réaction était inévitable.
« Les hommes sont faits pour vivre ensemble et pour former des corps et des sociétés civiles. Mais il faut remarquer que tous les particuliers qui composent les sociétés ne veulent pas qu’on les regarde comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi, ceux qui se louent se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de la société, et se considérant eux-mêmes comme les plus honorables, ils se rendent nécessairement odieux à tout le monde. »Les romantiques ne connaissaient assurément pas ces paroles du modeste et timide Malebranche ; et, les eussent-ils connues, qu’ils n’en eussent tenu compte. Mais ils auraient eu tort ! Ce que nous supportons en effet de l’auteur des Méditations ou de celui des Nuits, nous ne saurions le supporter longtemps même d’un Sainte-Beuve, — c’est du poète que je parle, — ou d’une Desbordes-Valmore. Nous les trouvons trop impertinents de nous entretenir ainsi de leurs affaires, comme si nous n’avions pas les nôtres ! et le don de l’expression leur faisant ordinairement défaut, leurs airs de supériorité nous irritent. Ils le sentent bien ; et, pour tirer de leur originalité le droit de nous ennuyer d’eux, ils s’en composent, ils essaient péniblement de s’en composer une, ce qui ne tarde pas à les jeter dans la bizarrerie ou dans la monstruosité. Ils nous demandent alors pour les maladies qu’ils se sont données l’indulgence et l’attention qu’ils désespéraient autrement d’obtenir, et, par une conséquence de l’étalage de soi-même, la littérature devient pathologique. Mais ici le bon sens se révolte ; le sens commun reprend ses droits ; le sentiment de la fonction sociale de la littérature et de l’art se réveille. On ose enfin disputer au poète la « souveraineté » qu’il réclamait. On s’aperçoit en même temps que le vice du romantisme consiste essentiellement dans cette pénétration de tous les genres par le lyrisme ; et s’il fallait une preuve de plus que le romantisme, c’est bien le lyrisme, on la trouverait dans ce fait que tout ce que l’on commence d’essayer de retirer à l’un, c’est l’autre maintenant qui va le perdre. La chute retentissante des Burgraves, en 1843, — à laquelle s’oppose, dans la même année, le succès non moins retentissant, quoique certes moins mérité, de la Lucrèce de Ponsard, — porte au drame romantique un coup dont il ne s’est pas relevé. Mais François Ponsard n’est pas homme à soutenir le rôle dont les circonstances l’ont investi presque malgré lui et, en réalité, tout en ayant beaucoup moins de prétentions que l’auteur de Lucrèce à la « littérature », c’est Eugène Scribe, et c’est Alexandre Dumas qui ramènent le théâtre à l’intelligence de ses vraies conditions. Il faut les joindre tous les deux ensemble, et les réconcilier dans la mort ; car s’ils écrivent mal l’un et l’autre, et même presque aussi mal que l’on ait jamais écrit en français, on ne peut pourtant pas dire qu’ils écrivent plus mal l’un que l’autre. Ce qu’en tout cas ils ont bien compris, c’est que douze ou quinze cents spectateurs, de tout âge et de toute condition, ne se renferment pas pendant quatre ou cinq heures dans une salle close pour y entendre un auteur leur parler de lui-même. S’ils ne retournent donc pas aux errements du théâtre classique, — et encore le meilleur de Scribe est-il peut-être ce qu’il doit à Beaumarchais, — ils s’en rapprochent ; et des œuvres de demi-caractère, comme Mademoiselle de Belle-Isle (1839), et les Demoiselles de Saint-Cyr (1843), ou comme Bataille de Dames et Le Verre d’eau, ne diffèrent très profondément ni les unes des autres, ni des œuvres du passé. L’observation y fait défaut, sans doute ; et aussi la psychologie ; et encore une fois le style. Mais, quand ce ne serait que par l’intermédiaire des prétentions historiques qu’elles affichent, un peu de réalité rentre dans le drame, et le théâtre aspire pour ainsi dire en elles à retrouver sa loi. On s’est rendu compte qu’il ne saurait y avoir de théâtre sans un sujet dont l’intérêt soit vraiment général, mais surtout sans une certaine « aliénation de soi-même », qui arrache le poète à la préoccupation de son individualité pour l’incarner dans ses personnages. On reconnaît, on avoue qu’au théâtre il faut que le moi se subordonne à quelque chose d’autre que lui-même ; et c’est comme si nous disions que le théâtre ne rentre en possession de ses moyens qu’en cessant d’être romantique. C’est le roman qui va l’aider à les développer. Et, en effet, dans le même temps, c’est-à-dire aux environs de 1840, après avoir en quelque sorte « jeté ses premiers feux », et bruyamment occupé l’opinion de l’histoire de son mariage ou du scandale de ses amours, l’auteur elle-même d’Indiana, de Valentine, de Lélia, commence d’entrevoir que l’observation du dehors, l’observation impersonnelle et désintéressée, qui fait la définition du roman, en fait donc aussi la valeur. Il est vrai qu’aussitôt, avec cette facilité que les femmes ont toujours de se jeter aux extrêmes, et surtout d’obéir aux influences masculines qui les dominent momentanément, George Sand, guidée par Lamennais d’abord et ensuite par Pierre Leroux, se porte en trois pas du roman intime ou lyrique au roman social ou déjà socialiste ; et Le Péché de M. Antoine ou Le Compagnon du Tour de France sont à peine des romans ; — et à coup sûr n’en sont point de bons. Ceux d’Alexandre Dumas, de Frédéric Soulié, d’Eugène Sue, en sont-ils de meilleurs ? À tout le moins, dans leur vulgarité même, sont-ils mieux composés, plus intéressants, plus dramatiques ; et, autant ou plus que ceux de George Sand, les derniers contribuent à détourner l’attention de ces misères dont les romantiques avaient fait tant d’éclat, pour la diriger vers d’autres misères, plus réelles, plus profondes, plus cruelles. Mettons encore ici les noms de Mérimée, de Jules Sandeau, de Charles de Bernard. Mais il était réservé à Honoré de Balzac, par d’autres moyens encore, d’affranchir le roman des conventions du romantisme, et, dans ses chefs-d’œuvre, de l’élever à une perfection que personne peut-être n’a dépassée depuis lui, — ni atteinte. Sans doute, on avait fait des romans avant lui, de bons romans, parmi lesquels on peut croire qu’il y en a deux ou trois, La Princesse de Clèves, Gil Blas, Manon Lescaut, qui dureront autant que la langue française. Mais ce n’étaient toutefois que d’heureux « accidents » ; des rencontres, qui ne contenaient pas en soi, pour ainsi dire, de quoi se reproduire ou se renouveler ; et personne, avant lui, n’avait compris comme lui que le vrai rôle ou la vraie fonction littéraire du roman est d’être la représentation abrégée de la vie commune. Le romancier n’est vraiment qu’un témoin dont la déposition doit rivaliser de précision et de certitude avec celle de l’historien. Nous attendons de lui qu’il nous apprenne, littéralement, à voir. Ce que le mouvement même de la vie nous dérobe, nous ne lisons ses romans que pour l’y découvrir. Et c’est ce que nous exprimerons en disant : point de roman sans une valeur historique ou « documentaire », précise et déterminée, particulière et locale, d’une part ; mais, d’autre part, point de roman non plus, sans une valeur ou une signification psychologique générale et durable. On les trouve toutes les deux dans le roman de Balzac, Les Chouans, déjà, l’un de ses premiers romans, mais surtout Une ténébreuse affaire, Un ménage de garçon, César Birotteau, La Cousine Bette sont quelques-unes des plus vivantes images qu’il y ait de l’époque révolutionnaire, de l’Empire, de la Restauration, du gouvernement de juillet. Mais en même temps quelles peintures du vice invétéré que le baron Hulot ! de la vanité bourgeoise que le parfumeur Birotteau ! de l’orgueil et de la brutalité militaires que Philippe Bridau ! de la platitude administrative que le sénateur Marin de Gondreville ! Ajoutez que l’amour ne tient pas plus ici de place qu’il n’en occupe effectivement dans la vie, — je ne dis pas la femme, je dis l’amour, — et en revanche la haine, la vanité, l’ambition, l’avarice, toutes les passions humaines y jouent leur personnage. Et quelles descriptions, je veux dire quels inventaires étonnants d’exactitude et de minutie ; quelles « résurrections » des temps et des lieux ; quelles évocations même des modes qui ne furent que celles d’une année ou de quelques mois peut-être, et que l’art laborieux mais puissant du maître a immortalisées pour toujours ! Eugénie Grandet, Ursule Mirouet, Le Curé de Village, Le Cousin Pons, a-t-on fait mieux ? le fera-t-on ? je ne le sais, mais il n’y a rien de semblable. Servons-nous ici du seul mot qui convienne. Aussi bien l’application que nous en ferons à Balzac en déterminera-t-elle le vrai sens et le défendra-t-elle de tant de fausses interprétations qu’on en a trop souvent données. L’attitude de Balzac en présence de ses personnages ou du sujet de ses tableaux est celle du naturaliste en présence de l’animal ou de la plante qu’il étudie, patiente et attentive, « soumise à son objet », libre de tout parti pris personnel. Ce ne sont point ses impressions qu’il nous donne ; c’est la réalité qu’il tâche à ressaisir, et la réalité tout entière ; l’ampleur de son dessein l’indique ; et dans sa Comédie humaine, mettant à s’oublier lui-même autant de gloire que les romantiques à nous fatiguer d’eux, son ambition n’a été que de nous offrir, de l’histoire de son temps, le miroir le plus fidèle, et à peine un peu grossissant. Que fallait-il, après cela, pour que le romantisme achevât de mourir ? Que ses chefs ou ses maîtres l’eussent eux-mêmes abandonné ? C’était fait ; et, sans parler de Lamartine, Victor Hugo venait de se jeter dans la politique, n’écrivait plus de drames, gardait pour lui ses Contemplations. Vigny, retiré dans sa « tour d’ivoire », publiait La Mort du loup, La Maison du berger, La Bouteille à la mer, autant de pièces dont on peut dire, — en attendant le moment de les mieux caractériser, — qu’il ne saurait rien y avoir de moins romantique. Musset achevait d’user dans la débauche une vie dont l’erreur avait été de vouloir se conformer au caractère de sa poésie : l’enfant terrible du parti en était devenu la plus lamentable victime ! Déjà même, de tous les côtés, on applaudissait, sans seulement en vérifier le titre, aux plaisanteries, — si lourdes cependant ! — qu’un économiste faisait d’eux tous, et surtout du plus grand d’eux tous, dans son Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, 1843. S’il est vrai d’ailleurs qu’un genre ou une doctrine littéraire ne sauraient disparaître qu’une autre doctrine ou un autre genre ne les aient remplacés, on vient de voir avec Balzac le roman s’enrichir de tout ce que perdait le drame, le réalisme de tout ce qu’abandonnait le romantisme. Mais il fallait encore quelque chose de plus, et pour changer la retraite en une débandade ou en une déroute, il fallait qu’on eût vu l’individualisme romantique aux prises avec son contraire, que nous voudrions pouvoir ici nommer le socialisme, si le mot n’avait malheureusement pris depuis lors tant de sens fâcheux et dangereux !
n’y trouvaient plus rien, et ne réussissaient donc à en ramener qu’eux-mêmes, eux toujours, et eux seuls ; tout un grand mouvement se produisait en dehors d’eux, auquel non seulement ils ne prenaient point de part, mais dont ils ignoraient jusqu’à l’existence, bien loin d’en pouvoir pénétrer la nature et mesurer la portée. Leur préoccupation de leur personne leur dérobait la vue des progrès de la science ; et, il faut bien le dire, jamais poètes au monde, pas même Racine ou Boileau, ne s’étaient montrés moins curieux, plus insouciants de tout ce qui n’était pas leur art, — de mécanique ou d’astronomie, de physique ou de chimie, d’histoire naturelle ou de physiologie, d’histoire et de philosophie, — que les Lamartine, les Hugo, les Musset, les Dumas, les Gautier. Dira-t-on que c’était leur droit ? Et il est bien certain que, de même que
« l’on va très commodément de Paris en Auvergne sans avoir besoin d’un quart de cercle », ainsi l’indifférence entière des Musset ou des Hugo à tout ce qui n’était pas leurs amours ou leurs vers ne saurait rien enlever de la beauté de leurs Nuits ou de leurs Orientales. Même, il faut les admirer d’avoir, comme Hugo, si bien « décrit » la Grèce ou l’Orient, sons les avoir jamais vus. Seulement, et à mesure que, dans toutes les directions à la fois, les découvertes d’un Geoffroy Saint-Hilaire ou d’un autre Dumas, d’un Ampère ou d’un Fresnel, d’un Cauchy, d’un Fourier, étendaient presque à l’infini le champ de la certitude « objective », il ne se pouvait pas que la confiance que les romantiques avaient mise dans une certitude purement « subjective » ne diminuât d’autant ; et avec elle, par conséquent, l’autorité du Moi. Puisque la réalité n’est pas toujours conforme à l’idée que nous nous en faisons ; puisque cela se démontre ; puisque même l’un des caractères habituels de la vérité scientifique est de contredire au témoignage de nos sens, l’individu n’est donc pas la « mesure de toutes choses » ; la sincérité de nos impressions ne nous en garantit pas la justesse ; et nous n’en sommes que le théâtre, mais le juge en est en dehors et au-dessus de nous ! Telle est l’idée qui commence à s’insinuer dans les esprits, en attendant qu’elle s’en rende maîtresse. À la lumière de la science, on aperçoit la raison de la résistance que l’on opposait aux prétentions du romantisme. Le poète n’a pas le droit de s’écrier qu’
« il a son cœur humain », à lui, ou du moins nous avons le droit, nous, de lui dire qu’il se trompe ! Et sur quoi nous fonderons-nous, à notre tour, pour le lui dire ? Évidemment, ce ne sera pas sur notre connaissance de nous-mêmes, — on ne sortirait pas du cercle, — mais ce sera sur une observation plus diverse, plus étendue, plus générale ; ce sera sur une observation dégagée, s’il se peut, de tout ce que nous trouvons de « personnel » ou d’« individuel » en nous ; et voici que, par une rencontre où l’on serait un peu naïf de ne voir qu’un effet du hasard, les règles de cette observation s’établissent au moment précis qu’on en sent le besoin pour les opposer au dérèglement systématique du romantisme. Elles sont l’œuvre d’Auguste Comte, — dont on ne s’attend pas que nous résumions ici le Cours de philosophie positive (1831-1842), — mais dont il faut bien savoir que le grand effort a été dirigé contre la prétention de l’éclectisme à faire du Moi le juge de l’erreur ou de la vérité contenue dans les systèmes. Il en est de l’éclectisme comme du romantisme lui-même, et on ne les a mal appréciés, — et peut-être encore plus mal combattus, — que pour les avoir assez mal définis tous les deux. En réalité, l’un et l’autre Victor ont été les plus « personnels » des hommes, et de même qu’il n’y a qu’Hugo dans les Feuilles d’automne ou dans les Voix intérieures, pareillement il n’y a que Cousin dans sa philosophie. Lisez et relisez son œuvre, examinez, considérez d’un peu près le fond et la fin de sa méthode, vous ne trouverez rien de plus, dans l’éclectisme, que l’affirmation du droit de Victor Cousin à reprendre dans tous les systèmes le bien de Victor Cousin ; et son « observation de soi-même par soi-même » n’est qu’une application de l’individualisme aux choses de la philosophie. C’est tout justement cette observation égoïste, si l’on peut ainsi dire, dont Auguste Comte a voulu démontrer l’étroitesse et la stérilité,
« La prétendue méthode psychologique, écrivait-il dans sa première Leçon, est radicalement nulle dans son principe… L’observation intérieure, — c’est lui qui soulignait, — engendre presque autant d’opinions divergentes qu’il y a d’individus croyant s’y livrer. Les véritables savants en sont encore à demander vainement qu’on leur cite une seule découverte réelle qui soit due à cette méthode si vantée. »Et en conséquence, la méthode qu’il a voulu substituer à celle de Cousin, comme étant non seulement la meilleure, mais à vrai dire la seule bonne, c’est celle qui consiste, si vraiment nous voulons nous connaître, à commencer par sortir de nous-mêmes ; et, quand ensuite nous essayons de systématiser nos observations, à n’y rien mêler de notre fond. Bien loin que notre Moi soit le juge des autres, comme l’a cru l’éclectisme, au contraire, c’est la connaissance que nous avons des autres qui nous sert à rectifier l’idée que nous nous formons de nous. Nous ne sommes, à proprement parler, que la scène ou le lieu de nos impressions, et notre originalité n’est généralement qu’une illusion de notre amour-propre, un mirage, une fantasmagorie. La vraie psychologie est dans l’histoire et dans la société, non pas en nous, mais hors de nous, tout autour de nous. Et l’on voit sans doute ici comment, dans la pensée d’Auguste Comte, cette conception de la « psychologie » se lie à ce que nous disions plus haut des progrès de la science de son temps. Nous ne pouvons affirmer de nos impressions qu’une chose, qui est que nous les avons éprouvées, mais non pas qu’elles soient conformes à leur objet, et que par conséquent nous ayons eu raison de les éprouver. On ne voit pas moins bien, si je ne me trompe, quelles en sont les liaisons avec ce que nous appelons aujourd’hui du nom de « sociologie ». Nous distinguons aujourd’hui la « sociologie » du « socialisme » ; et du reste nous ne savons très bien ni en quoi consiste la différence, ni ce que c’est que le « socialisme » ou la « sociologie ». On ne le savait pas davantage aux environs de 1840, et le mot lui-même de « socialisme » n’était alors qu’un barbarisme d’invention récente. Mais il n’y en avait pas moins un accord, et comme une conjuration de tous ceux qui pensaient, pour dénoncer déjà les excès de l’individualisme, et pour donner à la guerre que l’on commençait à lui faire une portée plus que littéraire. De la sociologie chrétienne des Bonald et des de Maistre, ou voyait sortir des conséquences inattendues, quoique logiques, et qui de nos jours même étonnent également leurs adversaires, et les disciples d’Auguste Comte. Lamennais avait écrit :
« L’abandon de soi, dans une société quelconque, est la première condition de l’existence de cette société La société humaine est fondée sur le don mutuel ou le sacrifice de l’homme à l’homme, ou de chaque homme à tous les hommes, et le sacrifice est l’essence de toute vraie société. La doctrine évangélique du renoncement à soi-même, si étrange au sens humain, n’est que la promulgation de cette grande loi sociale »[Cf. Essai sur l’indifférence, t. I, chap. ii, 1817], Et, en se détachant lui-même du christianisme, il n’avait pas abjuré la doctrine du « renoncement à soi-même » ; mais avec plus d’ardeur que jamais il continuait son grand combat contre l’individualisme. Il convertissait George Sand à sa doctrine, et l’auteur de Lélia écrivait maintenant :
