Mai 1892.
9 novembre 1889.
la Pléiade n’ait creusé trop profondément chez nous l’abîme qui, déjà partout, sépare assez la littérature de la vie nationale, et qu’elle n’ait ainsi donné au classicisme, en France, quelque chose de plus savant, de plus compassé, de plus artificiel aussi que peut-être nulle part ailleurs. — Notez à ce propos l’erreur ou la méprise de Malherbe et de Boileau qui n’ont fait, comme nous le verrons, tout en maltraitant Ronsard et la Pléiade qu’abonder eux-mêmes dans le sens de ces « réformateurs » qu’ils ont si cruellement jugés. Cependant, et tandis qu’avec l’ambition de la jeunesse, Du Bellay tirait de son expérience trop sommaire une poétique encore un peu confuse, la connaissance de celle d’Aristote se répandait en France, par l’intermédiaire des commentateurs italiens. Vous trouverez des détails sur Robortelli, sur Lombardus et sur Vettori dans les leçons de M. Egger sur l’Hellénisme en France. Si je ne joins pas à leurs noms celui de Castelvetro, c’est que sa paraphrase est postérieure à la Poétique de Scaliger, qui parut pour la première fois en 1561, et dont il me suffirait, pour en pouvoir mesurer approximativement l’influence, d’avoir entre les mains la « quatrième » édition : Julii Cæsaris || Scaligeri || a Burden || viri clarissimi || Poetices libri septem. || In Bibliopolio Commeliniano || 1607. La Poétique de Scaliger se divise en sept livres, qui portent les titres de Historicus, Hyle, Idœa, Parasceve, Criticus, Hypercriticus, et Epinomis, titres parlants, comme vous voyez, à l’exception, du dernier, — qui n’est effectivement qu’un ressouvenir de Platon, — et titres dont la gradation — de la matière au sujet, et du sujet à la forme de l’œuvre poétique — indique assez bien l’objet et le plan de tout l’ouvrage. Il est posthume ; et Jules César, on le voit assez, n’a pas eu le loisir d’y mettre la dernière main. Mais il n’en est que plus curieux ou plus significatif, et ces notes à peine digérées, où nous surprenons les procédés de travail du rhéteur, ne sont que plus intéressantes ; dans leur confusion même. C’est véritablement ici l’antiquité mise en coupe réglée. Scaliger « extrait » les littératures anciennes, comme on pourrait faire pour un dictionnaire, et il classe alors ses extraits conformément à son plan. S’il n’y a rien de plus fastidieux à lire, il n’y a rien aussi qui nous confirme davantage dans l’idée que nous nous faisons de la critique au xvie siècle. Il n’est pas difficile d’expliquer le succès de ce livre. Effectivement, si l’on avait besoin de quelque chose alors, après Du Bellay, c’était de précision dans l’enthousiasme ; et ce que Scaliger se montre avant tout dans sa Poétique, c’est un définiteur exact ; c’est un classificateur ingénieux ; c’est enfin, si je puis risquer le barbarisme, un infatigable comparateur. Exemples et comparaisons, classifications, définitions, voilà toute sa Poétique : l’antiquité mise en morceaux, disions-nous, décomposée dans ses moindres parties ; et la matière entière de la poésie systématiquement ordonnée. Qu’est-ce que la tragédie ? Qu’est-ce que la comédie ? Qu’est-ce qu’une figure ? la synecdoche ou la métonymie ? Qui devons-nous préférer, de Plaute ou de Térence ? de Virgile ou d’Homère, et pourquoi ? Telles sont les questions sur lesquelles roule toute la critique de Scaliger ; et, sans doute, il y en a de plus importantes, il y en a de plus intéressantes en critique, mais qu’on ne pouvait poser utilement qu’après avoir résolu celles-ci. Quant à la façon dont, lui-même il les traite, quelques citations vous en donneront une idée. Voici par exemple, sa définition de la tragédie :
Tragœdia, sicut et comædia, in exemplis vitæ humante confirmata, tribus ab illa differt : personarum conditione, fortunarum negotiorumque qualitate, exitu. In iila, e pagis sumpti Chremetes, Davi, Thaïdes Ioco humili ; initia turbatiuscula ; fines læti ; sermo de medio sumptus. In tragædia reges, principes, ex urbibus, arcibus, castris ; principia sedatiora ; exitus horribilis ; oratio gravis, culta, a vulgi dictione aversa ; tota facies anxia : metus, minæ, exilia, mortes.Rien de plus précis, ou même de plus sec, mais aussi rien de plus conforme à ce que je vous signalais comme le caractère éminent de la critique au xvie siècle. On veut se rendre compte. On cherche donc les causes de son impression dans les qualités apparentes et extérieures des œuvres. L’impression même est un total, dont on suppose que les éléments sont nécessairement contenus dans l’œuvre qui la produit. On essaye de les déterminer, et chacun de ces éléments, une fois reconnu, vient former un trait de la définition que l’on donne du genre. La tragédie produit en nous une impression de grandeur, de pompe et de majesté : c’est que les héros en sont des princes ou des rois — ex urbibus, arcibus, castris sumpti, — des Étéocle et des Polynice, des Agamemnon et des Clytemnestre, des Coriolan et des Caton. Elle produit en nous une impression de terreur d’angoisse : c’est que la catastrophe en est horrible — exitus horribilis — et que, comme l’action tend tout entière vers cette catastrophe, elle participe de son horreur, — tota facies anxia, metus, minæ, exilia, mortes. Ou bien enfin, la tragédie produit en nous quelque impression de dignité, de noblesse et de poésie : c’est que le langage n’en est pas celui de la conversation familière, mais un langage choisi, recherché, noble, et poétique par sa rareté même, — oratio gravis, cuit a, a vulgi dictione aversa. La conséquence n’est-elle pas évidente ? Voulant produire les mêmes effets, nous aurons recours aux mêmes moyens. Et s’ils ne sont pas toute la tragédie, n’en feront-ils pas au moins les linéaments nécessaires, ou, en d’autres termes, la définition ? Des rois ou des héros en tiendront les principaux rôles ; elle roulera sur des événements qui enveloppent le destin des empires ; et elle finira dans le sang. Nous retrouvons encore les mêmes qualités, et visiblement le même dessein, dans la classification que la Poétique nous donne des figurés :
Figuras quidem ante nos ad certam speciem nerrio deduxit…Et sans doute, quand il le dit, on peut reprocher à Scaliger de n’être pas modeste, mais il dit la vérité. C’est lui qui paraît avoir le premier classé les figures de rhétorique, dont les anciens rhéteurs ont moins bien distingué les diverses espèces ; et c’est de sa Poétique que les définitions consacrées en ont passé depuis dans tous les Manuels.
Significatur aut id quod est, aut contrarium. Si id quod est, aut æque, aut plus, aut minus, aut aliter, quippe aut unam rem pluribus verbis, aut plures uno. Contrarium significatur ut per antiphrasin, æque ut per tractationem : C’est ce que nous appelons maintenant développement ou amplification… plus [significatur] ut per hyperbolen, minus ut per detractionem :C’est ce que nous appelons aujourd’hui, tantôt litote, et tantôt suspension.
dit Chimène à Rodrigue ; et Agrippine, dans Britannicus ;
Aliter [significatur] ut per allegoriam ; pluribus una res, ut periphrasi ; plures uno verbo, ut collectione, eques pro equitatu…Oui, encore une fois, ce travail est ingrat sans doute, mais il fallait bien qu’il fût fait ; et, après tout, jusque de nos jours on ne saurait se dissimuler que ces distinctions, plus ou moins finement aperçues, et plus ou moins heureusement rendues, demeurent la base et la condition de l’appréciation des styles. La raison en est bien simple ; ou du moins, non, elle n’est pas simple, elle est même complexe ; mais je veux dire qu’on la découvre aisément. C’est que toutes ces figures expriment les rapports secrets de la parole avec la pensée ; c’est que la métaphore est le procédé naturel de fructification ou d’enrichissement du langage ; et c’est enfin qu’une hyperbole ou une litote, qui différencient du tout au tout la nuance d’un même sentiment ou d’une même idée, ne sont pas seulement de la rhétorique : elles sont de la psychologie. C’est aussi bien ce qui a permis à Scaliger de donner à la comparaison des poètes une précision toute nouvelle, et d’introduire ainsi dans la critique une subtilité d’analyse dont je ne connais guère d’exemples avant lui. Voyez-le plutôt comparer Homère ou Théocrite à Virgile :
Homeri epitheta sæpe frigida, aut puerilia, aut locis inepta. Quid
enim convenit Achilli fïenti ? πoδας ώϰυς ? Quod si
noster poeta — c’est Virgile — patrem vocat Æneam in multis locis, id
eo modo facit quod… Æneas Romanorum principium esset :
Præterea, quum in Augusti gratiam conderet illud opus, voluit ejus quoque acta
attingere… At eum scimus ejusmodi cognomen ascivisse sibi. Legimus enim in numismate
quod habemus ; Augustus Pater…
Mais vous en trouverez vingt exemples pour un, qui formeraient, si vous les tiriez de sa
Poétique, tout un commentaire de L’Enéide ou des Bucoliques…
Ce qui n’est pas moins intéressant que le détail de ces comparaisons, ce qui l’est même
beaucoup davantage, et ce qui est surtout plus important, c’est le but auquel elles
tendent, et c’est l’esprit qui les anime. Aux modèles grecs, la Poétique
de Scaliger vise résolument à substituer les modèles latins ; et, comme elle y a en partie
réussi, vous voyez la place que tient dans une histoire de la critique moderne cet ouvrage
aujourd’hui trop oublié peut-être.
Poètes ou prosateurs, c’est à la littérature grecque en général que nos écrivains de la
première partie du xvie
siècle avaient surtout demandé
leurs modèles, nos poètes notamment, ceux de la Pléiade, et sinon Du Bellay, mais au moins
Ronsard et Baïf. Les Alexandrins les avaient surtout séduits, en raison, je pense, d’un
certain rapport avec les Italiens, d’une certaine recherche, d’une certaine affectation de
pensée, d’un / certain raffinement qu’à douze ou quinze cents ans de distance ils ont en
commun avec Pétrarque, et surtout avec les Pétrarquisants. Mais, à dater
de Scaliger, et sans cesser tout à fait encore d’être teintées d’un peu de grec,
l’éducation et la culture deviennent éminemment, et bientôt après exclusivement latines.
Vous comparerez, pour vous en rendre compte, Montaigne à Rabelais, et l’inspiration
habituelle de Malherbe à celle de Ronsard. Si ce fut un bien ou si ce fut un mal, ce n’est
pas d’ailleurs ici le temps ou le lieu de l’examiner. Il y faudrait trop de distinctions ;
— et à peine oserais-je dire que les Latins, en général, me paraissent des modèles plus
sains que les Grecs, si je n’ajoutais tout de suite qu’il est résulté de cet exclusivisme
une limitation nouvelle de l’idéal classique.
L’influence de Scaliger et de sa Poétique s’étendit d’ailleurs
jusqu’aux poètes eux-mêmes de la Pléiade ; et, à cet égard, c’est un rapprochement assez
curieux à faire que celui de la Défense et Illustration de la Langue
française avec L’Abrégé de l’Art poétique, ou encore les Préfaces de Ronsard pour sa Franciade, postérieures
d’une dizaine d’années à la première édition du gros livre de Scaliger. Si, dans la
première Préface de sa Franciade, Ronsard s’excuse —
car c’est bien et dûment une excuse — « d’avoir patronné son œuvre plutôt sur la naïve
facilité d’Homère que sur la curieuse diligence de Virgile », il semble cependant qu’il
les mette tous deux au même rang ; mais, dans sa seconde Préface,
« touchant le poème héroïque », le nom d’Homère est à peine prononcé, tandis qu’au
contraire tous les exemples dont il s’autorise, et toutes les citations qu’il produit à
l’appui de ses opinions, sont tirés de Virgile.
Au surplus, il le dit lui-même en propres termes : « Je m’assure que les envieux
caqueteront de quoy j’allègue Virgile plus souvent qu’Homère, qui était son maître et son
patron, mais je l’ai fait tout exprès, sachant bien que nos Français ont plus de
connaissance de Virgile que d’Homère, et d’autres auteurs grecs ». En elle-même,
l’explication ou la justification n’importe guère ; c’est le fait seul ici qui nous
intéresse ; et, comme je le disais tout à l’heure, c’est la latinisation de la culture. Le
grec a désormais cessé d’avoir le prestige qu’il avait aux yeux des premières générations
du xvie
siècle. Dans quelque cinquante ou cent ans, on
reconnaîtra, on distinguera presque infailliblement ceux de nos écrivains qui sauront le
grec : Racine, Fénelon, Chénier, de ceux qui ne sauront plus que le latin : Corneille,
Bossuet, Voltaire ; très différents eux-mêmes de ceux qui n’auront su que le français. Et,
pour le moment, et par l’intermédiaire de Scaliger, en matière de poétique ou de critique,
c’est l’autorité de L’Épître aux Pisons qui commence à se substituer à
celle de la Poétique d’Aristote.
L’Art poétique de Vauquelin de la Fresnaye nous en peut servir de
preuve, et, à vrai dire, c’est aujourd’hui le principal intérêt qu’il nous offre. Composé,
comme je vous l’ai dit, en 1590, mais n’ayant paru pour la première fois qu’en 1605, il
n’a pas en effet exercé sur son temps d’influence bien sensible, ni même aisément
reconnaissable. S’il contient d’ailleurs quelques jolis vers, d’une veine assez facile,
quoique toujours un peu prosaïque, la diffusion, la confusion, les répétitions, et les
contradictions en rendent la lecture non pas pénible, si l’on veut, mais à, tout le moins
ennuyeuse. En revanche, on peut considérer qu’il résume la poétique de la Pléiade, et
qu’il marque ainsi le dernier terme du mouvement qu’avait inauguré, quelque trente ans
auparavant, la Défense et Illustration de la langue française. Vous
trouverez à cet égard, comme à plusieurs autres, des indications utiles dans une édition
de l’Art poétique donnée chez l’éditeur Garnier, sous la date de 1885,
par M. Georges Pellissier.
Pour moi, tout ce qu’il me semble utile d’y noter, au point de vue de l’histoire de la
critique, et indépendamment de cette perpétuelle imitation que le poète y fait de L’Épitre aux Pisons — dont il s’amuse à reproduire jusqu’aux vers où Horace
reproche aux « rimeurs » de son temps, de ne se point faire assez souvent la barbe ni les
ongles, — c’est le ton doctoral qu’y affecte Vauquelin, le meilleur homme du monde
pourtant, et dont le long poème respire assurément la moindre satisfaction de
soi-même :
A la vérité, ces formes de dire, oratoires autant que didactiques, se trouvent déjà dans Du Bellay, mais elles se multiplient à l’infini sous la plume de Vauquelin.
Et je vois poindre là ce que je vous disais : la tendance à transformer en lois ou en règles des genres les observations qu’on a faites sur le genre de plaisir dont l’Ode ou la Tragédie pouvait être la cause. Les constatations, si je puis ainsi dire, sont faites. On a reconnu les raisons de ses impressions ; on croit du moins les avoir reconnues. Il va s’agir maintenant de les transformer elles-mêmes en préceptes, et c’est une seconde période de l’histoire de la critique qui commence. Nous l’étudierons la prochaine fois1
12 novembre 1889.
Jamais encore — si assurément, dans les vers de Ronsard, ou de Desportes même, on avait senti passer des caresses plus légères, un frisson plus voluptueux, quelque chose de plus ailé, — jamais la poésie n’avait parlé chez nous une langue plus pleine, plus ferme, plus mâle, disons plus fière et plus forte de sa seule justesse… Mais ce n’est pas plus du poète que de l’homme qu’il s’agit aujourd’hui pour nous ; et ce que nous proposons d’étudier uniquement en Malherbe, c’est le versificateur, c’est le grammairien, c’est aussi le critique. Boileau, dans les vers bien connus de son Art poétique, n’a uniquement loué que le versificateur, et je crois que l’observation vaut la peine d’en être faite :
Entendons-le bien : il n’y a pas dans ces vers un seul mot qui loue Malherbe en tant que poète ; et les mérites que Boileau vante en lui ne relèvent tous que de la connaissance ou de la possession du métier. Aux yeux de Boileau, Malherbe a surtout excellé dans l’art de faire le vers ; et, si l’on eût un peu pressé « le législateur du Parnasse », je crois qu’il eût volontiers ajouté que l’instrument que Malherbe avait ainsi perfectionné, rendu capable de traduire et de porter la pensée, ce sont d’autres que lui qui ont su s’en servir, et l’appliquer à de plus nobles usages. Si Boileau n’a été que juste pour le versificateur, il me semble que Balzac a été un peu dur pour le grammairien :
Vous vous souvenez du vieux pédagogue de la cour qu’on appelait le tyran des mots et des syllabes, et qui s’appelait lui-même, lorsqu’il était en belle humeur, le grammairien en lunettes et en cheveux gris. N’ayons point dessein d’imiter ce que l’on conte de ridicule de ce vieux docteur ; notre ambition se doit proposer de meilleurs exemples. J’ai pitié d’un homme qui fait de si grandes différences entre pas et point, qui traite l’affaire des participes et des gérondifs comme si c’était celle de deux peuples voisins l’un de l’autre, et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que depuis tant d’années qu’il travaillait à dégasconner la cour, il n’en pouvait venir à bout, La mort l’attrapa sur l’arrondissement d’une période ; et l’an climatérique l’avait surpris délibérant si erreur et doute étaient masculins ou féminins.En vérité, Balzac est bon là ! comme s’il avait fait lui-même autre chose que ce qu’il raille dans Malherbe, nous le verrons tout à l’heure ; et j’ajouterai : comme si, de déplacer pas ou point dans un vers, en en changeant toute l’économie, ce n’était pas risquer d’en faire évanouir l’harmonie ! Ce que j’ai dit de Scaliger avec ses classifications, je le répéterai donc de Malherbe : il fallait que son œuvre fût faite. Oui ; pour emprunter l’expression de Regnier, un autre ennemi de Malherbe, il fallait « regratter les mots douteux au jugement » ; il fallait nettoyer la langue des gasconismes, italianismes, hispanismes dont elle était chargée ; il fallait enfin apprendre et nos Français, puisqu’ils l’ignoraient, qu’il n’y a pas de considération de grammaire ou d’orthographe qui doive être indifférente au poète, puisqu’il n’y en a pas qui soit étrangère ou inutile à l’effet total de la poésie. Comment dédaignerait-on le pouvoir des mots ou des sons dans un art qui nous prend d’abord par l’oreille ? et Balzac lui-même l’a-t-il donc dédaigné dans la prose ? Mais, grammairien et versificateur, Malherbe est encore un critique ; et il l’est parce qu’une théorie du vers et du verbe, comme on dit aujourd’hui, ne va pas, que l’on s’en doute ou non, sans une théorie, ou sans une idée de la nature et de l’objet de la poésie. Cette idée, il faut la chercher dans le Commentaire sur Desportes, et dans ces Mémoires sur la vie de Malherbe où je vous ai déjà renvoyés. Certes, Desportes n’est pas sans mérite, et si je voulais vous citer d’admirables vers de lui, je n’en serais pas embarrassé. Mais, sans examiner si Malherbe a tort ou raison dans les critiques qu’il lui adresse, ce que je vous signale dans ce Commentaire, c’est la première apparition d’une critique nouvelle, qui va désormais exiger que l’inspiration même se soumette à la logique, qu’en toute occasion elle rende compte d’elle-même, et qu’elle puisse dire constamment enfin le comment — et le pourquoi surtout — de son caprice ou de sa fantaisie. Il serait un peu long d’en poursuivre les preuves à travers le Commentaire ; mais nous y pouvons heureusement suppléer par quelques citations de Racan :
Il avait aversion contre les fictions poétiques, et en lisant une élégie de Regnier à Henry le Grand qui commence.Et ailleurs :et où il feint que la France s’enlève en l’air pour parler à Jupiter et se plaindre du misérable état où elle était pendant la ligue, il demandait à Regnier en quel temps cela était arrivé, et disait qu’il avait toujours demeuré en France depuis cinquante ans, et qu’il ne s’était point aperçu qu’elle fût enlevée hors de sa place.
Il ne voulait pas qu’on nombrât en vers de ces nombres vagues, comme mille ou cent tourments, et il disait assez plaisamment, quand il voyait quelqu’un nombrer de la sorte : « Peut-être n’y en avait-il que quatre-vingt-dix-neuf ». Mais il estimait qu’il y avait de la grâce à nombrer nécessairement, comme en ces vers de Racan :Rapprochons tout de suite une autre citation :
Il blâmait Racan — notez, n’est-ce pas, que c’est Racan lui-même qui parle, — premièrement de rimer indifféremment aux terminaisons en ent et en ant, comme innocence et puissance, apparent et conquérant, grand et prend… Il le reprenait aussi de rimer le simple et le composé, comme temps et printemps, séjour et jour. Il ne voulait pas aussi qu’il rimât les mots qui avaient quelque convenance, comme montagne et campagne, défense et offense, père et mère, toi et moi, … et sur la fin il était devenu si rigide en ses rimes qu’il avait même peine à souffrir que l’on rimât / les verbes de la terminaison en er qui avaient tant soit peu de convenance, comme abandonnée, ordonner et pardonner, et disait qu’ils venaient tous trois de donner.Et rappelons enfin l’anecdote célèbre :
Quand on lui demandait son avis sur quelque mot français, il renvoyait ordinairement aux crocheteurs du Port au Foin, et disait que c’étaient ses maîtres pour le langage.Que si maintenant, de ces citations et de quelques autres qu’on y joindrait facilement, nous essayons de déduire l’idée qu’il se faisait de son art, et qu’il en a répandue, il semble en vérité qu’on puisse dire qu’elle n’est pas sans quelques rapports avec celle que les Romantiques, et les Parnassiens surtout, devaient s’en faire deux cents ou trois cents ans plus tard. Ce qui n’est pas au moins douteux, c’est qu’en renvoyant aux « crocheteurs du Port au Foin », s’il y mettait moins de passion et d’injurieuse violence, il disait aux poètes la même chose que Victor Hugo dans une pièce fameuse de ses Contemplations ; et ce qu’il est curieux de constater, c’est que, de nos jours, dans son Petit Traité de Poésie française, M. Théodore de Banville s’est à peine montré plus exigeant sur l’article de la rime. Il y a toutefois quelques différences ; et, pour le plaisir paradoxal de rapprocher l’eau et le feu, il ne conviendrait pas d’exagérer les analogies. Disons donc plus simplement qu’en continuant, avec Ronsard, de placer très haut l’objet de la poésie — plus haut même peut-être, si Ronsard et les siens n’en avaient guère fait en somme qu’un divertissement, — Malherbe a le premier rapproché le vocabulaire de la poésie de celui de tout le monde, et qu’il a le premier compris et fait comprendre le pouvoir de la forme. Boileau l’a très bien dit dans les vers que nous rappelions tout à l’heure, Malherbe « a enseigné le pouvoir d’un mot mis en place » ; et celui d’une césure heureuse ; et celui d’une rime rare ; et celui d’un concours de sons harmonieux ; et celui d’une pensée se déployant sous la règle, et tirant ainsi sa valeur de la contrainte même qu’elle subissait pour s’exprimer. Ou, en d’autres termes encore — et pour mieux indiquer à la fois ce que sa réforme avait d’étroit et d’utile, de fâcheux et d’urgent, de regrettable et de nécessaire, — Malherbe est venu substituer le premier aux qualités intérieures de sensibilité, de fantaisie, d’imagination, qui faisaient l’essence de la poésie, selon Ronsard et ses disciples, les qualités extérieures ou formelles : d’ordre, de clarté, de logique, de précision, de régularité, de mesure, qui allaient devenir, pour un siècle ou deux, non pas toutes les qualités, mais les qualités les plus apparentes, et comme telles les plus universelles de notre littérature. Et, disons encore quelque chose de plus : en enlevant au poète le droit de se montrer ou de s’étaler dans son œuvre, Malherbe allait tarir les sources du lyrisme ; et c’est pour cela que, dans l’histoire de notre poésie, sa place est petite ; mais, d’autre part, en donnant pour objet à la littérature l’expression de ce qu’il y a plus général et de plus permanent, il annonçait la littérature du xviie siècle ; et c’est pour cela que sa place est considérable dans l’histoire de la critique. Quelle que soit la valeur absolue de cette conception, elle avait pour elle de répondre au besoin d’ordre et de règle qui se faisait alors universellement sentir, et dont l’Astrée d’Honoré d’Urfé, par exemple, ou l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, dans un autre ordre d’idées, sont d’instructifs témoignages. Aussi est-ce à peine, si sous le règne de Henri IV, et plus tard, sous la Régence — puisque « le vieux pédagogue » ne mourut qu’en 1628, — quelques irréguliers se cabrèrent, dont Mathurin Regnier, par exemple, ou encore Théophile de Viau. Mais on suivit généralement Malherbe, et dès qu’eut paru Richelieu, la littérature, avec tout le reste, rentra dans l’ordre : elle y devait, comme vous savez, demeurer environ deux cents ans. Il s’élève à ce propos une question curieuse — et que je voudrais bien qu’on examinât d’un peu près, quelque jour : — c’est celle de savoir s’il entra plus de pédantisme, ou plus de politique, dans la conduite que le cardinal crut devoir observer à l’égard des lettres et des gens de lettres. On semble croire communément — parce qu’il a prononcé quelques Sermons, composé quelques traités de controverse, et plus ou moins rimé quelques Tragédies — qu’à défaut du talent de l’homme de lettres, Richelieu en aurait nourri l’amour-propre et la vanité. N’est-on pas allé jusqu’à dire que, dans l’affaire de la querelle du Cid, l’auteur assez malheureux de Mirame et de la Comédie des Tuileries n’aurait pas eu moins de part que le ministre irrité ? Et, à cette interprétation de ses vrais sentiments, les faits ne donnent-ils pas une apparence de probabilité, quand on considère, si le Cid eût contrarié quelqu’un de ses desseins politiques, comme il lui eût été facile, au lieu de le faire critiquer, d’en interdire la représentation. Mais ce que je crois, c’est qu’ayant bien connu le pouvoir de l’esprit, et qu’ayant pressenti celui de l’opinion, c’est qu’ayant conçu le projet d’inféoder, pour ainsi dire, la littérature à l’État, et de s’en servir, à l’occasion, comme d’un instrument de règne, il se pourrait que, pour s’attirer plus sûrement les gens de lettres, le cardinal ait feint à leurs yeux d’être lui-même un des leurs, de partager leurs passions, et de se mêler enfin comme l’un d’eux à leurs rivalités. Je ne tranche pas la question ; je la propose seulement, et je voudrais qu’elle vous parût curieuse. Ce que je puis toujours dire, sans vouloir sonder plus profondément ses desseins, c’est qu’il suffit que la question se pose pour que nous dussions faire à Richelieu une place dans l’histoire du développement de la critique française. Mais elle vous paraîtra d’ailleurs bien plus grande et importante encore — c’est la place que je veux dire, — si vous vous rappelez quel fut dans toutes ces affaires littéraires, le porte-voix de ses intentions, le secrétaire habituel de ses opinions, et le continuateur enfin, jusque sous Colbert, de ses doctrines : j’ai nommé Chapelain. On s’est beaucoup moqué de Chapelain, et non pas sans raison. Aussi n’ai-je pas ici l’idée de le réhabiliter ; et, plutôt, je protesterais contre l’étrange éloge que Victor Cousin, dans ses études sur la Société française au xviie siècle — s’il n’a pas osé se donner le ridicule d’en accabler l’auteur de la Pucelle, —-a cru pouvoir faire, par compensation, du prosateur et du critique, lin réalité, la prose de Chapelain vaut ses vers. On n’en sent pas toute la lourdeur, il est vrai, dans ses Lettres familières, où l’intérêt anecdotique du fond détourne notre attention des vices de la forme, mais il ne faut que lire la préface de la Pucelle ou celle de l’Adone. A quoi je pourrais ajouter, si c’en était le lieu, que, de toutes manières, ce « bonhomme » fut un assez vilain homme : avare, malpropre, pédant, vindicatif et méchant. Mais, grâce aux circonstances, son rôle fut considérable ; et cent écrivains qui valaient mieux que lui n’ont pas eu cet honneur de laisser, comme lui, dans l’histoire de notre littérature, une ineffaçable trace. Passons rapidement sur son premier ouvrage : c’est cette préface qu’il écrivit, en 1623, pour l’Adone de l’illustre cavalier Marin, et que je veux bien ne pas lui imputer, puisque, comme vous le lirez partout, elle fut le résultat d’une gageure. Mais, où nous pouvons mesurer la portée de son influence et tâcher d’en caractériser la nature, c’est d’abord dans la question des trois unités, et conséquemment, de la détermination de l’idéal classique de la tragédie. Vous connaissez la légende :
Un jour, dans une conférence littéraire tenue au Palais-Cardinal, Chapelain démontra que l’on devait indispensablement observer dans les compositions dramatiques les trois unités de temps, de lieu et d’action. Rien ne surprit tant que cette doctrine. Elle n’était pas seulement nouvelle pour le cardinal, elle l’était pour tous les poètes qu’il avait à ses gages — l’aimable façon de parler, pour un homme de lettres ! — il donna dès lors à Chapelain une pleine autorité sur eux.Ainsi s’exprime d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie ; et, pour diverses raisons, son récit ne saurait être tout à fait exact. Mais ce qui l’est moins que tout le reste, c’est de prétendre que Chapelain aurait puisé sa doctrine, comme l’on dit, dans les anciens ou sous son bonnet ; et il faut dire que, versé comme il l’était dans les littératures italienne et espagnole, c’est de là bien plutôt qu’elle lui vient. Les preuves en ont été données dans une curieuse brochure — sur les Unités d’Aristote avant le Cid de Corneille — publiée, en 1879, à Genève, par M. H. Breitinger, professeur de littératures étrangères à Zurich, et qui semble, je ne sais comment, avoir passé chez nous presque inaperçue. Il ne s’agit point de faire aujourd’hui l’histoire de la question des trois unités : elle nous entraînerait trop loin de notre sujet ; et puis, nous la retrouverons, quand nous étudierons prochainement l’Évolution de la tragédie française. Il est bon cependant, dès à présent, de savoir que la question n’a pas été du tout, comme on semble le croire, inventée par Chapelain ; qu’avant d’être discutée dans les « Conférences littéraires du Palais-Cardinal », elle l’avait été publiquement dans l’Europe entière ; et qu’à vrai dire nos Français sont presque les derniers qui s’en soient avisés. Scaliger y avait touché, dans sa Poétique, mais d’une façon tout à fait incidente ; et, s’il conseillait au poète tragique de prendre en général un sujet de très courte durée — argumentum brevissimum, — c’était uniquement au nom du principe de la vraisemblance, comme il lui conseillait de ne pas nous montrer Hercule jetant Lichas à la mer ; « Si Licham in mare jaciat Hercules… ». Deux ans plus tard, en Italie, dans le supplément posthume de sa Poétique, on avait pu lire, sous le nom du Trissin — l’auteur de cette Sophonisbe qu’on peut considérer comme la première en date de toutes les tragédies systématiquement imitées de l’antique, — la paraphrase que voici du passage bien connu d’Aristote :
Dans la longueur encore la tragédie diffère de l’épopée, en ce que la première se termine en une seule journée, c’est-à-dire en un seul tour de soleil, tandis que l’épopée n’a pas de temps limité, comme cela se faisait à l’origine même pour la tragédie et la comédie, et se fait encore aujourd’hui par les poètes ignorants.Voilà le premier texte où l’observation de la règle de l’unité de temps soit présentée comme distinctive du savant et de l’ignorant ; du poète qui connaît ses classiques, et de celui qui n’obéit, en écrivant, qu’à l’impulsion de son libre choix. Les textes anglais seraient encore plus caractéristiques : il y en a d’un certain Whetstone (1578), dans le prologue d’une comédie où Shakespeare quelques années plus tard devait prendre le sujet de Mesure pour Mesure ; il y en a de Philip Sidney, dans son Apologie pour la poésie (1583) ; il y en a de Ben Jonson, en divers endroits de ses œuvres, et notamment dans le prologue de la célèbre comédie, Every man in his humour (1598).
