On pourra suivre commodément dans ce petit livre le débat qui s’est engagé parmi nous,
l’hiver dernier, autour de la « poésie pure ».
Je rappelle que ce débat avait eu pour point de départ la lecture que je fis l’automne
dernier de la séance publique annuelle de l’institut. Tout en rédigeant le mémoire qui,
manifestement, ne ferait qu’effleurer un sujet aussi magnifique, aussi vaste, et qui
exerce, depuis trois mille ans, la subtilité des philosophes, l’idée m’était venue de
proposer aux « nouvelles littéraires » une série d’éclaircissements. Je comptais y calmer
les inquiétudes que ma lecture ne manquerait pas d’éveiller chez les derniers dévots du
rationalisme, et mettre à profit les critiques, les suggestions diverses qu’on voudrait
bien me communiquer. Ainsi fut fait, pendant quelque douze semaines, pour la plus grande
gloire, non pas du simple greffier que j’étais bientôt devenu, mais de la poésie
d’elle-même, et de tous les métaphysiciens que l’on vit alors se passionner à la
définir.
Pour moi, arraché soudain par un caprice de la fortune à la sereine obscurité
de mes besognes habituelles, ce furent des jours d’éblouissement certes, mais aussi
d’angoisse. Comment trouver le temps de méditer, puis de m’approprier, ainsi qu’il l’eût
fallu, un si grand nombre d’articles, même après avoir jeté au panier, sur la rapide
inspection d’un ami, ceux qui ne méritaient pas d’être lus ! J’en dirai autant, mais avec
plus de confusion encore et de gratitude, des lettres si pleines pour la plupart, si
nobles, si cordiales qu’il ne m’a pas été possible de verser au dossier des
éclaircissements et que, bien à contre-cœur, j’ai dû laisser également sans réponse.
On trouvera donc ici avec le texte inévitable du discours sur la poésie pure, quelques
fragments de cette correspondance, et les passages des éclaircissements qu’il a paru bon
de conserver.
Plus que personne j’aurais désiré faire une place moins réduite à tant d’aimables
inspirateurs, mais le malheur des temps nous l’a défendu.
Je comptais aussi profiter de la présente publication pour expliquer plus à fond les
quelques lignes du discours où l’expérience poétique se trouve comparée à l’expérience
mystique. Ce sera là, si on le veut bien, l’objet d’un nouveau travail.
Me voyant très embarrassé et comme perdu, au milieu de ce vaste chantier, et, d’ailleurs
pressé de revenir à mon travail ordinaire, M. Robert
de Souza a
eu l’obligeance d’organiser le présent recueil, je veux dire, de mettre en ordre et de
réduire mes improvisations des « nouvelles littéraires », de les compléter aussi, en y
ajoutant, soit de nouveaux témoignages, soit le résumé de certaines communications plus
ésotériques qui m’avaient été adressées, au cours du débat, et dont mon incompétence, en
matière de science pure, ne m’avait pas permis de tirer parti. Ainsi, notamment, pour les
précieux mémoires de M. Lionel Landry et de M. Lartigue.
Je suis encore plus reconnaissant à M. de Souza de nous avoir cédé le
meilleur, le plus définitif des éclaircissements, l’article magistral grandement
développé, qu’a publié le mercure de France du 1er
février 1925. En fait de poésie et de critique poétique, je ne suis qu’un amateur ;
Robert de Souza, un maître, au sens rigoureux du mot, “notre génial abbé
Rousselot” — m’écrivait hier le P. Marcel Jousse, dont les
recherches et les découvertes ne seront pas moins précieuses — m’a dit plusieurs fois, au
laboratoire de phonétique expérimentale du collège de France : dans toutes
les questions touchant l’acoustique, et, en particulier, le timbre des voyelles françaises
d’après la prononciation parisienne, nul n’est plus averti que M. Robert de
Souza, avec cela, le goût le plus sûr, la pensée la plus pénétrante et la plus
noble. Aussi bien, ne partons-nous pas, lui et moi, du même point. Son domaine propre est
l’expérience poétique ; le mien, si j’ai la prétention de parler ainsi, l’expérience
mystique. Et c’est
là, si j’ose encore dire, ce qui peut donner un réel
intérêt à notre rencontre.
Deux équipes de travailleurs qui, sans s’être donné le mot, sans même se connaître,
commenceraient un tunnel, les uns du côté suisse, les autres du côté italien, et qui
auraient enfin la joyeuse surprise de se rejoindre au beau milieu du
Gothard.
Après quoi, est-il besoin d’ajouter que, l’un aussi indépendant que l’autre, chacun de
nous garde seul la responsabilité de ce qu’il avance. Ni sur Valéry, ni sur
Duhamel, que je mets si haut, ni, juste ciel ! Sur l’académie, je ne ferais
miens tous les jugements de M. de Souza. Et lui, de son côté, j’ai grand peur
qu’il ne goûte que médiocrement le dernier chapitre de « prière et poésie », conclusion
nécessaire, selon moi, de tout le discours sur la poésie pure.
Devais-je conserver les pages des « éclaircissements » où il est question de
M. Paul Souday.
Oui, m’a-t-il semblé, mais abrégées le plus possible.
Quoi qu’en ait écrit ce délicat, mes pages n’évoquent pas l’idée d’un charretier en
colère ; elles visent d’ailleurs uniquement M. Souday, journaliste, elles
laissent de côté ce qui est proprement de sa personne. Après tout, il n’est ici qu’un
symbole, une sorte de Béhémoth, l’anti-poésie en soi. Si ma bonne étoile ne
me l’avait fait rencontrer vivant et pontifiant, il m’aurait fallu l’inventer.
Henri Bremond.
Les modernes théoriciens de la poésie pure, Edgar Poe,
Baudelaire, Mallarmé, M. Paul Valéry ne sont pas
les dangereux novateurs que parfois l’on semble croire. Nous pouvons, certes, les
soupçonner d’hérésie sur quelques points de détail, et je ne m’en prive pas ; mais pour le
fond de la doctrine, ils continuent une tradition assez vénérable. En France,
l’abbé Dubos, qui fut notre secrétaire perpétuel de 1722 à 1742, les devance,
les prépare ; et Dubos, de son côté, ne fait que suivre les traces de
l’humanisme italien, comme l’ont montré récemment, avec autant de pénétration que de
science, deux historiens étrangers, M. Robertson en Angleterre,
M. Toffanin en Italie. Mais un si long progrès ne se résume
pas en quelques pages, aussi vais-je me borner à élucider la notion même de poésie
pure.
Prenons cette notion, au moment où elle traverse-oh ! Timide, incertaine et sur la pointe
des pieds ! — la cellule virgilienne du
P. Rapin. Ce bon lettré
vient d’énumérer, docile aux leçons d’Aristote, les caractères essentiels de
la beauté poétique. Il devrait s’en tenir là, mais, poète lui-même, il sent confusément
que tout lui reste à dire. « Il y a encore, insinue-t-il d’un air gourmand-et cet
encore est ici pour nous le mot capital, — il y a encore dans la
poésie de certaines choses ineffables et qu’on ne peut expliquer. Ces choses en sont
comme les mystères. Il n’y a point de préceptes pour expliquer ces grâces secrètes, ces
charmes imperceptibles, et tous ces agréments cachés de la poésie, qui vont au
cœur. »
qu’il est encore loin de nous et qu’il en est près !
Aujourd’hui, nous ne disons plus : dans un poème, il y a de vives peintures, des pensées
ou des sentiments sublimes, il y a ceci, il y a cela, puis de l’ineffable ; nous disons ;
il y a d’abord et surtout de l’ineffable étroitement uni, d’ailleurs, à ceci et à cela.
Tout poème doit son caractère proprement poétique à la présence, au rayonnement, à
l’action transformante et unifiante d’une réalité mystérieuse que nous appelons poésie
pure.
Commençons par une expérience que nous faisons tous, mais, d’ordinaire, sans y prendre
garde, quand nous lisons un poème. Pour que l’état poétique s’ébauche en nous, nul besoin
n’est-ce pas, d’avoir pris d’abord connaissance du poème tout entier, même s’il est
court.
Trois ou quatre vers, rencontrés au hasard de la page ouverte, souvent même
quelques lambeaux de vers ont suffi. primum graïus homo… ibant obscuri…
la phrase n’est pas finie ; ce qui va suivre, nous l’ignorons tout à fait, et cependant le
charme s’opère déjà. La première scène d’
Iphigénie
est une ouverture, au sens musical du mot ; elle nous met,
si j’ose dire, en état de grâce poétique ; elle fait pénétrer en nous la poésie de toute
la pièce. Une toile de Delacroix, disait Baudelaire, « vue à une
distance trop grande pour analyser et même comprendre le sujet, a déjà produit sur l’âme
une impression réelle ».
L’action que produisent sur nous certains vers, ainsi détachés de leur contexte, est
également immédiate, soudaine et dominatrice. On est tout comblé ; on n’éprouve pas le
besoin d’aller plus avant. C’est là même ce qui rend difficile la lecture continue de tels
poètes, parmi les plus hauts, Dante, par exemple. Nous leur dirions
volontiers : mais arrêtez-vous ; de ce beau vers au sens suspendu laissez-nous plus longtemps savourer les délices, tandis que nous crions à la
prose : marche !
Marche ! ad eventum festina, et si le dénouement tarde trop, ou de la
démonstration ou du récit, nous brûlons les pages.
Prose et poésie veulent des rites différents.
Lire le de natura rerum comme on ferait une thèse sur
épicure, attendre de l’Énéide le même plaisir que des trois mousquetaires, c’est pécher
contre la poésie elle-même,
par une sorte d’avidité simoniaque ; c’est, pour prendre des termes plus doux, demander à
M. Ingres un air de violon. Le poète nous promet tout ensemble beaucoup
plus et beaucoup moins que le romancier. Lui aussi, d’ailleurs, il est souvent comblé dès
ses premières inspirations. La suite sera ce qu’elle sera, et la fin, puisque, bon gré mal
gré, il faut une fin. Le sonnet pour Hélène aurait pu s’achever en homélie ;
« heureux qui comme Ulysse… » par l’apothéose du mont Palatin.
« l’influence secrète » est une invitation aussi confuse que pressante. On part dans la
nuit, sans bagages, parfois sans boussole. à la rime d’intervenir en cas de famine, à
d’autres hasards de fixer le terme du voyage.
Quoi qu’il en soit, pour lire un poème comme il faut, je veux dire poétiquement, il ne
suffit pas, et, d’ailleurs, il n’est pas toujours nécessaire d’en saisir le sens. Une
paysanne bien née s’épanouit sans effort à la poésie des psaumes latins, même non chantés,
et plus d’un enfant a goûté la première églogue avant de l’avoir comprise. Huit ou dix
contresens, disait Jules Lemaître, c’est tout ce qui reste de
Virgile à la moyenne des bacheliers. Eh ! Pourvu que le message parvienne à
son adresse, qu’importe la défroque du messager ? Tel de ces contresens nous livre la
poésie même de Virgile plus sûrement que ne l’eût fait l’interprétation
orthodoxe du texte. Après tout, le sens exact de la
quatrième églogue, si elle
en a un, n’est pas grand’chose ; plus virgiliens que Virgile, mais grâce à
Virgile, nous réalisons la poésie inexprimée qui inspira ces lignes
obscures, l’appel au rédempteur qui ne peut plus tarder. Contresens d’un côté, intuition
infaillible de l’autre ; victoire du pur sur l’impur, de la poésie sur la raison. Il est
vrai que le pur et l’impur s’opposent rarement l’un à l’autre avec tant d’éclat ; mais un
cas extrême comme celui-ci nous avertit qu’on ne doit jamais les confondre.
On ne sait pas, un homme de goût ne cherche même pas à savoir ce que signifie telle
chanson de Shakespeare, exquise pourtant. « Il semble qu’il n’y ait plus
rien, disait le robuste Angellier de certains poèmes de Burns ;
les pièces sont dépouillées du moindre contenu intellectuel, elles sont vides. Tout s’en
est retiré, images, idées, couleurs. Elles tremblent d’une flamme invisible. L’effet est
insaisissable et pénétrant ».
« Mes sonnets, confesse gaiement Gérard de Nerval, ne sont guère plus
obscurs que la métaphysique de Hegel… et perdraient de leur charme à être
expliqués, si la chose était possible. » Cela nous empêche-t-il de les réciter avec
ferveur ? Je suis le ténébreux, — le veuf, — l’inconsolé, le prince
d’Aquitaine à la tour abolie, ma seule « étoile » est morte, et mon luth
constellé porte le « soleil noir » de la mélancolie… la poésie populaire de tous
les pays, et
même du nôtre, aime le non-sens. Il lui en faut toujours au moins
quelques grains. C’est pourquoi Béranger ne fut qu’un homme d’esprit.
La strophe cristalline : « Orléans, Beaugency…
Vendôme, Vendôme… » ne présente même pas le simulacre d’un
jugement. Qui néanmoins ne la préfère à cent volumes de vers raisonnables ?
Après la défaite de Ramilies, on a voulu donner du lest à cette chanson, et
c’est devenu :
Villeroy, Villeroy a fort bien servi le roi
Guillaume, Guillaume
… comme effrayée de cette épaisseur
de sens, la poésie s’est envolée. Non qu’il lui répugne de se poser sur une épigramme.
Songez plutôt à l’indiscutable chef-d’œuvre : lorsque Maillart,
juge d’enfer, menoit à Montfaulcon Semblançay l’âme rendre… le poète
des châtiments ne fera pas mieux.
Là-dessus, remarquez cette chose singulière : il semble que, pour s’accumuler et éclater
ainsi, le courant poétique ait eu besoin de rencontrer le nom de Maillart.
Remplacez-le par Dupont.
La pensée n’y perdrait rien de sa pointe, mais l’étincelle ne jaillirait pas. Ainsi les
cigognes de Victor Hugo : si elles venaient de Mulhouse et non
du Caystre, une glorieuse strophe des mages perdrait sa lumière.
Il arrive même que, suivant le degré de l’inspiration poétique, le courant que nous avons
dit électrise plus ou moins un seul et même mot. Le vers, convenable, mais
tout narratif de Stace, … solatur lacrymas : qualis berecynthia
mater… s’empourpre, dès que notre Joachim s’en empare, de tous les
feux du soleil couchant : telle que sur son char la bérécynthienne…
attendons enfin que les philosophes de la poésie-raison nous expliquent, d’abord, pourquoi
le vers de Malherbe, et les fruits passeront la promesse des
fleurs est un des quatre ou cinq miracles de la poésie française, ensuite, comme il
se fait qu’on ne puisse toucher à la moindre lettre de ce vers sans le dégrader tout
entier. Ajoutez le poids d’un flocon de neige au troisième de ces divins anapestes : et les fruits passeront « les » promesses des fleurs, le vase est
brisé.
Ce vers a un sens — la récolte sera bonne — mais si indigent qu’on ne peut imaginer que
tant de poésie en découle. Et ceci est vrai d’une foule de splendides poèmes, à commencer
par les Géorgiques, mais à quoi bon prolonger cette analyse ? intelligenti pauca est donc impur — Oh ! D’une impureté non pas réelle,
mais métaphysique !
— Tout ce qui, dans un poème, occupe ou peut occuper immédiatement nos
activités de surface, raison, imagination, sensibilité ; tout ce que le poète nous semble
avoir voulu exprimer, a exprimé, en effet ; tout ce que nous disons qu’il nous suggère ;
tout ce que l’analyse du grammairien ou du philosophe dégage de ce poème, tout ce qu’une
traduction en conserve.
Impur, c’est trop évident, le sujet ou le sommaire du poème ; mais aussi le sens de
chaque phrase, la suite logique des idées, le progrès du récit, le détail des descriptions
et jusqu’aux émotions directement excitées. Enseigner, raconter, peindre, donner le
frisson ou tirer des larmes, à tout cela suffirait largement la prose, dont c’est aussi
bien l’objet naturel. Impure, en un mot, l’éloquence, entendant par là non pas l’art de
beaucoup parler pour ne rien dire, mais bien l’art de parler pour dire quelque chose. Et,
sans doute, le vers de Boileau dit toujours quelque chose, mais ce n’est pas
pour si peu qu’il est poésie. En sa qualité d’animal raisonnable, le poète observe
d’ordinaire les règles communes de la raison, comme celles de la grammaire ; non en sa
qualité de poète.
Réduire la poésie aux démarches de la connaissance rationnelle, du discours, c’est aller
contre la nature même, c’est vouloir un cercle carré.
« ce serait peu de chose, avoue encore le classique Rapin, que ce que disent
la plupart des poètes, s’il était dépouillé de l’expression. » d’où il suit nécessairement
que, même d’une
œuvre où le sublime abonde, la qualité proprement poétique,
l’ineffable est dans l’expression.
Mais encore, cette expression, ou vide de sens, ou dont le sens n’a que peu de prix, ou
qui, même riche du plus beau sens, nous réserve des plaisirs inconnus à la raison ; ces
mots de tous les jours et de tout le monde, par quelle métamorphose inouïe se trouvent-ils
vibrer soudain d’une lumière et d’une force nouvelles, séparés de la prose pure, mariés à
la poésie ?
Pourquoi tant chercher, répondent plusieurs, et parmi eux de hautes intelligences,
l’auteur de variété, par exemple ? La métamorphose s’opère, l’expression
devient poétique, le vers poésie, dès qu’une technique subtile et patiente, d’ailleurs
secondée par d’heureux hasards, est arrivée à capter, pour les orchestrer délicieusement,
les ressources musicales du langage.
Une plume experte fait chanter la page comme « un petit roseau… la forêt ». Le poète
n’est qu’un musicien entre les autres. Poésie, musique, c’est même chose.
Je veux bien ; mais, la musique pure ne paraissant pas moins mystérieuse que la poésie,
je me demande si ce n’est pas là définir l’inconnu par l’inconnu. Que si, du reste, on se
flatte de nous donner ainsi une grande idée de la poésie,
il me semble que
l’on se trompe. Grêle musique et monotone, dès qu’on la compare à la véritable :
Baudelaire à Wagner.
Et puis, si toute poésie est musique verbale, comme j’en conviens, toute musique verbale
n’est pas poésie. Bossuet musicien égale Victor Hugo. Je sais
bien que, par endroits, la prose d’un Bossuet, d’un Michelet,
d’un Loti, d’un Barrès ne se distingue plus de la poésie. Mais
D’Ablancourt, simple traducteur d’ouvrages en prose, mais
Balzac l’ancien ne sont-ils pas aussi harmonieux que n’importe quel
poète ?
D’Ablancourt, de qui, au gré de Saint-évremont, tout le charme
s’évanouit si l’on déplace la moindre de ses syllabes. Fixez donc, si vous le pouvez,
l’exacte nuance, et exclusivement musicale, par où, de ces deux musiques, une seule, et
parfois la moins harmonieuse, est poésie. Après quoi, vous aurez encore, je le crains, à
bouleverser les cadres établis, à mettre Desportes et Bertaut
sur le même rang que Ronsard, Malherbe assez au-dessous de
Quinault, Delille très au-dessus d’Alfred de
Vigny.
Nous savons tous des vers immortels qui n’ont de musique que ce qu’en exigent les règles
de la prosodie. Il en est aussi, et beaucoup, dont nous ne vantons l’harmonie, d’ailleurs
réelle, que dans l’impuissance où nous sommes de qualifier autrement leur étrange
séduction.
Je crois donc qu’il faut renoncer à tout expliquer par cette assimilation paresseuse. Non
que nous entendions rompre, ce qu’à Dieu ne plaise,
avec les
théoriciens de la poésie-musique, nos alliés naturels et invincibles contre les
théoriciens de la poésie-raison. Loin de classer la musique de l’expression parmi ces
impuretés dont la prose revendique le monopole, — les idées, les images, les sentiments, —
nous affirmons nous aussi, que cette musique est inséparable de la poésie. Il n’y a pas de
poésie sans une certaine musique verbale, d’ailleurs si particulière que peut-être
vaudrait-il mieux l’appeler d’un autre nom ; et dès que cette musique frappe des oreilles
faites pour l’entendre, il y a poésie. Mais nous ajoutons aussitôt qu’une chose aussi
chétive-quelques vibrations sonores, un peu d’air battu-ne saurait être l’élément
principal, encore moins unique, d’une expérience où le plus intime de notre âme se trouve
engagé. Grelots de la rime, flux et reflux des allitérations, cadences tour à tour prévues
ou dissonantes, aucun de ces jolis bruits ne parvient jusqu’à la zone profonde ou fermente
l’inspiration, où l’on ne perçoit, avec le Périclès de
Shakespeare, que la musique des sphères.
Avec cela, comment se peut-il que, de ces profondeurs spirituelles, quelques mots mis en
leur place, le rythme, la rime, nous ouvrent soudain l’accès, et que le poète, s’il veut
faire passer en nous son expérience poétique, doive recourir à des moyens si grossiers ?
Eh ! Comment se peut-il qu’une âme immortelle dépende
étroitement de l’argile
qui l’emprisonne, et qui ne vit que par elle ?
Il semble toutefois certain que, dans cette collaboration paradoxale, les mots n’agissent
pas seulement et d’abord en vertu de leur beauté propre, pittoresque ou musicale. Nous
nous offrons à ces vibrations fugitives, si exquises d’ailleurs que soient leurs caresses,
non pour goûter le plaisir qu’elles donnent, mais pour recevoir le fluide mystérieux
qu’elles transmettent : simples conducteurs, plus ou moins précieux ou sonores, il importe
peu ; ou plutôt, conducteurs qui doivent leur sonorité même et leur splendeur éphémère au
courant qui les traverse. Vous vous rappelez les anneaux dont parle Socrate
dans l’Ion de Platon : la pierre merveilleuse
qu’Euripide appelle magnetis, non seulement les attire,
mais encore leur communique sa propre force attirante. Ce sont des talismans, ou des
sortilèges, des gestes ou des formules magiques, des charmes au sens premier de ce mot.