« N’est-il pas des infortunes plus urgentes à soulager que l’ennui de celui-ci et la fantaisie de celui-là ? Le peuple est aux prises avec des questions vitales, il y a là des abîmes à découvert. Nos larmes y tombent en vain, elles ne peuvent les combler. Au milieu de cette misère si réelle et si profonde quel intérêt voulez-vous qu’excitent les plaintes superbes de la froide intelligence ? Le peuple a faim ; que les beaux esprits nous permettent de songer au pain du peuple avant de songer à leur édifier des temples »[Cf. Lettres à Marcie, III, 1837]. On ne s’en tenait pas là ! De même que la curiosité de
« l’ennui de celui-ci et de la fantaisie de celui-là »s’était changée en
« pitié du peuple », cette pitié s’organisait à son tour en système, devenait toute une philosophie,
« Vivre, c’est en essence avoir l’humanité pour objet », écrivait Pierre Leroux ; et il expliquait sa pensée en ces termes :
« La normalité de notre existence consiste à ne pas violer le lien qui nous unit à l’humanité. Nous devons donc vivre comme si nous devions vivre éternellement dans l’humanité. Et quand nous ne vivons pas ainsi, nous sommes blessé d’une façon éternelle dans notre vie présente, ce qui revient à dire que nous sommes vicié dans notre vie éternelle »[Cf. De l’humanité, « Épilogue », 1840], Ce sont là les doctrines que l’on a d’abord enveloppées sous le nom de « socialisme », et aussi bien la tradition fait-elle honneur à Pierre Leroux d’avoir créé le mot. Quelque fortune qu’il ait faite par la suite et de quelque manière qu’on en ait corrompu le sens, il n’a d’abord désigné que l’intention de réagir contre les excès de l’individualisme. Et, dans la mesure où il y a réussi, ce n’est pas seulement dans son principe qu’il a ruiné le romantisme ; il lui a enlevé jusqu’à sa raison d’être ; et il en a rendu le nom même synonyme d’égoïsme ou de dilettantisme. On n’aurait pas de peine à montrer que, dans le même temps, l’histoire elle aussi s’inspirait du même esprit ; et on n’aurait besoin d’appeler en témoignage que l’Histoire des Girondins, de Lamartine, qui faisait émeute, pour ainsi dire, en 1847 ; la Révolution de Michelet ; ou celle de Louis Blanc, dont les premiers volumes sont de la même année. Mais si peut-être il semblait que la politique y tient trop de place, — et quoique d’ailleurs la politique ait plus souvent éclairé l’histoire que l’histoire n’a servi de guide à la politique, — il suffirait en ce cas de nommer Mignet ou Tocqueville, Thiers lui-même, et de rappeler l’Histoire du Consulat ou celle des Négociations relatives à la succession d’Espagne, 1835-1842. Ce qui en ressort, en effet, et avec une évidence entière, c’est que, si chacun d’eux a sa conception personnelle de l’histoire, ils n’en croient pas moins, tous ensemble, très fermement, qu’il existe une certitude historique ; une vérité, que l’on peut atteindre ; et qui sans doute n’est pas nécessairement contraire, mais qui peut aussi n’être pas conforme aux impressions que nous recevons des faits. C’est même au nom de cette vérité qu’ils se contredisent ou qu’ils se combattent, et que, par exemple, ils refont, les uns après les autres, leur histoire de la révolution. Ils n’ignorent pas qu’ils sont hommes, sujets comme tels à l’erreur, et, de plus, imbus de préjugés qu’ils tiennent de leur naissance, ou de leur éducation, ou de la nature actuelle de leurs intérêts. Mais précisément, erreurs ou préjugés, leur méthode n’a pour objet que de les affranchir des uns, de les préserver des autres, et ils mettent leur honneur, on serait tenté de dire leur amour-propre professionnel, à n’être que les greffiers impartiaux du passé. Par d’autres voies, c’est donc encore ici la vérité qui rentre dans l’art, ou pour mieux dire encore, et d’un mot qui ne prête pas à la confusion, c’est l’artiste qui se subordonne et qui se soumet à son sujet au lieu de s’imposer à lui. Pas un instant Thiers ne suppose que, dans le récit qu’il donne de la bataille de Marengo, ce soit à lui, Thiers, que l’on s’intéresse, ni Tocqueville ne se complaît dans l’étalage de soi-même, quand il essaie de démêler l’avenir de la démocratie. Ce sont les faits qui parlent ou qui doivent parler pour eux ; — et avec eux, après ou en même temps que la sociologie, que la philosophie, que la science, c’est donc l’histoire à son tour qui conclut contre le romantisme. C’est la critique aussi, lassée du rôle humiliant qu’elle avait subi depuis une vingtaine d’années. Sainte-Beuve lui-même, l’ancien admirateur, disciple et « cornac » d’Hugo, comme l’appelait plaisamment Henri Heine, se révolte ; et son Port-Royal, qui commence de paraître en 1840, son Chateaubriand, qui est de 1848, ses Causeries du lundi, dont la série commence en 1849, sont tout justement le contraire de ses Portraits contemporains. Je ne parle pas de ses palinodies ! Elles ne lui sont pas toutes imputables, si, des Méditations à Raphaël et à Graziella, il a changé, sans doute, mais Lamartine a changé bien davantage encore ! Mais c’est la méthode surtout qui a changé, et avec la méthode, c’est l’objet de la critique. Il fait maintenant de l’histoire naturelle, de la physiologie même ; et, aussi souvent que ses rancunes ou son amour-propre ne sont pas en jeu, ce n’est plus désormais comme siennes qu’il donne ses impressions, c’est comme conformes à la vérité. Il fait un pas de plus, et, s’avisant qu’en littérature ou en art les distinctions des genres et la hiérarchie des talents ne sont peut-être pas
« ce qu’un vain peuple pense », il en discerne la raison permanente et la première origine dans la diversité des « familles d’esprits ». Qui donc a dit que
« la vie, qui est une tragédie pour ceux qui sentent, était une comédie pour ceux qui pensent ? ». Cela fait aussitôt deux genres bien tranchés, parce que cela fait deux « familles d’esprits », on pourrait presque dire deux sexes ; et en effet quelle femme ne préférera de tout temps Andromaque au Misanthrope, Zaïre au Barbier de Séville (j’entends celui de Beaumarchais) ; et Hernani à Tragaldabas ? Mais s’il y a des familles d’esprits, s’il y a des genres, des espèces dans ces genres, des rangs dans ces espèces, nos impressions ne sont donc plus rien en critique, ni même nos jugements ? Que l’on blâme ou qu’on loue, que l’on approuve ou que l’on condamne, ce n’est pas la sentence qui importe ; ce n’est pas même le juge ; les « considérants » sont tout ; et la valeur de ces « considérants », d’où dépend-elle à son tour, sinon de la connaissance que nous avons — ou que nous pouvons avoir — des lois qui gouvernent l’esprit humain ? La gloire de Sainte-Beuve est d’avoir pressenti cette vérité si simple, que d’ailleurs il n’a pas toujours eu le courage d’appliquer. Mais il suffit ici du pressentiment, puisque aussi bien d’autres que Sainte-Beuve en allaient tirer bientôt toute une conception nouvelle de la critique ; — et c’est ainsi qu’après avoir été l’un des plus solides appuis du romantisme naissant, nul n’a plus fait contre lui que l’auteur des Confessions de Joseph Delorme, en devenant, dans sa maturité, l’auteur des Causeries du lundi.
« Buchez et ses amis, raconte Sainte-Beuve, avaient remarqué au sein de l’école romantique la haute personnalité de M. de Vigny et avaient tenté de l’acquérir »; et il résista, continue le critique, — ayant trop d’orgueil, et de juste orgueil, pour être jamais d’une autre école que la sienne, —
« mais il fut amené dès lors à s’occuper de certaines questions sociales plus qu’il ne l’avait fait jusque-là »[Cf. Nouveaux lundis, t. VI, p. 420]. Et, on le sait, à dater de 1830, s’il y a du romantisme encore dans Stello, dans Chatterton, il y en a bien moins dans Grandeur et servitude militaires ; et on n’en trouve plus guère que des traces dans La Sauvage, La Mort du loup, 1843 ; La Maison du berger, 1844 ; La Bouteille à la mer, 1854. Est-ce pour cela que Sainte-Beuve y a, lui, signalé « du déclin » ? Mais c’est exactement le contraire qu’il eût fallu dire. Vigny n’a pas laissé de plus beaux vers, qui lui ressemblent davantage, ni qui donnent de ce qu’il fut une plus noble idée. C’est de La Mort du loup :
c’est de La Maison du berger :
c’est de La Bouteille à la mer :
que se sont comme envolés tous les vers de lui qui chantent dans nos mémoires. On a surtout entendu le viril conseil :
qu’il opposait aux lamentations dont les romantiques avaient assourdi les oreilles de leurs contemporains. Et finalement, par l’intermédiaire du symbole, dont il a ressaisi la destination première, — qui est d’exprimer la parenté non moins certaine que confuse de l’idée pure et de la forme plastique, — toutes ces pièces, ou plutôt tous ces poèmes, ont ramené la poésie à la conscience de son objet et de sa fonction sociale.
« Je ne suis qu’une sorte de moraliste épique », a-t-il dit lui-même [Cf. Journal d’un poète, 1834], Et on ne saurait mieux dire, ni mieux marquer comment et par où son action a divergé d’abord de celle des romantiques, pour finir par en triompher. Il avait dit aussi :
« Un livre tel que je le conçois doit être composé, sculpté, doré, taillé, fini et limé et poli comme une statue de marbre de Paros », et à cet égard il faut bien convenir qu’il est demeuré, dans ses plus beaux poèmes, trop au-dessous de cette ambition d’art. L’honneur de la réaliser devait appartenir à l’homme que l’on considère encore quelquefois comme le plus intransigeant des romantiques, qui l’a été en 1830, mais qui ne l’est pas resté, et qui, au contraire, rien que de la manière dont il a transformé l’art de décrire, aurait pu lui tout seul dégager du romantisme ce que les doctrines en contenaient de naturalisme encore inconscient :
« Je suis allé à Constantinople, disait Théophile Gautier, pour être musulman à mon aise ; en Grèce, pour le Parthénon et Phidias ; en Russie, pour la neige et l’art byzantin ; à Venise, pour Saint-Marc et le palais des Doges »[Cf. Bergerat, Théophile Gautier, p. 126, 127]. Et qui ne voit ici que, de voyageur, ou, comme on dit, de touriste, en se faisant l’historien on le peintre des contrées qu’il parcourt, c’est comme s’il eût résolu de s’absenter de lui-même, pour y laisser se graver l’image de la nature, des monuments, et des lieux ? Ni les Musset, ni les Hugo n’eussent été capables de ce désintéressement. Comme d’ailleurs aucun cerveau ne saurait faire ainsi, de lui-même, naturellement, spontanément, œuvre ou « métier de chambre noire », une conséquence résulte du principe, laquelle est que nous commencerons par nous mettre en état de ne mêler à nos impressions que le moins que nous pourrons nous-mêmes de nous-mêmes. Autre contradiction encore, autre point de division avec le romantisme ! Et comme il n’y a d’autre chance d’y réussir qu’une attention perpétuelle au choix des moyens que nous emploierons pour traduire ces impressions, de là enfin un scrupule, un souci constant de la forme, une vigilance inquiète que n’avaient pas eue non plus les romantiques, dont ils s’étaient même un peu moqués [Cf. Lamartine, Lettre à M. Léon Bruys d’Ouilly ; et Musset, Après une lecture] ; et dont l’absence, par un juste retour, donne, même à leurs chefs-d’œuvre, on ne sait quel air de négligence ou d’improvisation. Avec l’auteur d’Émaux et Camées une génération d’artistes succède à une génération d’improvisateurs. On joindrait volontiers à son nom celui de Théodore de Banville, — pour ses Cariatides, 1842, ses Stalactites, 1846, ses Odelettes, 1856, — si l’art n’y ressemblait trop souvent à un jeu ou même à une gageure ; et puis si trop souvent, dans ses œuvres, l’auteur des Odes funambulesques, 1857, ne semblait se railler de son sujet, de son public, et de lui-même. Considérons maintenant ensemble toutes ces influences, et nous ne nous étonnerons pas qu’aux environs de 1850, — entre 1848 et 1855, — la réaction déjà commencée contre le romantisme se poursuive et s’achève dans tous les genres à la fois. On l’attaque sur sa politique, dont les événements de 1848 ont été la banqueroute ; on l’attaque sur sa morale ; on l’attaque sur son esthétique. On applaudit bien aux Châtiments, parce qu’en effet, ils contiennent, mêlés à des grossièretés sans nom, quelques-uns des plus beaux vers d’Hugo ; mais on n’a garde de les imiter, pour diverses raisons, parmi lesquelles il y en a de politiques, mais de littéraires aussi, et en plus grand nombre. La prodigieuse facilité du poète ressemble à de l’incontinence et le torrent de son invention roule décidément plus de mots ou de sons que d’idées ! À la « femme incomprise », des romans de George Sand, ou de ses imitateurs, et tandis qu’elle-même fait succéder les héroïnes paysannes de La Mare au diable et de La Petite Fadette, l’école « du bon sens » oppose les comédies bourgeoises de Camille Doucet et d’Augier. On dépouille la courtisane de l’auréole poétique dont le romantisme l’avait couronnée, et au lieu de Marion Delorme ou de Lélia, elle s’appelle Marguerite Gautier [Cf. La Dame aux camélias, 1852] ; Suzanne d’Ange [Cf. Le Demi-Monde, 1855], ou Olympe Taverny [Cf. Le Mariage d’Olympe, 1855]. Un exemple non moins significatif est celui d’un jeune écrivain qui, après avoir débuté, vers 1845, sous les auspices du romantisme, se retire insensiblement de ses maîtres, discrètement, sans éclat ni fracas, en galant homme ; et, dans Le Village, 1852, dans Dalila, 1853, dans La Petite Comtesse, 1856, entreprend non plus seulement contre la courtisane, mais contre « la passion », une guerre qu’il soutiendra jusqu’à son dernier jour. Cependant, du fond de sa solitude, où il peine sur le plus laborieux des chefs-d’œuvre, un autre encore passe en revue les gloires du romantisme ; n’en reconnaît aucune, sauf Hugo ; se plaint que Lamartine écrit mal ; reproche à Musset de n’avoir cru « ni à lui, ni à son art, mais à ses passions », le raille de son « dandysme », s’irrite de l’« emphase avec laquelle il a célébré le sentiment, le cœur, l’amour » [Cf. Flaubert, Correspondance, t. II, p. 110, 1852]. La voix d’un poète répond à la sienne :
Et tous les deux, c’est comme s’ils disaient qu’on ne veut plus désormais de « confessions » ni de « confidences ». Sortons de nous-mêmes, et ouvrons les yeux ! La nature et la société, l’art et la vie, la vérité, la beauté sont là qui invitent le poète, et le romancier, et l’auteur dramatique. Tout est « matière à littérature », excepté précisément ce qui l’a été pour le romantisme. Et tandis que, pour les Leconte de Lisle, pour les Flaubert, les Feuillet, les Dumas, les Augier cette conviction se dégage de l’étude ou de l’observation, se forme en eux presque à leur insu, les Taine et les Renan paraissent pour l’autoriser, l’affermir, et la fonder en principe. On ne se rend pas toujours compte à soi-même de la nature de son œuvre, ni de ses vraies origines. C’est ainsi que Renan n’a jamais voulu convenir, ne s’est jamais douté peut-être à quel point il était pénétré de l’esprit d’Auguste Comte ; et Taine, qui se faisait gloire au contraire d’être positiviste, à travers la philosophie de Stuart Mill, ne s’étonnait pas seulement, on l’affligeait, quand on lui montrait quelles œuvres sont sorties de son Essai sur Balzac, 1858, et de son Histoire de la littérature anglaise, 1863. Il faut assurément distinguer ! Le « naturalisme » de Taine, aussi bien que celui de Flaubert, était plus large ; — il était surtout plus intelligent que ne l’était le réalisme des Courbet et des Champfleury ; — et, par exemple, il n’excluait de ses « représentations » ni la beauté, ni le passé [Cf. Salammbô, Hérodias, La Légende de saint Julien], sachant bien qu’il ne l’aurait pu faire sans exclure de l’art la notion même de l’art. Et, de son côté, l’auteur de l’Histoire des langues sémitiques, 1848, et du célèbre Essai sur les religions de l’antiquité, 1853, pouvait bien croire et pouvait bien dire que « M. Comte, n’étant pas philologue, n’entendait rien aux sciences de l’humanité » [Cf. L’Avenir de la science, p. 148]. Non ! M. Comte n’était pas philologue ; et il écrivait mal ; mais la « philologie » de Renan ressemblait plus qu’il ne le croyait à la « sociologie » du fondateur du positivisme ; et la différence entre eux n’était pas même dans les méthodes, mais dans l’appropriation particulière de la même méthode générale à des objets aussi divers que le peuvent être l’étude des fonctions du foie, par exemple, et celle de la composition du Bhagavata Pourana. C’est au surplus ce que l’on verra, si, comme on insère un moyen terme entre deux extrêmes, on interpose, entre l’œuvre de Taine et celle de Renan, l’œuvre d’Émile Littré : d’une part, son exposition de la Philosophie d’Auguste Comte, et de l’autre ses Études sur l’histoire de la langue française. Il apparaîtra manifestement alors qu’à eux trois, Littré, Taine et Renan, quelque différence de talent qu’il y ait entre eux, — et on peut bien dire que cet honnête homme de Littré n’en a pas eu du tout, — ils ont constitué la critique naturaliste, ou plutôt, et mieux encore, leur critique a donné au « naturalisme » cette cohésion, cette consistance, et cette solidité doctrinales qui avaient toujours fait défaut au romantisme. C’est ce qui nous rend facile aujourd’hui d’en reconnaître les vrais caractères ; et, par exemple, de voir clairement que, ce que des œuvres aussi différentes en apparence que les Poèmes antiques, 1852, Le Demi-Monde, 1855, et Madame Bovary, 1857, ont pourtant de commun, c’est d’être en premier lieu ce que nous appelons des œuvres « impersonnelles ». Précisons bien le sens de ce mot ! On ne veut pas dire par là qu’un Flaubert, un Dumas, un Leconte de Lisle soient absents de leur œuvre, ou détachés d’elle à ce point que nous n’y puissions retrouver leur conception de l’art, de la nature, et de l’homme. Mais on veut dire : qu’ils ne sont point eux-mêmes le sujet de leur observation, la matière de leur littérature ; on veut dire que l’homme en eux se subordonne à l’artiste ; et on veut dire surtout qu’ils n’ont point fait consister leur originalité à exprimer des choses qui fussent « leurs », mais seulement des choses inaperçues avant eux. Tous les rayons étaient égaux avant qu’on eut tracé de circonférence de cercle, et ce n’est pas Galilée qui a mis la terre en mouvement autour du soleil ! Pareillement, la province française existait avant Madame Bovary ; et l’auteur des Poèmes antiques n’a inventé ni les Dieux de l’Inde, ni ceux de la Grèce, ni leur légende, ni même leurs attributs. Mais l’unique ambition qu’ils aient eue, ç’a été de fixer, « sous l’aspect de l’éternité », l’objet de leur imitation ; et, pour y réussir, de ne s’attacher qu’à ce qu’ils ont cru voir en lui de permanent.
