I
l faut presque remonter à l’origine des
siecles pour découvrir celle du Roman. Le regne de la Fable n’est guere moins
ancien que celui de la Vérité, ou, pour mieux dire, cette seconde rivale fut
bientôt détrônée par la premiere. On se créa des Dieux ; on imagina des
Héros peu différents de ces Dieux mêmes. Les merveilles, mêlées de foiblesses,
ne coûtoient pas plus aux uns qu’aux autres. Les premiers Poetes furent donc, en
effet, les premiers Romanciers. Hésiode fit un Roman ; Homere en fit pour
le moins deux : ils décorerent leurs fictions des couleurs de la
Poésie : voilà ce qui les distingue de quelques autres Romanciers leurs
successeurs.
Il fallut toujours tromper un peu les hommes pour s’en faire écouter. La vérité
ressemble à ces personnes qu’on estime & qu’on néglige ; elle n’ose
guere se produire que sous les auspices de la fiction. De là, sans doute, le
merveilleux qui regne dans toutes les anciennes histoires. La fable y masque
sans cesse la vérité. On a même dit que la fameuse Cyropédie n’étoit qu’un
Roman ; mais, au moins, c’est un Roman plus moral que notre énorme
Artamene. On n’est pas trop sûr non plus que l’Historien d’Alexandre se soit
borné au simple rôle d’historien ; mais qu’importe ? il seroit
peut-être moins lu, s’il s’étoit piqué d’être plus véridique.
Quoi qu’il en soit, venons
aux Romans proprement dits, à ceux qui,
dans une narration plus ou moins longue, embrassent la peinture des passions
& des foiblesses humaines, développent les replis du cœur, épient ses
moindres mouvements, deviennent la peinture des pensées encore plus que celle
des actions, & rapprochent beaucoup mieux que l’histoire même le héros de
son lecteur. Les hommes en général se ressemblent par les foiblesses ;
leurs penchants sont à-peu-près les mêmes : ce n’est guere que la
différence de leur position qui rend leur conduite si différente.
Les exploits d’un conquérant peuvent occuper notre esprit, mais ils touchent très
peu notre ame. Ces événements sortent trop de la classe commune : on les
contemple comme ces phénomenes effrayants qui étonnent
d’abord les
regards, & qui les fatiguent le moment d’après. On jette un coup-d’œil sur
un fleuve qui vient de se déborder, & l’on se promene au bord du ruisseau
paisible.
Un retour sur nous-mêmes est toujours le grand mobile de l’intérêt que nous
prenons à la situation d’autrui.
C’est par cette raison que dans la tragédie un héros malheureux, pourvu qu’il ne
soit point trop coupable, est toujours sûr de nous intéresser. Alexandre,
vainqueur de tant de nations, nous attache moins que Darius précipité du trône.
Ce même Alexandre, dans la tragédie qui porte son nom, est lui-même éclipsé par
Porus son captif. Hé ! pourquoi ? c’est que le malheur de Porus le met
au niveau de tous ceux qu’il intéresse.
Voilà ce qui dut faire naître
d’assez bonne heure l’idée de
rapprocher, dans une narration suivie, un certain nombre d’événements & de
situations propres à intéresser le Lecteur. Telle fut, sans doute, l’origine de
ce que nous appellons aujourd’hui le Roman.
On ne voit pas toutefois que les Grecs & les Romains du beau siecle de Rome
& de la Grece aient connu ce genre ; au moins il n’en existe aucune
preuve. Nous n’avons pas tout ce qu’ils ont produit ; mais il seroit bien
qu’aucun lambeau romanesque n’eût échappé aux ravages du temps
& des incendies, qui ont respecté tant d’autres productions.
Les premiers Grecs furent trop barbares pour être galants & même amoureux.
Ils enlevoient des femmes, comme les corsaires enlevent des richesses, pour en
jouir. Briséis n’étoit que l’esclave d’Achille ; Achille
n’étoit que son maître. Il pleure moins de ce qu’elle lui est ravie, que de ce
qu’on a osé la lui ravir. Les amants de Pénélope ne sont que de vils parasites,
plus occupés du soin de vivre aux dépens d’Ulysse, que du soin de le
remplacer.
Si l’on passe à des temps postérieurs, on verra les Grecs devenir plus polis,
sans en devenir plus galants. On sait les précautions que prit Lycurgue pour
engager les Lacédémoniens à faire attention à leurs femmes. On parle aussi, il
est vrai, de l’ascendant que prirent ces femmes sur leurs maris ; mais
elles durent cet ascendant à leur adresse bien plus qu’à leur beauté. Nourries
dans l’intérieur de leur ville, occupées de soins peu laborieux, nées sans doute
avec cette
souplesse d’esprit qui semble avoir toujours été le
partage de leur sexe, elles avoient bien de l’avantage sur des hommes qui ne
savoient que se battre ou cultiver la terre. Tout peuple agreste &
belliqueux est facile à gouverner. C’est le coursier sauvage à qui l’on parvient
à mettre la selle sur le dos, en le flattant avec la main.
Les Athéniens, avec des mœurs plus douces que celles des Spartiates, se
montrerent moins dociles ; jamais leurs femmes ne les gouvernerent.
Elles-mêmes vivoient très retirées, ne se mêloient de rien, n’influoient sur
rien. L’usage les reléguoit au sein de leurs maisons ; mais ce n’étoit
point la jalousie qui avoit dicté cet usage, c’étoit la politique. Les citoyens
d’Athenes craignoient moins que leurs femmes n’intriguassent en amour
qu’en affaires. Ils étoient moins jaloux à titre de maris qu’à
titre de républicains. La galanterie étoit si rare parmi eux, qu’Alcibiade, né
galant, y parut comme un phénomene. L’histoire a daigné perpétuer le souvenir de
ses bonnes fortunes. Alcibiade, né dans Paris, n’eût fait qu’accroître le nombre
de nos Merveilleux.
On vit, cependant, certains Poetes Grecs consacrer à l’Amour quelques-uns de
leurs chants. Anacréon s’en avisa à soixante ans passés. Mais ses vers ne
chantent guere moins la débauche que l’amour ; Bathyle y est trop souvent
le rival de Lycoris. On sait aussi que Sapho ne chanta Phaon que très tard,
& on l’accuse d’avoir loué plus d’une fois l’amour à contre-sens.
Les premiers Romains, presque aussi austeres dans leurs
usages que
les anciens Spartiates, furent comme eux gouvernés par leurs femmes. La même
cause y contribua. A cela près, ces mêmes Romains ne regardoient leurs femmes
que comme une possession dont ils devoient compte à la République. C’étoit un
champ qu’ils n’acquéroient que dans l’intention de le rendre fertile ;
& lorsque l’âge du possesseur s’opposoit à ses intentions patriotiques, il
ne faisoit nulle difficulté de transmettre ses droits à quelque autre citoyen
plus propre que lui à remplir le vœu national.