Simple harmonie et nouée au sens dans la prose, cette musique verbale devient, dès qu’elle
s’est imposée au poète, une véritable incantation.
« magie suggestive », disait Baudelaire, sans prendre garde que le pouvoir
de suggérer, d’évoquer, s’adresse exclusivement à nos facultés de surface, appartient à la
prose pure. Contagion, ou rayonnement, dirais-je, voire création ou transformation
magique, par où nous revêtons, non pas d’abord les idées ou les sentiments
du
poète, mais l’état d’âme qui l’a fait poète : cette expérience confuse, massive,
inaccessible à la conscience distincte. Les mots de la prose excitent, stimulent, comblent
nos activités ordinaires ; les mots de la poésie les apaisent, voudraient les suspendre.
Ils nous détournent de ces ombres éblouissantes, que notre impérialisme antimystique,
suite du premier péché, nous rend trop délectables, pour nous transporter dans ces
heureuses ténèbres, où les griffes des trois concupiscences ne trouvent plus où se
prendre.
Magie recueillante, comme parlent les mystiques, et qui nous invite à une quiétude, où
nous n’avons plus qu’à nous laisser faire, mais activement, par un plus grand et meilleur
que nous. La prose, une phosphorescence vive et voltigeante, qui nous attire loin de
nous-mêmes.
La poésie, un rappel de l’intérieur, un poids confus, disait Wordsworth, une
chaleur sainte, disait Keats, un poids d’immortalité sur le cœur : an awful warmth about my heart, like a load of immortality. — amor, pondus.
— ce poids, où veut-il nous précipiter, sinon vers ces augustes retraites, où nous
attend, où nous appelle une présence plus qu’humaine ? S’il en faut croire Walter
Pater, « tous les arts aspireraient à rejoindre la musique ». Non, ils aspirent
tous, mais chacun par les magiques intermédiaires qui lui sont propres, — les mots ; les
notes ; les couleurs ; les lignes ; — ils aspirent tous à rejoindre la prière.
des éclaircissements ? Eh ! Comment n’en faudrait-il pas ? Ce n’est pas seulement le plus
beau des sujets, c’est le sujet même de tous les sujets, ce qui reste à dire quand tout a
été dit, ce que l’on sent bien que nul ne dira jamais. On ne définit pas la poésie pure.
Faire comprendre pourquoi elle est indéfinissable, et que sa beauté essentielle est d’être
indéfinissable, je n’ai pas cherché autre chose dans cette lecture sous la coupole.
Quand l’académie m’a demandé de choisir un sujet pour la séance publique d’octobre,
j’étais au bout du monde, en train de ruminer une préface pour le
Paul
Valéry
de Frédéric Lefèvre. J’avais sur ma table le
Mallarmé
de Thibaudet-le propre exemplaire de
Valéry- et les clartés sur la poésie de
Royère. Ainsi
harcelé par Lefèvre, obsédé par
Valéry, écartelé entre Thibaudet et Royère,
comment hésiter ? Je choisis la poésie pure. Mais la lettre à
M. Doumic à peine partie, je réalisai mon étourderie. Le sujet des sujets,
et en vingt minutes, et devant le premier auditoire du monde ! Il me faudrait de toute
évidence, ajouter à ces dix pages trois ou quatre volumes d’éclaircissements.
En voici le premier chapitre. Pour la composition des autres, je serais très
reconnaissant à ceux de nos lecteurs qui me feraient l’amitié de me dire ce qui les aurait
surpris, embarrassés, choqués même dans la rapide synthèse, fatalement un peu tranchante
ou simpliste, de l’autre jour. Il s’agit bien d’humilier ou d’exalter ma chétive
personne ! Ceux qui savent auront vu déjà que je ne fais que réunir, filtrer, orchestrer
les pensées d’autrui.
Quel pavé me tombe là tout d’abord ! Non pas qu’il m’étonne : il était infailliblement
prévu… ne me vient-il pas de M. Paul Souday, qui me persécute depuis
longtemps, bien qu’il ne me veuille aucun mal, pas même s’il faut l’en croire, à ma robe ?
Sous un autre costume, il me trouverait à peine moins absurde.
Il souffre même de prendre ma religion en défaut. Eh ! Quoi ! Me criait-il un jour avec
une onction qui me toucha, oubliez-vous que Dieu
est le seigneur des sciences- scientiarum dominus — donc de
la raison ? C’est sa façon ingénue d’argumenter. Mais sans bassesse.
Il défend son petit panthéon, un peu vieillot ; ses petites idées, un peu sommaires ;
mais il ne semble pas mêler au débat ses répugnances personnelles. Du moins, il
l’affirme.
S’il lui arrive parfois d’être assez désobligeant, c’est à son insu.
La critique littéraire n’est pas son rayon.
Nous sommes tous d’accord là-dessus. Il lui manque le don premier, les antennes
spirituelles, le sens du mystère, la poésie. Même dans son ordre-« l’intelligence » — il
ne rappelle Fontenelle ou Bayle que d’assez loin. Le char ailé
de Voltaire métamorphosé en tank.
Mais il a une certaine vigueur pesante et une simplicité épanouie qui ne sont pas sans
agrément. Et quelle agile maîtrise ! Une lecture rapide, cinq minutes de méditation l’ont
trouvé prêt à tirer mon discours au clair, à l’exposer, à le juger, à l’exécuter, et, ma
foi ! Le mieux du monde.
Non qu’il ait compris, ce qu’à Dieu ne plaise !
Ni même qu’il ait confusément senti qu’il ne comprenait pas. Mais justement, il apporte,
il déploie à ne pas comprendre une justesse, une robustesse, une précision, une franchise
admirables. Il ne s’amuse pas aux querelles d’à côté, nigaudes, piétinantes, qui
laissent la vraie question intacte. Il tombe d’instinct, et de tout son poids, avec une
sûreté héroïque
sur la méprise fondamentale, où, d’ailleurs, je l’invitais
diaboliquement. Mieux encore qu’un long et beau contresens, son article est la réaction
spontanée, massive, invincible de tout son être ; l’arrêt brusque et plein d’horreur sur
le seuil d’un monde qui n’est pas le sien et dont il ne veut à aucun prix.
M. Paul Souday se rend vaguement compte que peut-être il y va de tout.
Assurément, il est très sincère lorsqu’il me présente aux lecteurs du temps sous les traits d’un féroce maniaque oscillant entre l’humour et
l’illuminisme.
Par moments toutefois je l’inquiète pour de bon. Hier je lui ai fait une grosse peur.
« M. Bremond, écrit-il, encore frissonnant, voudrait nous infliger sur
l’autel du mysticisme et du mystère… d’abominables mutilations " . Mais non ! Mais non !
Ce que je veux est tout à la fois moins sanguinaire et plus grave. Je veux savoir si,
d’aventure, le rationalisme blindé où se complaît M. Souday, et avec lui,
ceux qui l’applaudissent, ne serait pas une mutilation et mortelle, une atrophie, si vous
préférez. C’est là tout le problème de la poésie pure, tout le sujet de nos éclaircissements. J’ai dit qu’il excellait à ne pas comprendre ; je dois le
prouver. Parce que je soutiens-et tout se ramène là, en effet-que poésie n’est pas raison,
il me reproche de « jeter l’anathème à la raison ». Non, pas plus qu’à l’oreille, quand
je constate qu’on n’entend pas avec les yeux.
Prenons un autre exemple, et qui est ici plus qu’un exemple. Une série d’analyses m’ayant
démontré que, d’une part, il n’est pas impossible qu’un théologien éminent manque tout à
fait de vie religieuse, que, d’autre part, il se rencontre des âmes profondément
religieuses qui manquent tout à fait de théologie, je conclus sans hésiter de ces deux
séries extrêmes d’expériences, que religion et théologie cela fait deux, sans contester
pour si peu les relations nécessaires qui existent entre religion et théologie. Ainsi de
la poésie et de la raison : elles se distinguent toujours, elles s’ignorent quelquefois,
elles ne sont pas ennemies.
Cette objection centrale, solaire, éblouissante, qui saute aux yeux, et que je n’avais
pas pu ne pas prévoir, c’est toute la philosophie de son article. Mais ce néant,
M. Souday l’orchestre de la façon la plus savoureuse. la
poésie, dit-il par exemple, doit être musique par l’élimination… recueillez-vous,
je vous prie… par « l’élimination du prosaïsme. » par où l’on voit que
Molière n’est pas l’idole la plus vénérée de son panthéon. Est-ce là une
simple distraction ? Non, c’est la dialectique instinctive de ce farouche
« intellectualiste ».
Ayant écrit, il y a déjà longtemps, dans un
article sur
Sainte-Beuve, que le goût était autre chose que la raison,
M. Souday, pour me confondre, avait pris les mêmes armes : mais tout au contraire, m’avait-il répondu, le goût « c’est la raison dégustant les
œuvres d’art » de même que l’athena promakhos, c’est la raison armée. voici plus
curieux encore, et plus pathétique : la poésie, déclare-t-il, s’ajoute à la
raison, mais ne la nie pas. tiens ! Tiens ! Si elle s’ajoute à la raison, c’est
qu’elle n’est pas la raison. elle est « plus que rationnelle » et non
irrationnelle. ce disant, comment ne voit-il pas qu’il vient de s’infliger, sur
l’autel du mysticisme, la plus abominable des mutilations ? Si la poésie est plus que
rationnelle, c’est donc que la raison n’est pas la seule lumière de l’homme. C.q.f.d. Avec
tous ceux qui lisent poétiquement les poètes, j’avais remarqué que, pour sentir le charme
d’un vers, d’un lambeau de vers, pas n’est besoin de connaître le poème où ce vers, ce
lambeau se trouvent. la fille de Minos et de
Pasiphaë
« exagération », me répond M. Souday. « si vous ne saviez pas qui sont le
père et la mère de Phèdre », ces magiques syllabes vous laisseraient
froid. Ici, manifestement, je n’ai plus qu’à m’incliner. Il est ainsi fait.
Cette généalogie le met en extase. Nous autres pas. Quand je vous disais que nous
n’habitons pas le même monde !
Encore s’il observait les lois de son monde géométrique, les règles du discours de la méthode ; encore si, dans le domaine des faits tangibles,
palpables, il n’affirmait rien qu’à bon escient.
Est-ce à bon escient qu’il peut déclarer Poe et Valéry « les
plus intellectualistes des poètes ? » le sont-ils en tant que poètes ? Toute la question
est là. Et même en tant qu’analystes, leur intellectualisme est-il spécialement
rationaliste ?
Pour Valéry, c’est un auteur difficile.
Tour à tour et tout ensemble, M et Mme Teste.
M. Souday perdrait son grec à tenter de s’y reconnaître. Mais où diable
a-t-il pris Edgar Poe en flagrant délit de rationalisme ?
J’ouvre au hasard the poetic principle — et je traduis au galop. la grande hérésie moderne est de faire de la vérité l’objet suprême de la
poésie… entre poésie et vérité, nulle sympathie. Avec ce qui est indispensable au chant,
la vérité-autrement dit la raison-n’a rien à faire… folie de vouloir réconcilier
the oils and waters of poetry and truth. He must be blind indeed- il n’entend
rien à nos mystères, celui qui ne voit pas qu’entre le vrai, qui est l’objet de la
raison, et le poétique, il y a un mur, un abîme de différences — who does not
perceive the radical and chasmal
differences between the truthful and the
poetical modes of inculcation… « les marginalia redisent, de vingt
façons, les mêmes choses…
je m’étais bien promis de ne plus le lire, mais pouvais-je prévoir qu’il m’exterminerait
une deuxième, une troisième fois, et jusqu’à une quatrième, et, à cette quatrième fois en
anglais ?
Dans la deuxième réponse qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser-réponse qui transpose
seulement sur le mode irrité les affirmations de son premier article,
M. Souday veut bien prendre en pitié la déliquescence de mon cerveau. Lisez
plutôt : parce que nous avons reconnu qu’il y a, dans la poésie, quelque
chose de plus que la raison, M
Bremond nous attribue cette concession que la raison ne serait pas la seule
lumière de l’homme. parbleu, s’il y a plus d’une lumière, il y a en bien au moins
deux.
Il continue : que d’équivoques ! La raison est la seule lumière
pour la connaissance proprement dite : dans la poésie, la beauté
s’ajoute à la raison, mais ne la nie pas et n’en est même qu’une illustration et un
épanouissement. je ne vois là que des mots, et qui ne veulent absolument rien dire,
s’ils ne répètent confusément ce que nous avons avancé nous-mêmes.
Si M. Souday fait, et (du moins à première vue) justement de la raison « la
connaissance proprement dite », ne semble-t-il pas voir, dans la poésie un autre mode de
connaissance (même si l’on refuse de la qualifier poétique, mystique), distincte de la
raison ? Cette « beauté », pour parler sa langue, « qui s’ajoute à la raison », ne peut
pas ne pas être autre chose que la raison.
« illustration… épanouissement ». Encore des mots, et qui pis est, des métaphores. Qu’est
cet épanouissement ? Le développement normal de la fleur au fruit ; de la philosophie de
Descartes à quelque épopée restée inédite ? Ou bien le miracle, un lis
piqué soudain sur un potiron.
Mystère ? On dirait que M. Souday ne voit même pas la difficulté.
Enfin savourez sa dernière ligne : « M. Brémond nous fait penser aux
fétichistes nègres et aux derviches tourneurs " ? Raison, je ne sais ; mais poésie, cela
est certain, quoique naturellement un peu noire.
M. Bremond, avait-il écrit, a si bien élucidé, dans son discours, la notion
de poésie pure qu’il sentait lui-même, trois jours après, la nécessité
de nouveaux « éclaircissements… » il vocifère comme un conducteur
de char en détresse : ce n’est pas notre faute s’il s’est embourbé. Au lieu d’injures,
on préférerait des raisons ; mais le plus bel académicien ne peut donner que ce qu’il
a. quel jour presque nouveau M. Souday ne nous ouvre-t-il pas sur sa
façon de philosopher !
Ainsi, pour n’avoir pas éclairci, résolu, épuisé, en dix pauvres pages, une question qui
reste en suspens depuis la poétique d’Aristote, je lui
parais disqualifié. Ce n’est pas trois jours après le discours, c’est plusieurs semaines
avant, et lorsque ce discours n’était même pas commencé que j’ai demandé à Maurice
Martin Du Gard, pour une série d’éclaircissements, l’hospitalité des nouvelles. mon ambition n’a été que de provoquer, par un exposé rapide et
tranchant, la discussion autour d’un problème que je savais, que je déclarais d’avance ne
pouvoir jamais être entièrement résolu.
Passons sur la troisième extermination, qui démontre avec évidence que
M. Souday et moi ne parlons pas la même langue, et arrivons au rare morceau
publié dans la
New-York times book review du 29 novembre
1925. Il y résume, il y renforce pour l’étranger ses trois scolies antérieures. Je traduis
aussi littéralement que possible sur la traduction américaine, sans me
flatter
de retrouver l’élégance vigoureuse du texte primitif.
M. Bremond est un pur mystique. La raison est sa bête noire. Il ne veut
pour guide que l’inspiration d’en-haut. D’après lui, on doit expulser de la poésie toute
espèce d’idées, de sentiments et d’images. Il appelle tout cela « poésie-raison », et
préfère de beaucoup la « poésie-musique » — encore un de ces méchants mots qu’il se
plaît à forger ! — bien que celle-ci même, il l’estime insuffisante. Il tient que ce qui
provoque en nous l’état poétique, c’est uniquement le son du vers. Au sens, il n’attache
aucune importance. Il se trompe du tout au tout. (« he is absolutely wrong » ;
intraduisible en français poli…) enfin il conclut que la poésie pure consiste en un
« fluide mystérieux », qui transfigure les mots vides ou pauvres de sens, et qui nous
fait communier avec l’infini, ou même avec Dieu. Personne, par malheur, ne
sait de quoi est fait ce « fluide mystérieux », et personne ne croira jamais que, pour
communiquer avec ses créatures, Dieu ait recours à des mots vides de sens.
Suppression de toute activité intellectuelle, le mysticisme, tel que le conçoit
M. Bremond
… ceci est une concession aimable et en quelque sorte,
patriotique, aux susceptibilités américaines en matière religieuse. Mieux vaut, en effet,
qu’on ignore là-bas la vraie pensée de l’illustre critique du temps sur
le mysticisme, sur tout mysticisme. C’est bien le cas de le dire, M. Souday,
quand il voyage en Amérique, met de l’eau dans son whisky. Régime mi-sec.
Le mysticisme donc, tel que Bremond le conçoit,
mènerait droit aux gouffres du matérialisme. Quoi, en effet, de plus matériel que des
mots « vides de sens » ou qu’un fluide, tout voisin apparemment de l’électrique ? Non,
non, ce ne sont pas des courants électro-magnétiques qui donnent aux mots leur valeur de
poésie, c’est l’harmonie immatérielle et rationnelle de la musique verbale et de la
pensée ! voilà un « correspondant » modèle, et une Amérique bien
renseignée ! Ce n’est pas que je n’éprouve une sorte de volupté, perverse peut-être, à
traduire cette avalanche de contresens massifs, toujours les mêmes et néanmoins toujours
imprévus. Oh ! Je savais bien d’avance que la traversée Paris-New-York
n’allégerait pas l’obésité congénitale de cette pensée. J’espérais toutefois qu’il
renoncerait enfin à proposer une théorie de son cru : « harmonie immatérielle et
rationnelle… etc., etc. ».
Auprès de ces grands mots, la chanson Orléans, Beaugency semble
riche du plus beau sens.
Avec cela, je n’ai pas besoin de rassurer nos amis d’Amérique. l’étoile verte de Chicago
a publié, dans son numéro de noël, une
traduction de mon discours. On a pu y constater dès les premiers mots que M. Paul
Souday n’a pas même pris la peine de me lire. Voyez plutôt : aujourd’hui, nous ne disons plus : dans un poème, il y a de vives peintures, des
« pensées » ou des sentiments
sublimes ; il y a ceci, il y a cela, puis de l’ineffable. Nous
disons : il y a d’abord et surtout de l’ineffable, « étroitement uni d’ailleurs à ceci
et à cela. » aux pensées, aux sentiments, aux images. Quelle affirmation serait
plus catégorique, et en même temps, plus limpide ? Aux américains d’apprécier, comme il
leur plaira, la critique de M. Souday.
Usant d’une métaphore commode-laquelle, après tout, n’en déplaise à l’
immatérialisme éthéré de M. Souday, n’est pas qu’une métaphore,
puisque enfin tous nos sens, toutes les fibres de notre corps participent aux émotions de
la poésie-si j’ai comparé au courant électrique la force mystérieuse qui donne aux mots de
tout le monde ce caractère indéfinissable que nous appelons poétique, les esprits les
moins éveillés auront compris d’abord qu’une telle force ne vibrait pas dans le vide.
Nécessairement elle s’applique, elle s’ajoute à de certains éléments, elle traverse, elle
pénètre un certain milieu, les idées, les images, les sentiments qu’elle poétise, si l’on
peut ainsi parler. Je ne canonise pas le non-sens ; je me borne à constater qu’il ne
détruit pas irrévocablement le charme de tel poème où il s’est glissé ; ce qui me permet
de conclure que, même du plus haut poème philosophique le charme proprement poétique ne
réside pas dans le sens. Ou encore, je constate avec Flaubert qu’« un beau
vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ».
D’où
je conclus, non pas qu’il est désirable qu’un vers ne signifie rien, mais
simplement que, ce qui rend un vers poétique, ce n’est pas le sens qu’il exprime. Je
n’exile pas le sens, lequel, d’ailleurs, reviendrait au galop ; je lui laisse tout son
mérite propre, sa fonction normale, qui doit être — ne croyez-vous pas ? — de signifier ;
mais j’affirme, et sans de gros efforts de subtilité, que, banal ou splendide, peu
importe, pris en soi, à l’état de sens, de matière intelligible, il ne présente absolument
rien de poétique, puisqu’enfin ce caractère d’intelligibilité qui fait tout son être, il
le conserve également, et, qui plus est, à l’état presque pur, dans la plus prosaïque des
proses.
En face des deux textes que voici : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles
" ; « mais où sont les neiges d’antan ? », ma raison procède de la même manière : elle
saisit — apprehendit — le sens de ces mots : Nicole,
pantoufles, neiges, les notions qui leur répondent ; après quoi, elle saisit, elle noue le
lien logique par où ces mots se trouveront former un jugement, une phrase ; s’il le faut,
elle raisonnera plus avant là-dessus.
Bref, elle fait son métier de raison : elle comprend.
Voudriez-vous qu’elle se pâmât ? Ce n’est pas dans ses moyens. Si donc l’expérience nous
montre que la première de ces phrases, une fois comprise, nous laisse dans notre état
normal, au lieu que la seconde, une fois comprise, elle aussi, et même, selon moi, avant
qu’on l’ait comprise pleinement, fait passer en
nous un certain frisson, le
moyen, je vous le demande, d’attribuer ce frisson à la joie que nous procure l’acte de
comprendre ? N’ai-je pas aussi bien compris la première que la seconde ?
Que dis-je : ne l’ai-je pas beaucoup mieux comprise, ayant épuisé d’abord et assez vite
le sens très précis, très limité qu’elle renferme ? Sur un homme qui ne serait que raison,
ces deux phrases produiraient le même effet, à cela près qu’il trouverait une satisfaction
plus entière dans la première que dans la seconde. Me direz-vous que le contexte ajoute un
certain halo comique à la première, mélancolique à la seconde ? Oui, sans doute, et voici,
de ce chef, proposée à ma raison, une nouvelle série d’exercices, plus compliquée que
l’ancienne, mais du même genre. Elle cherchera, par exemple, à expliquer pourquoi
M. Jourdain est comique ; à propos de quoi, si elle est dans ses beaux
jours, ou si elle vient de lire un article stimulant de M. Paul Souday, elle
bâtira une dissertation sur le rire.