« L’art, écrivait Flaubert, est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter », et, dans un autre endroit de sa Correspondance :
« L’art ne doit rien avoir de commun avec l’artiste ». Ou, en d’autres termes : la nature et l’histoire sont sous nos veux comme des modèles, et puisque notre « opinion » d’un jour ne les empêchera pas d’être ce qu’elles sont, ce qu’elles étaient avant nous, ce qu’elles seront quand nous ne serons plus, nous ne devons donc employer tous les moyens de l’art qu’à les faire vraies et ressemblantes. L’imitation, ou pour dire quelque chose de plus, la reproduction de la nature, tel doit être l’objet de l’art ; la soumission au modèle, tel en est le moyen ; et l’anéantissement de la personnalité de l’artiste dans la vérité de sa création, tel en sera le triomphe. Songe-t-on à Shakespeare quand Othello tue Desdémone, et les lecteurs de l’Odyssée se soucient-ils de savoir quel était Homère ? Si les mots sont plus ambitieux, — depuis que le romantisme en a élevé le diapason, — nous n’avons pourtant pas de peine à reconnaître ici des idées qui furent chères jadis aux plus illustres de nos classiques ; et en effet, pour la simplicité du plan comme pour la force de l’expression, il n’y a pas de roman plus « classique » que Madame Bovary. Je ne sache pas qu’il y ait non plus de plus beaux vers que ceux de Leconte de Lisle : j’entends encore de plus « classiques ». Et quand je cherche dans l’histoire a quoi je pourrais comparer Le Demi-Monde, je remonte le cours du siècle, je suis obligé d’en sortir, et je ne trouve à m’arrêter qu’aux environs du Barbier de Séville ou de Turcaret. Mais voici la différence, et, — pour ne rien dire de la richesse et de la diversité de sens dont le mot même de « nature » s’est chargé depuis deux cents ans, — ce n’est plus le « sens commun », ni le « monde », ni « l’intérêt social », qui sont désormais juges de la vérité des représentations de l’art : c’est la science ; et là même est un second caractère du nouveau naturalisme. La vérité n’est pas ce qui paraît, mais ce qui est ; et, dans des conditions rigoureusement définies, un seul peut avoir raison contre tous. Qu’est-ce à dire ? et le roman de Flaubert, la poésie de Leconte de Lisle, le théâtre d’Alexandre Dumas sont-ils donc « œuvre scientifique » ? C’est en tout cas ce que croient leurs auteurs, et ils le disent en termes exprès :
« L’art et la science, a écrit Leconte de Lisle, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent désormais tendre à s’unir étroitement, sinon à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’exposition lumineuse et raisonnée. Mais l’art a perdu cette spontanéité primitive ; c’est à la science de lui rappeler ses traditions oubliées qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres »[Cf. Poèmes antiques, 1852, préface de la première édition]. Et, de fait, s’il y a dans notre langue une poésie que l’on puisse appeler « scientifique » n’est-ce pas celle de Leconte de Lisle ? Mais qui a mieux senti que l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise ce qu’il y a de poésie dans la science ? Aussi l’a-t-il hardiment déclaré :
« Pour atteindre à la connaissance des causes permanentes et génératrices, l’homme a deux voies : la première, qui est la science, par laquelle dégageant ces causes et ces lois fondamentales il les exprime en formules exactes et en termes abstraits ; la seconde, qui est l’art, par laquelle il manifeste ces causes d’une façon sensible, en s’adressant non seulement à la raison, mais au cœur et aux sens de l’homme le plus ordinaire »[Cf. Philosophie de l’art, t. I, 53]. Il se pourrait, après cela, que ces rapprochements fussent plus spécieux que solides, et n’y en eût-il qu’un à produire, on voudrait un exemple au moins de ces « anticipations » de l’art sur la science. Mais il faut avouer que nos classiques ne s’étaient pas avisés d’unir, de solidariser, ou de confondre ainsi la science et l’art, si même on ne doit dire qu’il les avait constamment opposés l’un à l’autre ; et la remarque a son intérêt, en soi, et puis comme nous mettant sur la voie d’une autre différence, plus profonde, — et non moins caractéristique du « naturalisme ». C’est en effet un troisième caractère du naturalisme contemporain que celui qu’il a lui-même nommé du nom d’« impassibilité », et qu’il faut définir, non pas du tout par le manque de sensibilité, mais par le désintéressement le plus complet de tout ce qui n’est pas l’art ou la science. Le savant, dans son laboratoire, s’indigne-t-il contre les poisons qu’il manipule ; et que lui importe la valeur économique ou morale des animaux qu’il dissèque ? Un fait n’est à ses yeux qu’un fait : il le constate et n’en juge point. Pareillement l’artiste. C’est pourquoi, si Dumas fils, en qui revit et se continue quelque chose de son romantique de père, a une opinion sur Suzanne d’Ange [Cf. Le Demi-Monde], Flaubert n’en a pas sur son Emma Bovary, ni sur Salammbô, ni sur son Frédéric Moreau [Cf. L’Éducation sentimentale], n’en veut pas avoir, et se fâche quand on lui en demande une.
« Quant à laisser voir mon opinion sur les gens que je mets en scène, écrivait-il à George Sand, non, non, mille fois non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude »[Cf. Correspondance, t. III]. C’est ce que pensait aussi l’auteur des Poèmes antiques.
« Le poète, à son avis, devait voir les choses humaines comme on verrait un Dieu du haut de son Olympe, les réfléchir sans intérêt dans ses vagues prunelles, et leur donner, avec un détachement parfait, la vie supérieure de la forme »[Cf. Th. Gautier, Rapport, etc.]. Et, de savoir si Leconte de Lisle y a toujours pleinement réussi, ce serait une autre question ; mais il y a tendu ; et le développement de cette tendance n’est autre chose que la doctrine de « l’art pour l’art ». L’honneur de l’artiste est de se rendre supérieur, comme artiste, aux agitations ou aux occupations des autres hommes. Et s’il faut bien qu’il vive, en tant qu’homme, de la vie des autres hommes, il n’est artiste et naturaliste que dans la mesure où il s’en excepte. Ce qui n’a pas contribué médiocrement au succès et à la fortune de ces idées, c’est que, par une conséquence dont on voit sans doute l’étroit rapport avec elles, elles ont ramené l’écrivain au sentiment des difficultés de l’art d’écrire ; au respect de la langue ; et à cette religion de la forme sans lesquels personne en français n’a rien laissé de durable.
« L’esprit français, écrivait un bon juge, recouvre avec les écrivains actuels, 1858, des qualités qu’il semblait avoir perdues. La simplicité se substitue à un jargon confus et prétentieux, la netteté à l’emphase. Chacun sait maintenant ce qu’il veut dire, on ne se paye plus de tirades ; on ne déclame plus ; on n’ouvre plus la bouche comme si chaque parole qu’on prononce allait ébranler le ciel et la terre »[Cf. J.-J. Weiss, Le Théâtre et les mœurs : « M. Alexandre Dumas fils »]. Nous pouvons préciser encore davantage, et même il le faut aujourd’hui. C’est donc ainsi qu’une platitude héritée des idéologues ou des encyclopédistes, et qui s’étale ingénument, sans horreur ni conscience d’elle-même, dans la prose d’un Villemain, par exemple, et souvent même d’un Guizot ; une liberté qu’un Musset, un Lamartine, et en s’en vantant, ont poussée plus d’une fois jusqu’à l’incorrection ; une incohérence de métaphores, qui nous gêne presque dans quelques-uns des chefs-d’œuvre d’Hugo :
des enchevêtrements de tours et de phrases qui font souvent de la prose de Sainte-Beuve, et notamment dans son Port-Royal, un modèle de préciosité ; une lourdeur puissante, mais aussi une vulgarité de manières, si l’on peut ainsi dire, une familiarité de mauvais ton qui rendent pour quelques délicats, La Cousine Bette ou Le Lys dans la vallée, si difficiles à lire, — rien de tout cela ne se retrouve ni dans les Poèmes barbares, ni dans l’Histoire de la littérature anglaise, ni dans Madame Bovary, ni dans la Vie de Jésus. Augier seul et Dumas dans leurs drames en ont gardé la tradition. Faisons un pas de plus, et ne laissons pas croire que les naturalistes, dans leurs écrits, se soient bornés à éviter les défauts des romantiques. En rapprochant l’art de l’imitation de la nature, les Flaubert et les Taine, les Leconte de Lisle et les Renan ont donc donné au style un degré de précision, de plénitude et de solidité, de « densité », disait Flaubert, dont on s’était depuis longtemps désaccoutumé. Quelques grands vers de Leconte de Lisle :
quelques pages de Flaubert, — le Comice agricole d’Yonville-l’Abbaye, dans Madame Bovary, la description de la forêt de Fontainebleau dans L’Éducation sentimentale ; — quelques pages de Taine ou de Renan, entre lesquelles on n’aurait que l’embarras du choix, nous ont rendu la sensation du « définitif » et de l’« achevé ». Même n’ont-ils pas exagéré dans ce sens ? et, quand ils en sont arrivés à penser, et très sérieusement, comme Flaubert, qu’un
« assemblage de mots, indépendamment de ce qu’il exprime », avait en soi sa beauté, n’ont-ils pas été dupes d’une véritable hallucination d’art ? J’inclinerais, pour ma part, à le croire. Mais, en attendant, c’est de quoi les contemporains leur ont d’abord été reconnaissants ; et le talent d’écrire qu’on admirait en eux a fait la fortune de leurs doctrines esthétiques. Car la critique, une certaine critique, académique et universitaire, — Sainte-Beuve en tête, et derrière lui J.-J. Weiss, Cuvillier-Fleury, Prévost-Paradol, — a bien fait mine de résister, mais on ne l’a point écoutée et surtout on ne l’a pas suivie. Au contraire, c’est du côté du naturalisme qu’on a vu pencher les derniers romantiques eux-mêmes, Victor Hugo, George Sand, Michelet. Nous ne saurions en effet nous le dissimuler, ce sont bien les Poèmes antiques et les Poèmes barbares que Victor Hugo a imités, comme il pouvait et comme il savait imiter, mais enfin qu’il a imités dans sa Légende des siècles. Et il n’a pas cessé pour cela d’être romantique ! La Rose de l’Infante ou Les Raisons du Momotombo sont toujours et avant tout les impressions, les opinions d’Hugo sur son sujet. Mais il n’en a pas moins fait tout ce que lui permettait son génie essentiellement lyrique pour devenir épique, impersonnel et objectif ; et il y a quelquefois réussi. Pareillement un Michelet. Celui-ci non plus n’a pas abjuré sa méthode, ni refait son « tempérament ». Il a continué dans les derniers volumes de son Histoire de France, à ne retenir et à ne traduire dans sa prose que le frisson lyrique, si l’on peut ainsi dire, dont les faits l’avaient remué. Mais, dans ces derniers volumes eux-mêmes, et surtout dans son Insecte, son Oiseau, dans La Femme, dans L’Amour, il a fait au « naturalisme » cette concession de tout réduire à ce que l’on pourrait appeler le mysticisme physiologique. Il ne s’y soucie plus que d’histoire naturelle ; et la dernière explication des choses gît désormais pour lui dans un mystère d’alcôve. Parlerai-je de George Sand ? et dirai-je qu’à partir de son Marquis de Villemer, 1860, ou de Monsieur Silvestre, 1865, si l’on veut, chaque volume nouveau qu’elle ajoute à son œuvre en est un qu’elle retranche de sa gloire ? Ce ne serait, hélas, que la vérité ! Mais, dans sa décadence, ce qu’elle essaie de faire, elle aussi, qui fut Valentine et qui fut Indiana, c’est de
« serrer la réalité de plus près »; elle descend de son nuage ; et avec une modestie qui l’honore, elle se met maintenant à l’école de Flaubert. Il n’est qu’un point, toutefois, sur lequel on les trouve intraitables, et heureusement intraitables, si justement c’est le point vulnérable du « naturalisme ». Ils n’admettent pas que l’art se doive séparer de la vie, ni l’artiste se retirer et s’isoler du monde.
« L’action ! — écrit Michelet, en 1866, — Voltaire, dans ses Lettres anglaises a dit la grande parole, le moderne Symbole ; le but de l’homme est l’action »[Cf. Histoire de France, t. XVI, 1re édition, 1866, p. 426, 427]. Et George Sand, à son tour, discutant sur son art avec Flaubert :
« Il faut écrire pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d’être initié… Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre amour de l’art. Qu’est-ce que c’est que l’art sans les cœurs ou les esprits où on le verse ? »[Cf. George Sand, Correspondance, t. V, lettre d’octobre 1866, nº 616.] C’est ce que Leconte de Lisle et Flaubert n’ont pas voulu comprendre ; — et c’est dans la vérité de cette leçon que le naturalisme, après avoir transformé la littérature, a trouvé le grand obstacle à sa propagation. D’autres romanciers en effet l’ont compris, dont l’influence a pour cette raison contrebalancé la leur, et au premier rang l’auteur de l’Histoire de Sibylle, 1862, et de Monsieur de Camors, 1867. Mais les auteurs dramatiques l’ont mieux compris encore, eux, dont nous avons vu que l’art s’évanouissait tout entier s’ils perdaient le contact du public.
