En commençant le cours de physiologie générale au Muséum d’histoire naturelle, je crois
nécessaire d’indiquer les circonstances qui m’y ont amené. L’introduction de la
physiologie générale dans l’établissement célèbre qui abrite les sciences naturelles, la
création d’un laboratoire annexé à la chaire marquent un progrès notable dans
l’enseignement de la physiologie expérimentale. Cette science toute moderne, née en France
sous l’impulsion féconde de Lavoisier, Bichat, Magendie, etc., était jusqu’à présent
restée, il faut le dire, à peu près sans encouragements, tandis qu’elle en recevait, par
contre, de considérables dans les pays voisins. La dotation de la physiologie se trouvait
chez nous hors de proportion avec ses besoins ; et je suis heureux de constater que les
dispositions en vertu desquelles j’ai été appelé au Muséum d’histoire naturelle sont un
commencement de satisfaction à des nécessités devenues évidentes.
C’est la seule considération de ces intérêts supérieurs qui m’a déterminé à transporter
ici l’enseignement que je faisais à la Faculté des sciences depuis l’année 1854, époque à
laquelle fut créée la chaire de physiologie générale dont j’ai été le
premier titulaire.
En 1867, M. Duruy, ministre de l’instruction publique, me demanda d’exposer, dans un
rapport, les progrès de la physiologie générale en France, et d’indiquer les améliorations
qui pourraient contribuer à son avancement. Quoique souffrant à cette époque, j’acceptai
la tâche ; je fis de mon mieux en comparant le développement de notre science en France et
à l’étranger, et j’arrivai à cette conclusion, que la physiologie française était mal
pourvue, mais non pas insuffisante ; c’est qu’en effet les moyens de travail seuls lui
manquaient, le génie physiologique ne lui avait jamais fait défaut. — Une conclusion de
même nature pouvait, du reste, se généraliser pour la plupart des sciences physiques et
naturelles, et les nombreux et excellents rapports publiés par mes collègues avaient mis
cette situation en pleine évidence2.
Justement ému et désireux de remédier à cet état de choses, M. Duruy institua l’École
pratique des hautes études ; en même temps le ministre me proposa, dans cette création, la
physiologie. L’état de ma santé et quelques considérations me firent tout d’abord décliner
cet honneur ; mais au nom de la science le ministre insista, et je crus qu’il y avait
devoir pour moi de céder à des instances aussi honorables. — Il fut convenu que ma chaire
de la Sorbonne serait transférée au Jardin des plantes à la place de la chaire de
physiologie comparée, qui sera sans doute rétablie plus tard. Le problème de la
physiologie comparée étant d’étudier les mécanismes de la vie dans les divers animaux, la
place de cette science est marquée dans un établissement qui offre, à cet égard, des
ressources aussi complètes que le Muséum d’histoire naturelle de Paris. Je n’ai donc pas à
continuer ici les traditions d’un prédécesseur ; j’inaugure en réalité l’enseignement de
la physiologie générale que je professais depuis seize ans dans la Sorbonne.
Nous avons au Muséum un laboratoire spécial et une installation qui nous manquaient à la
Faculté des sciences. Je me propose aujourd’hui de vous démontrer d’une manière rapide que
ces moyens nouveaux d’étude ont été rendus indispensables par l’évolution même de la
science physiologique qui réclame un perfectionnement expérimental croissant pour
atteindre son but et résoudre le problème qui lui incombe.
La physiologie est la science de la vie ; elle décrit et explique les phénomènes propres
aux êtres vivants.
Ainsi définie, la physiologie a un problème qui lui est spécial et qui n’appartient qu’à
elle. Son point de vue, son but, ses méthodes, en font une science autonome et
indépendante ; c’est pourquoi elle doit avoir des moyens propres de culture et de
développement.
Il sera nécessaire de faire bien comprendre le mouvement général qui s’accomplit sous nos
yeux et qui tend à l’émancipation de la science physiologique et à sa constitution
définitive. Cette évolution semble, il faut le dire, être restée inaperçue pour beaucoup
de personnes qui prétendent faire de la physiologie une dépendance ou une partie de la
zoologie et de la phytologie, sous prétexte que la zoologie embrasse toute l’histoire des
animaux et que la phytologie comprend toute l’histoire des plantes. On ne voit pas
cependant les minéralogistes contester l’indépendance de la physique ou de la chimie ; et
pourtant ils auraient autant de raisons de proclamer l’existence d’une science unique des
corps bruts, que les naturalistes peuvent en avoir de proclamer l’existence d’une science
unique des animaux, qui serait la zoologie, ou d’une science unique des plantes, qui
serait la botanique. Toutes les sciences, d’abord confondues, ne sont point constituées
seulement suivant les circonscriptions plus ou moins naturelles des objets étudiés, mais
aussi selon les idées qui président à cette étude. Elles se séparent non seulement par
leur objet, mais aussi par leur point de vue ou par leur problème.
Au début, la physiologie était confondue avec l’anatomie et elle ne possédait pas d’autre
laboratoire que l’amphithéâtre de dissection. Après avoir décrit les organes, on tirait de
leur headription et de leurs rapports des inductions sur leurs usages. Peu à peu le
problème physiologique s’est dégagé de la question anatomique, et les deux sciences ont dû
se séparer définitivement, parce que chacune d’elles poursuit un but spécial.
Bien que le développement de la physiologie, qui aboutit aujourd’hui à son autonomie, ait
été successif et pour ainsi dire insensible, nous distinguerons cependant deux périodes
principales dans son évolution. La première commence, dans l’antiquité, à Galien et finit
à Haller. La seconde commence avec Haller, Lavoisier et Bichat, et se continue de notre
temps.
Dans la première période, la physiologie n’existe pas à l’état de science propre ; elle
est associée à l’anatomie, dont elle semble être un simple corollaire. On juge des
fonctions et des usages par la topographie des organes, par leur forme, par leurs
connexions et leurs rapports, et lorsque l’anatomiste appelle à son secours la
vivisection, ce n’est point pour expliquer les fonctions, mais bien plutôt pour les
localiser. On constate qu’une glande sécrète, qu’un muscle se contracte ; le problème
paraît résolu, on n’en demande pas l’explication ; on a un mot pour tout : c’est le
résultat de la vie. On enlève des parties, on les lie, on les supprime, et on décide,
d’après les modifications phénoménales qui surviennent, du rôle dévolu à ces parties.
Depuis Galien jusqu’à nos jours cette méthode a été mise en pratique pour déterminer
l’usage des organes. Cuvier a préféré à cette méthode les déductions de l’anatomie
comparée3.
Avant la création de l’anatomie générale, on ne connaissait pas les éléments
microscopiques des organes et des tissus, et il ne pouvait être question de faire
intervenir comme agents de manifestations vitales les propriétés physico-chimiques de ces
éléments. Une force vitale mystérieuse suffisait à tout expliquer : le nom seul
changeait : suivant les temps on l’appelait anima, archée, principe
vital, etc. Quoique des tentatives eussent été faites dans divers sens pour
expliquer les phénomènes vitaux par des actions physico-chimiques, cependant la méthode
anatomique continuait à dominer. Haller, qui clôt la période dont nous parlons et qui
ouvre l’ère nouvelle, a bien résumé, dans son immortel Traité de
physiologie, les découvertes anatomiques, les idées et les acquisitions de ses
prédécesseurs.
La seconde période s’ouvre, avons-nous dit, à la fin du siècle dernier. À ce moment,
trois grands hommes, Lavoisier, Laplace et Bichat, vinrent tirer la science de la vie de
l’ornière anatomique où elle menaçait de languir et lui imprimèrent une direction décisive
et durable. Grâce à leurs travaux, la confusion primitive de l’anatomie et de la
physiologie tendit à disparaître, et l’on commença de comprendre que la connaissance
headriptive de l’organisation animale n’était pas suffisante pour expliquer les phénomènes
qui s’y accomplissent. L’anatomie headriptive est à la physiologie ce qu’est la géographie
à l’histoire, et de même qu’il ne suffit pas de connaître la topographie d’un pays pour en
comprendre l’histoire, de même il ne suffit pas de connaître l’anatomie des organes pour
comprendre leurs fonctions. Un vieux chirurgien, Méry, comparait familièrement les
anatomistes à ces commissionnaires que l’on voit dans les grandes villes et qui
connaissent le nom des rues et les numéros des maisons, mais ne savent pas ce qui se passe
dedans. Il se passe en effet dans les tissus, dans les organes, des phénomènes vitaux
d’ordre physico-chimique dont l’anatomie ne saurait rendre compte.
La découverte de la combustion respiratoire par Lavoisier a été, on peut le dire, plus
féconde pour la physiologie que la plupart des découvertes anatomiques. Lavoisier et
Laplace établirent cette vérité fondamentale, que les manifestations matérielles des êtres
vivants rentrent dans les lois ordinaires de la physique et de la chimie générales. Ce
sont des actions chimiques (combustion, fermentation) qui président à la nutrition, qui
produisent de la chaleur au dedans des organismes, qui entretiennent la température fixe
des animaux supérieurs. Et à ce sujet l’anatomie ne pouvait rien nous apprendre ; elle
pouvait tout au plus localiser ces manifestations, mais non les expliquer. D’un autre
côté, Bichat, en fondant l’anatomie générale et en rapportant les phénomènes des corps
vivants aux propriétés élémentaires des tissus, comme des effets à leurs causes, vint
établir la vraie base solide sur laquelle est assise la physiologie générale ; non pas que
les propriétés vitales des tissus aient été considérées par Bichat comme des propriétés
physico-chimiques spéciales qui ne laissaient plus de place aux agents mystérieux de
l’animisme et du vitalisme ; son œuvre a uniquement consisté dans une décentralisation du
principe vital. Il a localisé les phénomènes de la vie dans les tissus ; mais il n’est pas
entré dans la voie de leur véritable explication. Bichat a encore admis avec Stahl et les
vitalistes l’opposition des phénomènes vitaux et des phénomènes physico-chimiques ; les
travaux et les découvertes de Lavoisier contenaient, ainsi que nous le verrons, la
réfutation de ces idées erronées.
En résumé, la physiologie a présenté deux phases successives : d’abord anatomique, elle
est devenue physico-chimique, avec Lavoisier et Laplace. La vie était d’abord centralisée,
ses manifestations considérées comme les modes d’un principe vital unique ; Bichat l’a
décentralisée, dispersée dans tous les tissus anatomiques.
Toutefois ce n’est pas sans difficultés que les idées de cette décentralisation vitale
ont pénétré dans la science.
Dans ce siècle il est encore des expérimentateurs qui cherchaient le siège de la force
vitale, le point où elle résidait et d’où elle étendait sa domination sur l’organisme tout
entier. Legallois expérimente pour saisir le siège de la vie, et il le place dans les
centres nerveux, dans la moelle allongée. Flourens cantonne le principe vital dans un
espace plus circonscrit qu’il appelle le nœud vital. D’après les idées de Bichat, au
contraire, la vie est partout, et nulle part en particulier. La vie n’est ni un être, ni
un principe, ni une force, qui résiderait dans une partie du corps, mais simplement le
consensus général de toutes les propriétés des tissus.
Après Lavoisier et Bichat, la physiologie s’est donc en quelque sorte constituée,
poussant deux racines puissantes, l’une dans le terrain physico-chimique, et l’autre dans
le terrain anatomique. Mais ces deux racines se développèrent séparément et isolément par
les efforts des chimistes successeurs de Lavoisier et des anatomistes continuateurs de
Bichat. Je pense qu’elles doivent désormais unir leur sève, alimenter un seul tronc et
nourrir une science unique, la physiologie nouvelle.
Jusque-là la physiologie naissante manquait d’asile qui lui appartînt et demandait
l’hospitalité à la fois aux chimistes et aux anatomistes.
Pourtant, Magendie, poussé dans la voie physiologique par les conseils de Laplace,
continuait les saines traditions qu’il avait puisées dans la fréquentation de ce célèbre
savant. Il introduisait l’expérimentation dans les recherches physiologiques ; il
attendait d’elle seule, pour la science qu’il cultivait, les bénéfices que les sciences
physiques et chimiques ont elles-mêmes retirés de cette méthode. Il y avait bien eu en
France des expérimentateurs physiologistes : Petit (de Namur), Housset, Legallois, Bichat
lui-même. Mais par sa persévérance, en dépit de toutes les contradictions et des plus
grandes difficultés, Magendie réussit à faire triompher la méthode qu’il préconisait.
C’est à lui que revient l’honneur d’avoir exercé une influence décisive sur la marche de
la physiologie et de l’avoir définitivement rendue tributaire de l’expérimentation.
Il n’est pas inutile de rappeler que, pendant que ce mouvement d’idées se produisait en
France, les nations voisines, qui ont si bien su en profiter, n’apportaient aucun appui à
cet essor. L’Allemagne sommeillait ou rêvait dans les nuages de la philosophie de la
nature ; elle discutait la légitimité des connaissances expérimentales et se perdait dans
les abstractions de la méthode a priori. L’Angleterre ne nous suivait
que de loin.
C’est donc de notre pays qu’est partie l’impulsion ; et si le mouvement de rénovation ne
s’y est point développé, tandis qu’il s’étendait en Allemagne et qu’il y portait tous ses
fruits, nous pouvons au moins revendiquer le rôle honorable d’en avoir été les
initiateurs.
Magendie, lui-même, n’avait à sa disposition que des moyens fort restreints. Il faisait
des cours privés de physiologie expérimentale fondée sur les vivisections. Ce n’est
qu’après 1830 que, nommé professeur de médecine au Collège de France, il y établit le
laboratoire très insuffisant qui y existe encore aujourd’hui et qui a été le seul
laboratoire officiel qu’ait d’abord possédé la France. Cet enseignement expérimental de
Magendie, à ses débuts, était d’ailleurs unique en Europe : des élèves nombreux le
suivaient, et parmi eux beaucoup d’étrangers qui s’y sont imbus des idées et des méthodes
de la physiologie expérimentale.
Par ses relations avec Laplace, Magendie, qui était anatomiste, se trouva engagé dans la
voie de cette physiologie moderne qui tend à ramener les phénomènes de la vie à des
explications physiques et chimiques ; aussi Magendie est-il le premier physiologiste qui
ait écrit un livre sur les phénomènes physiques de la vie.
Magendie ayant été mon maître, j’ai le droit de m’enorgueillir de ma headendance
scientifique, et j’ai le devoir de chercher, dans la mesure de mes forces, à poursuivre
l’œuvre à laquelle resteront attachés les noms des hommes illustres que j’ai cités.
Devenu successeur de Magendie au Collège de France4, j’ai lutté comme lui contre le défaut de
ressources ; j’ai maintenu contre les difficultés le laboratoire de médecine du Collège de
France, qu’on voulait supprimer sous ce prétexte erroné que la médecine n’était pas une
science expérimentale. Malgré l’exiguïté des moyens dont je pouvais disposer, j’y ai reçu
des élèves nombreux qui sont aujourd’hui professeurs de physiologie ou de médecine dans
diverses universités de l’Europe et du nouveau monde. À cette époque, le laboratoire du
Collège de France était le seul qui existât. Depuis, des installations splendides ont été
données à la physiologie et à la médecine expérimentale en Allemagne, en Russie, en
Italie, en Hongrie, en Hollande, et le laboratoire du Collège de France, qui fut chez nous
le berceau de la physiologie et de la médecine expérimentale, n’a pas encore été l’objet
des améliorations auxquelles son passé lui donne tant de droits.
En définitive la physiologie est une science devenue aujourd’hui distincte, autonome, et,
pour se constituer et se développer, il faut qu’elle ait une installation à elle, séparée
de celles des anatomistes et des chimistes. Il faut, son problème particulier étant bien
défini, qu’elle possède les moyens spéciaux d’en poursuivre l’étude.
L’avancement de toutes les sciences se fait par deux voies distinctes : d’abord par
l’impulsion des découvertes et des idées nouvelles ; en second lieu, par la puissance des
moyens de travail et de développement scientifiques, en un mot, par la culture qui fait
produire aux germes créés par le génie inventif les fruits qu’ils contiennent cachés. Au
début, ainsi que nous l’avons déjà dit, lorsque la physiologie n’était qu’une dépendance
de l’anatomie, l’amphithéâtre de dissection était le laboratoire commun à l’une et à
l’autre. Avec Lavoisier et Laplace, la physique et la chimie ont pénétré dans l’étude des
phénomènes de la vie, et les expérimentateurs ont dû faire usage des instruments et des
appareils de la physique et de la chimie. À mesure que la science marche, on sent de plus
en plus la nécessité d’installations particulières où soit rassemblé l’outillage
nécessaire aux expériences physiques, chimiques et aux vivisections, à l’aide desquelles
la physiologie pénètre dans les profondeurs de l’organisme. La méthode qui doit diriger la
physiologie est la même que celle des sciences physiques ; c’est la méthode qui appartient
à toutes les sciences expérimentales ; elle est encore aujourd’hui ce qu’elle était au
temps de Galilée. Finalement, la plupart des questions de science sont résolues par
l’invention d’un outillage convenable : l’homme qui découvre un nouveau procédé, un nouvel
instrument, fait souvent plus pour la physiologie expérimentale que le plus profond
philosophe ou le plus puissant esprit généralisateur. On a donc cherché à étendre de plus
en plus la puissance des instruments de recherche. Pour obtenir ce résultat, les instituts
physiologiques de l’étranger ont su s’imposer des sacrifices.
L’utilité des laboratoires spéciaux de physiologie ne se prouve plus par des
raisonnements, elle s’établit par des faits. Elle est appréciée dans tout le monde savant,
et il me suffira de faire ici l’énumération des établissements de cette nature installés à
l’étranger, où les chaires d’anatomie et de physiologie, partout confondues il y a vingt
ans, sont aujourd’hui partout séparées.
Joh. Müller professait autrefois l’anatomie et la physiologie à Berlin : le régime de la
dualité s’est depuis longtemps introduit, et l’anatomie est actuellement confiée à
Reichert, la physiologie à Dubois-Reymond.