Bien que le besoin de vivre ait créé un grand nombre de poètes, même parmi ceux que la nature et l’art n’avaient point formés pour l’être, cependant le nôtre, malgré cette même nécessité, n’a pas assez aimé le théâtre pour oser conserver les mauvaises coutumes du siècle, en sacrifiant son propre goût et sa juste répugnance à vous montrer l’enfant à peine sorti de ses langes qui devient tout à coup un homme fait, et atteint bientôt la soixantaine et plus ; ni à ressusciter, au moyen de deux ou trois épées rouillées et de quelques mots longs d’un pied on d’un demi-pied, les querelles d’York et de Lancastre.Mais, comme il ne paraît pas que Chapelain ait connu les textes anglais, je ne vous les signale ici que pour mémoire, et j’arrive aux espagnols, lesquels, d’après sa Correspondance ne lui étaient guère moins familiers que les italiens. En voici d’abord un qui date de 1610, et où vous n’aurez pas de peine à reconnaître les termes mêmes dont Boileau, soixante ans plus tard, se servira dans son Art poétique :
Quel plus grand disparate peut-il y avoir, dans le sujet que nous traitons, que d’être dans la première scène du premier acte un enfant au maillot et dans la seconde de se présenter la barbe au menton ?… Et que dirai-je de l’observation du temps où se passent et peuvent se passer les actions représentées, si ce n’est que j’ai vu une pièce dont le premier acte se passait en Europe, le second en Asie, tandis que le troisième se terminait en Afrique ? et si elle se composait de quatre actes, le quatrième s’achèverait sans doute en Amérique.Qui parle ainsi ? Ce n’est rien moins que Cervantès, et dans son Don Quichotte ; et si la citation ne vous suffisait pas, M. Breitinger en apporte plusieurs autres, dont la plus curieuse est celle qu’il emprunte a Tirso de Molina :
Parmi les nombreuses absurdités de cette pièce — dit un des interlocuteurs des Cigarrales de Toledo, qui parurent en 1624, — je fus choqué surtout de voir avec quelle insolence l’auteur franchit les limites salutaires assignées à la comédie par ses premiers inventeurs. Car, celle-ci n’admettant qu’une durée de vingt-quatre heures, et demandant un lieu toujours le même, je vois qu’il vous a bourré quarante-cinq jours tout au moins d’aventures amoureuses… Enfin, je ne comprends pas que l’on puisse appeler comédie une pièce dans laquelle figurent des ducs et des comtes, vu que, dans cette catégorie de spectacles, il n’y a tout au plus d’admissible que le bourgeois, le patricien, et la dame des classes moyennes.Qu’est-ce que prouvent tous ces témoignages ? Plusieurs choses, à mon avis, et d’abord, comme je vous le disais, que la France est presque le dernier pays d’Europe où l’on se soit avisé des trois unités, bien loin que Chapelain, par un coup de génie, ou dans un accès de pédantisme aigu, les ait inventées aux environs de 1635. « Il n’y a pas de doute possible — lisais-je tout récemment encore dans un ouvrage, d’ailleurs estimable, — c’est bien Chapelain qui déterre dans Aristote la prétendue règle des trois unités. » Non, en effet, « il n’y a pas de doute possible » ; et ils sont pour le moins une douzaine qui l’avaient « déterrée » avant lui. Vous voyez également qu’on se trompe quand on essaye de trouver l’origine de la règle dans l’encombrement de la scène française, et dans l’impossibilité matérielle, entre deux rangées de marquis, étalés « sur les bancs du théâtre », de donner au décor, et par conséquent à l’action, ce qu’on leur donne aujourd’hui de développement et de diversité. D’autres marquis, quelque vingt ans auparavant, à Londres, encombraient la scène du « Théâtre du Globe », et n’empêchaient point Shakespeare ni ses contemporains de se soustraire à la « règle des trois unités ». Et vous voyez encore quelle erreur on commet lorsqu’on impute à Descartes et au caractère de sa philosophie le caractère « abstrait » ou « rationnel » de notre système dramatique. La philosophie cartésienne, l’institution de l’Académie française, le développement de l’esprit janséniste, la règle des trois unités, autant d’effets dont on ne peut pas dire qu’il y en ait un qui soit la cause des autres, et qui peuvent bien procéder, qui procèdent même très assurément du même esprit général, mais dont la première origine est un peu plus reculée qu’on ne le dit dans le temps. Cette question des trois unités, il l’a discutée partout avant qu’on la reprît, et non pas du tout qu’on l’inventât en France. Ce qu’elle nous représente surtout, c’est donc un moment de l’évolution du genre dramatique. Espagnols et Anglais, longtemps avant nous, l’ont formulée non moins expressément que Boileau lui-même. Et tout ce qu’a fait ici Chapelain — et c’est déjà beaucoup, — ça été, pour flatter Richelieu, de promulguer solennellement une règle qui se trouvait, d’ailleurs, être également conforme aux besoins du temps, aux exigences de l’esprit national, et, nous le verrons plus tard, à l’essence peut-être de la tragédie même. Sa part personnelle fut presque plus considérable encore dans la fondation de l’Académie française. C’est lui qui servit d’intermédiaire entre le cardinal et les gens de lettres qui se réunissaient habituellement chez Conrart. C’est lui qui leva leurs scrupules, qui triompha de la résistance qu’opposaient au cardinal ces bourgeois effrayés à l’idée « de faire un corps », et d’abdiquer leur indépendance « pour s’assembler régulièrement sous une autorité publique ». C’est lui qui fixa l’objet des travaux de la Compagnie naissante :
en émettant l’idée qu’elle devrait travailler à la pureté de notre langue, et la rendre capable de la plus haute éloquence ; que, pour cet effet, il fallait premièrement en régler les termes et les phrases, par un ample Dictionnaire et une Grammaire fort exacte, qui lui donnerait une partie des élémens qui lui manquaient ; et qu’ensuite on pourrait acquérir le reste par une Rhétorique et une Poétique que l’on composerait pour servir de règle à ceux qui voudraient écrire en vers et én prose.Toujours la « règle », vous le voyez ; toujours cette idée fausse que, les chefs-d’œuvre dans tous les genres étant conformes aux règles — puisqu’elles en sont tirées, — l’observation des règles ne saurait manquer d’engendrer de nouveaux chefs-d’œuvre. Mais si nous voulons être justes, il ne faut pas oublier qu’à la date où nous sommes, parmi beaucoup d’inconvénients, cette confiance dans le pouvoir des règles a eu du moins cet avantage, en posant les conditions de la noblesse du style, de perfectionner l’instrument des chefs-d’œuvre. L’Académie française, constituée gardienne de la langue, et officiellement chargée, pour ainsi dire, de trouver les moyens de la rendre capable de rivaliser, d’abondance, de justesse, de force, d’élégance, de clarté, d’éloquence avec la langue de Démosthène et celle de Cicéron, a ainsi centralisé les tentatives éparses, et en apparence contradictoires de la génération précédente ; elle a marqué le but où tendaient à la fois les poètes de la Pléiade, les critiques de l’école de Malherbe, les traducteurs de l’espèce des Méziriac, des Du Ryer, des Perrot d’Ablancourt, dont l’exactitude était le moindre souci ; le but où tendaient également les précieuses ; et, nous, ne pouvant, je pense, méconnaître ou contester la grandeur du service, il en faut rendre honneur à Chapelain, qui le rendit. C’est encore lui, nous le savons aujourd’hui par sa Correspondance, qui fut le principal rédacteur des Sentiments de l’Académie sur le Cid, en 1638 ; et cet opuscule célèbre a fait date, à bon droit, dans l’histoire de la critique. Indépendamment en effet d’une critique particulière du Cid, laquelle, pour n’empêcher pas le Cid d’être un chef-d’œuvre, n’en tombe pas moins généralement assez juste au fond et dans la forme, j’y relève plusieurs choses dignes d’être notées, — et même retenues :
Comme dans la musique et dans la peinture nous n’estimerions pas que tous les concerts et tous les tableaux fussent bons, encore qu’ils plussent au vulgaire, si les préceptes des arts n’y étaient bien observés, et si les experts qui en sont les vrais juges ne continuaient par leur approbation celle de la multitude, de même nous ne dirons pas sur la foi du peuple, qu’un ouvrage de poésie soit bon parce qu’il l’aura contenté, si les doctes aussi n’en sont pas contents.Ceci veut dire, en français plus moderne et en termes plus généraux, que le plaisir qu’elle procure à la foule est un juge ordinairement douteux, et même partial, de la valeur d’une œuvre d’art. L’estime que l’artiste a toujours et d’abord prétendue, c’est celle de ses pairs, sinon de ses rivaux ; et quand elle lui manque, on a beau dire, il n’y a pas de popularité dont l’incompétence ne gâte les joies qu’elle lui donne. Voici maintenant qui va déjà plus loin, et qui signifie que la qualité de notre plaisir dépend de sa conformité à de certaines règles : Comme il est impossible de plaire à qui que ce soit par le désordre et par la confusion, s’il se trouve que les pièces irrégulières contentent quelquefois, ce n’est que pour ce qu’elles ont quelque chose de régulier… Que si au contraire quelques pièces régulières donnent peu de satisfaction, il ne faut pas croire que ce soit la faute des règles, mais bien celle des auteurs dont le stérile génie n’a pu fournir à l’art une matière qui fût assez riche. Chose admirable ! et d’ailleurs utile à ce moment du siècle ; mais, la confiance qu’il met dans les « règles » emporte Chapelain si loin, qu’il en devient presque « moderne », et qu’il ose avancer ce paradoxe à peu près inouï jusqu’alors : qu’elles doivent juger même les anciens :
Ce qui excuse l’auteur du Cid ne se justifie pas, et les fautes mêmes des anciens, qui semblent devoir être respectées pour leur vieillesse, ou, si l’on ose dire, pour leur immortalité, ne peuvent pas défendre les siennes… La faveur, qui met à peine à couvert ces grands hommes, ne passe point jusqu’à leurs successeurs… Ceux qui viennent après eux héritent bien de leurs richesses, mais non pas de leurs privilèges ; et les vices d’Euripide ou de Sénèque ne sauraient faire passer ceux de Guillen de Gastro.Si c’est donner beaucoup sans doute aux règles, et même un peu trop, vous remarquerez qu’en un certain sens aussi c’est dire qu’il y a quelque chose de supérieur aux modèles ; et, un pas de plus — mais Chapelain ne devait pas le faire, — c’était fonderies règles en nature et en raison. La publication des Sentiments de l’Académie sur le Cid consacra du même coup l’autorité de l’Académie sur l’opinion, et l’autorité de Chapelain sur l’Académie. Vous connaissez, à cinquante ans de distance, le mot de La Bruyère : « L’une des meilleures critiques que l’on ait faites sur aucun sujet est celle du Cid ». On sait moins, qu’après deux cent cinquante ans passés sur cette vieille querelle, Sainte-Beuve exprimait le regret que, depuis Chapelain et à son exemple, l’Académie française n’eût pas saisi plus souvent l’occasion de « faire acte de jugement et de sincérité ». Les Sentiments de l’Académie sur le Cid font honneur à leur auteur, disait-il à ce propos ; et, peut-être, après tout, jugerez-vous qu’il n’avait pas tort. La critique appliquée, si je puis ainsi dire, date vraiment en France des Sentiments de l’Académie sur le Cid, cette critique qui cherche à fonder ses jugements sur des principes plus généraux, non seulement que l’impression personnelle du juge, mais que ces jugements eux-mêmes ; et, dans les œuvres qu’elle examine, à découvrir les lois des genres. Malheureusement, c’est ici que Chapelain allait commettre sa grande erreur, celle que l’on commet aujourd’hui même encore trop souvent, et confondre les « règles » avec les « lois » des genres. De ce que nous connaissons, par exemple, les lois, quelques-unes au moins des lois de la vie, il n’en résulte pas, vous le savez, que nous puissions créer la vie même. Ou encore, de ce que nous connaissons les éléments et l’exacte proportion des éléments qui concourent à la composition d’un corps, il ne s’ensuit pas du tout que nous puissions reproduire la combinaison qui constitue ce corps. Pareillement, de savoir ce qui fait la beauté de l’Iliade ou celle de l’Enéide, et de pouvoir, au besoin, non seulement le dire avec exactitude, mais le montrer avec évidence, ce n’est pas du tout une raison pour être capables d’écrire nous-mêmes à volonté l’Énéide ou l’Iliade ; et j’ai l’air de dire une naïveté, mais ce n’en est pas une, puisqu’on a cru pendant deux cents ans le contraire, ou qu’on a écrit comme si l’on le croyait. Voltaire même l’a cru quand il composait sa Henriade Boileau, peut-être, aussi lui, quand il composait son Art poétique ; mais Chapelain en était certainement convaincu quand il voulut joindre les exemples aux préceptes, et qu’il composa la Pucelle.
J’avoue de n’avoir que bien peu de qualités requises en un poète héroïque — lit-on dans la Préface de ce poème fameux ; — je n’ai point cru égaler les princes du Parnasse, et, bien moins, atteindre au but où ils ont inutilement visé. J’ai apporté seulement à l’exécution de mon sujet une connaissance assez passable de ce qui y était nécessaire… Ce fut plutôt un essai, … pour voir si cette espèce de poésie, condamnée comme impossible par nos plus fameux écrivains, était une chose véritablement déplorée, et si la théorie, qui ne m’en était pas tout à fait inconnue, ne me servirait point à montrer à mes amis, par mon exemple, que sans avoir une trop grande élévation d’esprit on pouvait la mettre heureusement en pratique.Je ne crois pas que nulle part la confiance dans le pouvoir des « règles » et de la « théorie », se soit plus naïvement étalée, dans un plus beau jour, comme on disait alors ; et si la Pucelle est prodigieusement ennuyeuse à lire — quoi qu’en aient dit ceux qui ont eu l’idée singulière, voilà tantôt dix ans, d’en éditer les douze derniers chants, — du moins on ne se lasse pas d’en lire la Préface :
Je dirai maintenant en peu de paroles, qu’afin de réduire l’action à l’universel, suivant les préceptes, et de ne pas la priver du sens allégorique, par lequel la poésie est faite l’un des principaux instruments de l’architectonique, je disposai toute sa matière de telle sorte que la France devait représenter l’ami de l’homme, en guerre avec elle-même et travaillée par les plus violentes émotions ; le roi Charles, la volonté, maîtresse absolue et portée aussi bien par sa nature, mais facile à porter au mal sous l’apparence du bien : l’Anglais et le Bourguignon, sujets et ennemis de Charles, les divers transports de l’appétit irascible… Amaury et Agnès, l’un favori et l’autre amante du prince, les différents mouvements de l’appétit concupiscible…« Quand je considère en moi-même la disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare à certains tableaux que l’on montre comme un jeu de la perspective… » La Pucelle de Chapelain ressemble à ces tableaux dont parle Bossuet ; elle y voudrait ressembler du moins ; regardée d’un côté, c’est de l’histoire, et regardée de l’autre, c’est de la morale ; un paysage, quand on se met à droite ; un portrait, quand on se met à gauche ; mais, par malheur pour Chapelain, comment que l’on se place, et en dépit des règles, ce que ce n’est jamais ni de nulle part, c’est un poème. Encore je ne veux rien dire des vers, des comparaisons et des descriptions. S’il n’y a rien de plus pédant, il n’y a rien de plus lourd non plus que la Pucelle, d’un prosaïsme plus laborieux, d’une langue plus incolore dans son abstraction soutenue, ni rien enfin qui fût plus propre à faire périr sous le ridicule la réputation et l’autorité littéraire d’un homme. La sienne pourtant n’y périt point ; et l’on se trompe quand l’on croit, avec la plupart des historiens, que la publication de la Pucelle aurait porté le coup mortel à la gloire de son auteur. Quatre éditions s’en succédèrent en moins de deux ans, de 1656à 1657, sans compter l’édition d’Amsterdam, chez les Elzeviers, et une contrefaçon de Leyde, chez le libraire Sambix. Même, on a pu prétendre que la vogue du poème aurait un instant balancé celle de la Clélie de Mlle de Scudéri, alors au comble de sa réputation, elle aussi ; et — ce qui est plus triste à croire — la vogue même des Provinciales, qui paraissaient dans le même temps. La prévention fut la plus forte ; le nom de l’auteur fit valoir le poème ; et douze ou quinze ans s’écoulèrent avant que le poème à son tour discréditât le nom de l’auteur. Jusqu’aux Satires de Boileau, qui ne parurent pour la première fois qu’en 1665, on « bâilla » sur la Pucelle, mais oh se cacha de bâiller ; et, tout en bâillant, on déclara que l’ouvrage était d’ailleurs « parfaitement beau ». Et, en 1661, quand Colbert, héritier de la tradition du cardinal, voulut, lui aussi, s’emparer de l’opinion par le moyen des gens de lettres, ou ajouter cet ornement de plus à la splendeur du décor monarchique, c’est à l’auteur de la Pucelle qu’il s’adressa, comme le cardinal même ; et c’est de Chapelain qu’il fit ce qu’on pourrait appeler le surintendant des lettres. Aussi, continua-t-il de régner parmi les beaux esprits, et, ainsi que l’on disait alors, de « régenter le Parnasse », ayant en effet toutes les qualités de l’emploi, sans en excepter la première, et alors la plus appréciée, celle de tenir les cordons de la bourse. Rappelez-vous ces dédicaces qu’on voudrait pouvoir ôter des œuvres du grand Corneille. Mais, en même temps qu’aux faveurs, c’est Chapelain, même après la Pucelle, qui continue de présider aux délibérations et aux séances de l’Académie, comme « le meilleur poète français et du meilleur jugement ». C’est avec lui que rivalisent, mais sans pouvoir l’éclipser, ni peut-être y songer seulement, et l’auteur de l’Alaric, et celui du Clovis, et celui du Saint-Louis, tous ces poêles épiques inspirés, comme lui, de la Jérusalem, du Tasse, et comme lui, curieux avant tout de faire voir aux lecteurs « qu’ils n’ont rien entrepris sans savoir toutes les proportions et tous les alignements que l’art enseigne ».
J’ai donc consulté les maîtres là-dessus — nous dit l’un d’eux dans sa Préface, et c’est le fameux Scudéry, — les maîtres, c’est-à-dire Aristote et Horace, et après eux Macrobe, Scaliger, le Tasse, Castelvetro, Piccolomini, l’ida, l’ossius, Riccobon, Robortel, Paul Benni, Mambrun, et plusieurs autres : et passant de la théorie à la pratique j’ai relu fort exactement L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, L’Énéide de Virgile, la Guerre civile de Lucain, la Thébaîde de Stace, les Rolands amoureux et furieux de Boiardo et d’Arioste ; l’incomparable Hiérusalem délivrée du fameux Torquato, et grand nombre d’autres poèmes épiques en divers langues… Or, de l’étude de tous ces préceptes et de la lecture de tous ces poèmes héroïques, voici les règles que j’en ai formées, … règles tirées de celles d’Aristote, du Tasse et de tous ces autres grands hommes, et par conséquent infaillibles, pourvu qu’elles soient pratiquées.On ne saurait, en vérité, mieux traduire Chapelain ni mieux répondre, vous le voyez, à ce que je vous indiquais tout à l’heure comme le caractère particulier de cette seconde époque de la critique en France : à savoir, la métamorphose des observations que les érudits ont faites sur le plaisir qu’ils trouvaient à la lecture de l’Iliade ou de la Hiérumlem, en règles ou en recettes, prétendues infaillibles, pour renouveler ce plaisir, en égalant les œuvres. Il en est de même pour la tragédie. Quel est d’ailleurs le rapport des idées ou des doctrines de Pilct de la Mesnardière, dans sa Poétique, datée de 1640 ; de d’Aubignac, dans sa Pratique du Théâtre, qui est de 1657 ; et de Corneille enfin, dans ses Discours et dans ses Examens, qui paraissent pour la première fois en 1660, quel en est le rapport avec les doctrines ou les idées de Chapelain, nous le verrons plus tard. Mais, en attendant, c’est bien de lui que tout cela procède, de lui, et de sa critique, et de l’esprit de sa critique. Si l’on le contredit ou qu’on le chicane sur des détails, on est d’accord avec lui sur le fond ; et le fond, c’est l’établissement de la souveraineté des règles. Et nous, c’est pour cette raison que nous l’avons à bon droit regardé comme le représentant en son temps des nouvelles tendances de la critique. Mais ce n’est pas tout encore ; et il nous reste à montrer l’extension de ce genre de critique aux œuvres de la prose, ou, comme on dit alors, à la grande éloquence ; et, pour cela, il nous reste à joindre aux exemples et au nom de Chapelain le nom et surtout les exemples de Balzac. Balzac aussi s’est occupé de critique, et vous pourrez lire avec utilité quelques-unes de ses Dissertations, la dissertation sur la Grande Éloquence entre autres ; ou la dissertation sur le Style burlesque. Mais vous lirez surtout ses œuvres, parmi lesquelles vous aurez soin de distinguer d’ailleurs les premières d’avec les dernières, ses Lettres familières, aussi peu familières que possible, d’avec ses Dissertations, son Aristippe, ou son Socrate chrétien. Balzac a écrit trente ans ; et c’est être injuste à son égard que de ne le juger, comme on fait habituellement, que sur ses premiers écrits. Je sais d’ailleurs de lui, dans ses premiers écrits eux-mêmes, des pages qui ne ressemblent pas aux citations sous le ridicule ou l’emphase desquelles on l’accable depuis Voltaire ; qui ne sont pas indignes de la réputation d’unique éloquence qu’il a eue de son temps ; et dont ce n’est pas seulement le nombre et l’harmonie, la sonorité retentissante, la beauté tout extérieure, mais déjà la force et l’autorité qui annoncent Pascal et Bossuet. Est-ce que l’on n’entend pas, dans ce passage du Prince, quelque chose de l’accent prochain des Provinciales ?
Il est venu depuis une autre théologie, plus douce et plus agréable, qui se sait mieux ajuster à l’humeur des grands, qui accommode toutes ses maximes à leurs intentions, et n’est pas si rustique et si incivile que la première. La cour a produit de certains docteurs qui ont trouvé le moyen d’accommoder le vice et la vertu, et de joindre ensemble des extrémités si éloignées. On donne aujourd’hui des expédients à ceux qui ont volé le bien d’autrui pour le pouvoir retenir en saine conscience. On enseigne aux princes à entreprendre sur la vie des autres princes, après les avoir déclarés hérétiques en leur cabinet… Outre cela, comme si notre Seigneur était mercenaire et qu’il se laissât corrompre par présents ; comme si c’était le Jupiter des païens, qu’ils appelaient au partage du butin et de la prise ; après un nombre infini de crimes dont ils sont coupables, on ne leur demande ni larmes, ni restitution, ni pénitence ; il suffit qu’ils fassent quelque aumône à l’Église. On compose avec eux de ce qu’ils ont pris à mille personnes, pour une petite partie qu’ils donnent à d’autres à qui ils ne doivent rien, et on leur fait accroire que la fondation d’un couvent, ou la dorure d’une chapelle, les dispense de toutes les obligations du christianisme, et de toutes les vertus morales.Je m’écarte de notre sujet ; — mais, on lit si peu Balzac aujourd’hui que je veux en mettre sous vos yeux une autre page encore, où vous verrez clairement le mélange de ses défauts et de ses qualités :
Les grands événements ne sont pas toujours produits par les grandes causes. Les ressorts sont cachés et les machines paraissent, et quand on vient à découvrir ces ressorts, on s’étonne de les voir si faibles et si petits… Une jalousie d’amour entre des personnes particulières a été la .cause d’une guerre générale ; des noms baillés ou pris par hasard, les Verts et les Rouges des jeux du cirque ont formé les partis et les factions qui ont déchiré l’Empire. Le mot ou le corps d’une devise ; la façon d’une livrée ; le rapport d’un domestique ; un conte fait au coucher du roi lie sont rien en apparence, et par ce rien commencent les tragédies dans lesquelles on versera tant de sang, et on verra sauter tant de têtes. Ce n’est qu’un nuage qui passe et une tache en un coin de l’air ; elle s’y perd plutôt qu’elle ne s’y arrête. Et néanmoins c’est cette légère vapeur, c’est cette nuée presque imperceptible qui excitera les fatales tempêtes que les États sentiront, et qui ébranlera le monde jusqu’aux fondements. On s’est imaginé autrefois que c’étaient les intérêts des maîtres qui mettaient en feu toute la terre, et c’étaient les passions des valets.Il y a là, sous la rhétorique, sous le redoublement de l’expression, sous l’abondance et sous la diversité cherchées de la métaphore, une philosophie de l’histoire qu’on pourrait comparer à celle de Voltaire dans son Essai sur les mœurs, quoique Balzac assurément en voie moins clairement toutes les liaisons et toutes les conséquences. Mais il y a en même temps des qualités nouvelles alors dans la prose française ; un effort vers le développement de l’idée, une justesse et une propriété de l’expression, une harmonie de la phrase, un nombre oratoire enfin que vous chercheriez inutilement chez les prédécesseurs de Balzac, je dis chez les plus grands, chez Montaigne même et chez Rabelais. C’est l’ordre qui s’introduit dans le discours, c’est la logique, c’est la clarté, c’est aussi la règle. Une rhétorique tout entière est pour ainsi dire contenue dans ces phrases qui sentent le travail, sans doute, mais qui donnent aussi l’idée d’un discours plus naturel, plus libre, moins orné, mais aussi net et aussi savamment arrangé que celui qu’elles composent. Et si le pédantisme n’en est pas encore tout à fait absent, du moins y est-il autre, moins barbouillé de grec et de latin. Notez encore, à cet égard, dans ses Dissertations, les jugements si curieux de Balzac sur Montaigne, et sur les écrivains du xvie siècle en général, sur les poètes en particulier. « Ils traduisaient mal, au lieu de bien imiter. J’oserais dire davantage, ils barbouillaient, défiguraient dans leurs poèmes les anciens poètes qu’ils avaient lus ; et n’y voit-on pas encore maintenant Pindare et Anacréon, écorchés vifs, qui crient miséricorde aux charitables lecteurs. » Boileau ne dira rien de plus vif ni de plus juste ; et puisque aussi bien j’emprunte ce passage à la vingt-quatrième Dissertation critique, intitulée : Comparaison de Ronsard et de Malherbe, c’est le cas de fermer le cercle, et de dire en termes généraux que ce que Malherbe a fait pour la poésie, Balzac est venu le faire pour la prose française. Si vous voulez le mieux voir encore, vous pouvez faire à votre tour une comparaison tout à fait instructive, et rapprocher la Préface que Cassaigne a mise en avant des Œuvres de Balzac, dans la grande édition de 1645, de celle que l’on trouve dans le Malherbe de 1666, en tête des œuvres du maître, et qui est d’Antoine Godeau. L’un et l’autre en effet, Cassaigne et Godeau, ce qu’ils louent dans la poésie de Malherbe et dans la prose de Balzac, ce sont les mêmes mérites presque dans les mêmes termes ; c’est le versificateur et c’est le rhéteur, également versés dans les secrets de l’art et du métier ; ce sont les industrieux et savants artisans de syllabes et de mots ; ce sont les maîtres, ou plutôt encore les instituteurs de ceux qui les ont suivis, et non pas tant enfin les exemples mêmes ou les modèles qu’ils ont donnés que les leçons qui s’y trouvent implicitement contenues. Mieux nés d’ailleurs que Chapelain, plus « honnêtes gens », comme on va bientôt dire, plus hommes, du monde, moins érudits, et en un certain sens moins pédants, ils sont d’esprit déjà plus libre, et plus émancipé de l’imitation ou de la superstition des anciens. « Il y a de la fausse monnaie en grec et en latin, écrit Balzac à Chapelain lui-même ; la sainte, la vénérable antiquité nous en a débité plus d’une fois ; et quantité de mauvaises choses du temps passé trompent encore aujourd’hui sous l’apparence du bien. » De son côté Malherbe faisait volontiers profession de ne voir goutte, comme il disait, « au galimatias de Pindare ». Entendons bien ceci : la langue française commence à se sentir en état de marcher toute seule et, selon l’expression de Sainte-Beuve, sa rhétorique est achevée : voilà ce que Balzac et Malherbe veulent dire. Ils respectent les modèles, mais ils ne doutent pas qu’on ne les puisse égaler, et leur critique, déjà plus exercée, n’en conseille plus l’étroite et scrupuleuse imitation. Quand ils empruntent un vers à Virgile ou une « sentence » à Sénèque, ils ne les mettent plus entre guillemets, comme faisait Ronsard, et comme faisait Montaigne. Ils ont la prétention, c’est encore Balzac ici qui parle, « d’aller au-delà de leur exemple » ; et ce qui « n’était pas bon au lieu de son origine » ils se croient fort capables de le rendre meilleur. Ou en d’autres termes encore, les règles qu’ils ont tirées de la lecture et de la méditation des anciens, ils n’en retiennent plus que la forme, et c’est d’eux-mêmes qu’ils vont maintenant tirer leur fond. Comment et par quels moyens, c’est ce que nous verrons en parlant de Boileau.
16 novembre 1889.
dit l’amoureux Pyrame à son amie Thisbé, dans la tragi-comédie du poète Théophile,
et Balzac, à son tour, dans la lettre au cardinal de la Valette, si souvent citée : « Présentement, au mois où nous sommes, je cherche tous les remèdes imaginables .contre la violence de la chaleur. J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets, et fait un vent dans ma chambre qui ferait des naufrages en pleine mer. » Lisez encore les lettres ou les petits vers de Voiture. Ainsi parlait-on à l’hôtel de Rambouillet. Il y a seulement cette différence, ou cette nuance, que tandis que les uns, les précieux, cherchent plutôt leurs effets dans la subtilité des pensées et dans le raffinement de l’expression, les autres les demandent plutôt à l’énormité des hyperboles ou à l’ampleur des mots :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre…Balzac est plus « emphatique », et Voiture est plus « précieux », mais le grand Corneille a souvent trouvé le secret d’être à la fois l’un et l’autre…
Si d’ailleurs vous étiez curieux de bien préciser la nuance, la recherche en serait intéressante, et même le sujet serait à peu près neuf. Tout le monde en effet a parlé des Précieuses, des dames de Rambouillet et de l’illustre Sapho ; elles ont défrayé des volumes ; mais on n’a oublié que de nous dire ou d’essayer de nous dire ce que c’est que la Préciosité. Dès à présent, nous pouvons mesurer la grandeur du service qu’allait rendre Boileau, rien qu’en se mettant en travers de ce double courant. Mais, avant d’y venir, il faut encore noter, qu’en dépit de l’Espagne et de l’Italie, comme en dépit de la Pléiade, ni la préciosité ni le cultisme n’avaient triomphé d’un vieux fonds gaulois, qui subsistait donc toujours, et qui s’épanouissait librement en inventions burlesques, ou grotesques, ou peut-être tout simplement grossières, telles que l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel (1632), la Rome ridicule du sieur de Saint-Amant (1643), ou le Virgile travesti de Scarron, (1648). J’emprunte une strophe au second de ces trois ouvrages :
Il y en avait sur ce ton un peu plus de mille vers ; et, aux environs de 1640, c’était là ce que l’on appelait de l’esprit ; et quand on voulait rire, c’était à cela que l’on se délassait. Entre les trois directions qui s’ouvraient devant lui, Boileau, lui, allait prendre la quatrième, sur les traces de l’auteur des Lettres Provinciales. — Vous savez que, dans toute la langue, il n’y avait pas de livre dont il fît plus de cas —
parmi lesquels ce serait miracle qu’il ne se fût pas glissé quelques procureurs ou quelques sous-greffiers ; bourgeois de Paris, comme Poquelin et comme Arouet, bourgeois né dans la Cité même, dans la cour du Palais, au centre et dans l’antre de la chicane et de la basoche ; ce que Boileau représente avant tout dans la critique et dans la littérature du xviie siècle, ce qu’il y représente, et à tous égards, d’une manière éminente, c’est l’avènement de l’esprit bourgeois. Remarquez en effet qu’avant lui, qu’avant Molière et qu’avant Pascal — dont il convient ici de joindre les noms au sien, — la littérature est essentiellement aristocratique. Elle l’est, par l’habituelle affectation de gentilhommerie dont les écrivains se croient tenus ; elle l’est, par la qualité du public auquel ils s’adressent, que ce soit le public restreint des gens de cour ou le public à peine un peu plus étendu des ruelles où l’on singe la divine Arthénice ; elle l’est enfin, et vous venez de le voir, par la nature même de ses défauts. Pour comprendre et pour goûter les Lettres de Balzac, il y faut une éducation spéciale, comme pour se complaire aux plaisanteries de Scarron, comme pour entendre les « règles » de Chapelain lui-même. Je veux dire, qu’appuyées comme elles sont sur l’autorité des anciens ou sur celle des Italiens, de Vida, de Robortelli, de Scaliger, de Castelvetro, ne pouvant être contrôlées que par des érudits, elles ne peuvent donc être acceptées et intelligemment pratiquées que par eux. Mais, avec Pascal, avec Molière, avec Boileau, l’esprit bourgeois prend conscience de sa force ; il s’oppose à l’esprit aristocratique des salons et des ruelles ; il s’émancipe de la protection du grand seigneur ou du financier, et conséquemment de l’obligation de leur plaire. Bientôt même il ne craindra pas, dans les Satires et dans la comédie, de s’attaquer presque de front aux partisans et aux marquis :
C’est ce que je veux dire, en insistant d’abord sur ce fait que Boileau est un bourgeois de Paris ; qu’il l’est de naissance, et d’éducation ; qu’il l’est d’instinct et de goût ; qu’il en a l’humeur indépendante et brusque, volontiers satirique, la défiance innée de tout ce qui n’est pas clair — dût-il d’ailleurs être superficiel, — la philosophie sommaire, une certaine étroitesse d’esprit, beaucoup de confiance en lui-même, dans la sûreté de son goût ; et enfin cette franchise un peu rude qui est la probité du critique. Défauts et qualités, mêlés et compensés, je ne sache pas dans l’histoire de notre littérature, je n’y trouve point de modèle plus complet, plus original et plus ressemblant de l’esprit bourgeois. Rien de plus naturel si cette indépendance d’esprit, aidée du goût de la raillerie, commence par l’induire en satire : c’est la première époque de sa vie littéraire ; étendez-la de 1660 à 1670 environ. Il daube sur les uns, il daube sur les autres ; il s’en prend à Chapelain d’abord, et aux pédants en sa personne ; il s’en prend aux « grotesques » ; il s’en prend à Quinault, avec une liberté qui va jusqu’à, son maître Corneille. Ce Tasse encore que l’on admire, et cette Jérusalem d’où sont sorties pour lui, comme d’une outre d’Éole, toutes les Pucelle, tous les Saint-Louis, tous les Clovis, tous les Moïse, tous les Alaric, il n’y voit que du « clinquant », que du paillon, la splendeur du faux goût italien, et il ose le dire :
Naturellement aussi, comme il attaque, on lui répond. Les pamphlets pleuvent et les répliques : réplique de Cotin, réplique de Boursault, réplique de Coras, réplique de Saint-Sorlin. Lui, riposte à son tour, il redouble de verve, il se pique, il s’anime, il s’encourage à la satire : Un clerc pour quinze sous, sans craindre le holà, Peut aller au parterre attaquer Attila… Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire, On sera ridicule, et je n’oserai rire ! Ce qu’à Dieu ne plaise, en vérité ! et la bataille s’échauffe ; les coups, mieux adressés, sont plus vigoureux et plus droits ; pour le soutenir dans la lutte, il a d’ailleurs avec lui Molière, il a La Fontaine, il a Racine ; il a le public ; il aura bientôt le roi même ; et sur tous les points, ou sur presque tous, il a tellement raison, que nous nous demandons comment la victoire ne s’est pas décidée tout de suite en sa faveur, et ce qu’on attend donc pour passer à lui. La réponse n’est pas difficile ; nous sommes dans le siècle de la règle et de la discipline ; et on attend qu’il ait énoncé, ou, comme nous dirions, formulé sa doctrine. En effet, jusqu’ici, sa satire est toute encore de verve ; sa critique est toute personnelle ; elle ne donne point de raisons ; ce qui lui déplaît est mal, et ce qui lui plaît est bien.
C’est son humeur qui agit seule en lui. Il se venge en riant de l’ennui de ses lectures. Ou, en d’autres termes, il ne blâme ni ne loue par principes, mais d’instinct ; il a seulement le goût juste, le mot prompt, la main leste ; rien de pédant, ni de calculé, ni de réfléchi, mais l’insolence heureuse de la jeunesse, au service du bon sens et de l’honnêteté littéraire. Cependant, il ne tarde pas à s’apercevoir que cela ne saurait suffire ; il cherche la règle de ses jugements, il la trouve, il la traduit dans ses Épîtres et dans les vers de son Art poétique : c’est la seconde époque de sa vie littéraire ; et nous pouvons l’étendre de 1670 à 1685 à peu près. Or, il n’a pas plus tôt commencé de réfléchir, qu’il s’aperçoit que tous ceux qu’il attaquait, sans en bien savoir le pourquoi, c’est que, d’une manière, ou d’une autre, ils s’éloignent de la nature. Tous ces pédants sont artificiels, et, si je puis ainsi dire, ils sont surtout livresques ; ils traversent la vie comme sans l’apercevoir ; ils se nourrissent d’une fausse érudition qu’ils vont dégorger dans le monde ; puis ils retournent à leurs bouquins ; et, le lendemain, de recommencer. Pour les, précieux, c’est une autre affaire, quoique ce soit au fond la même chose, mais ce ne sont pas les livres, c’est le monde, eux, qui les empêche de voir la nature. Si Chapelain la voudrait plus réglée, plus compassée, plus rectiligne, Voiture la veut plus mièvre, plus délicate et plus ornée. Celui-là trouvait la nature trop irrégulière, et celui-ci la trouve « trop frugale en ses ajustements ». Mais en quoi l’un et l’autre s’accorde, c’est à la trouver « imparfaite », et à se flatter de la « perfectionner ». Et de même aussi les grotesques, puisque, s’ils « chargent les contours » selon l’expression du temps, c’est que, comme les précieux et comme les pédants, ils trouvent la nature « trop plate ». Les autres voulaient plaire ; et eux aussi ; mais d’une autre manière, en faisant rire ; et, comme la caricature en est le moyen le plus simple, ou le quolibet et la turlupinade, ils se gênent, ils se torturent, ils se contorsionnent pour faire « plus drôle » que nature, Lisez plutôt Saint-Amant ou Scarron. Et la conclusion n’est pas non plus difficile à tirer : il faut retourner à la nature ; et sans prétendre à faire mieux, plus noble ou plus plaisant qu’elle, il faut l’imiter.
Ainsi s’exprime quelque part La Fontaine ; et comme pour lui — comme pour Molière, comme pour Pascal ou comme pour Bossuet, — l’imitation de la nature, voilà pour Boileau la règle des règles, celle, qui domine toutes les autres, qui les résume ou qui les juge, ou plutôt encore celle que toutes les autres n’ont pour objet que de nous aider à suivre.Et maintenant il ne faut pas
Ces sortes de vers abondent, vous le savez, dans Boileau ; et, ce n’est pas assez, vous le savez encore, que d’énoncer la règle, mais lui-même il l’applique ; et, dans telle de ses Satires— le Repas ridicule, par exemple, ou la Satire sur les femmes, qu’il composait en 1693, — on peut se demander s’il n’a pas peut-être, une ou deux fois au moins, poussé trop loin le naturalisme ou le réalisme de l’exécution.
Ou bien encore :
Cependant la nature est bien vastes et, conséquemment, la recommandation de l’imiter est bien vague. Même, en un certain sens, tout n’est-il pas dans la nature ? et, non seulement la laideur, mais la singularité, mais la bizarrerie, mais la monstruosité ne sont-elles pas de la nature ? A plus forte raison, le caprice et la fantaisie.
C’est ce qu’un plus grand poète exprime encore, d’une façon moins humoristique et plus vraie, quand il fait observer qu’on ne saurait sortir de la nature, l’idéaliser ou la dégrader ; qu’avec des moyens qui en sont, qui en font eux-mêmes partie. Recommander l’imitation de la nature, c’est donc bien ; mais ce n’est pas dire grand’chose, si l’on ne précise à son tour la nature de l’imitation ; et — chacun de nous enfin ayant sa manière de voir, de sentir, de reproduire la nature — il faut convenir maintenant d’un principe qui restreigne, en s’y ajoutant, celui de l’imitation de la nature. Ce principe, c’est celui de l’autorité ou de la souveraineté de la raison — et, à ce propos, il se peut bien que le cartésianisme soit ici de quelque chose ; — mais Boileau n’était pas incapable de le découvrir, à lui tout seul ; car, après avoir fondé les règles en nature, qu’y avait-il de plus logique et de plus conséquent que de vouloir les fonder en raison ? Nous imiterons donc la nature, et nous l’imiterons fidèlement, mais nous ne l’imiterons qu’en tant que rationnelle. Considérons un peu ce que ce seul mot — dont je crains bien à la vérité que Boileau n’eût jamais voulu se servir — enveloppe de conséquences. Cela veut dire, en effet, tout d’abord, que nous n’imiterons la nature qu’en tant que nous la trouverons elle-même raisonnable, logique et conforme à son propre plan. Par exemple, est-il naturel d’être hydrocéphale, je suppose, bec-de-lièvre ou pied bot ? Non, cela n’est pas naturel, puisque c’est même une déviation du plan de structure qui est celui de l’homme. Inversion, arrêt de développement, hypertrophie de l’organe, tous ces mots qui nous disent comment les monstruosités s’engendrent, impliquent par eux-mêmes qu’elles n’ont pas raison d’exister, Pareillement, il y a des cas de tératologie morale, qui ne sont pas naturels quoi qu’ils soient dans la nature, et qui ne la représentent pas, mais au contraire qui la contredisent. Nous ne les imiterons pas, et nous nous souviendrons que, s’il n’est pas de serpent,
c’est à la condition que, dans le « monstre » ou dans le « serpent », nous retrouvions pour ainsi dire la nature à la base, et qu’ils en soient eux-mêmes une partie. Cela veut dire, en second lieu, que nous n’imiterons la nature qu’en tant que nous la trouverons conforme ou identique à elle-même dans l’espace et le temps ;
en tant qu’universelle et en tant qu’éternelle. Ainsi, la manière dont on mange, avec les doigts, si vous le voulez, ou avec une fourchette ; les mets que l’on mange, et la façon dont on les assaisonne, n’affectent pas, ne modifient point la nécessité de manger. Pareillement, en passant du physique au moral, sous l’habit de cour d’un grand seigneur français et sous la toge d’un Romain, les sentiments, les passions, les idées sont les mêmes, ou du moins ils ne valent la peine d’être représentés par l’art qu’autant qu’ils sont vrais d’une vérité plus générale qu’eux-mêmes, antérieure à l’expression qu’on en donne, et capable de durer plus qu’elle.