Mais elle ne rira pas. Comment ferait-elle ?
Par définition, elle est celle qui comprend, non celle qui rit. Intelligente-et juste
ciel ! Que serait-elle si elle ne l’était pas ? — elle arrivera ensuite avec plus ou moins
de peine à saisir que Villon s’apitoie, dans sa ballade, non pas sur les
neiges disparues, mais sur la ruine inévitable de toute chair. Elle ira même jusqu’à
remarquer, — tant sa perspicacité est aiguë ! — que cette ruine est quelque
chose de déplorable. Pleurera-t-elle pour autant ?
Elle ne saurait. Allons plus loin : si, au lieu de constater que ces anciennes dames
n’ont pas laissé plus de traces de leur passage ici-bas que les neiges de l’an passé, il
s’agissait pour la raison de donner son adhésion motivée à ces deux notions reliées par un
verbe : je vais mourir, elle ne frissonnerait pas davantage.
Mais gardez-vous bien de lui reprocher son apathie. Si elle manque à ce point d’humour,
de tendresse, de poésie, c’est tout bonnement, d’une part, qu’elle a pour unique objet
l’intelligible, et que, d’un autre côté, l’intelligible, n’est ni amusant, ni émouvant, ni
poétique. Il est ce que la raison peut comprendre, contrôler, construire, déclarer vrai ou
faux dans une phrase donnée ou dans un système de phrases.
M. Paul Souday veut bien nous apprendre qu’il n’est pas de vers qui ne
signifie quelque chose. Rationalisme honteux. Je veux, moi, que chaque phrase d’un poème,
en tant que phrase, née de la logique et de la grammaire, n’ait qu’un sens unique accepté
par un oui, ou rejeté par un non. ôtez ce oui ou ce non, il n’y a plus là pour la raison
que de l’air battu.
Qu’elle s’attaque au poème le plus lyrique, je la défie bien d’y découvrir un atome de
couleur, d’émotion, encore moins, s’il est possible, de poésie. Elle n’y verra qu’une
suite de jugements ; trente, cinquante affirmations ou négations. Ces
jugements n’arborent pas tous leur insigne, je veux dire leur verbe, leur oui ou leur
non. Il en est de sournois, de recroquevillés, d’implicites, de présupposés, de suggérés…,
mais enfin, M. Souday aidant, ou n’importe quel logicien, il faudra bien
qu’ils se montrent dans leur nudité grelottante de jugements. Une fois dépistés, tirés de
leurs cachettes et mis en procession, vous aurez épuisé le contenu du poème, sans qu’il
reste un seul mot que la poésie puisse dire sien.
Un jour, j’accompagnais le bon archevêque d’Aix, mgr Bonnefoy,
sous les platanes du cours Saint-Louis, quand nous vîmes venir à nous un des
professeurs du grand-séminaire, brandissant un rouleau de papier qu’il semblait — je suis
très myope — approcher de ses lèvres comme une trompette. Déjà tout amusé lui aussi,
monseigneur se penche vers moi : « regardez-le, il m’apporte l’encyclique pascendi, qu’il a juré, ce matin, de mettre en tableau synoptique. « c’était bien
cela, en effet. Quand il nous eut rejoints, le digne homme, étalant son petit papier,
zébré d’accolades, répétait triomphant : « elle est toute là » ! Aux yeux de la raison, un
poème n’a rien qui le distingue essentiellement d’une encyclique. Il est comme elle, et il
ne peut être qu’une suite d’affirmations ou de négations. Mettez l’iliade en tableau
synoptique, — rien de plus facile ; et, quand vous aurez fini, dites hardiment : « elle
est toute là. » le reste, le concert, la couleur, l’émotion, la
poésie, c’est
nous qui l’ajoutons au poème, nous, dis-je, si nous avons invité à le lire nos puissances
de vision, de sentiment et d’intuition.
Laissée à elle-même, et telle qu’elle se présente à l’examen de la raison, une œuvre,
quelle qu’elle soit, n’a rien de poétique ; elle n’est qu’un tissu de jugements, et l’on
sait bien que tout jugement, même porté sur des choses concrètes, est abstraction, que
toute abstraction est prose. Encore un mouchoir rouge tendu à M. Paul
Souday ; il répétera demain aux échos des deux mondes que, pour
M. Bremond, il n’est plus de poésie, même dans Homère.
Qu’on me pardonne cette débauche de dialectique autour d’une poignée de truismes ; elle
m’a paru nécessaire. Oh ! J’entends bien que M. Souday est un cas extrême ;
je voudrais pouvoir dire unique ; pourquoi des maladroits m’en ont-ils empêché ? Mais
laissons le enfoncer à coups de poing des fenêtres béantes et résignons-nous à piétiner
devant la porte d’ivoire, attendant qu’elle s’entr’ouvre.
une splendide lettre que j’ai reçue de Fagus et que je regrette de ne
pouvoir donner ici tout entière. Qui nous éclairera sur le « mystère du poète », si ce
n’est le poète lui-même ?
Fagus n’a pas pris la peine de me lire, et il a bien fait. La poétique de
Jean de Salisbury ne figure pas dans les testaments de
Villon.
Pour faire le tour de son domaine, un propriétaire n’a pas besoin de consulter le plan
cadastral. vous parlez de poésie pure, me dit-il, et je n’en connais pas
d’autre, du moins digne de ce nom. à merveille. Voilà en effet ce que j’aurais dû
affirmer d’abord, au lieu de le réserver pour notre CCIIIe
éclaircissement. il y a toujours du pur et de l’impur dans un poème ;
mais la poésie elle-même, ou elle est toute pure ou elle n’est pas. Dès qu’elle paraît,
elle poétise, si l’on peut dire, elle divinise les éléments
impurs qu’il faut bien qu’elle s’annexe : idées, images, sentiments, toutes choses
prosaïques, selon moi, par définition. tout lui est rythme, dit-il encore,
rythmes de pensées, idées, images, sentiments, sensations, « tout qui est un au
fond. » certes oui ! « tout qui est un », ou plutôt qui devient un, dès que la
poésie s’en est emparée, comme tout devient rose au crépuscule du matin. Avant cette
aurore, avant cette sorte de transmutation ou de mainmise, tous ces éléments appartiennent
à la prose ; après, ils sont poésie.
Et si, comme il arrive trop souvent, l’action unifiante du courant poétique vient à
s’interrompre, ces divers éléments retombent aussitôt dans leur impureté congénitale.
Ainsi pour la plupart des transitions dans les poèmes narratifs ou dans les odes
pseudo-classiques. nunc pater aeneas est prose pure. il est
temps de passer au funeste moment où la triste Vénus doit quitter son
amant. cette rapide platitude, écrit Valéry, est un signe très apparent de
la fatigue. plus que fatigue, c’est la maladie du sommeil.
Le courant ne passe plus. il est vrai que, dans les vers, tout ce qui est
nécessaire à dire est presque impossible à bien dire. voilà du Valéry
des grands jours ! Et qui
suffirait à prouver que les démarches de la poésie
ne sont pas celles de la raison. Cette nécessité, du reste, si c’est votre propre
inspiration qui vous l’impose, le « bien dire », le dire poétiquement, suivra tôt ou
tard ; si c’est la seule logique, jamais. il est temps de passer au funeste
moment… notez-le bien : ce que nous reprochons à ce vers, ce n’est pas, à
proprement parler, sa laideur. il y a, écrit J. Boulenger, de
« beaux vers » qui ne sont pas poétiques… car ce n’est pas l’éloquence…, ce n’est pas
même la seule beauté de l’image qui fait le caractère proprement poétique du
vers…tel alexandrin, admirablement imaginé… comme cette obscure clarté
qui tombe des étoiles…est beau d’une beauté prosaïque ; ce n’est pas
un beau vers, c’est une belle phrase. Aussi bien, préparons-nous, mon cher ami,
J. Boulenger et moi, une collection « arc-en-ciel » des
principaux poètes, recueil dont l’originalité — indéniable ! — sera précisément de
rendre sensible aux épidermes les plus épais le passage du courant poétique. Les
vers poétiques seront imprimés en rouge-feu ; les prosaïques, en noir ; ceux que traverse
un courant à peine perceptible, en jaune.
Mais revenons à la prose étincelante de Fagus. (je mets entre crochets les
phrases contestables qu’il serait trop long de discuter.)
(tandis que le roman, l’histoire même, et autres, décrivent des êtres et
des choses), la poésie est l’art et la science d’exprimer les rapports des êtres et des
choses comme seraient, mais de façon moins essentielle, (l’architecture) et la musique.
cela situe la poésie au-dessus de tout, (avec les mathématiques. Elle est une
méta-mathématique)… etc :
ces excellentes pages, qui malheureusement simplifient trop à diviser et à
juxtaposer au lieu d’ entrepénétrer les éléments de leur analyse,
m’offrent la première belle occasion d’éclaircir ma pensée. Car avec les poètes, comme
trop souvent avec les critiques professionnels, — nous venons assez de le voir, — l’on n’a
pas à craindre de piétiner sur place, de rester en deçà de son sujet.
Ces pages de Fagus nous font toucher du doigt, une fois de plus, la
difficulté contre laquelle nous nous heurterons toujours. La définition napoléonienne de
l’inspiration, par exemple : elle dit ce que l’inspiration nous apporte-la solution
soudaine d’un problème — mais sur l’inspiration elle-même, elle nous laisse dans la nuit.
Rien qu’une lueur, infiniment précieuse, du reste ; cette solution, le seul travail de la
raison ne l’a pas trouvée : il a
fallu qu’intervînt une activité d’un autre
ordre.
Vous avez reconnu au passage, et salué avec plaisir la vieille théorie évidente sur la
poésie créatrice de rapports nouveaux. Et moi comme vous. Mais des rapports de ce genre,
la prose peut en créer à chaque minute. Et qui sait ?
Plus la poésie serait haute moins en créerait-elle.
C’était l’avis de Ruskin, dans son fameux chapitre sur la pathetic fallacy (modern painters, III). à l’origine de toute activité poétique,
Fagus place un « rythme intérieur ». Pourquoi ajouter aussitôt « rythme
d’une pensée », alors qu’à déclencher et à régler le rythme d’une pensée quelconque, même
sublime, la simple logique — c’est-à-dire la prose — suffit ? Pour moi, ce rythme
intérieur, c’est l’expérience poétique elle-même, l’impression,
l’inspiration, la saisie immédiate et massive de ce réel qui échappe à la
prose. de Villeneuve-Lès-Avignon, un jeune instituteur, qui est aussi
gentil poète, M. Raymond Christoflour, vient à mon aide avec des réflexions sur la poésie où il distingue, beaucoup mieux que Fagus,
dans les divers stades de la création poétique, la cause profonde unifiante. Après avoir
spirituellement rapproché des vers de Coppée et de Boileau, il
va tout de suite au cœur du problème : j’appelle ces lignes de la prose
rimée ; je répugne invinciblement à les appeler de la poésie. Je ne suis pas le seul. Et
la question n’est pas nouvelle. qu’elle ne soit point encore résolue, cela marque la
pente naturelle de certains esprits à prendre le signe pour
l’objet, et à se mettre paresseusement d’accord sur les
apparences… etc : et mon fervent correspondant ne croit pas comme
Fagus que, pour résoudre la question de la poésie pure, le poète pourrait
se faire le spectateur de lui-même, analyser, « émietter » sa création comme n’importe
quel travail. Il ne s’imagine pas « très conscient… en son tréfonds », et il se met au
centre de l’expérience : assis au milieu du jardin, devant ce ciel et ce
feuillage, face à face avec l’amour ou avec la mort, sous cette nuit étoilée, face à
face avec Dieu ; si j’écarte un instant toute pensée, et si je me recueille
en silence, je sens se mêler à moi tout un monde confus de formes, de couleurs, de sons,
de parfums, de présences ; … etc :
qu’ajouter à ces admirables ?
Ceci, en revenant à Fagus, lorsqu’il nous dit, d’accord avec notre
correspondant comme avec tous les vrais poètes : le vers de Victor
Hugo-« l’ombre était nuptiale… » témoigne combien la poésie constitue un idiome
à part de tous ; où les mots, à travers leurs sens usuels, révèlent un sens nouveau,
inédit, supérieur, surnaturel et nécessaire. s’ils ne faisaient que nous révéler
« un sens nouveau », cette révélation n’aurait rien de « surnaturel », de poétique. La
plus prosaïque des métaphores en fait autant. Il y a bien là, certes, du nouveau : il y a
le passage du mystérieux courant que nous avons dit…
répétons-le : ce que j’affirme ou ce que je nie, des milliers de poètes, de critiques,
de philosophes l’ont affirmé ou nié avant moi et souvent dans les mêmes termes. Si bien
qu’à la fin de chaque paragraphe, j’aurais pu écrire, comme Jacques Boulenger
dans l’ opinion du 7 novembre : inutile d’insister… ; il
serait trop facile d’accumuler des exemples, mais ceux qui ne savaient pas d’avance ce
que nous venons de dire, ne le comprendront jamais. non, pas d’autre originalité
que d’ordre dialectique ou pédagogique ; rien de neuf, sinon l’imprévu, le coupant de
certaines formules ; la disposition que je donne à cette série de
truismes et
le mouvement qui les entraîne vers une conclusion, imprévue peut-être elle aussi, mais qui
me paraît inévitable. Cette conclusion, je l’indique à peine, en finissant, car il m’eût
fallu plusieurs volumes pour l’établir, et des précisions qu’une lecture publique ne
saurait permettre : c’est le rapprochement-nécessaire, selon moi- je ne dis
pas l’identification
-entre l’expérience poétique et l’expérience mystique.
Tôt ou tard, nous reviendrons à ce rapprochement entre la poésie et la mystique. Pour
l’instant, le débat tend de plus en plus à se limiter à la partie négative de notre
synthèse. Et c’est mieux ainsi. Jacques Boulenger a si bien posé la question
que je ne puis mieux faire que de le citer une fois de plus. parmi les idées
de M. Paul Valéry, écrit-il, il en est une qui a eu une grande fortune…
c’est dans l’avant-propos à la connaissance de la déesse.
M. Valéry a fait remarquer que les plus grandes œuvres versifiées de la
race latine appartiennent à l’ordre didactique ou historique et « empruntent une partie
de leur substance à des notions que la prose la plus indifférente aurait pu recevoir. on
peut les traduire sans les rendre tout insignifiantes. c’est qu’elles ne sont pas
purement, exclusivement poétiques. Pour isoler « une préparation de
poésie à l’état pur », il faut dissocier et
écarter les éléments qui sont
aussi ceux de la prose : narration, drame, didactisme, éloquence, images, raisonnement,
etc. ; l’essence de la poésie, la « poésie pure », ce sera ce qui restera après cette
opération. M. l’abbé H B vient de reprendre cette idée
valéryenne… il établit… que la poésie est sans rapport (direct et nécessaire) avec le
sens intellectuel du poème, qu’elle ne l’exclue pas, « bien entendu », mais qu’elle
existe en dehors de lui… ce n’est pas son sens qui fait le mérite d’un vers royal
comme : la fille de Minos et de Pasiphaé
…et
comme tant de vers sonores du père Hugo, qui ne contiennent rigoureusement
que des noms propres…et la poésie populaire.
impures
donc, les idées, mais non pas « bien entendu », hostiles, réfractaires à
la poésie. Je n’ai insisté un peu longuement que sur ce point dans la partie négative de
mon discours.
Mais ce que nous disons des idées, il faudra bien le dire et des images, et des
sentiments, et jusqu’à un certain point de la musique verbale elle-même. Aucun de ces
éléments, pris en soi, et séparé du courant poétique, n’est poésie.
Et voilà de belles difficultés qui nous attendent.
Il en est de formidables, mais pas assez, je l’espère, pour m’empêcher d’arriver enfin à
mes conclusions mystiques.
Avant d’aborder la critique de détail, je voudrais qu’on me laissât présenter ces
quelques vues d’ensemble sous un jour nouveau, et d’une manière moins abstraite. Ce sera
toujours la même synthèse. de Virgile à Paul
Valéry
, avais-je pensé écrire un jour. Pourquoi Virgile ? Parce
qu’il n’y a pas de poème didactique comparable aux géorgiques. pourquoi
Valéry ? Parce que sa préface m’avait fait comprendre que, s’il peut y
avoir des poètes et des poèmes didactiques, l’idée même de poésie
didactique est un monstre,
une absurdité. Eh ! Sans doute,
Poe, Baudelaire et Mallarmé auraient pu, bien
avant lui, auraient dû nous rendre le même service, eux qui ont assez vivement réalisé et
clairement publié le néant à la fois scientifique et poétique de toute expression
doctrinale dans le poème. Pour une cause ou pour une autre, j’hésitais encore à pousser la
leçon de ces maîtres jusqu’à ses dernières conséquences, et j’attendais sans doute
Valéry. Dans son obscurité enchanteresse, la poésie-raison n’est-elle pas
réduite en miettes ?
Mais, de ce fait, le poète, chez lui, se trouverait finalement en désaccord avec le
théoricien.
Et vice versa. il se serait aventuré parfois à relever de sa main
droite l’idole qu’avait renversée le petit doigt de sa main gauche. On l’a cru, il l’a cru
peut-être, car tout homme est pervers. Pour moi, je ne le crois pas, ou ne le crois qu’à
moitié. Cependant, si haut que je le place, je ne reconnais pas à Valéry le
pouvoir de ressusciter les morts, — les morts surtout qui n’ont jamais vécu, et la
poésie-raison est de ceux-là.
On voit pourquoi, aussi antisentimental qu’il pût être, et encore plus paraître, aussi
hostile qu’il fût à toute mysticité, il était précieux de ne pas l’écarter de ce débat :
il est en effet une preuve vivante de ce que l’intellect est impuissant à détruire, même
quand on pense aboutir,
comme dans le cas du didactisme et de la poésie, à son
triomphe. Malgré toute la volonté d’une raison qui se croit maîtresse des moindres
éléments d’une œuvre, l’inspiration sauve de ses griffes nombre de morceaux
éblouissants.
Appliquons à Valéry ce qu’il a écrit de son Léonard : « il
abandonne les débris d’on ne sait quels grands jeux. » entendez par ces débris tout ce
qu’il a publié jusqu’ici : éclats d’une planète lointaine ou d’un invisible diamant.
Laissant à d’autres, à Thibaudet, à P. Lièvre, à
Lefèvre, la critique minutieuse, hostile ou fervente, de ces fragments,
j’essaierai d’imaginer les « grands jeux » intérieurs que de tels débris nous révèlent et
tout ensemble nous dérobent.
« grands jeux », mais dramatiques. Un désastre obscur les menace constamment. C’est le
drame assez fréquent dans l’ordre religieux, beaucoup plus rare chez les poètes, du
croyant, qui coupe une à une les racines toujours renaissantes de sa
foi-Scherer, par exemple-; du poète né, qui veut tuer en soi le poète, et
qui, pour notre bonheur, ne réussit jamais qu’imparfaitement dans ses tentatives de
suicide.
Car Valéry est poète, il l’est essentiellement même, sinon surtout, dans sa
prose.
Semblable, qu’il me pardonne, à ses frères inspirés, bien qu’il raille l’inspiration, ou
qu’il la piétine.
Valéry ou le poète malgré lui : ces deux mots dégagent, me semble-t-il, son
originalité la plus
rare. C’est par là qu’il nous gêne et qu’il nous séduit.
Bizarre prestige, composé de deux éléments qui s’enchevêtrent l’un dans l’autre : la
perversité du poète qui se renie ; la splendeur de l’auréole qu’il ne parvient pas à
éteindre.
Le conflit entre les deux démons de la poésie et de la prose est poussé chez
Valéry jusqu’aux suprêmes horreurs. Les autres inspirés, quand ils veulent
traduire vaille que vaille leur inspiration, sont bien obligés de se résigner à l’impur.
Valéry est tenté d’adorer l’impur. Il l’avoue, du reste, le malheureux ! Et
presque sans rougir, dans la préface, heureusement rarissime, qu’il a écrite pour la
seconde traduction anglaise de la soirée avec Monsieur Teste :
j’étais affecté du mal aigu de la précision, je tendais à l’extrême du désir insensé de
comprendre.
« mal » et folie : il le sait donc bien, mais il se complaît dans ce crime fou. je suspectais la littérature (parbleu !) et jusqu’aux travaux assez précis de
la poésie. l’art est toujours précis : la précision la plus savante et rigide, au
service de l’imprécis.
Vous entendez bien que ce qui lui rend les techniques suspectes, c’est l’ineffable, c’est
la poésie qui tâchent de s’épanouir par elles. on sait bien, par exemple, que
les conditions de la lecture littéraire sont incompatibles avec une précision excessive
du langage.
le langage est précis, ou il devient verbiage.
Le langage poétique aussi bien que l’autre.
Mais il a ceci de particulier, de divin que sa précision elle-même a pour but unique
d’ouvrir, aussi grandes que possible, les portes du mystère. Précision honteuse de soi,
inquiète, bégayante, opposée à la précision satisfaite, triomphante, définitive de la
prose. La lecture poétique commence au point précis où s’achèverait la lecture prosaïque.
l’intellect volontiers exigerait du langage commun des perfections et des
puretés qui ne sont pas en sa puissance… je rejetais non seulement les lettres mais
encore la philosophie presque tout entière parmi les choses vagues et les choses impures
auxquelles je me refusais de tout mon cœur…j’étais fort de mon désir
infini de netteté. c’est ici la tentation à son paroxysme ; le « grand refus » du
don poétique sur le point d’être consommé ; l’« intellect » narguant la fine pointe de
l’âme ; la prose elle-même bafouée comme encore trop semblable à la poésie.
