Le Moyen Âge (842-1498)
« J’ai eu l’occasion — a dit quelque part un historien philosophe — d’étudier les institutions politiques du Moyen Âge en France, en Angleterre et en Allemagne ; et, à mesure que j’avançais dans ce travail, j’étais rempli d’étonnement en voyant la prodigieuse similitude qui se rencontre en toutes ces lois ; et j’admirais comment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux avaient pu s’en donner de si semblables. »[Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, livre I, chap. iv ;] C’est la même admiration ou le même étonnement qu’inspire une étude attentive de la littérature européenne du Moyen Âge. Rien ne ressemble à une Chanson de geste comme une autre Chanson de geste, si ce n’est un Roman de la Table-Ronde à un autre Roman de la Table-Ronde, un Conte à un autre Conte, ou enfin un Mystère à un autre Mystère ; et deux gouttes d’eau ne sont pas plus semblables, ou, pour mieux dire, deux tragédies classiques, ni deux romans naturalistes. On y croirait d’abord apercevoir des différences, mais pour peu qu’on essaie de les préciser, elles s’évanouissent, et tout se confond. Il semble ainsi qu’au Moyen Âge une façon de penser et de sentir commune, imposée à l’Europe entière par la triple autorité de la religion, du système féodal, et de la scolastique, ait opprimé en littérature, pendant plus de quatre ou cinq cents ans, et comme anéanti toutes les distinctions d’origine, de race et de personne. Quis primus ?… D’où viennent les Chansons de geste et d’où nos Romans de la Table-Ronde ? La source première en est-elle romane ? ou germanique ? ou celtique peut-être, à moins que l’on ne veuille que, comme celle de nos fabliaux, elle soit arabe ou hindoue ? Le fait est que nous n’en savons rien. Cette littérature n’a pas d’état civil. [Cf. Pio Rajna, Le origini dell’Epopea francese, Florence, 1884.] Encore n’est-ce pas assez dire, et, sachant par ailleurs que tel Conte ou tel Mystère a vu le jour pour la première fois en France, ou en Italie, c’est en vain que nous nous efforçons de reconnaître en lui des traces de son origine, une empreinte locale, quelqu’un enfin de ces traits de cc race », à la détermination psychologique ou esthétique desquels on a trop souvent, en notre temps, essayé de réduire toute l’histoire de la littérature. Une cathédrale gothique — opus francigenum — n’a rien aussi de plus français à Paris qu’à Cologne, ou de plus allemand à Cologne qu’à Cantorbéry. Et en effet, les « races » de l’Europe moderne ne représentent que des formations historiques, dont les littératures ne sont pas tant l’expression que l’un des multiples « facteurs ». Allemands ou Français, Italiens, Espagnols, Anglais, nous avons tous été, dans la littérature et dans l’art, comme dans l’histoire et dans la politique, des nations avant de devenir des « races ». Mais avant d’être des nations nous n’avons tous formé qu’une même Europe, homogène, indivise, inarticulée, si l’on peut ainsi dire, — l’Europe féodale, l’Europe des croisades ; — et c’est pourquoi le premier caractère de la littérature française du Moyen Âge, c’est son caractère d’uniformité. Étant uniforme, elle est de plus impersonnelle. Entendez par là qu’en aucun temps l’écrivain n’a moins mis de sa personne dans son œuvre. À cet égard, presque toutes nos Chansons pourraient être du même poète, et tous nos Fabliaux du même conteur. Nous en avons beau connaître les auteurs, les œuvres ne laissent pas pour cela d’être toujours anonymes, à la manière, disions-nous, de ces tragédies de La Harpe, — qui pourraient être de Marmontel, et réciproquement. Est-ce qu’empêché de sortir de sa condition par le poids, le nombre, et l’astreignante continuité des obligations qui l’y retiennent, « l’individu », serf ou seigneur, clerc ou laïque, moine ou baron, ne s’appartient pas à lui-même ? est le représentant de son ordre ou de sa classe avant que d’être soi ? manque à la fois de la liberté, du loisir et de l’aiguillon qu’il faudrait pour oser se distinguer des autres ? Qui veut se distinguer n’y saurait réussir qu’en s’isolant d’abord ; et l’homme du Moyen Âge ne semble avoir pensé, ou même senti qu’en corps, pour ainsi dire, et en groupe, ou en troupe. Et, sans doute, c’est à cette raison qu’il faut attribuer la pauvreté de la veine lyrique au Moyen Âge. Mais surtout c’est ce qui explique cette absence entière de toute préoccupation d’art, qu’on a déguisée sous les noms spécieux de « spontanéité » ou de « naïveté ». « Les hommes d’alors, a-t-on dit, ne font pas à la réflexion la même part que nous ; ils ne s’observent pas ; ils vivent naïvement, comme les enfants. » [Cf. Gaston Paris, La Poésie du Moyen Âge.] Et on a eu raison de le dire ! Mais aussi, comme les enfants, n’éprouvent-ils que des sentiments très généraux ou « typiques », dont l’expression est aussi générale qu’eux-mêmes ; et l’art est justement chose individuelle. Ce qui distingue un peintre d’un autre peintre, c’est ce qu’ils savent apercevoir l’un et l’autre de différent dans un même modèle. Le Moyen Âge, lui, n’y a guère vu que ce que l’on y reconnaît d’abord de pareil ou d’identique. Tous les hommes pour lui se ressemblent, un peu comme à nos yeux tous les nègres ou tous les Chinois ; et, au fait, ce qui diversifie les visages humains, et, en les diversifiant, ce qui les individualise, n’est-ce pas le reflet en eux d’une complexité intérieure, d’une richesse, ou d’une intensité de vie inconnue aux hommes de ce temps ? Leur littérature est donc très générale, dépourvue de signification individuelle comme de signification locale, et c’est ce que l’on veut