A Würzburg, Kôlliker enseignait au début l’anatomie microscopique et la physiologie ; il
a conservé l’anatomie, et la physiologie a été donnée à Ad. Fick.
À Heidelberg, l’enseignement de l’anatomiste Arnold a été également scindé : Arnold resta
anatomiste, et la physiologie fut confiée à l’illustre Helmholtz.
Dans la petite université de Halle, l’enseignement de Volkinann est encore resté
indivis ; c’est là une exception qui ne tardera pas à disparaître5.
À Copenhague, la physiologie est représentée par Panum, bien connu par ses recherches sur
le sang, par ses études d’embryogénie tératologique et par beaucoup d’autres travaux
importants.
L’Écosse a suivi l’exemple du Danemark : à Édimbourg, Bennett ne conservera au semestre
prochain que sa chaire d’anatomie, la physiologie formera un enseignement séparé.
De tous côtés on se rend à l’évidence, et cette transformation est devenue un élément
considérable de progrès. Dans mon rapport de 1867, j’avais insisté sur l’utilité de cette
séparation, et fait voir que la France ayant été le point de départ de ce mouvement
scientifique, il y avait pour elle honneur et intérêt à ne pas rester en arrière.
D’autre part, M. Wurtz, doyen de la Faculté de médecine, fut envoyé en Allemagne pour y
visiter les laboratoires. En sa qualité de chimiste, il donna beaucoup à la chimie ; son
attention toutefois se porta sérieusement sur les instituts physiologiques. Il visita tour
à tour l’institut d’Heidelberg que dirige Helmholtz, celui de Berlin confié à
Dubois-Reymond, celui de Gœttingue où travaillait autrefois Rodolph Wagner, et qui a
aujourd’hui à sa tête le physiologiste Meissner.
Il ne pouvait oublier les établissements du même genre situés à Leipzig et à Vienne, l’un
placé sous la haute direction de Ludwig, l’autre sous celle de Brücke. — L’institut
physiologique de Munich dirigé par Pettenkofer et Voit, attira son attention d’une manière
spéciale ; il put voir dans cet établissement un magnifique appareil destiné à étudier les
produits de la respiration, vaste et belle installation où l’on peut, heure par heure,
jour par jour, mesurer la combustion et faire une statique exacte des phénomènes chimiques
de la vie.
L’Allemagne n’a pas seule marché dans cette voie : Saint-Pétersbourg possède de beaux
instituts physiologiques. — En Hollande, les villes d’Utrecht et d’Amsterdam ont dignement
confié à Donders à Kühne6 l’enseignement de la
physiologie. — À Florence, à Turin, le même honneur a été réservé à Moritz Schiff7, à
Moleschott, etc.
Je mets sous vos yeux le plan d’un de ces laboratoires : c’est celui de Leipzig dirigé
par Ludwig, qui est ici tracé dans le beau rapport de M. Wurtz : je veux que vous voyiez
par cet exemple la richesse de ces installations scientifiques dont nous n’avons pas même
l’idée en France. Au sous-sol se trouvent des caves, des salles pour recherches à
température constante, des appareils à distillation, une machine à vapeur qui entretient
partout le mouvement, l’atelier d’un mécanicien attaché au laboratoire, un magasin pour
les produits chimiques, un hôpital pour les chiens. — Au premier étage sont situés les
laboratoires de vivisection, ceux de physique et de chimie biologique, les chambres où
l’on emploie le mercure, les salles pour les microscopes, pour les études histologiques,
pour le spectroscope, etc.8 — La bibliothèque, la salle des cours, le logement du professeur,
font partie du même bâtiment ; joignons à cela une écurie, une volière, de nombreux
aquariums, et nous aurons énuméré les parties essentielles de ce magnifique établissement
élevé à la science.
Le professeur Ludwig a prononcé, à l’époque où il ouvrit son laboratoire, un discours
dans lequel il insistait sur l’utilité des travaux pratiques d’expérimentation pour
lesquels il est richement doté ; Dubois-Reymond, Kühne, Czermack, se sont tous exprimés
dans le même sens, et moi-même je ne suis ici que l’écho du mouvement physiologique qui
partout se produit9.
Le laboratoire du physiologiste est nécessairement complexe, en raison de la complexité
des phénomènes qui y sont étudiés. Il est disposé naturellement pour trois ordres de
travaux différents : 1° les travaux de vivisection ; 2° les travaux physico-chimiques ; 3° les travaux anatomo-histologiques. S’agit-il, par exemple, d’étudier la digestion, il faudra
d’abord faire une vivisection pour établir une fistule stomacale ou pancréatique, etc.,
puis procéder à une analyse chimique des sécrétions, et enfin se rendre compte de la
structure intime des glandes qui sécrètent ces sucs digestifs. Il faut, en un mot,
headendre dans les profondeurs de l’organisme par une analyse de plus en plus intime, et
arriver aux conditions organiques élémentaires dont la connaissance nous explique le
mécanisme réel des phénomènes vitaux.
Porter l’investigation physiologique et physico-chimique dans le corps vivant jusque dans
ses particules les plus ténues, jusque dans ses replis les plus cachés, tel est le
problème que nous avons à résoudre. Vous voyez les difficultés expérimentales qui se
dressent devant nous et vous comprenez l’importance des procédés opératoires, l’utilité de
l’outillage, la nécessité du laboratoire en un mot, dans cet ordre de recherches.
La seule voie pour arriver à la vérité dans la science physiologique est la voie
expérimentale ; si nous ne pouvons y avancer que lentement, nous ne devons pas nous
décourager malgré les obstacles et les difficultés, nous rappelant toujours ces paroles de
Bacon : « Un boiteux marche plus vite dans la bonne voie qu’un habile coureur dans
la mauvaise. »
Après avoir insisté sur la nécessité d’être convenablement installé pour suivre en
physiologie la méthode expérimentale, nous devons terminer par une remarque générale.
Grâce aux moyens nouveaux d’étude et aux progrès mêmes de l’expérimentation, les
recherches se sont infiniment multipliées depuis quelques années ; aujourd’hui il importe
moins d’augmenter le nombre des expériences physiologiques que de les réduire à une petite
quantité d’épreuves décisives.
La science des êtres vivants a trouvé sa voie ; elle est définitivement expérimentale ;
c’est là un progrès considérable : il s’agit de compléter la méthode, de lui donner toute
la fécondité qui est en elle, de lui faire porter tous ses fruits en en réglant
l’application. Cela ne peut se faire qu’en soumettant l’expérimentation à une discipline
rigoureuse.
Cette nécessité sera comprise par tous ceux qui suivent dans sa marche quotidienne le
développement de la physiologie. Le terrain est déjà encombré d’une multitude de
recherches qui prouvent souvent plus de zèle que de véritable intelligence de la méthode
expérimentale. Il est urgent que la critique s’exerce sur ces matériaux incohérents et les
ramène aux conditions d’exactitude que comportent les expériences physiologiques.
Les études des phénomènes de la vie sont soumises à de grandes difficultés. Il faut que
le physiologiste puisse apprécier toutes les conditions d’une expérience afin de savoir
s’il les réalise toutes et de discerner celles qui ont varié d’une expérience à
l’autre.
Lorsque les conditions expérimentales sont identiques, en physiologie, comme en physique
ou en chimie, le résultat est univoque : si le résultat est différent, c’est que quelque
condition a changé. Ce n’est donc point l’exactitude qui est moindre dans les phénomènes
de la vie comparés aux phénomènes des corps bruts ; ce sont les conditions expérimentales
qui sont plus nombreuses, plus délicates, plus difficiles à connaître ou à maintenir. Ce
n’est pas la vie ou l’influence de quelque agent capricieux qui intervient : c’est la
complexité seule des phénomènes qui les rend plus difficiles à saisir et à préciser.
Les principes de l’expérimentation appliquée aux êtres vivants ne pourront être dévoilés
que par de longues études et un travail opiniâtre. Pour aborder les difficultés de la
critique expérimentale et arriver à connaître toutes les conditions d’un phénomène
physiologique, il faut avoir tâtonné longtemps, avoir été trompé mille et mille fois,
avoir, en un mot, vieilli dans la pratique expérimentale.
La physiologie étant la science des phénomènes de la vie, on a pensé que cette
définition en impliquait une autre, celle de la vie elle-même. C’est pourquoi l’on
trouve dans les ouvrages des physiologistes de tous les temps un grand nombre de
définitions de la vie.
Devons-nous les imiter et croirons-nous nécessaire de débuter dans nos études par une
entreprise de ce genre ? Oui, nous commencerons comme eux, mais dans le but bien
différent de prouver que la tentative est chimérique, étrangère et inutile à la
science.
Pascal, dans ses réflexions sur la géométrie, parlant de la méthode scientifique par
excellence, dit qu’elle exigerait de n’employer aucun terme dont on n’eût
préalablement expliqué nettement le sens : elle consisterait à tout définir et à tout
prouver.
Mais il fait immédiatement remarquer que cela est impossible. Les vraies définitions
ne sont en réalité, dit-il, que des définitions de noms,
c’est-à-dire l’imposition d’un nom à des objets créés par l’esprit dans le but
d’abréger le discours.
Il n’y a pas de définition de choses que l’esprit n’a pas créées, et qu’il n’enferme
pas tout entières ; il n’y a pas, en un mot, de définition des choses
naturelles. Lorsque Platon, dit Pascal, définit l’homme :
« un animal à deux jambes, sans plumes »
, loin de nous en donner une
connaissance plus claire qu’auparavant, il nous en fournit une idée inutile et même
ridicule, puisque, ajoute-t-il, « un homme ne perd pas l’humanité en perdant
les deux jambes, et un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes ».
La géométrie peut définir les objets de son étude, parce qu’ils sont une pure
création de l’entendement : la définition est alors une convention que l’esprit est
libre d’établir. Quand on définit le nombre pair, « un nombre
divisible par deux », on donne une définition géométrique selon Pascal, parce qu’on
emploie un nom que l’on destitue de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui
de la chose désignée.
On procède de même en philosophie, parce que l’on y traite surtout des conceptions de
l’intelligence ; et encore là y a-t-il des termes primitifs que l’on ne peut
définir.
La même chose arrive d’ailleurs en géométrie, où les notions primitives d’espace, de temps, de mouvement et
autres semblables, ne sont pas définies. On les emploie sans confusion dans le
discours, parce que les hommes en ont une intelligence suffisante et une idée assez
claire pour ne pas se tromper sur la chose désignée, si obscure que puisse être l’idée
de cette chose considérée dans son essence. Cela vient, dit encore Pascal, de ce que
la nature a donné à tous les hommes les mêmes idées primitives sur ces choses
primitives. C’est ce que rappelait spirituellement le célèbre mathématicien Poinsot :
« Si quelqu’un me demandait de définir le temps, je lui répondrais :
“Savez-vous de quoi vous parlez ?” S’il me disait : “Oui. — Eh bien, parlons-en.”
S’il me disait : “Non. — Eh bien, parlons d’autre chose.” »
Quand on veut définir ces notions primitives, on ne peut jamais les éclairer par rien
de plus simple ; on est toujours obligé d’introduire dans la définition le mot même à
définir. Le temps est une succession…, disait Laplace. Mais
qu’est-ce qu’une succession, si l’on n’a déjà l’idée de temps ? Ces définitions ne
rappellent-elles pas celle dont se moquait Pascal : « La lumière est un
mouvement luminaire des corps lumineux » ?
On ne saurait rien définir dans les sciences de la nature ; toute tentative de
définition ne traduit qu’une simple hypothèse. On ne connaît les objets que
successivement, sous des points de vue différents et divers ; ce n’est pas au
commencement de ces sciences que l’on en possède une connaissance intégrale et
complète, telle qu’une définition la suppose ; c’est à la fin, et comme terme idéal et
inaccessible de l’étude.
La méthode qui consiste à définir et à tout déduire d’une définition peut convenir
aux sciences de l’esprit, mais elle est contraire à l’esprit même des sciences
expérimentales.
C’est pourquoi il n’y a pas à définir la vie en physiologie. Lorsque l’on parle de la
vie, on se comprend à ce sujet sans difficulté, et c’est assez pour justifier l’emploi
du terme d’une manière exempte d’équivoques.
Il suffit que l’on s’entende sur le mot vie pour l’employer ; mais
il faut surtout que nous sachions qu’il est illusoire et chimérique, contraire à
l’esprit même de la science, d’en chercher une définition absolue. Nous devons nous
préoccuper seulement d’en fixer les caractères en les rangeant dans leur ordre naturel
de subordination.
Il importe aujourd’hui de nettement dégager la physiologie générale des illusions qui
l’ont pendant longtemps agitée. Elle est une science expérimentale et n’a pas à donner
des définitions a priori.
Si, après ces préliminaires, nous rappelons néanmoins les principaux essais de
définition de la vie donnés à diverses époques, ce sera pour en montrer l’insuffisance
ou l’erreur. Cette étude aura d’ailleurs pour nous un autre intérêt ; elle nous aidera
à chercher, par l’analyse de tous ces efforts de l’esprit, la meilleure conception que
nous puissions avoir aujourd’hui des phénomènes de la vie.
Aristote dit : « La vie est la nutrition, l’accroissement et le dépérissement,
ayant pour cause un principe qui a sa fin en soi, l’entéléchie. »
Or, c’est
ce principe qu’il faudrait saisir et connaître.
Burdach rappelle que pour la philosophie de l’absolu : « la
vie est l’âme du monde, l’équation de l’univers. »
Il dit encore que
« dans la vie la matière n’est que l’accident, tandis que l’activité est sa
substance. »
Nous ne nous arrêterons pas à des considérations si transcendantales qui n’ont rien
de tangible pour le physiologiste.
Kant a défini la vie « un principe intérieur d’action ».
Dans son
Appendice sur la téléologie, ou science des causes finales, il dit :
« L’organisme est un tout résultant d’une intelligence calculatrice qui
réside dans son intérieur. »
Cette définition, qui rappelle celle d’Hippocrate, a été acceptée, sous une forme
plus ou moins modifiée, par un grand nombre de physiologistes. Mais la raison qui l’a
fait adopter n’est précisément au fond, ainsi que nous le verrons plus loin, que
spécieuse ou apparente. Le principe d’action des corps vivants n’est pas intérieur :
on ne saurait le séparer, l’isoler des conditions atmosphériques ou cosmiques
extérieures, et il n’y a aucun phénomène que l’on puisse lui attribuer exclusivement.
La spontanéité des manifestations vitales n’est qu’une fausse apparence bientôt
démentie par l’étude des faits. Il y a constamment des agents extérieurs, des
stimulants étrangers qui viennent provoquer la manifestation des propriétés d’une
matière toujours également inerte par elle-même. Chez les êtres supérieurs, ces
stimulants résident à la vérité dans ce que nous appelons un milieu intérieur ; mais
ce milieu, quoique profondément situé, est encore extérieur à la partie élémentaire
organisée, qui est la seule partie réellement vivante.
Lordat admet un principe vital quand il dit : « La vie est l’alliance
temporaire du sens intime et de l’agrégat matériel, cimentée par une énormon ou
cause de mouvement qui nous est inconnue. »
Tréviranus a eu en vue, comme Kant, l’indépendance apparente des manifestations
vitales d’avec les conditions extérieures : « La vie est, pour lui,
l’uniformité constante des phénomènes sous la diversité des » influences
extérieures. »
Müller paraît admettre une sorte de principe vital. Il y a, selon lui, deux choses
dans le germe, la matière du germe, plus le principe vital.
Ehrard considère la vie comme un principe moteur : « la faculté du mouvement
destinée au service de ce qui est mû. »
Richerand reconnaît implicitement l’existence d’un principe vital comme cause d’une
succession limitée de phénomènes dans les êtres vivants : « La vie, dit-il, est
une collection de phénomènes qui se succèdent pendant un temps limité dans les corps
organisés. »
Herbert Spencer a proposé plus récemment une définition de la vie, que j’ai citée
déjà10 d’une manière qui a provoqué les
réclamations du philosophe anglais. À la page 709 de la traduction française de ses
Principes de psychologie, nous avons lu cette phrase : « Donc,
sous sa forme dernière, nous énoncerons comme étant notre définition de la vie, la
combinaison définie de changements hétérogènes à la fois simultanés et
successifs. »
Cette définition que j’avais reproduite intégralement doit
être complétée, à ce qu’il paraît, par l’addition de ces mots : en correspondance avec des coexistences et des séquences externes.
D’après le traducteur d’Herbert Spencer, M. Cazelles, qui a exprimé cette
critique11, la pensée du philosophe serait défigurée sans
l’adjonction du second membre de phrase. La définition est ainsi faite en plusieurs
temps, par degrés successifs, et cette façon de procéder, qui n’est pas habituelle,
est bien capable d’égarer le lecteur. En résumé, ajoute le traducteur, le trait
essentiel par lequel M. Herbert Spencer veut définir la vie, c’est l’accommodation continue des relations internes aux relations externes.
Bichat nous propose une idée plus physiologique et plus saisissable. Sa définition de
la vie a eu un grand retentissement : « La vie est l’ensemble des fonctions qui
résistent à la mort. »
La définition de Bichat comprend deux termes qui
s’opposent l’un à l’autre : la vie, la mort. Il
est impossible, en effet, de séparer ces deux idées ; ce qui est vivant mourra, ce qui
est mort a vécu.
Mais Bichat a voulu être plus clair : il est headendu plus avant dans le problème et
il y a rencontré l’erreur. Il a fait en quelque sorte de la vie et de la mort deux
êtres, deux principes continuellement présents et luttant dans l’organisme. Il a beau
répudier le principe vital en tant que principe unique : il nous en
donne l’équivalent dans ses propriétés vitales. Ces principes vitaux subalternes, ces
propriétés vitales, sont les agents de la vie ; au contraire, les propriétés physiques
qui les combattent sont pour ainsi dire les agents de la mort.
