Chapitre IV.
Conclusions
L’évolution de la littérature française m’a servi de démonstration
positive ; la littérature italienne a été une contre-épreuve. Je crois avoir montré qu’en
Italie, comme en France, nous trouvons trois ères, dont chacune commence par une période
lyrique ; en Italie cette évolution s’arrête à mi-chemin, à l’épopée, et n’aboutit dans le
drame qu’à des œuvres isolées ; j’en ai dit les raisons ; la principale, c’est l’absence
de vie nationale. D’autres littératures pourraient encore servir de démonstration ou de
contre-épreuve ; si la loi que j’ai formulée répond à une réalité sociale et
psychologique, à une nécessité logique, elle doit se retrouver
partout, mais
souvent contrariée par d’autres forces. Chaque littérature présente ainsi ses problèmes
très particuliers ; à l’historien de les discerner nettement et d’établir la résultante
des forces contraires. Pour les littératures grecque, espagnole et allemande, j’ai déjà
esquissé ce travail, mais je n’en dirai rien ici. Je lance une idée, longuement méditée,
et j’attends désormais les opinions de la critique, avant d’en dire davantage.
Supposons que ma méthode soit juste, dans ses grandes lignes ; jusqu’ici je n’ai fait que
l’appliquer sommairement, par un groupement nouveau de faits bien connus ; et je n’en ai
donné qu’une seule explication, en insistant sur les rapports intimes qu’il y a contre
l’évolution littéraire d’une part, l’évolution d’un principe et celle d’un groupe d’hommes
(nation) d’autre part. Ce n’est là qu’une explication provisoire et superficielle. Si je
ne cherchais pas, dans ces conclusions, le « pourquoi » psychologique de la loi, ma
méthode ne serait qu’une classification nouvelle, plus ou moins ingénieuse ; elle aiderait
à mieux comprendre certains cas
individuels ; mais, ne disant pas pourquoi la
réalisation d’un principe est si intimement liée à la vie d’un groupe, ni comment la
littérature est à la fois un effet et une cause dans l’ascension de l’humanité vers la
liberté, elle ne montrerait pas assez que l’histoire littéraire est le moyen le plus sûr
que nous possédions pour prendre conscience de notre passé et de notre mission.
Ces conclusions ont pour objet de préciser la portée de ma méthode et aussi de légitimer
cette méthode, non plus par un groupement de faits, mais par la logique d’une construction
synthétique. Je ne suis arrivé que peu à peu à cette explication dernière ; elle m’a
souvent rassuré aux heures de doute ; si l’on me reprochait de mêler la philosophie à la
littérature, je répondrais que c’est précisément mon ambition suprême ; de plus en plus,
la vérité me semble être là : rattacher un phénomène en apparence isolé (dans notre cas :
la vie littéraire) aux lois de la vie totale.
La littérature n’est qu’une des nombreuses expressions de la vie humaine ; expression
plus claire que d’autres, plus accessible à un grand
nombre, par ses moyens
(la parole) et par son but (l’action sur la masse) ; partant du même fonds inconscient,
obéissant aux mêmes nécessités, l’expression littéraire tend plus que d’autres à une forme
intelligible, à la réflexion, à une prise de conscience. Ce sont là des avantages certains
pour qui étudie l’histoire des mœurs, des idées et des sentiments. Toutefois, dans son
ensemble, et précisément parce qu’elle est pratiquée par de nombreux esprits d’espèces
fort diverses, la littérature déconcerte souvent par sa richesse et sa variété ; la valeur
relative et la valeur absolue se confondent, les goûts se contredisent, les idées heurtent
des opinions personnelles, et, dans l’enchevêtrement des causes, des effets, des
précurseurs, des attardés, des formes traditionnelles, des formes neuves et sincères, il
est presque aussi malaisé de dégager la ligne essentielle qu’il est difficile de définir
« la vie ». De là, et surtout avec les progrès de l’érudition, ces histoires littéraires
qui ne sont que de vastes répertoires disposés en un ordre arbitraire, avec ici ou là
quelques chapitres où les rapports intimes de la littérature et de la vie apparaissent
comme par hasard ou comme une exception.
Le nombre même des œuvres littéraires nuit ainsi à leur netteté d’expression.
Or, la réflexion philosophique nous impose cette certitude, que les rapports de la vie et
de la littérature sont constants, de tous les instants et de tous les individus. Cela
étant, pourquoi ne pas les chercher, dans leur suite ininterrompue, dans l’expression la
plus consciente de l’humanité ? Si l’on arrivait à dessiner, grâce à ces rapports, une
ligne continue depuis le passé lointain jusqu’à aujourd’hui, et à montrer dans les
expressions qui subsistent l’empreinte directe des générations disparues, ce serait serrer
de bien près la vie elle-même de l’humanité ; ce serait trouver, non point la vérité, mais
du moins le chemin de notre vérité ; ce serait augmenter ce trésor qui me paraît être le
bien suprême de l’homme : la conscience. — S’il est vrai que l’univers entier obéit à un
rythme souverain que l’astronome constate dans la marche des soleils et que le physicien
retrouve dans l’infiniment petit de la matière, pourquoi serions-nous seuls à vivre au
hasard ? Discerner les étapes de
l’humanité, leurs conditions, leur
succession, ce serait deviner un peu le rythme de l’intelligence humaine et nous mettre en
garde contre le gaspillage insensé de nos vies.
Au cours des pages qui précèdent, j’ai déjà montré, dans l’ensemble et dans quelques cas
particuliers, ce que ma méthode apporte à l’histoire littéraire. C’est
un critère psychologique, à la fois précis et souple, qui coordonne les phénomènes
littéraires en les rattachant aux conditions politiques et sociales d’un moment déterminé
et d’un certain groupe humain. Je considère ce résultat comme acquis ; j’aurai à y revenir
souvent, mais ce ne seront que des rappels rapides. — Quant aux conséquences de cette
méthode pour l’esthétique littéraire, j’ai déjà dit que je renonce à les
exposer ici ; sans doute, c’est une grosse lacune ; j’espère la combler plus tard, en
profitant des observations qui me seront faites sur l’exposé purement historique ; les
dernières pages de ce livre diront bien d’ailleurs l’importance très grande que je donne à
l’art, à la valeur absolue de l’œuvre littéraire. — Il me reste donc à exposer les
conséquences de ma méthode
pour la vie totale. Je sens
vivement les difficultés de cette exposition : elles sont dans l’immensité de la matière
même, dans les difficultés de la terminologie, et surtout dans cette fatalité de
l’expression verbale qui dit les choses une à une, tandis que dans la réalité les choses
sont un bloc.