Ce fut chez les Orientaux, que naquit le Roman, comme ils avoient vu naître la
fable. Esope, Lockman, Pilpai, ces trois inventeurs de l’Apologue, furent tous
trois Asiatiques. Ils mirent la morale en action, & choisirent communément
des animaux
pour acteurs. D’autres Moralistes, qui vinrent après, y
substituerent des hommes ; car il est à présumer que les premiers Romans
n’étoient que des fictions morales. Mais on sait combien les Orientaux furent
toujours enclins à l’amour ; ils ne tarderent point à faire de cette
passion la base de leurs écrits. Dès lors, entre autres productions de ce genre,
on vit éclore les fables milésiennes. Ces fables n’étoient autre chose que des
Romans très passionnés, souvent même très dissolus, & dont les mœurs des
Ioniens avoient fourni le canevas. Ils furent ensuite traduits par les Grecs. Ce
sont les premieres traces de Romans qu’on apperçoive chez cette nation. Elle ne
paroît même en avoir produit que depuis le regne d’Alexandre. Les conquêtes de
ce Prince rompirent la barriere qui
séparoit deux nations rivales,
les Perses & les Grecs. Les vainqueurs donnerent quelques loix aux vaincus,
& reçurent d’eux, en échange, quelques usages, quelques vices même, toujours
plus prompts à s’accréditer que les loix les mieux affermies.
Celles des Grecs ne l’étoient pas assez pour se maintenir longtemps chez les
Perses. La division de l’Empire suivit de près la mort d’Alexandre. La plupart
de ses Capitaines devinrent Souverains. Il ne resta aux Grecs de cette conquête
si brillante que le souvenir de l’avoir faite, & l’avantage de savoir écrire
des Romans.
Ils paroissent avoir cultivé avec soin cette nouvelle acquisition ; disons
même avec plus de soin que de succès. Ils négligeoient trop l’art & la
méthode. Ce ne fut qu’au bout de quelques siecles qu’on vit éclore un
Roman aussi régulier dans sa forme qu’intéressant par ses détails.
C’est celui de Théagene & Chariclée,
ouvrage d’Héliodore, Evêque de Tricca en Thessalie. On dit qu’il aima mieux
renoncer à son évêché qu’à son Roman. Cela voudroit dire qu’il estimoit moins un
évêché qu’un bon ouvrage ; & sans doute que le sacrifice d’un bon
ouvrage doit coûter à son auteur. On voit pourtant aujourd’hui certains
Ecclésiastiques se signaler par des sacrifices beaucoup plus grands ; ils
s’exposent à faire de mauvais ouvrages dans l’espérance d’obtenir une petite
chapelle.
Revenons aux Romanciers Grecs, ou du moins à ceux qui ont écrit dans cette
langue. On remarqua dans le temps, & l’on a reproduit parmi nous, le Roman
d’Ismene & Isménias, & celui de Daphnis & Chloé. Le
premier est communément attribué
à Eustathe, d’Homere ; le second à Longus, qu’on peut regarder
comme l’inventeur des Pastorales. Ces deux Romans ne valent point celui
d’Héliodore. Cependant ils ont été utiles à notre scene lyrique par le parti
ingénieux qu’a su en tirer un de nos plus agréables Poetes modernes*.
L’austérité Romaine, qui d’abord avoit semblé devoir proscrire de son sein le
genre des Romans, ne les en exclut pas pour toujours. On traduisit à Rome les
fables milésiennes presque en même temps qu’on les traduisoit dans la Grece. Les
Romains les portoient avec eux à la guerre, & le Général des Parthes qui
défit Crassus, trouva ces fables dans la malle du Général Romain.
On compte même parmi les Romanciers de cette capitale du monde,
beaucoup de ses principaux personnages : des Préteurs, des Pro-Consuls, des
Consuls, & même des Empereurs. Clodius Albinus, qui disputa l’empire contre
Sévere, & qui fut tué par lui, étoit l’auteur d’un Roman dont le vainqueur
fit la critique en plein Sénat.
J’ignore si l’ouvrage de Pétrone est un Roman, ou si c’est uniquement une Satyre.
Ce pourroit être une Sybaritide ; car les Sybarites avoient aussi, à
l’exemple des Milésiens, cultivé un genre de fables obscenes. Ce genre étoit
bien digne d’être né parmi eux, mais étoit-il bien digne qu’un Consul Romain le
fît renaître ? si pourtant le Pétrone en question fut jamais Consul.
Apulée, qui se disoit Philosophe, a prouvé par son Ane d’or,
qu’il méritoit le titre de Philosophe cynique. A cela près, cet
ouvrage a le mérite qui lui est propre. Il offre d’ailleurs quelques Episodes
intéressants. Tel est celui de Psyché, imité depuis &
embelli par notre ingénieux la Fontaine, qui embellit tout ce qu’il imite. C’est
ce même ouvrage que M. l’Abbé Aubert a mis agréablement en vers depuis quelques
années. On n’a point manqué de crier à l’attentat : mais ce n’est pas plus
attenter à la gloire de la Fontaine, qu’un bon Musicien qui mettroit en musique
les Cantates de Rousseau n’attenteroit à la gloire de ce Poete.
La décadence de l’Empire Romain & de l’Empire Grec entraîna celle des Romans,
comme la chûte d’un édifice cause la ruine des ornements légers qui
l’embellissoient. Les Barbares,
qui inonderent les différentes
provinces de l’Empire, y porterent leurs usages, leurs productions, leur génie.
Ils avoient, comme d’autres, leurs Poetes & leurs Romanciers qui se
croyoient Historiens. Les Arabes, qui, dans tous les temps, avoient cultivé la
Poésie & leur imagination, répandirent leurs productions romanesques dans
les contrées de l’Asie & de l’Afrique qu’ils avoient subjuguées. Ils les
porterent depuis en Espagne qu’ils subjuguerent également. C’est à eux que les
Espagnols furent, dit-on, redevables de l’art d’écrire des Romans. Ils firent un
prompt usage de cette découverte, & leur imagination, naturellement exaltée,
enfanta sur-tout un nombre prodigieux de Romans de chevalerie ; tels, entre
autres, que l’Amadis de Gaule, attribué par
quelques-uns à Sainte Thérese, Dom Bellianis, le Miroir de Chevalerie, Tirant le Blanc, & Palmerin d’Angleterre. Ce dernier passe pour être l’ouvrage d’un Roi
de Portugal, & l’on sait l’éloge que Michel Cervantes en fait faire par le
Curé & le Barbier du village de Dom Quichotte. Ce Michel Cervantes fit un
Roman admirable, dans la seule intention de se moquer de tous les autres. Il
fit, tout à la fois, preuve de beaucoup de jugement & de beaucoup de génie.
Ce livre eut deux sortes de succès également rares ; il corrigea l’abus que
l’Auteur avoit censuré, & ne trouva lui-même aucuns censeurs.
On a prétendu que nous tenions de l’Espagne l’invention des Romans, comme
elle-même la tenoit des Arabes. C’est peut-être une double erreur. On
pourroit soutenir, avec plus de vraisemblance, que l’Espagne nous
doit ses premiers Romans ; & l’on peut avancer avec certitude qu’on
faisoit des Romans parmi nous avant qu’aucun Espagnol eût encore essayé d’en
faire. Il seroit donc possible qu’elle nous dût le genre qu’on prétend que nous
lui devons. Au moins ne doit-on pas regarder comme copiste celui qui, vu la date
de son invention, a pu servir de modele.
C’est un avantage que ne nous dispute point l’Italie, elle qui eut toujours tant
de penchant à tout disputer. Un de ses Ecrivains les plus versés dans la
littérature ancienne & moderne, Giraldi, avoue que l’Italie est redevable
aux François & de sa poésie & de l’invention des Romans. Il paroît de
plus persuadé que l’Espagne leur doit les
mêmes découvertes. Ce
furent, en effet, nos Troubadours Provençaux qui instituerent le genre de poésie
perfectionné depuis eux, mais adopté chez la plupart de nos voisins. Leurs
fabliaux étoient des Romans en vers rimés, écrits en langue Romance, langue bien
défectueuse, & qui pourtant a produit la nôtre, comme la terre produit l’or,
& l’épine la rose.