Tous les contemporains de Bichat ont partagé sa façon de voir et paraphrasé sa
formule. Un chirurgien de l’École de Paris, Pelletan, enseigne que la vie est la
résistance opposée par la matière organisée aux causes qui tendent sans cesse à la
détruire. Cuvier lui-même développe, dans un passage souvent cité, cette pensée que la
vie est une force qui résiste aux lois qui régissent la matière brute : la mort est la
défaite de ce principe de résistance, et le cadavre n’est autre chose que le corps
vivant retombé sous l’empire des forces physiques.
Ainsi, non seulement les propriétés physiques, suivant Bichat, sont étrangères aux
manifestations vitales et doivent être négligées dans l’étude, mais il y a plus, elles
leur sont opposées.
Ces idées d’antagonisme entre les forces extérieures générales et les forces
intérieures ou vitales avaient déjà été exprimées par Stahl dans un langage obscur et
presque barbare : exposées par Bichat avec une lumineuse netteté, elles séduisirent et
entraînèrent tous les esprits.
La science, il faut le dire, a condamné cette définition, d’après laquelle il y
aurait deux espèces de propriétés dans les corps vivants : les propriétés physiques et
les propriétés vitales, constamment en lutte et tendant à prédominer les unes sur les
autres. En effet, il résulterait logiquement de cet antagonisme, que plus les
propriétés vitales ont d’empire dans un organisme, plus les propriétés
physico-chimiques y devraient être atténuées, et réciproquement que les propriétés
vitales devraient se montrer d’autant plus affaiblies que les propriétés physiques
acquerraient plus de puissance. Or, c’est l’inverse qui est vrai : les découvertes de
la physique et de la chimie biologique ont établi, au lieu de cet antagonisme, un
accord intime, une harmonie parfaite entre l’activité vitale et l’intensité des
phénomènes physico-chimiques.
En somme, la conception de Bichat renferme deux idées : la première établissant une
relation nécessaire entre la vie et la mort ; la seconde admettant une opposition
entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques.
La dernière partie est une erreur.
Quant à la première, elle avait été exprimée déjà plus simplement sous une forme qui
en fait presque une naïveté dans la définition de l’Encyclopédie :
« La vie est le contraire de la mort. »
C’est qu’en effet nous ne distinguons la vie que par la mort et inversement. En
comparant le corps vivant au même corps à l’état de cadavre, nous apercevons qu’il a
disparu quelque chose que nous appelons la vie.
Les citations que nous avons faites précédemment nous montrent une grande variété
apparente dans les définitions de la vie ; elles présentent toutes cependant un fond
commun qui constitue précisément leur défaut. Presque tous les auteurs ont admis
implicitement ou explicitement que les manifestations de la vie ont pour cause un principe qui leur donne naissance et les dirige. Or, admettre que la
vie dérive d’un principe vital, c’est définir la vie par la vie ; c’est introduire le
défini dans la définition.
Il est vrai que d’autres physiologistes ont admis, sans en donner de meilleures
définitions, que la vie, au lieu d’être un principe recteur immatériel, n’est qu’une
résultante de l’activité de la matière organisée.
C’est ainsi que pour Béclard, « la vie est l’organisation en
action. »
Pour Dugès, « la vie est l’activité spéciale des êtres
organisés. »
Pour Dezeimeris, « la vie est la manière d’être des corps
organisés. »
Pour Lamarck, « la vie est un état de choses qui permet le mouvement organique
sous l’influence des excitants. »
Cet état de choses, c’est évidemment l’organisation, avec la
condition de la sensibilité.
Rostan, qui avait placé dans l’organisation la caractéristique de la vie et formulé
l’organicisme, s’exprime dans les termes suivants : « Le
créateur ne communique pas une force qu’il ajoute à l’être organisé, ayant mis dans
cet être avec l’organisation la disposition moléculaire apte à la développer. C’est
l’horloger qui a construit l’horloge, et en la montant lui a donné le pouvoir de
parcourir les phases successives, de marquer les heures, les minutes, les secondes,
les époques de la lune, les mois de l’année, tout cela pendant un temps plus ou
moins long ; mais ce pouvoir n’est autre que celui qui résulte de sa structure ; ce
n’est pas une propriété à part, une qualité surajoutée ; c’est la machine
montée. »
La vie, c’est la machine montée : les propriétés dérivent de la
structure des organes. Tel est l’organicisme.
Toutefois cette conception a quelque chose de vague : la structure n’est pas une
propriété physico-chimique, ni une force qui puisse être la cause de rien par
elle-même, car elle supposerait une cause à son tour.
En définitive, toutes les vues a priori sur la vie, soit qu’on la
considère comme un principe ou comme un résultat,
n’ont fourni que des définitions insuffisantes, et cela devait être, puisque les
phénomènes de la vie ne peuvent être connus qu’a posteriori, comme
tous les phénomènes de la nature.
La méthode a priori est ainsi frappée de stérilité, et ce serait
temps perdu que de continuer à chercher le progrès de la science physiologique dans
cette voie.
Renonçant donc à définir l’indéfinissable, nous essayerons simplement de caractériser
les êtres vivants par rapport aux corps bruts. Cette façon de comprendre le problème
nous conduira à des formules qui exprimeront des faits, et non plus seulement des
idées ou des hypothèses.
Ce n’est pas que nous rejetions les hypothèses de la science ; elles n’en sont dans
tous les cas que les échafaudages ; la science se constitue par les faits ; mais elle
marche et s’édifie à l’aide des hypothèses.
Examinons maintenant quels sont les caractères généraux des êtres vivants. On peut
les ramener à cinq, savoir :
L’organisation ;
La génération ;
La nutrition ;
L’évolution ;
La caducité, la maladie, la mort.
A. L’organisation résulte d’un mélange de substances complexes
réagissant les unes sur les autres. C’est pour nous, l’arrangement qui donne naissance
aux propriétés immanentes de la matière vivante, arrangement qui est spécial et très
complexe, mais qui n’en obéit pas moins aux lois chimiques générales du groupement de
la matière. Les propriétés vitales ne sont en réalité que les propriétés
physico-chimiques de la matière organisée.
B, La faculté de se reproduire ou la génération, c’est-à-dire
l’acte par lequel les êtres proviennent les uns des autres, les caractérise d’une
manière à peu près absolue. Tout être vient de parents, et à un certain moment il est
capable d’être parent à son tour, c’est-à-dire de donner origine à d’autres êtres.
C. L’évolution est peut-être le trait le plus remarquable des êtres
vivants et par conséquent de la vie.
L’être vivant apparaît, s’accroît, décline et meurt. Il est en voie de changement
continuel : il est sujet à la mort. Il sort d’un germe, d’un œuf ou d’une graine,
acquiert par des différenciations successives un certain degré de développement ; il
forme des organes, les uns passagers et transitoires, les autres ayant la même durée
que lui-même, puis il se détruit.
L’être brut, minéral, est immuable et incorruptible tant que les conditions
extérieures ne changent point.
Ce caractère d’évolution déterminée, de commencement et de fin, de marche continuelle
dans une direction dont le terme est fixé, appartient en propre aux êtres vivants.
À la vérité, les astronomes acceptent aujourd’hui l’idée d’une mobilité et d’une
évolution continuelle du monde sidéral. Mais il y a dans cette évolution possible des
corps sidéraux, comparée à l’évolution rapide des corps vivants, une différence de
degré qui, au point de vue pratique, suffit à les distinguer. Relativement à nous, le
monde, les astres, n’offrent que des changements insensibles ; les êtres vivants, au
contraire, une évolution saisissable.
La mort est également une nécessité à laquelle est fatalement
soumis l’individu vivant, qui fait retour par là au monde minéral. Il est sujet, en
outre, à la maladie, et capable de rétablissement. Les philosophes médecins et
naturalistes ont été frappés vivement de cette tendance de l’être organisé à se
rétablir dans sa forme, à réparer ses mutilations, à cicatriser ses blessures, et à
prouver ainsi son unité, son individualité morphologique.
Cette tendance à réaliser et à réparer une sorte de plan architectural individuel
ferait de l’être organisé, suivant certains physiologistes, un tout harmonique, une
sorte de petit monde dans le grand ; ce serait là un caractère exclusif aux corps
doués de vie. « Les corps inorganiques, dit Tiedemann, n’offrent absolument
aucun phénomène que l’on puisse considérer comme effet de la régénération ou de la
guérison. Nul cristal ne reproduit les parties qu’il a perdues, nul ne répare les
solutions survenues dans sa continuité, nul ne revient lui-même à son état
d’intégrité. »
Cela n’est pas exact ; les cristaux, comme les êtres vivants, ont leurs formes, leur
plan particulier, et lorsque les actions perturbatrices du milieu ambiant les en
écartent, ils sont capables de les rétablir par une véritable cicatrisation ou rédintégration cristalline. M. Pasteur a vu
« que lorsqu’un cristal a été brisé sur l’une quelconque de ses parties et
qu’on le replace dans son eau mère, on voit, en même temps que le cristal s’agrandit
dans tous les sens par un dépôt de particules cristallines, un travail très actif
avoir lieu sur la partie brisée ou déformée ; et en quelques heures il a satisfait,
non seulement à la régularité du travail général sur toutes les parties du cristal,
mais au rétablissement de la régularité dans la partie mutilée. »
De sorte
que la force physique qui range les particules cristallines suivant les lois d’une
savante géométrie a des résultats analogues à celle qui range la substance organisée
sous la forme d’un animal ou d’une plante. Ce caractère n’est donc pas aussi absolu
que le croyait Tiedemann ; toutefois, il a, tout au moins, un degré d’intensité et
d’énergie qui spécialise l’être vivant. D’autre part, comme nous l’avons dit, il n’y a
pas dans le cristal l’évolution qui caractérise l’animal ou la plante.
D. Enfin, la nutrition a été considérée comme le trait distinctif,
essentiel, de l’être vivant ; comme la plus constante et la plus universelle de ses
manifestations, celle par conséquent qui doit et peut suffire par elle seule à
caractériser la vie. La nutrition est la continuelle mutation des particules qui
constituent l’être vivant. L’édifice organique est le siège d’un perpétuel mouvement
nutritif qui ne laisse de repos à aucune partie ; chacune, sans cesse ni trêve,
s’alimente dans le milieu qui l’entoure et y rejette ses déchets et ses produits.
Cette rénovation moléculaire est insaisissable pour le regard ; mais, comme nous en
voyons le début et la fin, l’entrée et la sortie des substances, nous en concevons les
phases intermédiaires, et nous nous représentons un courant de matière qui traverse
incessamment l’organisme et le renouvelle dans sa substance en le maintenant dans sa
forme.
L’universalité d’un tel phénomène chez la plante et chez l’animal et dans toutes
leurs parties, sa constance, qui ne souffre pas d’arrêt, en font un signe général de
la vie, que quelques physiologistes ont employé à sa définition.
C’est ainsi que de Blainville a dit : « La vie est un double mouvement interne
de composition et de décomposition à la fois général et continu. »
Cuvier s’exprime de la même manière : « L’être vivant, dit-il, est un
tourbillon à direction constante, dans lequel la matière est moins essentielle que
la forme. »
Flourens a paraphrasé cette idée du tourbillon vital ou du circulus matériel, en disant : « La vie est une forme servie
par la matière. »
Enfin, Tiedemann, en admettant également le double mouvement de composition et de
décomposition des êtres vivants, le rattache à un principe vital qui le gouverne.
« Les corps vivants, dit-il, ont en eux leur principe d’action qui les empêche
de tomber jamais en indifférence chimique. »
La définition tirée de ce
caractère mérite de nous arrêter un instant.
Nous avons déjà dit que les manifestations de la vie ne pouvaient être considérées
comme régies directement par un principe vital intérieur. L’activité des animaux et
des plantes est certainement sous la dépendance des conditions extérieures. Cela est
bien visible chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, qui s’engourdissent
dans l’hiver et se réveillent pendant les chaleurs de l’été. Nous verrons plus tard
que si l’homme et les animaux à sang chaud paraissent libres dans leurs actes et
indépendants des variations du milieu cosmique, cela tient à ce qu’il existe chez eux
un mécanisme complexe qui entretient autour des particules vivantes, fibres et
cellules, un milieu en réalité invariable, le sang, toujours également chaud et
semblablement constitué. Ils sont indépendants du milieu extérieur parce que, grâce à
cet artifice, le milieu intérieur ne change pas autour de leurs éléments actifs et
vivants. En réalité il y a toujours, chez l’être vivant, des agents extérieurs, des
stimulants étrangers, cellulaires, qui viennent provoquer la manifestation des
propriétés d’une matière toujours également inactive et inerte par elle-même.
Si un principe intérieur existait et était indépendant, pourquoi la vie serait-elle
plus énergique l’été que l’hiver chez certains êtres vivants, plus vigoureuse en
présence de l’oxygène qu’en son absence, plus active en présence de l’eau qu’après
dessiccation ?
Il n’est pas exact de dire, d’un autre côté, que les corps vivants sont incapables de
tomber en état d’indifférence chimique. À la vérité, quel que soit dans les
circonstances ordinaires l’engourdissement dans lequel soit plongé le végétal ou
l’animal à sang froid, la vie n’a pas cessé en lui, l’organisme n’est pas tombé dans
l’inertie absolue, dans l’état réel d’indifférence chimique. Mais nous prouverons que
ce cas est réalisé dans l’être en état de vie latente. Voici une
graine ; elle est inerte comme un corps minéral. Dans certaines conditions, sa
constitution reste invariable et elle restera ainsi pendant des mois, des siècles.
Vit-elle ? Non, d’après la définition de Tiedemann, puisque cette graine est en
complète indifférence chimique. Et cependant, qu’on lui fournisse les conditions
extérieures de la germination, la chaleur, l’humidité, l’air, et elle va germer et
développer une plante nouvelle. Nous vous montrerons qu’il en est de même des animaux
ressuscitants ou reviviscents, des rotifères et des anguillules, qui peuvent revivre
après avoir été plongés, pendant un temps théoriquement indéfini, dans la plus
complète inertie.
Que conclure de là, sinon que les phénomènes vitaux ne sont point les manifestations
de l’activité d’un principe vital intérieur, libre et indépendant ? On ne peut saisir
ce principe intérieur, l’isoler, agir sur lui. On voit au contraire les actes vitaux
avoir constamment pour condition des circonstances physico-chimiques externes,
parfaitement déterminées et capables ou d’empêcher ou de permettre leur
apparition.
En résumé le tourbillon vital n’est pas la manifestation unique d’un quid intus, ni le seul effet de conditions physico-chimiques extérieures. La
vie ne saurait en conséquence être caractérisée exclusivement par une conception
vitaliste ou matérialiste. Les tentatives qu’on a faites à ce sujet de tout temps sont
illusoires et n’ont pu aboutir qu’à l’erreur.
Devons-nous rester sur cette négation ?
Non. Une critique négative n’est pas une conclusion. Il faut nous former à notre tour
une idée, chercher un caractère, dont la valeur, bien qu’elle ne soit pas absolue,
soit capable de nous éclairer dans notre route sans jamais nous tromper.
Les caractères que nous avons précédemment rappelés correspondent à des réalités ;
ils sont bons, utiles à connaître. Je dirai de mon côté la conception à laquelle m’a
conduit mon expérience.
Je considère qu’il y a nécessairement dans l’être vivant deux ordres de phénomènes :
1° Les phénomènes de création vitale ou de synthèse
organisatrice ; 2° Les phénomènes de mort ou de destruction organique.
Il est nécessaire de nous expliquer en quelques mots sur la signification que nous
donnons à ces expressions création et destruction
organiques.
Si, au point de vue de la matière inorganique, on admet avec raison que rien ne se
perd et que rien ne se crée ; au point de vue de l’organisme, il n’en est pas de même.
Chez un être vivant, tout se crée morphologiquement, s’organise et tout meurt, se
détruit. Dans l’œuf en développement, les muscles, les os, les nerfs apparaissent et
prennent leur place en répétant une forme antérieure d’où l’œuf est sorti. La matière
ambiante s’assimile aux tissus, soit comme principe nutritif, soit comme élément
essentiel. L’organe est créé, il l’est au point de vue de sa structure, de sa forme,
des propriétés qu’il manifeste.
D’autre part, les organes se détruisent, se désorganisent à chaque moment et par leur
jeu même ; cette désorganisation constitue la seconde phase du grand acte vital.
Le premier de ces deux ordres de phénomènes est seul sans analogues directs ; il est
particulier, spécial à l’être vivant : cette synthèse évolutive est ce qu’il y a de
véritablement vital. — Je rappellerai à ce sujet la formule que j’ai exprimée dès
longtemps : « La vie, c’est la création »12.
Le second, au contraire, la destruction vitale, est d’ordre physico-chimique, le plus
souvent le résultat d’une combustion, d’une fermentation, d’une putréfaction, d’une
action, en un mot, comparable à un grand nombre de faits chimiques de décomposition ou
de dédoublement. Ce sont les véritables phénomènes de mort quand ils s’appliquent à
l’être organisé.
Et, chose digne de remarque, nous sommes ici victimes d’une illusion habituelle, et
quand nous voulons désigner les phénomènes de la vie, nous indiquons
en réalité des phénomènes de mort.
Nous ne sommes pas frappés par les phénomènes de la vie. La synthèse organisatrice
reste intérieure, silencieuse, cachée dans son expression phénoménale, rassemblant
sans bruit les matériaux qui seront dépensés. Nous ne voyons point directement ces
phénomènes d’organisation. Seul l’histologiste, l’embryogéniste, en suivant le
développement de l’élément ou de l’être vivant, saisit des changements, des phases qui
lui révèlent ce travail sourd : c’est ici un dépôt de matière, là une formation
d’enveloppe ou de noyau, là une division ou une multiplication, une rénovation.
Au contraire, les phénomènes de destruction ou de mort vitale sont ceux qui nous
sautent aux yeux et par lesquels nous sommes amenés à caractériser la vie. Les signes
en sont évidents, éclatants : quand le mouvement se produit, qu’un muscle se
contracte, quand la volonté et la sensibilité se manifestent, quand la pensée
s’exerce, quand la glande sécrète, la substance du muscle, des nerfs, du cerveau, du
tissu glandulaire se désorganise, se détruit et se consume. De sorte que toute
manifestation d’un phénomène dans l’être vivant est nécessairement liée à une
destruction organique ; et c’est ce que j’ai voulu exprimer lorsque, sous une forme
paradoxale, j’ai dit ailleurs : la vie c’est la mort
13.