dire quand on en note le caractère d’impersonnalité. Enfin, — et par rapport à la rapidité de succession des idées ou des formes d’art dans nos littératures modernes, dans nos littératures contemporaines surtout, — l’immobilité de la littérature du Moyen Âge en fait un dernier caractère. Car ce n’est pas seulement d’un bout de l’Europe à l’autre bout qu’une Chanson de geste ressemble à une autre Chanson de geste, ou un Mystère à un autre Mystère, c’est encore d’un siècle à un autre siècle, et du temps de Charlemagne à celui de saint Louis. Entre la Chanson de Roland, que l’on date de l’an 1080, et celle de Raoul de Cambrai, dont on place la rédaction aux environs de 1220, s’il y a quelques différences, n’étant guère que « philologiques », elles ne se révèlent donc aussi qu’aux seuls érudits. Précisons bien ce point. Si l’on ne connaissait pas la date du Cid ou d’Horace, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que Britannicus ou Bajazet les ont assurément suivis. Mais la Chronique de Bertrand du Guesclin, du trouvère Cuvelier, pour être d’ailleurs plus plate que la Chanson de Renaud de Montauban, ne laisse pas de lui ressembler bien plus qu’elle n’en diffère. Même héroïque matière, et même manière de la traiter [Cf. Paulin Paris, Histoire littéraire de la France, t. XXIII]. Évidemment les heures coulent plus lentement alors que de nos jours, beaucoup plus lentement, d’une allure plus paresseuse ; on vit moins vite ; et comme on n’en vit pas pour cela d’une vie plus intense ou plus intime, il en résulte que, s’il s’opère quelque sourd travail au sein de cette immobilité, rien n’en paraît d’abord à la surface. Mais le travail ne s’en opère pas moins, et c’est le moment de dire que, comme cette impersonnalité ou comme cette uniformité dont nous parlions tout à l’heure, ainsi cette immobilité n’est et ne peut être que relative. Il n’y a rien d’absolu en histoire. Ajoutons même ici que, de n’avoir été précipitée ou contrariée dans son mouvement par aucune intervention du dehors ni par aucun caprice individuel, c’est ce qui fait le grand intérêt historique de la littérature du Moyen Âge. Elle s’est développée lentement, mais elle s’est développée de son fonds, sur place, en quelque sorte, et conformément à sa nature. Les philologues nous enseignent que la langue de Joinville et de Guillaume de Lorris, — la langue de la Vie de saint Louis et de la première partie du Roman de la Rose, — moins riche assurément, moins colorée, moins souple, moins subtile et moins raffinée que la nôtre, était cependant, en un certain sens, plus voisine de sa perfection, comme étant plus logique ; et ils entendent par là plus conforme aux lois de l’évolution organique des langues. Et, en effet, prosateur ou poète, aucun grand écrivain n’avait encore eu l’audace d’en troubler le cours. Pareillement, et pour avoir elle aussi quelque chose de plus logique, l’évolution de la littérature du Moyen Âge n’en est donc que plus instructive. Il s’agit de savoir comment s’est faite cette évolution.
cantilenis infortunia sua solantur, — on nous parle de « cantilènes » dont nos grandes épopées ne seraient que l’assemblage, et le développement. Mais ces cantilènes n’ont absolument rien de lyrique et, pour peu qu’on essaie d’en imaginer la nature, elles ne sont à proprement parler que de l’épopée, diffuse, de l’épopée qui n’est pas encore, qui devient, mais déjà de l’épopée. Elles aspirent à se réunir ; et chez nous, comme en Grèce autrefois, on dirait avec vérité qu’elles n’ont de raison d’être que par et dans l’épopée qu’elles devaient être un jour. C’est de l’épopée qu’il faut donc partir. Elle n’est d’abord, comme encore en Grèce, que de l’histoire, s’il ne faut pas douter que les hommes du Moyen Âge ne fussent aussi convaincus de la réalité des exploits de Roland que de l’existence de Philippe-Auguste ou de saint Louis. Les enfants ne le sont-ils pas bien de l’existence du Petit Poucet et du Chat botté ? Mais c’est de l’histoire amplifiée, de l’histoire « héroïsée », si l’on risquer ce barbarisme ; et, à la faveur de cette amplification, qui n’est qu’un effort du poète pour égaler son langage à la grandeur des événements qu’il chante, s’insinue déjà dans l’histoire un commencement d’exagération, et bientôt un élément merveilleux ou fabuleux. On prête aux Roland, aux Guillaume, aux Renaud, des vertus qui excèdent la mesure de l’humanité ; on leur attribue des exploits dignes de leurs vertus ; on arme l’un de sa « Durandal », on met l’autre à cheval sur « Bayard ». Comme d’ailleurs cet élément fabuleux flatte plus agréablement les imaginations des hommes, il ne tarde pas à usurper sur l’élément historique, auquel même on le voit servir d’explication, jusqu’à ce qu’il prenne enfin toute la place, dans les Romans de la Table-Ronde par exemple, où l’histoire ne sert plus que de prétexte au trouvère pour exercer la fertilité de son invention ; — et le roman se détache ainsi de l’épopée. L’épopée ne cesse pas d’exister ; et les Chansons qui forment le « cycle de la Croisade », sont un témoignage assuré de la longue survivance du genre. Mais il n’est plus qu’une ombre, un reflet de lui-même, sans corps qui le soutienne, et d’où la couleur, d’où la vie se retirent insensiblement. D’un autre côté, à mesure que l’on conçoit mieux la grandeur purement humaine des événements historiques, l’épopée se change en chronique, comme dans la Chanson de Bertrand du Guesclin. Rien de plus prosaïque ni qu’il y ait moins de raisons de mettre en vers ! Les auteurs le sentent bien, et surtout leurs lecteurs, ou plutôt leurs auditeurs. Trois ou quatre siècles avant l’Art poétique, ils se rendent compte que l’épopée