Valéry accepte le silence, il se tait parce que la parole humaine, et même
celle des philosophes, n’atteint pas à cette clarté définitive, à cette précision absolue
où il voit le souverain bien ; le poète se tait, ou, du moins, incline au silence, parce
que les mortelles précisions de la parole humaine réduisent, déforment, limitent,
dégradent les réalités mystérieuses, indéfinissables que l’inspiration lui a permis
d’entrevoir, de
sentir, de toucher presque. Pour le poète, la prose est impure
parce qu’elle est trop précise ; pour Valéry, parce qu’elle ne l’est pas
assez.
Non, je ne crois pas qu’on puisse imaginer d’opposition plus tragique, ni en apparence
plus irréductible entre un vrai poète et la poésie.
-l’inspiration et la fabrication : dans son étude sur Valéry, Albert
Thibaudet avait établi cette distinction fondamentale :
« Il y a les poètes qui savent faire des vers parce qu’ils sont poètes ; et il y a les
poètes qui sont poètes parce qu’ils savent faire des vers. "
Lamartine et Hugo seraient parmi les premiers ;
Racine, parmi les seconds. Valéry appartiendrait au deuxième
type. « on ne voit en lui aucune nécessité qui le contraigne à être expressément poète. »
à propos de la poésie pure, Thibaudet vient de reprendre ce thème. (nouv. Rev. Française,
1er janvier 1926.) qu’en devons-nous penser ?
Il y a dans les vies des pères du désert une jolie histoire que Thibaudet a
bien fait de ne pas relire avant de se mettre à son article. Sans quoi la plume lui serait
tombée des mains, ce qui eût été grand dommage. Deux ermites,
voisins de
cellule, depuis quelque trente ans, vivent si unanimes qu’ils se demandent parfois comme
il se peut faire qu’on ne soit pas toujours d’accord ici-bas. Car, enfin, s’il faut en
croire les bruits du dehors et ce que racontent les livres, le reste des mortels passerait
le temps à se déchirer. Comment font-ils ? Si nous essayions ?
Là-dessus, le moins pacifique des deux, fronçant le sourcil, met la main sur le petit
banc de pierre où ils avaient coutume de se reposer côte-à-côte. — « ce banc est à moi,
fait-il de sa voix la plus caverneuse. — non, il est à moi, bégaie le plus doux. — par ma
barbe, il est à moi, reprend l’autre. — mais bien sûr », consent le second. Et leur
querelle prit fin.
Ainsi de nous deux. Thibaudet, le plus violent, fait d’abord mine de
m’avaler, puis, avant que j’aie eu le temps de fuir, il me rappelle ; au lieu de l’unique
banc qu’il avait feint de me disputer, il m’en offre deux. Et me voilà plus obligé que
jamais à lui trouver un fauteuil.
C’est un de mes chers soucis. En attendant, essayons de nous disputer. il
s’agit, commence-t-il, d’un problème de critique littéraire, non de dogmatique ou de
critique philosophique… nous sommes critiques. Nous avons devant nous une masse de
poésie faite, et nous nous demandons ce qui, dans cette poésie réalisée, peut répondre à
la notion de poésie pure. si j’avais sa prodigieuse virtuosité d’analyse, je n’en
finirais pas de déchiqueter ces premières
lignes. Elles déplacent la
question ; elles brouillent déjà tout. Ce pervers le sait mieux que moi.
Nous faisons ici figure, non de critique, mais de philosophe. à travers le particulier
qui nous est soumis-un poème quelconque-nous voulons atteindre l’universel ; de
l’impression produite par ce poème nous voulons tirer une loi qui s’applique à tous les
poèmes. Comment Thibaudet, ce métaphysicien endiablé, qui découvrirait je ne
sais quelles profondeurs « cosmiques » jusque dans mignonne, allons
voir…, m’oblige-t-il à lui rappeler ces évidences ?
La poésie pure étant ce par quoi le poétique se distingue du prosaïque, il va de soi que
la réalité mystérieuse qui répond à la notion de poésie pure, doit se retrouver à un degré
quelconque dans toute œuvre vraiment poétique, passée, présente ou future. Chaque poème
est une création originale, qu’on n’avait pas vue encore : qu’on ne verra pas deux fois ;
mais l’idée même de poésie est universelle, comme l’idée d’homme ou d’oiseau. Il y a des
milliers de poèmes, il n’y a qu’une poésie, principe unique, raison dernière d’une
expérience indéfiniment diverse, mais qui présente constamment les mêmes caractères
aisément reconnaissables : cet éblouissement, ce frisson, cette émotion, délectable,
certes, mais en même temps si profonde, si voisine de l’émotion religieuse, que nous avons
conscience de l’avilir en l’appelant volupté. Toute œuvre qui nous procure cette émotion
est poésie, au sens propre de ce
mot : l’ énéide comme le
corbeau ; la vigne et la maison comme l’ après-midi d’un faune ; le cimetière marin comme les abeilles du manteau. nous sommes tous d’accord là-dessus, un seul
excepté.
Le terme de poésie pure, écrit Thibaudet, s’applique à deux
provinces de la poésie française, entre lesquelles il ne me paraît pas que
M. Bremond… ait distingué suffisamment. suffisamment ! Mais j’espère
bien n’avoir pas distingué du tout. L’eussé-je fait, si peu que ce fût, je n’oserais plus
me montrer. Dresser la carte de nos plaisirs, c’est l’affaire du critique ; la philosophie
ne connaît pas de frontières. lorsque J. Lemaître disait que
Lamartine est la poésie même, il imputait au compte lamartinien quelque
chose de fort analogue à notre poésie pure.
(parbleu !). Et s’il est permis de condenser en théorie les abondantes
réflexions de Lamartine sur la poésie…, etc :
deux poésies donc, non seulement toutes différentes l’une de l’autre, mais
encore volontiers brouillées l’une avec l’autre. La poésie inspiration, et la poésie
fabrication. Un même nom désigne par malheur ces deux objets que rien ne rapproche, que
tout sépare. C’est là un de ces pièges que tend le dictionnaire aux âmes simples. J’aurais
pu tout aussi bien confondre le rossignol oiseau avec le rossignol qui force les serrures.
Deux poésies, et qui plus est, comme Thibaudet veut me faire plaisir, deux
mysticismes : celui de l’ ecce deus, celui de la lime.
Plus il m’en donne, moins je suis content.
Revenons à notre point de départ qu’il a si nettement marqué lui-même, mais pour
l’oublier aussitôt.
De quoi s’agit-il ? Du poète lui-même pris en soi et de l’état poétique ; ou, en d’autres
termes, du phénomène que l’on appelle inspiration et que l’on attribue à « un génie qui
souffle du dehors » ? Non, pas du tout, ou du
moins, pas immédiatement. C’est
bien, sans doute, à quelques lueurs sur ce phénomène que nous voudrions parvenir, mais,
présentement, nous ne soumettons pas à notre analyse une matière aussi difficilement
saisissable. Boileau a beau crier que son Pégase l’emporte. Nous
le prions de laisser ce cheval tranquille et de nous passer le lutrin.
bref, nous n’étudions ici — faut-il que je l’apprenne à Thibaudet, — qu’une
« poésie faite » ; autant dire, si je ne m’abuse, qu’une poésie « fabriquée ». Pas
d’usine, pas de poème. Lamartine comme Mallarmé,
Hugo comme Valéry, autant d’usiniers ou d’artisans. Ils ont
tous pris la peine d’écrire ; ils ont raturé peu ou prou ; leurs rimes riment.
L’enseigne de l’usine, la complication ou la simplicité de ses rouages, le tapage ou le
murmure de ses forges ; nous abandonnons ces particularités, ces accidents, à la critique
littéraire.
Pour nous, philosophes, tout poème est quelque chose de fabriqué, tout poème un
fabricant ; inspiré ou non, peu importe pour l’instant. à coup sûr, quelques-uns le sont.
D’où je conclus triomphalement que l’idée de fabrication se trouvant nécessairement liée à
l’idée de « poésie faite », on ne peut soutenir, sans une malice criminelle, que l’idée de
fabrication s’oppose « violemment » à l’idée d’inspiration. Ce que la nature même des
choses a étroitement uni, Thibaudet lui-même ne pourra le séparer.
Ces deux idées, non seulement ne se combattent pas, mais encore elles s’appellent, elles
s’exigent l’une l’autre, elles se fondent l’une dans l’autre, pour ne former
qu’une seule notion, la notion de « poésie faite ». Puisqu’elle est faite, elle est
fabriquée ; puisqu’elle est poésie, elle est inspirée. Il n’y a là qu’un seul et même
miracle et qu’une seule magie. ibant obscuri sola sub nocte per umbram…
en imaginer deux, comme le veut Thibaudet, et distinctes, et séparées, c’est
les détruire également l’une et l’autre ; opposer la mystique lamartinienne de
l’inspiration à la mystique valéryenne de la fabrication, c’est rendre également à la
prose, c’est démysticiser, du même coup, et le lac et
le cimetière marin. que cherchent-ils l’un et l’autre.
Lamartine et Valéry, quand ils écrivent ? Quel est l’enjeu des
ratures, ou clairsemées, ou innombrables, qu’ils griffonnent ? Ils cherchent la solution
d’un conflit intérieur qui les tourmente, une sorte de libération. Qu’ils le sachent ou
non, une force mystérieuse les travaille ; une expérience d’ordre mystique se poursuit en
eux. Le réel les investit, s’offre à leur prise. D’autres font tous les jours des
expériences plus ou moins semblables : les saints, les héros, les enfants, les simples,
tous ceux qui n’ont pas étranglé leur âme.
De cette expérience, toute passive au début, naît le conflit. Le don qu’elle nous apporte
exige en retour de notre part le don de nous-mêmes.
« Dieu parle, il faut qu’on lui réponde. » la réalité qui nous visite, qui
s’offre à nous, il nous faut l’accueillir activement, nous l’approprier, et pour cela lui
ouvrir toute grande notre âme profonde, sans écouter la résistance instinctive de nos
facultés, hostiles d’abord à cette appropriation qui, tôt ou tard, les comblera sans doute
elles aussi, mais après les avoir mortifiées. Cette espèce d’agonie accompagne, bien que
très atténuée, le plus souvent, toutes les expériences qui rappellent, de près ou de loin,
la contemplation proprement dite. Pas n’est besoin d’être poète pour en savoir quelque
chose. La réponse dont nous parlons ne va jamais sans quelque souffrance.
D’ailleurs, autant d’appels différents, autant de réponses, mais chacune d’elles doit se
mouler en quelque manière, sur l’expérience initiale qui l’a provoquée ; elle doit
prolonger cette expérience, la féconder, la renouveler, en un mot, la faire passer de la
pointe à la surface active de l’âme. Et cela, je le répète, de bien des façons : amour,
dévouement, commencement d’une vie morale plus haute, initiatives de tout genre et dans
tous les ordres de vocations ; adaptation, héroïque souvent, mais toujours laborieuse, de
tout l’être au modèle que l’inspiration lui a montré.
Au poète, on ne demande pour toute réponse que des mots. Et c’est là, fort curieusement,
ce qui le distingue des autres inspirés. Mais des
mots, qui tout aussi bien
que les actes silencieux des autres, continuent l’expérience initiale qu’ils essaient de
traduire.
La haute contemplation des mystiques est silence, comme l’amour, comme l’héroïsme.
Elle ne s’exprime au dehors que par des efforts généreux vers la sainteté. Si plusieurs
d’entre eux éprouvent, au sortir de l’extase, le besoin de parler ou d’écrire, c’est zèle
de propagande chez les uns, chez les autres, pure faiblesse.
Quoi qu’il en soit, les mots qu’ils emploient ne sont pas, si l’on peut dire, en fonction
de leur expérience ineffable ; simples signes qui la rappellent confusément, mais qui,
loin de la reproduire, de la rendre communicable, la défigurent plutôt. Ils ont mieux à
faire que d’écrire : le poète, en tant que poète, n’a rien autre à faire. Ses mots
dépendent étroitement de l’expérience poétique elle-même ; ils ne s’en distinguent pas ;
aussi longtemps que cette expérience ne s’achève pas en un poème, elle est incomplète,
disons mieux, elle est manquée ; tout comme serait manquée une inspiration héroïque qui ne
se dénouerait par aucun geste.
Dans n’importe quel poème, inspiration, fabrication, cela ne fait qu’un. Que le poète le
sache ou non, définir, peindre, émouvoir, choisir et disposer ses mots, tout cela n’est
pour lui qu’un moyen de se libérer de la force mystérieuse qui
le possède, de
s’approprier la réalité, d’ailleurs ineffable, que l’inspiration lui a offerte. le vers, écrit encore Thibaudet, ne dépasse pas le fini par
l’indéfini, mais par le définitif. formule parfaite et que je fais mienne, mais en
donnant au mot : définitif, un sens tout différent de celui qui obsède et qui égare
Thibaudet : ce que Valéry dit en vers, c’est ce
qui ne pouvait être dit que par le vers, ce qui est consubstantiel au corps du vers, ce
qu’aucune prose ne peut essayer de traduire. il est très vrai que ce que dit un
vers de Valéry ne pouvait être dit que par ce vers ; mais cela n’est pas
moins vrai, l’est même beaucoup plus selon moi, du vers de Lamartine, du vers
de Victor Hugo. Prenons un exemple extrême : la poésie de Marceline
Desbordes-valmore n’est pas moins précise, pas moins définitive que celle de
Valéry. Dès qu’on les applique à un poème, ces deux épithètes prennent un
sens particulier et mystique. Elles désignent l’adaptation parfaite d’une suite de mots —
non pas à une suite d’idées, comme dans la prose — mais à une expérience plus profonde que
n’est l’acte de connaître, de raisonner, d’imaginer, de sentir : expérience que le poète
est pressé de traduire, et qu’il ne peut s’approprier
pleinement, maîtriser et
achever qu’en la traduisant. Une formule incantatoire atteint son maximum de précision,
non pas lorsqu’elle exprime avec une limpidité absolue toutes les nuances d’une idée, mais
lorsqu’elle atteint infailliblement le but que le magicien se propose.
Il en va de même pour les mots qu’emploie le poète, et c’est uniquement par là qu’ils se
distinguent des mots de la prose.
La raison géométrique trouvera les vers de Marceline, et même les vers de
Virgile, plus mous, plus confus, moins précis, au sens géométrique de ce
mot que les vers de Mallarmé ou de Valéry ; mais pour qui les
lit poétiquement, pour qui se soumet à leur action magique, ces vers font avec une
précision merveilleuse ce qu’ils ont à faire ; ils dénouent ce conflit douloureux qui
travaille tous les inspirés ; ils rendent le lecteur capable de s’approprier à son tour
l’expérience poétique du poète.
C’est bien là d’ailleurs, l’unique objet que poursuivent inconsciemment ces hallucinés de
la technique dont nous parle Thibaudet. Valéry, si, comme je le
crois, il est poète-vrai magicien, veux-je dire, et non simple prestidigitateur-
Valéry a beau se persuader qu’en raturant plus que Lamartine,
il obéit à une consigne de précision intellectuelle ; en fait, qu’il le sache ou non, il
n’est qu’un inspiré comme les autres en quête de l’incantation « définitive ». Si
Lamartine rature moins que
lui, c’est qu’il trouve sans effort
la réponse libératrice. Telle est du moins notre doctrine, à Thibaudet et à
moi, ou plutôt la doctrine d’Edgar Poe, de Coventry Patmore, et
de tout le monde aujourd’hui, à l’exception de M. Paul Souday et de ses
fidèles. Et c’est ainsi que nous nous retrouvons unanimes, Thibaudet et moi,
après avoir vainement essayé de nous disputer notre banc de pierre.
encouragements, confirmations motivées, suggestions de tout genre, contradictions,
injures-oh ! Celles-ci peu nombreuses, mais de grand style ! — je ne puis songer à publier
ni même à discuter les articles, les lettres qu’a provoqués jusqu’ici notre enquête
magnifique.
Le simple cortège de ces correspondants et de ces critiques couvrirait des pages et des
pages.
Il y a là, venus de tous les coins du pays, de Lille à Béziers,
de Coblence à Hasparren-de plus loin encore,
d’Oxford, par exemple, une des capitales de l’esthétique-des poètes,
naturellement, beaucoup de poètes, des officiers, des médecins-une des plus belles lettres
a dû être écrite entre deux opérations : elle sent l’iodoforme-des étudiants, même en
droit, des professeurs de philosophie, des phonétistes, des théologiens, des curés de
campagne…
répétons avec Pierre Mille : le beau pays que le
nôtre ! Ce qui me frappe plus encore peut-être, est de voir à quel point s’est développée
chez nous l’intelligence des choses poétiques.
Les symbolistes ont semé dans les larmes ; ils moissonnent dans la joie.
Je lis et relis ces lettres, que je dois renoncer s’il ne tient qu’à moi, à examiner une
à une, mais dont aucune ligne ne sera perdue. En attendant, je voudrais mettre un peu
d’ordre parmi ces réactions diverses, faisant mienne l’austère épitaphe que notre nouvel
académicien, M. Teste choisit, en un jour d’humeur, pour sa tombe : transiit classificando. soit quatre catégories : la réaction bourgeoise et la réaction artiste, la réaction scientifique et la réaction rationaliste. donnons quelques
minutes d’attention à chacune d’elles. la réaction bourgeoise. — plus
sourde, mais aussi plus douloureuse, j’appelle réaction bourgeoise
-écartons philistine comme peu courtois-celle du monsieur qui ne veut
pas, si l’on peut dire, qu’on le fasse « marcher », « monter à l’échelle ». Beaucoup
d’autres synonymes et encore plus verts, tant cet état d’esprit est répandu. Famille
innombrable, et, en quelque manière, auguste. Depuis le second jour du monde, ils sont là,
persuadés que toute originalité se moque d’eux. delenda. Avant
avant-hier, c’était Ronsard ; avant-hier, Racine ;
hier, les romantiques et les symbolistes ; aujourd’hui qui vous savez :
Jammes, Péguy, Proust, Claudel,
Valéry. Ce sont, par définition, des personnes cultivées ; ils occupent, de
droit, les huit dixièmes des places dans les sociétés savantes.
Fort heureusement, du reste, car ils ont à remplir une mission providentielle : défendre,
contre les barbares, d’un côté, et, de l’autre, contre les génies trop pressés,
l’indispensable gâteau de routine (cake of custom), dont parle l’auteur
de physics and politics. les photographe — le jeune Maurice
Barrès entre autres-les ont « pris » mille et mille fois.
Voici un des derniers instantanés : il ne s’approche d’une langue, ou d’une
idée que s’il la croit bien morte, et qu’il la voit momifiée dans une vitrine et que ça
ne peut plus mordre ; et il s’en approche sur la pointe des pieds. deux professeurs
de faculté-l’un et l’autre écrivains de marque-me reprochent d’admirer Paul
Valéry. Chez l’un, c’est une surprise amusée, narquoise « simple rougeole. Vous
en reviendrez ». Chez l’autre, une souffrance : vous, mon cher ami, clair
esprit de Provence, fils de Mistral, admirer, défendre les
obscurités prétentieuses, les subtilités torturées d’un Paul
Valéry
…
que j’ai de peine à vous lire !… vous avez pourtant appris à l’école du maître de Maillane que la grande poésie est
accessible au plus humble. Quatre vers de « Mireille » ou des « iles d’or "
dissipent toute cette fumée, dont s’entoure le poète qu’on essaie de nous fabriquer. Que
d’autres collaborent à cette gloire artificielle, mais vous… ! ici, de nouveaux
compliments sur le génie provençal, ou, comme ils disent, latin dont je serais la dernière
fleur.
Ces quelques lignes, si franches, si cordiales dans leur amertume, trahissent le mieux du
monde les causes principales de la réaction que j’ai dite. Dès les premiers mots paraît
l’invincible confusion qui offusque tout le débat : ce paralogisme du « tout ou
rien ».
" vous admirez Valéry ; donc vous ne lui trouvez aucun défaut. Nous, au
contraire, pour les défauts que nous lui trouvons, nous le repoussons tout entier. »
encore une fois, laissons les snobs qui nous encombrent des deux côtés de la
barricade.
Ils ne doivent pas nous gâter nos plaisirs.
La question unique n’est pas de savoir si Valéry — ou Péguy, ou
Proust, ou Claudel — est ou non sans défauts ; mais si, malgré
ses défauts, voire dans ses défauts même, éclate ou n’éclate pas sur son front le signe
lumineux où nous reconnaissons le poète. Pour moi, je brûlerais sans trop de remords la
moitié au moins de l’œuvre de Proust : n’en retiendrais-je que deux cents
pages, qu’importe, si elles sont de celles
qui gardent un nom de mourir ? Dans
le premier poème que j’aie lu de Valéry-par hasard et ignorant tout de lui,
jusqu’à son nom-il y a des vers qui me rendent malade : patience, patience,
patience dans l’azur… c’est presque aussi douloureux-non, pourtant ! — que
l’horrible chose par où débute l’ art poétique de Boileau.
Qu’importe, encore une fois ? Dès ce jour, du fond de mon cœur, je l’ai salué poète, et
avec quelle joie !
Vous dites que la grande poésie « est accessible au plus humble ». Allons donc ! (du
moins la poésie dite savante, qui d’ailleurs est encore plus littéraire
ou conventionnelle que savante).