L’existence de tous les êtres, animaux ou végétaux, se maintient par ces deux ordres
d’actes nécessaires et inséparables : l’organisation et la désorganisation. Notre science devra tendre, comme but pratique, à
fixer les conditions et les circonstances de ces deux ordres de phénomènes.
Cette division des manifestations vitales que nous avons adoptée est, selon nous,
l’expression même de la réalité ; c’est le résultat de l’observation des phénomènes. À
cet avantage d’être une vérité de fait, elle joint celui non moins appréciable d’être
utile à l’intelligence des phénomènes, d’être profitable à l’étude, de projeter une
vive clarté dans l’appréciation des modalités de la vie. C’est ce que nous nous
efforcerons de démontrer dans la suite de notre cours ; ce sera là notre
programme.
Nous sommes ainsi arrivé, croyons-nous, aux deux faits généraux les plus
caractéristiques des êtres vivants ; mais cela ne suffit pas, l’esprit a besoin de
sortir du fait : il se sent entraîné au-delà, et il édifie des hypothèses auxquelles
il demande l’explication des choses et le moyen de les pénétrer plus profondément.
C’est pourquoi, à côté de l’observation des phénomènes, il y a toujours eu des
hypothèses, des vues exprimées à propos de la vie par les philosophes, les
naturalistes et les médecins depuis la plus haute antiquité jusqu’à notre époque. Ce
sont ces hypothèses que nous allons maintenant examiner.
Toutes les interprétations si variées dans leur forme et toutes les hypothèses qui
ont été fournies sur la vie aux différentes époques peuvent rentrer dans deux types ;
elles se sont présentées sous deux formes, se sont inspirées de deux tendances : la
forme ou la tendance spiritualiste, animiste ou vitaliste, la forme ou la tendance mécanique ou matérialiste. En un mot, la vie a été considérée dans tous les temps à deux
points de vue différents : ou comme l’expression d’une force
spéciale, ou comme le résultat des forces générales de la
nature.
Nous devons nous hâter de déclarer que la science ne donne raison ni à l’un ni à
l’autre de ces systèmes, et en tant que physiologiste nous devrons rejeter à la fois
les hypothèses vitalistes et les hypothèses matérialistes.
Les spiritualistes animistes ou vitalistes ne considèrent dans les phénomènes de la
vie que l’action d’un principe supérieur et immatériel se manifestant dans la matière
inerte et obéissante ; ils ne voient que l’intervention d’une force ,
spéciale, indépendante :
mens agitat
molem
. Telle est la pensée de Pythagore, Platon, Aristote,
Hippocrate, acceptée par les savants mystiques du moyen âge, Paracelse, Van Helmont ;
soutenue par les scolastiques et formulée dans son expression la plus outrée, de l’animisme, par Stahl.
D’autre part, l’école matérialiste de Démocrite et d’Épicure
rapporte tout à la matière, qui par ses lois générales constitue à la fois les corps
inorganiques et les corps vivants, sans l’intervention actuelle et toujours présente
d’une force active, d’une intelligence motrice. L’être vivant, dans le grand ensemble
de l’univers, va de soi-même par la structure, l’arrangement et l’activité même de la
matière universelle.
Il est remarquable d’autre part que des philosophes très convaincus, en tant que
philosophes, de la spiritualité de l’âme, aient été en tant que physiologistes
profondément matérialistes. C’est ainsi que headartes et Leibnitz attribuent nettement
au jeu des forces physiques toutes les manifestations saisissables de l’activité
vitale. La raison de cette apparente contradiction réside dans la séparation presque
absolue qu’ils établirent entre l’âme et le corps, entre la métaphysique et la
physique : l’âme est, pour headartes, le principe supérieur qui se manifeste par la
pensée ; la vie n’est qu’un effet supérieur des lois de la mécanique. Il considère le
corps comme une machine faite pour elle-même, que l’âme ne peut atteindre ni troubler
dans son fonctionnement, mais qu’elle peut seulement contempler en simple spectatrice.
Ce qui agit réellement ce sont des rouages mécaniques, des ressorts, des leviers, des
canaux, des filtres, des cribles, des pressoirs, etc.
De même, au point de vue physiologique, Leibnitz se montre matérialiste. Comme
headartes, il sépare l’âme du corps, et quoiqu’il admette entre eux une concordance
préétablie, il leur refuse toute espèce d’action réciproque. « Le corps,
dit-il, se développe mécaniquement, et les lois mécaniques ne sont jamais violées
dans les mouvements naturels ; tout se fait dans les âmes comme s’il n’y avait pas
de corps, et tout se fait w dans le corps comme s’il n’y avait pas
d’âme. »
En recourant ainsi alternativement aux deux hypothèses spiritualiste et matérialiste,
headartes et Leibnitz ont en quelque sorte implicitement reconnu l’insuffisance de
l’une et de l’autre pour expliquer les phénomènes de la vie.
Ces doctrines spiritualistes et matérialistes peuvent être agitées en philosophie :
elles n’ont pas de place en physiologie expérimentale ; elles n’ont aucun rôle utile à
y remplir, parce que le critérium unique dérive de l’expérience. Les partisans de
l’une et de l’autre de ces doctrines ont pu également faire des découvertes utiles ;
toutefois ce n’est pas en leur nom que les plus grands progrès se sont présentés dans
la science. Personne ne sait ou ne s’occupe de savoir si Harvey, si Haller étaient
spiritualistes ou matérialistes ; on sait seulement qu’ils étaient de grands
physiologistes, et leurs observations ou leurs expériences seules sont parvenues
jusqu’à nous.
Aujourd’hui la physiologie devient une science exacte ; elle doit se dégager des
idées philosophiques et théologiques qui pendant longtemps s’y sont trouvées mêlées.
On n’a pas plus à demander à un physiologiste s’il est spiritualiste ou matérialiste
qu’à un mathématicien, à un physicien ou à un chimiste. Nous ne voulons pas, nous le
répétons, nier pour cela l’importance de ces grands problèmes qui tourmentent l’esprit
humain, mais nous voulons les séparer de la physiologie, les distinguer, parce que
leur étude relève de méthodes absolument différentes. La tendance, qui semble se
raviver de nos jours, à vouloir immiscer dans la physiologie les questions
théologiques et philosophiques, à poursuivre leur prétendue conciliation, est à mon
sens une tendance stérile et funeste, parce qu’elle mêle le sentiment et le
raisonnement, confond ce que l’on reconnaît et accepte sans démonstration physique
avec ce que l’on ne doit admettre qu’expérimentalement et après démonstration
complète. En réalité, on ne peut être spiritualiste ou matérialiste que par
sentiment ; on est physiologiste par démonstration scientifique.
La philosophie et la théologie ont la liberté de traiter les questions qui leur
incombent par les méthodes qui leur appartiennent, et la physiologie n’intervient ni
pour les soutenir ni pour les attaquer. Elle aussi, elle a sa liberté d’action, ses
problèmes particuliers et ses méthodes spéciales pour les résoudre. Ce sont donc des
domaines séparés dans lesquels chaque chose doit rester en sa place ; c’est la seule
manière d’éviter la confusion et d’assurer le progrès dans l’ordre physique,
intellectuel, politique ou moral.
Ici nous serons seulement physiologiste et, à ce titre, nous ne pouvons nous placer
ni dans le camp des vitalistes ni dans celui des matérialistes.
Nous nous séparons des vitalistes, parce que la force vitale, quel
que soit le nom qu’on lui donne, ne saurait rien faire par elle-même, qu’elle ne peut
agir qu’en empruntant le ministère des forces générales de la nature et qu’elle est
incapable de se manifester en dehors d’elles.
Nous nous séparons également des matérialistes ; car, bien que les manifestations
vitales restent placées directement sous l’influence de conditions physico-chimiques,
ces conditions ne sauraient grouper, harmoniser les phénomènes dans l’ordre et la
succession qu’ils affectent spécialement dans les êtres vivants.
Nous resterons en face des phénomènes de la vie comme des hommes de science
expérimentale : observateurs des faits, sans idée systématique préconçue.
Nous chercherons à déterminer exactement les conditions de manifestation des
phénomènes de la vie, afin de nous en rendre maîtres comme le physicien et le chimiste
se rendent maîtres des phénomènes de la nature inorganique14.
Tel est le problème de la physiologie moderne, et nous ne saurions certainement
arriver à sa solution ni au moyen des doctrines spiritualistes ou vitalistes, ni à
l’aide des doctrines matérialistes.
Il y a au fond des doctrines vitalistes une erreur irrémédiable,
qui consiste à considérer comme force une personnification trompeuse de l’arrangement
des choses, à donner une existence réelle et une activité matérielle, efficace à
quelque chose d’immatériel qui n’est en réalité qu’une notion de l’esprit, une
direction nécessairement inactive.
L’idée d’une cause qui préside à l’enchaînement des phénomènes vitaux est sans doute
la première qui se présente à l’esprit, et elle paraît indéniable lorsque l’on
considère l’évolution rigoureusement fixée des phénomènes si nombreux et si bien
concertés par lesquels l’animal et la plante soutiennent leur existence et parcourent
leur carrière. En voyant l’animal sortir de l’œuf et acquérir successivement la forme
et la constitution de l’être qui l’a précédé et de celui qui le suivra ; en le voyant
exécuter au même instant un nombre infini d’actes apparents ou cachés qui concourent,
comme par un dessein calculé, à sa conservation et à son entretien, on a le sentiment
qu’une cause dirige le concert de ses parties et guide dans leur voie les phénomènes
isolés dont il est le théâtre.
C’est à cette cause, considérée comme force directrice, que l’on peut donner le nom
d’âme physiologique ou de force vitale, et on
peut l’accepter, à la condition de la définir et de ne lui attribuer que ce qui lui
revient. C’est par une fausse interprétation qu’on a pour ainsi dire personnifié le
principe vital, et qu’on en a fait comme l’ouvrier de tout le travail organique. On
l’a considéré comme l’agent exécutif de tous les phénomènes, l’acteur intelligent qui
modèle le corps et manie la matière inerte et obéissante de l’être animé. La raison
suffisante de chaque acte de la vie était pour les vitalistes dans cette force, qui
n’avait aucunement besoin du secours étranger des forces physiques et chimiques ou qui
luttait même contre elles pour accomplir sa tâche.
Mais la science expérimentale contredit précisément cette vue : c’est par là qu’elle
s’introduit dans le système pour en montrer la fausseté fondamentale. En effet, les
recherches physiologiques nous apprennent que la force ou les forces vitales ne
peuvent rien sans le concours des conditions physiques. Il y a un accord intime, une
étroite liaison des phénomènes physiques et chimiques avec les phénomènes vitaux.
C’est un parallélisme parfait, une union harmonique nécessaire. L’humidité, la
chaleur, l’air, créent des conditions indispensables au fonctionnement de la vie. Les
manifestations vitales s’exaltent ou s’atténuent, en même temps que les activités
chimiques des tissus, et proportionnellement à cette action même. L’abaissement de la
température entraîne un abaissement de la sensibilité, de l’intelligence, et produit
un engourdissement de la vie. Par la dessiccation, certains êtres sont plongés dans un
état de mort apparente qui ne cesse, ainsi que nous le verrons, que lorsque l’on vient
à leur restituer l’eau et les conditions physico-chimiques qui leur sont nécessaires
pour les manifestations vitales. Dans ces cas faudra-t-il dire que la chaleur exalte
la force vitale, que le froid l’engourdit ; que la dessiccation l’anéantit et que
l’humidité la ressuscite ? Mais alors ce ne serait plus elle qui commanderait à la
matière de l’organisme, ce serait bien plutôt l’état matériel de l’organisme qui la
gouvernerait. C’est qu’en effet la force vitale ne peut rien produire sans les
conditions physico-chimiques : elle reste absolument inerte, et le phénomène vital
n’apparaît que lorsque les conditions physico-chimiques déterminées pour sa
manifestation sont réunies.
C’est là ce que n’ont point compris les vitalistes, ni Stahl, qui confondait et
unifiait la force vitale avec l’âme intelligente et raisonnable ; ni
Bichat, qui substituait à ce principe unique les propriétés vitales, c’est-à-dire une
multitude de forces vitales résidant au sein de chaque tissu. Ces
propriétés vitales, comme il les appelle, étaient opposées aux
propriétés physiques, les premières changeantes et éphémères, les secondes constantes
et permanentes, se rencontrant dans le corps animal comme sur un champ de bataille et
luttant sans repos ni trêve, jusqu’au moment où, la victoire restant aux agents
physiques, l’être vivant mourait.
Ainsi, que le vitalisme soit envisagé dans son expression la plus outrée et tel que
Stahl l’a développé ou dans la forme plus adoucie et plus scientifique que Bichat lui
a donnée, il est également inacceptable, parce qu’il se trouve en contradiction avec
l’expérience et avec les faits de la physiologie.
Si, comme nous venons de le voir, les doctrines vitalistes ont méconnu la vraie
nature des phénomènes vitaux, les doctrines matérialistes, d’un
autre côté, ne sont pas moins dans l’erreur, quoique d’une manière opposée.
En admettant que les phénomènes se rattachent à des manifestations physico-chimiques,
ce qui est vrai, la question dans son essence n’est pas éclaircie pour cela ; car ce
n’est pas une rencontre fortuite de phénomènes physico-chimiques qui construit chaque
être sur un plan et suivant un dessin fixes et prévus d’avance, et suscite l’admirable
subordination et l’harmonieux concert des actes de la vie.
Il y a dans le corps animé un arrangement, une sorte d’ordonnance que l’on ne saurait
laisser dans l’ombre, parce qu’elle est véritablement le trait le plus saillant des
êtres vivants. Que l’idée de cet arrangement soit mal exprimée par le nom de force, nous le voulons bien : mais ici le mot importe peu, il suffit
que la réalité du fait ne soit pas discutable.
Les phénomènes vitaux ont bien leurs conditions physico-chimiques rigoureusement
déterminées ; mais en même temps ils se subordonnent et se succèdent dans un
enchaînement et suivant une loi fixés d’avance : ils se répètent éternellement, avec
ordre, régularité, constance, et s’harmonisent, en vue d’un résultat qui est
l’organisation et l’accroissement de l’individu, animal ou végétal.
Il y a comme un dessin préétabli de chaque être et de chaque organe, en sorte que si,
considéré isolément, chaque phénomène de l’économie est tributaire des forces
générales de la nature, pris dans ses rapports avec les autres, il révèle un lien
spécial, il semble dirigé par quelque guide invisible dans la route qu’il suit et
amené dans la place qu’il occupe.
La plus simple méditation nous fait apercevoir un caractère de premier ordre, un quid proprium de l’être vivant dans cette ordonnance vitale
préétablie.
Toutefois l’observation ne nous apprend que cela : elle nous montre un plan organique, mais non une intervention active d’un
principe vital. La seule force vitale que nous pourrions admettre ne
serait qu’une sorte de force législative, mais nullement exécutive.
Pour résumer notre pensée, nous pourrions dire métaphoriquement : la
force vitale dirige des phénomènes qu’elle ne produit pas ; les agents physiques
produisent des phénomènes qu’ils ne dirigent pas.
La force vitale n’étant pas une force active, exécutive, ne faisant
rien par elle-même, alors que tout se manifeste dans la vie par l’intervention des
conditions physiques et chimiques, la considération de cette entité ne doit pas
intervenir en physiologie expérimentale.
Lorsque le physiologiste voudra connaître, provoquer les phénomènes de la vie, agir
sur eux, les modifier, ce n’est pas à la force vitale, entité
insaisissable, qu’il lui faudra s’adresser, mais aux conditions physiques et chimiques
qui entraînent et commandent la manifestation vitale.
Quel que soit le sujet qu’il étudie, le physiologiste ne trouve jamais devant lui que
des agents mécaniques, physiques ou chimiques. Lorsqu’il examine, par exemple,
l’action des substances anesthésiques sur la sensibilité, sur l’intelligence, il
constate que l’éther ou le chloroforme agissent matériellement et d’une manière
physique ou chimique sur la substance nerveuse, et non point sur un principe vital, ni
sur une fonction vitale, telle que la sensibilité, qui est
insaisissable par elle-même. Comme il en est de même pour tous les phénomènes de la
vie, les sciences physicochimiques semblent comprendre dans leurs lois l’apparition
des phénomènes des organismes vivants ; de là l’opinion matérialiste que la vie ne
serait qu’une expression des phénomènes généraux de la nature. Quoi qu’il en soit, ce
que nous savons, c’est que le principe vital n’exécute rien par lui-même et qu’il
emprunte ses forces au monde extérieur dans les mille et mille manifestations qui
apparaissent à nos yeux.
De ce qui précède, il résulte que les conditions qui nous sont accessibles pour faire
apparaître les phénomènes de la vie sont toutes matérielles et physico-chimiques. Il
n’y a d’action possible que sur et par la matière.
L’univers ne montre pas d’exception à cette loi. Toute manifestation phénoménale,
qu’elle siège dans les êtres vivants ou en dehors d’eux, a pour substratum obligé des
conditions matérielles. Ce sont ces conditions que nous appelons les conditions déterminées du phénomène.