Pour donner dans une certaine mesure l’impression du bloc, la concision s’impose ; mais à
force d’être concis, on risque d’être obscur. Je présente des raccourcis qui me sont
familiers ; je crains pourtant qu’ils ne soient pas toujours significatifs pour le lecteur
qui a forcément une mentalité différente de la mienne. Si grande que soit la difficulté,
il faut l’affronter. — Considérant la littérature comme une expression de la vie, nous
allons distinguer par elle, par son mode de réalisation, quelques éléments essentiels de
la vie, quelques forces dont l’action se combine en d’infinies variations. La littérature
nous révèle l’homme, à la fois, comme individu isolé (l’individu Racine,
l’individu Boileau) et comme être social (dans Racine et dans Boileau, les Français du
xviie
siècle) ; en chacune de ces deux qualités l’homme
est encore à
la fois effet et cause. Dans la réalité on passe de l’individu à
l’être social, de l’effet à la cause, par des transitions insensibles ; tout cela est
inextricablement mêlé, sans être pourtant une seule et même chose. Pour donner une idée,
même lointaine, de cette synthèse, nous sommes forcés de commencer par l’analyse ;
l’analyse est toujours brutale ; elle scinde ce que la vie unit ; elle établit des
catégories factices ; elle énumère, l’un après l’autre, des éléments qui sont partout
coexistants. Il faut en prendre son parti. Ne jamais oublier que ces catégories sont
factices, c’est déjà en corriger sensiblement le défaut ; et si la pensée s’efforce de
combiner toujours ce que le langage analytique est forcé de scinder, si l’on procède (dans
une sage mesure) par anticipations et par rappels, on arrive peu à peu à la vision
synthétique, à l’intuition de la vie. Je ne reculerai donc ni devant la brutalité des
premières catégories, puisque nous sommes d’accord sur leur valeur très relative, ni
devant les répétitions, puisque j’essaierai de leur donner chaque fois une nuance
nouvelle, grâce aux progrès de l’exposition.
Qu’on s’imagine un carrefour très animé et pourtant ordonné de grande
ville ; disons : la place de l’Opéra. Piétons et véhicules y circulent en tous sens ; y
compris les voies souterraines du Métropolitain. Dans un croisement incessant, tout le
monde passe ; mais non pas à la fois ; chaque courant subit à son tour un temps d’arrêt :
arrêt factice en un certain sens, mais nécessaire ; dans l’ensemble, c’est la vie
continue. C’est un peu ainsi que je voudrais procéder. — Pour commencer, considérons
l’homme surtout comme être social et comme effet, tout en y mêlant déjà,
forcément, l’individu-cause.
Au point de vue social il y a deux unités constantes, indestructibles : l’individu et
l’humanité, la parcelle et le tout. L’humanité n’est encore à bien des égards qu’une
unité virtuelle ; nous y tendons sans cesse, par un sentiment de solidarité qui est la
base de toute civilisation.
Entre ces deux extrêmes, il y a d’autres
unités, agrégats intermédiaires et plus ou moins transitoires, qui sont la « réalité
actuelle ». C’est ce que j’appelle les groupes, plus exactement
encore : les groupes de contiguïté. En effet la solidarité humaine est
limitée dans l’espace par des communautés d’intérêts, intérêts immédiats, plus forts
encore que l’unité idéale ; ces intérêts résultent par exemple de la nature du sol, de
ses produits, des relations personnelles, des institutions, de la langue, des souvenirs,
en un mot d’un ensemble de faits acquis par l’histoire. — Quels que soient les rapports
de l’individu avec le milieu où il vit, qu’ils soient d’hostilité négative, ou au
contraire de sympathie agissante, ou simplement de passivité, le fait est que
l’existence d’un individu est inséparable de l’existence d’un certain groupe de
contiguïté.
Ces groupes s’étendent, semblables à des cercles concentriques, depuis la famille
jusqu’à l’humanité, en passant par le clan ou la tribu, la commune, la province ou le
canton, la nation… ; très variables dans leur intensité et leur homogénéité, ils peuvent
exister simultanément,
l’un dans l’autre, quoique leur importance relative
ou actuelle dépende de révolution historique. De tous ces groupes coexistants, celui-là
est le plus important dont l’individu a le plus nettement conscience et auquel il est le
plus intimement lié par ses intérêts et par ses sympathies. Or, si nous écartons, comme
il faut le faire, les groupements artificiels, dus à la conquête brutale (l’empire
d’Alexandre, l’empire romain, celui de Napoléon), et si nous constatons qu’il y a des
groupes disparus par leurs propres discordes, nous voyons que l’importance des groupes
de contiguïté s’en va chronologiquement du plus étroit au plus vaste, de la famille à la
tribu, de la tribu à la commune, de la commune à la province, de la province à la
nation ; il y a agrégation progressive ; les groupes anciens, tout en subsistant, se
subordonnent nécessairement au groupe nouveau, de sorte que, arrivés aujourd’hui à
l’étape nationale, nous entrevoyons déjà, par l’union de quelques États, une marche
lente vers l’humanité. Ces étapes sont nécessaires à l’évolution normale ; aucune ne
saurait être omise sans danger, mais
aucune ne saurait être définitive.
Personnellement, l’individu peut devancer les temps, préférer au groupe actuel un groupe
plus vaste, mais encore faut-il qu’il ait vécu les formes précédentes ; il est alors un
précurseur et son exemple n’est pas encore significatif pour la masse.
Le fait des groupes grandissants par agrégation est ce que j’appelle le facteur de l’espace. Je modifie expressément la formule de Taine, en combinant
ses éléments d’une autre façon. Il disait : « la race, le milieu, le moment ». Au lieu
de « race », je dis : l’individu tel qu’il est formé par l’évolution historique et par
les conditions géographiques32 ; au lieu de « milieu », je dis : le groupe politique et
social (espace) ; au lieu de « moment », je dis : le principe directeur (temps), qui va
nous occuper tout à l’heure.
Les groupes de contiguïté, même quand ils sont de même catégorie, diffèrent
profondément les uns des autres, selon leur intensité de
conscience. Par
exemple, que l’on compare Athènes, démocratie vivante, avec Sparte, oligarchie
immobiliste ! D’où vient cette différence ? des conditions du sol et autres raisons
physiques ? en partie, sans doute ; mais aussi, je crois, de l’individu-cause ; et c’est
précisément ce que j’ajouterai à la formule de Taine : l’individu-cause, par où l’on
s’échappe du déterminisme à la liberté.
Quoi qu’il en soit, la littérature ne fleurit vraiment que dans un groupe constitué
normalement, susceptible d’évolution et fortement conscient ; ailleurs, c’est la vie
pratique, calculatrice, au jour le jour, sans foi et sans poésie, parce que sans
âme.