Les humbles font grande la poésie parfois lamentable qui les enchante : ils la
recouvrent, pour ainsi dire, ils la transfigurent de leur poésie à eux, qui vaut certes
bien la nôtre, mais qui ne cristallise pas autour des mêmes points. Parleraient-ils latin,
Virgile ne serait pas pour eux ce qu’il était pour
Sainte-Beuve. Et Dante, et Racine, et
Keats, et Vigny ? Populaires, pensez-vous ?
Mistral ? Poésie deux fois inaccessible aux humbles, puisqu’elle s’est créée
une langue nouvelle. Poésie princière, et qui, de mon temps, c’est-à-dire quarante ans
après son apparition, n’était pas encore populaire. Aujourd’hui, je ne sais pas. La
musique de Gounod l’aura peut-être mise à la portée d’un plus grand
nombre.
Un paysan, Mistral, ce fils de roi ! Ni l’homme,
ni le poète,
ou, si l’on veut, le poète, mais comme Virgile.
La fin de cette lettre désolée nous dit leur pauvre secret : cette peur du « bateau », si
j’ose encore m’exprimer ainsi. Ils croient, dur comme fer, à quelque mystification
organisée par une dizaine de pince-sans-rire, par une centaine de gobeurs. Les
noms changent, mais l’aventure est toujours la même. Ainsi Racine jadis
« fabriqué » par Boileau et qui passera comme le café. C’est l’accueil
réservé à toute poésie que le temps n’a pas encore consacrée.
Moins elle est impure, plus elle étonne, choque, exaspère, non pas les humbles, mais les
lettrés, et, entre ceux-ci, les faiseurs de vers. On se moque de nous, tremblent-ils, et,
ma foi, ils ont après tout raison. La poésie est la sœur germaine de l’humour ; dans tout
vrai poète, un mystificateur sommeille. Malheur à lui et à nous s’il ne se réveille
jamais ! — ce fut le cas hélas ! Du sublime Wordsworth. Un humaniste anglais
a écrit sur l’ ironie de Sophocle
;
Virgile a prévu, a voulu Scarron.
Eh ! Oui ! Tout poète se moque de nous, mais en se moquant d’abord de lui-même.
Suavement, d’ordinaire, et sans qu’il y paraisse trop. Aussi, pour que ne s’affadisse
pas, au moins dans l’âme des poètes, le sel indispensable de l’humour, paraissent à point
nommé les
enfants terribles de la poésie : La Fontaine, après le
trop solennel Malherbe ; Musset, après les mages romantiques ;
Verlaine, Laforgue et Francis Jammes, après le
pontifiant Leconte de Lisle ; Apollinaire après l’heureux et
dangereux triomphe des symbolistes.
Humour multiforme et, par définition, toujours imprévu. C’est lui qui, fatigué de la
mascarade néo-classique, a présenté à Valéry la défroque de
Jean-Baptiste ; c’est lui qui, vers le même temps, pour les mêmes fins,
nous donnait Giraudoux, Cocteau, Max Jacob, et
d’autres encore : bienfaisants mystificateurs qui maintiennent, bon gré mal gré, une
inquiétude salutaire dans le camp des faux poètes. — vallée de Josaphat,
comme vous savez. Ceux-ci, du reste, ne sont pas de moindres mystificateurs : seulement,
ils se mystifient eux-mêmes tout les premiers ; ils prennent, ils veulent nous faire
prendre — hélas ! ils y réussissent parfois ! — pour vivant ce qui est mort, ce qui n’a
jamais vécu ; adorateurs éperdus dans un temple vide.
Plus leur poésie est prose, plus ils la croient poésie. la réaction
artiste. — ni l’inspiration ne suffit, ni la lime. Je ne m’étais pas attardé à
amplifier cet axiome. Ce qu’Horace a dit une fois pour toutes, à quoi bon le
répéter ? Mais je comptais sans les poètes. Ils ont toujours
peur qu’on les
prenne pour des paresseux ou pour des mendiants. Avec Mathurin Régnier, ils
se comparent aux galériens ; avec Boileau, ils nous fatiguent du grincement
de leurs ratures ; aujourd’hui, Valéry les offense lorsqu’il avoue-l’ingénu !
— que « les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premiers
vers », laissant à notre industrie le soin de « façonner le second ».
Paul Valéry, m’écrit Fagus, croit à l’inspiration, au vers
initial jeté comme un coup de dés par le hasard des dieux. Les dieux ne nous donnent
rien. on leur arrache…. etc : pourquoi fallait-il qu’elle se laissât saisir ?
Parce qu’il est Fagus. Elle échappe éternellement à des milliers de
chasseurs plus acharnés que lui. Si, après l’avoir cherchée, il la trouve tôt ou tard,
c’est qu’il l’a vue, entrevue du moins, ou le bout de son écharpe, ou l’escarbouche qui
noue ses cheveux. S’il l’arrache aux dieux, c’est donc que les dieux la lui ont
montrée.
Puisqu’il est aussi ferré que moi sur le catéchisme,
je demanderai à
Fagus, ce qu’il pense de la grâce. N’est-elle pas, elle aussi, un don
gracieux, mais qu’il faut que nous arrachions de vive force, violenti
rapiunt, à qui nous l’offre ? qui coronando merita, coronas dona
tua : en couronnant, seigneur, nos mérites, ce sont vos propres dons que vous
couronnez.
Valéry, du reste, oubliait heureusement ce jour-là, qu’il a adoré la
précision ; il parlait en poète, non en philosophe, et fort d’une claire expérience
personnelle, que tous les porte-lyre, Fagus compris, ont faite avec lui. je trouve au coin d’un bois le vers qui m’avait fui. ce n’est là toutefois
qu’une parabole, un conte de fées. Fagus a raison : le premier vers ne nous
tombe pas de la lune. Les dieux ne nous donnent ni le second ni le premier.
Il faudrait pour cela qu’ils fissent eux-mêmes des vers, et il n’en font pas. Pas plus
qu’ils ne font de syllogismes ; pas plus que les anges ne jouent du piano. Ils nous
donnent beaucoup mieux : ce je ne sais quoi qui transfigure en poète un pauvre homme pétri
de prose, qui l’élève à l’état de grâce poétique, et qui, ainsi métamorphosé, l’incite à
fabriquer, marte sua, le premier et le second vers. L’inspiration ne
ressemble pas à la dictée d’un maître d’école ; elle n’est pas transmission d’idées, de
sentiments, d’images, de rimes.
la poésie, a dit Derême, c’est à la fois le cheval
et la bride-(l’inspiration et la lime) — et non point le cheval sans la bride, ni la
bride sans le cheval. et M. Jean Hytier, non moins excellemment, bien
qu’à la manière des philosophes : la poétisation des images est opérée par le
poète, plus ou moins inconsciemment ; ce qui ne veut pas dire qu’il faille accepter tel
quel le produit brut de l’inspiration, sans travail, sans recherche, sans critique. On
ne le trouve qu’en le cherchant.
Fagus revient à la charge dans une nouvelle lettre :
Valmajour avait médité sur les trois trous de son flûtiau autant, mon dieu,
que Newton sur la gravitation des mondes. Ainsi, dans ces ordres, ou
infime, ou sublime, « il n’y a pas eu inspiration… » mais la résultante d’une longue
opération de l’esprit.
ces opérations, où m’a-t-il vu les interdire au
poète ? Que la raison collabore au poème le plus chétif comme à la découverte scientifique
la plus merveilleuse, pour le nier, il faudrait l’avoir perdue, ou tout ignorer de l’homme
qui, même poète, reste un « animal raisonnable ».
Je l’ai dit et le redis. Mais qu’elle intervienne seule, ou même qu’elle ait une part
prépondérante dans les trouvailles du génie, voilà ce que Fagus lui-même
n’est pas à la veille de nous démontrer. le poète, dit-il encore, est un
individu lucide.
Goethe, pourtant, a soutenu expressément le contraire, Henri
Poincaré de même. C’est toujours la même simplification. En tant qu’animal
raisonnable, le poète est lucide ou devrait l’être ; en tant que poète, il ne l’est pas,
il ne peut l’être. L’activité rationnelle qui précède, prépare, accompagne et suit
l’expérience poétique, ne sera jamais assez lucide. Mais l’expérience ; mais l’inspiration
elle-même !… Fagus dit encore : « mais je professe qu’il existe un sens
poétique. » eh ! C’est là tout ce que nous demandons. Ce sens, on ne le définira jamais
qu’en le distinguant de la pure raison.
ainsi cette diablesse de raison arrive à faire déraisonner les poètes eux-mêmes. Sa
tyrannie a beau leur avoir joué les plus méchants tours, ils acceptent qu’elle rentre par
la fenêtre, après que, poétiquement, ils l’ont mise, non pas à la porte, mais à son rang,
dehors, de gardienne, pour employer le terme noble.
Et cela s’explique très bien : elle les prend par l’amour-propre. Des enfants, nous ? Ah,
non !
Tel est le secret de the philosophy of composition que tant de naïfs
prennent au tragique.
Edgar Poe, comme Fagus, voulait nous en faire accroire : il
nous mystifiait en se mystifiant le premier. Un correspondant m’écrit : « la raison a un
ennemi irréconciliable, c’est le raisonnement ». Mais nul ne s’en doute, ne veut s’en
douter surtout. De là, devant l’expérience, et malgré son évidence, la continuité des
réactions rationalistes.
Deux groupes : les triomphants ; les honteux.
Dans le premier groupe, un M. V…, de Montfort
(Ille-Et-Vilaine). « vous n’êtes qu’un moderniste, qu’un subjectiviste,
monsieur ! ». Ou encore un humoriste de Saint-Ouen : « seriez-vous dadaïste,
monsieur ? » les seconds, de toute leur bienveillance, de toute leur âme, voudraient me
donner raison.
Je n’inquiète que leur esprit, qu’ils pensent que je rêve d’étrangler. Mais non, il m’est
précieux, lui aussi. N’est-ce pas à lui que s’adresse ma dialectique, uniquement désireuse
de le convaincre qu’il s’appauvrit, s’avilit, se détruit lui-même quand il essaie de
congédier son âme ?
D’un pauvre presbytère de campagne, où il « enchante ses heures de profonde solitude, en
méditant les mystiques et en s’oubliant dans les poètes », un prêtre me fait le grand
honneur de m’écrire :
… « la fille de Minos… », je ne suis pas insensible à la
musique de ce vers ; mais le charme ne provient-il pas de l’évocation d’un passé
mystérieux ?… le mystère de l’écoulement des choses ?… oui, sans doute, mais
l’incantation, pure et simple, a commencé. Le fond de l’âme a frémi d’abord, puis ce
frisson a gagné la surface active. Bien qu’elle se forme dans notre zone profonde,
l’expérience poétique, comme, d’ailleurs, l’expérience mystique, met en branle toutes nos
facultés, et jusqu’à nos sens. Pensées, images, sentiments, c’est une série indéfinie
d’ondulations. Timidement, doucement, on continue : dans la
remarque de M. Souday, n’y aurait-il pas une " âme de vérité ? où n’y
en a-t-il pas ? Mais le réflexe étourdi qui a dicté à M. Souday ses articles
de France et d’Amérique, je le retrouve ainsi, quoique moins
impétueux, plus hésitant dans une vingtaine des lettres qu’on a bien voulu m’écrire.
C’est toujours le même scandale : on pense que nous sacrifions aux troubles lueurs de
l’instinct les précisions lumineuses de la raison, et que, sous le nom de poésie pure,
nous voulons glorifier le pathos, le vague, l’obscur, l’infra-rationnel, « l’obscène
chaos » où se débattait la conscience avant le fiat lux de
l’entendement. Non, mille fois non !
La connaissance particulière que nous étudions chez le poète ou chez le mystique, n’est
pas infra, elle est supra-rationnelle ; raison supérieure, plus raisonnable que l’autre.
Loin d’être le rêveur, ou l’illuminé, ou le niais que vous pensez que nous exaltons, il
est « intelligent » et il l’est même deux fois : d’abord, à la manière de tout le monde,
formant, assemblant et dissociant des concepts comme vous et moi, bien ou mal, selon qu’il
est plus ou moins doué de ce côté-là ; il l’est encore d’une autre façon, et plus haute,
son expérience proprement poétique lui permettant de dépasser l’ordre abstrait des
notions, des raisonnements, et d’atteindre
le concret, le réel même, comme on
peut l’atteindre ici-bas.
M. Souday ne dit rien que d’évident lorsqu’il affirme que l’intelligence
n’est pas exclue du banquet poétique ; mais lorsqu’il me reproche de l’en exclure, il est,
corps et âme, dans le faux. Assurément, entre lui et moi, il y a autre chose : il y a tout
le problème de la poésie, comme il y a toute la question mystique entre
Nicole et saint Jean de la croix. M. Souday fait
sienne l’esthétique de Chénier (Marie-Joseph), ainsi que me le
rappelle d’Alger un agrégé de grammaire : c’est le bon sens, la
raison qui fait tout : vertu, génie, esprit, talent et goût. mais cette erreur
fondamentale, que l’ensemble de nos éclaircissements tend à combattre, il l’aggrave d’un
contre-sens plus chétif et qui ne touche que moi. Non content d’estimer, que la raison
« fait tout » dans les vers, M. Souday veut encore que, d’après moi, elle n’y
fasse rien. à l’en croire, je conseille à l’âme d’imposer à l’esprit un jeûne total ; le
poème, tel que je l’entends, serait d’autant plus parfait que la raison aurait plus de
peine à y trouver sa nourriture habituelle, des idées, des raisonnements ; bref, je
renverrais à la prose le de natura rerum, la divine
comédie, les méditations.
à quoi il sera répondu
excellement qu’il ne faut pas confondre l’analyse métaphysique avec l’analyse chimique.
Nous sommes ici des abstracteurs, non des fabricateurs de quintessences.
Notre sujet-la poésie pure-le veut ainsi. Dans le concret, poésie, raison, sentibilité,
etc., etc., tout cela ne fait qu’un seul être vivant : le poème.
Cependant ce qui est vrai de la poésie, considérée par un effort d’observation, dans sa
pure essence, n’est plus également vrai de l’œuvre infiniment complexe où cette poésie se
trouve réalisée. Il y a, dans tout poème, des éléments divers-pensées, images,
sentiments-qui, pris en soi, et si on pouvait les isoler, appartiennent tous à la prose
pure ; traversés par les mystérieuses vibrations que nous avons dites, ils deviennent
poésie. Est-il donc si difficile de comprendre qu’un poète pur, qui ne serait que poète,
ne se rencontre jamais sur les routes de ce monde. Pas même au divan.
Ainsi de la poésie à l’état pur, quoi que semblent dire Valéry,
Thibaudet et Jacques Boulenger. L’âme de vérité que mon
charitable correspondant voir poindre dans les objections des rationalistes, la voici,
ferme et limpide : il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de poésie pure. Ou encore :
pas de poésie qui puisse, pour s’exprimer, se passer de mots.
Enfonçons toujours le même clou dans le même mur. Un poème a, en quelque sorte, deux
sens, celui qu’il exprime directement, immédiatement, précisément, et qui est prose :
-l’impur ; celui qu’il respire, si j’ose ainsi dire, et qui seul est poésie : — le pur.
Un second sens, qui, à proprement parler, n’est pas un sens, mais qui est gros des
significations les plus riches ; sens non formulé, non formulable, que
seuls, je ne dis pas comprennent, mais saisissent, palpent, s’approprient soit le poète
lui-même, soit les heureux qui lisent poétiquement. Ce sens inexprimable, que nul jugement
ne peut étreindre comment passe-t-il de l’âme profonde du poète, dans un tissu de phrases
abstraites, de symboles, pour passer de là, et par l’intermédiaire actif de ces mêmes
phrases dans l’âme du lecteur, c’est tout le miracle de la poésie et tout son mystère ; ce
mystère, tout le sujet de nos « éclaircissements ». réactions
scientifiques. — peu de mots nous suffiront : un simple geste, assez mélancolique,
d’admiration confiante, de regret, d’adieu.
Phonétistes, sémantistes, psychologues, psychophysiciens et les autres, non, je ne puis
les suivre dans les laboratoires où ils m’invitent ;
d’abord parce que
l’initiation première me manque et le temps de l’acquérir, ensuite parce que rien ne doit
me distraire de la fin, assez absorbante déjà, que je me suis proposée : ruine de la poétique rationaliste ; esquisse d’une poétique fondée sur les analogies
que je crois pressentir entre le poète et le mystique. un professeur de philosophie
— en passe d’ouvrir à la phonétique des voies nouvelles — est venu me voir au lendemain de
ma lecture.
Visite du serpent à ève ; l’arbre de la science à l’horizon. " ah ! M’a-t-il
dit, vous ne savez pas pourquoi, dans votre vers de Malherbe : et les fruits passeront la promesse des fleurs, si l’on remplace la promesse par
les, votre plaisir s’évanouit. La phonétique le sait fort bien…
là-dessus, il tire de sa vaste serviette une foule de engins et de ficelles dont je
me vois investi sur l’heure, non sans effroi.
Je me rappelais les tortures chez l’oculiste.
Puis il m’a montré sur de larges rubans photographiques huit paires de courbes, vallées
et montagnes, comme sur les tracés barométriques : courbes hostiles, m’a-t-il déclaré ; et
cela paraissait bien, les quatre qu’avaient données le vers authentique narguant par leur
allure paisible les zigzags sursautant du vers massacré.
Je regardais de tous mes yeux, ahuri, mais non sceptique, songeant au fou rire qui prit
une de nos sociétés savantes lorsqu’on lui présenta le premier embryon du phonographe.
Ils avaient flairé, sous ces bruits nasillards, non pas le diable, ce qui eût
peut-être été plus intelligent, mais quelque ventriloquie.
Pourquoi hausser les épaules ? Ces courbes ont là, nettes, implacables, narguant, elles
aussi, le flou de nos sensations poétiques.
Tôt ou tard, une loi quelconque se dégagera de ces expériences précises. Nos faciles
plaisanteries n’y changeront rien. Seulement je ne crois pas que cette loi doive balayer
l’antique mystère de la poésie, le rendre à la poussière des superstitions vaincues. Ils
expliqueront beaucoup de choses que nous ne faisons encore que sentir ; ils n’expliqueront
pas tout. Autour de l’expérience poétique, ils laisseront bon gré malgré une frange
d’ineffable, un rien de je ne sais quoi ; passerelle aussi ténue que l’on voudra, mais
réelle entre l’infini et nous, entre la science et la poésie.
D’ailleurs leur résistance s’exerce moins sur le fond des choses, sur le mystère même de
la création poétique, que sur l’étendue de ce mystère. Bien mieux, on le verra plus loin,
ils nous apportent de précieux renforts. Mais il est naturel qu’ils restent dans leur
rôle, qui est de diminuer de tout leur pouvoir les diverses zônes mystérieuses où nous
poursuivons notre aventure. En devrons-nous être, en serons-nous pour cela moins
aventureux ? Leurs analyses nous empêcheront-elles de nous enfoncer toujours plus avant
dans l’inconnu ? C’est ce que je ne suis pas encore prêt à leur accorder, si je
leur concède que j’ai peut-être appelé trop facilement « miracle » un simple
beau vers de Malherbe.
Au cours d’un remarquable mémoire, M. Lionel Landry, tout comme mon
philosophe phonéticien, me le démontre avec aisance. De toutes les analyses que j’ai
reçues d’« et les fruits passeront la promesse des fleurs », la sienne est de beaucoup la
mieux poussée, grammaticalement et sémantiquement. Mais quand donc mes critiques
comprendront-ils que dans le moment de la transmission poétique et artistique, quelle que
soit la rapidité avec laquelle une nature cultivée et entraînée peut enregistrer tous les
composés du phénomène, presque rien ne compte des minutieuses ou des belles raisons des
choses déduites après coup ? Il est entendu que ces raisons y sont, qu’elles contribuent
certainement à l’enchantement, elles ne suffiront jamais à l’expliquer — je le redirai et
redirai sans cesse-puisque on peut le subir, et parfois avec plus d’intensité encore, sans
les connaître.
Aussi la précision de M. Landry est-elle beaucoup plus efficace lorsqu’elle
s’attaque à mes . Je retiens en particulier sa distinction pénétrante d’un sens et d’une signification nette. Un vers peut n’avoir
pas de « signification », et néanmoins ses mots éveillent en nous des « sens » par les
images ou relations plastiques qu’ils évoquent.
on ne doit pas présenter, écrit-il, comme dépouillé de tout
sens un discours où sont entassés des mots aussi évocateurs que « ténébreux », « prince
d’Aquitaine », « étoile », « luth constellé », « soleil noir »,
« mélancolie… » l’action exercée sur l’attitude mentale est seulement indirecte, tout
comme dans tel vers de Mallarmé, par « angoisse », « minuit »,
« lampadophore… »… etc : c’est très juste. Mais pour la tradition scolaire, il n’y
a pas de sens qui ne se traduise par une signification exclusive, et il n’y a pas de
signification dans un groupe de mots sans enchaînement logique, et sans cette logique tout
pour elle est absurde. — soit ! Reprendrais-je donc, j’accepte que des vers merveilleux
aient cette absurdité, je défie qu’elle les prive de leur pouvoir poétique, et celui-ci
sera même d’autant plus grand qu’ils seront plus chargés de mystère.
M. Landry ajouterait : « par conséquent chargés de sens ». Je ne demande pas
mieux : on ne saurait tomber plus heureusement de mon côté.
Il me met en garde encore contre les fausses suggestions de la musique verbale. Dans une
lettre postérieure, il revient sur le problème : voulez-vous que j’ajoute une
anecdote à la discussion sur « Dupont » et « Maillart » ?