Nous ne pouvons connaître que les conditions matérielles et non la nature intime des
phénomènes de la vie. Dès lors, nous n’avons affaire qu’à la matière, et non aux
causes premières ou à la force vitale directrice qui en dérive. Ces causes nous sont
inaccessibles. Croire autre chose, c’est commettre une erreur de fait et de doctrine ;
c’est être dupe de métaphores et prendre au réel un langage figuré. On entend dire en
effet souvent que le physicien agit sur l’électricité ou sur la lumière ; que le
médecin agit sur la vie, la santé, la fièvre ou la maladie : ce sont là des façons de
parler. La lumière, l’électricité, la vie, la santé, la maladie, la fièvre, sont des
êtres abstraits qu’un agent quelconque ne saurait atteindre ; mais il y a des
conditions matérielles qui font apparaître les phénomènes que l’on rapporte à
l’électricité : la chaleur, la lumière, la santé, la maladie ; nous pouvons agir sur
elles et modifier par là ces différents états. La conception que nous nous formons du
but de toute science expérimentale et de ses moyens d’action est donc générale ; elle
appartient à la physique et à la chimie et s’applique à la physiologie. Elle revient à
dire, en d’autres termes, qu’un phénomène vital a, comme tout autre phénomène, un
déterminisme rigoureux, et que jamais ce déterminisme ne saurait être autre chose
qu’un déterminisme physico-chimique. La force vitale, la vie, appartiennent au monde
métaphysique ; leur expression est une nécessité de l’esprit : nous ne pouvons nous en
servir que subjectivement. Notre esprit saisit l’unité et le lien, l’harmonie des
phénomènes, et il la considère comme l’expression d’une force ; mais
grande serait l’erreur de croire que cette force métaphysique est active. Il en est
d’ailleurs de même de ce que nous appelons les forces physiques ; ce
serait une pure illusion que de vouloir rien provoquer par elles. Ce sont là des
conceptions métaphysiques nécessaires, mais qui ne sortent point du domaine où elles
sont nées, et ne viennent point réagir sur les phénomènes qui ont donné à l’esprit
l’occasion de les créer.
En un mot, cette faculté évolutive, directrice, morphologique, par laquelle on
caractérise la vie, est inutile à la physiologie expérimentale, parce que, étant en
dehors du monde physique, elle ne peut exercer aucune action rétroactive sur lui. Il
faut donc séparer le monde métaphysique du monde physique qui lui sert de base, mais
qui n’a rien à lui emprunter, et conclure en paraphrasant le mot de Leibnitz :
« Chaque chose s’exécute dans le corps vivant comme s’il n’y avait pas de
force vitale. »
Par ce qui précède se trouve fixé le champ et le rôle de la physiologie. Elle est une
science de même ordre que les sciences physiques : elle étudie le déterminisme
physico-chimique correspondant aux manifestations vitales ; elle a les mêmes principes
et les mêmes méthodes.
Dans aucune science expérimentale on ne connaît autre chose que les conditions physico-chimiques des phénomènes ; on ne travaille à autre chose
qu’à déterminer ces conditions. Nulle part on n’atteint les causes premières ; les forces physiques sont tout aussi obscures que la force
vitale et tout aussi en dehors de la prise directe de l’expérience. On n’agit
point sur ces entités, mais seulement sur les conditions physiques ou chimiques qui
entraînent les phénomènes. Le but de toute science de la nature, en un mot, est de
fixer le déterminisme des phénomènes.
Le principe du déterminisme domine donc l’étude des phénomènes de
la vie comme celle de tous les autres phénomènes de la nature.
Depuis longtemps j’ai émis cette opinion, mais lorsque j’employai pour la première
fois le mot de déterminisme
15 pour introduire ce principe fondamental dans la science physiologique,
je ne pensais pas qu’il pût être confondu avec le déterminisme
philosophique de Leibnitz.
Toutefois si le mot déterminisme, que j’ai employé, n’est pas
nouveau, l’acception que je lui ai donnée en physiologie expérimentale est nouvelle ;
et cela devait être, puisque Leibnitz l’avait appliqué seulement à des objets purement
métaphysiques, tandis que je l’appliquais au contraire à des objets physiques, pour
caractériser la méthode de la science physiologique.
Lorsque Leibnitz disait : « L’âme humaine est un automate spirituel »
,
il formulait le déterminisme philosophique. Cette doctrine soutient
que les phénomènes de l’âme, comme tous les phénomènes de l’univers, sont
rigoureusement déterminés par la série des phénomènes antécédents, inclinations,
jugements, pensées, désirs, prévalence du plus fort motif, par lesquels l’âme est
entraînée. C’est la négation de la liberté humaine, l’affirmation du fatalisme.
Tout autre est le déterminisme physiologique. Il est l’expression d’un fait physique.
Il consiste dans ce principe que chaque phénomène vital, comme chaque phénomène
physique, est invariablement déterminé par des conditions physico-chimiques qui, lui
permettant ou l’empêchant d’apparaître, en deviennent les conditions ou les causes matérielles immédiates ou prochaines. L’ensemble des conditions
déterminantes d’un phénomène entraîne nécessairement ce phénomène. Voilà ce qu’il faut
substituer à l’ancienne et obscure notion spiritualiste ou matérialiste de cause.
Ce principe est fondamental dans toutes les sciences physiques. Là il est hors de
conteste ; il n’a pas même besoin d’être affirmé. Il en est autrement dans les
sciences de la vie. Lorsque, en effet, il faut étendre le principe du déterminisme aux
faits de la nature vivante, les médecins animistes et vitalistes et les philosophes se
mettent à la traverse.
Les vitalistes nient le déterminisme, parce que, selon eux, les manifestations
vitales auraient pour cause l’action spontanée efficace et comme volontaire et libre
d’un principe immatériel. Les conséquences de cette erreur sont considérables : le
rôle de l’homme en présence des faits vitaux devrait être celui d’un simple
spectateur, non d’un acteur ; les sciences physiologiques ne seraient que
conjecturales et non certaines. L’expérience ne saurait les atteindre ; l’observation
ne saurait les prédire. C’est là, par excellence, on le voit, une doctrine
paresseuse : elle désarme l’homme. Elle relègue les causes hors des objets : elle
transforme des métaphores en des entités substantielles ; elle fait de la physiologie
une sorte de métaphysiologie inaccessible.
Ainsi, on le voit, la doctrine vitaliste conclut nécessairement à
l’indéterminisme.
C’est précisément la conclusion nécessaire à laquelle Bichat a été amené presque
malgré lui. Quand il commence à exposer ses vues si nettes et si scientifiques16, on croit qu’il va s’attacher solidement à ces vues,
devenues les bases de la science moderne, en répudiant les idées vitalistes qu’elles
contiennent. Bichat émet en effet cette idée générale, lumineuse et féconde, qu’en
physiologie comme en physique les phénomènes doivent être rattachés à des propriétés
inhérentes à la matière vivante comme à leur cause. « Le rapport des propriétés
comme causes avec les phénomènes comme effets est, dit-il, un axiome presque
fastidieux à répéter aujourd’hui en physique et en chimie ; si mon livre établit un
axiome analogue dans les sciences physiologiques, il aura rempli son
but. »
Mais voici qu’après ce début si clair, il distingue les propriétés vitales des
propriétés physiques, les unes agents de la vie, les autres agents de la mort ; il les
met en lutte, les oppose. Ses propriétés vitales font la guerre aux propriétés
physiques, comme faisait l’âme de Stahl.
C’est une négation tout aussi catégorique du déterminisme en physiologie17. Voici en effet à quelles hérésies
scientifiques Bichat se trouve fatalement conduit.
« Les propriétés physiques, dit-il, étant fixes, constantes, les lois des
sciences qui en traitent sont également constantes et invariables ; on peut les
prévoir, les calculer avec certitude. Les propriétés vitales ayant pour caractère
essentiel l’instabilité, toutes les fonctions vitales étant susceptibles d’une foule
de variétés, on ne peut rien prévoir, rien calculer dans leurs phénomènes. D’où il
faut conclure, ajoute-t-il, que des lois absolument différentes président à l’une et
l’autre classe de phénomènes. »
Bichat dit ailleurs18 : « La
physique, la chimie se touchent, parce que les mêmes lois président à leurs
phénomènes ; mais un immense intervalle les sépare de la science des corps
organisés, parce qu’une énorme différence existe entre ces lois et celles de la vie.
Dire que la physiologie est la physique des animaux, c’est en donner une idée
extrêmement inexacte : j’aimerais autant dire que l’astronomie est la physiologie
des astres. »
Nous pourrions multiplier les preuves de l’indéterminisme ou négation scientifique à
laquelle, malgré son génie, Bichat s’est trouvé conduit par les doctrines vitalistes
qui régnaient à son époque et dont il n’a pu se dégager ; mais le temps a déjà
commencé à séparer l’erreur de la vérité, et, comme les hommes ne sont grands que par
les services rendus, Bichat n’en vivra pas moins dans la postérité par les vérités
qu’il a introduites dans les sciences de la vie.
Il y a une trentaine d’années, l’École médicale de Paris était encore imbue de ces
erreurs de doctrine. Je me souviens d’avoir été pris à partie à la Société
philomathique, au début de ma carrière, par le professeur Gerdy, qui, invoquant son
expérience chirurgicale, exprima son opinion dans les termes les plus catégoriques.
« Dire en physiologie que les phénomènes vitaux sont constamment identiques
dans des conditions identiques, c’est énoncer une erreur, s’écria Gerdy ; cela n’est
vrai que pour les corps bruts. »
Les progrès de la science physiologique moderne et la pénétration de plus en plus
profonde des sciences physico-chimiques dans sa culture ont à peu près dissipé
aujourd’hui, il faut le dire, la plupart de ces idées erronées, et on ne peut
contester que la physiologie actuelle marche dans une voie qui établit de plus en plus
le déterminisme rigoureux des phénomènes de la vie. Il n’y a pour ainsi dire plus de
divergence entre les physiologistes à ce sujet.
Mais il n’en est pas de même pour les philosophes ; ils repoussent encore le
déterminisme physiologique, et pensent que certains phénomènes de la vie lui échappent
nécessairement : par exemple, les phénomènes moraux. Ils craignent que la liberté
morale puisse être compromise si l’on admet le déterminisme physiologique absolu.
Récemment même un mathématicien, voyant les progrès de cette doctrine, a cherché à
établir une conciliation entre le déterminisme scientifique et la liberté morale19.
Le malentendu entre les philosophes et les physiologistes vient sans doute de ce que
le mot déterminisme est pris par eux dans le sens de fatalisme,
c’est-à-dire dans le sens du déterminisme philosophique de Leibnitz.
Les philosophes dont nous parlons ne refusent pas d’admettre que les phénomènes
inférieurs de l’animalité pourraient être soumis au déterminisme ; que le mouvement et
le jeu des organes seraient réglés par lui ; mais ils exceptent de cette obligation
les phénomènes supérieurs, les phénomènes psychiques. De sorte qu’il faudrait
distinguer dans l’homme les phénomènes de la vie soumis au déterminisme de ceux qui ne
le sont pas.
Pour nous, le déterminisme physiologique ne peut subir de restriction : tous les
phénomènes qui surviennent dans les êtres vivants et dans l’homme, phénomènes
supérieurs ou inférieurs, sont soumis à cette loi. « Toute manifestation de
l’être vivant, disons-nous, est un phénomène physiologique et se trouve lié à des
conditions physico-chimiques déterminées, qui le permettent quand elles sont
réalisées, qui l’empêchent quand elles font défaut. »
C’est là le déterminisme absolu : il exprime que le monde psychique ne se passe point
du monde physicochimique ; et c’est là un fait d’expérience toujours vérifié. Les
phénomènes de l’âme, pour se manifester, ont besoin de conditions matérielles
exactement déterminées ; c’est pour cela qu’ils apparaissent toujours de la même façon
suivant des lois, et non arbitrairement ou capricieusement, au
hasard d’une spontanéité sans règles.
Personne ne contestera qu’il y ait un déterminisme de la non-liberté morale. Certaines altérations de l’organe cérébral amènent la
folie, font disparaître la liberté morale comme l’intelligence et obscurcissent la
conscience chez l’aliéné.
Puisqu’il y a un déterminisme de la non-liberté morale, il y a nécessairement un
déterminisme de la liberté morale, c’est-à-dire un ensemble de conditions anatomiques
et physico-chimiques qui lui permettent d’exister. Nous affirmons ce fait et nous
disons : Bien loin que les manifestations de l’âme échappent au déterminisme
physico-chimique, elles s’y trouvent assujetties étroitement et ne s’en écartent
jamais, quelle que soit l’apparence contraire. Le déterminisme, en un mot, loin d’être
la négation de la liberté morale, en est au contraire la condition nécessaire comme de
toutes autres manifestations vitales20.
Que serait le monde s’il n’en était pas ainsi ! Les relations de ce que l’on appelle
le physique avec le moral ne seraient plus soumises à l’empire de lois précises, mais
seraient dans un état de tiraillement anarchique, ou de caprices, dans un état
contraire à l’harmonie de la nature, sans vérité et sans grandeur.
Le déterminisme n’est donc que l’affirmation de la loi, partout, toujours, et jusque
dans les relations du physique avec le moral : c’est l’affirmation que, suivant le mot
connu de l’antiquité : « Tout est fait avec ordre, poids et
mesure. »
La loi du déterminisme physiologique ne saurait gêner la liberté
morale, tandis que, tout au contraire, le fatalisme, c’est-à-dire le déterminisme
philosophique, la conteste et la nie.
En résumé, nous réclamerons l’universalité du principe du déterminisme physiologique
dans l’organisme vivant, et nous exprimerons notre pensée en disant : 1° Il y a des
conditions matérielles déterminées qui règlent l’apparition des
phénomènes de la vie ; 2° Il y a des lois préétablies qui en règlent
l’ordre et la forme.
Le but que nous nous sommes proposé en développant les considérations contenues dans
les trois parties de celle leçon a été d’éliminer de la physiologie certains problèmes
qu’on y a mêlés à tort, diverses questions qui lui sont étrangères, et par là d’en
fixer l’étendue et le but.
Dans la première partie, nous avons montré qu’en physiologie il faut renoncer à
l’illusion d’une définition de la vie. Nous ne pouvons qu’en caractériser les
phénomènes.
Il en est d’ailleurs ainsi dans toute science. Les définitions sont illusoires ; les
conditions des choses sont tout ce que nous en pouvons connaître. Dans aucun ordre de
science nous n’allons au-delà de cette limite, et c’est une pure illusion d’imaginer
qu’on la dépasse et qu’on puisse saisir l’essence de quelque phénomène que ce
soit.
Dans la seconde partie, nous avons montré que les hypothèses matérialistes ou
spiritualistes se rattachent à la recherche de causes premières que la science ne
saurait atteindre. En rejetant la recherche des causes premières, nous avons repoussé
par cela même l’hypothèse matérialiste et l’hypothèse spiritualiste du champ de la
physiologie.
Dans la troisième partie, nous avons admis le déterminisme comme un principe
nécessaire de la vie physiologique. Le déterminisme fait connaître les conditions par
lesquelles nous pouvons atteindre les phénomènes, les supprimer, les produire ou les
modifier. Ce principe suffit à l’ambition de la science, car au fond il révèle les rapports entre les phénomènes et leurs conditions, c’est-à-dire la
seule et la vraie causalité immédiate réelle et accessible.
Nous avons ainsi écarté l’objection qu’on oppose aux physiologistes de ne pas savoir
ce que c’est que la vie. On n’est pas plus avancé ailleurs. La vie
n’est ni plus ni moins obscure que toutes les autres causes premières.
En disant qu’on ne doit rechercher que les conditions de la vie, nous circonscrivons
le champ de la science physiologique, nous fixons le but que nous lui assignons de
conquérir et de maîtriser la nature vivante.
Enfin en caractérisant la vie et la mort par les
deux grands types de phénomènes de création organique et de destruction organique, nous embrassons l’ensemble des conditions de
l’existence de tous les êtres vivants et nous traçons le programme des études qui
feront l’objet des leçons qui vont suivre.
Deuxième leçon :
Les trois formes de la vie.
SOMMAIRE : La
vie ne
saurait s’
expliquer par un
principe intérieur d’
action ; elle
est le
résultat d’un
conflit entre l’
organisme et les
conditions physico-chimiques
ambiantes. Ce
conflit n’est point une
lutte, mais une
harmonie. — La
vie se
présente à
nous sous trois
aspects qui
prouvent la
nécessité des
conditions physico-chimiques
pour la
manifestation de la
vie. — Ces trois
états de la
vie sont
: 1° la
vie à l’
état
de
non-manifestation ou
latente ; 2° la
vie à l’
état de
manifestation variable et
dépendante ; 3° la
vie à l’
état de
manifestation libre et
indépendante. — I
. Vie
latente. — Organisme tombé à l’
état d’
indifférence chimique. — Exemples pris dans le
règne végétal et dans le
règne animal. — La
vie latente est une
vie arrêtée et non
diminuée. — Conditions du
retour de la
vie latente à la
vie manifestée. — Conditions
extrinsèques : eau, air (oxygène), chaleur ; intrinsèques : réserves de
matériaux
nutritifs. — Expériences sur l’
influence de l’
air (oxygène). — Expériences sur
l’
influence de la
chaleur. — Expériences sur l’
influence de l’
eau. — Phénomènes de
vie
latente dans les
animaux : infusoires, kérones, kolpodes, tardigrades, anguillules de
blé niellé. — L’
assimilation de la
graine et de l’
œuf n’est pas
exacte au
point de vue
de la
vie latente. — Existences des êtres à l’
état de
vie latente : levure de
bière,
anguillules, tardigrades, etc.
— Explication du
retour de la
vie latente à la
vie
manifestée. — Expériences de
M. Chevreul sur la
dessiccation des
tissus. — Mécanisme
du
passage à la
vie Latente. — Mécanisme du
retour à la
vie manifestée. — Succession
nécessaire des
phénomènes de
destruction et de
création organique. — II
. Vie
oscillante. — Appartient à tous les
végétaux et à un grand
nombre d’
animaux. — L’
œuf
offre la
vie engourdie. — Mécanisme de l’
engourdissement vital. — Influence du
milieu
extérieur sur le
milieu intérieur. — Diminution des
phénomènes chimiques pendant la
vie engourdie. — Mécanisme de l’
oscillation vitale dans l’
engourdissement. — Nécessité
de
réserves pour la
vie engourdie. — Mécanisme de l’
oscillation vitale. — La
cessation
de la
vie engourdie. — Influence de la
chaleur ; elle peut
amener l’
engourdissement
comme le
froid. — Résistance des êtres
engourdis. — Les
animaux réveillés pendant
l’
engourdissement usent rapidement leurs
réserves et
meurent. — Phénomènes de
création
et de
destruction pendant l’
engourdissement. — L’
engourdissement passager n’
exige pas
des
réserves comme l’
engourdissement prolongé. — III
. Vie constante ou
libre. — Elle
dépend d’un
perfectionnement organique. — Notre
distinction du
milieu intérieur et du
milieu extérieur. — Indépendance des deux
milieux chez les
animaux à
vie constante.