Le groupe de contiguïté dont l’homme a le plus nettement conscience constitue donc la
réalité acquise et actuelle. Au-delà de ses limites, il y a des tendances plus
générales, grosses d’avenir, mais rien ne se réalise en dehors du groupe ou de
l’agrégation de groupes.
Ces tendances générales nous amènent à un second facteur essentiel, que j’appelle le
facteur du temps. Toute ère nouvelle de l’humanité est
dominée par un principe nouveau. Qu’il soit politique, ou social, ou religieux, ou
moral, ou esthétique, ce principe n’est jamais qu’une autre face ou une autre phase du
même problème éternel ; mais au fond peu importe qu’il ne soit qu’un recommencement ou
qu’une combinaison d’éléments déjà connus ; rien ne se répète absolument dans
l’histoire33 ; le même principe, revenant à quelques siècles
d’intervalle, signifie autre chose parce que les conditions du groupe où il se réalise
ont changé. Non, rien ne se répète, mais tout se tient ; là est la grosse difficulté
pour l’analyse ! Chaque principe étant une partie de la vérité totale, il implique
virtuellement cette vérité, et ne saurait se réaliser intégralement qu’avec cette
vérité ; or cela est impossible, vu la relativité des groupes, des temps, de la
connaissance et de la puissance humaines. La forme pratique sous laquelle un certain
groupe
réalise un certain principe n’est jamais que relative et incomplète,
si bien qu’elle nous cache parfois la donnée initiale et idéale. On peut reconstruire
avec assez de sûreté la succession chronologique des groupes ; mais quand on veut
reconstruire celle des principes, on tâtonne dans l’incertitude des hypothèses et des
interprétations34.
C’est donc avec les réserves les plus prudentes que j’esquisse quelques étapes :
l’homme primitif, loin d’être libre, était totalement asservi aux lois les plus dures de
la nature physique, au droit du plus fort ; par l’invention des armes et des outils,
première application de son intelligence, il commence son émancipation ; par la
religion, il essaie de vaincre les instincts de la
bête ; puis il conquiert
peu à peu, sous des formes très diverses et toujours relatives, la liberté de la
personne, de la conscience, les droits politiques, l’indépendance économique…
C’est-à-dire : tandis que les groupes vont grandissant peu à peu dans l’espace, les
principes s’en vont à une conception toujours plus vaste de la liberté. Entre ces deux
ordres de faits il y a un rapport mathématique : la parcelle est plus libre à mesure que
grandit le groupe dont elle dépend.
Ce rapport qu’il y a entre le facteur de l’espace (groupes) et celui du temps
(principes) est d’une importance capitale ; c’est un rapport de réciprocité. J’ai déjà
dit et je ne crains pas de répéter que le principe, étant une vision partielle de
l’idéal, implique logiquement la totalité de cet idéal, en théorie ; mais en pratique,
la perception du principe est un fait individuel ; elle est plus ou moins nette selon le
degré d’intelligence, de culture de l’individu ; elle dépend aussi de la mentalité et
des intérêts actuels des groupes de contiguïté. Sans doute, le principe est toujours
plus vaste que les groupes actuels, mais il y a toujours aussi une limite où son
efficacité s’arrête, devant les intérêts plus forts d’autres groupes. En
d’autres termes : le principe unit d’un groupe à l’autre des individus apparentés ; il
n’y a pas contiguïté, il y a affinité (Wahlverwandschaften) ; et ces groupes d’affinité tendent à rapprocher les uns des autres les groupes de
contiguïté. Donc : l’universalité du principe provoque l’élargissement progressif
des groupes ; et, réciproquement, la réalité des groupes fait que le principe ne se
réalise jamais que très relativement.
Il y a une action combinée. Le groupe est localisé, relatif ; le principe est universel
et fragment d’un absolu. Si le principe coïncidait avec les intérêts du groupe, il y
aurait arrêt de vie ; le groupe, c’est le passé, l’acquis ; le principe c’est l’idéal,
l’avenir. La vie est dans ce conflit éternel. — Dès que le principe est à peu près
réalisé, il devient un élément constitutif du groupe, et perd peu à peu sa puissance
créatrice ; il est un fait acquis, il n’est plus une foi ; sa réalisation étant
forcément incomplète, unilatérale, il en résulte un besoin de corriger, de compléter ;
après l’action, la réaction ; et c’est alors
qu’apparaît la foi nouvelle,
une autre face de l’idéal absolu. De là les trois périodes d’une ère, périodes qui ne se
succèdent normalement que dans un groupe de contiguïté bien constitué ; de là cet autre
fait encore : que les conséquences pratiques d’un principe semblent parfois en
contradiction avec la perception première ; et ce dernier fait enfin : que, pour
l’observateur superficiel, l’histoire humaine semble se répéter et piétiner sur place,
tandis qu’en réalité elle se renouvelle en des plans successifs. C’est ce qu’on a appelé
le progrès en spirale. Tout est dans tout, c’est l’absolu ; mais nous ne marchons que
pas à pas, de relativité en relativité ; l’absolu, ce serait la béatitude,
l’immobilité ; l’ascension infinie vers l’idéal, c’est la vie même.
À l’abstraction de cet exposé, il sera bon d’ajouter quelques exemples pris à la
réalité. Reprenons d’abord les trois ères de la littérature française. La première est
dominée par la théocratie et par la féodalité, qui sont les « réalisations » (dans le
sens indiqué plus haut) de deux principes beaucoup plus vastes. Le christianisme fut à
son heure une délivrance de l’humanité ;
je n’ai pas besoin d’y insister,
ni du point de vue moral ni du point de vue social ; sa portée s’étendait à l’humanité
tout entière ; il dut se plier aux exigences de la réalité, s’adapter aux faits acquis
et aux formes de l’histoire ; il se réalisa en théocratie, avec de nombreuses variantes,
selon les pays. Le système de la féodalité se ramène à un principe de solidarité :
protection des plus faibles par un plus fort, à des conditions précises. Sur les ruines
de l’empire romain, qui était une unité factice, militaire et bureaucratique, la
féodalité institue des groupements nouveaux, conscients et solides. Le système féodal et
le système théocratique se construisent d’une façon analogue : en pyramide ; c’est une
transaction entre les nécessités des groupes de contiguïté et l’universalité des
principes ; c’est aussi une préparation à ce groupe plus grand : la nation. L’action
réciproque de contiguïté et d’affinité, dont je parlais plus haut, est parfaitement
évidente. — La réalisation de ce double principe amène la réaction, et la deuxième ère.