Les Anglois eurent de très bonne heure des Chevaliers & des Romans de
chevalerie. Thélésin, qui vivoit sous le Roi Artus, & Melkin, qui vécut
quelque temps après, célébrerent tous deux les faits merveilleux de ce Monarque
& des Héros de la table ronde. Les Anglois n’eurent point de Michel
Cervantes qui corrigeât leurs Romanciers de ces inventions gigantesques ;
mais ceux-ci eurent le mérite
de se corriger eux-mêmes : ce
ne fut, il est vrai, qu’à l’aide du temps qui, à la longue, rectifie le goût
quand il ne le corrompt pas. Le Roman est peut-être aujourd’hui le genre de
littérature que les Anglois cultivent le plus avantageusement. Il est devenu
entre leurs mains une production utile, ingénieuse, souvent même une production
raisonnable. Paméla, Clarice, Grandisson, &c. sont des cours de morale
pratique à l’usage de tous les états : on y voit figurer des acteurs de
toute condition, c’est-à-dire que nul rang n’y est dédaigné ; motif
d’intérêt d’autant plus sûr qu’il rapproche du plus grand nombre des Lecteurs
les personnages qui doivent les intéresser. C’est un secret que nos Romanciers
François ignorerent, ou dédaignerent trop long-temps. Nous avions, il est
vrai, le Roman comique de Scaron, & le Roman Bourgeois de
Furetiere ; nous avions même le Gilblas de le Sage : mais tous ces
Romans peignoient des ridicules, sans attaquer les vices, sans même nous faire
bien appercevoir le danger de certaines passions, sans inspirer aucun sentiment
louable. On sait qu’un Roman ne doit pas être un sermon ; qu’il ne doit
rien présenter d’austere, ou du moins qu’il doit mettre à l’écart l’enveloppe de
l’austérité : mais le vase entouré de miel doit offrir au tempérament le
plus délicat un breuvage salutaire. S’il ne renferme que du miel, il pourra ne
faire qu’affadir celui qu’on prétendoit soulager.
Voilà l’heureux expédient dont se servent les bons Romanciers Anglois. Leurs
ouvrages sont traduits dans notre langue, &
chacun de nous a
pu les juger au moins d’après la traduction. Cependant, il faut l’avouer, il y
aura toujours entre l’original & la version la différence qui existe entre
le génie des deux langues, celui des deux auteurs, & même entre le caractere
des deux nations. Quelquefois la traduction n’atteint pas à l’original,
quelquefois elle le rectifie. C’est ce qui arrive sur-tout à l’égard du plan. Le
génie Anglois est un coursier fougueux, mais indompté : il franchit souvent
la carriere lorsqu’il ne faudroit que la fournir ; & s’il se retrouve
quelquefois au but, on ignore trop souvent par quelle route il y est arrivé.
Quoi qu’il en soit, les Anglois se croient inventeurs du Roman pour leur propre
compte. Ils le regardent comme un fruit né dans leur climat ; fruit d’abord
un peu sauvage, & que le temps & la culture ont
amélioré. Nous avons à cet égard les mêmes prétentions, & nous y joignons
une foule de titres qui les appuient. J’ai déja parlé de nos Troubadours
Provençaux : chaque province de France eut bientôt les siens. La science gaie (c’est ainsi qu’ils désignoient leur profession)
devint bientôt la seule qu’on pratiquât chez nos bons aïeux. Il en résulta une
foule de productions que le temps n’a pas toutes respectées, mais dont il existe
encore un bon nombre dans la poudre de nos grandes bibliotheques. C’est dans
cette poussiere, que Bocace a trouvé plus d’un diamant ; il a puisé la
plupart de ses nouvelles dans nos anciens fabliaux, qui étoient eux-mêmes des
especes de Romans en vers. Ainsi, lorsque la Fontaine a puisé à son tour chez
Bocace, il n’a fait que reprendre à l’Italie ce que celui-ci
avoit emprunté à la France.
Mais le plus ancien de nos Romans proprement dits paroît être celui qu’on
attribue à Turpin, Archevêque de Rheims & neveu de Charlemagne. Les faits de
ce Monarque n’y sont pas moins exagérés que ceux d’Hercule ne le furent par les
Grecs. Ce livre fut la source où puiserent, depuis, presque tous les anciens
Poetes ou Romanciers qui prirent Charlemagne pour leur héros. Là sont décrits
fort longuement les exploits sur-naturels des Roland, des Renaud, & de tant
d’autres fameux personnages dont l’histoire fait à peine mention. Ils furent
même célébrés par deux Princes, l’un fils du Roi de Frise, l’autre son proche
parent.
Le goût des Romans de
chevalerie se soutint & parut même
s’accroître durant plusieurs siecles. Le onzieme vit éclore, entre autres
productions de ce genre, Tristan, Lancelot du Lac, Artus, Merlin,
Perceval, Perceforêt, la déplorable histoire d’André de
France qui mourut par trop aimer celle qu’il n’avoit jamais vue,
&c. Il faut rapporter à-peu-près à ce même temps une partie des historiettes
qui composent ce qu’on nomme parmi nous la Bibliotheque bleue.
C’est un dépôt de l’esprit qui regnoit dans ces siecles reculés. Il est bon
toutefois d’observer que les Normands composerent quelques-uns de ces écrits,
tels, entre autres que Richard sans peur, & Robert le Diable. Ce Robert le Diable n’est autre chose que Robert
Courtecuisse, fils de Guillaume le Conquérant, le même qui fit la guerre à son
pere dans l’espérance de lui succéder avant qu’il mourût.
On sait quel rôle les Fées & les Enchanteurs jouoient dans tous les Romans de
Chevalerie. On les y souffroit d’autant plus volontiers, qu’on ne doutoit
presque pas de leur existence ; & lorsqu’on s’avisa d’en douter, on les
chercha encore dans les fictions, pour ne pas tout perdre à la fois.
Ce goût du merveilleux fut commun à presque toutes les nations ; toutes ont
eu leurs Magiciens, leurs Devins, leurs Oracles. Depuis on décora les premiers
du beau titre d’Enchanteurs, titre que le vulgaire a réduit par la suite à celui
de Sorcier. Quant à la Féerie, elle semble avoir pris naissance dans nos
climats. Nos Fées ont une physionomie différente de celle des Magiciennes de
l’antiquité. Celles-ci se ressembloient
à-peu-près toutes ;
leur pouvoir étoit le même, leur caractere également mauvais, & elles
n’usoient guere du premier que pour satisfaire le second. Au moins parmi nos
Fées en trouvoit-on de bienfaisantes. Si quelques-unes persécutent les amants,
d’autres les protegent. Circé & Médée, au contraire, n’agissoient que pour
elles-mêmes. Elles prodiguent les bienfaits à qui sait leur plaire ; elles
prodiguent les crimes pour se venger de qui les offense.
Il paroît même que les Fées ont toujours eu plus de crédit en France que les
Enchanteurs. Le vulgaire de certains cantons croit encore à l’existence de notre
Méluzine. On y montre des châteaux qu’elle a bâtis, & où elle daigne
reparoître de temps à autre sous différentes formes. Qui a pu établir si
exclusivement en France l’opinion de la Féerie ? Qui l’a
pu ? la même cause qui a fait éclore ailleurs tant d’autres opinions
ridicules. Nous avons cru aux Fées comme les Hongrois croient aux Vampires, sans
avoir jamais des deux parts vérifié le motif d’une telle croyance.