Rendant compte d’une visite à une « star » de cinéma qui se faisait appeler « miss
Dupont », un journaliste américain écrivait : « la
jeune
femme qui porte ce nom “incendiaire” est d’aspect très calme, etc… » what’s in a
name ! (mon distingué correspondant ne croit-il pas que le reporter avait mis là
beaucoup plus d’humour qu’il ne pense ?) en sens inverse, je reconnais qu’à
valeur sémantique équivalente « Pedro de Alcantara » fait mieux que
« Pierre Dupont » et « Dante de Alighieri » que
« Durand Des Augiers… » (« fait mieux » pour un français ; mais
« Pierre Dupont » ferait peut-être mieux pour l’espagnol et « Durand
Des Augiers » pour l’italien, question d’exotisme). ce qui me semble
vrai, continue-t-il, est que à l’origine, forme mixte musico-poétique, essentiellement
« qualitative », les rythmes, les échelles étaient propres à chaque morceau.
L’élaboration de l’art musical a consisté à établir des abcisses et des ordonnées
permettant de « standardiser » (si j’ose dire) les productions (le terme dernier est la
gamme tempérée) dans l’ordre numérique (du temps et du nombre de vibrations)… etc :
on voit comment après avoir réagi contre certaines de mes propositions, surtout certains
de mes exemples (l’équation personnelle peut en effet facilement empêcher que des exemples
aient une valeur aussi générale que
la thèse qu’ils soutiennent),
M. Lionel Landry se retrouve sur notre terrain, — le même terrain indéfini.
Car pas plus dans son mémoire que dans sa lettre, il n’arrive à sortir la musique verbale
du nuage psychologique d’où, pour son plus grand pouvoir, elle émane.
les résistances que j’ai éprouvées ne sont rien auprès des renforts abondants et de tous
les ordres qui me sont arrivés des quatre points cardinaux. Nombre de correspondants
trouvent même que j’ai été trop loin dans mes distinctions, notamment dans celle de la
prose et des vers, la prose s’étant souvent offerte, pouvant toujours s’offrir encore plus
librement à la poésie pure.
Cette question des rapports ou différences du vers à la prose est peut-être le problème
qui revient le plus souvent dans les lettres que je reçois. Ainsi on m’écrit de
Nice, et je regrette de ne pouvoir vous donner toute la lettre, curieuse et
charmante : telle prose n’est pas que le sens ; elle est chargée d’autre
chose ; au-delà des mots et des activités de surface, elle éveille les prolongements
ineffables de la poésie pure…
je suis bien de cet avis, et je croyais
l’avoir dit expressément dans le passage du discours où je distingue, d’ailleurs trop
sommairement, deux musiques dans la prose : la musique Balzac,
D’Ablancourt, Bouhours ; la musique Rabelais,
Rousseau, Chateaubriand ; la première, « nouée » au sens
immédiat qu’elle a pour objet ou de souligner ou même de compléter : la seconde, dépassant
le sens et établissant un contact profond, de toute l’âme à toute l’âme, entre l’écrivain
et nous. Pour moi, Bossuet est poète, au sens le plus rigoureux du mot, et
poète infiniment supérieur à Boileau.
J’oppose non pas les vers à la prose — opposition qui me paraît techniquement fausse —
mais uniquement la poésie au prosaïsme.
La prose d’Anatole France est-elle d’un poète ? Vraiment, je ne sais plus.
Jadis, je n’aurais pas hésité, mais peu à peu un doute m’est venu, que je vois qui
tourmente également M. Pierre-Quint.
France est un grand intellectuel, — écrit ce dernier dans son « maiden »
article de la " revue de France "
(1er décembre 1925), que tous les connaisseurs auront
trouvé, j’en suis sûr, riche de promesses ;
-l’art est pour lui harmonie et beauté, et non une sorte de communion
mystique de l’homme avec la vie. il entend par là, comme Proust, du
reste, cette réalisation profonde, dont nous avons déjà tant parlé, et
sans laquelle il n’est pas de halo poétique, pas d’incantation : ses deux
livres les plus réussis, « le lys rouge » et « les dieux ont soif » sont l’expression
tranquille et équilibrée (merveilleusement, mais peut-être uniquement précise, absente,
abstraite) d’un artiste sincère, expression qui risque de se refroidir et de se
figer. si elle doit tôt ou tard paraître froide et figée, elle l’est, dès sa
naissance. Quelque illusion, une autre magie que celle des poètes, nous aura empêchés d’en
discerner le prosaïsme foncier. cependant, il y a tant de divination,
d’intelligence et de curiosité dans ces deux ouvrages qu’ils dépassent le cadre des
œuvres d’art bien réalisées.
France a, d’ailleurs, été parfois plus qu’un artiste… un poète donc ?
Pour moi, je n’en veux pas douter. Mais peut-être seulement un homme d’esprit. " il y a
trois poètes, disait Boileau, M. Corneille, Molière
et moi. M. Racine n’est
qu’un homme d’esprit. " quoi qu’il en
soit, voici, grâce à M. Pierre-Quint, une question bien posée.
On me communique une foule de beaux textes, et naturellement en premier lieu de
M. Bergson. Mais c’est en vain qu’on me tente.
Mon incompétence, en matière de philosophie technique m’empêche
d’ajouter ici le témoignage des vrais maîtres. N’étant pas sûr de les bien comprendre, je
ne saurais les discuter. Je sais, du reste, que M. Bergson a bien voulu
suivre nos débats sur la poésie pure. Son exquise bienveillance m’a encouragé à plusieurs
reprises.
Avec cela, pourquoi refaire ce qui a été fait déjà, et le mieux du monde.
M. Tancrède de Visan, en deux remarquables études, essai sur
le symbolisme (1904) et l’attitude du lyrisme contemporain
(1911), a montré à quel point le bergsonisme nous aidait à identifier la « poésie pure »,
celle qui va plus loin que le mot qui l’exprime. Aussi me bornerai-je à lui emprunter
quelques-uns des passages dont il s’est lui-même servi avec la plus heureuse finesse, et
je commencerai par celui-ci qui est capital : le mot aux contours bien
arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par
conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins
recouvre les
impressions délicates et fugitives de notre conscience
individuelle. « (essai sur les données immédiates de la conscience, p. 99.) »
M. De Visan corrobore cette citation par cette autre, de l’ essai sur les fondements de la connaissance mystique de
Récéjac : y a-t-il des mots pour exprimer directement les
sensations élémentaires ? Il suffit que chacun puisse se dire à lui-même les
affirmations premières de la conscience soit empiriques, soit morales : ce n’est que par
un travail ultérieur qu’on les comparera en vue de les exprimer
« analogiquement ».
-c’est ce fond du moi, proprement « impensable », qui sera la source de tous
les faits mystiques (p. 38)… etc : si pour la seule connaissance cette synthèse est
nécessaire, à quel point ne doit-elle pas l’être en dehors de la nécessité métaphysique,
lorsqu’il s’agit des communications émotives et transfiguratives à travers
l’expression des arts, lorsque l’artiste, dit M. Bergson, vise à
nous faire éprouver ce qu’il ne saurait nous faire comprendre. car l’objet de l’art
est d’endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre
personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons
l’idée qu’on nous suggère, où nous sympathisons avec le sentiment exprimé. Dans les
procédés de l’art on retrouvera sous une forme atténuée, raffinés et en quelque sorte
spiritualisés, les procédés par lesquels on obtient ordinairement l’état
d’hypnose…
(op. Cit., p. 11.) aussi un correspondant m’adresse-t-il cette phrase
rencontrée mot pour mot à la fois dans Rémy de Gourmont et dans
Barrès : on peut ne pas bien comprendre et cependant être
ému. de Rémy de Gourmont encore, transmises par J-M : les mots ont en eux-mêmes et « en dehors du sens qu’ils expriment » une beauté
et une valeur propres…
… je les aime pour leur esthétique personnelle, dont la rareté est un des
éléments, la sonorité un autre…ceux que j’adore sont « ceux dont le
sens m’est fermé », ou presque, les mots imprécis, les syllabes de rêves, les
marjolaines ou les milloraines, fleurs jamais vues, fuyantes fées, « qui ne hantent que
les chansons de nourrices… »
les écrits des symbolistes et de leurs sont pleins de ces
passages qui distinguent l’un ou l’autre des éléments dont la poésie pure se compose.
M. Robert de Souza disait dans où nous en sommes. — la
victoire du silence (p. 45) : rien ne peut être étranger au poète, si toutefois le
magasin de sa raison reste, « dans l’instant qui le soulève », attaché comme un banc de
coquilles obscures « au fond des eaux ingénues de son âme ». il m’est signalé
encore que la préface de Paul Valéry aux poésies de M. Lucien
Fabre, s’est élancée du tremplin de ces lignes, prises dans divagations, de Stéphane Mallarmé : je sais, on veut à
la musique limiter le mystère, quand l’écrit y prétend… (p. 288). " la poésie, proche
l’idée, est musique par excellence…
(p. 277) " cette musique aboutissant à « la divine
transposition », pour l’accomplissement de quoi existe l’homme… (p. 121.) puis, au
sujet des efforts convergents de son époque : les écoles… adoptent, comme
rencontre, le point d’un idéalisme qui… refuse les matériaux naturels et, « comme
brutale une pensée exacte », les ordonnant pour ne garder de rien que la suggestion (p.
245).
… évocation, dites « allusion » je sais « suggestion » : cette
terminologie quelque peu de hasard atteste la tendance, une très décisive, peut-être,
qu’ait subi l’art littéraire, « elle le borne et l’exempte (p. 245) ». voici un
texte court, plein et limpide. Il est de P. Guigou, dans son introduction aux
reliques, de Tellier : je trouve que la
poésie de Tellier a parfois quelque chose de trop net, de trop visible et
d’un peu sec. L’idée, toujours fine et poétique, y est exprimée avec exactitude, avec
beaucoup de propriété, mais " sans mystère. les mots disent littéralement ce qu’ils
disent et rien de plus " …. etc : cela m’a donné l’idée de reprendre le vieux livre
de nos poètes (1888), que je n’avais pas relu depuis bien longtemps. Le
meilleur de Tellier n’est pas là, mais voici pourtant une jolie page qui fait
écho à celle de Guigou : et qu’on ne dise point non plus que,
funambulesque ou olympienne, une poésie sans pensée n’est qu’un jeu puéril. Car je me
sens envie de répondre : " mais c’est la pensée, bien plutôt, qui est un jeu puéril,
puisqu’elle ne mène à aucune certitude…
(non. Mais les certitudes où la pensée des poètes-en tant que pensée-nous mène parfois,
n’ont qu’un intérêt médiocre).
… et qu’elle est finalement affligeante. La pensée est une
chose sotte et triste (non : abstraite)…le rythme est une chose noble
et grande et participe à la dignité des forces naturelles, dans lesquelles il est
répandu…. etc : quelque chose de divin, non pas seulement chez certains, mais chez tous les poètes, quand ils parlent en
poètes. même chez ceux-et c’est le grand nombre — dans les paroles desquels nous
pensons reconnaître « le jeu des ressorts ordinaires du cerveau », en d’autres termes,
même chez ceux dont on peut mettre les œuvres en « tableaux synoptiques ». Qu’il s’agisse
de Bourdaloue ou de Racine, une intelligence appliquée à
l’analyse des passions joue exactement de la même manière ; mais les paroles, par où
s’exprime ce jeu, rendent autre chose que ce jeu.
Laissons l’analyse intellectuelle, ne quittons pas le domaine propre de la création
poétique : on l’a toujours reconnue surtout dans les relations nouvelles suscitées par les
images. Mais il faut bien comprendre que
la vraie poésie n’est
jamais l’amalgame d’une image et d’une idée, que l’image n’est pas une
simple métaphore ou une allégorie « conscious » (voulue, appliquée). Le poète n’a pas
commencé à se proposer une idée, un principe pour chercher ensuite le symbole qui
l’envelopperait. (E. Caird, « evolution of religion », i, p. 291.) car
la vraie poésie ne serait pas plus entièrement dans les images mêmes que dans les idées et
dans les mots, elle n’existerait pas sans les « quelque chose d’autre et de mystérieux »
qui les soulève et les traverse.
Je lis aux pages 154, 155 de la poésie de Stéphane
Mallarmé
, par Albert Thibaudet : j’entendais, il y
a quelques années, M. Bergson développer dans une leçon que, contrairement
à une théorie très commune, ce n’est pas par images que l’on pense profondément. Il
faisait…, dans la pensée, « sentir un mouvement, un courant », un élan analogue à l’élan
vital de l’« évolution créatrice », et, dans l’image, il montrait, non pas la cause,
« mais au contraire l’arrêt et comme la congélation de ce courant, la forme spatiale
qu’il prend en devenant pour la pratique et pour la vie sociale, une représentation »….
etc :
comparez avec ces quelques lignes d’un admirable poète, Mrs
Meynell : on dit d’un poète qui évoque de belles images : c’est un
grand mystique. Or il est vrai sans doute qu’un grand poète, autrement dit qu’un grand
mystique, est un magnifique créateur d’images, « mais non pas à ses plus hauts moments
d’inspiration. » ce n’est pas parce que le poète excelle à créer des similitudes qu’il
est grand mystique, " c’est parce qu’il a une pleine vision du mystère des
réalités.
(Mrs Meynell, hearts of controversy, p. 91,92.) " parmi
les nombreux articles qui ont été consacrés à notre débat, il y en a plusieurs qui ne sont
pas de simples chroniques et que je regrette fort de ne pouvoir discuter ici.
Notamment dans les journaux de province : ainsi l’article de M. Hupel dans
la
Côte-D’Or républicaine, et de M. G
Parmentier dans l’union républicaine de Mâcon ;
plus notamment, si l’on peut dire, dans les journaux du Midi.
Méridional moi-même, je constate sans étonnement, mais non sans joie, qu’abondent encore
chez nous, de Nice à Béziers, de Toulouse à
Bordeaux, « les esprits amoureux de la rhétorique profonde », comme disait
Baudelaire. Et d’abord les articles très amusants, mais aussi très
pénétrants, de l’étameur, dans le soleil d’oc. ce qu’a écrit le poète
Jean Soulairol dans le cri de Béziers
n’est
pas moins remarquable.
Un de ses articles a pour titre : une rencontre de M. H
Bremond et de Marcel Proust
. rencontre ? Eh ! Beaucoup plus
que cela. Pendant que je préparais le discours, j’avais constamment devant les yeux les
chapitres mémorables sur la sonate de Vinteuil
. de divers
côtés on me découpe dans l’œuvre de Marcel Proust comme des passages d’appui
infiniment précieux pour notre thèse, celui-ci entre autres : je me demandais
si la musique n’était pas l’exemple unique « de ce qu’aurait pu être » — s’il n’y avait
pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse
des idées-« la communication des âmes ». Elle est comme une
possibilité qui n’a pas eu de suites ; l’humanité s’est engagée en d’autres voies, celle
du langage parlé et écrit. Mais ce retour à l’« inanalyse était si enivrant », qu’au
sortir de ce paradis, le contact des êtres (ou des idées) plus ou moins intelligents me
semblait d’une insignifiance .
« (la prisonnière, II, 76.) » rapprochez de ces lignes ce que
Proust nous dit sur la beauté dénuée de signification de la
fille de Minos et de Pasiphaé (p. 193)… « ces vers d’autant
plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout… (du côté de chez Swann, p.
89.) » ; et sur ces impressions… pour ainsi dire « sine materia… »,
ces motifs à peine discernables, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils
donnent, « impossibles à décrire », à se rappeler, à nommer, « ineffables… (p.
194.) » ; et enfin sur les ressources uniques de l’art, qui seul nous fait
connaître tout le résidu réel que nous sommes obligés de garder pour
nous-mêmes, et que la causerie ne peut transmettre…, « cet ineffable qui différencie
qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des
phrases », où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points
extérieurs communs à tous et sans intérêt… « (la prisonnière, II, p. 75.) » comment
ne raccorderait-on pas ces passages à nos citations de Bergson et aux
déclarations
de tant de poètes, critiques, philosophes qui sentent
profondément, poétiquement, par là même mystiquement ? Citations et déclarations dominées
par le rappel dans mon discours de la conclusion explicite de Walter Pater,
qui, en quelques mots, nous présente les diverses faces du problème : tous
les arts aspirent constamment à se rapprocher de la musique. La perfection de la poésie
semble dépendre, en partie, « d’une certaine suppression de ce qui n’est que le
sujet » ; si bien que le sens même d’un poème n’arrive jusqu’à nous « que par des
chemins ou l’entendement ne se reconnait pas ».
or, à l’origine de ces textes contemporains et de leur concordance, nous rencontrons ces
lignes de Baudelaire : plus l’art voudra être philosophiquement
clair, plus il se dégradera… plus, au contraire, l’art se détachera de l’enseignement,
et plus il montera vers la beauté pure. " (sur Reynolds.) " nous
rencontrons surtout ce passage, écrit encore plus directement sous l’influence
d’Edgar Poe : deux choses sont également requises : l’une une
certaine somme de complexité, ou plus proprement de combinaison ; l’autre une certaine
quantité d’esprit suggestif, quelque chose « comme un courant souterrain de pensée non
visible, indéfini… » c’est l’excès dans l’expression « du sens » qui ne doit être
« qu’insinué », c’est la manie de faire du courant souterrain d’une œuvre « le courant
visible » et supérieur « qui change en prose », et
en prose de la plate espèce, « la prétendue poésie » de quelques
soi-disant poètes. il n’y a pas dans toute l’esthétique baudelairienne de passage
plus important à notre point de vue que celui-là. Il est comme le pivot non seulement
duquel rayonna le développement de la poésie française nouvelle, mais qui unit tous les
divers rayonnements passés de la poésie véritable dans toutes les littératures anciennes
et modernes. La relation circulaire est continue parce qu’il n’y a aucune rupture du
centre à la circonférence. Si je me suis arrêté plutôt sur quelques lyriques anglais,
c’est qu’ils venaient d’eux-mêmes sous ma plume à propos de Baudelaire et de
Mallarmé, et je n’aurais pas dû les séparer d’ailleurs de plusieurs
philosophes et esthéticiens anglo-saxons dont le principal fut Carlyle.
Carlyle est particulièrement des nôtres parce que nul ne comprit comme lui,
pour que passe le « courant souterrain », le rôle fondamental du silence.
le silence est l’élément dans lequel toutes les grandes choses
se forment et s’assemblent…, écrit-il. Pour lui la poésie est une
action simultanée du silence et de la parole. Arrêtons-nous un instant sur cette
pensée et distinguons bien l’expression loquace, trop souvent impuissante, de la
contemplation révélatrice.
Deux sortes de démons se partagent l’inspiration des poètes : il y a le démon du silence
— et c’est l’inspiration elle-même ; il y a le démon du vers : celui-ci, bavard divin ou
diabolique tour à tour, le singe, et plus encore, le bourreau de celui-là.
Caliban près d’Ariel en extase. Il veut, bon gré mal gré,
s’unir au concert qu’il n’entend pas ; il crie, il frappe son épais tambourin ; il fait
tant de bruit que les invisibles musiciens s’évanouissent.
Dans le poème le moins impur, la poésie est d’Ariel, les mots sont de
Caliban. Est-ce pour cela que Racine a renoncé au théâtre ?
Peut-être ; mais c’est assurément pour cela qu’une heure vient où les grands mystiques ne
peuvent plus que se taire. ordinairement, je ne prie pas Dieu,
écrit une de nos contemplatives françaises, je ne fais que lui adhérer… je suis réduite
à m’expliquer par le mot : oui. Toutefois, il arrive souvent que ce mot, pour n’être pas
assez simple ni assez court, ne me contente plus. Je cherche donc une parole abrégée,
qui puisse mieux
énoncer la grandeur de cet être infiniment adorable et mon
extrême anéantissement devant lui ; mais je n’en trouve point, tellement que je demeure
dans un bégaiement muet. la poésie pure est silence, comme la mystique.
Nombre de vrais poètes parlent néanmoins, ou bégaient, comme nombre de mystiques.
Bienheureuse contradiction, ou plutôt bienheureux compromis et fissure maladroite par où
nous est entr’ouvert le royaume de l’esprit. Chacun des deux démons que nous avons dits
sacrifie à l’autre quelque chose de ses propres exigences.
D’où ce composé paradoxal que tout poème nous présente, ce mélange de pur et d’impur, où
la prose et la poésie ont également le droit de se reconnaître.
-ce poème est à moi, dira la prose, l’analyse n’y retrouvera jamais que des éléments qui
m’appartiennent, des idées, des images, des sentiments.
-il y a autre chose, répondra la poésie, mais qui vous échappe fatalement, puisque ce
quelque chose est inexprimé. Sous le bruit des mots de la prose, une oreille poétique
entendra les musiques du silence. Oh ! N’essayez pas de comprendre. C’est notre
mystère.
S’il ne vous paraissait pas absurde, vous ne seriez plus la prose. Ces idées, ces images,
ces sentiments, tout ce que vous croyez que
le poète « avait à dire », tout
cela, pour le poète, est encore silence. da poetam, et sentiet quod
dico. un symbole est le résultat de ces associations et de ce silence mystérieux,
mais jamais ce qu’il exprime ne l’épuise. écoutons Carlyle : c’est par les symboles que l’imagination et sa mystique région des merveilles passent
dans l’étroit et prosaïque domaine et font corps avec lui. « dans le symbole proprement
dit », ce que nous pouvons appeler un symbole, « il y a toujours », plus ou moins
distinctement et directement, " quelque incarnation, quelque révélation de l’infini " ;
par lui, l’infini est obligé de s’unir au fini, de rester visible, et pour ainsi dire de
rester tangible là… l’homme se trouve partout environné de symboles… " tout n’est-il pas
symbole pour le voyant… ?