— Le
perfectionnement de l’
organisme chez les
animaux à
vie constante consiste à
maintenir dans le
milieu intérieur les
conditions intrinsèques ou
extrinsèques
nécessaires à la
vie des
éléments. — Eau. — Chaleur animale. — Respiration. — Oxygène.
— Réserves pour la
nutrition. — C’est le
système nerveux qui est l’
agent de cette
équilibration de toutes les
conditions du
milieu intérieur. — Conclusion relative à
l’
interprétation des trois
formes de la
vie. — On ne peut pas
trouver une
force, un
principe vital indépendant. — Il n’y a qu’un
conflit vital dont nous devons
chercher à
connaître les
conditions.
La vie, avons-nous dit, ne saurait s’expliquer, comme on l’avait cru, par l’existence
d’un principe intérieur d’action s’exerçant indépendamment des forces physico-chimiques
et surtout contrairement à elles. — La vie est un conflit. Ses manifestations résultent
de l’intervention de deux facteurs :
1° Les lois préétablies qui règlent les phénomènes dans leur
succession, leur concert, leur harmonie ;
2° Les conditions physico-chimiques déterminées qui sont nécessaires
à l’apparition des phénomènes.
Sur les lois, nous n’avons aucune action, elles sont le résultat de ce que l’on peut
appeler l’état antérieur ; elles dérivent par atavisme des organismes
que l’être vivant continue et répète, et l’on peut ainsi les faire remonter jusqu’à
l’origine même des êtres vivants. C’est pourquoi certains philosophes et physiologistes
ont cru pouvoir dire que la vie n’est qu’un souvenir ; moi-même j’ai
écrit que le germe semble garder la mémoire de l’organisme dont il procède.
Les conditions seules des manifestations vitales nous sont accessibles. La connaissance
des conditions extérieures qui déterminent l’apparition des phénomènes vitaux suffisent,
ainsi que nous l’avons déjà dit, au but de la science physiologique, puisqu’elle nous
donne les moyens d’agir et de maîtriser ces phénomènes.
Pour nous, en un mot, la vie résulte d’un conflit, d’une relation étroite et harmonique
entre les conditions extérieures et la constitution préétablie de l’organisme. Ce n’est
point par une lutte contre les conditions cosmiques que l’organisme se développe et se
maintient ; c’est, tout au contraire, par une adaptation, un accord avec celles-ci.
Ainsi, l’être vivant ne constitue pas une exception à la grande harmonie naturelle qui
fait que les choses s’adaptent les unes aux autres ; il ne rompt aucun accord ; il n’est
ni en contradiction ni en lutte avec les forces cosmiques générales ; bien loin de là,
il fait partie du concert universel des choses, et la vie de l’animal, par exemple,
n’est qu’un fragment de la vie totale de l’univers.
Le mode des relations entre l’être vivant et les conditions cosmiques ambiantes nous
permet de considérer trois formes de la vie, suivant qu’elle est dans une dépendance
tout à fait étroite des conditions extérieures, dans une dépendance moindre, ou dans une
indépendance relative. Ces trois formes de la vie sont :
1° La vie latente ; vie non manifestée.
2° La vie oscillante ; vie à manifestations variables et dépendantes
du milieu extérieur.
3° La vie constante ; vie à manifestations libres et indépendantes du
milieu extérieur.
La vie latente, suivant nous, est offerte par les êtres dont l’organisme est tombé
dans l’état d’indifférence chimique.
Tiedemann, ainsi que nous l’avons vu précédemment, croyait que la vie dérivait d’un
principe intérieur d’action qui empêchait l’être de tomber jamais dans l’état
d’indifférence chimique, de sorte que le cours de ses manifestations vitales ne
pouvait jamais être arrêté ou interrompu.
L’observation et l’expérience ne permettent pas d’adopter cette proposition. Nous
voyons des êtres qui ne vivent en quelque sorte que virtuellement, sans manifester
aucun caractère de la vie. Ces êtres se rencontrent à la fois dans le règne animal et
dans le règne végétal.
La vie active ou manifestée, quelque atténuée qu’elle puisse être, est caractérisée
par les relations entre l’être vivant et le milieu ; relations d’échange telles, que
l’être emprunte et restitue à chaque instant des matériaux liquides ou gazeux au
milieu cosmique. Ce qui caractérise l’état d’indifférence chimique, c’est la
suppression de cet échange, la rupture des relations entre l’être et le milieu, qui
restent en face l’un de l’autre, inaltérables et inaltérés. C’est ainsi qu’un morceau
de marbre, par exemple, dans les conditions ordinaires, reste sans changements
appréciables dans l’atmosphère : il n’en reçoit nulle action, il n’en exerce aucune
sur elle qui soit capable d’en modifier la constitution chimique.
Est-il possible que les êtres vivants tombent à ce degré d’indifférence chimique
absolue ? Quelques physiologistes ont répugné à le croire, mais il est des cas où
l’expérience nous obligea l’admettre. Dans le règne végétal, les graines, et dans le
règne animal, certains animaux reviviscents, anguillules, tardigrades, rotifères, nous
montrent cet état d’indifférence chimicovitale. Nous connaissons déjà dans les animaux
et les végétaux un assez grand nombre de cas de vie latente, mais outre ces exemples
caractéristiques, on peut dire sans craindre de se tromper que la vie latente est
répandue à profusion dans la nature et qu’elle nous expliquera dans l’avenir un très
grand nombre de faits réputés mystérieux aujourd’hui.
Les graines nous présentent les phénomènes de la vie latente. Si toutes ne se
comportent pas d’une manière identique, on peut comprendre pourquoi et par quelles
conditions la vie latente se soutient plus facilement chez les unes que chez les
autres. C’est en conséquence de l’altérabilité plus ou moins grande de leurs matériaux
constituants par les agents atmosphériques.
On peut dire que la vie de la graine à l’état latent est purement virtuelle : elle
existe prête à se manifester, si on lui fournit les conditions extérieures
convenables, mais elle ne se manifeste aucunement si ces conditions font défaut. La
graine a en elle, dans son organisation, tout ce qu’il faut pour vivre ; mais elle ne
vit pas, parce qu’il lui manque les conditions physico-chimiques nécessaires.
On aurait tort de penser que la graine dans ce cas présente une vie tellement
atténuée que ses manifestations échappent à l’observation par le degré même de leur
affaiblissement. Cela n’est vrai, ni en principe, ni en fait.
En principe, nous savons que la vie résulte du concours de deux facteurs, les uns
extrinsèques, empruntés au monde cosmique ; les autres intrinsèques, tirés de
l’organisation. C’est une collaboration impossible à disjoindre, et nous devons
comprendre qu’en l’absence d’un des facteurs, l’être ne saurait vivre. Il ne vit pas
davantage lorsque les conditions de milieu n’existent pas que lorsqu’elles existent seules. La chaleur, l’humidité et l’air ne sont pas la vie :
l’organisation seule ne la constitue pas davantage.
En fait, nous voyons des graines qui sont conservées depuis des années et des
siècles, et qui, après cette longue inaction, peuvent germer et produire une
végétation nouvelle. Ces graines sont restées, pendant toute cette période si longue,
aussi inertes que si elles eussent été définitivement mortes. Si atténuées que fussent
les manifestations vitales, l’accumulation et la prolongation des échanges les
multiplieraient en quelque sorte, et les rendraient sensibles. Cette vie réduite
devrait s’user ; or, dans les conditions convenables, elle ne s’use pas.
Ainsi, la graine possède en elle, dans son organisation intime, tout ce qu’il faut
pour vivre ; mais pour l’y déterminer il faut de plus un concours de circonstances
extérieures.
Ces circonstances sont au nombre de quatre.
Trois conditions extrinsèques :
L’air (oxygène).
La chaleur.
L’humidité.
Une condition intrinsèque :
La réserve nutritive de la graine elle-même.
Cette réserve est constituée par les matériaux chimiques qui entrent dans la
constitution de la graine et qui en font comme un réservoir de matière alimentaire que
les manifestations vitales dépenseront plus tard.
Mais ce n’est pas tout. Il faut encore que ces conditions existent à un degré, à une
dose déterminée ; alors la vie brillera de tout son éclat : en dehors de ces limites
la vie tend à disparaître, et à mesure qu’on s’approche de ces limites, l’éclat des
manifestations vitales pâlit et s’atténue.
A. Expériences sur la vie latente des graines. — Nous vous rendrons
témoins d’expériences bien connues, mais qui ont ici un intérêt particulier ; leur
objet est de démontrer que l’on ne saurait admettre dans les êtres vivants un principe
vital libre puisque toutes les manifestations vitales sont étroitement liées aux
conditions physico-chimiques dont l’énumération suit :
1° Eau. — Nous avons placé dans de la terre sèche des graines
également desséchées qui sont à une température et dans une atmosphère convenables
pour la végétation. Il ne leur manque qu’une seule condition, l’humidité ; dès lors
elles sont inertes. Les blés conservés dans des tombeaux des Égyptiens, appelés blés de momie, seraient, dit-on, dans ce même cas. Si on leur fournit
l’humidité qui leur manque, bientôt la germination se produit. J’ai consulté à cet
égard mon savant collègue M. Decaisne, professeur de culture au Muséum. Il m’a déclaré
qu’il considère comme faux tous les exemples de germinations des graines trouvées dans
les Hypogées, parce que le plus ordinairement (comme j’ai pu m’en convaincre sur un
échantillon) ces graines sont imprégnées de bitume ou carbonisées. La germination des
espèces provenant des habitations lacustres serait également très incertaine.
Cependant, si l’on doit écarter de la science ces faits mal observés, on a constaté
expérimentalement que des graines ont pu germer après plus d’un siècle. Parmi ces
graines, il faudrait citer celles du haricot, du tabac, du pavot, etc.
Il faut en outre que l’humidité n’empêche pas l’accès de l’air. Les graines
submergées ne germent pas, soit parce que l’oxygène dissous est bientôt consommé par
la graine, soit parce qu’il n’agit pas à l’état convenable, c’est-à-dire libre.
Toutefois la submersion ne détruit pas la faculté germinative ; il y a même, d’après
M. Martins, des graines qui peuvent traverser les mers et aller germer d’un continent
à l’autre.
L’appareil simple dont nous nous servons pour faire germer les plantes consiste en
une éprouvette (fig. 1), dans laquelle nous suspendons avec un fil des éponges humides
auxquelles sont adhérentes les graines que l’on veut faire germer. Nous plaçons au
fond de l’éprouvette un peu d’eau en b pour que l’éponge ne se
dessèche pas ; puis on bouche ou non les tubes en d’ suivant les
circonstances dans lesquelles on veut se placer, soit que l’on veuille confiner
l’atmosphère de l’éprouvette ou y faire circuler un courant d’air.
2° Oxygène. — Voici des éprouvettes dans lesquelles des graines ont
été disposées, sur des éponges, à l’humidité et à la chaleur convenables, mais dans
une atmosphère impropre au développement. Dans l’une il y a une atmosphère d’azote ;
dans l’autre une atmosphère d’acide carbonique.
FIG. 1. — Dans cette éprouvette E, nous avons introduit par l’ouverture
supérieure deux éponges humides a et a′ qui sont appendues à des fils fixés par le
bouchon en caoutchouc c. L’éponge a porte des graines de cresson alénois que l’on
vient d’introduire dans l’appareil ; l’éponge a′ porte des graines de cresson
alénois au 4e ou 5e jour de germination.
Deux bouchons en caoutchouc c, c′ sont traversés par deux tubes d, d′ qui font
communiquer l’atmosphère intérieure de l’appareil avec l’atmosphère extérieure.
Cela permet de faire passer des gaz différents dans l’appareil, si l’on veut, ou
bien d’ les gaz qu’il renferme pour les analyser. Dans le fond de
l’éprouvette, il y a une couche d’eau b pour que l’atmosphère intérieure reste
toujours saturée d’humidité.
Nous avons choisi pour ces expériences des graines de cresson alénois, qui ont
l’avantage de germer très vite. Sur une éponge humide, dans une éprouvette fermée et
remplie d’azote, nous avons vu les graines se gonfler ; elles se sont entourées d’une
sorte de couche mucilagineuse ; la température ambiante, de 21 à 25 degrés, était très
favorable à la germination, et cependant, il n’y a pas eu germination depuis deux ou
trois jours que l’expérience est commencée.
Dans une autre éprouvette nous avons placé de même des graines de cresson alénois sur
une éponge humide dans une atmosphère d’acide carbonique, et la germination n’a pas eu
lieu non plus.
Enfin, dans une troisième éprouvette nous avons mis semblablement des graines de
cresson alénois dans une atmosphère humide avec de l’air ordinaire, et la germination
est déjà très évidente après un jour.
Toutefois les graines qui n’ont point encore germé dans l’atmosphère d’azote et
d’acide carbonique ne sont point mortes ; la germination n’a été que suspendue, car si
nous faisons disparaître ces gaz en leur substituant l’air ordinaire ou l’oxygène, la
végétation reprendra bientôt.
Ces expériences démontrent que, pour manifester la vitalité, la graine a besoin de
toutes les conditions que nous avons énumérées précédemment ; si l’une d’elles
seulement vient à manquer, l’eau ou l’oxygène, par exemple, la germination n’a pas
lieu.
Mais cet air lui-même doit être au degré convenable de richesse en oxygène. S’il en a
trop peu, la germination ne se manifestera pas ; de même, s’il en contient trop, soit
que l’atmosphère possède une composition centésimale trop riche en oxygène, soit
qu’avec sa composition ordinaire cet air soit comprimé. Alors, dans un volume donné,
la proportion du gaz vital devient trop élevée, ainsi que l’ont démontré les
recherches de M. Bert.
Nous avons observé en outre un fait important sur lequel nous aurons à revenir plus
tard. Les graines de cresson alénois, par exemple, ne peuvent germer que dans un air
relativement riche en oxygène ; en mélangeant un volume d’air avec deux volumes d’un
gaz inerte, de l’hydrogène, par exemple, la germination n’a pas lieu. Chose
singulière, tout l’oxygène est absorbé.
Il paraît probable que si alors on ajoutait une nouvelle dose d’oxygène à celle qui a
été insuffisante d’abord pour opérer la germination, elle serait suffisante la seconde
fois. La respiration de la graine est donc très active, et elle paraît, jusqu’à un
certain point, plus intense relativement que celle des animaux.
Cette nécessité d’un air assez riche en oxygène pour opérer la germination nous
explique comment il se fait que des graines longtemps enfouies dans la terre y restent
à l’état de vie latente et viennent à germer quand on les remet à la surface du sol.
On a vu souvent, à la suite de profonds terrassements, apparaître une végétation
nouvelle qui ne pouvait s’expliquer que de cette façon. Je tiens d’un ingénieur que
dans certains terrassements exécutés lors de la création du chemin de fer du Nord, on
a vu apparaître sur les talus une riche végétation de moutarde blanche qu’on n’avait
pas observée auparavant. Il est probable que les mouvements de terrain avaient remis à
l’air des graines de moutarde blanche enfouies dans le sol et restées à l’état de vie
latente, à une profondeur qui ne permettait pas à la végétation d’avoir lieu à cause
du manque d’oxygène.
3° Chaleur. — La température doit être contenue dans des limites
déterminées, mais ces limites sont variables pour les diverses espèces de graines.
M. de Candolle21 a publié à ce sujet des recherches très intéressantes. Le fait qui
nous intéresse ici, c’est de démontrer que pour la même espèce de graines la
germination peut être ralentie ou suspendue, non seulement par une température trop
basse, mais aussi par une température trop élevée. Avec les graines du cresson alénois
qui ont servi à nos expériences, la température qui semble la plus convenable pour une
rapide germination est comprise entre 19 et 29 degrés ; au-delà, le développement
paraît difficile.
1re expérience. — Dans des éprouvettes
disposées comme il a été dit (voy. fig. 1) nous avons placé, ces jours derniers, des
graines de cresson à la température ambiante du mois de juin, oscillant de 18 à 25
degrés. Dès le lendemain, au bout de vingt-quatre heures, la germination était très
évidente, les radicelles étaient toutes poussées et les folioles commençaient à se
dégager.
2e expérience. — Dans quatre éprouvettes
disposées comme précédemment nous avons introduit des graines de cresson alénois sur
des éponges humides. Nous avons modifié l’expérience en ce que dans les quatre
éprouvettes nous avions une atmosphère confinée. Au lieu de laisser les tubes d, d’ ouverts, nous les avons fermés en adaptant à chacun d’eux un tube
de caoutchouc que nous avons comprimé avec une serre-fine.
Deux de ces éprouvettes ont été laissées à l’air ambiant du laboratoire (17 à 21
degrés). Les deux autres éprouvettes ont été plongées dans un bain d’eau chauffée
entre 38 et 39 degrés. Dès le lendemain les graines avaient germé dans les deux
éprouvettes laissées dans le laboratoire, tandis qu’aucun développement n’avait lieu
dans les éprouvettes plongées dans le bain d’eau. Le troisième jour, la germination
était complète dans les éprouvettes du laboratoire, et celles plongées dans le bain
d’eau étaient, comme le premier jour, sans aucun indice de germination. Alors, je
retirai du bain d’eau une des deux éprouvettes et je la plaçai sur la table à côté de
celle dont les graines étaient en pleine végétation. Le lendemain, on n’apercevait pas
nettement des indices de germination, mais le deuxième et le troisième jour la
germination se manifesta et marcha ensuite activement. Quant à l’autre éprouvette
restée dans le bain de 38 à 39 degrés, le septième jour elle n’offrait encore aucune
trace de germination ; les graines étaient altérées, entourées de moisissures. On
retira cette éprouvette du bain et on la plaça sur la table à côté des autres. La
germination se manifesta, mais très lentement, elle ne commença à être évidente que le
troisième ou le quatrième jour. Dans d’autres expériences où j’ai laissé les
éprouvettes plus de huit jours à la température de 38 à 39 degrés, la germination n’a
plus eu lieu. De sorte que j’ai lieu de croire que dans les conditions indiquées ce
point marque la limite supérieure de la germination.