D’ailleurs la Féerie a pu nous être transmise par une espece de tradition. Les
femmes jouerent dans tous les temps un très grand rôle parmi nous. On sait quel
ascendant elles avoient sur nos bons aïeux les Gaulois & les Germains,
beaucoup plus galants que ceux qui les traitoient de barbares. Les Germains
croyoient qu’une jeune fille participoit encore à l’essence de la Divinité. Les
Gaulois avoient des Druidesses à qui les prodiges ne coûtoient rien : elles
prédisoient l’avenir, fomentoient &
dissipoient les orages,
excitoient & conjuroient les tempêtes. De graves Historiens nous attestent
ces faits, & il en faut souvent moins pour séduire la crédulité humaine.
On sait aussi qu’il y eut chez les Gaulois des demi-Déesses Forestieres, qui
communiquoient volontiers avec les humains, & qui avoient de fortes raisons
pour ne pas les fuir. On les nommoit les Meres ou les Lamies. Elles ne pouvoient acquérir l’immortalité qu’en cédant
aux desirs de quelque mortel. Toutes, vraisemblablement, y cédoient ou
n’épargnoient rien pour les faire naître. De ces Déesses communicatives nous
vinrent peut-être les Fées, qui passoient elles-mêmes pour n’être point trop
sauvages. Qui sait même s’il n’étoit pas de l’essence d’une Fées, comme de celle
des Lamies,
d’être foible au moins une fois. De là tous ces
amants enlevés & séquestrés. Le cas étoit pressant & le motif
excusable ; supposé toutefois qu’en aucun cas une Fée eût besoin
d’excuse.
Cette conjecture est appuyée du suffrage d’un Ecrivain aussi exact, aussi actif
dans ses recherches, qu’habile à les présenter sous un aspect intéressant. Voici
ce qu’on lit dans un de ses ouvrages, plein de découvertes utiles & de
réflexions piquantes. “A la fin de la premiere race, il y avoit encore plus du
tiers des François plongés dans les ténebres de l’idolâtrie. Ils croyoient qu’à
force de méditations, certaines filles Druidesses avoient pénétré dans les
secrets de la Nature ; que par le bien qu’elles avoient fait dans le monde
elles avoient mérité de ne point mourir ; qu’elles habitoient au
fond des puits, au bord des torrents, ou dans les cavernes ;
qu’elles avoient le pouvoir d’accorder aux hommes le don de se métamorphoser en
loups & en toutes sortes d’animaux, & que leur haine ou leur amitié
décidoit du bonheur ou du malheur des familles. A certains jours de l’année
& à la naissance de leurs enfants, ils avoient grande attention de dresser
une table dans une chambre écartée & de la couvrir de mets & de
bouteilles, avec trois couverts & de petits présents, afin d’engager les Meres (c’est ainsi qu’ils appelloient ces Puissances
subalternes) à les honorer de leur visite & à leur être favorables. Voilà
l’origine de nos Contes de Fées*.”
Voici sans doute celle de nos Romans de Chevalerie.
“Les possesseurs des châteaux qu’on avoit bâtis de tous côtés pour arrêter les
courses des Normands, devinrent dans la suite un fléau presque aussi funeste que
l’avoient été ces Pirates. Du haut de leurs forteresses, ils fondoient sur tout
ce qui paroissoit dans la plaine, rançonnoient les voyageurs, pilloient les
marchands, enlevoient les femmes si elles étoient jolies : on eût dit que
le brigandage, le rapt & le viol étoient devenus des droits de Seigneur*”. D’un autre côté, dit Mezerai,
quelques Gentils-hommes, nés généreux, s’engagerent par un pacte à courir les
provinces pour attaquer & détruire ces sortes d’oppresseurs.
C’est sur cela, ajoute-t-il, que les
Romanciers ont forgé leurs Chevaliers errants, & tant de Monstres &
de Géants.
“Les femmes & les filles, ajoute l’Auteur des Essais, n’étoient guere en
sureté en passant auprès des abbayes, & les moines soutenoient l’assaut
plutôt que de lâcher leur proie : s’ils se voyoient trop pressés, ils
apportoient sur la breche les reliques de quelques Saints : alors il
arrivoit presque toujours que les assaillants, saisis de respect, se retiroient
& n’osoient poursuivre leur vengeance. Voilà l’origine de ces enchanteurs,
de ces enchantements, & de ces châteaux enchantés dont il est tant parlé
dans ces mêmes Romanciers*.”
Du temps des anciens Gaulois
le Mont Saint Michel s’appelloit
Mont Bellen, parcequ’il étoit consacré à Bellenus, un des quatre grands Dieux
qu’adoroit cette nation. “Il y avoit sur ce Mont un college de neuf
Druidesses ; la plus ancienne rendoit des oracles ; elles vendoient
aussi aux Marins des fleches qui avoient la prétendue vertu de calmer les orages
en les faisant lancer dans la mer par un jeune homme de vingt-un ans qui n’avoit
point encore perdu sa virginité. Quand le vaisseau étoit arrivé à bon port, on
députoit ce jeune homme pour porter à ces Druidesses des présents plus ou moins
considérables ; une d’entre elles alloit se baigner avec lui dans la mer,
& recevoit ensuite les prémices de son adolescence, en l’initiant aux
plaisirs qu’il avoit jusqu’alors ignorés ; le
lendemain, en
s’en retournant, il s’attachoit sur les épaules autant de coquilles qu’il
s’étoit initié de fois pendant la nuit*.” Il ne manque ici qu’un palais, & nous aurons une idée
de la maniere dont Renaud occupoit son loisir auprès d’Armide. Les fleurs dont
il étoit couvert suppléoient, sans doute, aux coquilles.
Venons à un Roman où la Féerie n’entre pour rien, & qui réunit assez
complettement la vraisemblance physique & morale. Je parle de l’Astrée. On vit alors de simples Bergers prendre la place des Paladins,
substituer au ton gigantesque le ton du sentiment, aux événements incroyables,
des incidents naturels. On cessa d’être émerveillé, mais on se trouva ému ;
& l’on sentit enfin que le moyen
d’intéresser le cœur étoit de
ne point trop vouloir étonner l’esprit. L’imagination brille dans ce
Roman ; mais elle se promene sans s’égarer. Si l’on trouve quelque langueur
dans l’expression des sentiments, il faut se rappeller que les Héros de ce livre
sont des personnages paisibles qui ont souvent occasion de se dire les mêmes
choses, & qui croient ne se les être jamais assez dites. On trouvera, sans
doute, aussi l’ouvrage un peu trop long ; mais il faut avouer que de tous
les longs Romans, c’est celui dont l’étendue se fait le moins appercevoir.
J’aurois dû placer avant cette derniere production un autre Roman d’un genre très
opposé, & qui lui est antérieur. C’est le Pantagruel de
Rabelais. Il est aussi merveilleux par le fond, que tous les Romans qui
l’avoient
précédé ; mais il offre un ton d’ingénuité, des
traits de critique, & même des traits de génie, que nul d’entre eux ne
présente. Il paroît même faire la critique de tous ses aînés. C’est du moins ce
qui semble être entré dans le plan de l’Auteur, supposé qu’on puisse entrevoir
aucun plan dans son ouvrage.