A leur exemple, nous essayerons donc, dans la nature même, de discerner l’éphémère d’avec le durable, le principal d’avec l’accessoire, le contingent d’avec le nécessaire ; et nous n’en imiterons que ce qu’elle a de plus permanent. Et cela veut dire enfin que nous ne l’imiterons qu’autant, qu’elle est intelligible et accessible à tous.
et, pour être assurés de la vérité de nos idées, il ne suffit pas que nous les concevions. Pareillement, d’avoir éprouvé nous-mêmes un sentiment, ce n’est pas une raison pour qu’il soit naturel. Il faut voir. Et, pourvoir, il faut comparer, sortir de soi, se juger du dehors, en comptant avec les sentiments des autres. Quelle que soit la diversité des opinions humaines, il y a quelques points dont tous les hommes tombent d’accord ; et si changeante que puisse être notre sensibilité — non seulement d’un homme à un autre homme, mais de nous-même à nous-même, — cependant nous souffrons des mêmes peines comme nous jouissons des mêmes plaisirs. Nous nous garderons donc d’abonder dans notre sens propre. Au contraire, nous nous efforcerons de demeurer toujours en communication avec nos semblables. Nous ne leur parlerons pas de nous, mais d’eux-mêmes ; et puisqu’enfin ce qui fait le lien des sociétés humaines, c’est la raison, nous n’imiterons de la nature entière que ce que tous les hommes consentiront à nommer avec nous des noms de nature et de naturel. Suivons ces idées à l’application. — Pourquoi la Règle des trois unités ! — Parce qu’il n’est pas naturel, qu’en trois ou quatre heures de temps, on enferme une action dont la durée réelle aurait rempli des mois, des années, ou des siècles ; et parce que, d’autre part, il n’est pas raisonnable qu’on disperse à travers l’espace ou le temps un sujet dont l’effet même dépend, par hypothèse ou par définition, du degré de sa concentration. — Pourquoi la condamnation du Burlesque ? — Parce qu’il n’est pas naturel qu’un homme, si ridicule soit-il, offre continûment à rire, quoi qu’il dise ou qu’il fasse, sans intervalle ni relâche ; et parce qu’il n’est pas raisonnable de faire parler les reines comme des harengères : ce sont plutôt les harengères qui s’efforceraient à, parler comme les reines. — Pourquoi la condamnation des précieux et de la Préciosité ? — Parce qu’il n’est pas naturel qu’on emploie le langage à obscurcir la pensée, toujours assez obscure d’elle-même ; et parce qu’il n’est pas raisonnable, si l’on converse ensemble, de parler justement pour n’être pas entendu. — Pourquoi encore la proscription du Merveilleux chrétien ? Parce qu’il n’est pas naturel qu’on mêle Dieu, de sa personne, aux affaires des hommes — et à quelles affaires souvent, comme dans la Jérusalem du Tasse ! — et puis, parce qu’il n’est pas raisonnable, comme dans le Clovis ou dans la Pucelle, d’augmenter le nombre des miracles à croire. C’est le janséniste ici qui perce… Il reste seulement une dernière question : c’est à savoir qui nous assurera que les règles sont fondées en nature et en raison ? Leur constance même, répond Boileau ; et c’est ici qu’intervient dans sa doctrine, comme correctif, comme complément à la fois et comme moyen, le principe de l’imitation des anciens. Ou n’en a pas toujours très bien vu l’importance ; et il est possible que Boileau lui-même, pour toute sorte de raisons, ne l’ait pas nettement aperçue. Je crains au moins qu’il n’y ait quelque superstition dans l’admiration qu’il professe pour Pindare, par exemple ; et j’aimais mieux la franchise un peu bourrue de Malherbe. Mais ce qu’il n’a pas vu, il l’a senti d’instinct ; et que, sans l’exemple ou l’autorité des anciens, il ne pourrait sauver sa doctrine du reproche d’arbitraire. C’est ce qu’il n’est pas mauvais, c’est même ce qu’il est capital de montrer. Nous lisons donc l’Odyssée d’Homère, ou l’Iphigénie d’Euripide, ou les Satires d’Horace. Il y a tantôt deux mille ans que l’auteur des Satires est mort ; et, pour celui de l’Odyssée, qui pourra dire en quel temps il vivait ? Tout a donc changé depuis eux dans le monde. Grecs et Romains, ils vivaient sous un autre ciel, dans une société dont la structure différait tellement de la nôtre qu’à peine aujourd’hui nos érudits sont-ils d’accord de ce qu’elle pouvait être. Ils n’avaient point de redingotes ni de pantalons, mais ils portaient la chlamyde ou la toge ; ils se chaussaient de sandales ou de cnémides, et nous portons des bottes. Leurs habitations différaient des nôtres. Ils avaient des esclaves. Ni le mariage, ni la famille, ni la propriété n’étaient constitués chez eux sur les mêmes bases que chez nous. Avant d’être à lui-même, l’individu appartenait à sa communauté. Enfin, ils parlaient d’autres langues, dont il est bien vrai que la nôtre dérive, mais dont il est également vrai que nous ne pouvons, nous rendre maîtres qu’à force de patience, de peine et de temps. Et cependant, nous les comprenons ! Si quelques détails nous échappent, c’est comme il nous en échappe aussi quelques-uns dans les œuvres elles-mêmes de nos contemporains et de nos compatriotes. Deux ou trois mille ans écoulés ; des guerres, des invasions ; une religion nouvelle substituée aux fictions de leur mythologie ; l’esclavage aboli, la femme émancipée de la tyrannie domestique, l’individu rendu à lui-même ; l’esprit humain renouvelé, transformé par la science, rien de tout cela n’a pu faire que nous ayons cessé de les comprendre ou de les sentir. Rappelez-vous, à ce propos, les paroles de Racine, dans la préface de son Iphigénie. « J’ai reconnu avec plaisir par l’effet qu’a produit sur notre théâtre tout ce que j’ai imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu’entre les poètes Euripide était extrêmement tragique. » Voilà, le fondement de l’imitation des anciens ; voilà le pouvoir de la nature et de la raison ; et voilà le signe auquel nous les reconnaissons chez nos contemporains. En effet, tandis qu’autour de nous et en nous tout changeait, il faut bien, si nous comprenons encore, si nous goûtons toujours Euripide ou Homère, il faut bien que quelque chose en nous soit demeuré le même ; et à l’expérience, il se trouve que c’est ce qu’il y avait en eux de plus universel sans doute mais aussi de plus profond, et je ne sais en vérité si je ne puis dire de plus intime. La conséquence n’est-elle pas bien claire ? Elle l’était du moins pour Racine, et elle l’était pour Boileau. Voulez-vous savoir si votre vision des choses, ou, comme ils eussent dit plus simplement, si l’idée que vous vous en faites est conforme à la nature et à la raison ? Consultez les anciens, non point parce qu’ils sont anciens — quoique d’ailleurs on pût prétendre que, dans la nouveauté du monde, étant plus près de la nature, ils l’ont mieux attrapée, — mais parce qu’ils sont d’irrécusables témoins qu’il existe au fond de l’homme, sous la diversité des apparences, quelque chose de permanent et d’éternellement identique à soi-même. C’est en eux et chez eux que la nature et la raison ont leurs titres ; c’est d’eux, par conséquent, qu’il faut apprendre à les reconnaître ; et c’est d’eux qu’à notre tour nous apprendrons à imiter l’une, à réaliser l’autre, et à les égaler ou à les surpasser eux-mêmes. Vous voyez en quel sens et dans quelle mesure on peut dire ici, qu’en dépit de la façon presque injurieuse dont il en a toujours parlé, jusqu’à lui préférer Marot, ce qui est le comble de l’injustice, ou du prosaïsme, si vous le voulez, Boileau n’en est pas moins, sans le savoir, le continuateur et l’héritier de Ronsard. Mais, s’il admire comme lui les anciens, il sait les raisons de cette admiration, que Ronsard et son école éprouvaient confusément, sans distinction ni choix, pour l’antiquité tout entière, avec une préférence ou une faveur marquée pour les Alexandrins, parmi les Grecs, c’est-à-dire pour les Italiens de l’hellénisme ; et, parmi les Latins, pour Sénèque et pour Lucain, c’est-à-dire pour les Espagnols. Dans les anciens, ce qu’aime Boileau, c’est la nature et c’est la raison, Et si les anciens, comme nous le disions, lui servent d’une règle pour juger de l’expression de la raison et de la vérité de l’imitation dans les œuvres des modernes, inversement et réciproquement, l’expérience de la nature et de la raison lui servent à distinguer les anciens pour ainsi dire d’avec eux-mêmes, Euripide d’avec Sénèque, et Lucain d’avec Virgile. Mais ce qui distingue bien plus profondément encore sa pratique ou sa critique de celle de Ronsard, c’est le prix qu’il attache à la forme ; et dont on ne saurait assurément le blâmer, dans une langue où, comme dans la nôtre, il n’y a pas de différence essentielle entre le vocabulaire de la prose et celui de la poésie. C’est en effet un dernier point que nous ne saurions omettre, en essayant de réduire, comme nous faisons, à ses principes, la doctrine littéraire de Boileau. Dans ce bourgeois il y a un artiste, je veux dire à la fois un remarquable ouvrier et un théoricien scrupuleux de son art. Poète ou non, ce n’est pas là le point, quoique, après tout, son œuvre abonde en vers heureux, en vers brillants de bon sens et de clarté, qui, s’ils sont devenus proverbes en naissant, c’est apparemment qu’ils exprimaient d’une « manière vive, fine, et nouvelle en leur temps » des vérités d’usage ; et ce n’est déjà pas un mérite si commun. Il faut faire attention encore que, depuis deux cent cinquante ans bientôt passés, le vers français, aussi lui, dévolue, comme le reste ; et, puisqu’on en tient compte quand on parle de la versification de Molière ou de celle même de Racine, il en faut tenir compte également pour parler des vers de Boileau. Vous remarquerez même là-dessus que, si l’on n’en tenait pas compte, on commettrait à son égard la même injustice qu’on lui reproche précisément — et avec raison — d’avoir commise à l’égard de Ronsard. Mais, quand j’accorderais à ses détracteurs les plus acharnés que les vers des Satires ne valent pas ceux des Sonnets à Cassandre, et encore moins ceux des Châtiments ou des Contemplations, il faut en revanche qu’ils conviennent à leur tour que, si quelqu’un a senti le prix de la forme en poésie, c’est Boileau. Relisez ses Satires, ses Êpitres, son Art poétique, relisez ses Préfaces, et en particulier la plus ample, celle qu’il a mise en tête de son édition de 1701. « Il y a bien de la différence entre des vers faciles et des vers facilement faits. Les récits de Virgile, quoique extraordinairement travaillés, sont bien plus naturels que ceux de Lucain, qui écrivait, dit-on, avec une facilité prodigieuse. » Parcourez également ses Lettres à Brossette : vous y verrez les scrupules de l’artiste. Ou encore, et comme contre-épreuve, regardez et remarquez ce qu’il attaque en la plupart de ses ennemis littéraires.
Il avait déjà dit, dans l’épître du Passage du Rhin :
L’un est « plat et grossier », l’autre est « dur et pénible » ; celui-ci construit son vers sans art, et celui-là rime « sans génie ». S’il y a donc un art d’écrire, et s’il y a surtout un art de rimer, s’il y a un art de flatter l’oreille, mettons que Boileau ne l’ait pas connu ou pratiqué lui-même, il en a pourtant enseigné les leçons ; et ses leçons n’ont pas été perdues, s’il est vrai, comme il aimait lui-même à s’en vanter, qu’elles aient aidé à former Racine. J’irai plus loin ; et, comme sa doctrine faisait la part manifestement trop étroite à l’originalité du poète, en le réduisant à l’expression des idées communes, je dirais volontiers que, comme c’était l’unique moyen de l’y réintégrer, peut-être a-t-il mis quelquefois trop haut le mérite de la forme… Je livre le problème à vos méditations. Aucune de ces idées ne devait cependant s’établir ni triompher sans soulever de nombreuses protestations, et si les querelles de personnes, Boileau contre Cotin, Cotin contre Boileau, avaient rempli, comme nous l’avons dit, les premières années de sa vie littéraire, la discussion des questions de principes en allait remplir et même un peu agiter les dernières, de 1690 à 1702. Il est vrai qu’il avait habilement choisi son terrain. Sur la question de forme, en effet, et sur le prix qu’il y attachait, comment les Précieux l’eussent-ils pu contredire ? La perfection de la forme, ils l’entendaient d’une autre manière, sans doute, et, vous l’avez vu, très différente de la sienne, mais enfin, quant au principe : que les choses valent surtout de la manière qu’on les dit et par la façon qu’on y donne ; ils eu tombaient d’accord avec lui. C’est ce qui peut servir, en passant, à vous rendre raison de l’estime singulière que Boileau, non seulement dans ses vers, mais dans sa prose, et jusque dans la préface de l’édition de 1701, a toujours professée pour Voiture. Il attendit d’être mort, pour en déclarer les jeux de mots « insipides », dans sa Satire sur l’Equivoque, et, en attendant, il lui savait gré d’avoir « extrêmement travaillé ses ouvrages ». Encore bien moins pouvait-on aisément l’attaquer sur ce qu’il avait dit du pouvoir et de l’autorité de la raison :
Les jansénistes seuls, au xviie siècle, auraient pu faire un reproche à Boileau de l’excès de confiance qu’il mettait dans ce qu’ils appelaient, eux, à Port-Royal, « l’imbécillité » de la raison humaine. Mais, tous ou presque tous, ils étaient amis de Boileau, à commencer par le plus fameux et le plus considéré du parti, celui que l’on saluait alors du nom du « grand Arnauld ». D’ailleurs, s’ils se défiaient de la raison, ils se défiaient bien davantage encore de l’imagination et de la sensibilité, ces deux « maîtresses d’erreur ». Et, comme en dehors des jansénistes, il ne restait plus que les cartésiens, c’est-à-dire les plus rationalistes des hommes, ce n’était pas les Perrault ou les Fontenelle qui pouvaient songer à faire descendre la raison du rang où Boileau l’avait mise. Si donc le principe était contestable, et il l’était— en tant que l’imagination et la sensibilité sont les premières des vertus que nous devions exiger d’un poète, il était d’accord avec l’esprit général du siècle ; et, au fait, je ne vois pas qu’aucun des adversaires de Boileau l’ait sérieusement contesté, ni qu’il en ait seulement fait mine. Chapelain lui-même ne l’eût pas pu, s’il l’eût voulu, lui, dont la Pucelle était si raisonnable, et, comme vous l’avez pu voir, si savamment raisonnée ! Enfin, sur la manière étroite, et surtout timorée, dont Boileau avait entendu l’imitation de la nature — comme si, aussitôt après l’avoir énoncé, il eût reculé devant les conséquences de son propre principe, — il y eût eu plus, il y eût eu même beaucoup à dire. Mais, bien loin que ses contemporains pussent lui reprocher qu’il n’allait pas au bout de son principe, et qu’après avoir fait quatre pas en avant il en faisait trois en arrière, j’ai tâché de vous montrer qu’il ne leur avait justement rien proposé de plus révolutionnaire que d’imiter la nature, au lieu de s’ingénier, comme on faisait jusqu’alors, à la perfectionner ; et on l’eût plutôt accusé de faire à la nature, dans sa doctrine, la part encore trop grande. En voici, au surplus, une preuve assez éloquente : c’est qu’aussitôt que Boileau se fut retiré de la lutte, non seulement ce naturalisme, dont il avait été, avec l’auteur de la Critique de l’Ecole des Femmes et de l’Impromptu de Versailles, le véritable théoricien, ne gagna personne à sa cause, n’étendit même pas son droit jusqu’à faire entrer dans l’art la représentation de la nature extérieure, mais il put voir tout autour de lui la préciosité renaître ; et, dans les ruelles transformées en salons, les Fontenelle et les Lamotte reprendre la tradition des Balzac et des Voiture, ce sera bien autre chose encore, quelques années plus tard, quand la marquise de Lambert, et après elle Mme de Tencin, seront devenues des puissances. Les premières années du xviiie siècle rappelleront à cet égard les premières années du xviie . Une fois de plus dans l’histoire de la littérature, l’homme naturel disparaîtra, s’évanouira dans « l’homme du monde ». Et pour nous débarrasser d’un vice, dont les traces se voient encore, je ne dis pas seulement dans les romans de Marivaux, je dis jusque dans le Petit Carême et jusque dans L’Esprit des Lois, ce ne sera pas assez des plaisanteries de l’auteur de Gil Blas et du Bachelier de Salamanque, mais il n’y faudra rien de moins que l’intervention de Voltaire. Et voilà pourquoi les ennemis de Boileau ne pouvaient pas lui faire un grief de la timidité de son naturalisme. Que leur restait-il donc ? Il leur restait à l’attaquer sur l’article de l’imitation des anciens, et, effectivement, c’est ce qu’ils allaient faire. Avec quels arguments, et d’ailleurs avec quel succès ou plutôt avec quel insuccès, — c’est ce que nous verrons en étudiant la Querelle des Anciens et des Modernes.
19 novembre 1889.
Puis, chemin faisant, et poursuivant sa veine, Perrault donnait sans hésiter, sur Homère ou sur Virgile, la préférence, ou la prééminence
sacrifiait, sans plus de scrupules,
au peintre des Batailles d’Alexandre ; mettait
fort au dessous des chefs-d’œuvre des Girardon, des Gaspards, des Baptiste ; établissait sans peine la supériorité de la musique de Lulli sur celle des Grecs — dont je vous rappelle que nous ne savons rien, — et concluait enfin, comme il avait commencé, par l’éloge du roi,
Il faut convenir que Boileau, quand il louait le prince, usait d’un autre style ; et qu’à défaut d’une indépendance d’esprit dont personne alors ne se piquait, un goût plus sûr, inspiré peut-être de celui des anciens, l’avait du moins préservé de cette platitude insigne dans l’adulation. Cependant, et c’est Perrault lui-même qui nous l’a raconté — non sans esprit ni bonne grâce, — tandis qu’il lisait, Boileau murmurait ; et son voisin — c’était Huet, l’évêque de Soissons — avait toutes les peines du monde à l’empêcher d’exhaler sa colère. Il n’y put plus enfin tenir ; et sans attendre que Perrault eût terminé sa lecture, quittant brusquement la place, il sortit en criant « qu’une semblable lecture était une honte pour l’Académie ». Pardonnons son impolitesse à la naïve sincérité de son indignation ! Il s’ensuivit, selon l’usage du temps, une guerre d’épigrammes, qui peut-être en fût restée là, sans l’intervention de Fontenelle, dont les Poésies pastorales — c’est l’un de ses plus médiocres ouvrages, — avec un Discours sur l’églogue et une Digression sur les anciens et les modernes, en renouvelant le débat, le ranimèrent ; et de l’ombre de l’Académie, le portèrent en quelque sorte sur la place publique. Il faut lire cet opuscule : c’est du vrai Fontenelle, si ce n’en est pas du bon, Fontenelle, pour le dire en passant, n’étant jamais qu’à moitié bon, là même où il est le meilleur. Vous y trouverez de l’esprit, un esprit un peu mince et précieux, nuancé d’un peu d’ironie ; vous y trouverez ce style, qui est le sien, non seulement élégant, mais pénétrant, mais aigu dans l’affectation de sa simplicité ; et vous y trouverez enfin la question mieux posée, beaucoup mieux, d’une manière un peu sophistique, il est vrai, mais enfin mieux posée que dans le Siècle de Louis le Grand, et par un homme d’une tout autre portée d’intelligence.
Toute la question de la prééminence des anciens sur les modernes, étant une fois bien entendue, se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d’aujourd’hui. En cas qu’ils l’aient été, Homère, Platon, Démosthène, ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles ; mais si nos arbres sont tout aussi grands que ceux d’autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthène.C’était le début de sa Digression. En voici la conclusion :
Si les grands hommes de ce siècle avaient des sentiments charitables pour la postérité, ils l’avertiraient de ne les admirer point trop, et d’aspirer toujours du moins à les égaler. Rien n’arrête tant le progrès des choses, rien ne borne tant les esprits que l’admiration des anciens… C’est ainsi qu’Aristote n’a jamais fait un vrai philosophe, mais il en a étouffé beaucoup qui le fussent devenus, s’il eût été permis… Et si l’on allait s’entêter un jour de Descartes, et le mettre à la place d’Aristote, ce serait à peu près le même inconvénient.Vous voyez le sophisme, et, comme on disait au temps de Fontanelle, il saule aux yeux d’abord. En matière de science, tout ce qui s’ajoute au fonds que nous a légué la génération précédente constitue pour celle qui vient un enrichissement durable, une conquête définitive, un progrès certain, dans le sens étymologique du mot, un pas en avant. Les découvertes ou les inventions du génie lui-même y sont comme englouties dans l’impersonnalité de l’œuvre commune ; et — nous ne pouvons pas sans doute l’affirmer, — mais ce qu’un Descartes ou un Newton ont trouvé, l’application de l’algèbre à la géométrie, ou la loi de la gravitation, nous pouvons cependant concevoir que de moins grands qu’eux, en y mettant plus de temps et, pour ainsi dire, en s’associant successivement à, la même recherche, l’eussent enfin trouvé, plus tard et plus péniblement qu’eux, mais comme eux. Ajoutez là-dessus que, la découverte une fois faite, elle nous sert comme d’un point de départ, comme d’une origine pour en faire d’autres à notre tour, et que, si nous en faisons, quelque minces d’ailleurs qu’elles soient, la science s’en accroît d’autant. Un Clairaut ou un d’Alembert sont nécessairement plus savants de tout ce qu’un Newton leur a enseigné. Mais dirons-nous qu’un Voltaire soit nécessairement plus tragique de tout ce que Racine, et Corneille avant Racine, ont fait entrer d’eux-mêmes, de leur propre originalité, dans la définition ou dans la conception de la tragédie ? Ou, pour venir, comme Poussin ou comme Lebrun, après Raphaël, un peintre sera-t-il tout ce qu’était Raphaël, et quelque chose de plus ? Évidemment non ; ou du moins cela ne peut se soutenir qu’aussi longtemps qu’un art — comme la peinture au temps de Giotto, par exemple — n’est pas en possession de tous ses moyens techniques, ou qu’une langue n’a pas atteint son point de perfection et de maturité. Et, dans la science comme dans l’art, Le génie se mesure à ce qu’il a de personnel, d’unique, d’inimitable. Seulement, dans la science, l’œuvre du génie se détache de lui pour se confondre dans le patrimoine commun d^ l’humanité, tandis que, dans l’histoire de l’art, elle demeure avant tout et par-dessus tout l’expression de son individualité. Quoi qu’il en soit, Perrault, tout heureux et tout aise, répondit à Fontenelle par une Epître sur le génie, dont quelques vers semblaient viser personnellement les Racine et les Boileau ; le fit entrer à l’Académie ; et, hâtant le dessein qu’il avait formé de soutenir et de pousser son paradoxe, il mit la dernière main à son Parallèle des Anciens et des Modernes dont la première partie parut en 1688 ; la deuxième, et la plus intéressante pour nous, en 1692 ; et la troisième enfin en 1697. En comparaison de Boileau, si Perrault manque de science, ou, pour mieux dire — car il est plus savant au sens moderne du mot, — s’il manque d’une connaissance assez précise de ces anciens dont il parle ; s’il manque de goût, de bon sens parfois, et de loyauté même ; je ne dirai pas qu’en revanche il a l’esprit plus large, mais il l’a plus libre ; et l’on ne peut nier que ses Dialogues aient modifié la définition ou la notion de la critique, en y introduisant deux ou trois éléments nouveaux. Grâce en effet aux préjugés mémos qu’il apportait dans la question, auteur d’un poème sur la Peinture, frère de l’architecte de la colonnade du Louvre, ami de Fontenelle, et comme tel un peu frotté de science, contrôleur enfin des bâtiments du roi, on pourrait dire qu’il a mis la critique littéraire sur le chemin de l’esthétique générale, en mêlant constamment, dans son Parallèle, aux réflexions de l’ordre uniquement littéraire, des considérations, souvent ingénieuses, tirées des autres arts ou de la science même, et en tâchant de les concilier ou de les coordonner les unes et les autres sous la loi de quelques principes généraux. D’un autre côté, en rendant, comme vous l’allez voir, le grand public et les femmes elles-mêmes juges d’une question qui ne semblait être jusqu’alors du domaine ou de la compétence que des seuls érudits, c’est bien le Parallèle qui a consacré le droit des gens du monde à se prononcer sur la valeur des œuvres littéraires. Enfin, si, comme nous l’avons déjà dit, l’idée de progrès est impliquée dans la position de la question même, on ne saurait refuser l’honneur de l’avoir accréditée parmi nous à l’homme qui sans doute est fort éloigné d’en avoir entrevu toutes les conséquences, mais qui ne l’a pas moins répandue dans tous ses écrits, et de qui l’on peut dire à bon droit qu’elle fait le fond de ses convictions littéraires. Il s’agit de savoir ce que valent ces conquêtes ou ces innovations. Et tout d’abord, on est tenté d’approuver la première. Oui, ces comparaisons d’un art à l’autre, de la peinture à la poésie, de l’éloquence à l’architecture, en introduisant dans la critique un élément d’intérêt nouveau, y introduisent aussi de la variété, de l’imprévu, je ne sais quoi de plus libre et de plus attrayant. Si d’ailleurs la peinture et la poésie sont toutes deux ce que l’on appelle des arts d’imitation, il semble encore, qu’ayant un objet analogue dans une certaine mesure, elles doivent, dans cette mesure même, avoir aussi des principes communs. Ce qui est vrai de l’une ne paraît pas pouvoir ou devoir être entièrement faux de l’autre, et, puisque enfin, par des chemins différents, c’est au même but qu’elles fendent, il semble que la théorie de l’une doive ou puisse au moins éclairer celle de l’autre. Mais je crains bien qu’en réalité ce ne soit là qu’une apparence, et que, de ce genre de comparaisons, l’auteur des Dialogues ne se serve à peu près uniquement que pour brouiller la question. Chaque art, en effet, a ce qu’on appelle son beau spécifique ; et, quand on y songe, on serait presque tenté de dire, que le beau poétique, le beau pittoresque, le beau musical n’ont pas entre eux de commune mesure. Ils ne visent pas au même but, quoi qu’on en puisse dire ; ils n’emploient pas les mêmes moyens ; et, ne s’adressant pas aux mêmes sens, ils n’opèrent point les mêmes effets. Avant tout, la peinture est une joie des yeux. La musique est avant tout une volupté de l’oreille. Et quand elles passent l’une ou l’autre jusqu’au cœur ou jusqu’à l’esprit, ce n’est toujours que par la voie des mêmes intermédiaires, … Comme au surplus c’est une question sur laquelle nous aurons cette année même plus d’une fois à revenir, je me borne à vous signaler aujourd’hui le danger de la confusion. Lisez d’ailleurs si vous voulez dès maintenant vous en faire une idée, ces fameux Salons de Diderot, qu’on vante comme les chefs-d’œuvre de la critique d’art, et qui n’en sont à vrai dire que la corruption. Juger d’une toile ou d’un marbre sur les mêmes principes, avec les mêmes exigences, ou comme l’on dit encore, au moyen du même criterium, que d’un drame ou que d’un roman, encore une fois, c’est tout mêler ensemble ; et, si l’origine de la confusion remonte au Parallèle des Anciens et des Modernes, il faut rendre Perrault responsable de ce qu’elle avait de dangereux, puisque nous avons commencé par le louer de ce que l’innovation peut avoir eu d’heureux. Voici qui est plus grave encore. C’est qu’en effaçant ainsi les limites qui séparent les arts, Perrault en arrive insensiblement à une indifférence entière — et barbare — sur les questions de forme et de style. Il ne tient compte aucun de la qualité de la langue ; et il ne craint pas d’avancer cette énormité quelque part, que l’on juge bien mieux d’un écrivain dans une traduction que dans son texte même. C’est le comble du rationalisme ! Et en voici l’abomination. Les exigences particulières ou personnelles des genres, si je puis ainsi dire, ne l’inquiètent nullement ; et comme tout à l’heure il jugeait d’une œuvre littéraire sur les mêmes principes que d’un tableau, maintenant, ode ou discours funèbre, fable ou sermon, tragédie ou madrigal, c’est le même procédé de mensuration, si je puis ainsi dire, qu’il applique à tout ce qui lui tombe sous la main. Il est d’ailleurs bien entendu que, pas plus que des exigences du genre, il ne se soucie du temps, ni du milieu, ni de la personnalité de l’artiste ou du poète… Mais vous le verrez bien mieux — puisque je n’ai rien encore cité de sa prose, — si je mets sous vos yeux une ou deux pages du Parallèle, que je choisis parmi celles qui devaient naturellement exciter dans le camp de ses adversaires la plus vive indignation.