La raison universelle reporte sur la terre le but de la vie qu’on avait mis
dans l’au-delà ; l’humanité retrouve en elle-même sa raison d’être ; c’est une
renaissance, une nouvelle délivrance ; ici encore, le principe universel et absolu ne
peut se réaliser que dans la relativité des groupes de contiguïté ; en politique, c’est
la royauté absolue, qui donne à la nation française sa forme solide et précise. — Ce
travail étant fait, l’autorité passe du monarque au peuple ; autre étape vers la
liberté ; la démocratie est à la fois un achèvement de la nationalité, par un acte de
volonté et par la participation de chaque citoyen, et déjà une préparation à une unité
plus grande, par la solidarité sociale, conséquence directe de la démocratie.
Au cours de ces trois ères, la nation est le groupe essentiel ; d’abord un but, ensuite
une réalité, et plus tard un point de départ. Là où pour une raison quelconque la vie
nationale est contrariée dans son développement (par exemple
en Italie), la
littérature originale n’apparaît que par intervalles, entre lesquels nous ne trouvons
que formes imitées et idées non vécues. Réciproquement : partout où le principe d’une
liberté grandissante a été étouffé (par exemple en Allemagne, en Espagne), la vie
nationale s’est arrêtée.
Ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux est particulièrement intéressant. Le
socialisme, le féminisme, l’intellectualisme, constituent des groupes d’affinité qui
sont en conflit avec les réalités acquises. Dans une étude extrêmement concentrée, le
philosophe Millioud étudiait naguère « les déplacements de la liberté »
et constatait ce phénomène curieux de l’État qui enlève la liberté aux individus pour la
donner aux syndicats. Il semble ainsi qu’on fasse machine arrière, qu’on remette en
question de précieuses conquêtes ; c’est le fait de toutes les périodes de crise ; et
notre crise durera, tant que nous n’aurons pas acquis une foi qui de cette anarchie
dégage un ordre nouveau. Sans qu’on puisse dire ni quand ni comment, cet ordre viendra,
à son heure ; l’histoire du passé nous en donne la garantie.
Le problème de la liberté est à la base de toute réflexion philosophique ; il n’y a
qu’à feuilleter les ouvrages les plus récents pour s’en convaincre. L’homme,
« déterminé » de toutes parts,
rêve de liberté. Ce rêve fût-il impossible à
réaliser, il n’en demeure pas moins le fait significatif, l’effort héroïque et la gloire
de notre histoire. La liberté, dans toutes ses acceptions, voilà bien à quoi se ramènent
tous les principes directeurs. Mais la liberté n’est pas l’anarchie ; l’anarchie est une
servitude de l’égoïsme ; être libre, c’est être délivré du mal ; la liberté est dans la
discipline. À concevoir les choses sous leur aspect philosophique, on s’aperçoit que le
groupe total (humanité) présuppose la liberté totale ; et inversement ; le facteur de
l’espace et le facteur du temps coïncident en cette harmonie. « Vivre, sur un sol
libre, avec des hommes libres »
, c’est le rêve de Faust.
Faust est un poète. C’est précisément dans la poésie, dans l’art en général, que nous
constatons cette tendance irrésistible de l’homme vers l’humanité, de l’esclave vers la
liberté, du relatif vers l’absolu.
En distinguant ainsi, par l’histoire littéraire, les ères successives et les trois
périodes de ces ères, on arrive, non pas à prophétiser l’avenir, mais du moins à
reconnaître avec une sérénité
plus consciente les devoirs du présent. Dans
une pareille étude, malheur à celui qui, dénué d’esprit philosophique et de goût
esthétique, se laissera tromper par la ressemblance extérieure des formes, qui confondra
la valeur relative avec la valeur absolue, la tradition avec la création, ou qui,
dédaigneux des faits de la réalité, voudra mettre l’histoire au service de ses
sympathies personnelles ! Évidemment, ce dernier danger nous menace tous ; notre
objectivité est toujours relative, et notre science toujours incomplète ; à cela il n’y
a point de remède que la collaboration de tous les penseurs honnêtes et la discussion
sincère. Les hommes de bonne volonté, s’ils unissaient leurs efforts, devraient arriver
à une certitude à peu près suffisante. Malgré la vanité toujours latente, il en est
beaucoup parmi nous qui ne voient aucune honte à changer d’opinion, à se rendre à
l’évidence, à céder devant la force d’une date, devant la logique d’un raisonnement ;
entre honnêtes gens de cette sorte, la discussion sera toujours féconde, même si elle ne
menait pas à une entente parfaite ; et, quoi qu’en pensent les positivistes et les
amateurs d’inédit, il sera toujours plus utile de discuter
sur la mission de l’humanité que de savoir quel fut le premier amant
de Mlle de Lespinasse.
Au lieu donc de nous opposer aveuglément, inutilement, aux principes nouveaux, de les
exaspérer par notre résistance, il faudrait travailler à leur réalisation harmonieuse,
qui respectera forcément, peu importe sous quelle forme, les vérités essentielles du
passé. Pourquoi ne pas reconnaître et accepter le développement progressif des groupes
de contiguïté, la marche de l’individu comme être social vers une plus grande liberté ?