(Sartor resartus ", trad. Barthélemy, p. 254.) savourez
encore ces passages : ne nous est-il pas compté comme un mérite, comme une
preuve de ce que nous appelons une « nature poétique », le fait de reconnaître que tout
objet a « une divine beauté en lui » ; que tout objet est encore véritablement « une
fenêtre à travers laquelle nous pouvons plonger dans l’infinitude elle-même. » (les
héros, trad. Izoulet, p. 16.)… etc :
passons chez les allemands qui, avec Novalis, préparaient le
temps de Baudelaire : toute œuvre d’art véritable est un
« symbole mystérieux qui a plusieurs significations (vieldeutig) », et est, en un
certain sens « insondable ». Plus une création poétique est issue de la seule pensée, et
moins elle enfermera de mystère et plus on la comprendra. En revanche, on en épuisera
d’autant plus vite le contenu, et on la rejettera bientôt comme un coquillage dépouillé
de sa perle. Le poète didactique, lui, va jusqu’à donner la solution toute nue, " au
lieu de l’énigme qui seule nous intéresse. (journal " de Hebel (2 février
1841). — cité par Paul Bastier, " l’ésotérisme de Hebbel ",
Larose éd., 1910, p. 5.) enfin, l’aube du grand dix-neuvième siècle
lyrique aura été saluée par les déclarations simultanées, allemandes, anglaises et
françaises, des plus beaux génies de l’Europe. Sur la poésie pure, ils
s’entendent tous. ne pensez pas toujours que « tout serait perdu », disait
Goethe, si on ne pouvait découvrir au fond d’une œuvre quelque idée,
« quelque pensée abstraite »… quelle
idée ai-je cherché à incarner dans mon
" Faust ? comme si je le savais moi-même ! »
Schiller : tout d’abord mon âme est remplie par une sorte de
disposition musicale ; « l’idée » poétique ne vient « qu’ensuite ». (cité par
Cassagne, « la théorie de l’art pour l’art », 1906, p. 423.) quand je
m’assois pour écrire une poésie, ce que je vois le plus souvent devant moi, c’est
l’élément musical du poème, « et non pas le concept clair du sujet, sur lequel souvent
je ne suis pas d’accord avec moi-même ». (cité par Thibaudet, « la poésie
de Mallarmé », p. 156).
Shelley : un poète est un rossignol « qui chante dans les
ténèbres » pour charmer sa propre solitude de ses doux sons ; ses auditeurs sont comme
des hommes ravis en extase par la mélodie d’un musicien invisible, qui se sentent émus
et charmés, mais qui ne savent " ni d’où vient la mélodie, ni pourquoi elle les charme.
(défense de la poésie, " œuvres de Shelley, t. III, trad. F.
Rabble, p. 379.)… etc :
lorsque Shelley dénonce l’abomination du didactisme en poésie,
la vanité de mettre en vers ce que la prose peut aussi bien expliquer, comprenez-le bien, dit M. Bradley, ce qui lui fait horreur, ce n’est pas
le dessein de produire un effet moral, " c’est de faire appel, pour cela, à la raison
raisonnante. (Oxford lectures on poetry, 1909, p. 169 ; ) " mais on
peut remonter, même en France, plus haut que les premiers grands romantiques,
avant que Chateaubriand n’eût défini la poésie : l’art de
choisir et de " cacher. (lettres à Fontanes) ", définition qui répond
en écho aux pensées de son ami le délicieux Joubert, mariant les teintes
raciniennes aux premières nuances de l’aube romantique, lorsqu’il disait : il
faut de l’enthousiasme dans les sons, pour être un grand musicien, et dans les mots,
pour être un grand écrivain ; mais il faut que cet enthousiasme soit caché et presque
invisible : c’est lui qui fait ce que l’on appelle le charme. faisons un petit
bouquet de certaines de ses maximes exquises sur la poésie et les arts.
On ne les respirera jamais trop, et l’on verra à quel point elles s’allient heureusement
aux
fleurs que j’ai cueillies sur la même plante, et, par exemple, à ces
« visites de la divinité » dont parle Shelley, et que la poésie sauve de la
mort.
« on ne peut trouver de poésie nulle part quand on n’en porte pas en soi. »
la poésie construit avec peu de matière, avec des feuilles, avec des grains de sable,
avec de l’air, avec des riens. les mots des poètes conservent du sens, même lorsqu’ils
sont détachés des autres, et plaisent isolés comme de beaux sons. On dirait des paroles
lumineuses, de l’or, des perles, des diamants et des fleurs.
« les beaux vers sont ceux qui s’exhalent comme des sons ou des parfums. »
tout bruit modulé n’est pas un chant, et toutes les voix qui exécutent de beaux airs ne
chantent pas.
« le chant doit produire de l’enchantement. » il faut pour qu’un spectacle
soit beau, qu’on croie imaginer ce qu’on y entend, ce qu’on y voit, et que tout nous y
semble un beau songe. les arts ont pour mérite unique, et tous doivent avoir pour but,
de faire imaginer des âmes par le moyen des corps.
« le beau, c’est la beauté vue avec les yeux de l’âme. » on doit regarder
les arts comme une sorte de langue
à part, comme un moyen unique de communication entre les
habitants d’une sphère supérieure et nous.
« le poète ne prend de toutes choses que ce qui leur vient du
ciel ».
Si nous arrivons aux environs de 1830, dans la préface de
Cromwell
, après plusieurs pages sur les conquêtes poétiques du
christianisme, sur les élargissements de la poésie des anciens par l’« influence de la
mélancolie », Victor Hugo concluait : le point de départ de la
religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient avec les
poètes, les philosophes français de l’époque (ceux du moins qui avaient échappé à
l’influence du XVIIIe
siècle) reconnaissent dans la poésie
le même « courant souterrain » religieux, la même nécessité pour elle d’un afflux
psychique intraduisible, glissant sous les mots et à travers leur sens.
On lit dans Maine de Biran : l’homme intérieur ne peut se
manifester au dehors ; tout ce qui est en image, discours ou raisonnement « le dénature
ou altère ses formes propres », au lieu de les reproduire. (cité par
Delbos, " figures et doctrines des philosophes, p. 285.) " et dans
Lamennais :
« le langage, moyen de la poésie, n’est pas la poésie même… » il manifeste
les pures idées et leurs rapports
logiques. Or les idées et leurs rapports purement intellectuels
ne sont point du domaine de l’« art. » l’art implique l’idée, il est vrai, mais l’idée
rendue saisissable aux sens… la poésie, ce n’est donc pas " Dieu
arbitrairement conçu par l’esprit ", mais la manifestation extérieure de
Dieu, l’univers qu’il pénètre et anime de sa vie… etc : ces
témoignages, bribes entre des centaines, que le romantisme m’apporte sur la poésie pure,
pourraient être rattachés par de multiples fils aux dires des poètes les plus éloignés les
uns des autres, de l’extrême occident à l’orient extrême. N’est-il pas curieux de pouvoir
ainsi rapprocher sur ce point Alfred de Musset et Rabindranath
Tagore ? dans tout vers remarquable d’un vrai poète, il y a deux ou
trois fois plus que ce qui est dit : c’est au lecteur à suppléer le reste…
" (œuvres posthumes.) " et Tagore, dans son gitanjali (numéro 75) : les mots dont se sert le poète, ils ont plus
d’un sens pour les hommes, et chacun fait son choix… comment d’ailleurs entend-il
ce sens pour lui-même, le poète hindou ? jamais, dans ce temps-là, je n’ai
cherché
le sens des chants que tu chantais pour moi ; ma voix se
contentait d’en saisir l’air, et mon cœur de danser sur la même cadence.
" (gitanjali, 97.) " en des chants immortels je vous ai raconté ; tout le
secret s’épanche à flots hors de mon cœur. ou vient me demander d’en bien dire le sens ;
mais je ne sais comment répondre.
" (idem, numéro 102.) "
(citation d’émile Le Brun. — « la connaissance. ») on
peut remonter ainsi des contemporains à Baudelaire et de
Baudelaire, à travers le monde, jusqu’à ce « préromantisme » européen qui,
pendant plus d’un siècle, en plein règne de l’abstraction classique, renouvelait peu à peu
« les notions de vraie poésie ». Mais je ne puis que renvoyer aux solides travaux de
M. Paul Van Tieghem et de M. Daniel Mornet.
Mes citations ne suffisent-elles pas d’ailleurs amplement à montrer une fois de plus que
je n’ai rien inventé ? Que je suis d’accord avec tous ceux qui créent ou sentent
poétiquement lorsque la fausse raison ne les trompe pas ?
M. Paul Tuffrau veut bien m’écrire :
il me semble que vos contradicteurs font en général bon marché
d’un élément essentiel à mes yeux : la poésie ne me touche que lorsque les séries
qu’elle ouvre, — séries d’idées, de sentiments, d’images — restent « ouvertes ».
nouvelle façon-et il n’en paraîtra jamais trop-de dire la même chose. La poésie ne se
dispense communément ni de définir, ni de peindre, mais elle ne s’en tient pas là : sans
cela qu’aurions-nous besoin d’elle ? Définir et peindre, cela est pour elle un moyen, non
une fin, et un moyen qui, seul, ferme tout. Comme la sainte-chapelle, la poésie est tout
en fenêtres, si j’ose dire, sur l’infini, sur l’« informulable ».
Ainsi, jusqu’à un certain point, du vitrail comparé à la mosaïque…
les frivoles me demandent : quand donc finirez-vous ? Et les sages : quand donc
commencerez-vous ? Aux premiers, je réponds : bientôt, et aux seconds : pas encore.
Des renforts nouveaux m’arrivent du côté des arts, et c’est un champ immense dont on
n’aperçoit pas les bornes. La question serait à débattre de savoir si la poésie de l’espace n’a pas souffert plus que la poésie du temps du
prosaïsme, du rationalisme isolant de l’idée.
La poésie-peinture, ou sculpture, ou même architecture, nous offrent d’abondants exemples
de destruction plastique par la tyrannie de l’ordre cérébral et du sujet. Cette tyrannie y
dépasserait peut-être de sa puissance le rationnel dominateur dans le poème de la musique
proprement dite et dans le poème du verbe.
Car les arts sont inséparables de la poésie comme la poésie des arts. On n’y pense jamais
assez, parce que la littérature, qui est prose, les
envahit également ; ou bien les artistes, trop souvent, qui ne veulent pas être des
littéraires, ne sont que des cuisiniers de techniques : ils perdent le sens de l’art en
perdant le sens de la poésie.
Mais cette poésie dans l’art sera d’autant plus forte qu’elle n’empruntera rien à l’idée
verbale, que l’œuvre sera « ineffable » par le langage qui lui est propre. à ce titre,
l’expression d’un potier, d’un verrier, d’un ferronnier, peut être d’une évocation aussi
prenante et d’une étendue aussi mystérieuse que celle d’un peintre, d’un statuaire, d’un
musicien, — tous poètes. Comme j’aurais aimé recevoir des confidences sur l’obscur état
lyrique de nos prodigieux artistes du feu dans le plein de leur enfantement ! Et celles de
nos musiciens !
Comme elles nous aideraient à pénétrer le sens profond des poèmes du verbe ! Je l’aurais
aimé et redouté à la fois, nos artistes ne pouvant incliner à ces confidences sans le
secours d’un langage qui n’est pas le leur. Rares sont ceux que cela ne fait pas verser
dans un néfaste intellectualisme. Témoin M. André Lhote.
Après ces justes phrases que je viens de lire sous sa signature : le
contrôle humain me paraît nécessaire pour goûter ce que l’œuvre d’art peut offrir de
divin… le mystère pur, « et recherché systématiquement à l’exclusion de tout détail
terrestre », nous oriente vers des régions défendues…,
il tombe dans
cette singulière interprétation picturale : j’aime que
Picasso se dépeigne lui-même le mètre à la main, mesurant les objets les
plus vulgaires : moulure, verre ou pied de table. Leurs images réelles, superposées aux
architectures abstraites dont le peintre couvre la toile, sont les tremplins que
l’esprit quête pour rebondir dans l’inconnu.
(« nouvelle revue française », 1er fév. 1926.)
ainsi le « contrôle humain » s’entendrait du prosaïsme le plus plat ; et l’« inconnu »,
d’une abstraction qui nous jetterait hors du tableau, hors de toute plastique. Ces
sont des types parfaits de « littératurite » à propos d’art.
Deux peintres l’ont évitée en m’écrivant des lettres très simples. Ils ne cherchent qu’à
distinguer le véritable langage de la peinture, et tous deux s’accordent à reconnaître,
sous des sangles divers, qu’à partir d’une certaine acuité l’émotion qu’il nous transmet
échappe à toute explication rationnelle. poésie et peinture relèvent, sous
des aspects différents, de lois identiques, m’écrit de Graveson M. A
Chabaud : je commencerai par une vérité de La Palisse,
mais ces vérités sont toujours bonnes à dire, aujourd’hui plus que jamais : « la
condition “sine qua non”, d’une peinture est d’être picturale ; celle d’une poésie est
d’être poétique ». Le sujet, auquel tant de personnes insensibles aux grandes cadences
assignent la première place (et qui peut l’avoir du point de vue religieux ou
social)
est « picturalement parlant » secondaire, voire un simple
prétexte… etc : je n’ai pas voulu interrompre mon pittoresque correspondant, il est
trop savoureux. On aura remarqué qu’il répondait d’avance à M. André Lhote,
en nous montrant sous son vrai jour son « contrôle humain » anti-poétique, un goulot, un
oeil, un numéro n’étant pas spécialement humains pour être d’un prosaïsme brutal. Mais
il y a lieu de le féliciter de ne nous avoir pas expliqué ce qu’il entendait
par ses « cadences ».
Il nous suffit que ce terme de musique soit parfait dans l’expression l’un par l’autre du
temps et de l’espace ; il se comprend d’autant mieux qu’on ne le précise point, qu’on peut
l’appliquer à toutes les valeurs de la composition.
Dans la question du « sujet », M. Chabaud par contre, serait peut-être moins
heureux, et il donnerait prise à nos rationalistes. Car il faut distinguer entre le sujet
plastique, déterminé par un choix des formes-dans ce choix le rôle de
la raison est important, et le sujet proprement cérébral fourni par une
anecdote qui peut être indifféremment artistique ou littéraire, poétique ou prosaïque,
avec laquelle la raison prend une initiative abstraite, séparée, fort dangereuse pour
l’art qu’elle prétend servir.
L’idée plastique n’est pas moins un sujet que l’idée anecdotique : le point capital est
qu’elle ne soit pas simplement greffée sur l’autre, qu’elle en puisse être entièrement
indépendante.
Il faut qu’ensuite la liberté de notre sentiment à la traduire soit aussi complète.
Diderot raconte quelque part : j’ai connu un jeune homme plein
de goût qui, avant de jeter le moindre trait sur la toile, se mettait à genoux et
disait : « mon dieu, délivrez-moi du modèle. » on ne saurait trop presser le sens
de cette petit histoire.
la deuxième lettre que je reçois d’un peintre m’arrive de Pontivy. Après la
Provence, praticienne avant tout, forte de ses « cadences », la
Bretagne plus songeuse. Mon correspondant qui veut rester anonyme, parle
d’ailleurs en philosophe esthéticien, oh ! Non pas à la Chenavard, cette
grande victime du « sujet », du sujet externe ; sa philosophie, toute
intérieure, n’est que l’âme de son art, elle fait corps avec lui. vos idées,
m’écrit-il aimablement, quelques-uns des témoignages que vous apportez, vos formules et
surtout l’esprit dans lequel est menée votre enquête, coïncident merveilleusement avec
ma propre évolution, commencée il y a plus de deux ans.
je suis
peintre, plus spécialement paysagiste, et, professeur, j’ai voulu enseigner
l’histoire de l’art… etc :
(c’est moi qui souligne cette observation capitale) en un mot, tout ce qui
dépasse le travail de bon élève, tout cela est d’ordre mystique… quels sont les rapports
de cette mystique avec la mystique religieuse ?… c’est là un sujet difficile et que
nous ne pouvons aborder encore. Je retiens seulement une indication très précieuse, et qui
rejoint ce que j’ai essayé ailleurs d’expliquer sur le caractère profondément religieux du
mouvement romantique. dans une histoire curieuse et rare du " paysage en
France " par Georges Lanoe et Tristram Brice,
se trouve soutenue la thèse que voici : le grand mouvement religieux du XIXe
siècle avorta, et c’est chez les paysagistes
de 1830 que fleurit, et là seulement (?), le sentiment
religieux. en vérité, nous sommes tous du même avis, comme l’écrit
Delteil dans les images de Paris
(novembre 1925), nous, veux-je dire, qui avons ou dépassé ou évité l’étape du livresque,
du notionnel, de l’irréel, ce deuxième état dont notre peintre va vous
entretenir. j’ai commencé une sorte d’« introduction à l’esthétique
appliquée ». J’écrivais jadis, au début de ce travail, que je rejetais de mon domaine la
littérature, même la poésie ; parce que, disais-je, la poésie, même la plus poétique…,
ne peut contenir le beau à l’état pur, obligée qu’elle est d’employer des mots et des
phrases, dont l’essence est analytique et donc abstraite… etc : notre correspondant
veut-il bien me permettre de détendre, d’aérer un peu ce beau raccourci ? Ce que l’on aime
poétiquement dans un poème, ce n’est pas précisément « le son et l’image synthétique » ;
beaucoup moins encore l’image, car celle-ci n’est pas, comme le son, indispensable à la
poésie.
Ce qui est synthétique, ce qui se distingue d’une perception analytique, notionnelle,
morcelée,
abstraite, c’est l’état poétique lui-même, entendant par là cette
expérience particulière, ineffable, intraduisible, par où le poète prend un contact intime
avec les réalités qui l’inspirent.
Le son, pris en soi, ne nous unirait à aucune réalité. Combien de lecteurs, qui entendent
la musique des vers et qui n’en restent pas moins dans un état prosaïque ! Cette musique,
néanmoins, est d’une telle nature, qu’à la manière d’un sortilège, elle provoque
directement, dans l’âme profonde, non pas de tout lecteur, mais de quelques-uns, cette
expérience de réalisation, d’union au réel. Or, de ce point de vue, —
comme de celui proprement technique de M. Chabaud, — je ne vois, pour ma
part, aucune différence entre la poésie et la peinture. Comme les mots, les couleurs ont
leur magie propre, qu’il ne faut pas confondre avec l’action immédiate qu’elles produisent
sur toute rétine bien constituée. Ainsi, à mon avis, de tous les arts et de la musique
même.
Il y a dans une page de Wagner des éléments qui ne sont pas moins abstraits,
en quelque manière, que les notions fragmentées, irréelles, qu’évoquent les mots. Une
statue, une cathédrale, un tableau, une sonate, ont aussi deux sens : l’un prosaïque,
accessible à tous, (en particulier par le « sujet » de notre peintre provençal) ; l’autre,
mystique, ouvert seulement aux privilégiés, d’ailleurs très nombreux qui, par
l’intermédiaire magique des lignes, des couleurs, des notes, parviennent à l’expérience
que nous
avons dite. Il se pourrait même — insinuons-le tout bas, puisque
nous parlons à un peintre — que, de ces incantations diverses, la plus puissante, la plus
mystique, soit encore celle qui nous semble la plus paralysée par les abstractions qui
l’encombrent, c’est-à-dire la magie verbale. Il y a peut-être moins de réalité diffuse
dans les couleurs, dans les notes mêmes que dans les mots.
Voici, maintenant ramassés en quelques lignes, la douzaine d’éclaircissements que je
ruminais : je pressens que vous allez aborder cette question : les simples et
la poésie… eh ! Oui ! Mais, de divers côtés, on me l’escamote. Ainsi, M. Jean
Dorsenne, dans un délicieux article sur la poésie pure à…
Tahiti (figaro littéraire du 19 décembre). c’est une
loi des trois états qui se retrouverait dans l’évolution… des peuples et des individus,
et aussi dans le processus de la formation de l’œuvre d’art du poème ? — (mais
certainement).
1er état. Synthèse brute. Fusion et confusion des
facultés non encore différenciées " (stimmung) " ; possibilités dans le domaine
désintéressé : sentimental, poétique, religieux, mystique. Les simples, les enfants. Les
poètes, les artistes : de grands enfants.
2e état. Analyse, différenciation des facultés. … etc :
d’après les derniers recensements, M. Paul Souday aurait avec
lui le quart des licenciés ès-lettres, les trois dixièmes des agrégés, seize professeurs
de faculté. Pour moi, j’ai pris — et, justement au cours d’une longue conversation avec
Paul Valéry — la résolution énergique de ne plus jamais employer ce mot de
« primaires », et de travailler à le proscrire.
Il blesse toute une catégorie de très honnêtes gens, beaucoup plus humains, beaucoup plus
ouverts à la vraie poésie que tels autres, parmi les mandarins qui les traitent de si
haut.
« intellectuel », qui n’est pas bon non plus, vaudrait pourtant mieux. Un nom propre ne
ferait pas l’affaire : la tête de turc que l’on choisirait serait trop ridiculement
chétive pour devenir un épouvantail national. Ah ! Si Molière était là !
3e état. Synthèse consciente : il faudrait une formule plus juste. Retour,
mais non régression aux possibilités désintéressées de l’enfant ; science profonde
aboutissant à savoir qu’on ne sait pas, et à s’incliner devant l’ineffable ; perception
des ensembles ; impulsions de nature mystique, vivifiant, coordonnant, cristallisant,
unifiant les éléments épars de la science analytique…. etc : il y a plaisir à
suivre ces réalisations laborieuses, à voir s’imposer ainsi à l’intelligence solitaire
d’un peintre philosophe, cette distinction entre l’esprit et l’âme, qui, sous une forme ou
sous une autre, occupe aujourd’hui tout homme qui pense, à l’exception de qui vous savez.