Le président Morinet, discourant il y a quelques jours de Pindare avec un de ses amis, et ne pouvant s’épuiser sur les louanges de ce poète inimitable, se mit à prononcer les cinq ou six premiers vers de la première de ses Odes avec tant de force et tant d’emphase, que sa femme, qui était présente, et qui est femme d’esprit, ne put s’empêcher de lui demander l’explication de ce qu’il témoignait prendre tant de plaisir à prononcer. « Madame, lui dit-il, cela perd toute sa grâce en passant du grec en français. — N’importe, lui dit-elle, j’en verrai toujours le sens, qui doit être admirable. — C’est le commencement, lui dit-il, de la première Ode du plus sublime de tous les poètes. Voici comme il parle : « L’eau est très bonne, à la vérité, et l’or qui « brille comme le feu durant la nuit, éclate merveilleusement parmi les richesses qui rendent l’homme superbe. Mais, mon esprit, si tu désires chanter les combats, ne contemple point d’autre astre plus lumineux que le soleil pendant le jour dans le vague de l’air, car nous ne saute rions chanter de combats plus illustres que les combats olympiques. » — Vous vous moquez de moi, lui dit la présidente. Voilà un galimatias que vous venez de faire pour vous divertir ; je ne donne pas si aisément dans le panneau. — Je ne me moque point, lui dit le président, et c’est votre faute si vous n’êtes pas charmée de tant de belles choses. — Il est vrai, reprit la présidente, que de l’eau bien claire, de l’or bien luisant, et le soleil en plein midi sont de fort belles choses ; mais parce que l’eau est très bonne, et que l’or brille comme le feu pendant la nuit, est-ce une raison de contempler ou de ne pas contempler un autre astre que le soleil pendant le jour ? de chanter ou de ne pas chanter les jeux olympiques ? Je vous avoue que je n’y comprends rien. — Je ne m’en étonne pas, Madame, dit le président ; une infinité de très savants hommes n’y ont rien compris, non plus que vous. Faut-il trouver cela étrange ? C’est un poète emporté par son enthousiasme, qui, soutenu par la grandeur de ses pensées et de ses expressions, s’élève au-dessus de la raison ordinaire des hommes, et qui en cet état profère avec transport tout ce que la fureur lui inspire. On est bien éloigné de rien faire aujourd’hui de semblable. — Assurément, dit la présidente, et l’on s’en donne bien de garde. Mais je vois bien que vous ne voulez pas m’expliquer cet endroit de Pindare. Cependant, s’il n’y a rien qui ne se puisse dire devant les femmes, je ne vois pas où est la plaisanterie de m’en faire un mystère. — Il n’y a pas de plaisanterie ni de mystère, lui dit le président. — Pardonnez-moi, lui dit-elle, si je vous dis que je n’en crois rien : les anciens étaient gens sages, qui ne disaient pas des choses où il n’y a ni sens ni raison. » Et quoi que pût dire le président, elle persista dans sa pensée, et elle a toujours cru qu’il avait pris plaisir à se moquer d’elle.L’anecdote est sans doute agréablement contée, spirituellement même, adroitement mise en scène, comme on dit de nos jours, et la prose de Perrault vaut beaucoup mieux que ses vers. S’il est d’ailleurs bien loyal, ou s’il sait très bien le grec, vous le demanderez à Boileau, dont la huitième Réflexion critique roule à peu près tout entière sur ce passage des Dialogues. Pour moi, dont ce n’est pas ici l’affaire que de vous apprendre à, admirer Pindare, je me contenterai de dire, entre nous, qu’expliqué par Boileau, ce début de la première ode du « plus sublime de tous les poètes » me paraît plus banal que déraisonnable et qu’inintelligible. Mais ce qu’il y a de fâcheux ici, c’est cette façon que je vous disais de juger un poète, en commençant par faire abstraction du mouvement, de la forme, et de l’expression, du simple arrangement des mots ; c’est de paraître exiger d’une ode que les idées s’y suivent comme dans une proposition de mathématiques ; et c’est d’oublier enfin qu’il y a des beautés qui n’en sont que pour ne pouvoir être transposées, encore moins transportées d’une langue dans une autre. Ce qui ne devait guère moins indigner Boileau, dans ces Dialogues, comme admirateur des anciens, comme ennemi des Précieuses — et peut-être aussi comme célibataire, — c’est l’appel que Perrault y fait partout « au goût des dames », à la « justesse de leur discernement », pour décider de la contestation, pour prononcer comme en dernier ressort sur la valeur des œuvres littéraires. Mais c’est peut-être davantage encore l’étrange confiance que Perrault semble y mettre dans ce que l’on appelait alors le sens individuel. « Est-ce que vous trouvez cela beau ? » nous demande l’auteur des Dialogues, en mettant sous nos yeux un passage quelconque de Pindare ou d’Homère. Et si nous répondons que non, ou seulement si nous hésitons, il a l’air de croire, — et je crois qu’il croit que la cause est entendue. C’est le contraire même de la critique. Assurément, il ne serait pas bon que les artistes, ni même les antiques, fussent les seuls juges de l’art. Comme ils y sont trop compétents, pour ainsi dire, ils ont une tendance, qui peut devenir aisément dangereuse, à louer dans les œuvres des mérites de facture qui ne vont pas toujours avec la solidité du fond. Mais, d’autre part, il faut bien convenir que, d’en laisser l’appréciation au goût individuel, il n’y aurait rien de plus funeste, ce n’est de la remettre aux « dames » et aux gens du monde. Entraîné par le désir de plaire, et par la facilité surtout qu’il y trouvait de transformer les admirateurs des anciens en pédants, Perrault a trop abondé dans ce sens ; et à cet égard encore, tout en reconnaissant qu’il n’a pas eu complètement tort — ou même en le louant du service qu’il a rendu, qui est d’avoir élargi le public, — on ne saurait omettre de dire qu’il n’a pas eu complètement raison, et de le faire voir. J’entends par là que, pas plus en littérature qu’ailleurs, le premier venu n’a le droit de se prononcer sur la valeur des œuvres, ni, quoi que l’on en dise, de juger de l’art sans une longue et laborieuse éducation de son goût. S’il n’y faut pas des aptitudes, il y faut du moins un apprentissage ; et la présidente Morinet peut bien avoir raison, ne comprenant rien à Pindare, d’avouer qu’elle n’y comprend rien ; mais, où elle se trompe fort impertinemment, c’est quand elle se permet d’en conclure que la première Olympique est inintelligible, et son président de mari fait fort bien de n’en tenir aucun compte. Puisque les œuvres sont dans l’histoire, la connaissance de l’histoire est indispensable à leur intelligence. On jugerait mal de Pindare si l’on ne connaissait les lois du lyrisme grec ; on jugerait mal d’Aristophane, si l’on ne connaissait l’histoire de la démocratie athénienne ; et aussi mal, ou plus mal encore, de Démosthène ou de Cicéron si l’on ne connaissait l’histoire grecque et romaine. En d’autres termes : nous sommes juges, les seuls juges qu’il y ait de notre plaisir ; mais nous ne le sommes pas de la qualité de notre plaisir ; et l’autorité qui en décide est située en dehors de nous, puisqu’elle était avant nous et qu’elle nous survivra. C’est ce que ne savent point « les dames » ni les « gens du monde », en raison même de la « sensibilité » que nous leur accordons avec Perrault, « pour ce qui est clair, vif et de bon sens ». La mode en tout temps les gouverne : la mode, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus changeant, de plus relatif et de plus divers au monde. Ils ne cherchent point Pindare dans Pindare, mais seulement l’impression que leur procure Pindare ; et, de cette impression même, ils ne jugent que sur la conformité qu’ils y trouvent avec le goût de Paris ou de Versailles, qui peut bien être quelquefois le bon et même le meilleur, mais qui ne l’est pas nécessairement, puisqu’il change lui-même, et qui en tout cas n’est pas le goût grec. Il faut bien ajouter qu’en général, pour toute sorte de raisons, ces juges mondains ont l’horreur instinctive de tout ce qui est grave et sérieux. L’art n’est qu’un amusement ou un passe-temps pour eux ; ils en jugent donc en conséquence ; et quand ils ont dit d’un écrivain qu’il est ennuyeux, ils croient avoir tout dit. Si je l’ai fait plus d’une fois observer, c’est une bonne occasion aujourd’hui d’y revenir. J’ai tâché de rendre justice à la société précieuse du xviie siècle, aux salons du xviiie ; je crois toujours que Molière, que Boileau, que Lesage à leur suite, ont passé la mesure dans les Femmes savantes dans la Satire des femmes, dans plusieurs endroits de Gil Blas ; je lis d’ailleurs Voiture et Balzac avec plaisir ; je ne hais pas Fontenelle, dans ses Entretiens sur la Pluralité des mondes ou dans ses Éloges académiques ; et, tout précieux qu’il est, je mets enfin Marivaux très au-dessus de Destouches, de Dancourt, ou de Regnard. Mais, après cela, parmi nos écrivains, dans l’histoire entière de notre littérature, ceux que les femmes ont aimés, que les gens du monde ont goûtés, je ne puis m’empêcher de répéter, qu’à défaut des Pascal et des Bossuet — que je leur passe de ne point pratiquer, — ce ne sont pas les Corneille ou les Racine, c’est encore moins Boileau, ce n’est pas Molière, et ce n’est pas non plus Voltaire ou Montesquieu ; c’est les Voiture et les Benserade, c’est Quinault, ce sont les La Motte et les Fontenelle, ce sont les précieux et ce sont les Modernes. J’irais plus loin, je vais plus loin. Si vous voulez savoir pour quelles raisons quelques-uns de nos plus grands écrivains — j’excepte toujours les Bossuet et les Pascal, à qui leur métier, ou comme dit le second leur enseigne, le permettait, — si vous voulez savoir pourquoi Racine ou Molière, par exemple, n’ont pas toujours atteint cette profondeur de pensée que nous trouvons dans un Shakespeare ou dans un Gœthe ; ou encore, pourquoi de certaines questions, comme celle de la destinée, qui sont enveloppées dans un Hamlet ou dans un Faust, semblent leur être demeurées étrangères, « cherchez la femme », et vous trouverez que la faute en est à l’influencé des salons et des femmes. Ils ont voulu plaire ; et, pour plaire, ils se sont efforcés de s’accommoder au monde. Ils ont accordé, ils ont concédé quelque chose à la mode, Molière la cérémonie du Bourgeois Gentilhomme, Racine ses Pyrrhus, ses Xipharès et ses Achille. Surtout, ils n’ont pas pris eux-mêmes, ou paru prendre, ni traité la vie plus sérieusement qu’on ne faisait autour d’eux ; ou du moins, quand ils l’ont fait, c’est que leur génie était plus fort en eux que le désir de plaire ; et voilà pourquoi nous regrettons qu’en provoquant les mondains à s’ériger en juges de l’art, Perrault et les Modernes, faisant ainsi du plaisir ou de la volupté de l’esprit l’objet de la littérature, l’aient comme nécessairement orientée du côté de la mode ou de la frivolité. Pour l’inconvénient qu’il y avait enfin à substituer, dans le jugement des œuvres de l’esprit, l’autorité du « sens individuel » à celle du « sens commun », je ne veux pas y insister longuement. Mais un point sur lequel j’attire votre attention, c’est comme l’antiquité de Boileau reprend ici tous ses avantages sur la modernité de Perrault et de ses partisans. Nous l’avons assez dit l’autre jour, pour qu’il suffise de le rappeler : entre le « sens commun » et le « sens individuel » c’est précisément la tradition qui décide ; et, tout ayant changé de Virgile à Racine, ce qu’il y a, malgré tout, d’identique ou d’analogue entre eux, voilà ce qui fait le fond de l’humaine nature, ce qui doit nous servir à reconnaître nous-mêmes ce que nos sentiments ont d’universel ou de singulier ; voilà l’autorité qui nous arguë de caprice ou de bizarrerie, toutes les fois que nos goûts, sous le prétexte d’être nôtres, sont en opposition ou en contradiction avec elle. Envier à la critique, et lui disputer le droit de se réclamer de la tradition, c’est donc proprement lui refuser le droit à l’existence ; mais renoncer à la critique, c’est livrer l’art et la littérature, je ne veux pas dire aux bêtes, quoique j’aie grand tort de ne pas le dire ; — et cela, sans doute est cruel d’abord, mais cela n’est pas ensuite moins dangereux que cruel, si, comme on l’a si bien dit, « une société sans littérature serait une société sans sociabilité, sans morale, et même sans religion ». Reste au compte des Modernes, et à l’actif de l’auteur du Parallèle, l’introduction de l’idée de progrès dans la critique littéraire. Nous la retrouverons prochainement et nous aurons à la définir et à l’expliquer. J’essayerai de vous montrer alors en quoi l’idée de progrès diffère de celle dévolution. S’il est certain d’ailleurs qu’elle est au fond des Dialogues, Perrault, comme je vous le disais, est encore assez éloigné d’en avoir vu toutes les conséquences ou seulement toute la portée. Nous lui ferions donc tort de la discuter aujourd’hui : ce n’est pas encore le temps. Mais elle est bien dans les Dialogues ; elle en est l’âme latente et diffuse ; elle en fait après tout l’originalité réelle. Et comme c’est elle qui assure à Perrault une place encore assez considérable dans l’histoire de la critique, c’est aussi la seule de ses idées avec laquelle Boileau lui-même fut obligé de compter. Il répondit, vous le savez, au Parallèle des Anciens et des Modernes, par ses Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, [1694] dont ce n’est pas le moindre défaut que de prendre de biais, et, pour ainsi parler, d’une manière tout occasionnelle, une question qui valait bien la peine qu’on l’abordât plus franchement. Il faut croire qu’il était de l’école de Turenne, qui ne voulait pas que l’on attaquât de front les positions que l’on pouvait tourner. Mais les lois de la guerre ne sont pas celles de la polémique, ni surtout celles de la critique. Aussi les Réflexions sont-elles aujourd’hui, quoique plus solides peut-être, beaucoup moins intéressantes à lire que les Dialogues, sans compter que, dans les Dialogues, tandis que Perrault garde constamment l’air et le ton d’un homme du monde, Boileau, lui, dans ses Réflexions, perd souvent la mesure, a toujours le ton rogue, et s’emporte jusqu’aux gros mots. Je ne me rappelle plus si je n’ai pas essayé quelque part, sinon de l’en justifier, au moins de l’en excuser sur son âge ; et il est vrai, qu’étant d’ailleurs de santé délicate, il approchait de la soixantaine. Mais je n’ai pas en ce cas réfléchi que les Réflexions critiques sont de la même année, ou à peu près, que la Satire des femmes, l’une des meilleures qu’il ait écrites ; et puis, que s’il avait cinquante-six ou sept ans, son adversaire en avait dix de plus. Avec cela, s’il y a de bonnes choses dans les Réflexions, il n’y en a pas d’excellentes ; et non seulement Boileau ne défend pas toujours les anciens et ses doctrines par les meilleures raisons, mais il n’a pas toujours une vue très nette et très sûre du fond de la question. Il commente bien faiblement Pindare ; et je crois qu’il admire sincèrement Homère, mais si je le crois, c’est parce qu’il le dit, et non pas du tout sur les preuves qu’il en donne. Tranchons le mot : il y a quelque superstition dans ce grand amour du grec ; et, si vous le voulez, ce sera l’explication de ce qu’il y a dans les Réflexions critiques d’assez superficiel et de très insuffisant. Deux ou trois passages, néanmoins, ne laissent pas d’en être curieux et significatifs :
Mais à propos de hauteur pédantesque, peut-être ne sera-t-il pas mauvais d’expliquer ici ce que j’ai voulu dire par là, et ce que c’est proprement qu’un pédant…. Un pédant est un homme plein de lui-même, qui, avec un médiocre savoir, décide hardiment de toutes choses ; qui se vante sans cesse d’avoir l’ait de nouvelles découvertes ; qui traite de haut en bas Aristote, Épicure, Hippocrate, Pline ; qui blâme tous .les auteurs anciens ; qui publie que Jason et Barthole étaient deux ignorants ; qui trouve à la vérité quelques endroits passables dans Virgile, mais qui y trouve aussi beaucoup d’endroits dignes d’être siffles ; qui croit à peine Terence digne du nom de joli ; qui, au milieu de tout cela, se pique surtout de politesse ; qui tient que la plupart des anciens n’ont ni ordre ni économie dans leurs discours ; en un mot, qui compte pour rien de heurter sur cela le sentiment de tous les hommes.C’est le portrait de Perrault en personne, et en pied, que Boileau traçait là ; c’était celui de Fontenelle, que Rousseau, dans l’épigramme célèbre, appelait aussi
… Le pédant le plus joli du monde ;c’est à l’avance enfin, si vous y regardez, le portrait de La Motte ou celui de Marivaux. Ce qu’il en faut retenir, c’est que le pédantisme ou la pédanterie, pour être plus communs dans l’école, n’en sont pourtant pas le privilège, et qu’il y a des pédants de toute robe, comme il y en a de tout poil et de toute origine. Je vous en nommerais plus d’un, encore aujourd’hui même, si j’en avais le temps, parmi nos modernes, à nous, et de pédantismes, dont la morgue est faite de l’énormité de leur ignorance ; qui n’ont pas, comme nous, pour les rappeler à la modestie, la connaissance, le respect, l’admiration des maîtres ; et qui ne savent pas enfin que, plut ils sont contents d’eux-mêmes, plus ils ont de titres à ce nom de pédants… Vous le leur apprendrez quand vous les rencontrerez sur votre route. Mais ceci vaut encore mieux, et va plus loin, si je ne me trompe :
Quelque éclat qu’un écrivain ait fait durant sa vie, quelques éloges qu’il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement conclure que ses ouvrages soient excellents. De faux brillants, la nouveauté du style, un tour d’esprit qui était à la mode, peuvent les avoir fait valoir ; et il arrivera peut-être que dans le siècle suivant on ouvrira les yeux, et que l’on méprisera ce que l’on a admiré. Nous en avons un bel exemple dans Ronsard et dans ses imitateurs, comme Du Bellay, Du Bartas, Desportes, qui, dans le siècle précédent, ont été l’admiration de tout le monde, et qui aujourd’hui ne trouvent pas même de lecteurs. La même chose était arrivée chez les Romains, à Nfevius, à Livius, et à Ennius… Et il ne faut point .s’imaginer que la chute de ces auteurs, tant les Français que les Latins, soit venue de ce que les langues de leur pays ont changé. Elle n’est venue que de ce qu’ils n’avaient point attrapé dans ces langues le point de solidité et de perfection qui est nécessaire pour faire durer et priser à jamais des ouvrages. En effet, la langue latine, par exemple, qu’ont écrite Cicéron et Virgile, était déjà fort changée du temps de Quintilien et encore plus du temps d’Aulu-Gelle. Cependant Cicéron et Virgile y étaient encore plus estimés que de leur temps même, parce qu’ils avaient comme fixé la langue par leurs écrits, ayant atteint le point de perfection que j’ai dit. Ce n’est donc pas la vieillesse des mots et des expressions dans Ronsard, qui a décrié Ronsard, c’est qu’on s’est aperçu tout d’un coup que les beautés qu’on y croyait voir n’étaient point des beautés, ce que Bertaut, Malherbe, de Lingendes et Hacan qui vinrent après lui, contribuerait beaucoup à faire connaître, ayant attrapé dans le genre sérieux le vrai génie de la langue française, qui bien loin d’être en son point de maturité du temps de Ronsard, comme Pasquier se l’était persuadé faussement, n’était pas même encore sortie de sa première enfance… Au contraire, le vrai tour de l’épigramme, du rondeau et des épitres naïves ayant été trouvé même avant Ronsard, par Marot, par Saint-Gelais, et par d’autres, non seulement leurs ouvrages en ce genre ne sont point tombés dans le mépris, mais ils sont encore aujourd’hui généralement estimés, jusque-là même que pour trouver l’air naïf en français, on a encore « quelquefois recours à leur style, et c’est ce qui a si bien réussi au célèbre M. de la Fontaine.Peu connu ou rarement cité — car qui lit aujourd’hui les Réflexions critiques ? pas même nous, qui devrions les connaître par cœur, — ce passage est bien caractéristique. Comment, en effet, définirait-on mieux ce que nous appelons aujourd’hui l’évolution des genres ? comment, l’évolution même des genres ? et comment, par quels exemples établirait-on plus solidement que les moments de l’une et de l’autre ne coïncident point ? Ici, Boileau, piqué d’émulation, passe Perrault ; et les Réflexions nous font faire un pas sur les Dialogues. Tandis que chaque siècle ou chaque âge, pour Perrault et pour ses partisans, est en avance ou en progrès sur celui qui l’a précédé, ce qui reviendrait à dire que la corruption du fruit est en progrès sur sa maturité, puisqu’elle lui est ultérieure, Boileau n’a pas nié le mouvement, mais il a parfaitement vu que mouvement et progrès ne sont point synonymes ; et, certes, s’il eût suivi cette indication jusqu’au bout nous n’aurions point fait, nous, de ses Réflexions, les critiques que nous en avens faites.
J’ai pris le premier de ces deux passages dans la cinquième des Réflexions critiques, et le second dans la septième. J’en tire enfin un troisième et dernier de la Lettre à M. Perrault, qui mit fin, comme vous le savez, à la première phase de la querelle, et qui exprime, par conséquent, sur la question, le dernier état de la pensée de Boileau. Votre dessein, dit-il à sort adversaire, était de montrer que pour la connaissance surtout des beaux-arts, et pour le mérite des belles-lettres, notre siècle, ou, pour mieux parler, le siècle de Louis le Grand, est non seulement comparable, mais supérieur à tous les plus fameux siècles de l’antiquité et même au siècle d’Auguste. Vous allez donc être bien étonné quand je vous dirai que je suis sur cela entièrement de votre avis, et que même… je m’offrirais volontiers de prouver cette proposition, comme vous, la plume à la main. Je commencerais par avouer sincèrement que nous n’avons point de poètes héroïques ni d’orateurs que nous puissions comparer aux Virgile et aux Cicéron ; je conviendrais que nos plus habiles historiens sont petits devant les Tite-Live et les Salluste ; je passerais condamnation sur la satire et sur l’élégie, quoiqu’il y ait des satires de Regnier admirables et des élégies de Voiture, de Sarazin, de la comtesse de la Suze, d’un agrément infini. Mais en même temps je ferais voir que pour la tragédie nous sommes beaucoup supérieurs aux Latins… Je ferais voir que, bien loin qu’ils aient eu dans le siècle d’Auguste des poètes comiques meilleurs que les nôtres, ils n’en ont pas eu un seul dont le nom ait mérité qu’on s’en souvint, les Plaute, les Cécilius, les Térence étant morts dans le siècle précédent. Je montrerais que, si pour l’ode nous n’avons point d’auteurs si parfaits qu’Horace, qui est leur seul poète lyrique, nous en avons néanmoins un assez grand nombre qui ne lui sont guère inférieurs en délicatesse de langue et en justesse d’expression… Je montrerais qu’il y a des genres de poésie, où non seulement les Latins ne nous ont point surpassés, mais qu’ils n’ont pas même connus, comme par exemple ces poèmes en prose que nous appelons Romans... Par tout ce que je viens de dire, vous voyez, Monsieur, qu’à proprement parler nous ne sommes point d’avis différent sur l’estime qu’on doit faire de notre siècle ; mais que nous sommes différemment de même avis… Il ne reste donc plus… que de nous guérir l’un et l’autre : vous, d’un penchant un peu trop fort à rabaisser les bons écrivains de l’antiquité ; et moi, d’une inclination un peu trop violente à blâmer les méchants et même les médiocres auteurs de notre siècle…On n’est pas à ce coup plus courtois, et Perrault pouvait se déclarer satisfait. Si c’était maintenant de Boileau lui-même qu’il fût question, de son mérite personnel et de son originalité de juge des œuvres de son temps, j’insisterais sur l’extraordinaire lucidité de coup d’œil et sur l’étonnante fermeté de bon sens dont ce passage est, je pense, une preuve assez éloquente. Jamais aucun contemporain n’a mieux discerné, dans la littérature de son temps, ce qu’il y avait de durable, et ce qu’il pouvait y avoir de ruineux ou de caduc. Mais ce qui nous importe davantage, c’est de voir comment dans la lutte, les idées de Boileau — celles que j’essayais de vous résumer l’autre jour — se sont à, la fois affermies, mais surtout élargies ; comment et sur quel point ont fléchi les dogmes encore trop absolus de son Art poétique ; et comment enfin, dans cette querelle de la prééminence des Anciens ou des Modernes, s’il n’a pas eu le dernier mot, puisque vous venez de voir ce qu’il concède à ses adversaires, c’est lui pourtant qui l’a prononcé. A un autre point de vue, plus général — et pour conclure à notre tour, — dégageant maintenant la question des considérations particulières qui ne servent qu’à l’obscurcir, et résumant la nature du progrès ou du mouvement accompli, nous dirons que deux idées nouvelles ont pénétré dans la critique, pour en diversifier la méthode et pour en corriger les principes absolus. On ne croit plus maintenant que les règles soient immuables ; on se rend compte qu’elles sont en mouvement. Et, à la vérité, Molière l’avait bien dit dans sa Critique de l’École des Femmes, Racine dans ses Préfaces, Boileau lui-même dans son Art poétique. Mais quand ils le disaient, je crains qu’ils n’en fussent eux-mêmes qu’à moitié convaincus. Ils le sont maintenant tout à fait ; ou du moins Boileau, — puisqu’il la date où nous sommes, les deux autres sont morts ; — et ce n’est pas sa faute, si ses successeurs, plus classiques que lui-même, paraîtront avoir oublié sa Lettre à M. Perrault et ses Réflexions critiques sur Longin, pour ne se souvenir que de ce qu’il y a de plus étroit dans son Art poétique. Ce qui semble également admis, c’est qu’il y a d’autres modèles que ceux de l’antiquité ; que nos auteurs peuvent valoir les siens, et les dépasser même au besoin. Si de certaines raisons ont fait que nous n’avons pas de Cicéron ni de Virgile, d’autres raisons peuvent faire que nous en ayons de plus grands quelque jour. Si nous avons surpassé les Latins dans la tragédie ou dans le roman, nous pouvons également espérer de les surpasser dans l’ode ou dans la comédie. Puisque nous avons des « genres » qu’ils n’ont point connus, d’autres sans doute en créeront d’autres un jour que nous ne connaissons point nous-mêmes. Et, servons-nous pour finir du seul mot qui convienne : par le moyen ou sous le couvert de la querelle des anciens et des modernes, c’est l’idée d’une certaine relativité des choses littéraires qui tâche à s’insinuer, qui s’introduit déjà dans la critique. Nous verrons, dans une prochaine leçon, comment et pourquoi les hommes du xviiie siècle ne s’en sont pas d’abord aperçus.
23 novembre 1889.
On a accablé presque tous les arts d’un nombre prodigieux de règles, dont la plupart sont inutiles ou fausses. Nous trouvons partout des leçons, mais bien peu d’exemples… Mais c’est surtout en fait de poésie que les commentateurs et les critiques ont prodigué leurs leçons. Ils ont laborieusement écrit des volumes, sur quelques lignes que l’imagination des poètes a créées en se jouant. Ce sont des tyrans, qui ont voulu asservir à leurs lois une nation libre, dont ils ne connaissent point le caractère… Tant de prétendues règles, tant de Tiens ne peuvent servir qu’à embarrasser les grands, hommes dans leur marche, et sont d’un faible secours à ceux à qui le talent manque. Il faut courir dans la carrière, et non s’y traîner avec des béquilles.Assez enclin qu’il était de lui-même à s’émanciper des maîtres, il semble que l’exil ait achevé de délier sa langue, et, à Londres, dans la fréquentation des libres penseurs anglais, vous croiriez qu’il a jugé, ou, si vous l’aimez mieux, qu’il a toisé Boileau. Écoutez-le encore sur les anciens :
Nous devons admirer ce qui est universellement beau chez les anciens… Mais ce serait s’égarer étrangement que de les vouloir suivre en tout à la piste. Nous ne parlons point la même langue. La religion, qui est en tout le fondement de la poésie épique, est parmi nous l’opposé de leur mythologie. Nos coutumes sont plus différentes de celles des héros du siège de Troie, que de celles des Américains. Nos combats, nos sièges, nos flottes n’ont pas la moindre ressemblance… L’invention de la poudre, la boussole, l’imprimerie, tant d’autres arts qui ont été apportés récemment dans le monde ont en quelque façon changé la face de l’univers. Il faut peindre avec des couleurs vraies comme les anciens, mais il ne faut pas peindre les mêmes choses.C’est le vers fameux d’André Chénier :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.Et, si vous aimez les rapprochements, voici quelques lignes qu’on ne s’étonnerait pas de rencontrer sous la plume de Mme de Staël :
Je sais qu’il y a plusieurs personnes qui disent que la raison et les passions sont partout les mêmes ; cela est vrai ; mais elles s’expriment diversement. Les hommes ont en tout pays deux yeux, un nez et une bouche : cependant l’assemblage des traits qui fait une beauté en France ne réussira pas en Turquie, ni une beauté turque à la Chine ; et ce qu’il y a de plus aimable en Asie et en Europe serait regardé comme un monstre dans le pays de la Guinée. Puisque la nature est si différente d’elle-même, comment veut-on asservir à des lois générales, des arts sur lesquels la coutume, c’est-à-dire l’inconstance, a tant d’empire ? Si donc nous voulons avoir une connaissance un peu étendue de ces arts, il faut nous informer de quelle manière on les cultive chez toutes les nations. Il ne suffit pas pour connaître l’épopée d’avoir lu Virgile et Homère, comme ce n’est point assez, en fait de tragédie, d’avoir lu Sophocle et Euripide.Il semble au moins que ce discours soit assez éloquent ; et, en effet, si nous voulions l’en croire, nous regarderions Voltaire comme beaucoup plus indépendant de la tradition et du passé qu’il ne l’est réellement. Mais ce ne sont là que de simples boutades. En réalité, Voltaire a beau regimber, il est Français, il est même Parisien ; et si je ne craignais d’abuser des citations, vous verriez que, dans cet Essai même, sans se soucier de se contredire, après ces grands éclats, il se résigne, ou plutôt, non, il ne se résigne pas, mais il faut dire qu’il ne s’est jamais vraiment révolté. Pour désireux, pour avide même qu’il soit de faire du tapage — et un peu de scandale au besoin, — son bon sens, la timidité de son goût, son respect de l’autorité le retiennent ; et, comme en matière de théâtre ses plus grandes audaces, littérairement du moins, n’iront jamais plus loin qu’à s’inspirer discrètement à Othello dans sa Zaïre, ou qu’à démarquer Hamlet dans sa Sémiramis ; de même ici, tout ce grand bruit se termine à, demander qu’au lieu de se contenter éternellement d’Homère et de Virgile, les théoriciens du poème épique veuillent bien se souvenir que la Jérusalem et le Paradis perdu en sont deux. La proposition était d’ailleurs heureuse et opportune. Si nous n’avions plus grand profit à tirer du commerce des Italiens — dont vous avez vu que le xviie siècle avait assez abusé, — il en pouvait être autrement de l’imitation ou de la connaissance de la littérature anglaise. Tout y semblait inviter, à ce moment du xviie siècle, et tout y semblait tendre. Voltaire, en vantant les Anglais, n’apprenait rien à ses compatriotes. Il ne se publiait pas à Londres une seule nouveauté de quelque importance ou de quelque intérêt qui ne fût traduite aussitôt de ce côté-ci de la Manche par quelque Desfontaines. Même les journaux dont nous parlions tout à l’heure — et Leclerc, en particulier, dans sa Bibliothèque choisie — s’étaient donné pour tâche d’étendre et de multiplier les communications de l’une à l’autre langue. Avec le même succès, sur les traces de Leclerc et de l’abbé Desfontaines, c’est ce que Prévost à son tour, le futur auteur de Manon Lescaut, allait faire dans son Pour et Contre. Et s’il était enfin besoin d’un coup d’éclat pour convertir jusqu’aux indifférents, il semble que Zaïre, en 1732, le dût être, — Zaïre, et deux ans plus tard, en 1734, la publication tapageuse des Lettres philosophiques. Si nous n’avons pas à rechercher ici ce que notre littérature pouvait gagner à ce contact de la littérature anglaise, la critique du moins, mise en présence de « beautés nouvelles », de « beautés modernes » — je veux dire nullement « classiques », — allait sans doute en tirer de nouveaux motifs d’indépendance ; achever de secouer le joug des anciens ; mettre elle-même en question l’universalité, l’autorité, l’immutabilité de ses règles ; et finalement affecter quelque ambition plus haute que d’enfermer l’art et la littérature dans le cercle de ses prescriptions… Vous savez qu’il n’en fut rien, et il est curieux d’en examiner les raisons. Il y en a d’anglaises, si je puis ainsi dire ; et nous pouvons bien regretter que nos pères n’aient pas eu l’esprit plus large et plus hospitalier, nous ne pouvons guère nous étonner qu’ils n’aient pas fait de Milton ou de Shakespeare plus d’estime que n’en faisaient les Anglais eux-mêmes au commencement du xviiie siècle. Représentez-vous, de nos jours, quel serait l’embarras, l’embarras des Anglais ou généralement des étrangers, si, dans nos histoires de la littérature, nous mettions constamment l’auteur du Glorieux ou celui du Légataire au-dessus de l’auteur de Tartufe ! Les Anglais en étaient là. « Le savant Rymer — nous dit Voltaire lui-même à ce propos, — Rymer, dans un livre dédié au fameux comte Dorset, en 1693, sur l’excellence et la corruption de la tragédie, poussait encore la sévérité de sa critique jusqu’à dire qu’il n’y a point de singe en Afrique, point de babouin qui n’ait plus de goût que Shakespeare. » Et, par conséquent, dans ses Lettres philosophiques, quand Voltaire mettait le Caton du sage Addison fort au-dessus de l’Hamlet ou du Jules César de Shakespeare, il ne faisait que répéter ce qu’il avait entendu dire à Londres, ou à Wandsworth, chez son ami Falkener. Encore aujourd’hui, n’est-ce pas le temps de la reine Anne et du premier des Georges, le temps d’Addison et de Steele, de Pope et de Swift, que les historiens de la littérature anglaise appellent leur « siècle d’Auguste », l’âge d’or de leur littérature, et leur siècle classique entre tous ? D’autres raisons sont plus personnelles à Voltaire. Ainsi, nous ne faisons pas grand cas de son théâtre, et, là-dessus, ce serait une question que de savoir si nos dédains ne passent pas la mesure ; mais, en son temps, de 1730 à 1780, nous en dirions trop peu si nous disions que, de toutes les parties de son œuvre on n’en a mis aucune à plus haut prix ; il faut dire que c’était la seule que l’on ne contestât point. Même aux yeux de Fréron, même aux yeux de Rousseau — voyez la Lettre sur les spectacles, — l’auteur de Zaïre, de Mérope, de Tancrède a passé sans difficulté pour l’émule et le rival heureux de Racine et de Corneille. On ne pouvait donc pas décemment, quand, après avoir rendu justice à Shakespeare, il lui reprochait, dans ses Lettres anglaises, la barbarie de ses « farces monstrueuses », on ne pouvait pas décemment accuser d’incompétence l’auteur applaudi d’Œdipe ou de Zaïre. Mais, d’autre part, pour oser dire que l’envie le faisait parler, il eût fallu que l’irrégularité de Shakespeare choquât ou blessât moins profondément le goût général du xviiie siècle. Rien ne fut donc plus facile à Voltaire, après avoir découvert ou révélé Shakespeare à la France, que de se réserver à lui tout seul le privilège ou le monopole de l’imiter. Et, comme les morts eux-mêmes ne laissaient pas de porter ombrage à son amour-propre, c’est ainsi que Voltaire prenant peur de la gloire de Shakespeare, on l’en crut sur sa parole ; et, perdu pour l’art dramatique, le profit qu’on eût pu tirer de la connaissance du théâtre anglais le fut également pour la critique française. Enfin, il convient d’ajouter qu’au moment même où paraissaient les Lettres anglaises, en 1734, l’esprit du xviiie siècle, enveloppé jusqu’alors dans ses origines, commençait à s’en dégager, et à prendre conscience de lui-même. Il avait préludé dans le Dictionnaire de Bayle ; il se jouait dans les Lettres persanes : on peut dire qu’il n’apprend à se connaître, et à soupçonner sa force et sa fortune prochaine que dans les Lettres anglaises, Or, ce qui le caractérise éminemment, vous le savez, c’est d’être avant tout préoccupé de questions religieuses, politiques, sociales, mais en revanche assez peu soucieux de littérature, et surtout d’art. Silent leges inter arma. Quand il n’est question de rien de moins que de renverser, pour le reconstruire de la base au sommet, l’édifice social, on est moins curieux des justes proportions que doivent avoir dans la tragédie le prologue, l’épisode et l’exode. Il suit de là que les hommes du xviiie siècle, en général, s’en tiennent volontiers sur ces matières aux principes que leur ont légués les générations précédentes. Leur activité se dépense à d’autres emplois ; et, de s’enfermer dans les questions purement littéraires, cela équivaut pour eux à un brevet d’étroitesse ou de pauvreté d’esprit. Voltaire en est un remarquable exemple. A la vérité, dans ses tragédies, il essaye bien de faire passer quelques innovations ; il en propose de plus hardies et de plus radicales dans les Préfaces de ses tragédies, où les Diderot, les Beaumarchais, les Mercier n’auront plus tard qu’à les reprendre, pour écrire les Essais qu’on trouvera si révolutionnaires. Mais, si vous lisez attentivement son Commentaire sur Corneille, qui est de 1764, vous serez frappés d’y voir l’auteur de l’Essai sur la poésie épique se ranger, dans ses vieux jours, à une critique, je ne veux pas dire plus étroite que celle de Boileau, mais à coup sûr pas plus large. Toutes ses velléités de révolte sont tombées. « Conservateur en tout, sauf en religion », comme on l’a si bien dit, voilà sa devise et sa définition. Bien loin de profiter de son influence pour promouvoir la critique, il accepte, à soixante-dix ans, et il prétend imposer aux autres toutes les « servitudes » et toutes les « tyrannies » littéraires qui l’indignaient entre trente et quarante. A mesure qu’il avance en âge et qu’il grandit en popularité, si son esprit devient plus hardi, son goût, tout au rebours, devient plus timide ou même plus timoré. C’est pourquoi, bienfaisante en plus d’un point, si fâcheuse et si regrettable en tant d’autres, l’influence de Voltaire, malgré les apparences, a été presque nulle en critique ; ou, pour mieux dire encore, ses idées, en se compensant, se sont annulées elles-mêmes ; et pendant soixante ans, tout ce qu’il a fait, ç’a été, au total, de maintenir la critique au point où il l’avait trouvée. Dirons-nous que Diderot ait fait ou tenté davantage ? Je n’aime guère Diderot — et vous l’allez bien voir ; — mais l’une des raisons que j’ai de ne pas l’aimer, c’est qu’après l’avoir plus d’une fois relu, je suis encore et toujours en doute de ce qu’il fut. Non pas assurément qu’il soit énigmatique ; et jamais homme, à vrai dire, ne s’est plus complaisamment étalé dans son œuvre. Ni Rousseau, que je ne veux pas lui comparer un instant, ni Restif de la Bretonne, le « Rousseau du ruisseau » ne sont plus beaux de naïve impudeur. Mais, dissertateur intrépide, et interminable surtout ; déclamateur redoutable ; esprit puissant et confus — plus confus que puissant, dont on a pris trop souvent la confusion même pour de la profondeur ; — comme il écrit sur toutes choses indifféremment, avec le même aplomb, sans règle et sans choix, sans ordre ni mesure, à bride abattue, on trouve de tout dans son œuvre : du raisonnable et de l’extravagant, du clair et de l’obscur, de l’exquis et de l’ordurier de l’éloquent et du bouffon, des traits de génie noyés au courant de sa verbosité ; et, sous l’air d’une indépendance qui va parfois jusqu’au cynisme, tous les préjugés d’un bourgeois ou d’un « philistin ». C’est ce qui le rend aussi difficile à juger, ou même à définir, qu’il est à la fois attrayant et insupportable à lire. Nous avons de lui des pages — pas beaucoup, mais nous en avons — que nos plus grands écrivains pourraient être fiers d’avoir écrites ; et nous en avons qui devraient suffire à déshonorer la mémoire d’un homme dans l’histoire d’une littérature. Mais, ce qui est plus difficile encore que tout le reste, c’est de savoir ce qu’il a pensé, et la raison vous en paraîtra plausible si je dis, comme je le crois, qu’il ne l’a lui-même jamais su. De ce désordre et cette confusion, si cependant on essaye de tirer quelque chose de précis, il semble que, d’une part, il ait voulu s’affranchir des règles au nom d’une imitation plus fidèle de la nature ; et, de l’autre, qu’au nom de l’utilité morale ou sociale, il se soit efforcé de rétablir dans l’art des règles presque plus étroites que celles qu’il rejetait. Pour discuter le second de ces principes, nous attendrons qu’il s’en présente une occasion plus favorable et plus ample. Quant au premier, nous avons vu, vous vous le rappelez, en parlant de Boileau, qu’il était le fondement de l’art. Nous dirons de plus, aujourd’hui, qu’en dépit de l’effort qu’il avait fait pour fonder les règles en nature, Boileau ne laissait pas d’avoir enveloppé, dans les formules de son Art poétique, beaucoup de conventions mondaines, dont il était utile de purger la critique. Mais nous ajouterons que, s’il y eut jamais un principe dont la valeur dépendît tout entière de l’homme qui l’applique, c’est celui-là, ou encore, si vous l’aimez mieux, que toute la question est du sens que l’on donne à ce mot de nature, si mal défini, si vague, et si large. Or, et malheureusement, pour Diderot, la nature, c’est la sienne ; et le conseil qu’il nous donne, que nous n’avons que trop de pente à suivre, c’est celui qu’il met en pratique lui-même, et qui lui a si bien réussi. Parce qu’il est le plus naturel des écrivains de son temps, Diderot en est un des plus rares, mais, s’il en est aussi l’un des plus vulgaires, c’est également parce qu’il en est le plus naturel. Si l’art doit imiter la nature, nous avons vu, en parlant encore de Boileau, qu’il ne peut pas, pour des raisons tirées de l’objet même de l’art, l’imiter tout entière. Nous avons le droit de faire un pas de plus maintenant ; et Diderot nous prouve par son exemple, que, si l’art ne peut pas imiter la nature tout entière, c’est pour des raisons tirées de la nature même. Quelle assurance avons-nous, en effet, que notre nature à chacun soit la bonne, soit la vraie, la plus conforme et la seule conforme à ce qu’elle doit être ? et si Montesquieu, si Voltaire, si Rousseau, voient la nature autrement que lui, d’où Diderot tirera-t-il la certitude que c’est lui qui voit bien, et Rousseau, Voltaire, Montesquieu, qui voient mal ? Le Père de famille est-il plus naturel, après tout, que Tancrède ? ou Candide l’est-il moins que le Neveu de Rameau ? D’ailleurs, si la nature et le naturel enveloppent ce qu’il y a de meilleur au monde, n’enveloppent-ils pas aussi ce qu’il y a de pire ? la laideur et la médiocrité n’en font-ils point partie ? le crime et la vertu ? la sottise comme l’esprit, la grossièreté comme la délicatesse ? Et enfin, puisqu’il y a dans la vie des actions naturelles que nous cachons, pourquoi le naturel ne serait-il pas aussi bien de les cacher que de les étaler ? Lisez à ce propos le Rêve de d’Alembert ou le Supplément au Voyage de Bougainville. Tout ce qui est naturel n’est donc pas de soi bon ou louable, comme on semble le croire ; et, conseiller à l’art, en termes généraux, d’imiter la nature, il se peut que ce soit le pousser dans une voie déplorable. C’est ce que n’a pas su Diderot. Et comme la nature était vulgaire, était grossière, était cynique en lui, son naturel, comme je le disais, s’il est le principe de son talent, en est aussi la tare. Nous montrerions de la même manière que c’est aussi ce qui fait l’immoralité de sa morale. Avant de suivre et avant d’imiter la nature, il faut nous assurer de ce que vaut la nôtre ; — et je dirais volontiers que le premier soin à prendre pour cela c’est de nous en défier. Les théories de Diderot ne firent pas fortune. Est-ce que peut-être ses contemporains, occupés qu’ils étaient, comme nous l’avons dit, de soins qu’ils croyaient plus urgents, ne prirent ni le temps ni la peine d’en débrouiller le vrai sens, parmi le fatras de ses contradictions ? Nous pouvons le croire, si nous le voulons ; et Diderot, obscur encore aujourd’hui pour nous, n’a pas sans doute été plus clair pour ses contemporains. Souvenons-nous aussi que, s’ils ont bien pu lire l’Encyclopédie cependant ils n’ont pas connu la moitié de l’œuvré du philosophe ; et qu’en particulier ses Salons, qui contiennent peut-être la substance de sa critique, n’ont vu le jour que de notre temps. Mais ce qui contribua davantage encore et surtout à discréditer ce que l’on comprit de ses idées, il me semble que ce dut être le retentissant insuccès des applications qu’il en fit. Quand les Entretiens avec. Dormi et quand ce fameux Essai sur la poésie dramatique — où, passant la plume sur la mémoire de Molière, il prétendait qu’après l’Ecole des femmes et Tartufe, la véritable comédie était toujours à créer, — quand ils contiendraient plus d’idées justes et de vues ingénieuses ou fécondes que je n’y en saurais reconnaître, ils auraient toujours, et ils ont eu surtout pour les contemporains, ce grand tort de servir de préface, ou de commentaire apologétique, au Fils naturel ou au Père de famille. Il n’y a pas de théorie qui tienne contre de semblables condamnations d’elle-même ; et il en advint des idées de Diderot comme de celles des Fontenelle et des Perrault au commencement du siècle. Son Fils naturel fut son Aspar ; son Père de famille est son Saint Paulin ; et la médiocrité des œuvres entraîna la doctrine dans leur chute. Il n’en doit pas moins occuper dans l’histoire de la critique une place considérable, sinon précisément pour avoir inventé ce que nous avons depuis lors appelé du nom de naturalisme, mais du moins pour avoir confusément élargi la notion ou la définition de la nature et du naturel dans l’art. C’est souvent à Rousseau que l’on en fait honneur ; et on a raison, si pourtant on s’explique, et qu’on sépare, et qu’on distingue. Mais, en tant que la religion ou la superstition de la nature est bien l’idée du xviiie siècle, c’est plutôt Diderot, puisque c’est L’Encyclopédie, qui l’a fait pénétrer dans les esprits, qui les a rendus propres à la recevoir, qui les en a finalement et pour ainsi dire imbus. Là est son œuvre, et là sa gloire : là aussi le principe de son influence. Et je vais plus loin : s’il l’avait exprimée plus clairement lui-même, au lieu de la laisser éparse un peu partout dans son œuvre, à l’état diffus et latent, il serait sans doute un autre homme, et, je crois, un plus grand écrivain, mais peut-être qu’il eût moins agi. Vous penserez là-dessus que je me contredis à mon tour ? et qu’ayant dit tout à l’heure que ses théories n’avaient point fait fortune en son temps, je me trompais, ou que je me trompe en parlant maintenant de l’étendue de son influence ? Mais la contradiction n’est qu’apparente, et pour la concilier, il suffit d’une distinction. Non, les théories de Diderot n’ont point fait fortune ; on n’a point imité son Fils naturel et son Père de famille, comme on a fait les tragédies de Voltaire ou les romans de Rousseau. Mais ses idées, devenues en quelque sorte anonymes, détachées pour ainsi dire de l’expression qu’il en avait donnée, vivant enfin par elles-mêmes, ont constitué une atmosphère nouvelle des esprits. Et les contemporains en ont subi l’action comme nous subissons aujourd’hui celle d’un milieu dont on ne démêlera que dans un siècle ou deux les éléments constitutifs, ou encore, si vous l’aimez mieux, comme nous subissons éternellement celle de ces grandes forces de la nature, corpora cæca, comme les appelait Lucrèce, dont nous ne savons ni l’espèce, ni le nom. J’ajouterai que, dans les dernières années du xviiie siècle, une raison puissante, secrète, et intérieure, équilibra l’influence de ce naturalisme, surtout au point de vue littéraire, et vint en entraver le développement. « Ce n’est peut-être sans une raison profonde, a dit quelqu’un, qu’au moment où le catholicisme a reçu son premier grand ébranlement, au xvie siècle, l’humanisme a pris naissance, comme par une sorte de contrepoids. Et je ne m’étonne pas non plus de voir au xviiie siècle, au second grand assaut du dogme, chez les encyclopédistes et les autres, le respect singulier des traditions littéraires et des types consacrés de l’art, l’admiration presque superstitieuse de Virgile et de Racine s’accroître au fur et à mesure du progrès de leur irréligion. » En effet, rien n’est plus curieux, mais à mesure que la « philosophie » dirige contre le trône et l’autel des attaques plus violentes, et dont le succès paraît désormais plus prochain, il est certain aussi que nous voyons qu’on s’attache davantage à des traditions, dont on commence à craindre que le naufrage emporte avec lui la littérature et la civilisation mêmes. Rappelez-vous le mot si curieux que nous a conservé Chamfort : « M. de…, qui voyait la source de la dégradation de l’espèce humaine dans l’établissement de la secte nazaréenne et dans la féodalité, disait que pour valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se débaptiser et redevenir Grec et Romain par l’âme ». Rappelez-vous encore l’esprit du Commentaire sur Corneille, de Voltaire, et ses suprêmes injures à Shakespeare :
J’avoue qu’on ne doit pas condamner un artiste qui .a saisi le goût de sa nation ; mais on peut le plaindre de n’avoir contenté qu’elle. Apelle et Phidias forcèrent tous les différents États de la Grèce et tout l’empire romain à les admirer. Nous voyons aujourd’hui le Transylvain, le Hongrois, le Courlandais se réunir avec l’Espagnol, le Français, l’Allemand, l’Italien pour sentir également les beautés de Virgile et d’Horace, quoique chacun de ces peuples prononce différemment la langue d’Horace et de Virgile… Sans doute Pantolabus et Crispinus écrivirent contre Horace de son vivant, et Virgile essuya les critiques de Bavius ; mais, après leur mort, ces grands hommes ont réuni les voix de toutes les nations. D’où vient ce concert éternel1 ? Il y a donc un bon et un mauvais goût.La Bruyère et Boileau n’avaient pas dit autre chose. Mais rappelez-vous surtout, dans ces mêmes années, et jusqu’à la veille de la révolution, ce retour de la littérature vers les sources antiques, ce regain de faveur ou de popularité des anciens, dont les Éloges de Thomas, les traductions de l’abbé Delille, le Voyage du jeune Anacharsis, et les poésies enfin d’André Chénier sont des preuves assez éloquentes :
Je ne crois pas que l’auteur de L’Art poétique, je ne crois pas que Ronsard eussent désavoué ces vers ; ou plutôt, ils en eussent loué l’heureuse élégance ; ils y eussent reconnu leurs idées ; ils se fussent applaudis de revivre, ou de vivre toujours après tant d’années écoulées. Et les peintres de leur côté, Lebrun, Charles Lebrun ou Nicolas Poussin, à leur tour, qu’auraient-ils dit en voyant l’école de David succéder à celle de Boucher, de Fragonard ou de Greuze ; l’art s’inspirer de nouveau des Adieux d’Andromaque ou du Serment des Horaces et non plus de l’Escarpolette ou de la Cruche cassée ; et, le grand goût, comme ils l’appelaient, celui de l’antiquité, renaître enfin de son long oubli ? Ne semble-t-il pas que le siècle finissant remonte en quelque sorte au-delà de ses propres origines, et qu’en dépit de quelques résistances, le classicisme, avant de mourir, soit à la veille encore de triompher de nouveau ? Un homme représenté et incarne cette évolution de la critique classique, un homme et une œuvre : une œuvre qu’on ne lit pas assez, et un homme que je ne souhaite que d’égaler à la plupart de ceux qui croient taire preuve, en le raillant, d’indépendance et de largeur d’esprit. C’est Laharpe que je veux dire, et l’œuvre, c’est son Cours de littérature. Je sais les défauts de Laharpe ; je sais ce que l’on a dit — et je pourrais au besoin le redire, tout comme un autre — de sa critique pédantesque et volontiers dénigrante ; et de son étroitesse d’esprit ; et de son ignorance ! Oui, sans doute, il maltraite outrageusement ses ennemis personnels ; il parle des Latins et des Grecs sans assez les connaître ; et sa critique, en général — qui ne manque pas au moins de vivacité ni d’émotion. — manque d’esprit, manque de largeur, manque de portée. C’est que les grands hommes sont rares. Mais, après cela, ce serait être soi-même bien injuste, ou ce serait l’avoir bien mal lu, que de ne pas reconnaître ce que son Cours de littérature contient, sur le xviie siècle et sur le xviiie siècle, de renseignements utiles, d’indications précieuses, de jugements qui ne sont point tous aussi démodés qu’on le veut bien dire ; — et que d’ailleurs c’en est là le moindre mérite. En effet, bien plus fidèlement que la Poétique de Marmontel — un autre critique, dont le plus grand tort est d’être l’auteur de ses tragédies et de ses romans, de son Aristomène et de son Bélisaire, — le Lycée de Laharpe exprime ou traduit pour nous dans l’histoire le dernier état de la doctrine classique. Du milieu du xviiie siècle à la fin du xviie , si vous voulez mesurer le progrès accompli, c’est le Lycée qu’il faut .ire et c’est Laharpe qu’il faut interroger. Pareillement, c’est encore à lui qu’il faut vous adresser si vous voulez savoir ce qu’est devenue la critique même, et quel en est l’objet principal pour les écrivains du xviiie siècle. Marmontel, esprit assez libre, et — je vais vous étonner peut-être — volontiers paradoxal, vous en apprendrait moins sur ce point ; Marmontel est déjà romantique. Enfin — et à cet égard, tous ceux qui l’ont suivi sont ingrats, s’ils ne reconnaissent pas ce qu’ils doivent à Laharpe, — c’est lui qui s’est avisé le premier de réduire en un corps toute l’histoire de la littérature, et de faire marcher du même pas l’histoire et l’appréciation des œuvres.