« Combien de sots faut-il pour former un public ? »demandait insolemment Chamfort. Il voulait dire : combien de spectateurs de tout âge et de toute condition, qui ne sont point « artistes » ? qui ont le droit de ne pas l’être ? que par conséquent la fonction de l’art est d’élever jusqu’à sa hauteur ? Aussi, après un peu de surprise que leur a causé la doctrine de l’art pour l’art, les Feuillet, les Augier, les Dumas s’en émancipent-ils, écrivent-ils des « pièces à thèse », et moralisent-ils tous les trois à l’envi. Feuillet d’ailleurs est moins heureux au théâtre que dans le roman, et je ne le nomme ici que « pour mémoire ». Mais certes ce n’est ni d’« impassibilité » ni même d’« impartialité » qu’Émile Augier se pique dans Les Effrontés, 1861, dans Le Fils de Giboyer, 1862, bien moins encore dans Maître Guérin, 1864, ou dans Lions et renards, 1869 ; — et Dumas, plus hardi, va plus loin.
« Nous sommes perdus, s’écrie-t-il dans la Préface qu’il met en 1868 à son Fils naturel, et ce grand art de la scène va s’effilocher en oripeaux, paillettes et fanfreluches ; il va devenir la propriété des saltimbanques et le plaisir grossier de la populace, si nous ne nous hâtons de le mettre au service des grandes réformes sociales et des grandes espérances de l’âme. »Et, lui-même, prêchant d’exemple, il n’aura pas en effet de plus constante préoccupation désormais que de travailler à ce qu’il appelle, d’un nom d’ailleurs assez bizarre,
« la plus-value de l’humanité ». N’est-ce pas dommage, après cela, que le naturaliste qu’il avait été dans sa jeunesse ait trop souvent contrarié le moraliste ou le moralisateur qu’il a fait vœu d’être ; que son style, toujours vivant, mais brutal et banal à la fois, se sente jusqu’à son dernier jour des lieux ou des milieux qu’il avait autrefois fréquentés ; et que ses honnêtes femmes, et surtout ses raisonneurs, — qui les uns et les autres concluent mieux qu’ils ne raisonnent, — semblent prendre un plaisir inconscient et paradoxal à célébrer les
« espérances de l’âme »dans le langage assez cru de sa Suzanne d’Ange ou de son Albertine de la Borde ?
« On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes », écrivait jadis Voltaire à l’auteur du Discours sur l’inégalité : l’avenir dira pareillement qu’on n’a jamais défendu la cause de l’idéalisme par des moyens plus naturalistes que ceux de l’auteur de L’Étrangère ou de La Princesse de Bagdad. La critique impartiale ajoutera seulement que ces moyens étaient en leur temps les meilleurs, ou les plus efficaces dont pût user Dumas ; et en lui reprochant ce qu’ils ont de vulgaire, elle se souviendra qu’ils ont tourné finalement au profit de l’art même. C’est ce que j’essaierais de montrer, si je le pouvais ; je veux dire si, dans ce Manuel de l’histoire de la littérature française, je n’avais dû m’imposer la loi de n’apprécier personne de vivant. Il n’y a pas d’histoire des choses contemporaines ; les mots eux-mêmes sont contradictoires ; et pour juger les hommes ou les œuvres de notre temps, nous manquons à la fois de la liberté, du recul, et des documents nécessaires. Mais ce que je puis faire observer, en termes généraux, c’est combien l’influence des idées de Dumas a été considérable ; et qui voudra s’en rendre compte n’a qu’à se rappeler de combien d’autres influences, au moment où j’écris, il semble qu’elle ait triomphé. Elle a triomphé de ce dilettantisme qu’au lendemain des événements de 1870-1871, — et comme si ces événements n’eussent eu d’autre effet en littérature que de rendre la séparation de l’art et de la vie plus profonde, — quelques disciples attardés de Stendhal et de Baudelaire, adorateurs impénitents d’eux-mêmes, et romantiques sans le savoir, ont essayé de remettre en honneur.
Je ne parle pas ici des imitateurs maladroits de Renan, le Renan de L’Antéchrist, 1874, ou de L’Abbesse de Jouarre, 1886 : ceux-ci n’ont pas compris ce qu’il y avait de dogmatisme irréductible et intransigeant sous le baladinage du maître.
Saltavit et placuit: il a dansé, et il a fait rire ! mais il y a deux ou trois points qu’il n’a jamais abandonnés, et ces deux ou trois points sont tout le positivisme. Je ne parle que de ceux qui, nourris dans la lecture des Fleurs du mal, et dans l’admiration du portrait que Stendhal a tracé de lui-même sous le nom de Julien Sorel, n’ont demandé à l’art que de leur être un instrument de volupté solitaire, et l’ont ainsi confondu, non seulement avec sa perversion —
optimi corruptio pessima, — mais avec le dévergondage ou de la débauche de l’esprit. Nul n’a protesté plus énergiquement que Dumas contre cette confusion, l’une des plus fâcheuses qu’il y ait au monde, puisqu’elle fait servir le nom de l’art à couvrir, de tous les commerces, le plus égoïste ; et nul, plus éloquemment que lui, n’a dénoncé ce qu’il y avait dans le dilettantisme de dangereux et d’anti-social. Il n’a pas moins énergiquement protesté contre le naturalisme, et surtout quand ce naturalisme, étrangement dégénéré de l’idée que s’en étaient formée les Taine ou les Flaubert, est devenu tout le contraire de ce qu’il avait promis d’être (Cf. F. Brunetière, Le Roman naturaliste). Et il est vrai qu’ici d’autres influences, dont l’action dure encore, ont singulièrement aidé ou amplifié celle de Dumas. Telle est en premier lieu l’influence de ce Schopenhauer, dont le pessimisme idéaliste a différé si profondément, et si heureusement, de ce pessimisme vulgaire qui n’est que le déguisement de l’orgueil de vivre et de l’avidité de jouir insatisfaits. Telle est l’influence de l’auteur d’Adam Bede et de Silas Marner, George Eliot, dont on pourrait dire que le naturalisme a été une « morale », ou si l’on veut, une « sociologie », bien plus encore qu’une « esthétique » ; et c’est ce qui le distingue du naturalisme uniquement « artiste » et « impassible » de l’auteur de L’Éducation sentimentale et de Madame Bovary. Telle est encore l’influence de Tolstoï ou d’Ibsen, du roman russe et du drame norvégien, dont on ne saurait exactement démêler la nature, parce qu’ils sont trop voisins de nous, mais dont on voit assez clairement que la grande inspiratrice est la « pitié sociale ». Mais, sous l’action et dans le conflit apparent de tant d’influences du dehors, ceux qui ont craint que le génie français n’y perdît quelques-unes de ses qualités et la conscience même de son pouvoir, comment les ont-ils combattues ? Tout simplement en faisant observer que ce que l’on croyait voir de plus russe dans Tolstoï, ou dans George Eliot de plus « anglo-saxon », des Français l’avaient dit avant eux, et au premier rang George Sand ; — et surtout et plus récemment Alexandre Dumas. C’est pourquoi, son influence a encore triomphé de la doctrine de l’art pour l’art, — que d’ailleurs il ne comprenait pas, quand il lui reprochait d’enseigner « la reproduction pure et simple des faits » et bien moins encore, quand, avec son assurance tranchante, il la déclarait « absolument vide de sens ». L’auteur des Poèmes antiques ou des Poèmes barbares savait ce qu’il voulait ! Il l’a même mieux su que Dumas, quand celui-ci parlait de « moralisation » par le théâtre, et qu’il écrivait La Visite de noces. Mais Dumas n’en avait pas moins raison de rappeler que ce n’est point l’homme qui est fait pour l’art, mais au contraire l’art pour l’homme ; et c’est ce que personne aujourd’hui ne conteste. S’il est loisible au peintre ou au sculpteur de ne se soucier uniquement que de la réalisation du caractère ou de la beauté, ni l’auteur dramatique, ni le poète ne le peuvent, parce qu’ils se servent de mots, et que les mots expriment des idées, et que les idées se changent en mobiles ou en motifs d’action. Dumas l’a su, s’il l’a dit un peu confusément.
« Toute littérature qui n’a pas en vue la perfectibilité, la moralisation, l’idéal, l’utile en un mot, est une littérature rachitique et malsaine, née morte. »Et on peut regretter qu’il ne l’ait pas mieux dit, mais il l’a dit ; et finalement, après l’avoir âprement contredit, ce n’est pas les Leconte de Lisle ou les Flaubert que l’on en a cru, mais lui. On résumera ces observations d’un seul mot, en disant que, d’individualiste qu’elle avait été avec les romantiques, et d’impersonnelle avec les naturalistes, la littérature française moderne, considérée dans son ensemble, est redevenue sociale. Et nous, par forme de conclusion, si nous souhaitons qu’elle le demeure, ce n’est pas du tout que nous prêtions à ce mot on ne sait quelle signification secrète ou quelle valeur mystique ! Ce n’est pas davantage que nous prenions notre opinion particulière et personnelle pour la règle arbitraire des autres. Mais nous en avons de solides raisons, qui sont justement celles que, dans ce résumé de l’histoire de la littérature française, nous avons essayé de mettre en évidence. — Si le dilettantisme a certainement eu cette conséquence heureuse, en développant ou en excitant la curiosité de l’esprit, d’en aiguiser la pénétration ou d’en étendre la portée ; et si d’autre part on ne saurait nier, — comme aussi bien nous n’en avons eu garde, — que le naturalisme nous ait rendu, deux ou trois fois au moins dans le cours de notre histoire, d’utiles et même de précieux services ; rien n’empêche une littérature « sociale » de s’approprier les conquêtes du naturalisme et du dilettantisme. Mais au contraire ils ne sauraient, eux, s’approprier les siennes, puisque le dilettantisme, c’est l’individualisme ; et le naturalisme, c’est la soumission absolue de l’écrivain à son objet ou pour mieux dire encore, c’en est l’acceptation. Les choses ne sont pour lui que ce qu’elles doivent être, et dès qu’il les a comprises, il ne les trouve pas légitimes seulement, mais « naturelles » et par conséquent nécessaires. En second lieu, ce qu’une littérature « sociale » a pour elle — dans le pays de George Sand et de Lamennais, de Voltaire et de Montesquieu, de Bossuet et de Racine, de Montaigne même et de Rabelais, — c’est d’être conforme à la tradition quatre ou cinq fois séculaire du génie français.
Omnia quæ loquitur populus iste conjuratio est !Ce n’est pas seulement ce qui n’est pas clair qui n’est pas français, mais c’est tout ce qui n’exprime pas dans la langue de tout le monde des vérités qui intéressent ou qui touchent tout le monde ; et c’est pourquoi l’on remarquera que ni la plupart de nos « romantiques », ni surtout nos « dilettantes » n’existent au regard de l’étranger. On a mieux qu’eux en leur genre en Angleterre ou en Allemagne ! Nous, au contraire, la socialisation de la littérature, si j’ose hasarder ce barbarisme expressif, c’est ce qui nous a permis dans le passé, non seulement, comme on l’a vu, de résister à l’influence étrangère, et de n’en retenir que ce que nous pouvions approprier aux fins de notre génie, mais encore d’exercer dans le monde la domination intellectuelle que nous y avons exercée plus souvent qu’aucun peuple. Et enfin, si le propre d’une littérature « sociale » est de tendre, comme on l’a dit, au
« perfectionnement de la vie civile »ou, comme nous dirions de nos jours, au progrès de la civilisation, que pourrions-nous ajouter de plus ? Nous avons depuis quatre cents ans, dans notre littérature et dans notre langue même, les moyens de travailler ensemble à la grandeur du nom français et au bien commun de l’humanité. Qui ne sacrifierait à ce généreux idéal un peu de son « individualisme », et l’étrange vanité d’être seul à s’admirer ou à se comprendre lui-même ?
Les auteurs et les œuvres
De la publication du « Génie du christianisme » à la « première » des « Burgraves » (1802-1843)
« Au citoyen premier consul. »— Chateaubriand est nommé secrétaire d’ambassade à Rome ; — ministre en Valais ; — et donne sa démission à l’occasion de l’exécution du duc d’Enghien. — La préparation des Martyrs et le voyage d’Orient. — Publication des Martyrs, 1809 ; et de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811. — Élection à l’Académie, 1811. — L’Empereur refuse d’approuver son Discours de réception, — et achève de s’en faire un irréconciliable ennemi. — La brochure : De Buonaparte et des Bourbons, 1814 ; — et comment le succès en jette Chateaubriand de la littérature dans la politique. — Son œuvre est désormais terminée ; — quoi qu’il y puisse ajouter en volume ; — et, après les déboires que lui ménage le gouvernement de la Restauration, — il n’aura plus pendant vingt-cinq ans qu’à suivre les effets de son influence ; — qu’un poète [Th. Gautier, dans son Histoire du romantisme] a heureusement résumée en disant : — qu’il
« a restauré la cathédrale gothique »; —
« rouvert la grande nature fermée »; — et
« inventé la mélancolie moderne ». A. Comment Chateaubriand a élargi et renouvelé le sentiment de la nature ; — d’un côté, par la splendeur du coloris dont il a revêtu les descriptions encore « monochromes » de Rousseau ; — par la manière dont il a étendu jusqu’aux proportions de la fresque les « miniatures » de Bernardin de Saint-Pierre ; — par l’ardeur de passion avec laquelle il s’est mêlé lui-même dans ses descriptions ; — et, d’un autre côté, par la diversité des tableaux qu’il a tracés ; — tantôt empruntant ses couleurs à la nature, vierge encore, des Amériques ; — ou tantôt dégageant de la nature moyenne et tempérée de son pays, la poésie qu’elle contient ; — et tantôt enfin rivalisant avec la campagne romaine de majesté, de tristesse et de mélancolie. — Mais il a de plus exprimé comme personne avant lui ce qu’il y a d’affinités secrètes entre la nature et l’homme ; — de relations et de « correspondances » ; — elles-mêmes représentatives d’une relation plus lointaine ; — qui est celle de la nature avec son auteur ; — et c’est par là que, dans son œuvre, le sentiment de la nature se lie au sentiment religieux. B. De la valeur apologétique du « Génie du christianisme » ; — et que, pour en juger, il en faut avant tout considérer le rapport avec les besoins de son temps. — Ce qui importait en effet alors, c’était de « réintégrer » dans ses droits le « sentiment religieux » ; — et ce qui était urgent, c’était de réagir contre la philosophie de Voltaire, en définissant le rôle du christianisme dans la civilisation. — C’est ce que Chateaubriand a fait en montrant à sa manière ce que non seulement la morale ; — mais l’art et la littérature eux-mêmes devaient de « beautés nouvelles » à la religion ; — ce que le christianisme a éveillé de sentiments inconnus aux anciens ; — et ce qu’il procurait enfin de satisfactions profondes à la nature humaine. — Que, par ces moyens, il a obtenu trois choses, lesquelles sont depuis lui généralement admises ; — excepté par quelques francs-maçons ; — la première, qu’un croyant n’est pas nécessairement un imbécile ou un fourbe ; — la seconde, que le « voltairianisme » est le contraire de la vérité de l’histoire ; — et la troisième, que, dans la fausseté de toutes les religions, la réalité du « sentiment religieux » subsisterait encore. C. Influence de Chateaubriand sur le développement du sentiment historique ; — et que pour s’en rendre compte, on n’a qu’à comparer ses Martyrs aux Histoires de Voltaire. — Quelle que soit en effet la vérité vraie de ses Francs, de ses Gaulois, de ses Romains et de ses Grecs ; — laquelle est toujours discutable ; — au nom d’une érudition devenue depuis lui plus précise ; — ils ne se ressemblent pas entre eux ; — et c’est ce qui les distingue des Grecs et des Romains de la tragédie pseudo-classique. — Ce qui revient à dire qu’il a eu l’art d’individualiser les époques de l’histoire ; — comme il avait fait les scènes de la nature ; — et c’est la justice que lui a rendue Augustin Thierry [Cf. plus loin, p. 430, l’article Augustin Thierry]. — De l’importance de cette innovation d’art ; — et comment en devenant le principe de tout ce que le romantisme désignera par le nom de couleur locale, — elle a contribué au renouvellement de la poésie ; — au renouvellement de la manière d’écrire et de concevoir l’histoire ; — et au renouvellement de la critique même ; — s’il y a quelque chose de Chateaubriand jusque dans Villemain, Sainte-Beuve, et Renan. De la carrière politique de Chateaubriand ; — et du peu d’intérêt qu’elle offre pour l’histoire des idées. — Les Écrits politiques et les Discours de Chateaubriand n’ont rien ajouté à sa gloire ; — mais pendant cinq ou six ans, 1824-1830, ses articles du Journal des Débats ont fait le plus grand tort à la monarchie de 1815 ; — et à la cause qui était celle de leur auteur. — Du principe d’orgueil qu’il a ainsi introduit dans la littérature de son temps. — Les Mémoires d’outre-tombe ; — et que le caractère n’en diffère pas de celui des Confessions de Rousseau ; — mais qu’ils touchent par occasion à de plus grands intérêts ; — dans l’appréciation desquels Chateaubriand n’a généralement tenu compte que de son amour-propre. — Si les Mémoires d’outre-tombe sont le chef-d’œuvre de Chateaubriand ? — et que, s’ils n’ont certes pas nui à sa gloire d’écrivain, on y voit percer trop souvent le rhéteur sous le poète ; — non seulement le rhéteur, mais l’acteur ; — et ce qui est encore plus grave, il s’en dégage des doutes sur la sincérité de ses convictions. — Les dernières années de Chateaubriand ; — l’Abbaye-au-Bois et la société de Mme Récamier. — Publication des Mémoires d’outre-tombe, 1849 ; — et polémiques qu’ils soulèvent autour du nom de Chateaubriand. — Du livre de Sainte-Beuve sur Chateaubriand ; — des précautions avec lesquelles il faut le lire ; — et que le jugement de la postérité sur Chateaubriand est encore à prononcer. 3º Les Œuvres. — Chateaubriand ayant surveillé de son vivant la publication de ses Œuvres complètes, en 36 volumes, Paris, 1836-1839, Pourrat, — nous pourrions nous borner à relever le contenu de ces 36 volumes, si la distribution des matières n’y était vraiment trop arbitraire, et la chronologie trop peu respectée. Voici donc les principaux titres et les principales dates qu’il importe de retenir : Essai sur les révolutions, Londres, 1797 ; — Atala, an IX (1801) ; — le Génie du christianisme, et René, an X (1802) ; — Les Martyrs, ou le Triomphe de la religion chrétienne, 1809 ; — Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811 ; — De Buonaparte et des Bourbons, 1814 ; — Les Natchez, 1826 ; — Voyage en Amérique, 1827 ; — Études historiques, 1831. Le Congrès de Vérone ; — et la Vie de M. de Rancé ; — qui manquent dans l’édition Pourrat, ont paru en 1838 et en 1844. Les Mélanges politiques, opinions et discours remplissent les tomes XXVI à XXXII de ladite édition, dont les quatre derniers volumes contiennent l’Essai sur la littérature anglaise [XXXIII et XXXIV] et la traduction du Paradis perdu [XXXV et XXXVI].