Et comment ne s’aviseraient-ils pas, en lisant la Vie de saint Louis, du sire de Joinville, ou la Conquête de Constantinople, de Geoffroy de Villehardouin, que l’emploi de la prose n’enlève rien à l’intérêt d’un récit, fut-il même héroïque ? Ce qu’en tout cas nous pouvons dire, c’est que maître Jehan Froissart, qui avait commencé d’écrire ses Chroniques en vers, pour faire plus d’honneur à Prouesse, les remet en prose ; — et voilà l’histoire à la fois détachée de l’épopée et distinguée du roman. Le sens et la nature de l’évolution sont donc ici bien clairs : il s’agit d’une différenciation des genres. Au lieu d’un seul genre, nous en avons trois désormais, — auxquels, si l’on voulait, on en pourrait ajouter de surcroît un quatrième, l’épopée satirique, de l’espèce de Baudoin de Sebourg ou du Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, — tous les trois nettement caractérisés ; et, comme nous le disions, ce n’est aucune intervention du dehors qui les a ainsi séparés l’un de l’autre, mais au contraire une nécessité du dedans. On remarquera que la même différenciation de genres s’était autrefois opérée en Grèce, l’Odyssée ayant certainement succédé à l’Iliade, et les Histoires d’Hérodote à l’Odyssée. Une différenciation des classes, dont l’origine lointaine se retrouverait dans le progrès de la civilisation générale, semble à peu près contemporaine de la dernière phase de la différenciation des genres. Richeut, le plus ancien des fabliaux qui nous soient parvenus, est de 1159, mais Richeut n’est qu’à peine un fabliau, et « la plupart des autres semblent être de la fin du xiie et du commencement du xiiie siècle ». Les fabliaux attestent l’émancipation intellectuelle du vilain. On en peut dire autant du Roman de Renart et de la seconde partie du Roman de la Rose. Quelle que soit la portée satirique de ces œuvres, — et quand on la réduirait à ce que toute peinture de mœurs enferme nécessairement de moquerie, puisque enfin nous ne sommes pas des anges, — ce sont des œuvres « populaires », où toute une classe de la société s’est fait comme qui dirait une littérature à son image, et dont elle s’amuse. L’unité sociale, dont les Chansons de geste étaient le témoignage éloquent, se brise ; et la hiérarchie féodale s’immobilise un moment dans ses cadres. À des fonctions diverses répondent maintenant des habitudes nouvelles, et, de ces habitudes, s’engendrent des genres littéraires nouveaux. Le vilain lui aussi veut avoir ses plaisirs ; et il en trouve un très vif, d’abord, à faire faire son portrait, puis, un plus vif, bientôt, à charger celui des autres, à en faire la caricature. En même temps, dans la classe aristocratique, plus instruite, quoiqu’elle ne le soit guère, l’individu, sous la double influence des Romans de la Table-Ronde et de l’exemple des troubadours provençaux, commence à prendre conscience de lui-même ; et le lyrisme naît. Dans les formes conventionnelles qu’ils empruntent à ces premiers maîtres, et dont ils subissent docilement les exigences, quand encore ils ne les modifient pas pour en rendre la contrainte plus étroite et plus monotone, nos trouvères, — un Quesne de Béthune, le sire de Couci, Thibaut de Champagne, Huon d’Oisi, Charles d’Anjou, — tous de race noble, essaient de faire entrer l’expression de leurs sentiments personnels. Ils n’y réussissent que très imparfaitement. Neufs et inhabiles à l’observation d’eux-mêmes, ils voudraient bien, mais ils ne savent pas, en célébrant leur « dame » ou leur « martyre d’amour », noter le trait caractéristique, donner la touche qui distingue et qui précise, traduire enfin leurs sentiments d’une manière qui n’appartienne qu’à eux. Peut-être aussi qu’ils sont venus trop tôt ! Leur temps est celui que l’on a quelquefois appelé l’âge d’or de la littérature du Moyen Âge, mais ce n’est pas encore le temps de rompre la solidarité qui lie l’individu à ses semblables. Ni l’état des esprits ni l’état des mœurs ne le permettent. Il faut attendre ; et, en attendant, toutes leurs Chansons, où il y a de réelles qualités sinon d’art, au moins de grâce, d’élégance et de mièvrerie, continuent toutes ou presque toutes de se ressembler. Mais le signal n’en est pas moins donné, et cette poésie « courtoise », où le sentiment personnel s’efforce de se faire jour, est déjà le symptôme d’une émancipation prochaine de l’individu. Est-ce pour s’y opposer que, de son côté, le clergé encourage la littérature des Miracles et des Mystères ? On peut dire du moins que les représentations qu’il en autorise, ou qu’il en favorise, nous apparaissent comme autant de distractions par le moyen desquelles il tâche à retenir un pouvoir qu’il sent qui lui échappe. Littérature d’édification, ou d’enseignement même, si les Miracles et les Mystères sont nés à l’ombre du sanctuaire, c’est qu’ils n’ont d’abord été qu’un prolongement du culte, à vrai dire ; et de cette origine, il en subsistera quelque chose jusque dans les représentations des Confrères de la Passion. C’est ce que ne sauront pas ceux qu’on verra plus tard s’en moquer, ni peut-être ceux qui, de nos jours, essaieront d’en faire sortir les commencements du théâtre moderne. Mais c’est aussi pourquoi, si la pompe quasi liturgique des Mystères a d’abord continué dans la rue les cérémonies que l’on célébrait dans l’intérieur de l’église ; s’ils ont été, comme les processions, une manière d’intéresser les sens du populaire, son avidité naturelle de divertissements et de spectacle à la durée de la religion ; et enfin, s’ils ne sont morts, comme on le