Si les groupes primitifs ont perdu peu à peu leur autorité politique, législative,
coercitive, si par exemple le pater familias n’est plus qu’un
souvenir, cela est dans la nécessité des choses, et c’est par une conception nouvelle
des devoirs que nous conserverons à la famille, à la commune, à la province leur
efficacité dans le développement total. Les protestations des gens « pratiques » et des
moralistes contre ce rythme de l’évolution sont aussi impuissantes que ne le fut la
condamnation de Galilée. « Eppur si muove… »
Le rythme que je constate, par la littérature, dans la marche de
l’humanité, s’interprétera peut-être d’une façon différente de la mienne : cette
différence n’importe guère pour le moment. L’essentiel, c’est d’avoir une méthode pour
constater ce rythme ; c’est de savoir que nous ne tournons pas, en esclaves stupides,
dans le cercle fermé des instincts bestiaux, mais que nous marchons au contraire de la
servitude à la liberté, selon une loi qui est dans notre nature, mieux encore, dans
notre volonté. À constater ce rythme, tel qu’il devrait être, on constate aussi les
dissonances de la réalité, c’est-à-dire les retards multiples dans l’évolution de tel
groupe ou de tel principe. Ces retards ne sont pas uniquement le fait de la réalité en
soi, ainsi qu’on se plaît à le dire et à le ressasser aux idéalistes ; non, les
difficultés inhérentes à la réalité (par exemple la contiguïté) sont une force normale,
à comprendre dans les données du problème ; si cette force n’existait pas, nous serions
dans la pensée pure, il n’y aurait pas d’évolution, mais réalisation subite et intégrale
de l’idéal, sans effort, et partant sans mérite. Je ne parle
donc pas de
l’inertie en tant qu’elle est un attribut général de la matière et de l’humanité ; je
parle des retards qui sont dus au traditionalisme, à l’égoïsme, disons le mot, au
pharisaïsme de quelques-uns, qui s’obstinent dans un dogme suranné, alors que l’humanité
pensante a déjà atteint une région plus haute. Nous avons vu combien l’Italie a souffert
des « erreurs » répétées de ses envahisseurs ; d’autres exemples sont faciles à
trouver : alors que la liberté de conscience est garantie par toutes les Constitutions,
comment qualifier le dogme de l’infaillibilité du pape proclamé en 1870, l’année même où
Victor-Emmanuel entrait à Rome ? alors que l’idée nationale s’affirme depuis si
longtemps, d’une manière si évidente, comment expliquer la politique de ceux qui s’y
opposent, et l’aberration des préjugés de races ? alors que la démocratie a fait la
Révolution, comment croire encore à la monarchie de droit divin ? Tous ces retards ne
sont pas le fait d’une masse inerte ; ils sont le fait de systèmes surannés, exploités
par des politiciens de tout genre dont la triste habileté et le sale égoïsme s’opposent
aux intérêts
suprêmes de la communauté ; ce sont des crimes de
lèse-humanité, des provocations à la violence. — Il y a des violences bestiales,
inutiles : elles sont étroitement circonscrites dans l’espace et passagères ; il y a des
violences nécessaires, provoquées par la négation des droits, qui réparent tant bien que
mal, en quelques années, les retards séculaires de l’égoïsme inintelligent. C’est la
revanche, brutale hélas, mais fatale, des principes trop longtemps comprimés.
Une perception plus nette du rythme de l’humanité pourrait diminuer le nombre et la
persistance obstinée de ces retards, et partant la brutalité des réactions, le
gaspillage des énergies. Dès que nos intérêts économiques, politiques ou autres sont
enjeu, il nous est difficile de céder à un raisonnement qui porte précisément sur ce cas
particulier de nos intérêts ; la vision d’une loi très générale, aussi vieille que
l’humanité et inhérente à la nature humaine, serait d’une éloquence bien plus persuasive
pour les bons esprits, et donnerait à la masse elle-même cette foi en
ses destinées qui lui manque depuis longtemps, et qui seule est créatrice des grandes
œuvres.
Or je crois que la littérature (dont j’ai dit qu’elle est l’expression la
plus intelligible de nos aspirations intimes) est à même de fournir les éléments d’une
pareille connaissance, d’une prise de conscience. Pour cela, il faut d’abord remonter
très haut, plus haut que les époques qui nous touchent de trop près ; il faut étudier
aussi des pays divers, s’expliquer les ressemblances et les différences des évolutions ;
mettre à part les modes, les copies, les œuvres dépourvues de sincérité tout aussi bien
que les cas exceptionnels ? chercher, derrière les mots et les formes, l’esprit ; et
relier enfin tous ces points de repère, isolés, par une ligne synthétique. S’il est vrai
que l’humanité ne vit pas au hasard, si les principes ne sont pas une phrase, mais
qu’ils ont en eux une logique, si les grands hommes que nous vénérons méritent cette
vénération, si l’homme conscient est supérieur à la bête, cette méthode est juste. Tous
ceux-là le reconnaîtront, qui estiment que l’attribut de l’homme, c’est la pensée.
D’ailleurs, quelle que soit la méthode, on aboutit toujours en dernière ligne à quelque
interprétation personnelle. Pourquoi le nier ? Cherchons l’objectivité,
de toutes nos forces, mais sachons bien aussi qu’on n’y atteint jamais complètement.
Toute idée est le résultat d’un ensemble infiniment complexe et individuel ; mais
renoncer aux idées, parce qu’elles sont subjectives, ce serait renoncer à la vie.
La marche de l’humanité, telle que je la constate dans son expression littéraire, n’est
pas simplement une évolution ; elle est aussi un progrès, une ascension des ténèbres à
la lumière, des instincts à la conscience. Le comment de cette
ascension nous apparaît dans les lignes très générales d’un rythme, mais ce n’est là
qu’une moitié du problème, la plus facile. Reste la question du pourquoi.
Quoi qu’en dise la science positiviste, le comment est inséparable du pourquoi ; et
c’est pour avoir renoncé délibérément, avec un sourire de dédain, à la « métaphysique du
pourquoi », que le « comment » positiviste se réduit le plus souvent à une périphrase, à
une tautologie trompeuse. Certes, en supprimant ainsi une partie du problème, on
circonscrit d’une façon très
commode le domaine des investigations, et l’on
se donne l’illusion de la certitude. Je parle par expérience personnelle. Pendant
plusieurs années, j’ai renoncé à l’angoisse du pourquoi essentiel, me contentant du
comment extérieur ; jusqu’au jour où j’ai dû me rendre à l’évidence : simplifier ainsi
le problème, c’est en fausser les données ; c’est scinder violemment en deux le mystère
de la nature universelle ; et c’est ravaler notre pensée que de renoncer à ce
mystère.
Les conséquences pratiques sont là : dans le déchaînement des appétits matériels. Dans
le seul domaine de la science nous voyons la marée montante des médiocrités, la
surproduction fiévreuse où la « recherche de la vérité » masque plus ou moins l’envie de
parvenir ; en tous pays les professeurs ont constaté chez leurs étudiants la
préoccupation grandissante de l’examen aux dépens des études désintéressées. La faute en
est à nous, qui avons créé peu à peu un abîme entre la science des faits et la
conscience morale, entre le comment de l’existence et le pourquoi de nos efforts.
Sans doute, il y a une difficulté immense
dans cet enchevêtrement des
effets et des causes, qui nous cache la cause première et l’effet dernier. Notre logique
y voit en quelque sorte un cercle vicieux ; le plus sûr est encore de ne pas sortir de
ce cercle, d’y rester courageusement, en l’élargissant par un effort séculaire. Il ne
faut pas ramener la nature infinie au niveau de notre savoir et de notre intelligence ;
c’est à nous de nous hausser jusqu’à elle, même sans espoir de réussir ; dans cette
lutte de l’homme avec le sphinx, il n’y a pas de honte à être vaincu ; la honte est de
fuir.
De fait, notre positivisme ressemble souvent à une fuite. Les savants qui dédaignent le
« pourquoi » me paraissent s’enfermer dans une bibliothèque, dans un musée, en renonçant
au jardin lumineux et fleuri de roses ; auraient-ils peur d’y rencontrer ce vieux
jardinier dont ils nient l’existence ?