« l’homme est une intelligence servie par des organes »; — et
« la littérature est l’expression de la société ». — On sait encore qu’il est l’auteur d’un paradoxe hardi sur l’Origine du langage ; — et d’un remarquable Essai sur le divorce. — Mais ce qu’il est de plus, et de plus important, c’est le « théoricien du pouvoir » ; — et l’homme qui a le plus fait contre l’auteur de l’Esprit des lois ; — ou contre celui du Contrat social ; — pour établir que la société n’était l’œuvre ni des hommes ; — ni de la nature ; — mais de Dieu même. — Moins éloquent que Jean-Jacques, et moins spirituel que Montesquieu ; — il a d’ailleurs su trouver, pour exprimer diversement cette unique ou principale idée, — des formes non seulement diverses ; — mais souvent lapidaires. — D’autres « écrivent » et d’autres « parlent » : Bonald « formule » ; — et pour toutes ces raisons, ayant été le métaphysicien de la rénovation religieuse, — il a droit à plus de place qu’on ne lui en donne souvent dans nos histoires. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres essentielles de Bonald sont : la Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, 1796 ; — son Essai analytique sur les lois de l’ordre social, 1800 ; — son Divorce considéré relativement à l’état domestique et à l’état de société, 1801 ; — sa Législation primitive, 1802 ; — ses Recherches philosophiques sur les premiers objets de nos connaissances morales, 1818 ; — deux volumes de Mélanges, 1819, formés d’articles parus dans le Mercure de France, de 1801 à 1810 ; — quelques discours, et différents opuscules politiques ou religieux. Il existe plusieurs éditions des Œuvres de Bonald, dont la meilleure est l’édition Le Clère, Paris, 1817-1819, douze volumes, et, de plus, 1843, quatre volumes.
Arrigho Beyle, Milanese]. — Les premiers écrits de Stendhal : Vies de Haydn, Mozart et Métastase, 1814, 2e édition, 1817 ; — et l’Histoire de la peinture en Italie, 1817. — Ses relations avec lord Byron et avec Destutt de Tracy. — Le livre de l’Amour, 1822 ; — et qu’il est bien un livre du xviiie siècle ; — pour la sécheresse et l’ironie continue du ton ; — pour l’affectation du cynisme ; — pour le décousu de la composition. — Mais que l’on voit bien que Cabanis a passé par là [Cf. Rapports du physique et du moral] ; — et qu’en outre on y discerne deux ou trois éléments originaux et nouveaux ; — qui vont faire de Stendhal un des précurseurs de l’idéal romantique. — Son intervention dans la bataille : Racine et Shakespeare, 1823 ; — et qu’il n’est pas inutile de savoir que le livre a en partie paru dans une revue anglaise ; — s’il porte ainsi témoignage du cosmopolitisme de Beyle. — Les Promenades dans Rome, 1829 ; — et Le Rouge et le Noir, 1830. Que, si Stendhal ne les a pas dégagés nettement, il a fourni pourtant au romantisme trois des principes essentiels de son esthétique ; — lesquels sont, et sans parler d’une orientation générale de la curiosité vers des littératures étrangères : — 1º le Principe de l’équivalence des arts ; — ou du perpétuel échange que la poésie, la peinture et la musique peuvent faire de leurs « moyens » ; — et conséquemment de leurs effets ; — 2º le Principe de la représentation du caractère comme objet essentiel de l’art ; — en tant que le caractère est l’expression du « tempérament » physiologique des individus ; — et des peuples ; — et 3º le Principe de la glorification de l’énergie ; — si son admiration pour Napoléon ; — pour l’Italie ; — et pour l’Angleterre prouve essentiellement sa sympathie pour la résistance des individus aux conventions et aux lois de la société. — Il est aussi l’un des premiers qui aient fait de la « culture du moi » la loi du développement de l’artiste. Il a dû à d’autres raisons ; — différentes quoique connexes ; — de survivre lui-même au romantisme ; — et par exemple à son goût du « petit fait » ou du fait précis et « documentaire » ; — à sa tendance à transformer en lois de l’esprit ou de la nature des anecdotes particulières ; — à sa manière d’écrire, anonyme ou impersonnelle, mais surtout « analytique » ; — et d’ailleurs à la valeur de quelques-unes de ses observations. — Si cependant la valeur même « documentaire », — et surtout la valeur littéraire de La Chartreuse de Parme, 1839, — sont aussi considérables qu’on l’a quelquefois prétendu ? — ou encore, si la profondeur n’en est pas souvent plus apparente que réelle ? — et à ce propos d’une étrange facilité que se donnent les ironistes, — qui est de nous faire croire qu’ils pensent dès qu’ils se moquent. — Les dernières œuvres de Stendhal : Vittoria Accoramboni, 1837 ; — Les Cenci ; La Duchesse de Palliano, 1838 ; — L’Abbesse de Castro, 1839. — La lettre de Stendhal à Balzac, 1840 ; — et les deux phrases devenues célèbres :
« La Chartreuse de Parme est écrite comme le code civil »; — et :
« Je songe que j’aurai peut-être quelque succès vers 1880 ».3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Stendhal comprennent : 1º Ses Romans, que nous avons tous indiqués, à l’exception du premier : Armance, 1827 ; — ses Chroniques italiennes, 1855 ; — et Lamiel, publié de nos jours par M. Stryienski, 1888 ; 2º Ses Œuvres de critique [critique d’art ou critique littéraire], dont les principales sont : les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, 1814-1817 [sous le pseudonyme de Louis César Alexandre Bombet] ; — l’Histoire de la peinture en Italie, 1817, par M. B. A. A. ; — Rome, Naples et Florence, 1817 ; — Racine et Shakespeare, première partie, 1823 ; et deuxième partie, 1825 ; — la Vie de Rossini, 1824 ; — et Promenades dans Rome, Paris, 1829 ; 3º Ses Œuvres diverses, dont les deux principales sont : le livre de l’Amour, 1822 ; — les Mémoires d’un touriste, 1838 ; — sa Correspondance, dont on a publié deux volumes en 1855 ; — et un volume de Lettres à sa sœur, 1892. Ses Œuvres complètes ont été réunies en 13 volumes, d’une part ; et de l’autre 4 volumes, intitulés Œuvres posthumes, Paris, 1853-1855, Calmann Lévy. On y a depuis ajouté : Vie de Napoléon, 1876 ; et les cinq ou six volumes publiés par M. Casimir Stryienski.
« qu’il est bon d’être né de la race des purs ». — Le sentiment de la nature ; — et comment Lamartine n’a pas eu besoin de l’acquérir pour le posséder ; — en ayant été pénétré dès l’enfance. — Le sentiment religieux ; — et combien il est plus sincère chez Lamartine que chez Chateaubriand ; — ou du moins plus « natif » ; — et peut-être ainsi d’autant plus favorable à la poésie. — Noblesse naturelle de l’imagination de Lamartine. — Ses premiers vers [Cf. sa Correspondance] ; — et leur ressemblance avec ceux de Chênedollé ; — mais surtout de Parny. — L’Elvire des Méditations [Cf. A. France, L’Elvire de Lamartine]. — Essais dramatiques du poète et ses relations avec Talma. — La publication des Méditations, 1819. — Effet qu’elles produisent, tout à fait hors de comparaison avec celui des Poésies de Chénier, 1819 ; — et nouvelle orientation qu’elles donnent à la poésie. — Les Nouvelles Méditations, et La Mort de Socrate, 1823. — Séjour en Italie. — Le Dernier Chant du pèlerinage de Childe-Harold, 1825. — Lamartine chargé d’affaires de France à Florence. — Composition des Harmonies ; — retour à Paris. — Réception à l’Académie française ; — et publication des Harmonies, 1830. — Au lendemain de la révolution de 1830, il donne sa démission ; — et publie son premier écrit politique. — Son échec électoral dans le Var ; — son départ pour l’Orient ; — sa rencontre avec lady Esther Stanhope. — Rentrée en France, 1833 ; — publication du Voyage en Orient, 1835 ; — et de Jocelyn, 1836. A. Les Méditations. — Du caractère général des premières Méditations ; — et, quand on les compare aux Chansons de Béranger, 1816-1824 ; — ce qui est presque une profanation ; — ou même aux Élégies de Chénier, 1819 ; — que ce qu’on y voit de plus neuf, c’est que le poète y a retrouvé les vrais « thèmes » lyriques ; — lesquels sont la Nature, l’Amour et la Mort ; — et les a traités avec autant d’élévation qu’il y a de sensualité dans les vers de Chénier ; — et de « gauloiserie » narquoise ou d’épicurisme sournois dans les chansons de Béranger. — De la Mort de Socrate ; — et de l’aptitude de Lamartine à la poésie philosophique [Cf. Voltaire, dans ses Discours sur l’homme]. — Les Nouvelles Méditations [Cf. le chapitre de M. Pomairols, dans son Lamartine] ; — et qu’aux caractères des premières elles en joignent un autre ; — qui est d’allier plus de grâce [Cf. Ischia] à plus de force [Cf. Le Crucifix] ; — non moins de sincérité à plus de virtuosité [Cf. Les Préludes] ; — et d’être à la fois ce qu’il y a dans la poésie française de plus noble et de plus voluptueux. B. Jocelyn ; — et qu’il a d’abord ce mérite ; — qui en est bien un ; — d’être le seul « poème » de quelque étendue que nous ayons en notre langue. — Du sujet de Jocelyn ; — et de quelques objections que l’on a faites à Lamartine [Cf. sur ce point les quatre articles de Vinet et Ém. Deschanel, dans un sens, et de Sainte-Beuve et J. Lemaître dans l’autre]. — Que de reprocher à Lamartine de n’avoir point marié Jocelyn et Laurence ; — c’est reprocher à Corneille d’avoir séparé Polyeucte de Pauline ; — et oublier qu’ils n’ont sans doute écrit que « pour les séparer » l’un son drame, et l’autre son poème. — D’une comparaison que Sainte-Beuve a faite de la « poésie de curé de campagne » qu’il feint d’admirer surtout dans Jocelyn ; — avec la poésie de Wordsworth ; — et que c’est louer Jocelyn par son moindre mérite. — Que si ce mérite est en effet réel ; — et s’il y a dans Jocelyn toute une veine de poésie familière : — on y retrouve pourtant aussi le poète des Méditations ; — son sentiment de la nature ; — sa conception de l’amour, toujours aussi chaste dans son expression qu’ardente eu son désir. — On y retrouve cette richesse d’inspiration ; — et cette fécondité descriptive auxquelles on ne peut reprocher, — que de tendre à l’abus d’elles-mêmes. — Et on y retrouve enfin ce caractère « philosophique » de la poésie de Lamartine ; — que nous avons déjà signalé dans les Méditations ; — et qui fait songer par endroits de Fénelon. C. Les Harmonies ; — et qu’ayant paru avant Jocelyn ; — si cependant c’est après Jocelyn qu’on en parle ; — la raison en est
« qu’étant écrites comme elles ont été senties, sans liaison et sans suite »; — elles sont la substance même de la poésie de Lamartine ; — quand, au lieu de se contenir et de se surveiller, elle s’épanche. — Elle trahit en effet ainsi sa véritable nature ; — qui est précisément de ne pas savoir se borner ; — et de tendre non seulement à la philosophie ; — mais à la philosophie panthéiste ; — et à force d’abondance, au vague et à l’indétermination. — Que cette observation n’a pas d’ailleurs pour objet de « déprécier » les Harmonies ; — si Lamartine, à cette inspiration générale, a mêlé quelques-unes de ses inspirations les plus précises [Cf. Le Premier Regret, Milly ou la terre natale] ; — mais de le montrer s’échappant à lui-même ; — ne se préoccupant désormais ni de choisir entre ses idées ; — ni de donner des digues au flot toujours plus abondant de son improvisation ; — et se préparant ainsi à écrire La Chute d’un ange. — S’il faut regretter que Lamartine se soit tourné vers la politique ; — et qu’il semble bien qu’en tout cas son inspiration poétique fut dès lors sinon tarie ; — mais assurément « dépersonnalisée ». — Qu’il appartient d’ailleurs encore à l’histoire de la littérature ; — par quelques-uns de ses Discours [Cf. L. de Ronchaud, La Politique de Lamartine, Paris, 1878] ; — et quelques-uns de ses pressentiments [Cf. E. M. de Vogüé, Heures d’histoire, Paris, 1893]. — Il lui appartient encore par son Histoire des Girondins, 1847 ; — où sans doute l’histoire est étrangement défigurée ; — mais dont un poète seul pouvait écrire certaines pages ; — et il lui appartient enfin par ses romans personnels ; Raphaël, 1849 ; — Les Confidences, 1849 ; — Les Nouvelles Confidences, 1851 ; — Graziella, 1852. — Mais, à partir de cette date, — réduit, comme on disait jadis, à « travailler pour le libraire », — on trouve sans doute quelque ressouvenir de son passé dans ses livres et dans ses journaux ; — et on y trouve surtout plus de critique et de jugement qu’on n’affecte parfois de le croire ; — mais il a cessé d’agir sur l’opinion ; — et, près de quinze ans avant sa mort, — son rôle littéraire est terminé. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Lamartine se composent de : 1º Ses Poésies, qui sont les Méditations, 1820 ; La Mort de Socrate, 1823 ; — les Nouvelles Méditations, 1823 ; — Le Dernier Chant du pèlerinage de Childe-Harold, 1825 ; — les Harmonies poétiques et religieuses, 1830 ; — Jocelyn, 1836 ; — La Chute d’un ange, 1838 ; — les Recueillements poétiques, 1839. Il y faut joindre un volume de Poésies inédites, publié en 1873 ; et d’assez nombreuses poésies de jeunesse, éparses dans le premier volume de sa Correspondance ; 2º Ses Romans : Raphaël, 1849 ; — Geneviève, 1850 ; — Le Tailleur de pierres de Saint-Point, 1851 ; — Graziella, 1852 ; et [quoique d’ailleurs il s’y rencontre beaucoup de vérité mêlée à beaucoup d’imagination]. — Les Confidences, 1849 ; — et Les Nouvelles Confidences, 1851 ; 3º Son Voyage en Orient, 1832-1833 ; 4º Son Histoire des Girondins, 1847 ; — et son Histoire de la Restauration, 1852, etc. ; 5º Sa Correspondance ; 6º Son Cours familier de littérature. Il existe plusieurs éditions des Œuvres complètes de Lamartine : Paris, 1840, chez Gosselin, 13 volumes ; — Paris, 1845-1849, Furne, 8 volumes [qui ne comprennent en réalité que les Œuvres poétiques et le Voyage en Orient] ; — et Paris, 1860-1863, chez l’auteur, rue de la Ville-l’Évêque, quarante volumes [dont ne font d’ailleurs partie ni la Correspondance, ni la totalité de son Cours familier de littérature].