3e expérience. — J’ai placé d’autres
éprouvettes contenant des graines de cresson alénois dans une étuve sèche à 32
degrés ; elles ont germé très bien quoique peut-être un peu lentement. Puis j’ai élevé
l’étuve à 34°, 5 ; alors il arriva un arrêt de la germination. Quelquefois cependant
deux ou trois graines poussaient bien, mais le plus souvent aucune ne germait. J’ai
laissé ainsi pendant six à sept jours des graines dans l’étuve sans résultat. On les
en retira, le lendemain même la germination marchait avec activité.
En résumé, on voit que de 35 à 40 degrés la germination du cresson alénois est
ralentie ou suspendue, mais non pas détruite sans retour. Il y a donc une sorte
d’anesthésie ou plutôt d’engourdissement produit par une température trop élevée comme
par une température trop basse. Ainsi la manifestation des phénomènes vitaux exige non
seulement le concours de la chaleur, mais d’un degré de chaleur fixé pour chaque
être.
Je rapprocherai de ces expériences un autre fait singulier que j’ai observé depuis
longtemps, à savoir qu’on anesthésie les grenouilles à cette même température de 38
degrés, qui est cependant la température de la vie normale des mammifères.
Nous devons faire ici une remarque : la graine ne saurait être comparée
physiologiquement à l’œuf, ainsi qu’on le fait trop souvent. Nous verrons plus loin
que l’œuf ne tombe jamais en état de vie latente. La graine n’est pas l’ovule, le
germe de la plante ; elle en est l’embryon. La partie essentielle de la graine est en
effet la miniature du végétal complet : on y trouve le rudiment de la racine ou radicule, le rudiment de la tige ou tigelle, du
bourgeon terminal ou gemmule, des premières feuilles ou cotylédons.
C’est donc l’embryon qui reste en état de vie latente tant que les
conditions extérieures ne se prêtent pas à son développement.
D’où il résulte que ce que nous avons dit précédemment de la vie latente ne
s’applique pas à l’œuf du végétal, mais bien au végétal lui-même.
L’eau et la chaleur sont pour l’embryon végétal des conditions indispensables du
retour de la vie latente à la vie manifestée. La suppression de ces conditions fait
constamment disparaître la vie, leur retour la fait reparaître.
Une curieuse expérience de Th. de Saussure montre que, lors même que l’embryon a
commencé son évolution germinatrice, il peut encore s’arrêter et retomber en
indifférence chimique. On prend du blé germé, on le dessèche : à cet état, on peut le
conserver pendant très longtemps, absolument inerte, comme on conservait la graine
d’où cet embryon est sorti. L’air renfermé dans le vase qui contient l’embryon
desséché n’éprouve plus de modifications et témoigne par là que l’échange est nul
entre l’être rudimentaire et le milieu. En lui rendant l’humidité et la chaleur,
c’est-à-dire les conditions propices, la vie reparaît. On peut renouveler ces
alternatives un assez grand nombre de fois, et le résultat se produira toujours de
même. La faculté de vie latente ne disparaîtra que lorsque le développement sera assez
avancé pour que la matière verte se montre dans les premières feuilles.
Ces phénomènes de vie latente expliquent quelques circonstances naturelles très
remarquables et qui avaient vivement frappé l’imagination de ceux qui les observaient
pour la première fois.
Un grand nombre de graines véritables ou de spores (graines simples des
acotylédonées) sont enfouies dans le sol ou disséminées à la surface à l’état
d’inertie. Tout à coup, à la suite d’une pluie abondante, ou d’un remaniement de
terrain, elles entrent en germination et le sol se couvre d’une végétation inattendue
et comme spontanée.
De même, on voit dans les allées des jardins, à la suite d’une pluie d’orage, des
plaques vertes formées par le développement d’une espèce d’algues, le nostoch.
Toutes ces végétations ne sont pas apparues subitement et spontanément : les germes
existaient dans la profondeur du sol, ou à l’état de dessiccation dans la poussière
qui le recouvrait, et ils ne se sont manifestés en se développant que lorsqu’ils ont
trouvé les conditions d’aération, d’humidité et de chaleur qui sont les trois facteurs
essentiels des manifestations vitales.
B. Vie latente chez les animaux. — Les organismes animaux offrent
aussi beaucoup d’exemples de vie latente. Un grand nombre d’êtres sont susceptibles de
tomber, par la dessiccation, en état d’indifférence chimique. Tels
sont beaucoup d’infusoires, les kolpodes, entre autres, bien étudiés par MM. Coste,
Balbiani et Gerbe22. Mais les plus célèbres de ces
animaux sont les rotifères, les tardigrades et les
anguillules de blé niellé.
FIG. 2. — Enkystement des kolpodes : a, b, c, kolpodes se divisant dans
l’intérieur de leurs kystes en deux, quatre et plus grand nombre de kolpodes
nouveaux. — d, kolpode sortant de son kyste. — e, kolpode libre. — f, f, kolpode
enkysté.
Les kolpodes sont des infusoires ciliés d’une assez grande taille,
ayant la forme d’un haricot, armés de cils vibratils sur toute leur surface (voy. fig.
2 e). On les voit sous le microscope introduire par une bouche
placée dans l’échancrure de leur corps les monades, les bactéries, les vibrions dans
leur estomac, et expulser par une ouverture anale placée à la grosse extrémité du
corps le résidu de la digestion. Près de cette ouverture anale se trouve une vésicule
contractive prise pour le cœur par certains micrographes et qui paraît être l’organe
propulseur d’un appareil aquifère. Au centre du corps du kolpode apparaît un assez
volumineux organe de reproduction.
Quand, à la surface des infusions, il se forme une pellicule où se développent des
monades, des vibrions, des bactéries, on voit les kolpodes répandus dans le récipient
se diriger vers cette pellicule pour y assouvir leur faim sur les animalcules qui la
composent ou bien pour s’y mettre en contact avec l’air. Puis, parmi ces kolpodes, on
en voit qui s’arrêtent tout à coup, se mettent à tourner sur place, se courbent en
boule, et continuent cette giration jusqu’à ce qu’une sécrétion de leur corps se soit
coagulée autour d’eux en une membrane enveloppante : ils s’enkystent, en un mot, et
alors ils deviennent complètement immobiles dans leur enveloppe comme un insecte dans
son cocon. Les plus petits à cette période de leur existence ont une grande
ressemblance avec un ovule : c’est ce qui a pu faire croire à un œuf spontané.
Bientôt les kolpodes enkystés et immobiles se séparent en deux, en quatre, et
quelquefois en douze kolpodes plus petits (voy. fig. 2), qui, une fois séparés et
distincts, entrent en giration chacun pour leur compte sous leur commune enveloppe.
Les mouvements auxquels ils se livrent finissent par user le kyste en un point
quelconque, et dès qu’une fissure y est pratiquée, on les voit sortir de leur prison
et se mêler à la population dont ils accroissent le nombre. Ce sont les kystes de multiplication, par opposition à un autre enkystement qui se
rattachera à la conservation de l’individu. Telle est l’explication du peuplement des
infusions.
Quand dans les infusions les kolpodes ont épuisé leur pouvoir reproducteur et que
l’évaporation menace de tarir leur récipient, ils s’enkystent pour se mettre à l’abri
des causes de destruction. On peut alors les faire sécher sur des lames de verre et
les conserver indéfiniment en cet état ; ils reviennent à la vie dès qu’on leur rend
l’humidité. M. Balbiani conserve de la sorte depuis sept ans des individus qu’il rend
à la vie active et qu’il dessèche chaque année.
Ces kystes de kolpodes, graines animales impalpables, s’attachent comme la poussière
à la surface des corps, sur les feuilles, les branches, les écorces des arbres, sur
les herbes au fond des mares taries, dans le sable ou la vase desséchée. Leur
petitesse leur permet de passer à travers les filtres, et l’on ne peut s’en
débarrasser. Ils rompent leur enveloppe toutes les fois que les pluies ou la rosée
leur rendent l’humidité, prennent la nourriture qui se trouve à leur portée et forment
un nouveau cocon dès que l’eau vient à leur manquer. Ils passent donc tour à tour dans
un état de mort apparente et de résurrection sous l’influence d’une condition physique
qui existe ou fait défaut.
Les rotifères ou rotateurs (fig. 3 et 4) sont des animaux
d’organisation déjà élevée, classés soit parmi les vers (Gegenbaur), soit comme groupe
à part entre les crustacés et les vers (Van Beneden).
FIG. 3. — Rotifère des toits à l’état de vie active. 1, organes ciliés. — 2,
tube respiratoire. — 3, appareil masticateur. — 4, intestin. — 5, vésicule
contractile. — 6, ovaire. — 7, canal d’excrétion.
FIG. 4. — Rotifère à l’état de dessiccation. 1. organe rotateur. — 2, yeux. — 3,
appareil masticateur. — 4, intestin.
Ces animaux ont de 0m,05 à 1 millimètre : ils sont donc loin
d’être microscopiques. On les trouve dans les mousses et surtout dans celles (Bryum)
qui forment des touffes vertes sur les toitures. Leur organisation nous montre des
appareils très variés : ils possèdent des organes viscéraux et locomoteurs assez
compliqués (voy. fig. 3). Ils peuvent ramper ou nager et,
suivant qu’ils ont recours à l’un ou l’autre mode de locomotion, l’aspect sous lequel
ils se présentent change. Dans l’état le plus ordinaire, leur corps est fusiforme,
aminci à la partie antérieure et terminé par une sorte de ventouse ciliée au moyen de
laquelle ils se fixent aux corps solides pour progresser par reptation comme les
sangsues. Ce prolongement d’autres fois est rétracté vers l’intérieur et alors on voit
saillir deux lobes arrondis en forme de disques bordés de cils. À l’état de vie
latente ils sont immobiles et ramassés en boules comme on le voit dans la figure 4.
Les tardigrades (fig. 5), bien étudiés au point de vue de
leur vie latente par M. Doyère23, sont des animaux encore plus
élevés en organisation que les précédents. Ils appartiennent à la classe des
arachnides : c’est une famille d’acariens. Ils ont quatre paires de pattes courtes,
articulées, munies d’ongles. Leur corps apointi en avant permet de distinguer 3 ou 4
articulations.
FIG. 5. — Croquis de tardigrade (Emydium testudo) grimpant sur un grain de
sable.
Exclusivement marcheurs, ces animaux vivent dans la poussière des toits ou sur les
mousses qui y végètent. Exposés à des variations hygrométriques excessives, ils vivent
tantôt dans l’eau qui baigne le sable des gouttières, comme de véritables êtres
aquatiques, tantôt comme des vers de terre.
Lorsque l’eau vient à leur manquer, ils se rétractent, se racornissent, et se
confondent avec la poussière voisine ; ils peuvent rester plusieurs mois, et on
conçoit qu’ils puissent rester indéfiniment sans manifestations appréciables de la
vie, dans cet état de dessiccation.
Mais si, comme Leeuwenhœk l’a fait pour la première fois, le 27 septembre 1701, on
humecte cette poussière, on voit au bout d’une heure les animaux y fourmiller actifs
et mobiles : leurs organes, muscles, nerfs, viscères digestifs, se rétablissent dans
leurs formes (voy. fig. 6 et 7) ;
ils reprennent, en un mot, toute la plénitude de leur vitalité jusqu’à ce que la
sécheresse vienne l’interrompre encore une fois.
FIG. 6. — Système musculaire et nerveux d’un Milnesium tardigradum (figure
empruntée à Doyère, Thèse de la Faculté des sciences de Paris, 1842).
Systèmes musculaire et nerveux du tardigrade. — A, mode de terminaison des nerfs
dans les muscles. — B, un ganglion nerveux de la chaîne sous-intestinale.
FIG. 7. — Système digestif du Milnesium tardigradum (Doyère, Thèse de la
Faculté des sciences de Paris, 1842). b, bouche. — gif, glandes
salivaires. — e i, sac digestif avec ses lobes extérieurs et sa cavité interne. — o
v, l’ovaire rejeté sur le côté. — v s, vésicule séminale.
Ces faits ont eu un très grand retentissement et ont donné lieu autrefois à des
discussions relatives à la question de savoir si véritablement la vie a été
complètement suspendue pendant la dessiccation, ou seulement atténuée comme cela a
lieu par le froid chez les animaux hibernants. Après un débat porté devant la Société
de biologie par MM. Doyère, Davaine et Pouchet, il fut bien établi que : « 1° —
il n’y a pas de vie appréciable dans les corps inertes des animaux reviviscibles et
2° — que ces corps conservent leur propriété de reviviscence dans des conditions
(vide sec à 100°) incompatibles avec toute espèce de vie manifestée. »
D’après ces faits, il paraît bien certain que la vie est complètement arrêtée malgré
la complexité de l’organisation de ces animaux. On y trouve en effet des muscles, des
nerfs, des ganglions nerveux, des glandes, des œufs, tous les tissus en un mot qui
constituent les organismes supérieurs (voy. fig. 6 et 7). Cependant on n’a jamais, à ma connaissance, fait
l’expérience de les conserver pendant un très long espace de temps à l’état de vie
latente. Le vrai critérium qui permet de décider si la vie est
réellement arrêtée d’une manière absolue, c’est la durée indéterminée de cet
arrêt.
Anguillules de blé niellé (fig. 8). — Les
faits observés sur les anguillules du blé niellé ne sont pas moins intéressants que
ceux que nous avons examinés précédemment. Ils conduisent d’ailleurs aux mêmes
conclusions24.
La nielle se manifeste dans le blé, par une déformation du grain
après sa maturité et par un changement de couleur. Les grains sont petits, arrondis,
noirâtres et consistent en une coque épaisse et dure dont la cavité est remplie d’une
poudre blanche (fig. 8, A et B).
FIG. 8. — Figure d’après M. le docteur Davaine (Mémoires de la Société de
biologie, 1856). A, grains de blé niellé de grandeur naturelle. B, coupe
en travers du grain niellé contenant des anguillules adultes, grossi quatre fois. C,
coupe longitudinale d’une jeune tige de blé, grossie cent fois ; on n’a pu figurer
qu’une portion de cette coupe sur laquelle on voit une anguillule (larve), son
attitude montre qu’elle n’est ni dans les vaisseaux ni dans le tissu de la feuille,
mais à la surface.
Cette maladie est provoquée par l’existence d’helminthes nématoïdes très petits,
existant dans chaque grain au nombre de plusieurs milliers. Ces anguillules (anguillula tritici) n’ont point d’organes sexuels et ne peuvent se
reproduire ; mais elles proviennent d’œufs déposés par d’autres anguillules pourvues
d’organes génitaux qui avaient pénétré dans le grain avant sa maturité.
Celles-ci s’étaient introduites dans la jeune plante, développée par la germination,
entre les gaines des feuilles, qui renferment l’épi en voie de formation (fig. 8, C).
Mais cette introduction n’est possible que si la plante est humide, car alors
seulement l’anguillule est active et peut s’élever le long de la tige. Sinon
l’anguillule restera dans le sol, au pied de l’épi nouveau, et le blé sera préservé de
son atteinte. Aussi est-ce dans les années humides, où les pluies sont abondantes au
temps de la formation de l’épi, que les blés sont sujets à la nielle. Les cultivateurs
savaient cela, mais ils ne pouvaient comprendre le rapport qu’il y a entre l’humidité
de la saison et la nielle du blé. On voit que ce rapport n’a rien de mystérieux ;
c’est une simple condition physique qui fait que le chemin est praticable ou non pour
le parasite. Il en est ainsi généralement, et toutes les harmonies naturelles se
ramènent à des conditions physico-chimiques quand nous en connaissons le
mécanisme.
Le grain de blé est, à cette époque, formé d’un parenchyme jeune et mou, dans lequel
les diverses parties, paléoles, étamines, ovaires, ne sont point distinctes, et où
l’anguillule peut pénétrer facilement. C’est là que l’animal passe de l’état de larve
à l’état parfait ; ses organes sexuels, qui ne s’étaient point encore développés,
apparaissent et atteignent leur perfectionnement organique ; la femelle pond des œufs
qui arrivent à éclosion et vivent à l’état de larve dans la cavité qui renferme les
parents destinés à périr. Les anguillules larves ne tardent point à se dessécher avec
le grain lui-même et attendent, dans un état de mort apparente, les conditions
nécessaires à leurs manifestations vitales : l’humidité et l’air.
Les larves d’anguillules se présentent sous forme de poussière blanche grossièrement
semblable à de l’amidon, ayant une longueur moyenne de 8 dixièmes de millimètre (fig. 8, B).
La respiration de ces animaux quand ils sont dans le grain de blé est nulle.
M. Davaine a maintenu dans le vide pendant vingt-sept heures des anguillules enfermées
dans des épis verts, sans que ces animaux fussent modifiés bien sensiblement dans leur
activité par ce traitement. On conçoit donc qu’il serait possible de conserver des
anguillules desséchées indéfiniment dans le vide. Mais on ne pourrait pas agir de même
sur les larves vivantes dans l’eau. Exposées dans le vide, elles tombent bientôt dans
un état de mort apparente ; elles reviennent à l’activité quand on laisse l’air
arriver de nouveau. Je vous ai montré qu’il suffit d’empêcher le contact de l’air avec
l’eau où elles vivent, en mettant de l’huile par exemple autour de la lamelle du
porte-objet du microscope, pour voir bientôt les anguillules tomber en état
d’asphyxie.
M. Davaine, n’ayant trouvé dans l’intestin de ces animaux ni revêtement cellulaire
auquel on pourrait attribuer des fonctions digestives, ni particules solides, en
conclut que vraisemblablement la nutrition de ces animaux, comme leur respiration,
s’accomplit en partie par la peau. Je pense que la nutrition doit surtout s’opérer au
moyen de réserves alimentaires que renferme le corps de l’animal et non par
l’absorption de substances venues du dehors.