Je ne me flatte point de trouver la cause première ; ce serait quelque chose déjà que
de constater les causes secondaires ; pour ma part, j’en vois une dans l’action de
l’individu, que nous allons considérer, non plus dans sa dépendance
sociale, en tant qu’effet, mais dans sa réaction, en tant que créateur.
On a souvent remarqué déjà que la vie de l’individu est un raccourci de la vie de
l’humanité. Avant de naître, l’homme parcourt, au physique, les étapes successives de
l’animalité ; de sa naissance à sa mort, par la jeunesse, l’âge mûr et la vieillesse, il
parcourt aussi les trois étapes que j’ai distinguées dans l’évolution d’un principe. La
jeunesse, par l’exubérance de ses forces et la naïveté de ses espoirs, est lyrique ; la
virilité, active et disciplinée, est épique ; la vieillesse, qui constate les
défaillances, les ambitions avortées et qui perçoit déjà ce morne océan où tous les
êtres sombrent, la vieillesse est dramatique. C’est ainsi que chaque parcelle est un
résumé du tout, et que l’harmonie totale est faite d’une infinité d’accords.
Mais n’y a-t-il pas une contradiction intime entre ces étapes individuelles et les
étapes de la
société ? N’y a-t-il pas conflit par exemple entre le lyrisme
d’un jeune homme et le souffle épique de l’époque où il vit ? Plusieurs ne s’écrient-ils
pas : « J’aurais dû naître trente ans plus tôt, trente ans plus tard » ? Sans doute, ces
conflits existent : ils sont même un enrichissement illimité de la vie ; ils mettent la
variété infinie des nuances là où la pure logique ne mettrait qu’une teinte uniforme.
— Laissons de côté, pour le moment, les attardés et les précurseurs ; chez les autres,
qui sont la majorité, il y a les combinaisons les plus diverses du tempérament
individuel — tel qu’il est déterminé par l’âge — avec l’esprit général de l’époque, tel
qu’il est déterminé par l’évolution du principe directeur ; chaque cas est un cas
particulier et l’on a pu dire, avec quelque raison, que chaque génération a sa crise,
précisément parce qu’elle doit s’accommoder d’un état général, acquis par les
devanciers, qui ne répond pas exactement à la psychologie des plus jeunes. Ces crises,
toujours renouvelées au point d’êtres permanentes, n’ont pas la profondeur des crises
qui résultent de l’épuisement d’un principe et qui se caractérisent,
en
littérature, par le genre dramatique ; elles sont l’éternelle ondulation des flots,
elles ne sont pas la tempête. Tant que le principe subsiste, il a pour lui la force de
son développement logique, et, de plus, la force acquise, c’est-à-dire les habitudes et
le consentement tacite de la majorité ; l’individu demeure isolé et évolue
rapidement.
Le rôle de ces crises secondaires ou individuelles n’en est pas moins très important.
Ces innombrables expériences personnelles sont un facteur de l’évolution du principe ;
elles en réalisent pratiquement les conséquences bonnes ou mauvaises ; elles en montrent
l’insuffisance ; finalement, quand l’heure est venue, ces révoltes individuelles,
prenant mieux conscience d’elles-mêmes, préparent la révolution générale et l’avènement
d’un principe nouveau.
L’individu est le commencement et la fin de tout. Ce n’est pas la masse, c’est un
individu qui crée le Parthénon, la Divine Comédie, et la Marseillaise ; c’est un individu qui trouve la formule d’un monde nouveau,
formule absolument vraie pour lui qui l’a tirée de ses entrailles,
et
suffisamment vraie pour plusieurs générations ; et c’est un autre individu qui brise la
formule vieillie, pour délivrer son âme et celle de ses frères de douleur. C’est
l’individu qui renverse les idoles, et qui trouve la bonne parole ; c’est lui qui
détruit et qui crée.
Pour cela, il faut qu’il ait vécu avec une intensité particulière la vie de son peuple,
l’espérance et la douleur de son époque ; il est l’aboutissant d’une infinité
d’expériences personnelles ; la masse demeurerait inerte et muette s’il ne parlait et
n’agissait pour elle, mais sa parole à lui ne serait que vanité si son amour n’avait pas
deviné la masse.
Nous en sommes déjà aux grandes individualités ; elles montrent en puissant relief ce
qui se passe chez tout homme pensant, d’une manière plus effacée. L’influence de
l’éducation et du milieu, la prudence imposée par les nécessités diverses de la vie,
l’inertie inhérente à la nature humaine, les limites des intelligences, le poids de la
tradition, tout cela suffit à expliquer pourquoi la majorité se soumet, d’une façon ou
de l’autre, à la puissance d’un principe pourtant
incomplet, forcément
unilatéral ; ce principe impose l’accord essentiel ; les accents personnels en sont des
variations ; variations du plus grand intérêt ; il y a là de quoi reprendre, d’un point
de vue nouveau, presque tous les chapitres de l’histoire littéraire.
En participant ainsi, d’une façon quelconque, à l’action du principe, l’individu agit
lui-même sur l’évolution ; grâce à un élément psychologique qui lui est particulier, et
dont je parlerai bientôt, l’homme devient une cause après avoir été un effet. À
constater, dans la littérature, ce procédé de saturation progressive et de réaction, il
semble qu’on assiste à quelque merveilleux spectacle de la nature : une journée d’été,
toute embaumée dans la fraîcheur du matin, radieuse à son midi, puis brûlante et
accablante, avec de lourds nuages qui montent de toutes parts, l’orage… et enfin dans la
nuit le scintillement des étoiles. — La prédominance de tel ou tel genre littéraire
donne une harmonie générale à l’infinie variété des formes et tendances personnelles ;
les œuvres de valeur relative préparent les œuvres de valeur absolue ; elles les
expliquent…, jusqu’à un certain point ; car, avec les personnalités
puissantes et créatrices, nous touchons enfin à l’énigme suprême.
Je n’ai aucun espoir de résoudre cette énigme ; mais c’est déjà faire œuvre utile que
de la rappeler au positivisme qui l’oublie, et de la formuler nettement.