De la représentation des « Burgraves » à la publication de la « Légende des siècles » (1843-1859)
« il a fait concurrence à l’état civil »; — ce qui est sans doute le suprême éloge que l’on puisse donner à un artiste créateur. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Balzac se composent essentiellement de ses romans, dont il a lui-même arrêté la division devenue classique : Scènes de la vie privée ; — Scènes de la vie de province ; — Scènes de la vie parisienne ; — Scènes de la vie militaire ; — Scènes de la vie de campagne ; — Scènes de la vie politique ; — Études philosophiques ; — et Études analytiques, dont la réunion forme sa Comédie humaine. Il y faut ajouter son Théâtre, comprenant Vautrin, 1840 ; — Les Ressources de Quinola, 1842 ; — Paméla Giraud, 1843 ; — La Marâtre, 1848 ; — et Le Faiseur ou Mercadet [1838, 1840], remanié par M. d’Ennery et représenté pour la première fois en 1851 ; Les Contes drolatiques, 1832, 1833, 1837 ; Ses Œuvres diverses, dont la collection est tout à fait incomplète ; et sa Correspondance. Il existe deux bonnes éditions des Œuvres de Balzac, la première en 20 volumes, Paris, 1855, Houssiaux ; — et la seconde en 24 volumes, Paris, 1885, 1888, Calmann Lévy.
[Cf. Odes et Ballades : Mon enfance ; — Les Rayons et les Ombres : Ce qui se passait aux Feuillantines vers 1813 ; Les Contemplations : Aux Feuillantines] ; — et que les lacunes de cette éducation ambulante s’apercevront dans l’œuvre du poète. — Débuts littéraires de Victor Hugo ; — ses succès de concours : à l’Académie française, 1817, 1819 ; — et aux Jeux Floraux, 1819, 1820. — Caractères de ces premières pièces ; — et que, si Le Bonheur de l’étude et les Avantages de l’enseignement mutuel ressemblent beaucoup à du Delille. — Les Vierges de Verdun ou Moïse sur le Nil ne sont que du Lebrun ou du Jean-Baptiste Rousseau supérieurs. — Le Conservateur littéraire ; — et que les doctrines soutenues dans ce journal par Victor Hugo et ses frères, — en expliquent et en justifient le titre. — Les Odes de 1822. — L’influence de Walter Scott, et la publication de Han d’Islande, 1823. — Le second recueil d’Odes, 1824, et comment on y retrouve l’influence des Poèmes antiques de Vigny [Cf. le Chant du Cirque, ou le Chant du Tournoi]. — On y retrouve aussi l’influence de Chateaubriand ; — qui se fait d’ailleurs sentir bien plus encore dans le recueil de 1826, Odes et Ballades ; — et dans la véhémence de l’inspiration royaliste d’Hugo. — Cromwell et la Préface de Cromwell, 1827 ; — et combien il s’y rencontre peu d’idées, — que Stendhal ou de Staël n’eussent exprimées avant Victor Hugo. — Premières relations d’Hugo avec Sainte-Beuve, 1827 ; — et que c’est d’elles que date le rattachement du « romantisme » à la pléiade « classique ». — C’est d’elles aussi que date l’importance qu’Hugo donnera désormais aux questions de « facture » ; — et qui s’aperçoit bien dans les Orientales, 1829 [Cf. notamment Le Feu du ciel et Les Djinns] ; — où d’ailleurs et de plus le poète semble avoir voulu montrer à Casimir Delavigne comment il eût dû écrire les Messéniennes. — Marion Delorme, 1829 ; — Hernani, 1830 ; — Notre-Dame de Paris, 1831 ; — Les Feuilles d’automne, 1831 ; — et qu’autant le roman doit de son existence même au Quentin Durward de Walter Scott, — autant Les Feuilles d’automne doivent de leur l’inspiration aux Méditations, et aux Confessions de J. Delorme. La Révolution de 1830 ; — la préface de Marion Delorme ; — et qu’en y célébrant « les trois glorieuses », — ou en écrivant l’Hymne aux morts de Juillet, — Victor Hugo n’a pas tant « abjuré » sa foi royaliste, — qu’obéi au principe de son lyrisme ; — qui est et qui sera toujours de s’inspirer de « l’actualité », — d’avoir des chants pour tous les deuils comme pour toutes les victoires ; — et d’être autant qu’il le pourra l’écho sonore des émotions populaires. — Qu’en se plaçant à ce point de vue, il n’y a pas lieu de distinguer l’œuvre dramatique d’Hugo de son œuvre lyrique ; — et surtout si son théâtre ne vit que de ce qu’il contient aujourd’hui de lyrique. — Les Chants du crépuscule, 1835. — Candidatures académiques, 1836-1840 ; — Les Voix intérieures, 1837 ; — Les Rayons et les Ombres, 1840. — Victor Hugo devient le poète attitré du « bonapartisme » ; — en quoi d’ailleurs il ne fait que s’associer à un nouveau mouvement de la « pensée nationale », — qui lui inspire quelques-uns de ses plus beaux vers. — Il entre à l’Académie française, 1841 ; — et le gouvernement de Louis-Philippe le console de l’échec des Burgraves, 1843, — en le nommant pair de France, 1845. B. Les trois manières de Victor Hugo ; — et, avant tout, que la succession en a bien moins été déterminée par une « volonté » du poète, — que par une force intérieure dont il ne s’est jamais entièrement rendu maître ; — par le mouvement des idées de son temps ; — et par les circonstances. 1º L’inspiration lyrique ; — et que, dès son premier recueil, les Odes de 1822, — sous une phraséologie déclamatoire et surannée, — on reconnaît le lyrisme au caractère déjà personnel, actif et combatif de ses vers. — Que les Orientales ne démentent pas ce caractère ; — si les descriptions qui en font la splendeur, — les plus belles peut-être qu’il y ait dans la langue française, — ne répondent à rien que le poète ait vu de ses yeux ; — ni son Égypte [Le Feu du ciel], ni sa Turquie [Les Têtes du Sérail], ni sa Russie [Mazeppa] ; — et sont donc ainsi purement subjectives. — Le même caractère se retrouve et se précise encore dans Les Feuilles d’automne ; — dont toutes les pièces ne sont que des « pièces de circonstance », selon le mot de Goethe [Cf. Rêverie d’un passant à propos d’un Roi, ou Dicté en présence du glacier du Rhône] ; — et des aveux ou des confessions du poète, qui, sans descendre encore
nous prend cependant pour confidents de ses amours, de ses souvenirs, et de ses regrets [Cf. Que t’importe, ô mon cœur, et la pièce : Ô mes lettres d’amour]. — C’est également de sa personne que sont remplis les Chants du crépuscule. — On y remarque toutefois qu’étant sans doute gêné par l’ampleur même de son vers dans l’expression directe des choses intimes ; — ou n’y trouvant plus une matière assez riche pour sa « virtuosité » ; son lyrisme est déjà moins personnel dans le fond que dans la forme. — C’est ce que l’on voit mieux encore dans Les Voix intérieures ou dans Les Rayons et les Ombres ; — deux des plus beaux de ses recueils lyriques ; — où sa première manière achève de se préciser et se définir.
écoute en lui chanter la voix ; — murmurer la plainte ; — ou pleurer les larmes des choses. — Il les « orchestre » alors ; — et on veut dire par là qu’il en soutient, qu’il en développe et qu’il en amplifie le chant ; — par les ressources d’une harmonie où concourent à la fois la nature, l’histoire et la passion [Cf. Sunt lacrimæ rerum ; — À l’Arc de triomphe ; — Fonction du Poète ; — Tristesse d’Olympio]. — Et c’est pourquoi, s’il y a des élégies plus touchantes que les siennes, comme celles de Lamartine ; — ou des chants plus désespérés, comme quelques-uns de ceux de Musset, — il n’y en a pas de plus « lyriques », ou qui remplissent mieux la définition du genre ; — par la nature même de l’inspiration première ; — par l’ampleur, la magnificence et la diversité des « mouvements » qu’il trouve pour la traduire ; — et enfin par ce qu’il y mêle déjà d’« impersonnel », de général, et d’éternel. 2º L’inspiration épico-satirique ; — et que si déjà, dans Les Rayons et les Ombres, Victor Hugo s’était dégagé de ce que le lyrisme pur a quelquefois d’égoïste ; — en tant que personnel — la politique elle-même ; — et l’exil ; — et la solitude ; — sans le détacher de sa propre personne, — ont cependant encore élargi sa conception de son art ; — et achevé de caractériser son originalité. — Les Châtiments, 1852 ; — et qu’à la vérité, s’ils font peu d’honneur au caractère d’Hugo ; — cependant ils n’en contiennent pas moins quelques-uns de ses chefs-d’œuvre [Cf. L’Obéissance passive ; Toulon ; L’Expiation] ; — où non seulement on saisit, — mieux encore que chez le poète indigné des Ïambes, — la parenté de la satire et du lyrisme ; — mais encore où l’on surprend le passage du mode lyrique au mode épique. — Il semble d’abord qu’on les voie moins bien dans les Contemplations, 1856. — Mais il faut observer que, si les Contemplations n’ont paru qu’en 1856, — tout un volume en est antérieur à 1848 [Cf. notamment À Villequier, et toutes les pièces sur la mort de sa fille] ; — et des pièces comme Horror ou Les Mages relient déjà la deuxième à la troisième manière du poète. — Au contraire la Légende des siècles, 1859, — est tout à fait caractéristique de cette seconde manière ; — et bien que lyrique encore, ou satirique [Cf. le début de La Rose de l’Infante] ; — en tant qu’Hugo n’y oublie point ses rancunes, ou ses haines ; — cette seconde manière est plutôt épique ; — si, par exemple, on ne voit point que le poète ait eu d’autre raison d’écrire son Booz endormi, — et quelques autres pièces de même nature, — que la tentation d’y réaliser sa vision des temps écoulés. — Il ne décrit point pour décrire ; — mais les choses l’intéressent en elles-mêmes pour ce qu’elles sont ; — et, parce qu’elles sont ; — et, telles enfin qu’elles furent. — Il s’occupe même des choses qui ne l’intéressent point personnellement ; — ce qui serait la définition même de la description épique ; — si d’ailleurs, comme au temps des Orientales, Hugo ne demeurait trop indifférent à la « vérité pure » de ces choses ; — et ne continuait à les représenter telles qu’il se les imagine ; — sans jamais éprouver de doute sur l’infaillibilité de son imagination. — C’est ce qui lui arrive également dans les Chansons des Rues et des Bois, 1865 ; — qui retournent au lyrisme, par le caprice ou la « folâtrerie » souvent énorme de l’inspiration ; — par la variété de l’exécution ; — et par la liberté qu’il s’y donne de ne recevoir et de ne respecter aucune contrainte. 3º L’inspiration apocalyptique. — Mais la méditation solitaire avait produit un autre effet encore sur le poète ; — et c’est ce qu’on essaie de faire entendre en parlant de sa « manière apocalyptique ». — Il n’y a guère en effet d’autre mot pour désigner la fureur de « vaticiner » qui s’empare de lui ; — l’épaississement de l’ombre dans son œuvre ; — d’où les rayons, comme d’une toile de Rembrandt, — sortent alors d’autant plus fulgurants ; — et la préoccupation ou la hantise de l’« insondable ». — Ce sont les caractères de la seconde Légende des siècles, 1877 ; — et de la troisième, 1883. — Pour exprimer ce qu’il y a d’hostilité dans la nature qui nous entoure et qui nous défie ; — pour traduire l’horreur plus grande encore d’être anéanti ; — pour susciter à l’horizon de l’esprit des visions terrifiantes [Cf. L’Épopée du Ver ; — Pleurs dans la nuit ; — La Trompette du jugement], le poète trouve alors des images et des accents inconnus ; — il rejoint les Eschyle ou les Isaïe ; — et de son obscurité même se fait un moyen d’action. — Seulement, c’est là que l’on voit la vérité de la parole célèbre que : — « du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas » ; — et ce pas, Hugo le franchit dans Le Pape ; — L’Âne ; — Religions et Religion ; 1878-1880 ; autant d’œuvres illisibles ; — qui n’ont même plus pour elles cette obscurité sous laquelle on cherchait un sens ; — qui ne nous procurent plus seulement la sensation de l’énorme ou du gigantesque ; — mais celle du vide ; — et dont l’unique originalité, si c’en est une, est d’être « frénétiquement banales ». — On en verra la raison tout à l’heure ; — et quand on aura vu d’abord combien la banalité de quelques-unes des idées d’Hugo a contribué à sa popularité. — Il faut d’ailleurs faire attention que ce qu’il y a de successif dans ces trois manières, — ne l’est que relativement ; — et que, s’il se retrouve jusque dans L’Âne des restes du poète des Orientales, — il y avait déjà, dans l’auteur des Feuilles d’automne, — des commencements de celui de Religions et Religion. C. Les dernières années d’Hugo ; — et de la très grande influence politique et sociale qu’il a effectivement exercée, — non comme pair de France ; — ni comme député aux Assemblées de 1848 et 1850 ; — mais comme écrivain ; — par ses Châtiments, 1852 ; — par son Napoléon le Petit, 1853 ; — par ses Misérables, 1862 ; — ou, en d’autres termes, par la persistance de ses haines ; — et son habileté, peut-être inconsciente, à les identifier avec la cause du « progrès social ». ; — Des Misérables ; — et que l’idée première en est sans doute née du désir de passer en popularité les maîtres du « roman » feuilleton ; — l’auteur des Mémoires du Diable et celui des Mystères de Paris. — De l’esprit du roman ; — de l’art avec lequel y sont flattés les pires préjugés populaires ; — et, à ce propos, que si Victor Hugo n’est pas ce qu’on appelle un « penseur », — ses idées ont cependant plus de portée qu’on ne leur en attribue. — William Shakespeare, 1864 ; — et qu’en plus d’un point la critique n’a rien trouvé de mieux que quelques jugements ou quelques intuitions littéraires d’Hugo. — Les Travailleurs de la mer, 1566 ; — et qu’il s’y trouve des choses « profondes » ; — ce qui d’ailleurs est assez naturel ; — si, quand on possède au degré où il l’a possédé le don de l’« invention verbale », — on ne saurait associer diversement les mots, — sans associer diversement aussi les idées qu’ils expriment. — On ne saurait non plus traiter le « lieu commun » — sans toucher aux questions les plus générales qui intéressent l’humanité ; — et par exemple, on ne saurait développer le contenu des mots d’indépendance, — de liberté, — de patrie, avec les moyens d’Hugo, — sans mettre en lumière quelques aspects nouveaux des choses [Cf. Quatre-vingt-treize]. — Et enfin quand on ne pense que dans la direction de l’opinion générale, — les pensées qu’on exprime s’appuient alors de l’autorité de tous ceux qui les ont approfondies. — C’est ce que l’on voit bien dans le poème de Religions et Religion, 1880 ; — qui n’est au total qu’une expression populaire ; — et moins raffinée, mais exacte suffisamment de l’opinion des Schleiermacher et des Renan ; — laquelle est que toutes les religions « positives » ne sont que des limitations ; — ou des déformations ; — ou des corruptions de la religion universelle.