Ce n’est pas sans effort, que le bon goût parvient à s’établir. Le mauvais goût
ressemble à ces plantes parasites que le cultivateur ne cesse d’arracher, &
qui ne cessent de revenir sans avoir besoin de culture. On ne choisit plus pour
Héros de Romans des Paladins ; mais nos Romanciers firent des Paladins de
tous leurs Héros. Le commencement du dernier siecle vit éclore ces énormes
collections d’aventures incroyables, & d’entretiens languissants, les Pharamonds, les
Cléopâtres,
les Clélies, les Artamenes, tant d’autres
qu’on accueillit alors & qu’on dédaigne aujourd’hui. C’étoient, quant à
l’ordonnance, des especes de Poemes épiques, surchargés d’épisodes ; &
quant aux détails, des descriptions exagérées, ou des conversations aussi
insipides que diffuses. Celles qui avoient si bien réussi dans l’Astrée
séduisirent les Auteurs de ces nouveaux Romans : ils firent parler Cyrus
& Horatius Coclès comme Céladon & Silvandre. Par là, ils rendirent très
ridicule ce qui avoit paru très agréable. Il faut pourtant avouer que
l’imagination brille dans presque tous ces ouvrages ; mais c’est presque
toujours aux dépens de la vraisemblance & du goût. L’héroïne ne résiste que
pour donner à l’auteur le temps de tout dire ; le Héros daigne se prêter à
ces
arrangements ; mais la constance du lecteur est à bout
long-temps avant que la sienne soit récompensée.
Scarron, qui eut l’art & le goût de tout travestir, dut peut-être à la
lecture de ces fictions faussement sublimes, l’idée de son Roman
Comique. Ses Héros sont bien pris dans la nature : il ne s’éloigne
en rien de la vraisemblance, & pour la premiere fois son style est plaisant
sans être burlesque. En un mot, supposé qu’il n’ait voulu que travestir, ce
n’est pas de son côté que se trouve la caricature.
Si le même esprit fit éclore le Roman Bourgeois, ce ne fut pas
tout-à-fait le même génie ; car, quoi qu’on en puisse dire, chaque genre a
le sien. L’ouvrage de Furetiere fut goûté dans son temps, & n’est point
encore méprisé dans le nôtre. On le met en
pendant avec le Roman
Comique ; mais c’est comme on y met certains tableaux, uniquement
parcequ’ils sont de la même forme au défaut d’être de la même main.
Zaïde & la Princesse de Cleves ramenerent
le Roman à son vrai ton ; supposé même que ce ton eût déja été pris dans
aucun Roman. C’est la vraisemblance d’action unie à des sentiments vrais ;
ce sont des caracteres pris dans la Nature, & une marche tracée avec art,
sans que l’art se fasse trop sentir. Les uns attribuent ces deux ouvrages à
Madame de la Fayette, les autres à Ségrais. Le célebre M. Huet, leur ami commun,
les attribue uniquement au dernier. Son opinion doit être d’un grand poids &
ne peut guere être combattue. Il est possible que des motifs particuliers aient
engagé Ségrais à
faire à Madame de la Fayette le sacrifice de ces
deux productions. En ce cas, il en aura usé comme ces amants trop généreux qui
se ruinent pour enrichir ce qu’ils aiment.
Le dernier siecle ne vit paroître aucun autre Roman de la force des deux
précédents, à moins qu’on ne place le Télémaque au nombre de
ces sortes d’ouvrages. Alors il faudroit lui assigner une classe à part. Quelle
autre production romanesque offrit jamais des détails aussi brillants joints à
des vues aussi profondes ? tant de douceur dans l’expression & tant de
force dans les idées ? Cet ouvrage semble n’avoir été fait que pour les
Princes, & l’art de l’auteur a su le rendre utile à tous les hommes. Il
peut, tout à la fois, les intéresser & les instruire.
On vit quelque temps après
paroître Séthos, autre
Roman politique ; mais on vit parfaitement aussi qu’il étoit d’un autre
auteur.
Les Romans de Madame Daunoi furent accueillis parcequ’elle sut y jetter de
l’intérêt ; à cela près, ils sont écrits d’un style un peu trop
languissant. On lit encore à vingt ans son Hippolyte, mais il
est difficile qu’à trente on puisse le lire.
Hamilton, dans les Memoires du Comte de Grammont, paroît
n’avoir écrit qu’un Roman. Il est vrai que le caractere de son Héros étoit par
lui-même très romanesque. Ces Mémoires, au surplus, doivent servir de modele
quant au style. Par-tout il est rapide, léger, saillant, pittoresque :
nulle entrave, nul embarras. Hamilton, quoiqu’étranger, manioit notre langue
avec une facilité bien rare jusqu’
alors. Il en devina le génie
dans son genre, comme Pascal & la Bruyere l’avoient deviné dans des genres
différents.
Un autre Ecrivain, non moins bel esprit que le précédent, mit dans ses
productions peut-être encore plus de véritable esprit. C’est l’ingénieux le
Sage. Son Diable Boiteux est un des meilleurs Vaudevilles en
prose qu’on ait jamais faits. Vivacité d’expression, tableaux raccourcis, mais
saillants, critique égayée par l’épigramme, portraits dont on croyoit pouvoir
faire l’application : tels furent les causes du singulier succès de ce
Roman. Il a depuis perdu l’à-propos, &, par la même raison, une partie de
ses lecteurs. C’est le sort de tout ce qui n’est que Vaudeville. Gilblas, dont l’objet est plus général, intéresse aujourd’hui plus
universellement. Il joint au mérite de
la narration celui d’une
morale assaisonnée, & d’un style qui dit beaucoup plus qu’il ne semble
dire : c’est un de ces écrits qu’on ne doit point lire trop rapidement. Ce
fut pourtant ce qui arriva. On lut un auteur qui donne beaucoup à penser, comme
on en lit tant d’autres qui disent fastidieusement tout ce qu’ils pensent. Dès
lors on ne lui rendit point assez de justice. La Fontaine eut long-temps le même
sort. L’écrivain qui charme d’abord la multitude est rarement un homme
supérieur. Il en est de ce dernier à-peu-près comme des Grands qui ne doivent
être jugés que par leurs Pairs.
Le Sage avoit très bien connu & le génie de sa langue & les différents
caracteres qui circulent dans la société. Vint un autre scrutateur qui parut
faire dans le cœur humain de nouvelles
découvertes. Il en
développa tous les replis, il en épia tous les mouvements. Il s’attacha moins à
décrire les sentiments connus, qu’à distinguer les nuances peu connues qui les
modifient. Ses perceptions sont quelquefois si subtiles que pour voir comme lui
il faut y regarder de bien près. Souvent même on est réduit à l’en croire sur sa
parole, tant les objets qu’il nous indique sont impalpables & déliés. M. de
Marivaux, enfin, eut une maniere de voir à lui, & une maniere d’écrire qui
répondoit à sa maniere de voir. On ne doit ni imiter son style, ni peut-être le
blâmer. C’étoit le sien. On sait que celui de chaque peintre ne se ressemble
pas. L’Albâne mettoit plus de petits détails dans ses tableaux que Michel-Ange
dans les siens, & tous deux ont rempli leur objet. M. de Marivaux a eu le
même avantage dans le Paysan parvenu & dans
Marianne. C’est dommage que le défaut de conclusion nous
empêche de juger s’il auroit aussi bien terminé le plan de ces deux
ouvrages.