montrerait, que de l’anathème que l’Église a jeté sur eux, on peut dire et il faut dire que, comme la poésie, courtoise exprimait l’idéal de la noblesse et les Fabliaux celui du vilain, pareillement les Mystères ont commencé par exprimer l’idéal du clergé. À cette différenciation des genres et des classes, nous voyons enfin se lier une différenciation des nationalités ; et quand il est bien établi que ni la Papauté ni l’Empire ne peuvent maintenir l’unité de l’Europe contre la diversité des intérêts qui la divisent, ce sont, après les genres ou les classes, les nations à leur tour qui prennent conscience d’elles-mêmes. On ne l’aperçoit nulle part mieux que dans l’histoire des littératures. Le fond de nos Chansons de geste continue bien de subsister en France, — et aussi celui de nos Romans de la Table-Ronde, qui défraiera les compilations de la Bibliothèque bleue, — mais on dirait que l’esprit en émigre d’une part en Allemagne, et de l’autre en Espagne. Par opposition au génie espagnol, qui va, lui, mêler ensemble ce que les Chansons de geste ou les Romans de la Table-Ronde ont de plus extravagant et ce que « la folie de la Croix » a de plus héroïque, l’esprit français se manifeste comme un esprit de « gausserie », d’ironie, et déjà de révolte. Très différent de l’esprit anglais, tel qu’on le saisit presque à son origine dans les Contes de Chaucer, il ne l’est pas moins de l’esprit allemand. Mais ne l’est-il pas presque autant de l’esprit italien, tel que celui-ci commence alors de se déterminer dans la Divine Comédie, par exemple, ou dans les Sonnets de Pétrarque ? C’est ainsi que dans cette Europe naguère encore étroitement unie, les nationalités se forment, par agglomération du semblable au semblable, par une espèce de groupement autour de quelques idées ou de quelques sentiments que l’hérédité transformera plus tard en caractères de race. On ne se demande pas sans quelque inquiétude ce qu’il fût advenu de l’esprit français s’il eût persévéré dans cette direction, ou plutôt, — car il y devait persévérer, et nous le verrons bien, — si cette influence de l’esprit gaulois n’avait été, presque dès le début, contrebalancée par d’autres influences, au premier rang desquelles il faut placer celle de la scolastique. On a beaucoup médit de la scolastique en général ; et sans doute il y a quelque lieu d’en médire, quoique après tout saint Thomas ne soit peut-être pas fort au-dessous d’Aristote, ni Duns Scot inférieur à Hegel. Mais ce n’est pas ici la question ; et nous nous bornerons à dire que, si
« tout l’art d’écrire, selon le mot de La Bruyère, consiste à bien définir et à bien peindre », la scolastique nous en a certainement appris une moitié. Faute d’une connaissance assez étendue, mais faute surtout d’une connaissance assez expérimentale de la nature, les définitions de la scolastique n’ont rien de « scientifique », au sens véritable du mot ; mais elles n’en ont pas moins discipliné l’esprit français en lui imposant ce besoin de clarté, de précision et de justesse qui ne laissera pas de contribuer pour sa part à la fortune de notre prose. Peut-être encore devons-nous à l’influence de la scolastique cette habitude, non pas d’approfondir les questions, mais de les retourner sous toutes leurs faces, et ainsi d’en apercevoir des aspects inattendus, et des solutions ingénieuses, trop ingénieuses peut-être, assez voisines pourtant quelquefois de la vérité, qui est complexe, et qu’on mutile dès qu’on veut l’exprimer trop simplement. Mais, à coup sûr, nous ne pouvons pas ne pas lui être reconnaissants de nous avoir appris à « composer » ; et là, comme on le sait, dans cet équilibre de la composition, dans cette subordination du détail à l’idée de l’ensemble, dans cette juste proportion des parties, là sera l’un des traits éminents et caractéristiques de la littérature française. C’est comme si l’on disait qu’en même temps qu’il se manifestait comme un esprit de satire et de fronde, l’esprit français se déterminait d’autre part comme un esprit de logique et de clarté. Et il se déterminait enfin, par opposition à l’esprit féodal, qui est un esprit d’individualisme et de liberté, comme un esprit d’égalité, pour ne pas dire précisément de justice et de « fraternité ».
Omnia quæ loquitur populus iste conjuratio est.De tous les caractères de la littérature européenne du Moyen Âge, il n’en est pas qui soit demeuré plus national et, si l’on ose ainsi parler, plus personnel à la littérature française que cette tendance à l’universalité. On pourrait soutenir, sans exagération, que, déjà, les « droits de l’homme » sont inscrits dans la deuxième partie du Roman de la Rose, celle de Jean de Meung, et, ce qui est mieux, on pourrait le montrer. Il est d’abord comme entendu que l’on n’écrira pas en français pour écrire, mais pour agir ; et que cette action aura pour objet la propagation des idées générales. Rien, par la suite, ne servira davantage à étendre dans le monde entier la popularité de la littérature et de la langue françaises ; et au fait, n’est-ce pas ce que les étrangers aiment de notre « parlure » quand ils l’appellent, dès le xiiie siècle, la plus « délittable qui soit » ? L’explication s’en trouve : en partie, dans la persistance et la continuité de la tradition latine ; en partie dans l’effort de nos légistes pour faire triompher sur l’esprit germanique ou féodal l’esprit du droit romain ; et enfin dans l’encouragement que nos rois donnent à un effort qui fait les affaires de leur plus noble ambition, puisque aussi bien il fait celles de l’unification des volontés et de la formation de la patrie française.