Cette observation nous ramène à la comparaison du rôle de Victor Hugo avec celui de Voltaire ; — et, sans insister sur ce « déisme — dont ils ont cru l’un et l’autre assurer d’autant plus solidement la fortune, — qu’ils traitaient l’un et l’autre plus injurieusement les religions positives, — on voit apparaître trois grandes différences. — La première est tout à l’avantage d’Hugo, qui est comme poète le plus « extraordinaire » de nos lyriques ; — et, dans ses chefs-d’œuvre, le plus grand écrivain que nous ayons en vers ; — tandis que de nombreux prosateurs sont au-dessus de Voltaire. — Mais en revanche Voltaire a possédé deux choses qui ont manqué à Victor Hugo, c’est à savoir : — une culture étendue, variée, solide, voisine en quelques points de l’érudition même ; — et, d’autre part, il ne s’est désintéressé d’aucune des manifestations de l’esprit de son temps ; — tandis que la curiosité de Victor Hugo est demeurée entièrement étrangère au mouvement « scientifique » et philosophique de son temps. — Et que c’est peut-être en cela qu’il est poète ; — si tous les grands poètes ont eu en général leurs regards tournés vers le passé ; — mais c’est aussi pour cela qu’ayant joué en apparence le même rôle que Voltaire, — il n’est cependant pas au même degré que Voltaire la « représentation » de son temps. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Victor Hugo, faciles à classer, et en négligeant les Œuvres de début, qu’il a lui-même oubliées, sont : Ses Poésies, qui comprennent : les Odes et Ballades, 1822, 1824, 1826,1828 ; — Les Orientales, 1829 ; — Les Feuilles d’automne, 1831 ; — les Chants du crépuscule, 1835 ; — Les Voix intérieures, 1837 ; — Les Rayons et les Ombres, 1840 ; — Les Châtiments, 1852 ; — Les Contemplations, 1856 ; — La Légende des siècles [trois parties], 1859, 1877, 1883 ; — Les Chansons des Rues et des Bois, 1865 ; — L’Année terrible, 1871 ; — L’Art d’être grand-père, 1877 ; — Le Pape, 1878 ; — La Pitié suprême, 1879 ; — L’Âne, 1880 ; — Religions et Religion, 1880 ; — Les Quatre Vents de l’esprit, 1881 ; — le Théâtre en liberté, 1884. Son Théâtre [Cf. ci-dessus : Le Théâtre romantique]. Ses Romans, qui sont : Bug Jargal, 1818, 1826 ; — Han d’Islande, 1823 ; — Le Dernier Jour d’un condamné, 1829 ; — Notre-Dame de Paris, 1831 ; — Claude Gueux, 1834 ; — Les Misérables, 1862 ; Les Travailleurs de la mer, 1866 ; — L’Homme qui rit, 1869 ; — et Quatre-vingt-treize, 1874. Ajoutons les Œuvres politiques, c’est à savoir : Étude sur Mirabeau, 1834 ; — Napoléon le Petit, 1852 ; — Histoire d’un crime, 1852-1877 ; — et les quatre volumes intitulés Avant l’Exil ; Pendant l’Exil, et Depuis l’Exil ; Enfin : Littérature et philosophie mêlées, 1834 ; — Le Rhin, 1842 ; — William Shakespeare, 1864 ; — L’Archipel de la Manche, 1884. On a encore publié, depuis la mort du poète, cinq ou six volumes de ses Œuvres posthumes et un volume de Correspondance. Les Œuvres complètes — moins la Correspondance — ont été réunies en 56 volumes in-8º, Paris, 1885-1888, Hetzel.
— ou encore, dans les Pensées d’août, l’Épître à Villemain]. — Plus tard, dans ses Confessions de Joseph Delorme, 1829 ; — et dans ses Consolations, 1831, — il a poussé le lyrisme, — en tant qu’expression du moi du poète, — jusqu’à la limite où cette hypertrophie de la personnalité devient positivement « morbide » ; — et, à cet égard, c’est de lui que procédera en partie Baudelaire. — Et enfin, dans les Pensées d’août, 1837, — et comme convaincu que le lyrisme ainsi conçu ne saurait avoir qu’un temps, — n’ayant plus rien lui-même d’intéressant à dire en vers, — il a fait des vers qui ne sont que d’assez mauvaise prose ; — mais qui n’ont pas moins acclimaté dans la poésie française contemporaine le goût de l’insignifiant ; — et la sympathie pour la médiocrité. B. Le Critique. 1º De 1824 à 1837. — C’est la période des Portraits littéraires et des Portraits contemporains ; — période militante et active, — où, quand sa critique ne lui sert pas d’un moyen pour satisfaire des rancunes ; — et distribuer les rangs par rapport à celui qu’il a lui-même la prétention d’occuper comme poète ; — elle n’est guère que le journal de ses impressions personnelles ; — et en ce sens purement romantique. — Mais il semble déjà que, dans la nature de ses impressions personnelles, — la curiosité de connaître les conditions des œuvres, — tienne plus de place que la satisfaction d’en dénoncer les défauts ; — que le besoin de les juger ; — ou que le plaisir même d’en jouir ; — et ainsi, d’une critique purement subjective, — se dégage et déjà se détache, — une critique psychologique, — dont la tendance est de subordonner l’étude ou l’examen des « œuvres » à la connaissance des « auteurs », — et de la manière dont ils ont vécu. — Nouveauté de ce genre de critique à sa date ; — et qu’il n’était pas sans analogie avec la nature des investigations que Balzac donnait pour objet à l’art du romancier ; — ce qui explique peut-être l’acharnement de la guerre qu’ils se sont faite l’un à l’autre —
Rara concordia fratrum !— c’est surtout en littérature qu’on voit des frères ennemis ; — et rien ne nous divise plus profondément que de tendre au même objet par des moyens opposés. — Mais, en dépit des différences, le roman de Balzac et la critique de Sainte-Beuve n’en comportaient pas moins la même sorte d’« indiscrétion » ; — la même « anatomie » des modèles ou la même « dissection » ; — la même tranquille audace ; — et finalement ils rendaient le même effet de vie. — Comparaison à cet égard de la critique de Villemain avec la critique de Sainte-Beuve ; — et combien la première est plus abstraite, plus décharnée, moins pénétrante et moins aiguë que la seconde. 2º De 1837 à 1850 ; — ou, du cours de Lausanne sur Port-Royal au cours de Liège sur Chateaubriand et son groupe littéraire. — C’est la période vraiment féconde ; — celle où s’opère dans la critique de Sainte-Beuve, dégagée du romantisme, — le rapprochement de la critiqué qui « sent » et de la critique qui « explique » ; — par l’intermédiaire d’une connaissance plus exacte et plus approfondie de l’histoire. — Du livre de Port-Royal, et de son importance à cet égard. — Comment trois choses y sont menées de front, lesquelles sont : — l’examen des œuvres ; — l’analyse des sentiments ; — et l’appréciation ou le jugement des idées [Cf. notamment les chapitres consacrés à Pascal]. — Comment trois qualités s’y unissent et s’y fortifient l’une l’autre : — la précision de l’historien ; — la subtilité du psychologue ; — la décision du juge [Cf. notamment les chapitres sur Montaigne ; — Saint François de Sales ; — Corneille ; — Boileau]. — Et comment enfin, de l’exemple ainsi donné, trois obligations définies en sont résultées pour la critique : — l’obligation d’expliquer ; — l’obligation de classer ; — et l’obligation enfin de tendre par le moyen de l’interprétation des œuvres à une connaissance « philosophique » de l’esprit humain. — Qu’il n’est pas douteux que, pour toutes ces raisons, Port-Royal soit l’un des grands livres de ce siècle ; — et l’œuvre de Sainte-Beuve, en général, l’une des plus originales de notre temps ; — comme enfin l’une des plus fécondes en conséquences. 3º De 1850 à 1870. — C’est la période des Causeries du lundi et des Nouveaux lundis ; — la partie la plus vantée de l’œuvre de Sainte-Beuve ; — mais non pas cependant la meilleure ; — si trop de haines « actuelles » s’y mêlent constamment à l’appréciation des œuvres, mais surtout des hommes ; — s’il ne meurt pas un des contemporains du critique [Balzac, 1850 ; Musset, 1857 ; Vigny, 1863], qu’il n’en profite ou qu’il n’en abuse pour régler avec eux le compte de ses anciennes rancunes ; — et si l’exagération même de la méthode l’entraîne à ne se soucier presque plus des œuvres, mais uniquement des hommes. — Qu’à la vérité, aux environs de 1860, la nécessité de défendre sa propre originalité contre quelques disciples qui se réclament de lui, — tels qu’Edmond Scherer, Ernest Renan, et Taine, — l’oblige à préciser deux points qu’il ne veut pas abandonner. — Il établit donc victorieusement que, ce qu’il y a d’intéressant dans l’œuvre littéraire, c’est d’abord cette œuvre elle-même. — Il n’établit pas moins fortement que rien de général ne réussit à expliquer ce qu’il y a d’individuel dans un chef-d’œuvre ; — et qu’étant donné « la race », « le milieu », « le moment », qui sont les mêmes pour tous, — le grand problème est d’expliquer comment il se fait qu’on n’ait vu qu’un Tartuffe et qu’une Phèdre ; — qu’un Voltaire et qu’un Rousseau ; — qu’une Eugénie Grandet et qu’une Valentine. — Mais, après cela, lui-même se désintéresse de ses propres principes ; — comme des plus chers de ses anciens goûts ; — l’histoire proprement dite l’attire de plus en plus ; — il prend au sérieux son titre de « sénateur de l’Empire » ; — et il n’y a presque plus rien de l’auteur de Port-Royal dans son Étude sur Jomini, par exemple, ou dans son Essai sur Proudhon. C. Le Philosophe ; — et d’abord si cette appellation n’est pas bien ambitieuse pour lui ; — en tant du moins qu’avoir une « philosophie » c’est avoir un système lié ; — une vue générale des choses, ou seulement une « doctrine » [Cf. plus loin l’article Taine]. — Qu’en ce sens non seulement Sainte-Beuve n’a pas eu de « philosophie » ; — mais son grand défaut, comme critique et comme historien de la littérature, — a été de ne pouvoir pas s’élever au-dessus de la « monographie ». — Ses contradictions théoriques et sa versatilité naturelle d’humeur. — Mais que cette versatilité même et ces contradictions impliquent une espèce de philosophie ; — dont le principe est de perfectionner son goût par la variété des disciplines qu’on lui impose ; — et que c’est même là ce qu’on appelle du nom de dilettantisme. — Sainte-Beuve a été le dilettante de la critique ; — et c’est en cette qualité qu’il semble avoir surtout agi sur ses contemporains. 3º Les Œuvres. Les Œuvres de Sainte-Beuve comprennent : 1º ses Poésies : Joseph Delorme, 1829 ; les Consolations, 1830 ; et les Pensées d’août, 1837 ; — 2º son roman de Volupté, 1834, — et 3º ses Œuvres critiques, ainsi divisées : Portraits littéraires, 3 volumes ; Portraits de femmes, 1 volume ; Portraits contemporains, 5 volumes ; Port-Royal, 5 volumes in-8º ou 7 volumes in-18 ; Chateaubriand et son groupe littéraire, 2 volumes ; Causeries du lundi, 15 volumes ; Nouveaux lundis, 13 volumes. Il y faut ajouter : Tableau de la poésie française au xvie siècle ; — ses Premiers lundis, trois volumes qu’on a formés après sa mort des articles qu’il n’avait pas lui-même réunis ; — son Étude sur Virgile ; — et deux ou trois « nouvelles » assez insignifiantes. Il n’a encore paru que trois volumes de sa Correspondance et presque rien de ses fameux Carnets.
Le Naturalisme (1859-1875)
« bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée », — et que l’amour ne refait point la virginité des courtisanes. — Il a également démontré que les gens dits d’affaires manquaient assez souvent de scrupules [Cf. Les Effrontés] ; — et que les intrigants finissent quelquefois mal [Cf. La Contagion] ; — et tout cela, si ce n’était pas du contre-romantisme, — c’était cependant autre chose que le romantisme. — En second lieu, pour en faire du réalisme, — il a imaginé des intrigues « actuelles » ou contemporaines ; — dont les personnages étaient imités de ceux de Balzac [Cf. Les Effrontés, Le Fils de Giboyer, Maître Guérin], — ou de ceux d’Eugène Sue [Cf. Lions et Renards] ; — et parmi lesquels il y en a deux ou trois d’assez énergiquement caractérisés. — Il a donné, comme Balzac encore et sur ses traces, — une importance nouvelle à la question d’argent, — en en faisant le fond de la pièce, — au lieu d’un simple moyen de théâtre, qu’elle était dans le théâtre de Scribe. — Pour achever la ressemblance, il a généralement emprunté son décor à la vie ambiante ; — affaires industrielles [Cf. Les Effrontés], découvertes ou inventions scientifiques [Cf. Un beau mariage, Maître Guérin], événements politiques [Cf. Le Fils de Giboyer]. — Enfin, et en troisième lieu, ce qui n’est plus du Balzac, — mais ce qui n’a pas été le moindre clément de son succès, — il s’est posé en « bourgeois de 1789 » ; — ennemi des vaines distinctions ; — ne respectant en tout que « le mérite personnel » ; — et anticlérical à la manière de Béranger [Cf. Le Fils de Giboyer, Lions et Renards]. — Et, sans doute, c’est ce que l’on prétend louer en lui quand on le met « de la famille de Molière ». Mais son mérite proprement dramatique n’est pas beaucoup au-dessus de celui d’Eugène Scribe ; — et on a trop vanté son mérite d’écrivain ; — sa « robuste franchise » et sa « mâle correction ». — Son vers est étrangement prosaïque, excepté peut-être en quelques endroits de Philiberte ou de L’Aventurière] — et sa prose manque en général d’accent ; — si d’ailleurs elle est assez naturelle. — Ses moyens sont souvent très artificiels ; — et ses intrigues bien romanesques [Cf. Le Gendre de M. Poirier, Le Mariage d’Olympe, Un beau mariage, Maître Guérin, Les Fourchambault]. — On ne voit pas non plus qu’il ait soupçonné l’existence des grandes questions ; — et la pensée fait défaut dans son œuvre. — Elle n’en demeure pas moins celle d’un fort honnête homme ; — qui a bien aimé son métier d’auteur dramatique ; — dont les ambitions littéraires n’ont pas dépassé la capacité ; — et qu’on ne saurait enfin mieux caractériser qu’en le comparant, — pour ses défauts comme pour ses qualités, — à l’auteur de Turcaret et de Gil Blas. 3º Les œuvres. — En dehors de son Théâtre, les Œuvres d’Émile Augier se réduisent à deux recueils de Poésies : Poésies complètes d’Émile Augier, Paris, 1852, Lévy ; — et Les Pariétaires, Paris, 1855, Lévy ; — et à quelques brochures de peu d’intérêt. Son Théâtre se compose en tout de 29 pièces, dont, on ne sait pourquoi, il en a éliminé deux de l’édition de son Théâtre complet : La Chasse au roman, 1851 ; — et Les Méprises de l’amour, 1852. Pour plusieurs autres de ses pièces il a eu des collaborateurs : Musset pour L’Habit vert, 1849 ; — Jules Sandeau pour La Pierre de touche, 1853, et pour Le Gendre de M. Poirier, 1854 ; — Édouard Foussier pour Les Lionnes pauvres, 1858, et pour Un beau mariage, 1859 ; — enfin Eugène Labiche pour Le Prix Martin, 1876. Celles qui lui appartiennent en propre sont donc : en vers, La Ciguë, 1844 ; Un homme de bien, 1845 ; L’Aventurière, 1848 ; Gabrielle, 1849 ; Sapho (opéra, musique de Gounod, 1851] ; Le Joueur de fifre, 1851 ; Diane, 1852, Philiberte, 1855 ; La Jeunesse, 1858 ; et Paul Forestier, 1868 ; et en prose : Le Mariage d’Olympe, 1855 ; Ceinture dorée, 1855 ; Les Effrontés, 1861 ; Le Fils de Giboyer, 1863 ; Maître Guérin, 1864 ; La Contagion, 1866 ; Le Post-Scriptum, 1869 ; Lions et Renards, 1870 ; Jean de Thommeray [d’après une nouvelle de Jules Sandeau], 1874 ; Madame Caverlet, 1876 ; et Les Fourchambault, 1878. La dernière édition de son Théâtre complet [revue et corrigée, selon l’antique usage] est celle de 1889, en sept volumes, Paris, Calmann Lévy.