Nous avons — dit-il lui-même dans sa Préface, — nous avons une multitude de livres didactiques et de recueils biographiques dont je contesterai d’autant moins le mérite, que plusieurs ne m’ont pas été inutiles, mais tous traitent d’objets particuliers, ou ne sont, dans les choses générales, que des nomenclatures et des dictionnaires. Mais c’est ici, je crois, la première fois, soit en France, soit même en Europe — vous voyez au moins qu’il ne se fait pas illusion sur son propre mérite, — c’est la première fois qu’on offre au public une histoire raisonnée de tous les arts de l’esprit et de l’imagination depuis Homère jusqu’à nos jours, qui n’exclut que les sciences exactes et les sciences physiques,Il a raison : c’est bien là sa part, et sa place, et sa réelle originalité dans l’histoire de la critique. Son plan est défectueux sans doute : il l’est surtout en ce qu’il est trop vaste, et d’ailleurs assez mal proportionné dans ses parties successives. Beaucoup de choses y manquent encore. La disposition n’en est pas très heureuse ; et ses classifications par genres, en brouillant systématiquement l’ordre chronologique, rompent à tout coup cette continuité qui doit être le propre d’une véritable histoire. Toute histoire est dans le temps ; et la chronologie, dont on a tort de se moquer, n’en est pas l’âme sans doute, mais elle en est le support nécessaire. C’est ce que Laharpe aurait pu apprendre de l’auteur de l’Essai sur les mœurs ou de celui du Discours sur l’Histoire universelle. Mais il n’en doit pas moins garder l’honneur d’avoir, le premier, considéré l’histoire de la littérature dans la totalité de sa suite ; de l’avoir ainsi traitée pour elle-même, en elle-même, comme capable de se suffire ; et d’avoir enfin, par là, frayé les voies à une critique plus large, et autre que la sienne… Arrêtons-nous ici. Nous sommes arrivés au terme du xviiie siècle et de la critique classique. Née, pour ainsi dire, dans les bibliothèques des érudits de la Renaissance, nous l’avons vue grandir pendant deux cent cinquante ans, et prendre insensiblement conscience de son objet. Philologique d’abord, puis exégétique et apologétique, pour ainsi dire, nous l’avons vue devenir dogmatique avec Boileau, mondaine avec Perrault, esthétique avec Voltaire ou Diderot, historique enfin avec Laharpe. C’est dans cette direction qu’il nous faut maintenant la suivre ; et, depuis La Harpe jusqu’à nos jours, examiner par quelles acquisitions et quelles extensions successives elle s’est transformée pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui.
26 novembre 1889.
Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois. Il existe, dans la langue française, sur l’art d’écrire et sur les préceptes du goût, des traités qui ne laissent rien à désirer, mais il me semble que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l’esprit de la littérature. Il me semble que l’on n’a pas encore considéré comment, les facultés humaines se sont graduellement développées par les ouvrages illustres en tout genre, qui ont été composés depuis Homère jusqu’à nos jours.Ce sont les premiers mots du livre de la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. On lit encore un peu plus loin :
J’ai essayé de rendre compte de la marche lente, mais continuelle de l’esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus dans les arts. Les ouvrages anciens et modernes qui traitent des sujets de morale, de politique ou de science, prouvent évidemment les progrès successifs de la pensée, depuis que son histoire nous est connue. Il n’en est pas de même des beautés poétiques, qui appartiennent uniquement à l’imagination. En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes.C’était bien reprendre, vous le voyez, la querelle des anciens et des modernes au point précis où l’avaient laissée jadis les Perrault et les Fontenelle ; ou, pour mieux dire, c’était la renouveler en faisant intervenir dans la discussion cette idée de progrès dont je veux bien que l’on fasse honneur à Vico d’avoir montré le premier toute la portée, mais à la condition que l’on se souvienne aussi que ce sont nos philosophes — Turgot et surtout Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain — qui l’avaient rendue vraiment européenne. Beaucoup plus libérale et plus large d’esprit que ses maîtres, moins aveuglée surtout par les préjugés antichrétiens, Mme de Staël ne craint pas d’ailleurs de retourner contre eux leur théorie même, et dans son huitième chapitre, sur l’Invasion des peuples du Nord, l’Etablissement de la religion chrétienne, et la Renaissance des Lettres, je vous signale une évidente intention de répondre si la manière dont Condorcet, dans sa Ve et dans sa VIe Époque, avait parlé du christianisme. Pour Mme de Staël, il n’y a pas d’interruption, et encore moins de rétrogradation dans le progrès de l’humanité « vers la civilisation universelle » ; et les faits mêmes que l’on croit qui le démontreraient, prouvent justement le contraire. « L’invasion des Barbares, dit-elle à ce propos, fut sans doute un grand malheur pour les nations contemporaines de cette révolution, mais les lumières se propagèrent par cet événement même. » C’est aller un peu loin peut-être, et j’avoue que, sur ce dernier point, je serais moins affirmatif. Elle renouvelle encore la question d’une autre manière : c’est en se plaçant, pour la traiter, au point de vue comparatif. Et sans doute, on peut bien dire, vous l’avez vu, que Voltaire, dans son Essai sur la Poésie Épique, avait tenté quelque chose déjà de cela ; mais vous avez également vu que, bien loin de persister dans la tentative, au contraire, et à mesure qu’il avançait en âge, il s’en était détourné. L’esprit français, au xviiie siècle, n’a guère emprunté des Anglais que ce qu’il pouvait s’en assimiler, ou, si vous l’aimez mieux, que ce qui lui ressemblait à lui-même ; il n’a pas essayé de les comprendre ; et, pour cela, de commencer, comme il l’eût fallu, par se déprendre de ses traditions ou de ses préjugés. C’est ce que fait Mme de Staël. Personne en France n’avait parlé comme elle des tragédies de Shakespeare, parce que personne avant elle ne les avait étudiées avec le même désintéressement, je veux dire sans la moindre intention d’en transporter les beautés sur la scène française, et sans mêler à la question littéraire une vaine question d’amour-propre national ou de patriotisme. Ce qu’il y a d’anglais dans Shakespeare, ce qui est de son temps et de sa nation, voilà ce qu’elle s’est proposé de démêler, comme encore ce qu’il y a de proprement allemand dans Werther ou dans Gœtz de Berlichingen... Elle fondait ainsi en nature, puisqu’elle les fondait sur ce qu’il y a de plus intime dans le génie germanique ou anglo-saxon, les caractères originaux du drame anglais ou du roman allemand. Mais, du même coup, par une suite nécessaire, elle nous enseignait à douter des règles de l’ancienne critique, fondées qu’elles étaient, elles, sur une expérience littéraire dont l’insuffisance apparaissait brusquement aux yeux de ses lecteurs. Fidèle à la pensée de Rousseau, Mme de Staël nous montre de combien de relations, diverses et cachées, dépend l’autorité du jugement esthétique. L’esprit français a passé maintenant ses frontières ; il a en quelque sorte émigré, lui aussi ; et, de ses excursions à travers les littératures étrangères, il a rapporté ce que l’on rapporte aussi bien de toute espèce de voyages : un peu moins de confiance en lui-même ; une curiosité sympathique pour ce qui ne lui ressemble pas ; et la conviction plus ou moins raisonnée, mais certaine, qu’entre le goût français et le goût anglais, en tant qu’ils diffèrent, ce n’est pas un passage d’Aristote ou un vers de Boileau qui tranchera désormais le débat. Enfin, et tandis que jusqu’alors on avait considéré l’œuvre littéraire en elle-même, comme détachée de ses origines, à la façon d’un fruit que l’on goûte sans s’inquiéter autrement de l’arbre qui l’a porté, ni comment on le cultive, ni sous quels cieux il a poussé ; Mme de Staël ne fait pas précisément encore de la littérature l’expression de la société, mais elle en entrevoit et elle essaye d’en déterminer le rapport avec les mœurs, avec les lois, avec la religion. Après la part de Voltaire et de Rousseau dans le livre de la Littérature, il se pourrait que ce fût ici celle de Montesquieu. Mœurs et lois, littérature et religion, toutes ces parties de la civilisation soutiennent entre elles des rapports, ne peuvent pas être séparées l’une de l’autre, sont liées par des dépendances qui les rendent en quelque sorte, pour parler la langue de l’algèbre, fonctions l’une de l’autre. Notez que je n’examine point ici la doctrine, je l’expose. Je ne regarde même pas si cette idée, qui est bien l’idée génératrice du livre, se retrouve dans toutes les parties de l’ouvrage. Il me suffit qu’elle y soit, qu’elle ne pût pas manquer de frapper les esprits, et qu’elle fût d’ailleurs féconde en applications ultérieures. Mais ce que je vous fais observer, c’est qu’aux considérations tirées de la race ou du tempérament national, il s’en ajoute par là de nouvelles encore, tirées des lois ou de la religion, qu’il faudra que la critique pèse, avant de conclure ou seulement de généraliser. La part de l’absolu diminue, celle du relatif augmente ; et, avec elle, conséquemment, la difficulté de formuler en critique. Ce qui revient à dire que le point de vue est déjà tout changé, que l’intérêt du jugement n’est plus dans le dispositif ou dans le jugement même ; qu’il est dans les considérants ; et que les considérants, qui n’étaient tirés que de la rhétorique ou de la logique, le seront maintenant d’ailleurs et de plus loin. Nous reparlerons dans un instant du livre de l’Allemagne, et nous achèverons de préciser la part de Mme de Staël dans le renouvellement de la critique. Mais si nous voulons suivre exactement l’ordre des faits, nous sommes bien obligés de la diviser. Rien de plus naturel ni de plus nécessaire. J’insiste sur ce point, parce que la plupart des historiens de la littérature — pour se donner à eux-mêmes des facilités de composition plus grandes, — non seulement, quand ils rencontrent un grand écrivain sur leur route, et eût-il, comme Voltaire, écrit soixante ans, ils l’expédient ; mais encore ils nous reprochent de le diviser, comme si son œuvre, mêlée à la vie et à l’œuvre de ses contemporains, n’en avait pas reçu autant qu’elle leur a donné. Puis-je vous parler de l’Essai sur les mœurs avant de vous parler de L’Esprit des lois ? puis-je vous parler de Candide avant de vous parler de la Lettre sur la Providence ? et généralement, ce qu’il y a de successif dans l’œuvre de Voltaire, puis-je vous en parler comme si Voltaire avait écrit en dehors, pour ainsi dire, et au-dessus de la chronologie ? Tout de même ici, quelque intérêt qu’il y eût à épuiser ce que nous avons à dire de Mme de Staël, si cependant le livre de la Littérature a été comme absorbé dans le rayonnement du Génie du christianisme, et si le Génie du christianisme a certainement exercé quelque influence sur le livre de l’Allemagne, je ne puis vous parler du troisième avant de vous parler du second ; et pour reparler de Mme de Staël il faut que nous ayons auparavant parlé de Chateaubriand. Vous avez tous lu, je le suppose, le Génie du christianisme, et si vous ne l’avez pas lu, je vous invite à vous empresser de le lire. C’est ce que l’on eût appelé jadis un livre essentiel ; et, nous pouvons le dire au bout de quatre-vingt-dix ans — quatre-vingt-huit, pour être tout à fait exact, — nous pouvons le dire avec sécurité, c’est un beau livre, c’est un grand livre. Il est plein de défauts, de vrais défauts ou, mieux encore, de véritables trous, mais c’est un grand livre ; et Sainte-Beuve — que son Port-Royal eût pourtant dû préserver de toute jalousie — y a usé ses dents. Le Génie du christianisme ouvrira toujours l’histoire littéraire du xixe siècle ; il sera toujours l’œuvre de l’un des plus grands écrivains de la langue française ; il comptera toujours parmi les monuments de l’apologétique chrétienne ; mais surtout — et ceci nous regarde plus particulièrement, — quand il serait encore plus mal composé qu’il ne l’est, ou plus faible de raisonnement, ou plus déclamatoire par endroits, il y en a deux parties — la seconde et la troisième, la Poétique du christianisme, et la partie vaguement intitulée Beaux-Arts et Littérature — qui seront toujours ce qu’on appelle des dates dans l’histoire —, la critique en France. Et tout d’abord, ce que Mme de Staël, un peu gênée peut-être par son protestantisme, avait à peine osé entreprendre, la réintégration de l’idéal chrétien dans ses droits sur le sentiment et sur l’imagination, c’est au Génie du christianisme, et c’est à Chateaubriand qu’on le doit.
par le Génie du christianisme, la leçon de Boileau — qui connaissait pourtant la Jérusalem délivrée, s’il ne connaissait ni la Divine Comédie ni le Paradis perdu — est désormais convaincue d’erreur ; son idéal purement païen est convaincu d’étroitesse, d’insuffisance, et surtout de froideur. Remarquez-le bien : Chateaubriand lui-même, pour achever sa pensée, quelques pages plus loin, a beau s’efforcer de montrer que les vertus chrétiennes sont entrées, comme à l’insu de Voltaire ou de Racine, dans la composition des caractères qu’ils croyaient créer de toutes pièces, comme celui de Zaïre, ou emprunter et Euripide, comme celui d’Iphigénie ; l’art classique, nous l’avons vu, est païen dans son fonds. C’est que l’objet et l’idéal ont été fixés par les païens de la Renaissance ; et c’est que les modèles en sont demeurés, pendant plus de deux siècles, uniquement païens. De telle sorte que ce n’était pas seulement, ici Boileau qui se trouvait être en cause, mais c’était, pour ainsi dire, la Renaissance elle-même. Encore la querelle des anciens et des modernes, purement littéraire avec Perrault jadis ; déjà philosophique, nous l’avons vu tout à l’heure, avec Mme de Staël ; religieuse maintenant avec Chateaubriand ! Il s’agit de savoir si notre poésie continuera de s’inspirer d’Homère et de Virgile ; de leur emprunter ses machines ; de se nourrir de fictions auxquelles ni le poète ni son public ne peuvent croire ; et, chrétiens dans le sang, il s’agit de savoir si notre art, toujours païen, continuera d’être une espèce d’insulte à tout ce que nous croyons. Voilà la question ; vous connaissez la réponse. Il faut savoir gré à Chateaubriand de la modération qu’il y a mise : je veux dire qu’aimant et goûtant lui-même les anciens comme il faisait, il faut lui savoir gré de n’avoir pas voulu substituer l’idéal chrétien à l’idéal antique. Il s’est contenté de rétablir le premier dans ses titres à côté du second ; et ainsi, d’autant qu’il enrichissait le domaine de la poésie, de reculer et d’élargir les frontières de la critique. C’est également ce qu’il a fait, « en restaurant la cathédrale gothique », selon l’expression d’un poète ; et en révéler à ses contemporains, après la poésie du christianisme, celle du moyen âge ou, pour mieux dire encore, celle du passé national.
On aura beau bâtir des temples bien élégants, bien éclairés, pour rassembler le bon peuple de saint Louis et lui faire adorer un Dieu métaphysique, il regrettera toujours ces Notre-Dame de Reims et de Paris, toutes ces basiliques moussues, toutes remplies des générations des décédés et des âmes de ses pères… On ne pouvait entrer dans une église gothique sans de prouver une sorte de frissonnement, et un sentiment vague de la divinité. On se trouvait tout d’un coup reporté à ces temps où des cénobites, après avoir médité dans les bois de leurs monastères, se venaient prosterner à l’autel, et chanter les louanges du Seigneur dans le calme et le silence de la nuit. L’ancienne France semblait revivre, on croyait voir ces costumes singuliers, ce peuple si différent de ce qu’il est aujourd’hui ; on se rappelait, et les révolutions de ce peuple, et ses travaux, et ses arts…Grâce à lui, ce moyen âge qui n’avait jusqu’alors été, non seulement pour les « philosophes » du xviiie siècle, mais aussi pour les écrivains du xviie et du xvie , qu’une région confuse et qu’un temps indistinct d’erreur et d’ignorance, redevenait une partie de l’histoire nationale, et vous savez, pour le dire en passant, si le romantisme en allait abuser. Et c’est encore Chateaubriand, sur les traces de Bernardin de Saint-Pierre et de Rousseau, dont le style prestigieux a fait de la description de la nature extérieure, mouvante et colorée, l’âme d’une poésie nouvelle. Après la distinction des époques et l’art de la traduire, c’est lui qui nous a enseigné la différence des lieux, en même temps qu’il nous apprenait les moyens de la rendre ; Que peut-être un excès de couleur et d’exotisme s’y mêle ; qu’il y ait trop de « micocouliers » dans son œuvre, et aussi trop de « rose », trop de « bleu », trop de « vert » ; que, comme tous les virtuoses, il se soit complu à faire étalage et parade de son talent, ce n’est pas aujourd’hui le point. Mais ce que je constate, c’est que par là encore, il n’enrichissait pas seulement l’art et la poésie, mais il obligeait la critique à les suivre, à compter dans les œuvres avec des mérites pour lesquels elle n’avait encore ni poids, comme on dit, ni mesure, ni vocabulaire. Ou si vous l’aimez mieux, en lui faisant connaître ainsi des beautés dont assurément ni les Suard ni les Dussault n’avaient le moindre soupçon, il allait obliger leurs successeurs à faire la théorie de ces beautés mêmes, et à reviser, pour les abandonner, ceux de leurs principes qui en étaient la trop évidente négation. Vous connaissez le mot de ce démocrate : « Il faut bien que je les suive, disait-il en parlant des siens, puisque je suis leur chef ». C’est dans cette situation que Mme de Staël et Chateaubriand ont mis la critique de leur temps, et, pour qu’elle les .suivît, ils en ont pris la tête. Chateaubriand d’ailleurs a lui-même heureusement résumé son intention, dans une maxime devenue célèbre, quand il a dit « qu’à la critique stérile des défauts il était venu substituer la critique féconde des beautés ». Rien de plus juste ou rien de plus faux que ce principe, selon qu’on veut l’entendre. Car la « critique des défauts » a au moins cet avantage qu’elle nous met à même de les éviter ; mais la « critique des beautés » a cet inconvénient qu’elle nous invite à les imiter, ce qui n’en produit d’habitude qu’une assez méchante parodie. Plût aux Dieux que Chapelain eût été moins habile à la « critique des beautés » de Virgile ou du Tasse ! il n’eût pas composé sa Pucelle, qu’il n’a faite que pour les imiter ! Mais quand, en revanche, Boileau, dans L’Andromaque de son ami Racine, critiquait les « défauts » du caractère de Pyrrhus — qu’il trouvait trop semblable encore à un héros de Mlle de Scudéri, — cela servait à Racine pour mieux peindre, sous des traits plus naturels et plus vrais, l’Achille de son Iphigénie. En d’autres termes encore, s’il y a des beautés dont le propre est d’être inimitables, la critique n’en est pas « féconde » ; elle en peut même devenir aisément dangereuse. C’est ce que prouverait au besoin l’exemple du classicisme lui-même, qui ne s’est, après tout, immobilisé dans ses règles que pour avoir trop admiré, d’une admiration trop exclusive et trop superstitieuse, les chefs-d’œuvre dont nous avons vu qu’il les avait tirées. Mais s’il y a des défauts, et il y en a, qui ne sont pas nécessairement le revers ou la rançon de certaines qualités, on peut donc s’en défendre, et la critique, n’en est pas « stérile ». Il n’en a pas mal pris à l’auteur du Génie du christianisme d’avoir quelquefois écouté les conseils de Fontanes, et si les romantiques en général eussent à, leur tour écouté les avis de Sainte-Beuve, j’ai quelque peine à croire qu’ils ne s’en fussent pas bien trouvés. Maintenant si l’on veut dire que la critique unique des défauts serait un témoignage à la fois d’étroitesse et d’insensibilité, on a évidemment raison. Elle implique encore une confiance dans l’autorité des règles tout à fait étrangère à l’esprit de la véritable critique. Et enfin, et surtout, comme elle suppose, ou comme elle en arrive toujours immanquablement à poser qu’on ne saurait jamais négliger ou violer les règles qu’au détriment de l’art, étant un obstacle au progrès ou à l’évolution des formes de l’art, elle en est un elle-même à son propre mouvement. C’est là ce que Chateaubriand veut dire. Son expression n’a pas tout à fait trahi sa pensée ; mais, poète autant que critique, il n’a pas pu, dans sa formule, s’empêcher de réserver les droits de son amour-propre. Même à Laharpe en effet, il n’eût pas pu décemment reprocher d’avoir borné sa critique à celle des « défauts » ; car qui a rendu aux « beautés » des tragédies de Voltaire une justice plus partiale, et jusqu’à leur sacrifier quelquefois les « beautés » même de la tragédie de Racine ? Il nous reste à dire quelques mots du livre de l’Allemagne, rendu célèbre, avant qu’il eût paru, par les tracasseries de la police impériale, et demeuré peut-être le chef-d’œuvre de Mme de Staël. Qu’il ait vieilli, aussi lui, comme le Génie du christianisme, je n’en disconviens pas. Je me demandais seulement, en le relisant, s’il est beaucoup plus vieux, s’il a pris plus de rides que l’Allemagne que Henri Heine, vingt-cinq ou trente ans plus tard, écrivait pour le réfuter ou pour le « redresser » ; et se poser la question, c’est avoir fait la réponse. Comme vous pouvez étudier l’Allemagne d’aujourd’hui dans les écrits de Schopenhauer, dans les discours de M. de Bismarck et dans les partitions de Wagner, étudiez donc celle de 1840 dans le livre de Henri Heine, mais étudiez celle de 1810 dans le livre de Mme de Staël ; et si ces trois Allemagnes ne sont pas aussi différentes qu’on l’a dit l’une de l’autre, vous conviendrez qu’indépendamment de l’effet qu’elle a produit dans le temps de son apparition, l’Allemagne de Mme de Staël peut avoir encore aujourd’hui son intérêt et son actualité. On peut dire, je crois, sans exagération, que si l’on retrouve le livre de la Littérature dans l’Allemagne de Mme de Staël, cependant, au point de vue de l’histoire ou de l’évolution de la critique, l’Allemagne est d’un pas ou deux en avant sur le Génie du christianisme.
Il est impossible — disait Mme de Staël, dès le début du livre — que les écrivains allemands, ces hommes les plus méditatifs de l’Europe, ne méritent pas qu’on accorde un moment d’attention à leur littérature et à leur philosophie. On oppose à l’une qu’elle n’est pas de bon goût, et à l’autre qu’elle est pleine de folies. Il se pourrait qu’une littérature ne fût pas-conforme à notre législation et qu’elle contint des idées nouvelles dont nous puissions nous enrichir… La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire que l’esprit français lui-même a besoin maintenant d’être renouvelé par une sève plus vigoureuse, et comme l’élégance de la société nous préservera toujours de certaines fautes, il nous importe surtout de retrouver la source des grandes beautés.Outre que c’était indiquer » comme vous le voyez, à l’esprit français, une « source » à laquelle Chateaubriand ne l’avait pas adressé, c’était ouvertement déclarer à la superstition du « bon goût » la guerre que Chateaubriand lui avait faite sans le dire. Plus encore, peut-être ! Chateaubriand avait dit : « Ce sont deux beaux poèmes que la Jérusalem et le Paradis perdu » ; et, pour le prouver, il avait montré qu’il s’y Rencontrait des « beautés » analogues à celles que l’on admire dans l’Énéide ou dans l’Iliade, c’est-à-dire, après tout, des beautés conformes à l’éternel bon goût. Mais Mme de Staël insinue qu’il pourrait y avoir dans une littérature étrangère des « beautés » que nous fussions incapables d’abord de sentir ; qui n’en seraient pas moins des « beautés » ; et qu’il nous faut donc nous apprendre à comprendre. Vous voyez la différence, et vous voyez le progrès. Dans le Génie du christianisme, c’est encore le bon goût, le grand goût, le goût formé à l’aide des anciens — et des plus anciens, si l’on peut ainsi dire, parmi les modernes, — qui demeure juge de l’art. Dans l’Allemagne de Mme de Staël, ce grand goût n’est plus que le goût français, ou le goût latin, qu’elle oppose au goût teutonique. Et c’est ici que, reprenant, corrigeant, et fortifiant la distinction qu’elle avait déjà fait ressortir, dans la Littérature, entre les littératures du Nord et celles du Midi, elle s’exprime de la manière suivante :
Le nom de romantique a été nouvellement introduit en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, la chevalerie et les institutions grecques et romaines se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne.Admirez en passant comment, avec quelle ingénieuse et rapide industrie, fondant ensemble ses idées et celles de Chateaubriand, elle leur donne tout de suite une portée très supérieure à celle qu’elles avaient dans le livre de son illustre rival. Elle continue :
On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient eu quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux époques du monde, celle qui a précédé l’établissement du christianisme et celle qui l’a suivi.J’ai peut-être trop mal parlé tout à, l’heure du style de Mme de Staël ; ou plutôt, non, je crois que je vous en ai parlé comme il fallait, et ce n’est pas ici la grande manière de l’autre. Mais comme il est spirituel pourtant ! comme il est surtout agile ! et quel plaisir de voir ainsi les idées naître l’une de l’autre sous la plume de cette femme qui pense en écrivant comme elle devait faire en causant :
La nation française, la plus cultivée des nations latines, penche vers la poésie classique, imitée des Grecs et des Romains. La nation anglaise, la plus illustre des nations germaniques, aime la poésie romantique et se glorifie des chefs-d’œuvre qu’elle possède en ce genre. Je n’examinerai point ici lequel de ces deux genres de poésie mérite la préférence : il suffit de montrer que la diversité des goûts à cet égard dérive non seulement de causes accidentelles, mais aussi des sources primitives de l’imagination et de la pensée.Voilà le grand mot prononcé : la critique change d’objet. Il ne va plus s’agir désormais de considérer les œuvres en elles-mêmes, pour elles-mêmes, mais par rapport aux états de civilisation dont elles sont le produit naturel. Et si j’ajoute en terminant que Mme de Staël avait une autre supériorité sur Chateaubriand, qui était de ne pouvoir être soupçonnée comme lui d’un excès de complaisance pour des doctrines dont les générations formées à l’école de Voltaire avec Rousseau se défiaient toujours, vous ne vous étonnerez pas que j’aie cru devoir lui faire une si large place dans l’histoire de la critique. Oui, c’est bien elle qui a fait enfin triompher les modernes, et il était assez naturel que cela fût ainsi. En dépit de Mme Dacier, les femmes sont toujours du côté des modernes ; et parmi vingt raisons qu’on en pourrait donner, celle-ci en est une : que les femmes n’ont que peu de place dans les littératures de l’antiquité. L’évolution était accomplie ; et c’est pourquoi je ne vous parlerai pas de la critique du Globe. La critique du Globe n’a guère fait que développer les idées de Mme de Staël ; — et encore est-ce beaucoup dire ! « Qu’on se rappelle le Globe écrivait Sainte-Beuve en 1850, c’est-à-dire quand il en était beaucoup plus près lui-même que nous ne le sommes déjà des Causeries du Lundi, — ce journal si sérieux, si distingué, qui croyait ressembler si peu à un autre et qui a eu de l’influence sur la jeunesse lettrée, dans les dernières années de la Restauration. Reprenez-le aujourd’hui : les articles semblent tout petits, tout incomplets ; ils nous font l’effet d’habits devenus trop courts pour notre taille. Je ne sais si nous avons grandi, nous avons grossi du moins. » Et pour penser comme lui, vous n’aurez en effet qu’à parcourir, puisqu’on les a rassemblés dans ses Premiers Lundis, les articles qu’en ce temps-là, vers 1827, il donnait lui-même au Globe. Les rédacteurs du Globe n’ont pas joué de rôle original dans l’histoire de la critique moderne : il nous suffira donc de les avoir salués, et nous pouvons passer. Je ne vous parle pas non plus de la fameuse Préface de Cromwell, et c’est un peu pour la même raison. Mais il y en a une autre, il y en a même deux, et les voici. La première, c’est que, sur aucune question, générale ou particulière, ni sur la question de la liberté dans l’art et du « faux bon goût », ni sur la question de l’emploi de l’histoire dans le drame, à l’imitation de Gœthe et de Shakespeare — et de Voltaire aussi, ne l’oublions pas, — ni sur la question enfin du mélange des genres ou des trois unités, la Préface de Cromwell ne contient rien, absolument rien, qui ne soit ailleurs, et notamment dans l’Allemagne de Mme de Staël. Lisez, pour bien vous en assurer, les chapitres XIV et XV de la seconde partie : sur le Goût et sur l’Art dramatique. De même que Henri III et sa cour a précédé de six mois Hernani sur la scène du Théâtre-Français, de même l’Allemagne a précédé la Préface de Cromwell ; mais, elle l’a précédée de seize ou dix-sept ans, et c’est sans doute pour cela qu’on l’oublie. Aussi, de mieux informés l’ont-ils pu dire avec raison : « Ce qu’il y a de propre à Hugo dans cette célèbre Préface est faux ; et ce qu’elle contient de vérité, tout le monde l’avait dit avant lui ». Mais je vais plus loin, et j’ajoute qu’Hugo — l’esprit le moins critique assurément qu’il y ait eu — n’a pas toujours compris Mme de Staël, et je n’en veux pour preuve que ce qu’il disait en 1824, dans la seconde préface de ses Odes et Ballades.