L’Auteur des Egarements du cœur & de l’esprit nous laisse
les mêmes regrets. Au reste, il a prouvé par d’autres écrits, qu’un dénouement
ne l’embarrassoit pas. L’ouvrage dont nous parlons maintenant suffiroit seul
pour établir la réputation d’un Ecrivain. Le ton & les usages du grand
monde, les travers & les foiblesses du cœur humain, y sont décrits avec
cette sureté d’expression qui atteste la ressemblance des portraits. Les Lettres
de la Marquise de…. nous détaillent les effets d’une passion
très vive, & très vivement peinte. Celles d’une Duchesse à un
Duc sont d’un genre plus tempéré. On
demandera, peut-être,
pourquoi la Marquise est si foible dès le début de son Roman, & pourquoi la
Duchesse est si forte même en terminant le sien ? On répondra que l’Auteur
l’a voulu ainsi ; que ces sortes de contrastes ne sont point sans exemple,
& qu’un auteur de Romans est à l’abri du reproche lorsqu’il ne hasarde que
ce qui est possible. D’ailleurs M. de Crébillon a su encore se faire lire lors
même qu’il a choqué & voulu choquer toute vraisemblance.
Les Confessions du Comte de… par feu M. du Clos, de l’Académie
Françoise, furent contemporaines des Egarements du cœur & de
l’esprit. La maniere des deux Auteurs n’est pas la même. Celle de M. du
Clos est plus heurtée : il détaille moins que ne fait M. de Crébillon. Le
fond des deux ouvrages differe aussi à bien des
égards. On dit,
toutefois, que l’Auteur des Confessions enleva à celui des Egarements le seul dénouement qui convînt à son ouvrage. Ce ne
peut être que l’effet d’une rencontre ; mais elle est malheureuse pour
l’Ecrivain qu’on a prévenu.
La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie*.
A-peu-près dans le même temps, un autre Ecrivain donnoit à ses fictions &
plus d’étendue, & un aspect beaucoup plus grave. M. l’Abbé Prévost écrivoit
ses Romans à-peu-près comme on doit écrire l’histoire. Son style, quoiqu’en
général assez pur, n’a point cette couleur vive & fraîche qu’exigent les
ouvrages d’imagination. Le sombre de ses tableaux en fait presque l’intérêt. Son
imagination
lugubre épuise dans ses Romans tous les ressorts de la
Tragédie. Les poignards, les cavernes, les tombeaux, les bûchers, tout, jusqu’à
l’anthropophagie, sert d’aliment ou de base à ses fictions. Il tourmente ses
lecteurs à force de vouloir les intéresser. On peut, d’ailleurs, lui reprocher
des réflexions trop fréquentes, &, sur-tout, d’avoir plutôt l’air de
disserter que de réfléchir. Quoi qu’il en soit, il est assez rare que cet Auteur
ennuie, & c’est une assez bonne réponse à faire aux meilleures critiques. Sa
Manon Lescaut en est une encore plus efficace. On peut
dire qu’il a traité fort heureusement un sujet qu’il n’eût peut-être point fallu
traiter.
Il parut dans le même temps, & même quelque temps après, d’autres fictions
plus piquantes que scrupuleuses. Ce sont de ces peintures qui tiennent leur
place
dans les cabinets, mais qu’on a soin de couvrir d’un rideau.
Par là on les dérobe à certains regards ; mais on tire soi-même de temps à
autre le rideau qui les couvre.
L’Éditeur des Lettres Persanes veut qu’on les envisage comme un Roman. Ce n’est
pas, du moins, un Roman fort d’intrigue. Le grand mérite de cet ouvrage consiste
dans les fines observations de Ricca, & dans les profonds raisonnements
d’Usbec. On peut, sans doute, répondre aux raisonnements de l’un comme aux
observations de l’autre. Chaque Auteur a sa maniere de voir, & M. de
Montesquieu avoit la sienne, souvent même très systématique. Il a mis dans ses
Lettres Persanes le germe de presque tous ses autres écrits. Ce sont les cartons
d’un grand peintre, & j’ai vu quelques
amateurs qui préféroient
ces mêmes cartons à la grande machine.
Les Lettres Turques, par M. de Saint Foix, annoncent, comme tous ses autres
écrits, l’auteur qui sait bien écrire & bien voir. La politique de Nédim
Coggia est moins compliquée que celle d’Usbec ; mais ses vues ne sont pas
moins morales & n’en deviennent que plus utiles. D’ailleurs, on trouve dans
plusieurs des lettres de Rosalide cet intérêt du cœur qui, dans tous les cas,
facilite les leçons qu’on veut donner à l’esprit.
Un Auteur distingué* a su
entremêler à des écrits solides & sérieux quelques productions d’un genre
léger & agréable. Telles sont les Lettres d’Osman, le Palais du Silence, &c ; peintures fines &
enjouées d’une foule
de travers, qu’il est plus facile de bien
peindre que de corriger.
Le goût des Romans en forme de lettres ne tarda point à devenir général. On
distingua dans ce nombre les Lettres d’une Peruvienne, ouvrage
d’une Dame Françoise* qui
avoit cultivé avantageusement sa langue. On peut, cependant, reprocher à son
style un peu de langueur, d’afféterie, & de précieux ; mais il offre
aussi quelquefois le véritable langage du sentiment.
On ne me pardonneroit point d’oublier la Nouvelle Héloïse,
autre Roman écrit en forme de lettres. Cette nouvelle Héloïse n’a de commun avec
l’ancienne, que d’aimer comme elle son précepteur & d’en être aimée. On ne
décidera point laquelle des deux céda le plus promptement ; mais si
l’ancienne fit aussi peu de
résistance que la nouvelle, on peut
dire que ces deux Héroïnes furent d’assez bonne composition. Ce n’est pas, il
est vrai, choquer la vraisemblance physique ; mais la gradation morale
est-elle bien observée ? est-ce respecter suffisamment cette décence de
convention si facile à observer, au moins dans un Roman ? D’ailleurs
celui-ci affiche l’instruction. L’auteur le destine à l’édification des meres,
& il ajoute que toute fille est perdue si elle en lit seulement quatre
pages. Certainement la plupart l’auront lu tout entier. Que de filles
perdues ! Hé ! pourquoi les exposer à un péril aussi éminent ?
Qu’est-ce qu’un livre qu’une mere doit toujours tenir sous la clef, &
qu’elle ne peut lire sans s’y mettre elle-même ? Passons. Voilà Julie
séduite & bientôt après mariée : l’ancienne Héloïse ne
se maria point, quoique son amant fût perdu pour elle. Ce n’est pas
tout : l’époux de Julie est instruit d’avance de sa foiblesse. Il n’en
témoigne rien ni avant ni même long-temps après la conclusion. Il fait plus, il
reçoit dans sa maison cet ancien amant de sa femme ; il s’absente même
& les laisse tous deux exposés à des combats qui pouvoient finir par une
défaite. Heureusement l’épouse est plus forte que l’époux n’est prudent :
& Julie meurt tout à propos pour esquiver de nouvelles épreuves. Elle écrit,
ayant la mort dans le sein, une lettre fort longue à S. Preux pour lui apprendre
qu’elle l’a toujours aimé, qu’elle l’aime encore, qu’elle meurt en l’aimant. Qui
le croiroit ? c’est encore le mari de Julie qui fait parvenir cette lettre
à son rival. Un tel caractere est d’une
espece rare. Aussi l’Auteur
a-t-il été le puiser dans les glaces du Nord.