« Une ordonnance de saint Louis, a-t-on dit, et une ordonnance de Louis XIV sont toutes deux du français », ce qui revient sans doute à dire qu’une ordonnance de Jean le Bon ou une ordonnance de Charles VII n’en sont qu’à peine ou n’en sont point. [A. de Montaiglon, dans le Recueil des poètes français, de Crépet.] Les anciens genres sont épuisés et, de leurs débris, les nouveaux ne se dégagent point encore. La veine épique est désormais tarie : plus de Chansons de geste ni de Romans. On ne compose plus de Fabliaux, et même les grands Mystères n’apparaissent que tout à fait à la fin de la période. [Cf. V. Le Clerc, Histoire littéraire de la France, t. XXIV.] La chronique, en revanche, a tout envahi. On chronique en vers, et on chronique en prose. Chroniqueur Eustache Deschamps, et chroniqueur Georges Chastelain. La très sage Christine de Pisan, et Froissart lui-même, ne sont encore que des chroniqueurs. La préoccupation du présent les absorbe tous tout entiers ; et aussi bien le conçoit-on si l’on songe en quel temps ils vivent. En effet, ce n’est pas l’heure de rêver la conquête mystique du Graal, lorsque l’Anglais est maître des trois quarts de la France, et on n’a pas le cœur à « gaber » parmi le tumulte des armes. Ajoutez la « peste noire », la « jacquerie », la folie du roi Charles VI, les sanglantes querelles des Armagnacs et des Bourguignons. Parmi toutes ces horreurs et dans l’universelle détresse, pour chanter « les dames » ou le retour du printemps :
il y faut toute l’insouciance ou toute la légèreté de Charles d’Orléans. Et quand enfin, dans les dernières années du règne de Charles VII, ou sous Louis XI, la paix et la tranquillité renaissent, une ou deux exceptions n’empêchent pas je ne sais quelle lourdeur flamande ou bourguignonne de tout envahir, dans la littérature comme dans l’art, — voyez plutôt à Dijon le tombeau des ducs de Bourgogne, — et de tout écraser de son poids, que n’allège pas, qu’alourdirait plutôt l’étalage de la richesse. [Cf. Ernest Renan, Histoire littéraire de la France, t. XXIV.] Sans doute, il y a Villon, François Villon, « né de Paris emprès Pontoise », vrai gibier de potence, mais vrai poète aussi, grand poète même, oserait-on dire ; et quelques-unes de ses Ballades ne sont assurément pas pour démentir ce que ce nom de poète, quand il est mérité, signifie de grâce et de force de style, de sincérité d’émotion, d’originalité de sentiment et d’idées. Qu’y a-t-il de plus « macabre » que la Ballade des pendus ? de plus haut en couleur que la Ballade de la grosse Margot ? d’une « enluminure » plus naïve que la Ballade que fit Villon à la requête de sa mère ? et — puisqu’on ne peut enfin le nommer sans la rappeler — qu’y a-t-il de plus humain dans sa mélancolie que la Ballade des dames du temps jadis ? Mais ce n’est pas Villon qu’on a suivi. Ceux qui ont fait école, ce sont les « grands rhétoricqueurs » : Jean Meschinot, Jean Molinet, Guillaume Crétin, — le Raminagrobis de Rabelais, — Jean Marot, Lemaire de Belges. Déjà prosaïque aux mains d’Alain Chartier, la poésie, entre les leurs, est devenue prétentieusement didactique. L’ont-ils eux-mêmes senti ; et « ne pouvant la faire belle », est-ce pour cela qu’ils l’ont faite « artificieuse » en la surchargeant de complications infinies et de déplorables ornements ? C’est vraiment la reine de village dont Pascal parlera quelque part, la
« jolie demoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, qui s’admire, mais qui fait rire ». Aussi n’est-il rien demeuré de leur œuvre, et on ne peut seulement pas dire que l’âge postérieur en ait utilisé les restes. Mais ils n’en ont pas moins en leur temps comme étouffé la réputation de Villon, et plus de cinquante ans s’écouleront avant que les Lunettes des princes ou la Complainte sur le trépas de Messire Guillaume de Byssipat le cèdent dans l’estime des poètes au Petit et au Grand Testament. Où la stérilité de l’époque n’est pas moins attristante que dans les rapsodies des « grands rhétoricqueurs », c’est dans la fausse abondance des Mystères, si toutefois les Mystères appartiennent à l’histoire de la littérature, et que le texte en ait plus de valeur que celui d’un moderne livret d’opéra. De même en effet que, dans un opéra, ce qui est essentiel à la définition du genre c’est la musique d’abord, et ensuite les décors, les costumes, le ballet, mais le texte n’en est proprement que l’occasion ; ainsi, dans nos grands Mystères, l’élément principal, capital et caractéristique, c’est le spectacle ou la représentation, ou mieux encore c’est l’exhibition. Clercs ou laïques, les auteurs de nos Mystères, que l’on en appellerait plus exactement les fournisseurs, ne se proposent seulement plus de nous conter le « drame de la Passion », ni d’apprendre à la foule des vérités nouvelles, ou de lui présenter sous une forme nouvelle des vérités anciennes, mais leur dessein ou plutôt leur fonction, tout ce qu’ils sont et ce qu’on leur demande, n’est que de tracer une espèce de scénario qui serve aux bourgeois de Tours ou d’Orléans de prétexte à monter sur les planches, vêtus d’oripeaux éclatants, — et à se procurer ainsi le même genre de plaisir que leur donne de nos jours une « cavalcade » soi-disant historique. Que d’ailleurs, à ce titre même, et en raison de ce qu’ils contiennent de réalité vivante, d’actualité contemporaine de Louis XI ou de Charles VII, les Mystères nous soient de précieux documents pour l’histoire des mœurs, on n’en disconvient pas. Mais, une « ordonnance royale » ou un « arrêt de Parlement » ne sont-ils pas aussi des « documents » ? et qui jamais a eu l’idée d’y voir de la « littérature » ? Le seul nom de