Il finit par une petite ligne aux perspectives innombrables. nombreux points
de contact possibles (j’eusse dit de souterrains ou d’escaliers) entre le premier état
et le troisième ; aucun entre le troisième et le second ; ni, me semble-t-il, entre le
premier et le troisième. ces nombreux rapprochements entre le premier et le
troisième, l’évangile les a marqués avant nous : " si vous ne devenez semblable aux
enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu. " comme le ciel aux
pharisiens de la morale ou des rites, la poésie est fermée aux rationalistes. Chose
merveilleuse, c’est chez
nous, français, adorateurs de la raison raisonnante,
c’est au lendemain même du triomphe de Descartes et de Malherbe,
que surgit, que se , avec quel éclat ! Une école de spiritualité — l’école
française des Bérulle et des Condren — qui a pour objet de ramener les âmes à « l’esprit
d’enfance. » (cf. Le tome III de mon histoire du sentiment religieux).
tout se tient, qu’on le veuille ou non ; tous les intellectualismes, tous les pharisaïsmes
sont frères.
Mais, pour ne parler ici que de poésie, ne retrouvez-vous pas chez nos symbolistes une
heureuse tendance à fuir les formalismes desséchants du second état-le picturisme parnassien ; la rhétorique classiciste dont les romantiques n’avaient
pas su se défaire-et à renouer le contact avec la poésie des simples ? Relisez là-dessus
un des manifestes symbolistes, le livre de Robert de Souza, sur la poésie populaire et le lyrisme sentimental. lisez de même le livre charmant de
Mlle Simone Téry-
l’ile des bardes (Flammarion) — sur la renaissance poétique
de l’Irlande contemporaine ; l’Irlande, où tout le monde est
poète, même et surtout les paysans. Vous verrez tous ces
raffinés,
Yeats, G. Russell, Synge, passer de
Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé, à l’école
du premier état. Et méditez de nouveau, car elles vont très loin, les déclarations de
notre grand ami George Moore à Frédéric Lefèvre
(nouvelles littéraires, 14 novembre 1925). Au fond, que demande
Moore, sinon que l’on mette en quarantaine les pense-toujours qui sont
aussi les pense-petit, les contremaîtres du second état ?
Mais une quarantaine moins hérissée que ne semble le vouloir notre
peintre-philosophe.
Une quarantaine, qui invite ces malheureux ou bien à rétrograder doucement vers la
demeure des simples, qu’ils n’auraient jamais dû quitter, ou bien à s’élever peu à peu
jusqu’au réalisme supérieur-poétique, philosophique et religieux — du troisième état.
Soyons bons — j’écris ce mot une dernière fois-pour les primaires. Nous sommes tous
primaires, hélas !
Par quelque côté, et toujours menacés de le redevenir. Tout poète a dans son cœur un
classiciste qui sommeille, toujours près de se réveiller ; tout critique, un Paul
Souday ; tout philosophe, un rationaliste ; tout religieux, un faux dévot. Et
inversement, par bonheur…
tandis que le témoignage des artistes élargissait encore nos ailes, la résistance des
savants était loin d’augmenter comme je m’y attendais.
Je croyais que d’un poids toujours plus lourd ils me retiendraient au sol, mais tout au
contraire, cette résistance même donne à notre élan toute sa force, elle en facilite le
départ. C’est une résistance d’appui.
Une des tartes à la crême de la critique pendant la dernière moitié du XIXe
siècle était l’opposition irréductible de la poésie et de la
science, la blonde et la brune de Lucrèce ou de Molière. Aucun
admirateur de l’une ne semblait pouvoir reconnaître les prouesses de l’autre. On nous les
représentait comme deux boxeuses, à la vérité la poésie toujours à terre, knock-out. mes correspondants me démontrent
qu’il n’en est plus rien
aujourd’hui. Nos deux déesses se soutiennent par leur lutte même ; elles n’arrivent pas à
se tomber, elles ne le cherchent pas d’ailleurs, elles en ont assez,
elles se cramponnent, et l’on ne sait plus si elles combattent encore ou s’embrassent.
Toutefois, faisons attention, elles restent des rivales : elles n’ont ni mêmes formes, ni
même structure ; l’embrassade ne pourrait-elle finir par un mutuel étouffement ? Il y
avait de cette crainte dans ma dérobade aux invites de nos expérimentateurs, de la
prudence dans la confiance. Or, il semble bien que la confiance doive être entière. Nos
vrais savants reconnaissent à la poésie son droit à la vie, en certains cas à la victoire,
par le fait même qu’ils croient découvrir les causes psycho-physiologiques précises dont
ils veulent faire dépendre sa force et sa beauté-précisions qui ont ceci de particulier de
n’être jamais limitatives.
C’est ainsi que tous ceux qui ont bien voulu s’intéresser à notre débat entendent les
choses.
La science authentique, plus elle tend à épuiser le connaissable, le mensurable, le formulable, moins elle se flatte de tenir la
raison dernière de quoi que ce soit. Aucun de mes correspondants n’a trouvé ridicule notre
orientation raisonnée vers le mysticisme. De notre côté nous sommes loin de nous refuser
aux disciplines scientifiques ! Elles n’arrêtent pas d’ailleurs l’analyse spirituelle : où
finit-elle exactement, et où commencent les autres ? Je les
distingue sans
les séparer dans les quelques pages, trop courtes à mon gré, mais des plus suggestives que
m’a soumises M. L Hartman, délégué de la haute commission de
Coblence et dans les quelques brochures et articles de M. édouard
Monod-Herzen, où se trouvent, non pas confondues, mais réconcilées, sous le
regard favorable de Platon, la géométrie et la poésie.
Quelle que soit aussi la technicité des recherches vertigineuses, prodigieusement neuves
du R. P. Jousse sur le style oral (archives de philosophie,
Beauchesne, 1925), spiritualité et discipline expérimentale s’y rejoignent
ou tendent à s’y joindre en l’intimité la plus étroite.
Mais deux communications doivent particulièrement nous retenir au cœur du problème.
Revenons d’abord au mémoire de M. Lionel Landry dont les contestations de
détail ne firent qu’éliminer ce qui pourrait nuire, d’après lui, à l’appui de sa thèse
générale pour une grande part sympathique à la nôtre. l’art, écrit-il, est un
phénomène « collectif », l’établissement d’états de conscience communs chez un
certain
nombre d’« individus » qui se « ressemblent » ou se « succèdent » autour d’une œuvre. les arts dynamiques sont caractérisés parce que
l’élément « temps » intervient dans le plan…etc : je suis bien au
regret d’avoir dû tailler et couper à travers la magnifique dissertation de
M. Lionel Landry, mais nous en avons l’essentiel. Cela suffit pour qu’on
voie que nous nous retrouvons sur le même point au débouché de la forêt. Certes nous avons
pris des chemins très différents, et à mon avis même, M. Landry s’est quelque
peu égaré en étant, dès l’entrée du bois, trop assuré de sa route. Je ne déteste pas sa
« conscience informulée », malgré ce qu’elle présente d’antinomique, qui serait, en somme,
le nom nouveau de l’intuition ; mais il n’aurait pas fallu l’opposer à
une conscience « en chair », et comme vide, par rapport à un « travail profond ».
Tant que ce travail est profond, comment serait-il véritablement
conscient ? Et comment la clarté ne serait-elle pas la fleur extrême de toute
conscience ?
On perd ainsi à vouloir entrer trop tôt dans l’état conscient tous les avantages
créateurs du « complexe primitif » et de ses associations ineffables. On court le danger
de trop dissocier, et à faux, les éléments de l’élaboration poétique.
Je n’accorde pas à M. Landry que le poète sépare l’expression musicale de
l’expression mentale, que le rythme s’impose à la conscience
claire et l’idée
à la conscience informulée, qu’une « phrase de trente mots ait été virtuellement
construite dans son esprit avant qu’une seule sonorité ait résonné dans sa tête »,
qu’enfin un poème doive son existence comme un produit d’industrie à des services
distincts. Tout cela me paraît singulièrement artificiel. Non, non, c’est André
Chénier qui a raison : tout s’allie et se forme et tout va naître
ensemble. sans quoi l’action poétique et l’action mystique n’auraient rien de
commun, — ce qui serait contraire à la conclusion même de ce pénétrant philosophe.
avec M. Alfred Lartigue, ingénieur et électricien, la poésie pure entre
dans un vaste système explicatif du monde, une psychodynamique générale.
en m’envoyant le manuscrit de cette véritable somme encore inédite, l’auteur veut bien me
signaler « la convergence, le recoupement de nos thèses respectives ». La sienne fut
préparée par des « lettres à l’académie des sciences » que présenta M. Daniel
Berthelot. Dans le chapitre où il traite des domaines de l’intelligence et de
l’imagination,
il cite particulièrement ces passages de ma lecture :
" il semble toutefois certain que, dans cette " collaboration paradoxale (celle de l’âme
et du " corps), les mots n’agissent pas seulement et " d’abord en vertu de leur beauté
propre, pittoresque " ou musicale. nous nous offrons à ces " vibrations
fugitives, si exquises d’ailleurs que " soient leurs caresses, non pour goûter le "
plaisir qu’elles donnent, mais pour recevoir " le fluide mystérieux qu’elles
transmettent…
" contagion, ou rayonnement, dirai-je, voire " création ou transformation magique, par où " nous revêtons, non pas
d’abord les idées ou " les sentiments du poète, mais l’état d’âme « qui l’a fait poète… »
et les dernières lignes ne sont pas oubliées sur la poésie qui rejoint la prière.
Voici donc intrépidement adoptés par un « scientifique » pur les passages même qui ont le
plus exaspéré les attardés du rationalisme.
M. Lartigue estime en effet particulièrement « fondé » d’envisager dans la
poésie, comme je l’ai fait, surtout des éléments esthétiques, c’est-à-dire
des éléments agissant sur nos systèmes nerveux par un dynamisme « irradiant » d’effluve.
la logique, la raison est une force psychique dont le dynamisme est « impulsif », (au
sens mécanique), la morale par éléments de sympathie, est une autre force psychique dont
le dynamisme est « inductif »
(au sens électro-technique)… etc :
ces « convergences » sont très séduisantes.
Cependant, bien que la poésie soit à la base de toute esthétique, M. Alfred
Lartigue n’a pas assez vu que, selon moi, ou plutôt selon la plupart des poètes,
qu’ils soient créateurs où restent en puissance de l’être, la poésie dépasse l’esthétique.
Elle englobe pour nous toute la vie, elle est la source intérieure de l’être en ses
manifestations les plus diverses, et l’on doit l’étudier comme telle, ainsi qu’on
distingue le sentiment du beau indépendamment de l’art et de ses formes.
L’appui que nous donne l’auteur n’est pas moins considérable, puisqu’il a séparé la
logique et la raison de l’intelligence proprement dite, qu’il associe l’entendement à
l’imagination.
Mais pour bien comprendre la qualité et le rôle différents qu’il leur attribue d’ impulsion, d’ induction ou d’
irradiation, il faut connaître
les bases de sa synthèse. Il va sans
dire que je me borne à l’exposer, je ne la discute pas-ce n’est point de ma compétence-et
la discussion d’ailleurs déborderait notre sujet. Mais il m’a paru important pour notre
thèse d’en faire connaître les grandes lignes, l’auteur aboutissant à une métaphysique a posteriori, d’autant plus intéressante pour nous qu’elle serait dans son
ensemble cartésienne et mécaniste.
Comme Gabriel Lamé, William James, Oliver Lodge,
Abel Rey, Pierre Duhem enfin, M. Alfred Lartigue
estime que la physique peut aboutir à une métaphysique, à une « théorie définitive qui
monterait comme un soleil à l’horizon, le jour où l’homme pourrait se hisser sur un bloc
d’observations assez haut pour la voir ». (Louis de Launay.) pour le moment,
malgré la belle pierre de taille dont il grandit l’observatoire, il reconnaît l’existence d’un domaine psychique où sont possibles des transformations
essentiellement inaccessibles aux méthodes de la science…, le sanctuaire où il n’est
permis d’accéder qu’en suivant le dédales de l’introspection, où la logique déductive
doit s’incliner devant les grandes révélations de cette « vue directe de la vérité », de
cette « expérience supra-sensible », de cette « lumière naturelle » qu’on appelle
aujourd’hui l’« intuition. » mais il ajoute : à cela près, — qui n’est
pas une fissure-notre synthèse, basée sur des « faits scientifiques » et non des
conceptions, « à priori », paraît douée d’un pouvoir explicatif
s’étendant à l’intégralité des forces et des phénomènes de la nature, sans en excepter
les faits du domaine de la psychologie, notre point de départ ayant été la recherche
algébrique d’un « théorème d’unification ».
M. Lartigue, comme M. Daniel Berthelot, M. Bouasse
et d’autres, est résolument antirelativiste.
Il part donc d’un monde qui occupe
expérimentalement un espace à 3
dimensions, d’où trois qualités de figures : les lignes, figures à 1
dimension : longueur, les surfaces, figures à 2
dimensions : longueur, largeur, les volumes, figures à
3 dimensions : longueur, largeur, hauteur (ou profondeur) ;
d’où trois qualités de mouvements : les translations, (ou vibrations)
mouvement, à 1 dimension, à caractère d’ impulsion, les rotations, (ou oscillations) mouvements à 2 dimensions, à caractère d’ induction, les déformations élastiques, (dilatations, pulsations
radiales, flexions ou torsions) mouvements à 3 dimensions, à caractère d’ expansion, et conséquemment trois qualités dans toutes les catégories de
phénomènes, ceux-ci devant être considérés, avec Descartes et
Pascal, comme des combinaisons de figure et de mouvement.
L’auteur aboutit ainsi à fonder sa psycho-dynamique sur le trimorphisme et le tricinétisme universels, déterminés par les multiples
manifestations énergétiques de la substance immatérielle où nous serions plongés qu’est
l’ éther sidéral dont il demeure partisan convaincu. l’éther prendrait un état « solide », à structure cellulo-réticulaire éminemment
vibratoire ; un état « liquide », à structure gyroscopique éminemment rotative ; un état
« gazeux », à structure disloquée éminemment expansive.
un tourbillon d’éther est constitué par une combinaison quelconque de ces
trois états.
Vraies du physique en général, ces conceptions ne le seraient pas moins du physique et du
psychique humains étroitement liés aux résonances des nerfs sensitifs et
moteurs. l’auteur y parvient en aboutissant à la psychophysiologie,
cette suprême catégorie des sciences biologiques, par toutes les séries ininterrompues des
sciences géométriques, des cinématiques et des physiques, et en retrouvant dans chaque
catégorie les figures à trois dimensions du mouvement spatial. en
« stéréodynamique », par exemple, le passage de l’état solide à l’état liquide, ou
vice-versa, a lieu par voie de résonance de « vibration-rotation » ; il en est de même
pour le passage d’un état allotropique à un autre. Le passage de l’état liquide à l’état
gazeux, ou vice-versa, a lieu par voie de résonance de « rotation-expansion »…
etc :
nous arrivons en biodynamique à la physiologie où, d’un tourbillon vital d’éther, par la
prépondérance de l’éther gazeux naîtraient et agiraient divers organes, les uns et les
autres créateurs des sens, et, par leur entremise, des sensations. ces sensations obéiraient : les unes, par le toucher, par l’ ouïe à des modes de vibration,
correspondant, comme les courants galvaniques de conduction ou comme la chaleur sensible,
à des mouvements longitudinaux de translation ; — auxquels se
rattacheraient, au degré psychologique individuel, les émotions, les réflexes ; au degré philosophique, l’action extérieure de la volonté, c’est-à-dire l’ autorité exercée et subie ; les
secondes, par le goût, à des modes de rotation
correspondant, comme les flux d’ induction magnétique ou comme la
chaleur latente, à des mouvements de conservation ; — auxquels se
rattacheraient, au degré psychologique individuel, les phénomènes de la mémoire, des habitudes, des instincts ; au
degré philosophique, la sympathie, base de la morale ;
les troisièmes, par la croissance, la génération, la
vue (l’auteur donne aux yeux des pouvoirs
multiples plus
complexes qu’aux autres organes des sens), à des modes de déformation
élastique, correspondant, comme les effluves électrostatiques ou comme la chaleur
rayonnante, à des mouvements de distorsion transversale et d’ expansion volumique ; — auxquels se rattacheraient, au degré
psychologique individuel, en même temps que les jugements et les conceptions, les sentiments et les intuitions ; au degré philosophique, avec l’ éducation, tous les
faits esthétiques, tous les faits éminemment psychiques et religieux, les faits de création. la manière est remarquable dont M. Alfred Lartigue passe
scientifiquement des plus simples sensations aux abstractions les plus hautes, sans rompre
le fil qui les relie à l’unité primaire du mouvement spatial. Son classement de nos forces
psychiques en dynamismes particuliers communiant avec les diverses formes des mouvements
physiques dans un élargissement continu, sans confusion ni amoindrissement de leur nature
ou de leur pouvoir, satisfait à première vue autant l’intuition du sens commun qu’un
intellectualisme rigoureux.
Il me semble toutefois que sa terminologie n’est pas toujours très sûre, et qu’il
pourrait être dupe sur certains points de simples analogies.
Puis il ne peut être question de transcrire ici les preuves qu’il tâche d’apporter ni
d’en démêler la valeur. Mais la théorie fondamentale que je viens très sommairement de
résumer suffit à faire entrevoir la vraisemblance de l’
impulsion rectiligne donnée au dynamisme de la logique, d’une toute autre nature
que l’ expansion rayonnante, irradiante du dynamisme poétique, — l’éther
jouant pour l’auteur le rôle de mon « fluide mystérieux », qui, (dans une analogie
d’ailleurs trompeuse) s’apparenterait ainsi à la « matière subtile » de
Descartes.
Voilà comment un mystique pourrait être un cartésien qui s’ignore. Ah ! Quelle gratitude
ne dois-je pas témoigner, pour cette révélation, à mon savant correspondant !…
-« mais laissez donc là ces outils ! », me disaient les bonnes gens, « vous n’en finirez
jamais… un homme de sentiment n’est pas un terrassier… il a des ailes… qu’il les étende,
qu’il s’enlève, et tout obstacle, dominé, a disparu… » les amis sont terribles. Je goûte
fort la malice de cette objurgation sympathique. Mais elle provient d’une erreur
dangereuse, qui est de croire que le sentiment n’a que faire des outils de la logique
courante, qu’il doit les dédaigner parce qu’il en connaît l’impuissance finale, qu’au
surplus il ne saurait pas les manier, puisque le propre de sa nature est de se suffire à
elle-même.
Non ! Personne ne peut se passer du travail manuel, et la logique est d’autant plus forte
que le sentiment en est le conducteur. Lui seul inspire les arguments,
il en est l’âme, et ce sont eux qui, abandonnés à eux-mêmes, travaillent tout de
travers.
Comme l’oiseau, d’ailleurs, il n’est pas tout en ailes, il a aussi des pattes, et c’est
de leur prise qu’il s’enlève.
Surtout quand on aborde le côté mystique des choses, on ne saurait trop user de toutes
les armes de la raison. On ne supprime pas le mur qu’elle a construit, pour l’avoir
survolé, on ne le supprime pas pour ceux qui restent à terre, ceux qui ne se fient qu’à
leur esprit. Distinguons bien d’abord les moyens rationnels des sentimentaux,
employons-les bien ensuite contre l’obstacle qu’ils ont dressé, c’est alors seulement que
l’âme doit
prendre son vol, et, sur le terrain déblayé, chanter victoire.
Dans ma lecture à l’institut, et depuis le début de ces éclaircissements, dans chacun des précédents chapitres, j’ai cherché à rendre
toujours présente la différence profonde de l’esprit et de l’âme, puis j’ai montré la
nécessité de leur accord contre les obstructions que l’on doit à l’une des facultés trop
exclusive de l’esprit, celle de l’analyse rationnelle, si limitée lorsqu’elle s’applique à
ce qui comporte tant d’inconnu et d’infini : l’œuvre d’art.
Il me faudrait maintenant aborder la conclusion de mon discours et prouver comment la
poésie peut aboutir à la prière. Mais il m’a paru que le sujet débordait le cadre de ces
éclaircissements ; je l’ai donc traité à part dans le petit volume des
« cahiers verts », annoncé en commençant, qui paraît en même temps que celui-ci.
Je finirai seulement sur quelques lignes qui nous serviront comme de passage du profane
au sacré.
Tandis que j’écrivais, on me remit un jour l’ouvrage posthume de mgr
Duchesne : l’église au VIe
siècle. j’ai couru au chapitre sur les églises celtiques, ému à
la pensée, à la certitude que j’y trouverais traduit, sur le latin de Bede
par la main défaillante de Duchesne, un des plus beaux poèmes que je
connaisse. Le voici :
" enfin Edwin (pressé de se convertir au christianisme), se décida à porter
la question devant un grand conseil. C’est là que furent prononcées par un des seigneurs
angles les célèbres et profondes paroles où se traduit si bien l’angoisse religieuse, non
seulement des barbares du VIIe
siècle, mais des hommes de
tous les temps.
-" roi, dans les nuits d’hiver, alors qu’autour d’un grand feu, toi et tes
compagnons vous êtes attablés, il arrive parfois qu’un passereau égaré, entre par une
ouverture, traverse la table et ressort à l’autre bout. Un moment il est dans la lumière
et la chaleur, mais avant d’entrer, où était-il ? Et quand il est sorti dans la nuit, et
la tempête, que devient-il ?
Nul ne le sait. Ainsi en est-il de l’homme. Il apparaît pendant une courte vie, mais d’où
vient-il, où va-t-il ? Mystère… si les hommes de Kent peuvent nous apprendre
quelque chose à ce sujet, il y a lieu de les écouter "
… eux aussi, les poètes, je l’espère, du moins fermement, « peuvent nous apprendre
quelque chose à ce sujet ». à qui s’étonnera que je me sois attardé à nos
« éclaircissements », je ne ferai pas d’autre réponse.
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