« Les petits ruisseaux débordés prennent des airs d’océan ; il ne leur manque qu’une chose pour l’être, la dimension ! Restons donc rivière, et faisons tourner le moulin »[Cf. t. II, p. 190]. — Les haines de Flaubert ; — et, par contraste, son estime singulière pour
« ce vieux croûton de Boileau ». — Hésitations et premiers essais : La Tentation de saint Antoine. — Sa préoccupation du style ; — et, à cette occasion, s’il ne l’a pas poussée jusqu’à la manie ? Unité de l’œuvre de Flaubert ; — et que, quoi que l’on dise de Madame Bovary ou de L’Éducation sentimentale ; — l’application s’en fait d’elle-même à Salammbô et à la Tentation de saint Antoine. — Le sujet seul diffère ; — mais les procédés sont demeurés les mêmes ; — et la conception d’art identique. — Le premier point est de s’abstraire de la réalité que l’on représente ; — et de n’en retenir, pour le peindre, que ce qui donnera la même impression, — à tous ceux qui l’étudieront d’assez près [Cf. à ce sujet la discussion de Sainte-Beuve avec Flaubert sur Salammbô]. — Mais, en second lieu, la représentation devra être typique, — et non anecdotique ; — ce qui est encore le contraire du romantisme ; — attendu que, si le romantisme a vu dans le caractère, ce qu’on pourrait appeler « l’accidentel » ou l’« unique » [Cf. Notre-Dame de Paris, La Confession d’un enfant du siècle, Colomba], — le caractère, pour Flaubert et pour le naturalisme, — comme pour la science de son temps, — a consisté dans l’élément durable et permanent des choses changeantes. — On peut donc traiter l’aventure d’Emma Bovary comme on fait celle de la fille d’Hamilcar ; — et incarner, dans l’une comme dans l’autre, — tout un « moment » de l’histoire ; — toute une famille de femmes ; — et toute une civilisation. — C’est ce que Flaubert entend par la « solidité du dessous ». — Enfin, et en troisième lieu, il faut communiquer à l’œuvre « la vie supérieure de la forme » ; — par le moyen d’un style « rythmé comme le vers et précis comme le langage des sciences » ; — dont le pouvoir ait quelque chose d’intrinsèque ou d’existant par soi ; — « indépendamment de ce que l’on dit » ; — et dont la beauté propre ait quelque chose d’analogue à celle d’une ligne ; — qui est harmonieuse, gracieuse et voluptueuse en soi. — Et ce sont toutes ces exigences auxquelles s’est conformé Flaubert, — dans Salammbô comme dans Madame Bovary, et dans L’Éducation sentimentale comme dans La Tentation de saint Antoine. Mais que toutes les « réalisations » de Flaubert, — à l’exception de Madame Bovary, — ont été gâtées par l’intervention de l’auteur de Bouvard et Pécuchet ; — dont l’ironie perpétuelle est une perpétuelle dérogation au principe de l’impersonnalité de l’artiste ; — et, à ce propos, du pessimisme de Flaubert. — L’origine en est purement littéraire ; — et il n’en veut à la vie et aux hommes, — que de ne pas comprendre l’art comme lui-même [Cf. sa Correspondance]. — Que ce point de vue n’est légitime — qu’à la condition qu’on se renferme étroitement dans son art ; — et qu’on n’en sorte pas pour interpréter ou pour juger la vie. — Flaubert a cru qu’il n’y a au monde que l’art ; — ce qui a d’ailleurs été sa force ; — mais aussi sa faiblesse, à un autre point de vue, — parce qu’il y a dans la vie autre chose que l’art. — Étroitesse à cet égard des idées de Flaubert ; — et que, sans doute, elles n’ont pas contribué médiocrement à détourner de sa voie large, — le « naturalisme » vers des voies étroites. — Et que si ce mépris de tout ce qui n’est pas l’art est du « romantisme », — on s’explique par là ce qu’il y a de « romantisme » dans l’œuvre des derniers représentants du naturalisme. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Flaubert comprennent : 1º Ses romans : Madame Bovary, 1856 [dans la Revue de Paris], et 1857, Michel Lévy ; — Salammbô, 1862 ; — L’Éducation sentimentale, 1870 ; — La Tentation de saint Antoine, 1874 [dont les premiers fragments ont paru dans L’Artiste, en 1856 et 1857] ; — Trois contes, 1877 ; — et Bouvard et Pécuchet, 1881 [posthume et inachevé]. 2º Deux pièces de théâtre : Le Candidat, 1874 ; — et Le Château des cœurs, 1879. 3º Quelques opuscules, dont les plus importants sont sa lettre à Sainte-Beuve, sur Salammbô ; — et la Préface pour les dernières chansons de Louis Bouilhet. Nous avons signalé l’intérêt de sa Correspondance. Les Œuvres complètes, moins la Correspondance, ont été réunies en sept volumes, in-8º, Paris, 1885, Quantin.
« le degré de bienfaisance du caractère ». — Et ce critérium est discutable ; — mais c’en est un et tel qu’aucun Geoffroy Saint-Hilaire n’en a jamais invoqué de semblable ; — puisqu’enfin il tend à mettre le renard ou l’hyène fort « au-dessous » du chien ; — et la considération « esthétique » s’en trouve réintégrée dans la critique. Cependant les événements de 1870-71 éclatent ; — et ils sont pour Taine un trait de lumière. — Il publie ses Notes sur l’Angleterre, 1872 ; — et il conçoit le plan du grand ouvrage — dont le premier volume ; L’Ancien Régime, 1875, — est peut-être son chef-d’œuvre. — Les études qu’il entreprend sur la Révolution — lui font connaître alors une espèce d’hommes qu’il avait peu pratiquée jusqu’alors. — Il se demande, avec une angoisse qui l’honore, — s’il est bien vrai
« qu’un palais soit beau même quand il brûle, ou surtout quand il brûle »; — et quand nous rencontrons un « crocodile » parmi nous, — si nous n’avons qu’à le décrire et qu’à l’admirer ? — Sa loyauté lui répond que non ; — et à son insu voilà la considération « morale » qui rentre dans la critique ; — pour y devenir tout à fait prépondérante, dans les derniers volumes de ses Origines, 1890-1892. — Il se retrouve ainsi au même endroit du cercle ; — et il a employé quarante ans d’un labeur ininterrompu, — à ramener ce qu’il avait le plus cruellement raillé dans l’éclectisme ; — c’est-à-dire la subordination de la critique et de l’histoire à la morale. Il a d’ailleurs, dans l’intervalle, déployé des qualités d’admirable écrivain ; — ou de poète même ; — gâtées seulement par un peu d’artifice. — On sent trop « comment » ses plus belles pages sont faites. — On y trouve trop de rhétorique ; — des procédés trop apparents ; — surtout dans ses derniers écrits ; — et une dureté ou une violence d’effets, — qui n’est pas uniquement imputable à la nature du sujet. 3º Les Œuvres. — Il est assez difficile de classer les Œuvres de Taine par catégories déterminées, et à l’exception du Voyage aux Pyrénées, 1855 ; de la Vie et opinions de Thomas Graindorge, 1868 ; et de ses Notes sur l’Angleterre, 1872, tous ses ouvrages sont ouvrages « de critique et d’histoire ». Essai sur les fables de La Fontaine [thèse pour le doctorat, 1853], remaniée sous le titre de La Fontaine et ses fables, 1860 ; — Essai sur Tite-Live, 1855 ; — Essais de critique et d’histoire, 1858 ; — Histoire de la littérature anglaise, 1863, 4 vol. in-8º, ou 5 vol. in-12 ; — Nouveaux essais de critique et d’histoire, 1865 ; — Philosophie de l’art en Italie, 1865 ; — De l’idéal dans l’art, 1867 ; — Philosophie de l’art en Grèce, 1869 ; — Philosophie de l’art dans les Pays-Bas [quatre volumes réunis en deux, depuis 1881, sous le titre général de Philosophie de l’art] ; — Voyage en Italie, 1866 ; — De l’intelligence, 1870 ; — les Origines de la France contemporaine, 1876-1890 ; — Derniers essais de critique et d’histoire, 1894 ; — Carnets de voyage, 1896. Ajoutez Les Philosophes français, 1856 ; — et une brochure sur Le Suffrage universel, 1871.
« Gavroche arrive du premier coup ». 3º Les Œuvres. — On peut diviser les Œuvres de Renan en trois principaux groupes, selon qu’elles se rapportent à l’érudition pure, à l’histoire générale des religions ou du christianisme en particulier, ou à ce qu’on appellerait la philosophie, s’il ne convenait, dans ce dernier groupe, de distinguer les Œuvres vraiment sérieuses, et celles qui ne relèvent que de la fantaisie. 1º Œuvres d’érudition pure ; ce sont : Averroès et l’averroïsme, [Thèse de doctorat], 1852 ; — Histoire générale et comparée des langues sémitiques, 1857 ; — Essai sur l’origine du langage, 1858 ; — ses Mémoires dans le Journal asiatique ou dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions [sur Sanchoniathon, sur l’Agriculture nabatienne, sur les Lysanias d’Abylène, etc.] ; — et ses articles dans l’Histoire littéraire de la France, t. XXIV à XXX. Il y faut ajouter le grand ouvrage intitulé Mission de Phénicie, 1865 ; — et sa part de collaboration au Corpus inscriptionun semiticarum. 2º Histoire religieuse. — Études d’histoire religieuse, 1857 ; — et Nouvelles études d’histoire religieuse, 1884 ; deux volumes, dont le second contient quelques-uns des premiers travaux de Renan, sur le Bouddhisme et sur Saint François d’Assise. — De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, brochure, 1861 ; — Vie de Jésus, 1863 ; Les Apôtres, 1866 ; Saint Paul, 1869 ; L’Antéchrist, 1873 ; Les Évangiles, 1877 ; L’Église chrétienne, 1879 ; Marc-Aurèle, 1881, sept volumes, que complète un index ; — Histoire du peuple d’Israël, 1887-1892. Il y faut ajouter les traductions suivantes : Le Livre de Job, 1858 ; Le Cantique des Cantiques, 1860 ; L’Ecclésiaste, 1861 ; et le volume intitulé Conférences d’Angleterre, 1881. 3º Œuvres philosophiques. — Essais de morale et de critique, 1860 ; — Questions contemporaines, 1868 ; — La Réforme intellectuelle et morale, 1871 ; — Dialogues et fragments philosophiques, 1876 ; — Mélanges d’histoire et de voyages, 1878 ; — Discours et conférences, 1887 ; — L’Avenir de la science, 1890 [écrit en 1848]. Mettons enfin à part : Caliban, 1878 ; — L’Eau de Jouvence, 1880 ; — Le Prêtre de Némi, 1885 ; — 1802, dialogue des morts, 1886 ; — et L’Abbesse de Jouarre, 1886. Les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 1876-1882, avec les parties parues de la Correspondance, forment une dernière catégorie.
« grand enfant »et de son
« bon garçon de père »[Cf. Un père prodigue]. — Mais le succès de La Dame aux camélias, 1848 (roman), et 1852 (drame), — lui indique sa véritable voie ; — qui est l’imitation de ce qu’il a vu lui-même ; — et sans doute c’est une forme inférieure du réalisme ; — comme le réalisme des Champfleury, par exemple, et des Courbet ; — qui ne sont réalistes que de la stérilité de leur invention ; — mais pourtant c’en est une. — Différence à cet égard du réalisme de Dumas et de celui de Flaubert, ou de Taine. — Diane de Lys est toutefois une espèce de retour au romantisme. — Mais à dater du Demi-Monde, — 1855, — Dumas se jette tout entier dans le réalisme par imitation des mœurs contemporaines ; — et La Question d’argent, 1857 ; — Le Fils naturel, 1858, qui est lui-même, Dumas ; — Un père prodigue, 1859, qui est son propre père ; — L’Ami des femmes, 1864 ; — et L’Affaire Clémenceau, 1866, — sont autant d’œuvres où dominent les caractères du réalisme ; — dans la nature des intrigues ; — dans le choix des personnages ; — dans la familiarité du style. — C’est une autre différence encore du « réalisme » de Dumas, et de celui de Flaubert ou de Leconte de Lisle ; — l’indifférence presque entière à la forme ; — et la conviction qu’on écrit toujours assez bien dès qu’on réussit à se faire entendre. — Une autre différence est la tendance à discuter des « questions » et à moraliser. B. L’Auteur dramatique. — C’est sous l’influence de cette tendance ; — encouragée par l’influence directe et personnelle de George Sand ; — par l’influence moins directe, mais non moins certaine de Michelet ; — et par l’émulation des succès quasi politiques d’Augier [Cf. Les Effrontés et Le Fils de Giboyer], — que Dumas invente un nouveau théâtre, — dont Les Idées de madame Aubray, 1867, sont le premier modèle. — Tandis qu’en effet Augier continue de subir l’influence de Scribe ; — et serait d’ailleurs embarrassé de la secouer ; — Dumas s’en émancipe ; — et ses pièces deviennent des « thèses », — dont les personnages ne sont que les porte-paroles appropriés ; — et l’intrigue une démonstration. — Ces thèses ont pour objet en général de montrer l’iniquité du Code [Cf. F. Moreau, Le Code civil et le théâtre contemporain] ; — et de plaider notamment la cause de la recherche de la paternité, celle du divorce, et l’égalité romantique de l’homme et de la femme dans la faute ou dans l’adultère. — Les « Préfaces » du Théâtre complet [édition de 1866-1870] ; — et qu’il faut faire attention qu’étant postérieures de dix ans aux pièces qu’elles précèdent, — elles répondent à l’idée nouvelle que l’auteur des Idées de madame Aubray se fait de son art. C’est conformément à ces principes nouveaux, — fortifiés chez lui par les spectacles des événements de 1870-1871 [Cf. Lettres de Junius, 1870-1871], — qu’Alexandre Dumas a écrit La Visite de noces, 1871 ; — La Princesse Georges, 1871 ; — La Femme de Claude, 1873 ; — trois pièces dont il y en a au moins deux où l’on ne voit pas que la « thèse » nuise à la valeur dramatique de l’œuvre ; — et au contraire où l’obligation de « prouver » a débarrassé le théâtre de plusieurs conventions gênantes. — Elles l’ont ramené à une simplicité d’action que Scribe lui avait rendue tout à fait étrangère ; — puisqu’il ne fondait son espoir de succès que sur l’imprévu de ses combinaisons. — Elles y ont introduit un élément de passion, — que l’on chercherait en vain dans les comédies ou les drames d’Augier, — dont on ne sait jamais pourquoi les personnages agissent de telle ou telle manière plutôt que d’une autre. — Et elles ont enfin rendu au théâtre — une valeur littéraire, psychologique et morale, — qu’il avait à peu près perdue depuis une centaine d’années. — Car, quelle est la signification de L’Aventurière, ou du Verre d’eau, ou de La Tour de Nesle, ou même de Marion Delorme ? C. Le Moraliste. — De là la transformation du « réaliste » en « moraliste », — et du Dumas de Diane de Lys ou de La Dame aux camélias, — en celui de L’Étrangère, 1876 ; — de La Princesse de Bagdad, 1882 ; — de Denise, 1885 ; — et de Francillon, 1887. — Et qu’il est dommage, en vérité, que ce moraliste ait quelquefois manqué de bon sens ; — plus souvent encore d’une suffisante connaissance des questions qu’il traitait ; — et toujours de mesure. — Les lacunes de l’éducation première de Dumas ne s’aperçoivent que trop ; — même dans sa manière de poser les problèmes [Cf. Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent], 1880, — ou encore La Question du divorce, 1881. — Ramenées ou réduites à l’optique du théâtre, il tranche trop aisément des difficultés ; — dont il n’a pas vu la complexité. — Mais il n’en a pas moins rendu un service considérable, — rien qu’en passant lui-même, franchement et résolument du « naturalisme » à l’« idéalisme » ; — sans effort, et par le seul mouvement du progrès de ses réflexions. — L’un des premiers en son temps, — et depuis Les Idées de madame Aubray jusqu’à Francillon, — il a rattaché l’un à l’autre l’art et la vie, — qu’on voulait séparer. — Et sans doute, on doit regretter que de tout son théâtre, — ce qui durera sans doute le plus longtemps ce soient ses drames « réalistes », — mais l’accident ne prouve rien ni contre son talent d’auteur dramatique, — ni contre les pièces à thèse, — ni contre la générosité de son effort, — et encore bien moins contre cette idée — plus que jamais aujourd’hui répandue, — que l’art a « une fonction sociale ». 3º Les Œuvres. — Si nous laissons de côté ses romans de jeunesse, qui sont devenus à peu près illisibles, les Œuvres d’Alexandre Dumas comprennent : 1º La Dame aux camélias (roman), 1848 ; — et L’Affaire Clémenceau, 1866 ; 2º Son Théâtre, dont la dernière édition, en 7 volumes in-12, Paris, 1890-1893, Calmann Lévy, se compose de : La Dame aux camélias, 1852 ; Diane de Lys, 1853 ; Le Bijou de la reine, 1855 (en vers) ; — Le Demi-Monde, 1855 ; La Question d’argent, 1857 ; Le Fils naturel, 1858 ; Un père prodigue, 1859 ; — L’Ami des femmes, 1864 ; Les Idées de madame Aubray, 1867 ; — Une visite de noces, 1871 ; La Princesse Georges, 1871 ; La Femme de Claude, 1873 ; — Monsieur Alphonse, 1874 ; L’Étrangère, 1876 ; — La Princesse de Bagdad, 1882 ; Denise, 1885 ; Francillon, 1887. Il y faut ajouter les deux volumes intitulés : Le Théâtre des autres, dans lesquels il a au moins autant de part qu’Augier dans Les Lionnes pauvres ou Barrière dans Les Faux Bonshommes, et qui comprennent : Le Supplice d’une femme [en collaboration avec Émile de Girardin], 1865, Héloïse Paranquet [en collaboration avec Armand Durantin], 1866 ; — Le Filleul de Pompignac, 1869 ; — La Comtesse Romani [en collaboration avec M. Fould], 1877 ; — et Les Danicheff [en collaboration avec M. Pierre Corvin], 1879. Il a de plus « remis sur pied » quelques-unes des pièces de George Sand, dont la plus célèbre est Le Marquis de Villemer, 1864. 3º En dehors de ses romans et de son Théâtre, on a enfin de Dumas : — trois volumes d’Entr’actes, 1878-1879, plus un volume de Nouveaux entr’actes, 1890, où il a lui-même réuni la plupart de ses brochures et feuilles volantes ; — La Question du divorce, 1880 ; — et une Lettre à M. Rivet, député, sur la recherche de la paternité, 1883.