cette période, avec celui de Villon, qui surnage, et qui vive, c’est celui de Philippe de Commynes. On aurait tort, comme on l’a fait, de comparer Commynes à son contemporain Machiavel. Les Décades ou le Prince du grand Italien sont écrits d’un autre style ; ils sont d’une autre valeur et d’une autre portée que les Mémoires de l’adroit serviteur du Téméraire et de Louis XI. Mais il a bien aussi son mérite ! Commynes a peu de préjugés, ce qui est toujours une excellente condition pour écrire l’histoire ; il a de l’expérience ; et surtout il a vécu dans la familiarité de l’un des modèles les plus originaux que jamais peintre ait rencontrés. C’est dommage, après cela, qu’il ne soit rien sorti de lui, non plus que de Villon, et qu’au contraire, bien éloigné d’être le commencement de quelque chose, en lui et avec lui finissent nos chroniqueurs. Son talent n’est qu’un accident, comme celui de Villon ; et non seulement ce n’est pas de lui que procéderont nos historiens classiques, mais c’est à peine si l’on peut voir en lui le précurseur de ces auteurs de Mémoires qui vont bientôt devenir si nombreux dans l’histoire de notre littérature. Ainsi, de quelque côté que nous tournions les yeux, et en négligeant deux ou trois autres exceptions, puisqu’il faut bien qu’il y en ait toujours, nous ne voyons que symptômes de décadence, et il semble que, dans tous les genres, au moment climatérique de son développement, la littérature du Moyen Âge, en France du moins, se soit comme nouée. Ce qui équivaut à dire que toutes les qualités qui sont celles de l’enfance, elle les a eues ; et, pour cette raison, nous pouvons encore aujourd’hui nous complaire à y rafraîchir, comme on ferait à une source plus pure, nos imaginations échauffées. Mais des qualités de l’enfance elle est passée tout aussitôt aux infirmités de la décrépitude, et rien ou presque rien n’a rempli l’entre-deux. Jamais peut-être, depuis les temps lointains d’Homère et de l’épopée grecque, matière épique n’avait été plus abondante, et plus riche, et plus neuve que celle des Chansons de geste ou des Romans de la Table-Ronde. Nous en vivons encore nous-mêmes ! Mais, d’un poème a l’autre, pendant quatre cents ans, des premières Chansons de geste aux dernières versions en prose de la Bibliothèque bleue, cette matière épique a flotté comme à l’état diffus, sans qu’aucun de nos vieux trouvères, ni l’auteur de Roland, ni celui d’Aliscans, réussît à lui imposer une forme qui la fixât, comme on dit, sous l’aspect de l’éternité. Le drame ne s’est pas rendu compte qu’avant tout, dans sa nature ou dans son essence, il était action ; et pour ne s’en être pas rendu compte, on l’a vu devenir de procession, exposition d’abord, d’exposition spectacle, et finalement de spectacle étalage forain. Et la poésie lyrique, empêchée dans son essor par les circonstances, n’a pas eu plus tôt ouvert ses ailes qu’elle a dû les replier, et en emprisonnant dans des poèmes d’une impersonnalité convenue la liberté de son inspiration, se rabattre aux lieux communs de la poésie « courtoise ». C’est ce que l’on exprime d’une manière générale, en disant que le mouvement de la Renaissance n’a rien interrompu, bien loin de rien avoir détruit. Si la littérature du Moyen Âge n’était pas morte, elle agonisait depuis deux cents ans ou davantage quand l’esprit de la Renaissance commença de souffler sur le monde. Et il est possible, après cela, il est même probable qu’à défaut de l’esprit de la Renaissance, un autre et nouvel esprit se fût emparé, pour le vivifier, de ce reste d’existence. Mais c’est ce qui n’est point arrivé ; et, en attendant, la Renaissance allait nous donner trois choses qui nous avaient jusqu’alors manqué : un modèle d’art, en nous proposant les grands exemples de l’antiquité ; l’ambition d’en reproduire, d’en imiter les formes ; et, pour remplir ces formes elles-mêmes, si je puis ainsi parler, de nouveaux moyens, une manière nouvelle d’observer la nature et l’homme.
Les auteurs et les œuvres
De quelques catégories d’idées et de mots qui semblent avoir passé du germanique dans le français [Cf. Gaston Paris, Littérature française au Moyen Âge] ; — termes de guerre, — termes d’architecture, — termes de marine, etc. — Si l’on en peut conclure à une pénétration bien profonde du français par le germanique ? 3º Les premiers Monuments de la Langue. — Les Gloses de Reichenau, viie -viiie siècle ; — les Serments de Strasbourg, 842 ; — la Prose de sainte Eulalie, vers l’an 880 ; — l’Homélie sur Jonas, première moitié du xe siècle ; — la Passion et la Vie de saint Léger, seconde moitié du xe siècle ; — la Vie de saint Alexis, vers 1040.
Ils s’efforcent aussi de « moraliser » ; — et, la poésie se confondant avec la prose, — il faut attendre au moins jusqu’à Charles d’Orléans et jusqu’à Villon pour voir reparaître le lyrisme. 3º Les Œuvres. — Romanzen und Pastourellen, édition Karl Bartsch, Leipzig, 1870 ; — Œuvres complètes d’Adam de la Halle, édition Coussemaker, Paris, 1872. Chansons de Conon de Béthune, édition Wallenskold, Helsingfors, 1891 ; — Œuvres de Blondel de Nesle, édition Tarbé, Reims, 1862 ; — Chansons du châtelain de Couci, édition Fath, Heidelberg, 1883 ; — Poésies de Thibaut de Champagne, éditions Lévesque de la Ravallière, Paris, 1742, et Tarbé, 1851 ; — Trouvères belges du xiie au xive siècles, édition Scheler, 1re série, Bruxelles, 1876, et 2e série, Louvain, 1879 ; — Les plus anciens chansonniers français, édition Brakelmann, Paris, 1891, et Marbourg, 1896. Les poésies de Guillaume de Machaut sont encore presque toutes inédites. En revanche, on a déjà publié jusqu’à huit volumes des Œuvres d’Eustache Deschamps.