Quelles que soient les lois générales qui dominent avec plus ou moins de force les
évolutions individuelles, il y a d’homme à homme des différences dont on aimerait savoir
les causes profondes. La méthode positiviste a cru trouver ces causes, et toute
biographie « sérieuse » se plaît à énumérer les ancêtres du grand homme, à dépouiller
leur linge et leur casier judiciaire, à décrire le paysage de la province d’origine et
les rues de la ville natale, à silhouetter les premiers maîtres et à ressusciter la
première maîtresse ; tout cela est fort bien, très joli en théorie ; mais on aurait beau
résumer l’histoire du monde à propos d’un individu, que tous ces faits ne seraient
jamais que des explications post rem, plausibles en général quoique
souvent contradictoires. Le chimiste n’arrive pas plus que
l’historien à
expliquer la vie ; du moins peut-il répéter presque à volonté une
expérience donnée et connaît-il avec précision les réactions de certains éléments ; tel
n’est pas le cas, hélas, de l’historien, du psychologue. Les résultats de la psychologie
expérimentale sont en bonne partie illusoires, parce qu’elle isole, pour sa commodité,
des éléments qui ne sont jamais isolés dans la vie. Dès qu’on touche à l’homme
intellectuel et moral, on se perd dans un infini de possibilités. Quand nous avons
analysé tous les éléments de la Divine Comédie ou de Phèdre, avons-nous prouvé que ces œuvres furent un résultat « nécessaire », qui
ne pouvait être autre chose ? Si tel était le cas, pourquoi ne savons-nous jamais
prévoir l’œuvre de demain ? C’est qu’un élément nous échappe, qui est précisément
l’élément essentiel ; est-il de même ordre que les autres ? Si oui, nous aurions quelque
espoir de le découvrir un jour par une analyse plus minutieuse, par une science plus
grande ; mais s’il est d’un ordre différent, c’est notre méthode d’investigation qu’il
faut compléter. Dans la réalité quotidienne, il est aisé de
constater des
différences entre hommes de même âge, de même province, de même père et de même mère ;
et d’autre part des ressemblances frappantes entre individus d’origines et de conditions
fort diverses. Comment expliquer cela ? On regrette parfois la bonne vieille psychologie
qui croyait aux « tempéraments », qui expliquait l’homme par ses actes et par sa volonté
plus que par ses ancêtres plus ou moins authentiques et que par des influences plus ou
moins problématiques. De fait, il y a au fond du problème une inconnue qu’il faut avoir
le courage d’accepter comme telle ; c’est le mystère qu’on trouve au commencement de
toutes choses. C’est le charme et la puissance des individualités, la combinaison
nouvelle, x ou y, des éléments déjà connus dans les
combinaisons a et b. Ceux qui prétendent tout
expliquer par l’expérience et la physiologie, rencontreront toujours un démenti sous la
forme d’une personnalité vivante ; cette personnalité sera peut-être même l’un
d’eux.
J’ai posé des questions, critiques et négatives. Je voudrais attirer l’attention et la
discussion
sur une donnée plus positive. Elle me fut suggérée, il y a une
vingtaine d’années, par une chère vieille parente, qui, par trop confiante en ma
philosophie, me demanda un jour : « Comment expliques-tu l’infidélité des hommes ? »
Après réflexion, je l’expliquai par ce besoin profond que nous avons tous du mieux. Instinct dont nous faisons souvent un étrange et décevant abus,
mais qui n’en demeure pas moins ce qui nous différencie de la bête. De là nos
inventions, depuis la roue primitive jusqu’au moteur électrique ; de là nos institutions
et nos codes ; en un mot, cet immense effort vers l’idéal, qui est la
gloire de l’humanité. Sully Prudhomme l’a dit :
Ne voit-on pas dès lors que ce désir du mieux
est précisément la force qui
crée, qui réalise et qui épuise les principes, l’un après l’autre ? et la force aussi
qui élargit les groupes, de la famille à l’humanité ? Mais encore : d’où vient ce désir
de perfection, cette soif éternelle de l’absolu chez l’homme que la réalité relative
étreint de toutes parts ? Je sais qu’on a expliqué ce désir par un Créateur et que,
réciproquement, on a voulu prouver par lui l’existence du Créateur. Cette explication,
qui remplace une inconnue par une autre inconnue, est fallacieuse. Mais, en prouvant que
cette solution est illusoire, croit-on avoir supprimé le problème ? Il demeure. Je n’ai
pas à développer ici une conception philosophique qui m’est personnelle ; je dirai
simplement qu’à mon avis nous serrerons le problème de près en nous attachant surtout à
la vie intellectuelle de l’homme ; à l’esprit de l’homme, non point
dans son « essence » qui nous échappe, mais dans ses manifestations, dans son évolution
séculaire, dans son progrès, dont le rythme nous apparaît. Cette voie nous amènera à la
conscience, et de là à la liberté en devenir.
Or, je le répète, aucune catégorie de faits ne se prête à une pareille
recherche autant que l’histoire des littératures. À mesure qu’on verra mieux le rapport
intime de la littérature avec la vie totale, on connaîtra mieux aussi l’ascension de la
vie et la mission du poète.
La méthode que j’ai exposée ici ne fait point fi des influences du milieu et du
moment ; au contraire ; on a vu le rôle essentiel qu’elle leur attribue dans la ligne
générale de l’évolution ; peut-être même quelque lecteur aura-t-il redouté comme
conclusion un déterminisme inexorable et niveleur. Le voilà rassuré, j’espère. Ma
méthode n’admet qu’un déterminisme limité, ou, plus exactement, en diminution lente et
constante. Il s’impose à l’humanité dans son ensemble comme une direction générale ; il
s’impose encore, de façon variable, aux individus ; mais son action recule peu à peu
devant les progrès de la conscience ; sa logique même le fait aboutir à la liberté. Se
connaître soi-même, savoir où l’on va, c’est remplacer insensiblement le devoir par le vouloir.
Cette marche à la liberté, sur laquelle j’ai
souvent insisté déjà et qui
sera notre conclusion dernière, n’est pas l’œuvre de la masse, mais des individualités
que nous appelons les artistes.
Dès les premières pages, j’ai déclaré que je m’en tiendrais exclusivement au problème
historique, en laissant de côté le problème esthétique. Il le faut ainsi, pour ne pas
surcharger ce livre déjà trop condensé, et ne pas compliquer une exposition déjà
malaisée. Cette scission est brutale, je le sais ; ceux qui m’ont suivi jusqu’ici
devinent bien ce qui nous reste à faire en un second volume, pour peu que le premier
soit bien accueilli. Dans les appendices, je traite de quelques questions esthétiques
dénaturé spéciale. Ici, il me reste à esquisser en deux mots la fonction magnifique de
l’artiste.
Artiste ! Ce terme s’applique ordinairement à tous ceux qui manient
les formes d’art de la littérature, de la peinture, de la sculpture, de la musique, et
exclusivement à eux. En réalité, il
devrait s’employer en un sens à la fois
plus large et plus étroit.