Avec tous ces défauts dans la texture, ce Roman est quelquefois un modele
d’expression ; mais c’est quand les deux amants parlent d’amour, &
malheureusement ils parlent bien souvent d’autre chose. De longues dissertations
viennent trop fréquemment intercepter l’intérêt. Toutes, cependant, auroient
leur prix si elles étoient moins déplacées. J’en excepte les plaisanteries sur
notre opéra, qui ne peuvent être placées nulle part.
M. de Voltaire, qui n’a dédaigné aucun genre de littérature, a bien voulu nous
donner aussi quelques Romans. Son Zadigue, entre autres, est
tout philosophique, mais jamais la Philosophie ne se fit voir accompagnée de
tant de graces.
On a vu plus d’une fois le beau sexe disputer au nôtre quelques
palmes littéraires. Toutes ne semblent pas faites pour lui ; mais il peut
au moins prétendre à quelques-unes. Celle du Roman est, sur-tout, de ce nombre.
L’amour fait la base de ces sortes d’ouvrages, & celles qui le font naître
semblent devoir être propres à le décrire. C’est ce qui a réussi à plusieurs de
nos Dames Françoises, & ces preuves se renouvellent de temps à autre. On a
fait un juste accueil aux productions de Madame Ricoboni, à la délicatesse de
style & à l’onction de sentiment qui les caractérisent. Le Danger des liaisons
*, les Lettres du Marquis de
Roselle
**,
quelques autres écrits de ce genre, prouvent que notre siecle a ses La Fayette,
auxquelles même on ne dispute point les ouvrages qui peuvent
leur mériter ce titre.
Quelques Ecrivains de nos jours, la plupart même encore jeunes, ont produit des
Romans très bien accueillis du Public. Si je ne les détaille point, c’est
uniquement pour éviter la multiplicité des détails.
Je n’ai pas compris dans ce Discours le genre du Conte ; autrement je
n’eusse oublié ni ceux de la Reine de Navarre, ni ceux de Madame Daunoi ;
encore moins ceux d’Hamilton ; encore moins ceux de M. Marmontel, &c.
Je réserve ce que j’en aurois dit pour un autre Discours qui sera placé à la
tête d’une nouvelle édition que l’on prépare de mes Contes, en quatre volumes.
Elle sera ornée de tous les accessoires que l’usage autorise ; usage que je
trouve
établi, & que je crois enfin devoir suivre, par la même
raison qui oblige d’en suivre tant d’autres.
Bornons-nous aux détails précédents sur le genre romanesque, & ajoutons ici
quelques réflexions sur ce même genre.
Le célebre M. Huet, Evêque d’Avranches, l’homme le plus érudit de son siecle,
& homme de goût malgré cette érudition ; cet Evêque, dis-je, n’a point
dédaigné d’écrire sur les Romans. On a de lui un petit Traité sur leur origine.
Il y condamne les abus de ces sortes de productions ; mais il avoue
qu’elles pourroient devenir aussi utiles qu’elles sont par elles-mêmes
agréables. Qui pourroit en effet s’y opposer ? La peinture des passions est
séduisante ; mais parcequ’une femme a des attraits, lui sera-t-il défendu
de se faire
peindre ? N’exposez aux regards que ce que
l’usage permet d’y exposer, & ne craignez point de multiplier les
portraits.
Un Ecclésiastique de nos jours prit la peine, il y a quelques années, d’enfanter
contre les Romans un gros Sermon en forme de Dialogues. Il ne fait grace à aucun
de nos Romans, pas même au Télémaque. Il n’approuve, il ne
tolere que les ouvrages solides. Mais qu’entend-il par un ouvrage solide ?
L’histoire est de ce nombre, sans doute ? Hé bien ! l’histoire est
souvent obligée de retracer la peinture des passions & même des plus grands
désordres. Ce qu’il seroit permis au Romancier de taire, l’Historien est obligé
de le dire. Il est infidele s’il déguise & même s’il pallie certains
faits ; & s’il les supprime, il n’est plus Historien.
Il faut donc supprimer aussi tous ces grands ouvrages destinés par
leur suprême mérite à se perpétuer aussi long-temps que les siecles ?
Virgile aura vainement déployé toutes les richesses du talent & du génie
dans son Enéide ; il faut en écarter l’épisode de Didon,
& même l’amour un peu froid de Lavinie. Il faut envoyer le Tasse dans le
désert d’Armide ; exiler Chimene & Camille, malgré le respect dû à
Corneille ; brûler presque tous les chefs-d’œuvre de Racine ; se bien
garder de voir ni d’entendre Zaïre, &c. &c. Voilà où nous emporte un
faux enthousiasme. Une these générale est toujours défectueuse lorsqu’elle
n’admet point d’exceptions.
J’ignore si ce fut la beauté de certaines images qui détermina l’Empereur Léon
l’Isaurien à se
faire Iconoclaste*. En tout cas,
il fut condamné comme hérétique.
Le Roman n’est donc pas toujours dangereux : ajoutons même qu’il pourroit
devenir très utile. S’il peint les passions, il peut aussi apprendre à les
régler. M. l’Abbé J…. veut-il qu’aucun de nous ne lise la Bible, sous prétexte
qu’il y est parlé du double enlevement de Sara, des amours de Jacob & de
Rachel, des emportements de la femme de Putiphar, de l’expédient dont userent
les filles de Loth & la Bru de Juda, de l’infâme brutalité des Benjamites,
des adulteres de David, & de l’inceste de son fils Ammon ? Voilà
certainement des passions fortes dans leur principe, & la plupart terribles
dans leurs
effets. Le récit en est-il contagieux ? Je prévois
la réponse de M. l’Abbé, & cette réponse devient aussi la mienne.
Je ne prétends pas, toutefois, justifier quelques-unes de nos productions
romanesques. Ce ne sont, il est vrai, que des jeux de l’esprit, mais des jeux
très abusifs. Il en est aussi beaucoup d’autres qui ne peuvent produire ni bien
ni mal ; ils ressemblent à ces jeux de commerce qui aident à passer le
temps lorsqu’on n’est pas à même de l’employer.
Mais, dira-t-on (& on l’a même déja dit), les Artamenes,
les Clélies, les Cassandres, ne servent qu’à
énerver l’esprit & le cœur.
Je répondrai que ces mêmes Romans sont aujourd’hui si peu lus, qu’ils renferment
le préservatif du mal qu’ils pourroient faire. J’ajouterai que l’amour,
tel qu’ils le peignent, est plus propre à rebuter qu’à séduire,
& qu’en tout cas, il y auroit peu de danger pour quelques jeunes personnes
d’imiter les Héroïnes de ces fictions dans leur amour, si elles les imitoient
dans leur résistance.
Les Détracteurs des Romans disent encore que cette lecture nuit à des lectures
plus solides ; qu’elle en fait perdre le goût à ceux qui l’avoient, &
qu’elle empêche les autres de jamais l’acquérir.
J’ai vu quelques personnes qui avouoient, au contraire, que sans la lecture des
Romans elles n’eussent peut-être jamais lu autre chose. Il faut traiter l’esprit
comme le corps. La nourriture qui convient à l’enfance n’est point celle
qu’exige l’âge mûr. C’est par des aliments
légers qu’on dispose
l’estomac à recevoir des mets plus solides. Cette gradation nécessaire, quant au
physique, ne l’est pas moins quant au moral. Notre esprit a aussi son enfance.