Vitium hominis natura pecoris; — on s’est aperçu que nous avons sans doute perfectionné nos vices, mais qu’ils sont en nous, et entre eux, comme des « animaux » qui se combattent [Cf. une belle page de Bossuet dans ses Élévations sur les mystères, IVe semaine, VIIIe élévation] ; — et, à ce propos, de l’emploi des apologues ou des « exemples » animaux dans les sermonnaires du Moyen Âge. C’est la seconde phase de révolution du Roman de Renart. — On s’aperçoit des facilités infinies que ce nouveau cadre offre à la satire [Cf. Taine, La Fontaine et ses fables] ; — on ne plaisante plus la lourdeur ou la poltronnerie de son voisin ; — mais celles de Brun, l’ours, ou de Couard, le lièvre ; — et par là s’explique peut-être la disparition quasi soudaine des fabliaux : — si, de directe et de brutale, en devenant « allégorique » la satire est devenue plus générale et moins dangereuse. — Par là s’explique également le nombre et la diversité des branches du Roman de Renart : — sur toute l’étendue du territoire l’épopée animale sert de cadre banal, et pour ainsi dire de « passe-partout » à la satire ; — on s’attache d’ailleurs à imiter plus exactement les mœurs des animaux ; — et de tout cela résulte quelque chose d’analogue à « l’ample comédie » de La Fontaine ; — mais d’un La Fontaine qui ne serait pas artiste ; — ni peut-être poète. Enfin, dans une dernière période, — au seuil du xive siècle — les nouvelles « branches » deviennent purement satiriques ; — et allégoriques ; —
« la grossièreté des pires Fabliaux s’introduit dans les récits »; — ou bien
« ils servent de véhicule à une satire âpre et excessive »[Cf. Gaston Paris, La Littérature française au Moyen Âge]. — La matière déborde le cadre ; — l’intérêt général cède le pas à l’intérêt d’actualité pure ; — et comme cette dernière phase coïncide avec celle de la perversion de la langue, — le Moyen Âge, une fois de plus, manque l’occasion de fixer une ingénieuse idée sous la forme d’un chef-d’œuvre. 3º L’Œuvre. — Voyez, pour le Roman de Renart proprement dit, l’édition Ernest Martin, indiquée ci-dessus. Il faut ajouter, de l’édition Méon, 1826, Paris : Le Couronnement Renart — Renard le Nouvel ; — et Renard le Contrefait, édition Wolf, 1861, Vienne. — Une pièce comme celle que Rutebeuf a intitulée Renart le Bestourné peut servir à prouver la popularité du Roman, mais n’en fait d’ailleurs partie à aucun titre. On peut rapprocher du Roman de Renart, pour leurs caractères plus ou moins allégoriques : B. — Les Bestiaires, parmi lesquels on cite ceux : — de Philippe de Thaon, — de Guillaume Le Creu — et de Richard de Fournival. Ce sont des contes d’animaux moralises ; — ci d’où l’on tire tantôt, comme Philippe de Thaon, des enseignements chrétiens — ou, comme Richard de Fournival, des enseignements d’amour ; C. — Les Dits et surtout, les Débats — comme la Bataille de Carême et de Chantage ; — dont Rabelais a repris le thème dans son récit épique de la lutte de la Reine des Andouilles et de Quaresme prenant ; — ou comme la Bataille des Sept Arts d’Henri d’Andeli ; D. — Les Arts d’Amour, parmi lesquels on cite le De arte honeste amandi, d’André le Chapelain, traduit en français par Drouart la Vache ; — La Clef d’Amours, de Jacques d’Amiens ; — Le Conseil d’Amour, de Richard de Fournival ; — et par l’intermédiaire desquels la poésie courtoise s’insinue dans le Roman de la Rose. E. — Le Roman de la Rose. 1º Les Sources. — Paulin Paris, son article sur « Le Roman de la Rose », dans l’Histoire littéraire, t. XXIII ; — et son article sur « Jehan de Meung », dans l’Histoire littéraire, t. XXVIII ; — Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, 1891 ; — Gaston Paris, La Littérature française au Moyen Âge. 2º Le Contenu du Roman. — Les deux auteurs du Roman, Guillaume de Lorris et Jean de Meung ; — et de ne pas oublier qu’il y a quarante ans de différence entre eux ; — soit à peu près la distance qui sépare Le Couronnement Renart ou Renart le Nouvel des branches principales du Roman de Renart. Rapports de
« l’épopée psychologique »(Gaston Paris) de Guillaume de Lorris avec l’« épopée animale » du Roman de Renart. — Comme les auteurs de Renart ont personnifié dans leurs animaux les vices de l’humanité, ainsi fait Guillaume de Lorris, en son Art d’aimer, des nuances de l’amour. — Sa conception de l’amour ; — et ses rapports avec celle de la « poésie courtoise ». — Son habileté dans le maniement de l’allégorie ; — et qu’elle ne doit pas avoir été la moindre raison du succès du Roman de la Rose. — Pour toutes ces raisons le Roman de la Rose peut être considéré comme l’expression idéale des sentiments de la même société dont le Roman de Renart est la peinture satirique. Qu’il y aurait lieu de rechercher quelles œuvres ; — dans l’intervalle qui sépare G. de Lorris de Jean de Meung, — ont « fait fonction » du Roman de la Rose ; — et pourquoi Jean de Meung, qui l’allait dénaturer, l’a-t-il choisi pour le continuer, plutôt que le Roman de Renart ? Le Roman de Jean de Meung ; — et que le poète n’a vu lui-même dans cette partie de son œuvre qu’une saillie de jeunesse ; — dont la signification n’est ainsi que plus caractéristique. — En respectant la fiction et le cadre de Guillaume de Lorris, Jean de Meung y introduit des intentions marquées de « satire sociale » et de « philosophie naturelle » ; — dont les premières le rapprochent des auteurs des « branches » additionnelles du Roman de Renart ; — avec lesquels il a encore de commun la violence de son langage, — et la licence de ses discours. — Ses intentions de « philosophie naturelle » semblent lui être plus personnelles ; — quoique d’ailleurs on puisse les rapprocher de la philosophie, très inconsciente, à la vérité, des auteurs de nos fabliaux. Succès prodigieux du Roman de la Rose ; — et que Jean de Meung, après Crestien de Troyes, est un des rares écrivains du Moyen Âge dont on puisse dire que l’œuvre ait fait époque. — Attaques de Gerson ; — et de Christine de Pisan ; — témoignage de Pétrarque ; —