L’auteur de ces Odes ignore profondément ce que c’est que le genre classique et le genre romantique. Selon une femme de génie qui, la première, a prononcé le mot de littérature romantique en France, cette division se rapporte aux deux grandes ères du monde, celle qui a précédé l’établissement du christianisme et celle qui l’a suivi. D’après le sens littéral de cette explication, il semble que le Paradis perdu serait un poème classique, et la Henriade une œuvre romantique. Il ne paraît pas démontré que les deux mots importés par Mme de Staël soient aujourd’hui compris de cette façon.Oh ! le pitoyable raisonnement ! Hugo est-il sincère ? ou bien, puisque j’ai tout à l’heure eu soin de mettre sous vos yeux le passage de Mme de Staël, se moque-t-il ici du monde ? Mais, je crois plutôt qu’il ne comprend pas, et ce qui suit vous le fera croire aussi :
En littérature comme en toute chose, il n’y a que l e bon et le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et le faux. Or, sans établir ici de comparaisons qui exigeraient des développements et des restrictions, le beau dans Shakespeare est tout aussi classique (si classique signifie digne d’être étudié) que le beau dans Racine, et le faux dans Voltaire est tout aussi romantique (si romantique veut dire mauvais) que le faux dans Calderon.Pour le coup, c’était faire rétrograder la question par-delà Mme de Staël ; et la distinction lumineuse et profonde qu’elle avait essayé d’établir entre deux sortes d’esprits, dont elle s’était efforcée de trouver l’origine et l’explication dans la différence des milieux ou dans la diversité des races, Hugo la niait au nom d’un idéal aussi universel, et conséquemment aussi arbitraire en son genre, que celui du classicisme lui-même. Il y a dans Calderon des beautés qui n’en sont point d’abord pour des lecteurs français, formés à l’école de Corneille, de Racine, de Voltaire ; qui sont cependant des beautés certaines, des beautés réelles, comme étant expressives de ce que le génie espagnol a de plus particulier ou de plus adéquat à lui-même ; qu’il nous faut donc en conséquence nous efforcer de sentir, par une étude plus approfondie de ce qui n’est pas nous ; — voilà ce que Mme de Staël avait voulu dire, voilà ce qu’elle avait dit. Et Hugo lui répondait par cet argument de collège, que le beau est toujours et partout le beau, toujours et partout identique à lui-même, ce que dément pourtant assez l’expérience de l’histoire ; — et ce qui est d’un autre côté la négation de toute critique. Qu’est-ce en effet que cela veut dire, si nous allons au fond de sa pensée ? Cela veut dire : « Le beau c’est ce que nous trouvons beau ; et ce que nous trouvons beau, personne au monde ne nous démontrera qu’il puisse ne pas l’être ». Mme de Staël et Chateaubriand l’entendaient autrement. Tout en acceptant l’héritage de Rousseau, c’est-à-dire tout en admettant qu’il n’y eût rien d’absolu en critique, ils n’avaient pas cru que tout y fût relatif ; ou du moins, ils avaient interprété ce mot de relatif ; et, lui donnant toute l’étendue de son sens, ils avaient essayé de déterminer quelques-unes des relations d’où le jugement doit dépendre. La beauté des œuvres est relative, pour Mme de Staël, du temps, des circonstances, de la race, de la religion, des lois, des mœurs, de la structure de la société : elle ne l’est plus pour Hugo que du caprice ou de la fantaisie du juge. Ce qui revient à dire qu’entre les années 1820 et 1830, le mouvement romantique, très loin d’aider l’évolution de la critique, l’aurait troublée plutôt. Et je ne m’en étonne point si — comme j’ai plusieurs fois essayé de le montrer — le romantisme en France, c’est le lyrisme, c’est le triomphe en tout, puisque aussi bien je rime en isme, du dilettantisme, de L’individualisme et du subjectivisme. De là, l’opposition que la critique allait lui faire. Ou plutôt, et en dehors de lui, parallèlement à lui, si vous l’aimez mieux, la critique, poursuivant sa carrière, allait essayer de réduire la part de cette relativité qu’elle reconnaissait dans les choses ; et, puisqu’il faut qu’elle conclue, sous peine de perdre son nom et son sens, elle allait essayer de trouver, ailleurs que dans la notion des règles et du beau idéal, son point fixe et régulateur, — ou, comme on dit encore, le criterium de ses jugements.
30 novembre 1889.
Jusqu’à nos jours les études historiques, philosophiques aussi bien qu’érudites ont été spéciales, bornées ; on a écrit des histoires politiques législatives, religieuses, littéraires ; de savantes recherches ont été faites, de brillantes considérations ont été présentées sur la destinée et le développement des lois, des mœurs, des lettres, des sciences, des arts, de toutes les œuvres de l’activité humaine ; on ne les a point considérées ensemble, d’une seule vue, dans leur union intime et féconde. Et quand même on a tenté de saisir les résultats généraux, quand même on a voulu se former une idée complète du développement de l’humanité, c’est sur une base toute spéciale qu’on a élevé l’édifice. Le Discours sur l’histoire universelle et l’Esprit des lois sont de glorieux essais d’histoire de la civilisation, mais qui ne voit que Bossuet l’a presque exclusivement cherchée dans l’histoire des croyances religieuses, Montesquieu dans celle des institutions politiques ? Ces deux grands génies ont ainsi borné leur horizon. Que dire des esprits d’un ordre inférieur ? Évidemment, érudite ou philosophique, l’histoire jusqu’ici n’a jamais été générale, elle n’a jamais suivi simultanément l’homme dans toutes les carrières où son activité s’est, déployée.Et, conformément à, ces principes, vous savez quelle place, dans ces leçons, occupe l’histoire littéraire ; vous savez surtout quel instrument d’investigation pénétrant et sûr Guizot en a su faire. Très inférieur à Guizot de toutes les manières — qui sera quelque jour l’un des trois ou quatre grands esprits du xixe siècle, qui le serait déjà, si, en se mêlant de politique, il n’eût mis sa gloire au hasard des contestations de partis, — c’est aussi, c’est enfin ce que Villemain a voulu faire, et c’est ce qu’il nous faut voir maintenant. Il nous suffira pour cela de le prendre dans son œuvre maîtresse, le Tableau de la littérature française au xviiie siècle. On peut lui faire un premier reproche, et ce reproche est assez grave. Pour établir, par un exemple convaincant, l’influence réciproque des idées, des mœurs et des lettres ; de l’état social, de l’état moral et de la littérature, les uns sur les autres ; l’exemple que Villemain a choisi dans la littérature du xviiie siècle est trop probant, si je puis ainsi dire, pour être démonstratif. Oui, l’exemple est si bon qu’il en devient douteux. Il est presque trop vrai que la littérature du xviiie siècle est l’expression des idées du xviiie siècle ; seulement, n’est-ce pas pour cela qu’elle est souvent à peine de la littérature ? Quand il écrit son Mahomet, son Alzire même — pour la préface ; — ou son Olympie — pour les notes, — est-ce que Voltaire fait de la littérature, est-ce qu’il fait de l’art ? est-ce qu’on ne peut pas dire qu’il dégrade les exemples que lui ont légués l’auteur d’Andromaque et celui du Cid, en faisant servir la forme et le prestige de leurs chefs-d’œuvre à la propagation de ses idées de tolérance et d’indifférentisme philosophique ? Et les encyclopédistes, Diderot ou d’Alembert, est-ce qu’ils se soucient d’art, quand ils dressent leur machine de guerre contre l’ancien régime ? est-ce que, pourvu qu’on les comprenne, ils ne croient pas assez bien écrire ? ou encore, et pour vulgariser les idées qu’ils croient justes, est-ce qu’un art trop subtil, trop savant, trop serré n’y serait pas un empêchement à leurs yeux ? De même Rousseau, quand il écrit son Émile ou sa Nouvelle Héloïse, qui sont des actes, avant d’être des œuvres ; qui sont des romans, mais aussi des pamphlets ; qui n’ont rien de commun avec la manière désintéressée de l’auteur de Manon Lescaut, ou de Gil Blas, ou de la Princesse de Clèves. Mais, dans ces conditions, est-il étonnant que la littérature se présente à, nous comme l’expression de la société ? et puisque cette société travaille à changer de structure et de forme, quoi de plus naturel que de retrouver dans l’histoire de sa littérature l’image de ses idées religieuses, politiques, sociales ? Qui veut trop prouver ne prouve rien, dit avec raison le proverbe. Villemain s’est donné la partie trop belle, et, comme nous le verrons prochainement, s’il voulait montrer cette liaison des œuvres avec les autres parties de la civilisation d’un temps, le siècle qu’il eût dû choisir, c’est celui de La Fontaine et de Racine, de Molière et Corneille, de Quinault et de Boileau. Il est vrai qu’il eût alors été plus embarrassé peut-être, et qu’entre les Contes de La Fontaine et les Pensées de Pascal — les Contes sont de 1669, les Pensées de 1670, — il eût eu de la peine à décider lesquels sont l’expression de la société du temps et de l’idée du siècle. Quant aux autres défauts qu’on peut également reprocher à Villemain, je me borne à les indiquer d’un mot, comme n’intéressant pas le fond même du sujet. Si donc son érudition n’est pas toujours assez précise, assez détaillée pour notre goût contemporain, si ses jugements nous paraissent assez souvent empreints d’exagération et de partialité, c’est qu’il est trop voisin du siècle et des hommes dont il parle. Il en a pu lui-même connaître encore quelques-uns ; et, sur la plupart des autres, il a les souvenirs de ceux qui les ont connus. Mauvaise condition, quoi que l’on en dise, pour juger équitablement les œuvres et les hommes : il y faut plus de recul et de perspective. Élève de Fontanes et de Luce de Lancival, on peut regretter encore qu’il y ait trop de rhétorique dans son éloquence, une volonté trop étudiée de plaire, trop de fleurs aujourd’hui fanées, qui n’étaient déjà pas fraîches, en 1828. Enfin, ce qu’il y a de plus fâcheux et de plus irritant que tout le reste, c’est l’abus de l’allusion politique, où se trahissent les intentions et, les ambitions du jeune professeur qui se croit appelé à quelque destinée plus haute que d’interpréter en Sorbonne les textes des autres. Villemain, aussi lui, s’est cru un homme politique, une façon de Burke ou de Pitt ; et c’est l’explication — mais ce n’est pas l’excuse — de la place que tiennent dans son Tableau de la littérature française au xviiie siècle, les exploits oratoires d’un lord Chatham ou d’un Sheridan. Mais, heureusement que, comme je vous le disais, rien de tout cela n’affecte le fond du sujet ; on l’en pourrait enlever presque sans qu’il y parût ; et quand le livre aurait plus de défauts encore, il n’en demeurerait pas moins toujours agréable à lire, et toujours un livre considérable ou marquant dans l’histoire de la critique. Il l’est tout d’abord pour la curiosité spirituelle et intelligente, pour la sûreté, pour la finesse avec laquelle y sont démêlées les influences du dehors sur la littérature nationale, l’influence anglaise en particulier, celle d’Addison, celle de Pope, celle de Swift, à qui Villemain consacre des chapitres entiers. Je sais bien qu’il n’y parle pas tant des Voyages de Gulliver ou du Conte du Tonneau que des pamphlets politiques de Swift ; et, pour connaître Swift lui-même, pour apprendre à en goûter le pessimisme cynique et la misanthropie hautaine, c’est à d’autres qu’à Villemain qu’il faut aujourd’hui s’adresser. Que voulez-vous ! En ce temps-là, dans les années de la Restauration, comme le maître d’école a passé depuis lors pour le vainqueur de Sadowa, c’était le gouvernement parlementaire qui passait pour avoir vaincu à Waterloo ! On lui faisait beaucoup d’honneur. Mais enfin la direction était donnée. La littérature, dans les leçons de Villemain, était conçue, si je puis ainsi dire, elle était présentée comme européenne. Son histoire y était surtout celle des courants et des contre-courants qui l’avaient partagée. C’est pour cela que l’influence de la littérature nationale sur les littératures étrangères n’y tenait pas moins de place. On la suivait elle-même au-delà de ses frontières ; et les Italiens, Beccaria, par exemple, ou Filangieri, n’étaient pas plus oubliés qu’Addison ou que Hume. De telle sorte que, si l’Allemagne n’était pas trop négligemment touchée dans ces quatre volumes, autant que le Tableau de la littérature française, ils formeraient un Tableau de la littérature européenne au xviiie siècle. Vous n’aurez d’ailleurs, pour combler cette lacune, qu’à joindre au livre de Villemain celui d’Hermann Hettner sur le même sujet. Autre innovation, presque plus considérable : pour la première fois l’histoire, générale et particulière, et la biographie des hommes se mêlaient, pour l’éclairer, pour l’animer, pour la vivifier, à l’analyse et à l’explication des œuvres. C’était, avons-nous dit, ce qui taisait encore défaut au Cours de littérature de Laharpe ; et, de la suite entière de l’histoire littéraire, s’il avait eu le premier l’idée d’en faire un seul corps, c’était, pour ainsi parler, un corps mort, dans les veines duquel il n’avait pas découvert le moyen de faire circuler l’intérêt. Grâce à l’anecdote et au renseignement biographique, c’est ce moyen que Villemain a trouvé. Sans doute, il est fort éloigné d’en avoir tiré tout le parti que nous verrons Sainte-Beuve en tirer après lui. L’œuvre et l’homme, dans ses leçons, ne sont pas encore assez mêlés l’un à l’autre, et le choix des particularités n’y semble pas tant procéder du besoin de connaître que du désir de plaire. Il s’amuse de la biographie plutôt qu’il ne s’en sert, et il nous en amuse plutôt qu’il ne la tait servir à l’intelligence des œuvres. Mais il faut pourtant être juste, et la méthode qu’un autre allait pousser plus avant, c’est bien lui qui ne s’est plus contenté de l’indiquer, comme avaient fait Mme de Staël et Chateaubriand, mais il l’a lui-même vraiment appliquée et réalisée. « On crayonne avant que de peindre, et on dessine avant que de bâtir. » Enfin il convient de signaler la disposition, l’enchaînement, logique et la liaison des parties. En ceci encore Villemain continue, mais il complète surtout, il achève et dépasse Laharpe. « On m’a quelquefois reproché, disait-il à ce propos, de faire une histoire plutôt qu’un cours, de raconter au lieu d’instruire. Je n’espère pas me corriger tout à fait de ce défaut. » C’est qu’il sentait bien lui-même — et nous, aujourd’hui, nous le voyons encore mieux — que là, dans cet emploi qu’il faisait de l’histoire, n’était pas la moindre raison du succès de son enseignement, ni surtout la moindre nouveauté de sa méthode. Entre ses mains habiles et agiles, de purement littéraire, la critique devenait véritablement historique. Elle vivait ; elle marchait. Les œuvres n’y étaient plus classées ou cataloguées seulement, comme des fleurs dans un herbier, comme des tableaux dans un musée, comme des cercueils dans un hypogée. Mais on les voyait agir les unes sur les autres, se continuer, s’opposer ou se contrarier, s’unir enfin sans se confondre, et s’ajouter ou s’associer dans la continuité d’un même mouvement, qui ne se détachait pas lui-même du mouvement des idées et des mœurs, ou pour mieux dire encore, de l’histoire générale du siècle. Ce n’est pas seulement l’histoire de la littérature du xviiie que l’on apprend dans Villemain, c’est aussi, c’est surtout à en connaître l’esprit. Ce n’est pas, à la vérité, puisque je touche en passant ce point, que je conçoive comme lui la suite et l’enchaînement d’une histoire de la littérature française au xviiie siècle. « Que reste-t-il des orateurs anglais ? » lui demandait un jour quelqu’un, et il répondait : « Il reste l’Amérique ». Mais l’Amérique n’est pas de la littérature ; et quand elle en serait, je trouverais encore que l’Angleterre tient vraiment trop de place dans le livre de Villemain. S’il avait mieux connu le xviie siècle, s’il avait lu plus attentivement La Bruyère — Bayle surtout dans son Dictionnaire, — et même Fontenelle, il aurait vu que, pour expliquer les caractères de la littérature nouvelle sous la Régence et dans les premières années du règne de Louis XV, nous n’avions pas tant besoin d’Addison, de Swift, ni de Bolingbroke. Ou bien encore, moins engagé lui-même dans les idées du xviiie siècle, plus éloigné de ses premiers maîtres, il eût vu que cette entreprise de l’Encyclopédie, dont à peine a-t-il dit quelques, mots, est la grande affaire du temps le but où tendait tout ce qui l’a précédée, l’origine de tout ce qui l’a suivie, et conséquemment, le vrai centre d’une histoire des idées au xviiie siècle. Et je crois enfin que, trop soucieux de retrouver, pour ainsi parler, dans le présent tout le passé, il n’a pas assez clairement vu, du moins il n’a pas assez dit qu’une littérature nouvelle commence avec Rousseau, dont la nouveauté même accuse de décrépitude et d’irrémédiable décadence tout, ce qui n’en procède pas autour d’elle. Mais quoi qu’il en soit de cette objection et de quelques autres, le signal n’en était pas moins donne, l’œuvre même dressée debout en quelque sorte ; — et c’est pour cela qu’il convenait d’y insister. Faut-il maintenant ajouter deux autres noms au sien, et vous parlerai-je aujourd’hui de Saint-Marc-Girardin et de Désiré Nisard ? Il le faudrait assurément dans une « histoire de la critique », et nous n’y pourrions omettre ni le Cours de Littérature dramatique du premier, ni surtout l’Histoire de la Littérature française du second. Mais au point de vue dont j’essaye de ne pas me départir dans cette Introduction, je suis bien forcé de dire que je ne vois pas où peut être l’originalité de Saint-Marc-Girardin ; ce que nous lui devons ; ni ce qui nous manquerait si ce moraliste ingénieux, quoique un peu bourgeois, et souvent mordant, mais toujours apprêté — toujours aussi trop content de lui-même, — n’avait ni écrit ni parlé. Il a continué l’œuvre de Villemain, sans y rien ajouter d’essentiel ; et plus préoccupé de morale que son maître, je craindrais, si j’avais à le juger, qu’il ne l’eût plutôt rétrécie qu’élargie. Dans une « histoire de la critique » Saint-Marc-Girardin a sans doute sa place ; il ne l’a pas, non plus qu’autrefois Grimm ou Meister, si vous le voulez, dans l’« évolution du genre ». Nisard, lui, est un tout autre homme, un écrivain de race ; et non pas seulement de verve, comme Saint-Marc, lequel a beau s’évertuer et se travailler, son style sent toujours la facilité de l’improvisation. Saint-Marc effleure tout ; il appuie quelquefois très fort ; il n’enfonce jamais dans rien. Je ne saurais d’ailleurs trop louer quelques parties de l’Histoire de la Littérature française. Le plan, sans doute, en est défectueux. Nisard commence, vous le savez, par poser la définition de l’esprit français, et, de toute notre « histoire littéraire », il ne retient, pour en former l’« histoire de la littérature », que les œuvres et les hommes qu’il trouve effectivement conformes ou analogues à sa définition. Je ne m’étonne pas alors qu’il y retrouve l’esprit français, puisque, comme vous le voyez, la définition en est faite pour lui du caractère de ces œuvres et de ces hommes mêmes. Admirablement développé dans quelques-unes de ses parties, son syllogisme ne laisse pas, dans son ensemble, d’avoir de l’air d’un cercle vicieux, ou si vous l’aimez mieux, d’une pétition de principe. Je suis encore gêné ou désappointé, dans une Histoire de la Littérature française, de trouver si peu d’histoire, j’entends si peu de dates, si peu de faits, si peu de biographie. C’est qu’aussi bien, sous des apparences dogmatiques, je ne sache pas de critique plus « personnelle » que celle de Nisard, une critique toute en jugements, sans considérants ni motifs, et dont on peut bien imiter les allures, pour le dire en passant, mais non pas la justesse, qui n’est que l’expression ou le reflet de la justesse unique de l’esprit de Nisard. Avec tous ces défauts, et peut-être en partie à cause d’eux, Nisard, dans l’histoire de la critique moderne, représente donc quelque chose. Seulement, ce quelque chose, il se trouve que nous n’en avons pas besoin. Ce quelque chose, en effet, c’est la stabilité dans une tradition que Villemain lui-même avait déjà dépassée, comme nous venons de le voir, et dans une tradition que tout le talent de Nisard — qui fut grand et quelquefois exquis — n’a pas eu le pouvoir de relever de sa ruine. En somme, il a voulu ramener la critique en arrière, et il n’y a pas réussi. Tandis qu’autour de lui, c’était à qui s’efforcerait d’établir une relation nouvelle entre les œuvres et les circonstances de leur apparition, il a fait profession de les considérer uniquement en elles-mêmes, sans avoir d’égard qu’à leurs antécédents. Et je ne dis pas qu’il ait eu tort, j’essayerai même de vous dire dans quelle mesure il a eu raison ; mais le fait est qu’on ne l’a pas suivi, qu’il n’a pas fait école, que sa critique enfin est et demeure en dehors, ou en marge, comme vous voudrez, de l’évolution de la critique contemporaine. Est-il venu trop tard ? est-il venu trop tôt ? C’est une question qu’on pourra traiter dans quelque cinquante ou cent ans d’ici. Mais, en attendant, il n’est pas un anneau nécessaire de la chaîne que nous essayons de nouer, et si je vous ai parlé de lui, vous remarquerez, s’il vous plaît, que je ne l’ai fait que par prétérition. L’introduction de l’histoire dans la critique, voilà en effet l’œuvre propre de Villemain, aidé, je le répète encore, de Guizot et de Cousin :
Et d’abord, Messieurs disait-il au début d’une de ses leçons, je ne conçois guère l’étude des lettres autrement que par une suite d’épreuves, d’expériences sur toutes les créations de sa pensée… Je ne crois pas que les formes du génie puissent être prévues, calculées, enfermées dans un certain nombre de règles et de préceptes… De même que, suivant la haute remarque de Buffon, pour bien connaître la nature, il ne suffit pas d’apprendre les classifications des sciences, et qu’il faut la contempler en elle-même, dans son incalculable richesse et sa perpétuelle activité, … ainsi pour concevoir le génie de l’éloquence, il faut éprouver, au moins par l’imagination, la force de tous les sentiments humains, comparer les siècles divers et leurs inspirations successives, étudier tous les efforts et tous les hasards du talent…Et c’est en effet le premier de tous les profits que la critique allait retirer des leçons et de l’exemple de Villemain. Il est désormais entendu que l’œuvre littéraire soutient d’étroites relations, qui peuvent aller jusqu’à l’entière dépendance, avec l’état social, avec l’état politique, avec les actions ou les, influences du dehors, et de tout enfin ce qu’on va bientôt appeler les « grandes pressions environnantes ». Il faut seulement ajouter que, comme Villemain n’aime pas en général à conclure, on ne voit pas encore assez nettement dans son œuvre quelle est la nature de cette relation, si elle est stricte ou lâche, accidentelle ou nécessaire, si l’histoire et la biographie sont vraiment pour lui des explications des œuvres ; ou si peut-être elles ne sont que des ornements de rhétorique, un moyen de captiver l’attention de son auditoire, et une manière de parler ou d’écrire plutôt que de penser. Il semble toutefois également entendu et prouvé désormais que l’œuvre littéraire est expressive ou significative de quelque chose de plus qu’elle-même et que son auteur. Par exemple, le Barbier de Séville ou Paul et Virginie, significatifs de Beaumarchais et de Bernardin de Saint-Pierre, le sont en même temps, et en plus, d’une certaine espèce d’hommes ou de toute une famille d’esprits. Ou, en d’autres termes, avec la personne de Bernardin de Saint-Pierre et de Beaumarchais, si nous savons nous y prendre, nous devons pouvoir y retrouver la personne de tous ceux qui les ont applaudis. Ce n’est pas tout encore, et significative ou caractéristique de toute une famille d’esprits, l’œuvre littéraire est, ou peut être expressive de toute une époque. Ainsi, toute une province de la société du xviiie siècle revit ou plutôt continue de respirer encore dans la comédie de Marivaux, et une autre, déjà plus corrompue, dans les romans de Duclos et du jeune Crébillon. Et enfin, expressive de toute une époque, l’œuvre peut être représentative de tout un long moment de l’histoire de l’art ou de celle des idées, comme par exemple l’Essai sur les Mœurs ou comme l’Histoire naturelle de Buffon. Si tout cela est sans doute un peu confus, un peu brouillé chez Villemain, tout cela y est pourtant, et c’est bien lui qui, complétant en ce point l’œuvre de ses prédécesseurs, a éveillé l’attention sur cette nature de questions. Or ; vous remarquerez que la critique ainsi retrouve son aplomb ; avec son aplomb, son autorité naturelle ; et avec son autorité, les moyens de remplir son office. Il arrive encore fréquemment à Villemain de juger à la façon d’un critique de l’ancienne école ; son éducation première est la plus forte ; et en plus d’une occasion nous sommes tentés de ne pas le trouver si différent de Laharpe. Mais prenons-y garde au moins Car, il est évident d’autre part que les règles n’ont plus d’importance pour lui, et qu’au fond de sa pensée le droit de l’histoire s’est substitué à celui qu’aussi bien les règles ne tenaient que d’une fausse interprétation des modèles. Il juge donc, mais sur d’autres principes. Et si nous nous demandons quels sont ces principes nouveaux, nous avons fait la réponse en l’étudiant lui-même. On jugera désormais, et l’on mesurera la valeur des œuvres à la quantité, à la complexité, à la délicatesse des rapports qu’elles expriment, ou si vous l’aimez mieux, à la richesse de leur signification. De le faire bien voir, ç’allait être la tâche et l’honneur de Sainte-Beuve.
3 décembre 1889.
Je suis l’esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses. J’ai commencé franchement et crûment-par le xviiie siècle le plus avancé, par Tracy, Daunou, Lamarck et la physiologie : là est mon fond véritable. De là, je suis passé par l’école doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves, et sans y adhérer. De là j’ai passé au romantisme poétique, et par le monde de Victor Hugo, et j’ai eu l’air de m’y fondre. J’ai traversé ensuite, ou plutôt côtoyé le saint-simonisme, et presque aussitôt le monde de Lamennais, encore très catholique. En 1837, à Lausanne, j’ai côtoyé le calvinisme et le méthodisme, et j’ai dû m’efforcer à l’intéresser. Dans toutes ces traversées, je n’ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement (hormis un moment dans le monde de Hugo et par l’effet d’un charme), je n’ai jamais engagé ma croyance, mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais les plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir, et qui me croyaient, déjà à eux. Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relatif de chaque chose et de chaque organisation, m’entraînaient à cette série d’expériences, qui n’ont été pour moi qu’un long cours de physiologie morale.Il y a du vrai dans cette confession : il y a aussi quelques erreurs, involontaires ou délibérées. Le vrai, c’est ce que Sainte-Beuve y dit des milieux qu’il a successivement traversés, de sa facilité de métamorphose, de la complexité de son être ondoyant, de ce que nous appellerons le caractère errant ou vagabond de son insatiable, de son universelle curiosité. Jamais homme ne fut pétri d’une argile plus plastique, plus apte à prendre toutes les formes ; jamais homme plus intelligent, je veux dire plus prompt à se déprendre de ses idées pour entrer dans celles des autres ; jamais homme enfin plus glissant, plus subtil, plus souple à échapper aux mains amicales de ceux .qui croyaient le mieux le tenir. Mais, et sans le chicaner sur ces noms de Tracy, de Daunou, de Lamarck, lesquels, en passant, sont fort loin de représenter « le xviiie siècle le plus avancé », ce qui est moins vrai, c’est qu’il ait commencé par eux ; et, au contraire, ses Lettres à l’abbé Barbe, publiées depuis sa mort, nous le montrent plutôt débutant par cette vague religiosité dont les Méditations, datées de 1819, et les Odes et Ballades, qui sont de 1822, demeurent encore aujourd’hui l’expression poétique. La distinction alors, dans les belles années de la Restauration, était d’être chrétien à la façon de Chateaubriand, ou bien à celle encore de l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence. Ce qui est également faux — et heureusement faux, pour l’honneur de Sainte-Beuve, — c’est « qu’il n’ait jamais engagé sa croyance » ; et il a, au contraire, été tour à tour plus sincèrement, plus résolument catholique ou saint-simônien qu’il ne le veut bien dire. Enfin, ce qui n’est pas plus exact, c’est qu’il fût, dès 1825, en possession de la méthode et de l’objet de sa critique. Il ne faisait point d’expériences, ni de cours de « physiologie morale » quand il allait, comme dit l’autre — c’est Henri Heine, — sonnant de la trompette au-devant de Victor Hugo ; et, pour « l’extrême plaisir de trouver le vrai relatif de chaque chose », il se vante là d’une qualité dont il a bien senti tout le prix, mais qu’en somme il n’a jamais eu le courage ou la vertu d’acquérir. Cette qualité, c’est l’indifférence ou l’impartialité critique, et personne ne l’a mieux définie que lui, dans un article de ses Portraits littéraires, que je vous ai déjà signalé, sur Bayle et le génie critique, daté de 1835, ou dans un article encore de ses Portraits contemporains, sur Charles Magnin, daté de 1843. Voici le premier passage :
Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente, c’est de n’avoir pas d’art à soi, de style. Hâtons-nous d’expliquer notre pensée. Quand on a un style à soi, comme Montaigne, par exemple, qui certes est un grand esprit critique, on est plus soucieux de la pensée qu’on exprime, et de la manière aiguisée dont on l’exprime, que de la pensée de l’auteur qu’on explique, qu’on développe, qu’on critique… De plus, quand on a un art à soi, une poésie, par exemple, comme Voltaire, qui certes est aussi un grand esprit critique, … on a un goût décidé, qui, quelque souple qu’il soit, atteint vite ses restrictions ; on a son œuvre propre derrière soi à l’horizon ; on ne perd jamais de vue ce clocher-là…Et, huit ans plus tard, il disait encore, presque dans les mêmes termes :
En général, M. Magnin a une qualité à lui, quand il traite d’un sujet et d’un livre, une qualité que possèdent bien peu de critiques, et qui est bien nécessaire pourtant à l’impartialité : c’est l’indifférence. Je vais me hâter de définir cette espèce d’indifférence… Voltaire l’a très bien remarqué : « Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie : cela est difficile à trouver ». Il ajoute encore : « Les artistes sont les juges compétents de l’art, il est vrai ; mais ces juges sont tous corrompus… ». Sans doute, un artiste, sur l’objet qui l’occupé et qui le possède, aura des vues perçantes, des remarques précises et décisives, et avec une autorité égale à son talent, mais cette envie, qui est un bien vilain mot à prononcer, et que chacun repousse du geste loin de soi comme le plus bas des vices, il l’évitera difficilement, s’il juge ses rivaux… Je l’ai toujours pensé, pour être un grand critique ou un historien littéraire complet, le plus sûr serait de n’avoir concouru en aucune branche, sur aucune partie de l’art, ou autrement…Ces fragments ont le prix d’un involontaire et d’autant plus significatif aveu. Tout au rebours en effet d’un Magnin ou d’un Bayle, Sainte-Beuve, lui, selon son expression, avait commencé par concourir dans presque toutes les parties de l’art, historien autant que critique dans son Tableau de la poésie française au xvie siècle, poète avec Joseph Delorme, romancier dans Volupté ; — et, il faut bien le dire, ni comme romancier ni comme poète, le succès n’avait répondu à ses ambitions. N’appuyons pas sur ce point, mais indiquons-le cependant, si, comme je le crois, rien n’a plus contribué, jusque dans ses derniers écrits, à troubler son impartialité de juge et sa sérénité de critique. Poète et romancier, parce qu’il avait un art, un style, une manière à lui, il n’a pu prendre sur lui d’être équitable aux poètes ou aux romanciers ses contemporains, Il n’a été généralement juste ni pour Hugo, ni pour Lamartine, ni pour Vigny, ni pour Musset, ni pour Balzac ; et même, quand il en a fait, comme souvent, de justes critiques, la justesse en est corrompue par une espèce d’aigreur qui s’y mêle, Vous en trouverez d’innombrables exemples. Là est aussi l’empli dation des éloges dont on a remarqué qu’il aimait à combler ceux du second rang : une Desbordes-Valmore, qu’il a presque mieux louée qu’il n’a jamais fait Musset ou Vigny ; un Feydeau, l’auteur de Fanny, pour lequel il a eu plus de complaisance que pour Balzac ; combien d’autres encore ! Une grande partie de ses jugements est donc ainsi sujette à caution et à révision. J’ajouterai, qu’indépendamment de certaines préventions ou de certains préjugés d’art, il a porté, dans la critique des contemporains, des préventions toutes personnelles, un vif chagrin du succès et de la croissante popularité de ceux dont il avait pu se croire un moment l’émule ou l’égal. Il y a porté aussi des préventions politiques ; et il n’a jamais pardonné tout à fait à ses anciens collaborateurs du Globe d’être, devenus ministres ou ambassadeurs, tandis qu’il continuait de peiner avec honneur dans son logis d’étudiant. Je conçois son sentiment, mais je ne voudrais pas qu’il l’eût publiquement exprimé. Enfin, plus tard encore, quand il se fut rangé du côté de l’Empire, il a eu des complaisances qu’on ne saurait sans doute avoir le rigorisme de lui reprocher, mais qu’il faut bien qu’on dise qu’il a eues. Empressons-nous seulement d’observer que, de l’ensemble de son œuvre, quand on a fait les retranchements nécessaires, il en reste encore assez pour justifier ce que nous disions tout à l’heure : qu’il n’y en a pas de plus considérable dans l’histoire de la critique, ni de plus originale peut-être. Dans la production successive et dans le développement naturel de cette œuvre, il me semble qu’on peut distinguer cinq époques, sur la première desquelles nous pouvons aujourd’hui passer assez rapidement. Comprise entre les années 1824 et 1830, c’est le temps de la collaboration de Sainte-Beuve au Globe, et c’est le temps aussi de sa première ferveur romantique. Je dirais volontiers qu’elle appartient plutôt à l’histoire du romantisme qu’à celle de la critique, et vous pourrez d’ailleurs vous en convaincre, en lisant les Premiers Lundis, le premier volume des Portraits contemporains, ou le premier volume des Portraits littéraires. Mais, si vous y joignez le Tableau de la poésie française au xvie siècle, qui est de 1828, vous verrez déjà poindre l’aptitude historique dans la manière même dont Sainte-Beuve a mené sa campagne romantique. Tandis en effet qu’il ne se lasse pas d’attaquer les Rousseau, les Lebrun, les Delille, et de s’en prendre même à ce « législateur du Parnasse » — auquel d’ailleurs il fera bientôt réparation ; — d’un autre côté, c’est dans l’histoire qu’il va chercher la justification du romantisme, et pour lui donner des titres, il lui découvre des aïeux. Les romantiques sont les héritiers d’une tradition longtemps interrompue, et cette tradition, il s’agit de la rétablir dans ses droits… Mais, je le répète, Sainte-Beuve est à peine encore lui-même, et sa critique, déjà savante, n’a rien pourtant de très original. Ce sont les cours de Villemain qui paraissent lui avoir indiqué sa véritable voie, en lui procurant en même temps les moyens d’y pousser plus avant que Villemain lui-même ; et les linéaments de la critique biographique, encore un peu brouillés, comme je vous l’ai dit, dans l’œuvre de Villemain, se dessinent avec netteté dans un article sur Pierre Corneille, daté de 1828 :
En fait de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable, et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce que les biographies bien faites des grands hommes : non pas les biographies minces et sèches, les notices exiguës et précieuses, où l’écrivain a la pensée de briller, et dont chaque paragraphe est aiguisé en épigramme — il songe peut-être à Villemain lui-même, et certainement à Suard, à d’Alembert, à Fontenelle, — mais de larges, copieuses, diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres : entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre/se mouvoir et parler, comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres.La méthode se précise encore dans un article sur Diderot, daté de 1831, dont voici le début :
J’ai toujours aimé les correspondances, les conversations, les pensées, tous les détails du caractère, des mœurs, de la biographie, en un mot, des grands écrivains… On s’enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d’un mort célèbre, poète ou philosophe ; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir, on le fait poser devant soi… Chaque trait s’ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette physionomie qu’on essaye de reproduire… Au type vague, abstrait, général qu’une première vue avait embrassé, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité individuelle, précise, de plus en plus accentuée… On sent naître, on voit venir la ressemblance ; et le jour, le moment où l’on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clairsemés, à ce moment l’analyse disparaît dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l’homme.Les derniers mots sont caractéristiques : ce n’est plus seulement de la biographie ; c’est ici l’introduction du portrait dans la critique. Essayons, sur l’indication de Sainte-Beuve, de reconnaître ce que ce seul mot enveloppe, et, avec l’anatomie, la physiologie, la psychologie de l’écrivain, tâchons de discerner les éléments nouveaux « qui se mêlent et qui s’incorporent » à la définition de la critique, pour la vivifier d’abord, l’élargir ensuite, et finalement la transformer. L’anatomie de l’écrivain, c’est la considération générale et sommaire de son individu physique. Est-il grand, haut en couleur, est-il bien équilibré, comme Buffon, ou, au contraire, comme Pope, est-il malingre, chétif et contrefait ? et ces caractères physiques ont-ils dans son œuvre une traduction qui leur soit en quelque sorte adéquate ? Si deux écrivains ont vécu dans le même temps, s’ils ont reçu la même éducation générale, s’ils ont touché les mêmes sujets, ou des sujets analogues, s’ils ont l’un et l’autre la réputation d’y avoir excellé, comme Bossuet et comme Pascal, retrouverons-nous dans les Sermons de l’un son admirable équilibre d’esprit, ou, dans les Pensées de l’autre, les stigmates, pour ainsi parler, de ses longues souffrances ? Ou bien encore, celui-ci, comme Boileau, a peu aimé les femmes, et celui-là, comme Rousseau, longtemps ou toujours malade, a fini par mourir fou ? La sécheresse du premier, sa continence et sa frugalité ne se retrouvent-elles pas dans ses vers, dans le caractère de son style, dans cette absence de grâces, dans cette sévérité d’ajustements qui sentent le vieux célibataire ? et, au contraire, le frisson de la maladie de l’autre n’a-t-il point passé dans sa prose ? Voilà tout un ordre de questions dont à peine encore s’était-on avisé. Elles s’introduisent dans la critique avec Sainte-Beuve ; et il ne paraît pas qu’elles soient près de cesser d’en faire l’un des plus vifs attraits. La science y trouve son compte ; l’humaine malignité s’y délecte ; et les faiblesses des grands hommes réjouissent notre vanité. La physiologie, déjà plus indiscrète, va plus loin, pénètre plus avant encore, ne se contente pas de ce peu d’indications. Avec le tempérament de l’écrivain quelle a été son hygiène ? et, son tempérament lui-même, d’où le tient-il ? Montaigne est Gascon et Corneille est Normand. Si nous voulons les connaître à fond, faire dans leur œuvre sa part au sol natal, à l’atmosphère qu’ils ont respirée, il faut donc étudier leur province et leur ville. Mais il faut connaître aussi leur famille, leurs ascendants ou leurs descendants, le père et la mère de Molière, Jean Poquelin, bourgeois de Paris, et Marie Cressé, sa femme ; ou les fils de Racine, si peut-être leur père, ayant gardé tout le génie pour lui, ne leur a légué de lui-même que les moins précieuses parcelles.