Plus étroit : celui qui manie les formes d’art sans originalité, sans pensée, sans
amour, n’est pas un artiste, quelle que soit son habileté ; c’est un ouvrier, souvent un
mauvais ouvrier, un plagiaire, un charlatan.
Plus large : il y a des artistes dont la forme n’est pas cataloguée, ni facile à
cataloguer, et dont l’activité n’en contribue pas moins à l’éducation esthétique d’un
peuple. Le trottin de Paris, qui se fait pour une somme modique une toilette originale
qu’elle porte avec goût, est une artiste ; le fruttivendolo, qui
dispose avec amour et avec un sens très sûr des couleurs et des formes ses fruits et ses
légumes, est un artiste. Dans un ordre plus élevé, il y a des artistes chez les
diplomates, chez les savants, chez les penseurs. La forme peut être modeste, pourvu
qu’elle soit adéquate à une construction originale. Il y a de l’art dans toute
création.
Qu’est-ce d’ailleurs que la création ? Au sens propre, absolu, du mot, il n’y a pas de
création ; il n’y a que des combinaisons nouvelles
d’éléments déjà connus.
Sur le degré et la valeur de cette nouveauté les jugements peuvent varier à l’infini ;
nous n’avons pas à entrer dans le détail de ces discussions.
Il ne suffit pas d’entrevoir vaguement et de caresser une idée, une œuvre, dans le
brouillard flatteur de la rêverie ; il faut exprimer. Il n’y a pas de création sans
forme. L’affirmation peut sembler naïve, à force d’évidence ; et pourtant combien de
gens qui se croient poètes parce qu’ils ont le sentiment poétique ! et dans nos Salons
combien de médiocrités admises pour leur seule « intention » ! Et, réciproquement, parce
qu’il y a des formes vides, bêtement copiées, combien de « graves » esprits ont osé
dédaigner la forme ! Si notre science contemporaine agit si peu, ou si mal, sur les
mœurs, c’est qu’elle se contente trop souvent d’aligner des faits, sans beauté : elle ne
va pas à l’âme. Il n’est donc pas inutile d’insister : en dehors de la forme, il n’y a
que chaos, impuissante velléité. La rêverie imprécise se perd dans le néant comme un
fleuve dans les sables ; et l’érudition n’est qu’une momie ; tandis que
l’expression enfante d’autres expressions, comme l’homme engendre l’homme.
La forme idéale d’une œuvre d’art est une, du détail à l’ensemble et
de l’ensemble au détail, de la construction apparente au centre générateur. Dans la
réalité toutefois, toute forme est imparfaite, toute idée incomplète, parce que l’homme
ne saurait se soustraire au relatif. Or cherchons à préciser quel est l’élément relatif
dans une œuvre d’art. À première vue, il semble que ce soit la note personnelle, par
opposition aux idées plus générales ; à y regarder de près, on se persuade du contraire.
— Il faut prendre des exemples : il y a pour nous des longueurs, des choses vieillies,
caduques, jusque chez Dante et chez Gœthe : quelles sont-elles ? s’expliquent-elles par
le tempérament de Dante, de Gœthe ? Nullement ; elles sont au contraire dans tous les
éléments de leur époque et de leur milieu qu’ils ont subis sans leur imposer l’empreinte
de leur personnalité, dans tel cliché du vocabulaire ou de la syntaxe, dans telle forme
purement traditionnelle, dans tel préjugé local docilement obéi, dans tel principe de
l’époque aveuglément
accepté ; en un mot, partout où la forme, — dans le
sens profond du mot, — n’est pas parfaitement adéquate à la personnalité ; par contre
ces mêmes artistes demeurent vivants jusque dans leurs erreurs, quand elles sont
personnelles.
Nous arrivons ainsi à un problème essentiel qu’on résume généralement sous cette forme
pratique : le créateur doit-il s’isoler, ou au contraire se mêler à son peuple, à son
temps ? Chacune des solutions a ses défenseurs ; aucune ne me semble juste, à elle
seule, mais l’une n’exclut pas l’autre. Il m’est impossible de concevoir un individu
isolé, renonçant à un trésor séculaire et prétendant le remplacer par son seul effort ;
il serait condamné à la fantaisie stérile, au bégaiement puéril. Il faut que les hommes
de son temps, résumé de tous les hommes disparus, le remplissent en quelque sorte de
leurs idées, de leurs sentiments, de leurs joies, de leurs angoisses ; il faut qu’il
porte en lui, comme un héritage sacré, le cœur inquiet de l’humanité, Mais pour donner
une forme à ce monde toujours changeant, il faut qu’il le passe au creuset de sa propre
douleur. C’est alors seulement que la
vérité relative d’une époque, d’un
milieu, vécue par un artiste, prend une valeur absolue : elle n’est plus une
abstraction, elle est un fait ; en prenant corps dans une œuvre précise et personnelle,
elle devient une réalité agissante et durable à jamais. La théocratie du xiiie
siècle, telle que l’a formulée par exemple saint Thomas
d’Aquin nous laisse froids, heurte même notre conception du monde ; sous la forme de la
Divina Commedia, elle émeut nos âmes aujourd’hui encore, comme un
problème éternel ; elle nous ravit, comme au premier jour, dans la lumière de
l’absolu :
Créature périssable, soumise aux innombrables contingences de son temps, l’artiste
pénètre en martyr volontaire jusqu’au fond de sa douleur ; il y trouve l’humaine
fraternité. Quelque contradictoires que puissent paraître ces œuvres d’art successives,
chacune d’elles est vraie ; étant œuvres de vie, elles convergent toutes, dans la
même sincérité, comme autant de rayons, vers l’immortelle beauté de la
vérité.
Dans cette élaboration de la forme, il y a toujours un mystère personnel, dont la
formule dernière nous échappe. Il n’y a pas de recettes pour les chefs-d’œuvre. Il nous
suffit de constater qu’ils sont, dans le marbre comme dans le verbe, l’expression la
plus brève et la plus haute de l’effort humain. Tout s’y fond en une synthèse, fût-ce
même à l’insu du créateur : le passé lointain, l’âme d’un peuple, les amours charnelles,
les angoisses divines. Ces œuvres sont les étapes de notre conscience et la source d’une
grande espérance : les haines des peuples, les tyrannies sociales, tous les instincts
brutaux et toutes les servitudes sont des ténèbres dont nous verrons la fin, puisque
d’une étape à l’autre la route monte. Gœthe a dit un jour : « La poésie c’est la
délivrance. » Donnons à ces mots un sens que Gœthe ne renierait pas : l’art est le défi
superbe que l’esprit lance à la matière périssable ; il est le chant d’espoir d’une
humanité qui marche à la liberté.
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