« Puisque vous désirez un ouvrage étranger en langue vulgaire, écrit-il à Guy de Gonzague de Mantoue, je ne puis rien vous offrir de mieux que celui-ci [le Roman de la Rose], à moins que toute la France et Paris en tête ne se trompent sur son mérite. »— Nombreuses copies du poème ; — et, dès la première invention de l’imprimerie, nombreuses éditions du livre. 3º L’Œuvre. — Indépendamment de l’édition donnée par Marot au commencement du xvie siècle, on peut citer l’édition Méon, Paris, 1813 ; — et l’édition de Pierre Marteau [pseudonyme], avec traduction, Orléans, 1878-1879. On voit par ces détails sommaires l’importance de la littérature « allégorique » au Moyen Âge ; — il resterait à rapprocher ces « personnifications » des « Entités » ou des « Quiddités » de la scolastique ; — et les unes et les autres de ce que l’on appellera plus tard « la réduction à l’universel » ; — ou, en d’autres termes, les idées générales. — Que, malheureusement, si les intentions étaient bonnes, le moyen était faux ; — car, à mesure qu’on allégorisait davantage, l’idée n’en devenait pas plus claire ; — et on s’éloignait à mesure du naturel et de la vérité. — C’est ce que voulait dire Pétrarque, dans la lettre citée plus haut, quand il reprochait aux auteurs du Roman de la Rose que leur
« Muse dormait »; — et quand il opposait à leur froideur l’ardeur de passion qui respire dans les vers de
« ces chantres divins de l’amour : Virgile, Catulle, Properce et Ovide ».
« premier »de nos
« vieux romanciers »; Boileau ne s’est pas trompé. — L’écolier parisien du xve siècle ; — ses aventures ; — et comment elles ont failli le conduire au gibet ; — il était peut-être à la veille d’être pendu quand il a composé sa Ballade des pendus et ses deux Testaments ; — quoique d’ailleurs dans la littérature de son temps le Testament soit une forme consacrée. — S’il a fait partie d’une bande de voleurs, — et qu’en tout cas il était « ès prisons » de La Charité-sur-Loire lors de l’avènement de Louis XI. — Il en sortit à cette occasion, et, de ce moment, on perd sa trace. — Mais on en sait assez pour affirmer que la grande supériorité de son œuvre tient à ce qu’il a « vécu » sa poésie. Qu’il a en effet toutes les qualités d’un grand poète et d’un poète lyrique ; — et même celles d’un homme d’esprit ; — quoique son esprit soit généralement de bien mauvais ton ; — et qu’on plaisante comme lui dans les bouges [Cf. la ballade de la Belle Heaumière et celle de la Grosse Margot]. — Mais il est touchant dans l’expression de son repentir [Cf. Le Grand Testament, 169-224], — dont la sincérité nous est prouvée par la Ballade qu’il fit à la requête de sa mère. — Il a eu d’autre part le don de voir et de susciter aux yeux l’image des « choses vues » [Cf. La Ballade des Contredits de Franc Gontier] ; — un vif sentiment du « macabre » [Cf. Grand Testament, 305-329 et 1728-1778] ; — infiniment de grâce et de délicatesse, quand il l’a voulu [Cf. La Ballade des dames du temps jadis] ; — une âpre éloquence de satirique ; — telle même que chez aucun de nos poètes on ne saisit mieux la parenté du lyrisme et de la satire ; — assez de virtuosité pour que personne en son temps ni depuis ne l’ait surpassé ou égalé dans la ballade ; — et puis, et enfin, de son œuvre entière sort un accent de détresse profonde qui nous remue nous-mêmes jusqu’aux entrailles. Ajoutez que ce que Boileau croyait qu’il eût « débrouillé » le mérite appartient au moins à Villon de l’avoir « résumé ». — L’idéal de Villon est assurément très éloigné de celui de la « poésie courtoise — mais, s’il existe une poésie de l’aventure et de la vie de bohème, c’est la sienne ; — et il ne l’a pas inventée. — La forme sous laquelle l’idée de la mort a hanté les imaginations du Moyen Âge n’a pas eu non plus de plus éloquent interprète [Cf. les Vers de la Mort du moine Hélinand, dans l’Histoire littéraire de la France, t. XIII] ; — et si la poésie courtoise elle-même, tout en se trompant de route, — n’avait, pas moins tendu à libérer de toute contrainte l’expression de la personnalité du poète ; — c’est encore ce qu’a réalisé Villon. 3º L’Œuvre. — Les œuvres authentiques de Villon se réduisent à ses deux Testaments et à cinq Ballades, dont la meilleure édition, citée plus haut, est celle de M. Longnon. Il n’est l’auteur ni des Repues franches, ni du Franc archer de Bagnolet qu’on s’obstine à reproduire dans presque toutes les éditions de son œuvre ; — et des onze Ballades en jobelin ou en argot qu’on lui attribue, il y en a quatre au moins qui ne sont certainement pas de lui ; — mais toutes ces pièces ont le grand intérêt, puisqu’on les lui a attribuées, de prouver par là même le caractère représentatif de son œuvre ; — et que les contemporains l’ont aussitôt reconnu.