Mme de Sévigné, je l’ai dit plus d’une, fois, semble s’être dédoublée dans ses deux enfants ; le chevalier, léger, étourdi, ayant la grâce, et Mme de Grignan, intelligente, mais un peu froide, ayant pris pour elle la raison. Leur mère avait tout ; on ne lui conteste pas la grâce, mais à ceux qui voudraient lui refuser le sérieux et la raison, il n’est pas mal d’avoir à montrer la raison dans Mme de Grignan, la raison toute seule, sur le grand pied et dans toute sa pompé. Avec ce qu’on trouve dans les écrits, cela aide et cela guide.Et la façon dont ils ont vécu, n’y regarderons-nous pas aussi ? Celui-ci, La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, est un grand seigneur, à qui rien ne semble avoir manqué de ce qui compose le bonheur des hommes ; cet autre. Pascal, est né dans une bourgeoisie qui confinait presque à la noblesse, il est né dans l’aisance, et il y a vécu, et il a écrit les Pensées ; un troisième enfin, La Bruyère, l’auteur des Caractères, « né chrétien et Français », a vécu dans une condition subalterne, humilié sous une nécessité contre laquelle il ne pouvait rien… Mais ici, ce n’est plus de physiologie, c’est de psychologie qu’il s’agit, si tant est que l’on puisse marquer exactement la limite. Comment donc l’écrivain a-t-il pensé, comment s’est-il comporté sur l’article de l’amour, sur l’article de la religion, sur l’article de la mort ? Comment a-t-il conçu son art ? Comment a-t-il traité les plaisirs ordinaires des hommes ? la table, le jeu, les voyages ? Aucune de ces questions n’est désormais indifférente. Aurions-nous les Pensées, si la vie n’avait pas été pour Pascal la méditation de la mort, et la mort « le roi des épouvantements » ? Indispensable à la connaissance de Pascal lui-même, la question ne l’est pas moins à l’intelligence des Pensées. Si Racine n’avait pas été l’élève de Port-Royal, un chef-d’œuvre de plus n’aurait-il pas fait rentrer dans l’ombre la cabale de Pradon ? et l’auteur d’Andromaque et de Phèdre ne s’est-il pas un jour, selon le mot de Nicole, considéré lui-même comme un « empoisonneur public » ? Ou aurions-nous enfin le Lac, aurions-nous la Tristesse d’Olympio, aurions-nous les Nuits si Lamartine, si Hugo, si Musset n’avaient aimé ? Vous voyez, sans que j’aie besoin d’insister davantage, dans quelle série d’autres questions ces questions nous jettent à leur tour. D’étudier l’œuvre d’un grand écrivain, cela devient l’affaire sinon de toute une vie, au moins de longues années ; mais, en revanche, et puisque rien n’échappe désormais aux prises de la critique, ni ce qui touche à la vie privée dans ce qu’elle a de plus intime, ni ce qui relève de la vie supérieure de l’esprit, quel agrandissement de l’objet, quel élargissement du point de vue, quelle extension de l’horizon ! et, par exemple, avoir fait le tour d’un Pascal ou d’un Voltaire, n’est-ce pas avoir fait le tour du monde ?
C’est dans ce genre de critique — anatomique, physiologique ; et morale — que Sainte-Beuve s’est comme cantonné pendant une douzaine d’années, de 1828 à 1840 environ, poussant dans tous les sens, curieux de toutes choses, apprenant, réfléchissant, , vagabondant, peut-on dire, et, selon son mot, semblable à ce tyran de l’antiquité « qui avait trente chambres, et qui ne savait jamais dans laquelle il coucherait le soir ». Mais ce dilettantisme supérieur avait un grave inconvénient, que Sainte-Beuve n’a pas seulement reconnu, qu’il a voulu signaler lui-même. « Cette critique ne concluait pas » ; puisque au milieu de cette diversité d’expériences, si le critique, bien loin d’en rien perdre, avait au contraire affiné son tact littéraire et aiguisé sa perspicacité psychologique, il ne discernait plus le point fixe, le point de départ sans lequel on peut bien analyser les œuvres, les développer, les commenter, les expliquer, les admirer aussi, mais non pas les juger. Ce point fixe, l’étude de Port-Royal allait le lui donner. J’aimerais ici, si je ne craignais que ce fût trop s’écarter de notre sujet, vous parler longuement de ce livre, qui pourrait bien être le chef-d’œuvre de Sainte-Beuve, et qui est assurément l’un des beaux livres du xixe siècle. Pour en sentir tout le mérite, c’est avec le Port-Royal du vénérable Clémencet sous les yeux qu’il faudrait le relire ; et, des annales du bénédictin, quand Sainte-Beuve en transporte sans scrupule dans son livre des pages entières, admirer l’air de nouveauté qu’elles y prennent. Tandis qu’en effet, dans les pages monotones de l’historiographe du jansénisme, tout s’enveloppe et se fond dans une teinte grise et uniforme ; que M. Singlin n’y diffère qu’à peine de M. Lemaître, et Arnauld ou Nicole pas du tout de Pascal ; que l’on dirait d’eux tous des noms dépouillés de substance et des fantômes errants parmi les ruines éparses d’un cloître-abandonné ; tandis qu’à force d’être semblables entre eux dans l’insignifiance, ils nous désintéressent, pour ne pas dire qu’ils nous dégoûtent de leur propre histoire, ainsi réduite à celle d’une querelle de moines récalcitrants ; et tandis qu’enfin, étrangers à leur temps comme à l’humanité, ce ne sont pas même des fantômes, dont ils n’ont ni la mince consistance, ni l’apparente visibilité ; dans le Port-Royal de Sainte-Beuve au contraire, ils vivent, ils sont faits de chair et de sang ; la religion, en domptant leurs instincts, ne les a pas détruits, et nous retrouvons en eux des hommes de leur siècle, un mousquetaire, comme Tréville, un corsaire, comme Pontis, un docteur de Sorbonne, comme Arnauld, des avocats et des diplomates ; nous y reconnaissons nos vertus et nos vices, l’orgueil du rang, la vanité littéraire, la sourde ambition qui survivent au serment qu’on a fait de les abjurer, ou, inversement, le détachement du monde, l’esprit d’abnégation et de charité, l’héroïsme opiniâtre qui fit autrefois les martyrs ; et, pour tout dire en deux mots, nous y reconnaissons dans des personnes particulières, déterminées et agissantes, des exemplaires éternels de l’humanité. Voilà, si nous en avions le temps, ce que j’aimerais à vous montrer. Et, sans doute, pour faire entrer et mouvoir tout cela dans son cadre, si je pouvais montrer aussi l’aisance et la souplesse de la composition que Sainte-Beuve a imaginée, vous partageriez mon avis. Vous conviendriez avec moi que nous sommes en présence de l’un des tableaux les plus complets, les plus vivants qu’il y ait dans aucune littérature, et d’une création ou d’une invention d’art au-dessus de laquelle on ne pourrait mettre aucune histoire de Michelet, aucun roman de Balzac, et aucun drame de Hugo. Sainte-Beuve le savait bien, quand il revenait sans cesse à son Port-Royal et que, d’édition en édition, pendant vingt ans, il le perfectionnait, saris en avoir jamais voulu donner ce que nous appellerions aujourd’hui l’édition définitive. Mais du fond de son couvent, si je puis ainsi dire, ce qu’il rapportait en même temps que ce beau livre, c’était cette conviction qu’il y a des familles d’esprits et une hiérarchie de ces familles entre elles. On ne résiste pas à l’évidence. Qui connaît Arnauld et Pascal ne saurait les confondre, ni surtout méconnaître la supériorité du second. C’est ici, si vous le voulez, que commence la quatrième époque du talent de Sainte-Beuve, et qu’avec ses Causeries du Lundi, maître de son talent et de sa méthode, il aborde enfin ce qu’il a lui-même plusieurs fois appelé l’histoire naturelle des esprits. Il part de ce principe, où sont fondues ensemble son ancienne manière et la nouvelle, que les mêmes traits généraux se combinent à l’infini ; qu’entre les esprits comme entre les visages il doit y avoir, il y a des analogies et des différences ; que le principal objet de la critique doit être désormais de les rechercher, de les préciser, de les distinguer ; et qu’il n’y a pas d’autre moyen pour cela, dans l’état actuel de la science, que de procéder à la façon des naturalistes, c’est-à-dire par monographies. Une collection de monographies, telle est la définition qu’on pourrait donner en deux mots des Causeries du Lundi ; et, pendant près de vingt ans, telle est l’œuvre à laquelle Sainte-Beuve s’est consacré tout entier.
L’observation morale des caractères en est encore au détail, aux éléments, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces… Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprits seront déterminées et connues. Alors, le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres. Pour l’homme sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons possibles. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste. Elle en est aujourd’hui au point où la botanique en était avant Jussieu, et l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état pour ainsi dire anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, nous amassons des observations de détail, mais j’entrevois des liens, des rapports, … et on pourra découvrir quelque jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprits.On peut, d’ailleurs, discuter si Sainte-Beuve a rempli fidèlement son programme ; s’il ne s’est pas plus souvent soucié, comme l’on dit, de suivre sa pointe et de satisfaire son goût pour l’indiscrétion que de travailler à l’histoire naturelle des esprits. Mais enfin, dans l’ensemble, il a heureusement caractérisé une œuvre dont les défaillances d’exécution ne sauraient nous empêcher de reconnaître la grandeur et la nouveauté. Unique dans notre langue, la collection des Causeries du Lundi l’est également dans l’histoire de la critique. Avec un seul mot, Sainte-Beuve a déplacé les bases de la critique : il en a renouvelé les méthodes en leur donnant l’exemple de s’inspirer désormais de celles de l’histoire naturelle ; — et j’ajoute qu’en en renouvelant les méthodes et en en déplaçant la base, cependant il en a maintenu l’objet. C’est, en effet, par là que je veux terminer, en marquant d’un trait bien précis ce qui distingue ; ce qui sépare les Nouveaux Lundis des Causeries du Lundi, et en traçant la limite où Sainte-Beuve a voulu s’arrêter, car il y a deux ou trois points sur lesquels il n’a jamais cédé ; et, comme vous l’allez voir, l’importance en est capitale. En premier lieu, ce que Sainte-Beuve n’a jamais admis, ou plutôt, s’il l’avait admis pendant un temps, ce que l’auteur des Nouveaux Lundis n’a plus voulu concéder, c’est que la critique se réduisît à n’être que l’expression des jugements ou des goûts personnels du critique. Nous avons déjà touché ce point, et l’occasion se représentera pour nous d’y toucher plus d’une fois encore. Je me borne donc à vous faire observer aujourd’hui que si Sainte-Beuve avait persisté dans son ancien dilettantisme, et surtout dans son individualisme, il n’aurait pas pu proposer à la critique l’objet que nous venons de dire. Eh oui sans doute, nos opinions sont déterminées par nos goûts, qui le sont par notre nature, qui l’est elle-même par des conditions dont nous ne sommes pas les maîtres ! Seulement, l’objet de la critique, c’est de nous apprendre à nous élever au-dessus de nos goûts ; comme celui de la morale est de nous apprendre à nous élever au-dessus de nos instincts ou de nos intérêts ; et comme celui de la science est de nous apprendre en quelque manière à sortir de notre humanité pour la considérer et pour l’étudier du dehors. Mais peu de gens, dit-on, y parviennent ! Peu de gens aussi parviennent à la vertu ; et, comme il y a beaucoup de fort honnêtes gens qui ne sont point proprement vertueux, il y aura donc beaucoup d’amateurs et peu de critiques ; ce qui me semble d’ailleurs assez clairement résulter de la revue que nous venons de passer. Mais en second lieu, ce que Sainte-Beuve n’a jamais admis non plus, c’est que, dans la critique des œuvres littéraires, on fît abstraction du point de vue littéraire, et que, traitant, je suppose, les tragédies de Racine ou les comédies de Molière comme de purs documents sur les mœurs, l’esprit et la société du xviie siècle, on fit abstraction, en parlant de l’École des femmes et d’Andromaque, de l’espèce de plaisir qu’elles sont faites pour nous procurer ; — et encore bien moins de la personne ou de l’individualité de Molière et de Racine. Et, en effet, remarquons-le bien, s’il s’était laissé faire sur ce point ; s’il avait consenti qu’en étudiant Molière ou Racine on oubliât ce qui fait qu’ils sont Racine et non Pradon, Molière et non pas Poisson ou Montfleury ; s’il avait souffert qu’en les expliquant on les rapportât tout entiers à d’autres causes qu’eux-mêmes, il aurait trop évidemment et trop scandaleusement renié ce qui me semble avoir fait, sous les variations de ses jugements, l’unité et la continuité de sa méthode : je veux dire la recherche de ce qu’il y a dans tout artiste ou tout écrivain digne de ce nom de différent de tous les autres, et d’unique en son genre. La contradiction eût été trop flagrante. Aussi, je le répète, n’a-t-il eu garde d’y tomber. Et, quant à permettre, d’un autre côté, que, dans une œuvre d’art, on n’oubliât ou on ne négligeât de considérer que l’art même, il était pour cela trop artiste ; il se souvenait trop d’avoir à son heure été Joseph Delorme et Savoir écrit Volupté. Voici d’ailleurs, sur l’un et l’autre point, comme il s’est expliqué dans les Nouveaux Lundis, à l’occasion de l’Histoire de la Littérature anglaise, de M. Taine, qui venait de paraître : A propos de Boileau, puis-je donc accepter ce jugement étrange d’un homme d’esprit, cette opinion méprisante que M. Taine, en la citant, .prend à son compte, et ne craint pas d’endosser en passant : « Il y a deux sortes de vers dans Boileau : les plus nombreux qui semblent d’un bon élève de troisième, les moins nombreux qui semblent d’un bon élève de rhétorique » ? L’homme d’esprit qui parle ainsi ne sent pas Boileau poète, et, j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poète en tant que poète. Je conçois qu’on ne mette pas toute la poésie dans le métier ; mais je ne conçois pas du tout que, quand il s’agit d’un art, on ne tienne nul compte de l’art lui-même, et qu’on déprécie à ce point les parfaits ouvriers qui y excellent. Supprimez d’un seul coup toute la poésie en vers, ce sera plus expéditif ; sinon parlez avec estime de ceux qui en ont possédé les secrets. Vous rapprocherez ce qu’il dit ici de Boileau de ce qu’il en avait dit dans son Port-Royal, où il a mis sa véritable opinion sur l’auteur des Satires. Et il disait encore, dans le même article :
Lorsqu’on dit et qu’on répète que la littérature est l’expression de la société, il convient de ne l’entendre qu’avec bien des précautions et des réserves. L’esprit humain, dites-vous, coule avec les événements comme un fleuve ? Je répondrai oui et non. Mais je dirai hardiment non en ce sens qu’à la différence d’un fleuve, l’esprit humain n’est point composé d’une quantité de gouttes semblables. Il y a distinction de qualité dans bien des gouttes. En un mot, il n’y avait qu’une âme au xviie siècle pour faire la Princesse de Clèves : autrement il en serait sorti des quantités. Et, en général, il n’est qu’une âme, une forme particulière d’esprit pour faire tel ou tel chef-d’œuvre. Quand il s’agit de témoins historiques, je conçois des équivalents ; je n’en connais pas en matière de goût. Supposez un grand talent de moins, supposez le monde ou mieux le miroir magique d’un seul vrai poète brisé dans son berceau à sa naissance, il ne s’en rencontrera plus jamais un autre qui soit exactement le même ni qui en tienne lieu. Il n’y a de chaque vrai poète qu’un exemplaire. Je prends un autre exemple de cette spécialité unique du talent. Paul et Virginie porte certainement des traces de son époque : mais si Paul et Virginie n’avait pas été fait, on pourrait soutenir par toutes sortes de raisonnements spécieux et plausibles qu’il était impossible à un livre de cette qualité virginale de naître dans la corruption du xviiie siècle : Bernardin de Saint-Pierre seul l’a pu faire. C’est qu’il n’y a rien, je le répète, de plus imprévu que le talent, et il ne serait pas le talent, s’il n’était imprévu, s’il n’était un seul entre plusieurs, un seul entre tous.Je ne discute point l’opinion de Sainte-Beuve : je l’expose ; et, comme je vous le disais tout à l’heure, dans l’application des méthodes naturelles à la critique, vous voyez ici précisément où il a voulu s’arrêter. Mais il faut sans doute que les idées, une fois lancées, aillent au bout de leur course, et, le dernier pas, que Sainte-Beuve n’avait pas voulu faire, il était inévitable qu’un plus audacieux le fît. C’est M. Taine que je veux dire, et c’est de son œuvre que je vous parlerai dans notre prochaine conférence. Il convient toutefois, avant que d’en parler, de mentionner aujourd’hui deux hommes dont l’influence a très inégalement, mais très certainement aidé le progrès des idées de M. Taine lui-même : M. Edmond Scherer et M. Ernest Renan. Théologien et théologien protestant, philosopher et homme politique, n’ayant d’ailleurs jamais écrit que des articles de Revues et de journaux, dont le caractère fragmentaire ne permet pas de saisir aisément l’unité de son œuvre, je dirais volontiers qu’Edmond Scherer s’est donné pour tâche d’entretenir les communications de la pensée française avec les littératures étrangères. Nul n’a mieux connu l’Allemagne et l’Angleterre : l’Angleterre de Wordsworth et celle de George Eliot, l’Allemagne de Strauss et celle de Hegel. Si vous voulez l’apprécier à sa véritable valeur, je vous recommande particulièrement, dans ses Études d’histoire religieuse, un essai sur Hegel et l’Hégélianisme, qui fut, en ce temps là, dans le silence du second Empire, ce qu’on appelait encore alors un événement littéraire. Il n’y a plus aujourd’hui d’événement littéraire. Quelle est d’ailleurs sa part précise dans l’évolution de la critique, c’est ce que je ne saurais vous dire avec exactitude ; je sais seulement qu’elle ne laisse pas d’avoir été réelle, sinon considérable ; et, en vous déléguant le soin de la mieux définir quelque jour, je ne pouvais me dispenser de vous la signaler. Pour M. Ernest Renan, si vous vous en rapportiez à la façon dont on parle aujourd’hui de lui, vous croiriez qu’elle n’a consisté qu’à exagérer ce qu’il s’insinue toujours de nécessairement relatif dans nos opinions les plus décidées et dans nos jugements les plus absolus. Ce serait une erreur, dont je n’ai pas le temps de rechercher avec vous l’origine, ni comment elle s’est répandue ; mais ce serait une erreur. En réalité, des ouvrages comme l’Histoire comparée des langues sémitiques, ou des articles comme ceux qu’il a consacrés à l’islamisme, aux Religion de l’Antiquité, au Bouddhisme, à la Poésie des Races celtiques, ont contribué singulièrement à nous faire voir dans cette notion de race, dont je vous parlais au commencement de cette leçon, l’élément irréductible entre tous, celui qui sépare l’humanité en familles tranchées, le dernier terme enfin de l’analyse littéraire, philologique, linguistique et psychologique, au-delà duquel il n’y a plus rien qu’incertitude et mystère. Selon son expression, et pour autant qu’il ne s’est pas absorbé tout entier dans l’Histoire d’Israël ou dans celle des Origines du christianisme, la critique a été pour M. Renan l’art de « rendre une voix aux races qui ne sont plus » ; et, jusque dans l’étude particulière des individus, c’est à peine eux qu’il a cherchés, mais bien plutôt les traits de la race dont ils furent les représentants. Ce n’est pas là, vous le voyez, du scepticisme ou du dilettantisme, puisque, au contraire, nous le disions tout à l’heure à propos d’Augustin Thierry, qui fut justement l’un des guides et des maîtres de M. Renan, c’est donner ou vouloir donner à la critique, en en mettant le fondement dans la linguistique et dans l’anthropologie, la certitude et la solidité de la science. Un autre service, presque plus considérable, ç’a été d’accroître et d’élargir l’horizon critique des données de l’orientalisme. Schopenhauer, dans son grand ouvrage, a quelque part écrit que le xixe siècle ne devrait guère moins un jour à la connaissance du vieux monde oriental que le xvie siècle, ou généralement l’esprit de la Renaissance, à la découverte ou à la révélation de l’antiquité gréco-romaine ! L’avenir nous dira s’il exagérait. Mais, en attendant, si vous considérez que la science des religions, par exemple, est sortie tout entière des travaux relatifs au bouddhisme, avant lesquels elle manquait de base, parce qu’elle manquait de terme de comparaison, vous ne méconnaîtrez pas qu’il a vu juste, en somme, et qu’il ne s’est pas entièrement trompé. Grâce à son talent d’écrivain, c’est M. Renan, c’est l’auteur des travaux que je vous rappelais à l’instant même qui a fait passer dans l’usage commun de la critique générale, si je puis ainsi dire, les-acquisitions réalisées par un Eugène Burnouf, l’un encore de ses maîtres, et l’un des vraiment grands esprits de ce siècle. Par là, c’est un monde nouveau qu’il nous a ouvert ; et quoique n’ayant pas fait lui-même profession de critique — au sens du moins où nous sommes convenus de restreindre le mot, — par là aussi vous pouvez mesurer la grandeur du service rendu ; et par là enfin, quoique ses travaux spéciaux nous échappent, M. Renan doit avoir sa place dans l’histoire ou plutôt dans l’évolution contemporaine.
7 décembre 1889.
Les naturalistes ont remarqué que les divers organes d’un animal dépendent les uns des autres, que, par exemple, les dents, l’estomac, les pieds, les instincts et beaucoup d’autres données varient ensemble suivant une liaison fixe, si bien que l’une d’elles, transformée, entraîne dans le reste une transformation correspondante. De même les historiens peuvent remarquer que les diverses aptitudes et inclinations d’un individu, d’une race, d’une époque sont attachées les unes aux autres, de telle façon que l’altération d’une de ces données observée dans un individu voisin, dans un groupe rapproché, dans une époque précédente ou suivante, détermine en eux une altération proportionnée de tout le système. — Les naturalistes ont constaté que le développement exagéré d’un organe dans un animal, comme le kanguroo ou la chauve-souris, amenait l’appauvrissement ou la réduction des organes correspondants. Pareillement les historiens peuvent constater que le développement extraordinaire d’une faculté, comme l’aptitude morale dans les races germaniques ou la faculté métaphysique et religieuse chez les Indous, amène chez les mêmes races l’affaiblissement des facultés inverses. — Les naturalistes ont prouvé que, parmi les caractères d’un groupe animal ou végétal, les uns sont subordonnés, variables, parfois affaiblis, quelquefois absents ; les autres, au contraire, comme la structure en couches concentriques dans une plante, ou l’organisation autour d’une chaîne de vertèbres, dans un animal, sont prépondérants et déterminent tout le plan de son économie. De la même façon, les historiens peuvent prouver que, parmi les caractères d’un groupe ou d’un individu humain, les uns sont subordonnés et accessoires, les autres, comme la présence prépondérante des images ou des idées, ou bien encore l’aptitude plus ou moins grande aux conceptions plus ou moins générales, sont dominateurs, et fixent d’avance la direction de sa vie ou de ses intentions…Mais il est inutile de poursuivre davantage, et vous le voyez dès à présent : M. Taine, prenant au pied de la lettre cette expression d’histoire naturelle des esprits, qui n’était pas pour Sainte-Beuve beaucoup plus qu’une métaphore, M. Taine y voit la définition de l’objet même de la critique, de son objet actuel ; il la réalise ; il l’objective, si je puis ainsi dire ; et il se propose d’en tirer les conséquences presque infinies qui s’y trouvent effectivement contenues :
La méthode moderne que je tâche de suivre, dit-il encore ailleurs, … consiste à considérer les œuvres humaines en particulier comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractères et chercher les causes, rien de plus. Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne ; elle constate et elle explique… Elle fait comme la botanique, qui étudie avec un intérêt égal, tantôt l’oranger et tantôt le sapin, tantôt le laurier et tantôt le bouleau : elle est, elle-même, une sorte de botanique appliquée, non aux plantes, mais aux œuvres humaines.Ce qu’il y a d’ailleurs de légitime ou d’excessif dans cette comparaison, et si l’on peut ainsi traiter les « œuvres humaines » comme on fait les « plantes » ou les « animaux », c’est ce que nous aurons plus tard à examiner nous-mêmes. Sainte-Beuve là-dessus faisait au nom de la liberté les réserves que vous avez vues l’autre jour. Je tâcherai de vous montrer qu’indépendamment de toute hypothèse sur le libre arbitre — et au contraire jusque sous la loi du plus rigoureux déterminisme, — il y a, dans l’œuvre de l’homme, au moins un élément que cette comparaison y néglige. Nous verrons aussi, dans un instant, que M. Taine, d’un autre côté, n’a pas pu s’en tenir à cette indifférence entière, et que sa critique, en dépit d’elle, a souvent « proscrit » et souvent « pardonné ». Mais, pour le moment, ce qui nous importe ici, c’est de bien saisir la direction que les Essais de critique et d’histoire, ou les belles leçons sur la Nature de l’œuvre d’art, indiquaient aux esprits. Après l’histoire, et après la psychologie/c’était la science, toutes les sciences ensemble, pour ainsi dire, qui s’introduisaient dans la critique ; et, de littéraire qu’elle demeurait encore chez l’auteur des Causeries du Lundi, la critique tendait devenir proprement scientifique. Dans quelle mesure y a-t-elle réussi ? Posons d’abord le principe. De même donc que toutes les parties d’un organisme vivant sont entre elles dans un rapport de corrélation ou de connexion nécessaire, ainsi, toutes les parties d’une œuvre, ou d’un homme, ou d’une époque, ou d’une civilisation, ou d’un peuple donné, forment ensemble un système lié, c’est-à-dire dont aucune partie ne saurait varier sans entraîner, dans sa variation même, une variation correspondante de tous les autres. C’est ce que M. Taine a lui-même appelé la loi des dépendances mutuelles, et, parmi les preuves qu’on peut donner de sa réalité, nous n’avons qu’à choisir. Regardez donc autour de vous, ou, peut-être, prenez-vous vous-même pour exemple. Si vous aimez passionnément la musique de Wagner, le Parsifal ou la Walkure, je n’ai pas besoin que vous m’en disiez davantage, et vous devez aimer, vous aimerez ou vous aimerez la peinture de M. Puvis de Chavannes ou celle de M. Gustave Moreau, vous aimerez les préraphaélites, et non seulement Pérugin ou Ghirlandajo, mais les Mantegna et les Botticelli. Vous préférerez également Lucas Cranach à Albert Dürer lui-même, et Memling ou les Van Eyck à Rubens. Pareillement, en littérature, l’éducation classique vous pourra bien retenir sur la pente, mais, au fond du cœur, vous inclinerez vers les symbolistes, et vous oserez à peine le dire, mais vous saurez un jour par cœur les « vers » inégaux de M. Paul Verlaine ou les « proses » de M. Stéphane Mallarmé. Tout cela se tient ou se commande ; tout cela n’a pas même besoin, pour être solidaire, de s’engendrer l’un de l’autre. Si vous aimez une certaine littérature, vous préférerez une certaine musique, avant de l’avoir entendue, d’en avoir entendue même aucune ; et voilà un exemple du « système » que nos goûts peuvent former entre eux. En voici un des connexions qui rattachent ensemble toutes les parties d’une même civilisation, à un moment donné de son histoire, et que peut-être vous rappellerez-vous que je vous ai déjà mis sous les yeux. La formation de la société précieuse au commencement du xviie siècle, le développement du jansénisme et la réforme de Port-Royal, la philosophie cartésienne et le Discours de la méthode, la fondation de l’Académie française et la politique de Richelieu, les tragédies de Racine et les Oraisons funèbres de Bossuet, quoi encore ? les jardins de Le Nôtre et une ordonnance de Colbert sur la procédure, autant d’actions, comme dit M. Taine, d’un « homme idéal et général » que nous pouvons appeler l’homme du xviie siècle, et autant d’exemplaires d’une même organisation ou composition d’esprit. Et non seulement tout cela se tient, mais ne semble-t-il pas que tout cela se tienne presque nécessairement ? et la preuve, c’est que de chacun de ces faits nous ne pouvons avoir une intelligence entière, qu’à la condition de connaître les autres, et la nature précise du rapport qu’ils soutiennent avec lui. Et voici un exemple enfin de ces liaisons qui joignent, par-delà les frontières nationales et à travers le temps, jusqu’aux époques successives d’un même âge de l’histoire. Si l’on retrouve, en effet, tout le moyen âge politique et poétique dans la Divine Comédie de Dante, si vous en retrouvez toute la religion dans une cathédrale gothique, et s’il est vrai, si l’on peut dire que la Somme de saint Thomas d’Aquin en résume toute la science et toute la philosophie, ne peut-on pas dire aussi qu’il n’y a rien qui ressemble plus que la Somme de saint Thomas à une cathédrale gothique, si ce n’est .précisément la Divine Comédie de Dante ? Ou plutôt, il n’importe que ces trois monuments d’une pensée commune ne soient pas de la même date, et ils demeurent comme le témoignage de je ne-sais quoi de plus général qui planerait en quelque sorte au-dessus du temps. Le moyen âge y respire encore tout entier. Si nous n’en avions hérité rien d’autre ni de plus, c’en serait assez pour nous permettre de le reconstituer. Et qui sait ? avec un peu d’audace et un peu de bonheur surtout, si, n’ayant conservé que la Somme et la Divine Comédie, nous n’y retrouverions pas l’épure ou l’idée de la cathédrale ? Malheureusement, ce qui est plus difficile que de constater l’existence de ces connexions, et d’en établir la réalité sur autant d’exemples que l’on voudra, c’est d’en prouver la nécessité, sans laquelle, pourtant, n’y ayant que rencontre ou coïncidence, vous entendez bien qu’il n’y a pas de « science » au sens propre du mot. Quelque étroite que soit la relation de la tragédie de Racine ou de l’éloquence de Bossuet avec les autres parties de la civilisation du xviie siècle, on ne peut pas démontrer qu’elle soit nécessaire, puisque aussi bien, l’une et l’autre, elles sont contemporaines de l’éloquence de Bourdaloue, par exemple, et de la tragédie de Thomas Corneille, qui ne leur ressemblent guère. Mais je vais plus loin, et je dis que l’on démontrerait beaucoup plus aisément le contraire. En effet, si ce qu’il y a de plus caractéristique de l’éloquence de Bossuet, c’est la présence de Bossuet lui-même dans son discours ; et si, comme Sainte-Beuve nous le faisait observer l’autre jour, ce qu’il y a d’unique dans la tragédie de Racine, c’est ce que tout autre que Racine eût été incapable d’y mettre, qu’est-ce à dire, sinon que la relation dont on cherche à déterminer la nature » étant toute personnelle, est essentiellement contingente ? Il y a donc bien des « dépendances » ; et j’accorde que les œuvres de la littérature et de l’art, soient « conditionnées » par elles ; mais, dès à présent, je ne puis m’empêcher d’observer que, bien plus que des autres parties de la civilisation, Andromaque et Iphigénie, ou l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre dépendent, sinon du hasard, tout au moins de l’apparition de Bossuet ou de Racine ? Et si l’on dit que cette apparition même est conditionnée par des « lois », comme le reste, alors je réponds qu’on équivoque sur le mot de « loi » ; le propre de la loi consistant, si je ne me trompe, en ce qu’elle nous permet, ou de « prévoir » ou de « pouvoir ». Je ne sache pas que l’on ait trouvé jusqu’ici le moyen de faire naître à volonté des Bossuets ou des Racines, ni qu’on puisse calculer quand il en paraîtra. Tout ce que l’on peut faire — et c’est ce qu’a fait M. Taine, — c’est donc uniquement, dans les parties d’une même civilisation ou parmi les caractères d’un même individu, de distinguer le principal d’avec l’accessoire, l’important d’avec ce qui l’est moins, et le caractère essentiel ou dominateur d’avec les caractères secondaires. Vous savez ce que c’est, dans le langage de l’histoire naturelle, qu’un caractère essentiel, et M. Taine lui-même nous le rappelait il n’y a qu’un instant. C’est un caractère dont la variation entraîne de soi celle de tous les autres, et, conséquemment, dont la présence détermine ou règle toute seule la constitution de l’animal entier. Si, par exemple, la nature du système dentaire du lion le destine à se nourrir de proie vivante et le système dentaire du cheval à se repaître d’herbe, la différence du système dentaire, entraînant celle de la nourriture, entraîne aussi celle de l’appareil digestif, qui entraîne celle de l’appareil musculaire, qui entraîne celle du système respiratoire, qui entraîne celle de l’appareil de la circulation, de telle sorte que le cheval et le lion nous apparaissent comme essentiellement différenciés l’un de l’autre par la nature de leur système dentaire. On dit alors que la nature du système dentaire est un caractère essentiel ou dominateur ; et c’est effectivement ce qu’exprime la classification quand elle range le lion parmi les carnassiers, et le cheval parmi les herbivores. Je vous renvoie d’ailleurs, pour de plus amples détails — dont vous ne sauriez être trop curieux, — au livre d’Agassiz sur l’Espèce et la Classification, ou encore et surtout à celui que Milne-Edwards a jadis donné sous le titre d’Introduction à la Zoologie générale. Vous y apprendrez bien des choses, et celle-ci notamment, qui a son prix, qu’il s’en faut de beaucoup, qu’en zoologie même, le caractère essentiel ou dominateur ait l’importance absolue qu’on lui a quelquefois attribuée. C’est au surplus ce que je vous montrerais — sans avoir besoin d’invoquer pour cela l’autorité des zoologistes, — si seulement nous considérions la définition qu’on propose du caractère essentiel. En tant que définis par leurs caractères essentiels, ne prouverait-on pas, en effet, que le tigre est un lion, ou que le cheval est un âne ? Ce qui revient à dire que ce qui les distingue l’un de l’autre, c’est justement ceux de leurs caractères que la zoologie n’appelle pas essentiels. Le tigre et le lion sont des vertébrés, sont des mammifères, sont des carnassiers, sont des félins ; et pareillement l’âne et le cheval sont des équidés, sont des herbivores, sont des mammifères, sont des vertébrés. Le caractère dominateur, qui les différencie comme représentants de leur famille ou de leur classe, lie les différencie déjà qu’à peine comme représentants de leur genre ou de leur espèce. A plus forte raison, ne peut-on pas dire qu’il les individualise. Semblablement, et pour rentrer dans le plein de notre sujet, en tant qu’un drame ou qu’un roman expriment et traduisent l’esprit général de leur temps, c’est précisément en cela qu’ils ne sont pas seuls de leur espèce, uniques et inimitables, qu’ils sont le Grand Cyrus au lieu de la Princesse de Clèves, Astrate ou Bellérophon au lieu de Britannicus ou d’Athalie. C’est également en cela qu’ils sont presque anonymes… Mais comme c’est encore une question que nous retrouverons, je passe, et je viens à la manière dont M. Taine a essayé de déterminer ce caractère essentiel. Il a donc reconnu les données élémentaires de la psychologie générale, et, sous l’influence de la race, du milieu et du moment, il s’est proposé d’étudier les variations qu’elles subissaient ; par suite, les positions successives qu’elles prenaient, si je puis ainsi dire, les formes nouvelles qu’elles affectaient, les combinaisons imprévues qu’elles constituaient. Rappelez-vous là-dessus qu’il suffit, pour défrayer la diversité des combinaisons de la chimie organique, de trois ou quatre corps, pas davantage, unis ou combinés dans des proportions différentes. Rappelez-vous également que nous avons, tous tant que nous sommes, un front, un nez, deux yeux, une bouche, disposés d’une manière respectivement analogue, et que cela suffit pourtant à composer l’infinie dissemblance des visages humains. Entia non multiplicanda sunt præter necessitatem, disait la, philosophie scolastique ; et je traduirais volontiers l’aphorisme en disant que le nombre n’est pas la condition de la complexité.