Il ne faut donc lui offrir que l’aliment qu’elle exige. Il faut, non l’accabler
d’abord de nourriture, mais l’accoutumer à se nourrir.
Il peut arriver aussi que, même dans l’âge mûr, l’esprit ait ses indigestions,
ses dégoûts : rien n’empêche alors qu’il ne prenne quelques doses de Roman,
par régime. Platon, qui étoit un grand Philosophe, n’a pas dédaigné d’écrire de
petits vers amoureux. C’est même dans ce qu’il a écrit sur l’Amour, que la
plupart de nos Romanciers ont puisé leur galante métaphysique.
Je vais dire plus encore : le Roman peut devenir un écrit solide ;
mais il ne doit point renoncer au privilege d’être agréable. Cet
heureux ensemble a ses difficultés sans doute, & il n’appartient qu’au
talent réel de les vaincre.
Le Romancier a sur l’Historien l’avantage de pouvoir conduire le sujet qu’il
traite, au lieu que c’est le sujet qui conduit l’Historien. Le premier s’avance
& s’arrête où il veut : il est le maître des caracteres & des
événements. Qu’il soit vraisemblable, il sera toujours vrai ; qu’il plaise,
on lui permettra toujours d’instruire. L’Historien est le portraitiste asservi à
des traits & à un local donnés ; le Romancier est le peintre qui crée
le local & les traits qu’il veut rendre. Tout ce qu’il produit est son
ouvrage. Il n’en est comptable qu’envers le goût, qu’il faut toujours consulter,
& à cette portion de jugement que
l’imagination ne doit pas
méconnoître.
Que doit donc faire le Romancier ? Combiner son sujet de maniere que
l’instruction ne nuise point à l’agrément, ni l’agrément à l’instruction. Il
doit promener ses Lecteurs plutôt que paroître les conduire, & eux-mêmes ne
doivent point s’appercevoir qu’on les conduit. Un Roman est le verger d’Idalie
où les fruits se confondent avec les fleurs, où l’on doit cueillir sans effort
les uns & les autres, où tout se trouve prêt, sans que rien semble avoir été
préparé. Il faut, lorsqu’on arrive au terme, pouvoir se rappeller la route qu’on
a suivie ; mais il ne faut pas qu’on puisse entrevoir le terme, du milieu
de la route.
A ce prix, le Roman cessera d’être un ouvrage frivole. Il y en
aura
moins, sans doute ; mais on sentira mieux le prix de ceux qu’on aura. Ils
ne cesseront point d’être le tableau des passions ; mais ils pourront en
devenir le correctif. L’enfant de tout âge croira ne tenir qu’un hochet, &
ce hochet deviendra pour lui un instrument utile.
La morale est toujours triste lorsqu’elle s’annonce à découvert : il faut un
peu la déguiser pour la rendre plus agréable. On a peint le Prothée des anciens
occupé à prendre mille formes différentes pour échapper à ceux qui le
poursuivoient ; la raison n’est que trop souvent réduite à ces
métamorphoses, pour s’approcher de ceux qui la fuient.
Après avoir détaillé tout ce que doit être un Roman, je n’oserai guere détailler
ce qu’est celui-ci. J’espere, au moins, qu’on
y découvrira une
marche assez naturelle. Tout n’est pas d’invention, il s’en faut de
beaucoup ; j’ai plutôt déguisé certains faits que je ne les ai
changés : mais j’ose dire que rien n’y choque la vraisemblance.
J’ai puisé mes principaux personnages dans une sphere qui semble être d’abord des
plus communes. C’est, peut-être, ce qui m’a déterminé à les choisir. J’ai vu
qu’il pouvoit résulter de cette position des tableaux intéressants, même pour
ceux que le sort a placés dans une sphere plus élevée. Il fut, je l’avoue, un
temps où le bon Hubert eût bien mal figuré à l’ouverture d’un Roman. Grace aux
progrès de la raison, les temps & la maniere de voir sont changés. On sait
maintenant qu’il se trouve des hommes dans tous les états, & que
nul état ne donne exclusion à la vertu.
J’aurois pu semer dans cet ouvrage (car enfin tout écrit est un ouvrage) plus de
digressions qu’il n’en offre ; mais j’avoue que je n’y ai pas même placé
sans scrupule celles qui s’y trouvent. Je me suis défié du penchant que nous
avons tous à étaler des préceptes. J’ai cru qu’il valoit mieux y substituer des
exemples, & sauver par l’action le fastidieux du raisonnement.
J’ai tâché de soutenir & de nourrir l’intérêt, qui est au Roman ce qu’est le
je ne sais quoi dans une femme aimable, & j’ai essayé
d’y jetter ces détails qui en font la parure ; mais je les ai souvent
sacrifiés au mouvement de l’action : il ne faut point que la parure d’une
femme l’embarrasse.
Quant au langage des passions, & à l’expression des sentiments, le Lecteur
jugera si je les ai saisis.
Chacun les éprouve & les rend à
sa maniere. Je crois pourtant qu’il n’y en a qu’une seule de les bien
rendre ; c’est de prendre le ton général de la nature. J’ai donc voulu
peindre plutôt qu’exagérer. Ce n’est point en faisant hurler les passions, qu’on
parvient à les rendre touchantes. Les larmes de Créuse attendrissoient plus
Jason, que les fureurs de Médée. Il faut même régler le ton qu’on fait prendre à
ses Acteurs, sur leur âge, leur état, leur caractere ; ne point faire
parler en forcénée une personne douce par tempérament ; ne point prodiguer
à tout propos, ces froides exclamations, ces élans désordonnés, ces expressions
boursouflées au dehors, vuides au dedans, ce langage, en un mot, qui ne peint
absolument rien à force de tout travestir. On croit avoir fait un ouvrage brûlant, on n’a fait qu’une sublime caricature.
En voilà beaucoup sur les Romans en général, & trop sur le mien
en particulier. Il est toujours facile de rassembler des regles, & toujours
difficile de les mettre en œuvre. Il y avoit dans Athenes un concours
d’Architectes pour la construction d’un temple. Un d’entre eux, qui parloit
facilement, développa devant ses concitoyens tous les secrets de son art, &
tout l’art qu’il falloit employer pour construire un temple. On applaudit
beaucoup à son discours. Un autre Architecte se leva & ne fit que cette
courte harangue : Athéniens, je vous promets de faire tout ce
que mon Collegue vient de vous dire. Il eut la préférence. Oh !
mes chers Confreres les Romanciers, faites mieux que je n’ai pu faire, & je
vous la donne moi-même.
P. S. On
finissoit d’
imprimer ce
Discours quand je me suis
apperçu que je n’y
faisois nulle mention des
Allemands. Ils ont
eu leurs
Romanciers comme d’autres
. Leurs plus
anciens Romans, qu’on peut même
regarder comme très
anciens, sont
Proserpine, Hercule &
Herculisque, Octavie, l’
Esclave Doris, Smyrna
Reine des Amazones, la
Princesse Arfinoé. On a aussi
prétendu que notre
vieux Roman d’
U-l’Espiegle étoit
traduit de
l’
Allemand. Peu
importe, vu le
mérite intrinseque de l’
ouvrage ; mais
quelques
nouvelles productions de la
Germanie, dans
différents genres, peuvent
servir à
prouver que le
génie est de tous les
climats, & qu’il
ressemble à
ces
plantes heureuses, pour qui toute
espece de
sol devient fertile, si la
culture ne lui est pas
refusée.
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