Ce qu’on appelle la race — nous dit M. Taine dans son Histoire de la littérature anglaise, — ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l’homme apporte avec lui à la lumière et qui ordinairement sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et dans la structure du corps… Il y a naturellement des variétés d’hommes, comme des variétés de taureaux et de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et aux inventions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus particulièrement à certaines œuvres, et approvisionnées plus richement de certains instincts, comme on voit des races de chiens douées, les unes pour la course, les autres pour le combat, les autres pour la chasse, les autres enfin pour la garde des maisons ou des troupeaux.C’est ainsi qu’un Anglais diffère d’un Français, ou, pour mieux dire encore — et ne pas brouiller des choses qui doivent demeurer distinctes, — c’est ainsi qu’un Anglo-Saxon, remué de Normand, diffère d’un Gallo-Romain, croisé de Germain. Ils n’ont ni le même tempérament, ni la même nature physique, ni les mêmes aptitudes originelles d’esprit : Voltaire n’eût pas pu naître à. Londres, ni Shakespeare à la Perté-Milon. A plus forte raison, les Aryens diffèrent-ils des Sémites, les Védas de la Bible ou du Coran, et Valmiki, l’auteur présumé du Ramayana, d’Isaïe ou de Jérémie. La capacité métaphysique, l’aptitude aux grandes synthèses, extraordinaire chez les Aryens de l’Inde, jusqu’à en être morbide, est faible, ou pour mieux dire, elle est nulle chez les Sémites. Et la différence enfin devient aussi grande qu’il se puisse, l’opposition aussi profonde, l’impossibilité de s’entendre et de communiquer aussi radicale, quand on compare l’homme jaune à l’homme blanc, le Chinois, par exemple, au Sémite lui-même ou à l’Aryen, Confucius avec Mahomet, et Lao-Tseu avec Çakya-Mouni. Si l’on dit vrai, si l’on ne se méprend pas sur la nature de ces différences, c’est ce qu’il nous faudra bientôt examiner. Je crois au moins qu’on exagère ; et, dès aujourd’hui, faites attention que l’inaptitude métaphysique des Espagnols ou des Portugais, par exemple, étant ou du moins paraissant aussi radicale dans l’histoire que celle des Sémites eux-mêmes, s’il y a pourtant un métaphysicien au monde qui soit digne de son nom, c’est ce Sémite portugais qui s’appelait Spinosa. Pareillement, si vous cherchez dans vos lectures une impression de surprise, d’étonnement, d’étrangeté, lisez les Védas ou lisez le Bhagavata-Pourana, qui sont cependant des poèmes aryens ; mais si vous voulez vous retrouver, au contraire, en pays de connaissance et pour ainsi dire en famille, lisez les odelettes ou les chansons de Thou-Fou et de Li-taï-pé, qui sont pourtant bien des Chinois authentiques. Et lorsque l’on nous dit enfin que Shakespeare n’eût pas pu naître en France, pourquoi faut-il, qu’en ce moment même, oh soit en train d’essayer de prouver en Angleterre que l’auteur du Roi Lear et d’Hamlet est un Celte ? L’influence du milieu, plus facile d’ailleurs à saisir, me paraît plus considérable aussi que celle de la race. Nous en avons dit quelques mots tout au début de ces leçons. Le milieu, comme son nom l’indique, c’est l’ensemble des circonstances environnantes, capables au besoin, et même assez communément, de modifier la race même. Nous subissons l’influence du milieu politique ou historique, nous subissons l’influence du milieu social, nous subissons aussi l’influence du milieu physique. Mais il ne faut pas oublier que si nous la subissons, nous pouvons pourtant aussi lui résister ; et vous savez sans doute qu’il y en a de mémorables exemples. Celui de la peinture hollandaise n’est pas le moins éloquent, qui s’est développée, avec ses scènes d’intérieur, dans le temps même que la Hollande ne savait pas si le soleil du lendemain se lèverait sur son indépendance ou sur sa servitude. Si l’on songe à ce que l’histoire du xviie siècle hollandais contient d’événements — dit à ce propos Eugène Fromentin, dans ses Maîtres d’autrefois, —-à la gravité des faits militaires, à l’énergie de ce peuple de soldats et de matelots, à ce qu’il souffrit ; si l’on imagine le spectacle que le pays pouvait offrir en ces temps terribles, on est tout surpris de voir la peinture se désintéresser à ce point de ce qui était la vie même du peuple. On se bat à l’étranger, sur terre et sur mer, sur les frontières et jusqu’au cœur du pays : à l’intérieur on se déchire, Barneveldt est décapité en 1619, les frères de Witt sont massacrés en 1672… La guerre est en permanence avec l’Espagne, avec l’Angleterre, avec Louis XIV… La guerre de la Succession d’Espagne s’ouvre avec le nouveau siècle, et l’on peut dire que tous les peintres de la grande et pacifique école dont je vous entretiens sont morts sans avoir cessé presque un seul jour d’entendre le canon. Ce qu’ils faisaient pendant ce temps-là, leurs œuvres nous l’apprennent. Leurs portraitistes peignaient leurs grands hommes de guerre, leurs princes, … eux-mêmes ou leurs amis. Les paysagistes habitaient les champs, rêvant, dessinant des animaux, copiant des cabanes, … peignant des arbres, des canaux et des ciels… Les autres ne sortaient guère de leur atelier que pour fureter autour des tavernes, rôder autour des lieux galants, en étudier les mœurs… Et c’est qu’en effet, si nous subissons l’influence du milieu, un pouvoir que nous avons aussi, c’est de ne pas nous laisser faire, ou, pour dire encore quelque chose de plus, c’est de conformer, c’est d’adapter le milieu lui-même à nos propres convenances. Tous les naturalistes aujourd’hui sont d’accord en ce point ; et, sans doute, ils ne nient point l’influence du milieu ; mais ils sont très éloignés de lui donner, même en zoologie, l’importance qu’elle semble avoir dans la doctrine de M. Taine. La doctrine de l’évolution, dont on pourrait presque dire, comme vous le verrez, que les conclusions ont annulé l’influence de la race, ne nie pas sans doute, comme nous le verrons aussi, l’influence du milieu, mais il faut convenir qu’elle l’a singulièrement réduite. En revanche, tout ce qu’elle enlevait à l’influence du milieu, mais surtout de la race, nous pouvons dire, il faut dire qu’elle le donnait ou qu’elle le rendait à l’influence du moment.
Outre l’influence de l’impulsion permanente et du milieu donné — nous dit à ce propos M. Taine, — il y a la vitesse acquise. Quand le caractère national et les circonstances environnantes opèrent, ils n’opèrent point sur une table rase, mais sur une table où des empreintes sont déjà marquées. Selon qu’on prend la table à un moment ou à un autre, l’empreinte est différente, et cela suffit pour que le total soit différent. Considérez, par exemple, deux moments d’une littérature ou d’un art, la tragédie française sous Corneille et sous Voltaire, le théâtre grec sous Eschyle et sous Euripide, la poésie latine sous Lucrèce et sous Claudien, la peinture italienne sous Vinci et sous Le Guide… Il en est ici d’un peuple comme d’une plante, la même sève, sous la même température et sous le même sol, produit, aux degrés de son élaboration successive, des formations différentes, bourgeons, fleurs, fruits, semences, en telle façon que la suivante a toujours pour condition la précédente, et naît de sa mort.C’est ce qu’avaient dit, avant M. Taine, Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, et même Boileau, vous l’avez vu, dans sa Lettre à M. Perrault, mais ils ne l’avaient pas si bien dit, et surtout ils n’en avaient pas si bien vu les conséquences. Avec le moment, en effet, et rien qu’avec le moment, tout ce qu’il y a, dans l’œuvre littéraire, de réellement explicable par les causes générales, je me chargerais de l’expliquer. Voulez-vous savoir la vraie cause, si je puis ainsi dire, de la tragédie de Voltaire ? Cherchez-la d’abord dans l’individualité de Voltaire, et surtout dans la nécessité qui pesait sur lui, tout en suivant les traces de Racine et de Quinault, de faire pourtant autre chose qu’eux. Et quant au drame romantique, le drame de Dumas et d’Hugo, j’oserais dire que sa définition est contenue tout entière dans la définition de la tragédie de Voltaire, dont il n’est que la contradiction. Le romantisme au théâtre n’a pas voulu faire ceci ou cela ; il a voulu faire le contraire du classicisme, — et, pour le dire en passant, c’est la principale raison de son avortement. Bien loin donc ici que nous reprochions à M. Taine d’avoir trop donné à l’influence du moment, nous lui donnerons, vous le verrez, bien davantage encore, et nous essayerons d’établir qu’en littérature comme en art — après l’influence de l’individu, — la grande action qui opère, c’est celle des œuvres sur les œuvres. Ou nous voulons rivaliser, dans leur genre, avec ceux qui nous ont précédés ; et voilà comment se perpétuent les procédés, comment se fondent les écoles, comment s’imposent les traditions : ou nous prétendons faire autrement qu’ils n’ont fait ; et voilà comment l’évolution s’oppose à la tradition, comment les écoles se renouvellent, et comment les procédés se transforment, M. Taine en serait lui-même un exemple, au besoin. S’il n’avait pas été précédé de Sainte-Beuve, Sainte-Beuve de Villemain et Villemain de Mme de Staël et de Chateaubriand, soyez-en sûr, il n’aurait écrit ni les Essais de critique et d’histoire, ni l’Histoire de la littérature anglaise, ni la Philosophie de l’art. Et ne me dites pas qu’ayant vécu dans un autre temps, il a donc vécu dans un autre milieu, mais dites-moi qu’il a vécu dans un autre moment. Félicitez-vous-en d’ailleurs, vous qui vivrez à votre tour dans un autre, et qui, comme il l’est lui-même à ses prédécesseurs, lui serez ainsi redevables d’avoir exprimé pour vous celles mêmes de ses idées que vous croirez devoir contredire et combattre. Cependant la méthode n’est pas achevée, et il reste maintenant à conclure. Effectivement, on peut bien dire, en termes généraux, après et avec M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, que « comme on n’étudie la coquille que pour connaître l’animal, de la même façon, nous n’étudions les œuvres que pour connaître les hommes » ; mais on ne peut pas longtemps en soutenir la gageure. Car en premier lieu, quand nous lisons un poème ou un roman, L’lliade ou Gil Blas notre première observation n’est pas du tout, comme le dit M. Taine, que « ce poème ou ce roman ne se sont pas faits tout seuls » ; elle est pour nous intéresser à ce qu’ils nous font connaître de nous-mêmes, et, si vous le voulez, à ce qu’ils nous apprennent sur les contemporains de Lesage ou d’Homère. Mais, la curiosité qui nous vienne la dernière, c’est celle de savoir comment Job avait le nez fait et si Valmiki fut heureux en ménage. Il y a trop de « romantisme » encore dans cette façon d’entendre la critique. En second lieu, quand cela serait vrai, quand nous ne nous préoccuperions que du poète ou du romancier dans son œuvre, et de lui seulement, il nous faudrait encore, pour le reconnaître, commencer par le distinguer lui-même de tous les romanciers ses confrères ou de tous les poètes ses prédécesseurs. Ce n’est pas le rapport de l’animal avec sa coquille qui intéresse le naturaliste, ou du moins, ce qui l’intéresse bien davantage, c’est le rapport de la coquille et de l’animal, avec un autre animal et une autre coquille ; et c’est, par conséquent, de leur assigner leur véritable place à tous deux dans la série des coquilles et des animaux. D’où il suit, en troisième lieu, puisque les œuvres sont, par hypothèse ou par définition, le témoignage des hommes, qu’il en faut donc arriver à la classification des œuvres ; et pour les classer il faut les comparer ; et pour les comparer il faut commencer par les juger. C’est ce que M. Taine lui-même n’a pas pu se défendre de faire. Il a « proscrit » et il a « pardonné », pour me servir des expressions que vous l’entendiez prononcer tout à l’heure ; et, après avoir un peu bien dédaigneusement traité ceux qui « pardonnaient » et ceux qui « proscrivaient », nul, à ma connaissance, depuis quinze ou vingt ans, n’a « proscrit » ou « pardonné » davantage. C’est que nous avons beau faire, nous pouvons bien méconnaître la nature des choses, et la nier au besoin-mais nous ne pouvons pas la détruire. L’ancienne esthétique ou l’ancienne critique « donnait d’abord la définition du beau », nous dit quelque part M. Taine ; et, partant de là, « elle absolvait, condamnait, admonestait et guidait ». Mais tout le tort qu’elle avait, vous l’avez vu — et je pense qu’il est assez considérable, — c’était de commencer par la fin, et de poser en principe une définition du beau que son objet même est de rechercher. Les définitions sont le terme de la science, elles n’en sont point le début. Mais qu’elles en demeurent l’objet, c’est de quoi M. Taine a dû s’apercevoir quand, chargé d’enseigner l’esthétique à l’école des Beaux-Arts, il s’est aperçu que la sculpture grecque, la peinture hollandaise et la peinture italienne avaient un autre intérêt, plus profond et plus actuel, que de refléter pour nous l’état d’âme d’un contemporain de Barneveldt, de Léon X ou de Périclès. Lui aussi, il a bien fallu qu’il donnât sa « définition du beau » ; il a bien fallu qu’il cherchât un principe de distinction et de classification des œuvres ; il a bien fallu qu’il sent enfin un criterium — si j’ose, en parlant de lui, me servir de cette expression, — et comme il est, d’ailleurs, le plus consciencieux des hommes, il en a pris son parti ; et il s’en est fait un, dans ses leçons sur l’Idéal dans l’art. Tous y trouverez le complément de son esthétique, et pour ainsi parler, le couronnement de son système, puisque depuis lors, vous le savez, il s’est détourné de la critique pour s’appliquer uniquement à l’histoire. Ce qu’il avait dit du caractère essentiel ou dominateur lui procurait un premier moyen de mesurer la valeur relative des œuvres de la littérature et de l’art.
A la surface de l’homme sont des mœurs, des idées, un genre d’esprit qui durent trois ou quatre ans : ce sont ceux de la mode et du moment. Un voyageur qui est allé en Amérique ou en Chine ne retrouve plus le même Paris qu’il avait quitté. Il se sent provincial et dépaysé… Les variations de la toilette mesurent les variations de ce genre d’esprit : de tous les caractères de l’homme c’est le plus superficiel et le moins stable… Au-dessous s’étend une couche de caractères un peu plus solides : elle dure vingt, trente, quarante ans, environ une demi-période historique. Nous venons d’en voir finir une, celle qui eut son centre aux alentours de 1830… Nous arrivons aux couches du troisième ordre, celles-ci très vastes et très complètes. Les caractères qui les composent durent pendant une période historique complète, comme le moyen âge, la Renaissance ou l’époque classique… Mais un peuple, dans le cours de sa longue vie, traverse plusieurs renouvellements et pourtant il reste lui-même, non seulement par la continuité des générations qui le composent, mais encore par la persistance du caractère qui le fonde. En cela consiste la couche primitive : par-dessous les puissantes assises que les périodes historiques emportent, plonge et s’étend une assise plus puissante que les périodes historiques n’emportent pas… Si vous cherchiez plus bas, vous trouveriez des fondements plus profonds par-dessous les caractères de peuples sont les caractères de races… Enfin, au plus bas étage, se trouvent les caractères propres à toute race supérieure et capable de civilisation spontanée… A cette échelle des valeurs morales, correspond, échelon par échelon, l’échelle des valeurs littéraires.Je le veux bien, quoique d’une part, comme je vous l’ai fait observer, le caractère essentiel ou dominateur ne le soit peut-être pas plus en littérature ou en art qu’en histoire naturelle ; et quoique, d’autre part, cet appareil scientifique nous ramène à ce qu’il y a de plus classique, si je puis ainsi dire, dans le classicisme. La valeur d’une œuvre littéraire est proportionnelle au degré de permanence ou de généralité des caractères qu’elle exprime, voilà ce que veut dire M. Taine ; et, pour en aboutir là, ce n’était peut-être pas la peine de tant médire de l’ancienne esthétique, si Boileau, nous l’avons vu, quand il célébrait le pouvoir de la raison, n’entendait pas autre chose. Il est vrai que M. Taine y aboutit par des chemins tout nouveaux ; et que, ce qui n’était fondé jusqu’alors que sur un pressentiment juste, mais arbitraire, il le fonde, comme vous le voyez, sur l’analogie scientifique, N’en demandons pas davantage, et — sauf à discuter au besoin l’application du principe — retenons-en l’énonciation. Pouvons-nous également retenir ce qu’ajoute M. Taine, que, pour déterminer la valeur de l’art, il faut, après le degré d’importance du caractère, en considérer le degré de bienfaisance ? « Toutes choses égales d’ailleurs, l’œuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l’œuvre qui exprime un caractère malfaisant. Deux œuvres étant données, si toutes deux mettent en scène, avec le même talent d’exécution, des forces naturelles de la même grandeur, celle qui représente un héros vaut mieux que celle qui représente un pleutre. » Je voudrais en être plus sûr, et conformément à ce principe, je serais heureux, avec M. Taine, de voir renaître l’ancienne hiérarchie des genres. Mais, en vérité, lorsque passant à l’application, je vois les « Esther et les Agnès de Dickens » mises au-dessus de la Cléopâtre ou de la lady Macbeth de Shakespeare » Grandison et la Mare au Diable proclamés supérieurs à la Cousine Bette ou à Don Quichotte — et pourquoi pas aussi la comédie de Molière mise au-dessous de celle de Marivaux ? — alors, je l’avoue, je commence d’entrer en défiance, et je crains que le criterium ne soit à la fois insuffisant et douteux ; je crains même qu’il ne devienne aisément dangereux. Dangereux, je suis obligé, pour aujourd’hui, de me contenter de vous le dire, car si je voulais vous montrer qu’il l’est, c’est la question même de la Moralité dans l’art qu’il me faudrait approfondir, — et je ne puis le faire incidemment. Mais il suffit qu’il favorise la confusion de la morale et de l’art, qui ne sont point, certes, contradictoires ; qui, peut-être, ne sauraient se passer l’un de l’autre ; mais qui pourtant ne sont pas la même chose. En réglant la « classification des valeurs littéraires » sur la « classification des valeurs morales » on court le risque de mettre très haut dans l’échelle des valeurs, une œuvre qui, comme Grandison, est aussi mortellement ennuyeuse qu’elle est vertueuse. On court le risque également de classer trop bas des œuvres qui, comme l’École des Femmes ou Tartuffe, roulant sur la dérision des ridicules ou des vices de l’humanité, ne sauraient jamais avoir le degré de « bienfaisance » d’une berquinade ou d’une bergerie ; — et cependant vous savez si les tartuffe sont rares, Vous voyez la difficulté. Et je ne sais d’ailleurs si nous en trouverons nous-mêmes une solution, mais en attendant, c’est assez que vous ayez vu que le criterium tiré du degré de bienfaisance du caractère peut être dangereux, et qu’en le qualifiant de ce nom, je n’ai point parlé au hasard. Mais ce que je crois que je puis dire avec plus d’assurance encore, c’est qu’il a contre lui d’être insuffisant et douteux. Sous prétexte, par exemple, que « la volonté est une puissance, et, considérée en soi, qu’elle est un bien » mettrons-nous Rodogune au-dessus de Phèdre ; et, généralement, attribuerons-nous au théâtre de Corneille une valeur supérieure à celui de Racine ? L’hésitation est au moins permise. Et si le déploiement de la volonté qui s’exerce est l’âme de l’action dramatique, tandis qu’au contraire le propre du roman est de nous la montrer dominée ou vaincue par les circonstances, faudra-t-il donc en tirer cette conclusion que, d’une manière générale, et en soi, la forme dramatique est supérieure à la romanesque ? Je ne le pense pas, ou du moins, de quelque manière qu’on tranchera la question, ce sera pour d’autres raisons, tirées d’ailleurs que de la « bienfaisance du caractère » que les œuvres manifestent ? Le principe de la distinction des genres ou de la classification des œuvres est situé plus profondément. Et certes, comme vous le verrez, je suis très éloigné de nier le pouvoir de la sympathie dans l’art, mais je l’entends d’une autre manière, assez différente, moins morale et plus esthétique. Il est vrai qu’à ces deux principes, M. Taine en ajoute un troisième, qu’il appelle le degré de convergence des effets, et qu’il définit en ces termes :
Il faut encore que, dans l’œuvre d’art, les caractères dont nous avons reconnu la valeur deviennent aussi dominateurs qu’il se pourra. C’est ainsi seulement qu’ils recevront leur éclat et leur relief ; de cette façon seulement ils seront plus visibles que dans la nature. Pour cela, il faut évidemment que toutes les parties de l’œuvre d’art contribuent à les manifester. Aucun élément ne doit rester inactif ou tirer l’attention d’un autre côté : ce serait une force employée à contresens. En d’autres termes, dans un tableau, une statue, un poème, un édifice, une symphonie, tous les effets doivent être convergents. Le degré de cette convergence marque la place de l’œuvre, et vous allez voir une troisième échelle se dresser à côté des deux premières pour mesurer la valeur des œuvres d’art.Cela veut dire, si je l’entends bien — car il me semble qu’ici M. Taine est moins clair que d’habitude, — cela veut dire que, pour qu’une œuvre atteigne la perfection de son genre, il faut que l’on y trouve, premièrement, le caractère dominateur et notable dont elle est l’expression, simplement et fortement conçu ; en second lieu, tous les moyens propres à en manifester l’importance ; troisièmement et enfin, une forme, ou un style, ou une valeur d’exécution capable de les éterniser. Soit, par exemple, une madone de Raphaël ou une tragédie de Racine, la Madone de Saint-Sixte ou la Vierge de Foligno, Andromaque ou Britannicus. Ce qui en fait la valeur, ce qui les met à un degré éminent dans l’histoire de l’art, c’est le style, c’est l’arabesque heureuse de la composition dans la Madone de Saint-Sixte, et c’en est la savante ingéniosité dans Andromaque ; c’est le choix des formes et des Expressions dans la toile de Raphaël — je voudrais pouvoir dire, c’est le choix aussi des couleurs, — et c’est celui des mots et l’élégance achevée des contours dans la tragédie de Racine ; c’est l’effet total de perfection dans la mesure qui se dégage du tableau, et de dignité dans la passion qui résulte du drame. Mais, cet effet lui-même, il a pour conditions préalables, et pour fondements cachés, le choix et la méditation des moyens les plus propres à le produire. Vous en comprendrez le prix si vous comparez à cet égard l’Andromaque de Racine au Pertharite de Corneille, dont on veut que Racine, se soit inspiré ; ou encore si vous comparez les Vierges de Raphaël à celles de Mignard. Et comme enfin ce que la Madone du peintre et l’Andromaque du poète expriment ou manifestent avec un éclat et surtout une justesse unique, c’est l’un des caractères à la fois les plus « importants » et les « plus bienfaisants » qu’il y ait — puisque c’est l’amour maternel, — nous pourrons dire et nous dirons avec raison qu’elles sont belles l’une et l’autre parce que la convergence des effets, toujours si rare, n’a jamais été plus complète. Telle est, je crois, dans son ensemble, la doctrine de M. Taine, et chemin faisant, je pense en avoir suffisamment indiqué les points douteux ou faibles pour qu’il soit inutile d’y revenir en terminant ; D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, si je n’accepte point toutes les idées de M. Taine, c’est une partie de l’objet de ce cours que de vous en donner les raisons. Sur toutes ces questions, nous aurons bientôt à revenir, et nous les prendrons au point où M. Taine les a laissées. J’aime donc mieux insister sur quelques-unes des conclusions qui se dégagent de la critique de M. Taine lui-même, et qui mesurent, pour ainsi parler, le rapport qui subsiste toujours entre la critique ancienne et la nouvelle, puisque le sens commun et le langage courant, qui ne s’y trompent guère, continuent de les désigner toujours sous le même nom. Il semble donc, quoi que l’on fasse — et encore une fois l’évolution des idées de M. Taine en est la preuve, — il semble qu’on ne puisse pas traiter la littérature ou l’art comme des documents, et qu’on doive tôt ou tard, après en avoir proclamé la relativité, y réintroduire la notion de l’absolu, sous le nom de beauté. S’il se peut que la littérature ou l’art soient l’expression de la société, ce n’est pas là leur objet ; ou du moins ils en ont un autre ; et, comme la société même ou comme la religion, ils ont en eux-mêmes leur raison d’être. Phidias n’a point sculpté les frises du Parthénon, Michel-Ange n’a point peint les voûtes de la Sixtine, Shakespeare n’a point écrit Macbeth ou le Roi Lear, pour qu’après de longues années la curiosité des érudits traitât leurs chefs-d’œuvre comme un document d’archives, et s’enquît par leur intermédiaire de la psychologie de l’homme de la Renaissance ou du Grec d’il y a deux mille ans. Que si d’ailleurs nous ne pouvons dire nous-même quel est l’objet de l’art, nous pouvons dire au moins ce qu’il n’est pas ; et certes, il y a longtemps que les poètes auraient cessé d’écrire, et les peintres de peindre, s’ils ne s’étaient proposé rien de plus ni d’autre que de traduire l’état d’âme de leurs contemporains, ou s’ils s’étaient aperçus qu’on limitait leur fonction sociale à celle de scribe ou de greffier de l’esprit de leur temps. La réalisation de la beauté, voilà où ils ont tendu ; et quiconque prétend les juger sur ses tendances à lui, plutôt que sur les leurs, je ne sais pas ce qu’il fait, mais ce n’est pas de la critique. Car — vous l’avez également vu par l’exemple de M. Taine — il faut juger et il faut classer, en dépit qu’on en ait, et il l’avoue lui-même :
Dans le monde imaginaire comme dans le monde réel, il y a des rangs divers parce qu’il y a des valeurs diverses. Le public et les connaisseurs assignent les uns et estiment les autres. Nous n’avons pas fait autre chose depuis cinq ans, en parcourant les écoles de l’Italie, des Pays-Bas et de la Grèce, Nous avons toujours, et à chaque pas, porté des jugements. Sans le savoir nous avions en main un instrument de mesure. Les autres hommes sont comme nous, et en critique comme ailleurs il y a des vérités acquises. Chacun reconnaît aujourd’hui que certains poètes, comme Dante et Shakespeare, certains compositeurs, comme Mozart et Beethoven tiennent la première place dans leur art. On l’accorde à Goethe, parmi les écrivains de notre siècle ; parmi les Hollandais, à Rembrandt ; parmi les Vénitiens, à Titien. Trois artistes de la Renaissance italienne : Léonard de Vinci ; Michel-Ange et Raphaël, montent d’un consentement unanime au-dessus de tous les autres.Il serait difficile d’être plus explicite ; et je ne saurais trop m’étonner que l’on s’autorise de l’œuvre et du nom de M. Taine quand on soutient qu’indifférente à la beauté des œuvres, la critique n’aurait plus qu’à s’occuper de leur « signification ». C’est lui faire tort de la moitié de son œuvre, et, pour l’avoir de son côté, c’est commencer par en rayer la moitié de ce qu’il a pensé. Bien loin d’ailleurs qu’en essayant de conformer ses méthodes à celles de l’histoire naturelle la critique s’écarte de son objet, en tant qu’il est de classer, de juger et de comprendre — ou, pour parler plus exactement de comprendre d’abord, de juger ensuite et de classer enfin, — je crois que l’exemple de M. Taine nous prouve plutôt qu’elle s’en rapproche. Car, de classer, nous l’avons déjà dit plusieurs fois, il suffit d’entendre toute la portée du mot pour ne pas douter que la classification soit l’une des fins de l’histoire naturelle. Voyez encore là-dessus le livre d’Agassiz que je vous indiquais tout à l’heure, ou celui d’Hæckel, sur L’Histoire naturelle de la création. Mais pour ce qui est de juger, si les naturalistes font profession de s’en abstenir, et bornent, comme ils disent, leur ambition à « constater » on ne s’en douterait pas à lire leurs livres, et il faut dire alors qu’ils ont la constatation prodigieusement admirative. La nature, pour eux, est remplie de merveilles, et sur la diversité, sur l’ingéniosité, sur la singularité des moyens dont elle use pour réaliser ses plans ils ne tarissent pas d’exclamations et d’enthousiasme. « Il est intéressant de contempler un rivage luxuriant, tapissé de nombreuses plantes appartenant à de nombreuses espèces, abritant des oiseaux qui chantent dans les buissons, des insectes ailés qui voltigent çà et là, des vers qui rampent dans la terre humide, si l’on songe que ces formes si admirablement construites, si différemment conformées, et dépendantes les unes des autres d’une manière si complexe ont toutes été produites par des lois qui agissent autour de nous. » De qui croyez-vous que soit cet hymne aux lois de la nature ? de Bernardin de Saint-Pierre ? ou de Fénelon, peut-être ? Non ; mais bien de Darwin ; et il fait, s’il vous plaît, la conclusion du livre de l’Origine des espèces. Quand, au surplus, le naturaliste s’abstiendrait de juger et de mêler à l’observation des faits l’expression de la surprise, ou de l’étonnement, ou de la joie qu’il y trouve, qu’en résulterait-il ? que la critique et l’histoire naturelle sont deux ? qu’il y a dans l’homme quelque chose d’autre et de plus que dans l’animal ? et que la civilisation diffère enfin de la nature ? On ne prétend point le contraire ; et, pour ma part, je ne sache guère de vérité dont je sois plus fermement convaincu. Mais, comme la civilisation, si elle est en partie l’œuvre de la volonté, est en partie aussi l’œuvre de l’instinct ; comme les productions de l’homme, pour différer de celles de la nature, ne laissent pas pourtant d’avoir quelques traits de communs avec elles ; et comme enfin, quand elles sont détachées une fois de leur auteur, les œuvres vivent, d’une vie propre et indépendante, on dit seulement que la connaissance des lois de la nature ne saurait manquer de jeter une grande clarté sur l’intelligence des lois qui gouvernent le développement des œuvres de l’homme. Vous en avez vu quelques exemples aujourd’hui même ; nous en verrons d’autres et de plus nombreux par la suite ; et si l’honneur d’avoir indiqué l’assimilation appartient à Sainte-Beuve, c’est à M. Taine que l’on saura gré, dans l’avenir, d’en avoir démontré la justesse et la fécondité. Ce que je crains seulement, c’est qu’il ne nous ait rendu la tâche étrangement difficile. Autrefois, en effet, du temps encore de Sainte-Beuve, du temps de Villemain, et à plus forte raison du temps de Mme de Staël et de Chateaubriand, pour faire de la critique, il suffisait d’avoir l’esprit juste, du goût, l’usage du monde ; et au besoin quelque talent. On se laissait aller à sa pente « La critique souvent n’est pas une science, disait La Bruyère il y a deux cents ans, c’est un métier, où il faut plus de santé que d’esprit, plus de travail que de capacité, plus d’habitude que de génie. » M. Taine a changé tout cela. Pour faire aujourd’hui de la critique, il faudrait commencer par avoir fait le tour des idées ; et, passant non seulement ses frontières, mais aussi celles de son temps, il faudrait que le critique fût également informé de la littérature française et de la scandinave ; qu’il connût l’art chinois aussi bien que l’art italien ; qu’il eût une opinion raisonnée sur les origines du christianisme et sur celles du bouddhisme. Ce n’est pas tout encore. Ni les méthodes particulières des sciences, de l’histoire naturelle ou de la physiologie, de la chimie même, ni les moyens techniques des arts ne devraient lui être étrangers : car, comment parler de peinture, par exemple, ou de musique, si l’on n’est soi-même un peu peintre ou un peu musicien ? Et il faudrait aussi que « brisés et rompus à toutes les métamorphoses », comme disait Sainte-Beuve ; et capables ainsi, non seulement de tout comprendre, mais de tout sentir, de nous faire une âme grecque pour admirer le Parthénon, et une âme romaine pour jouir du Colisée, Italiens avec Dante, Anglais avec Shakespeare, Gaulois avec Molière, il faudrait que nous eussions encore le pouvoir de nous retirer, de nous abstraire de nos propres plaisirs pour en être tour à tour, ou l’un après l’autre, le sujet passionné et le juge impartial. N’y a-t-il pas, en effet, dans toutes les grandes œuvres de la littérature ou de l’art un je ne sais quoi qui ne se-révèle ou qui ne se donne qu’à la sympathie ? Mais il faudrait surtout nous connaître nous-mêmes, savoir ce qu’il s’insinue de nous, sans que nous le sachions d’ordinaire, dans nos impressions et dans nos jugements ; en quoi et combien ils diffèrent presque inévitablement de ce qu’ils sont chez les autres ou de ce qu’ils devraient être ; quelle est, en chaque cas enfin, la quantité dont il faut que nous les corrigions pour les réduire à la justesse et à la vérité. Puisqu’il y en a parmi nous qui sont insensibles, par exemple, à de certaines couleurs, ou du moins qui les prennent constamment l’une pour l’autre, il y en a sans doute aussi qui sont insensibles à de certaines qualités d’art, qui le seront toujours, qui devront donc le savoir, et qui devront compter eux-mêmes avec leur insensibilité… C’est beaucoup ; et, ainsi comprise, la critique passerait les forces d’un homme, ce qu’il faut éviter, de peur, comme l’a dit quelqu’un, que le jour qu’elle se tairait « le monde ne fût dévoré par la superstition et la crédulité en tout genre ». Les charlatans alors deviendraient les maîtres des hommes. Mais il faut tâcher pourtant de nous conformer à un mouvement qu’il serait aussi vain que présomptueux de vouloir enrayer ; et, du mieux que nous le pourrons, c’est ce que nous tâcherons de faire cette année. Pour cela, comme je vous l’ai dit, nous n’aurons qu’à prendre la critique au point où nous venons d’en amener l’histoire, — qui n’en est pas l’histoire, je le répète encore une fois, mais l’esquisse seulement, très rapide et très sommaire, de ce que pourrait être une telle histoire. Et dès la prochaine fois — puisque notre projet n’est autre que d’emprunter de Darwin et de Hæckel le secours que M. Taine a emprunté de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, — j’essayerai de vous résumer, dans ses origines, dans son développement, et dans sa diffusion, la doctrine de l’évolution.
10 décembre 1889.