Ces animaux se meuvent sur place, sans progresser véritablement, tant que dure leur
vie. Leurs mouvements ne subissent pas d’interruption à moins que quelque condition
extérieure n’intervienne. La dessiccation, la soustraction de l’air, sont les
conditions ordinaires qui arrêtent ces mouvements ainsi que toutes les manifestations
apparentes de la vie.
Baker, en 1771, observa que des anguillules conservées inertes depuis vingt-sept ans
reprenaient leur activité dès qu’on les humectait. Pour ma part j’ai vu des
anguillules revenir à la vie après avoir été conservées pendant quatre années, dans un
flacon très sec et bien bouché. Spallanzani détermina leur revivification et leur
engourdissement jusqu’à seize fois de suite. Ces animaux ne peuvent pas revenir à la
vie indéfiniment, parce que, à chaque reviviscence, ils consomment une partie de leurs
matériaux nutritifs sans pouvoir réparer cette perte, puisqu’ils ne mangent pas. De
sorte qu’à la fin la condition intrinsèque formée par la réserve des matériaux
nutritifs finit par disparaître et empêcher la vie de se manifester lors même que
subsistent les trois autres conditions extrinsèques : chaleur, eau, air.
Si l’on abaisse progressivement la température de l’eau qui renferme les anguillules,
elles conservent leurs mouvements jusqu’à zéro. Puis les mouvements s’éteignent.
Lorsque ensuite on élève de nouveau la température, c’est seulement vers 20 degrés
qu’on les voit sortir de leur état de mort apparente. Elles renaissent ainsi lors même
qu’elles ont subi un abaissement considérable de température, jusqu’à 15 ou 20 degrés
au-dessous de zéro. Elles résistent moins bien que les rotifères aux températures
élevées, et à 70 degrés au-dessus de zéro elles périssent infailliblement.
On a observé qu’il faut continuer l’action de l’humidité pendant des durées de temps
très inégales pour déterminer la reviviscence des anguillules. Mais on peut faire en
sorte qu’une seule des autres conditions nécessaires fasse défaut, l’aération par
exemple ; si on la fait intervenir après humectation prolongée, la reviviscence se
produira dans des temps sensiblement égaux. Pour réaliser l’expérience, j’humecte les
grains niellés pendant vingt-quatre heures ; les ouvrant alors, on observe que le même
temps est à peu près nécessaire pour ramener les animaux à la possession de leurs
fonctions vitales. Toutefois si on laisse les grains de nielle entiers trop longtemps
immergés dans l’eau, les anguillules finissent par perdre la faculté de
reviviscence.
Autres exemples de vie latente : œufs, ferments, levure de bière,
etc. — Nous avons vu que la graine fournit un des exemples les plus nets de vie
latente. Le substratum de la vie existe bien dans la graine ; mais si les conditions
physico-chimiques externes font défaut, tout conflit, tout mouvement vital est
suspendu.
On a été tenté de chercher des phénomènes analogues dans les œufs de certains
animaux, en les comparant aux graines. Cette assimilation est inexacte. La graine
n’est pas un œuf, nous l’avons déjà dit ; elle n’en a pas les propriétés : c’est un
embryon.
Il ne faut pas s’étonner d’ailleurs que l’œuf ne puisse pas comme la graine tomber en
état d’indifférence chimique, à l’état de vie latente. L’œuf est un corps en
évolution, dont le développement ne saurait s’arrêter d’une manière complète. Il est
seulement à l’état de vie engourdie ou oscillante, comme nous le verrons ; il reste
toujours en relation d’échange matériel avec le milieu. En un mot l’œuf respire ; il
prend de l’oxygène et restitue de l’acide carbonique ; il ne reste pas inerte dans le
milieu ambiant inaltéré.
L’indifférence ou l’inertie apparente de l’œuf n’est qu’une illusion produite par la
lenteur, l’atténuation ou l’obscurité des phénomènes qui s’y passent. Les œufs des
vers à soie, par exemple, attendent pour éclore le retour du printemps ; mais on doit
admettre que la vie n’y a pas été complètement suspendue. Des changements s’y
accomplissent sous l’influence du froid, et, le printemps revenant, la chaleur ne
trouve plus l’œuf dans le même état, avec la même constitution qu’il avait à la fin de
l’automne. On comprend dès lors que la chaleur qui, à cette époque, n’avait pu
déterminer le développement de l’œuf, le puisse faire maintenant.
Ces phénomènes, résultant de l’influence des conditions physiques du milieu sur la
vie latente ou la vie engourdie des êtres, nous expliquent certaines adaptations
harmoniques de la nature. À quoi servirait, par exemple, que l’œuf du ver à soie
puisse éclore au milieu de l’hiver, puisque l’animal ne trouverait point les feuilles
dont il doit se nourrir ? Il est donc naturel que cet œuf n’acquière cette faculté
qu’au printemps et qu’il sommeille pendant les froids de l’hiver en complétant
lentement son développement. Des phénomènes analogues d’hibernation se passent sans
doute dans les végétaux. Toutefois il ne faudrait pas attribuer ces phénomènes à des
causes surnaturelles ou merveilleuses. L’influence du cours des saisons, l’influence
de leur durée s’expliquent par le retour et les alternatives de conditions
physico-chimiques déterminées. L’hiver n’a pas agi sur les œufs de ver à soie comme
une condition particulière ou ; l’hiver a agi simplement comme
condition physique, comme froid. C’est ce qu’ont démontré les
expériences de M. Duclaux. L’œuf de ver à soie pondu à la fin de l’été ne doit éclore
naturellement qu’au printemps suivant parce que l’hiver et les froids apportent une
condition physique favorable à un certain développement insensible qui doit précéder
son éclosion. Or on peut remplacer l’hiver naturel par un hiver artificiel. Si l’on
soumet ces œufs pendant vingt-quatre heures à l’action d’une température de zéro
degré, puis, que l’on fasse intervenir la chaleur, le développement se fait
immédiatement et sans retard.
Les ferments, ces agents si importants de la vie et encore si peu
connus, ont la faculté de tomber en état de vie latente. Toutefois, nous devons faire
ici une distinction relativement aux ferments solubles et aux
ferments figurés. Les premiers ne sont pas des êtres vivants, et la
propriété qu’ils nous offrent de se dessécher, puis de se redissoudre et de reprendre
leur activité chimique, ne peut rappeler que de loin les phénomènes de vie latente.
Les ferments figurés, au contraire, sont des êtres vivants qui se reproduisent ; après
avoir été desséchés, ils revivent sous l’influence de l’humidité et manifestent non
seulement leurs propriétés chimiques, mais encore leur faculté de prolifération, de
reproduction ; ce sont bien là de vrais phénomènes de vie
latente.
La levure de bière nous fournit un précieux exemple de cette double faculté. Que l’on
prenne de la levure en pleine activité et qu’on la soumette à une dessiccation
graduelle, elle se trouvera réduite à l’état de vie latente, on pourra l’exposer à une
température fort élevée ou à l’action de l’alcool prolongée, elle résistera à ces
épreuves ; et lorsque ensuite on la placera dans des conditions convenables, elle
revivra et pourra se développer de nouveau.
Voici un tube dans lequel nous avons mis en fermentation de la levure de bière
desséchée à 40 degrés et conservée depuis deux ans ; elle s’est peu à peu imbibée
d’eau et a produit la fermentation alcoolique quand on y a ajouté du sucre.
Dans un autre tube, nous avons mis de la levure de bière également desséchée et
conservée dans de l’alcool absolu depuis un an et demi. Elle s’est également imbibée
d’eau peu à peu et a très bien produit ensuite la fermentation alcoolique.
Dans une autre expérience, j’ai délayé de la levure de bière fraîche dans de l’alcool
absolu, où elle est restée immergée trois ou quatre jours. Après ce temps, j’ai
recueilli cette levure sur un filtre pour la dessécher ; mise de nouveau avec de l’eau
sucrée, elle a donné lieu à une fermentation alcoolique très active.
Je dois ajouter que dans tous les cas où la levure a été préalablement desséchée,
qu’elle ait été soumise ou non à l’influence de l’alcool, il faut qu’elle s’imbibe de
nouveau par une macération préalable de vingt-quatre ou trente-six heures, avant que
la fermentation alcoolique apparaisse avec tous ses caractères : inversion de la
saccharose en glycose, dédoublement de la glycose en acide carbonique et alcool, etc.
On voit ainsi que les deux ferments dont est constituée la levure de bière, le ferment
inversif ou ferment soluble, et le torula cerevisiæ, ferment figuré,
possèdent tous deux la faculté de reprendre leur propriété après dessiccation.
Explication de la vie latente. — La dessiccation est une condition
de protection pour les organismes qui doivent être exposés aux vicissitudes
atmosphériques. Nous avons vu les kolpodes, les rotateurs, les tardigrades, les
anguillules s’enkyster, se segmenter, s’enrouler, etc., dès que l’eau nécessaire à
leurs manifestations vitales vient à manquer.
Si maintenant nous cherchons à nous rendre compte des mécanismes par lesquels se
produit l’état de vie latente et se fait le retour à la vie manifestée, nous verrons
avec la plus grande évidence l’influence des conditions extérieures se manifester sur
les deux ordres de phénomènes auxquels nous avons rattaché la vie chez tous les
êtres : la création et la destruction organiques.
Occupons-nous d’abord du passage de la vie manifestée à l’état de vie latente. La
condition principale que doit remplir un organisme pour tomber dans cet état, c’est la
dessiccation. Les autres circonstances, de température, de
composition de l’atmosphère gazeuse, ne sauraient agir aussi efficacement que la
dessiccation pour suspendre la vie. Une graine humide soumise au froid ou exposée dans
un gaz inerte finirait probablement à la longue par s’altérer. Cependant on ne
pourrait pas conclure d’une manière absolue que le maintien illimité de la vie latente
exige la dessiccation, car des graines enfouies dans la terre ou au fond de l’eau se
sont conservées en état de vie latente pendant des temps indéterminés mais
certainement très considérables (au moins un siècle).
La dessiccation a pour conséquence immédiate de faire disparaître, de rendre
impossibles les phénomènes de destruction organique, c’est-à-dire
les manifestations fonctionnelles de l’être vivant ; il en est de même des autres
conditions qui produisent la vie latente. Les propriétés physiques des tissus, leur
élasticité, leur densité, leur ténacité, sont d’abord modifiées par un degré de
dessiccation de la substance organisée poussée trop loin. Viennent aussi les
phénomènes chimiques de la destruction vitale, dont l’action se trouve arrêtée par le
fait même de la dessiccation ; car les agents de ces phénomènes, les ferments, en se
desséchant deviennent inertes. La dessiccation amène donc la suppression de la destruction vitale en faisant disparaître les propriétés physiques et
chimiques des tissus. La création vitale s’arrête alors, elle aussi,
dans les cellules desséchées, En un mot, la vie, considérée sous ses deux faces, est
suspendue : l’organisme est en état d’indifférence chimique, il est inerte. Il y a
arrêt de la vie ou vie latente.
L’influence de la dessiccation sur les propriétés physiques des
tissus et des substances de l’organisme a été mise en évidence dans un travail
fondamental publié en 1819 par M. Chevreul25.
Ces recherches, très importantes pour la physiologie, ont porté sur les tendons, les
tissus fibreux, le ligament jaune et diverses substances albuminoïdes.
Les tendons forment les tissus par lesquels les muscles s’attachent
aux os ; ils se présentent à l’état normal comme des cordons souples, élastiques,
d’aspect nacré, ayant une grande ténacité. Lorsqu’ils sont secs, ils perdent 50 pour
100 d’eau environ, ils deviennent jaunâtres : leur élasticité a diminué au point que
si on les courbe, il se produit des déchirures, des ruptures, et le tissu est
désorganisé. Mais qu’on remette le tendon dans l’eau, il absorbe de nouveau ce liquide
jusqu’à en prendre à peu près sa teneur normale. La dessiccation lui a fait perdre ses
propriétés ; l’humectation les lui restitue.
La fibrine du sang se trouve dans les mêmes conditions. Elle peut
perdre par la dessiccation 80 pour 100 d’eau, et avec cela disparaissent sa couleur,
sa ténacité, son élasticité. Remise au contact de l’eau elle en reprend environ la
même quantité et recouvre ses propriétés perdues.
La cornée transparente offre des phénomènes analogues. Desséchée,
elle devient opaque : humectée de nouveau, elle reprend sa transparence26.
On voit donc que pour les tissus, qu’on peut considérer comme de simples matériaux
physiques de l’organisation, leurs propriétés n’interviennent dans les manifestations
de la vie qu’en raison de l’eau qu’ils renferment.
L’albumine d’œuf soluble présente des phénomènes très analogues à
ceux que nous avons précédemment signalés.
Si on la dessèche lentement (au-dessous de 45 degrés) elle devient jaune, cassante,
en perdant environ 90 pour 100 d’eau. Si ensuite on ajoute de l’eau, elle se redissout
de nouveau. Quand l’albumine se trouve à cet état de dessiccation, on peut la
soumettre à une température sèche élevée, à 100 degrés par exemple, sans qu’elle perde
la faculté de se redissoudre.
L’albumine d’œuf coagulée par la chaleur se dessèche en laissant
évaporer environ 90 pour 100 d’eau, mais si après dessiccation on l’humecte, on voit
qu’elle a perdu sans retour la propriété de se redissoudre. Cette expérience sur la
solubilité de l’albumine à ses divers états est un fait capital au point de vue du
sujet qui nous occupe.
Nous voyons comment la suppression de l’humidité et des conditions extrinsèques
propices peut entraîner la disparition, tout au moins la suspension, des propriétés
des tissus ; toute manifestation vitale qui exige la mise en jeu de ces propriétés
physiques et mécaniques se trouve par là même supprimée.
Nous devons rapprocher de ces faits une expérience de M. Glénard, de Lyon, relative à
la dessiccation du sang du cheval dans ses vaisseaux. Le sang de cheval se coagule
lentement ; on fait dessécher à une température inférieure à 45 degrés le sang contenu
dans une veine jugulaire, par exemple. Après dessiccation, on constate que ce sang se
redissout dans l’eau et que le plasma qui en résulte n’a pas perdu la propriété de se
coaguler. Cela montre ce fait intéressant, que, chez un animal élevé, comme chez les
êtres inférieurs, la fibrine soluble du plasma ne perd pas sa propriété coagulable par
la dessiccation.
Nous avons dit que la dessiccation, c’est-à-dire la disparition de l’humidité
nécessaire aux organismes, supprime non seulement les propriétés physiques des tissus,
mais aussi les phénomènes chimiques qui s’y passent. Nous savons que
ces phénomènes ont pour agents principaux des ferments et qu’il s’agit ici de
fermentation. Or, les expériences les plus simples nous montrent que ces
fermentations, comme toutes les actions chimiques, ne sauraient s’accomplir qu’au sein
d’un milieu liquide.
Corpora non agunt nisi
soluta
.
Il faut donc, pour l’accomplissement des fermentations, à la fois une température et
un degré d’humidité convenables ; faute de quoi l’action se suspend. J’ai depuis bien
longtemps montré dans mes cours que les ferments ont la propriété de se dessécher et
de reprendre leurs propriétés quand ils viennent à être humectés de nouveau. Voici du
ferment pancréatique à l’état sec : il peut être mis en contact avec l’amidon desséché
sans qu’il se produise aucune action. Si l’on ajoute de l’eau, la transformation en
sucre se produira rapidement à la température convenable. Le ferment n’avait donc pas
perdu le pouvoir d’agir : il était seulement dans l’impossibilité de manifester son
action.
Le suc gastrique desséché ne digère plus ; il peut rester indéfiniment au contact de
la viande également desséchée sans l’attaquer. L’addition de l’eau, à une température
voisine de celle du corps, à 40 degrés, fera reparaître la digestion suspendue.
On comprend par ces exemples que la dessiccation abolisse les deux ordres de
phénomènes physiques et chimiques de l’organisme. Ces phénomènes caractérisant la
destruction vitale étant empêchés, la création organique s’interrompt à son tour ;
l’organisme perd les caractères de la vie.
Le réveil de l’être plongé dans l’état de vie latente, son retour à la vie
manifestée, s’explique tout aussi simplement.
C’est d’abord la destruction vitale qui redevient possible par le retour des
phénomènes physiques et chimiques ; puis, la vie créatrice reparaît à son tour, quand
l’animal reprend des aliments.
Dès que l’humidité et la chaleur sont restituées à l’organisme, les tissus, ainsi que
l’ont montré les recherches de M. Chevreul, reprennent la quantité d’eau qu’ils
avaient avant leur dessiccation, et leurs propriétés mécaniques et physiques, de
résistance, d’élasticité, de transparence, de fluidité, reparaissent. Le retour des
phénomènes chimiques a lieu tout aussitôt : les ferments desséchés, en s’humectant de
nouveau, récupèrent leur activité, les fermentations interrompues reprennent leur
cours dans l’organisme vivant comme en dehors de lui, ainsi que l’expérience directe
nous l’a montré.
C’est donc par le rétablissement primitif des actes de destruction vitale que se fait
le retour à la vie. La vie créatrice ne se montre qu’en second lieu. C’est là une loi
qu’il importe de faire ressortir.
L’animal ou la plante, en renaissant, commence toujours par détruire son organisme,
par en dépenser les matériaux préalablement mis en réserve. Cette observation nous
fait comprendre la nécessité d’une nouvelle condition pour la reviviscence ou le
retour à la vie manifestée. Il faut que l’être possède des réserves, accumulées dans
ses tissus, pour pouvoir se nourrir et parer à ses premières dépenses, jusqu’au moment
où, complètement revenu à l’existence, il pourra puiser au dehors, par l’alimentation,
les matériaux qui lui sont nécessaires pour faire de nouvelles réserves. Nous
retrouvons ici incidemment une application de cette grande loi sur laquelle nous ne
cessons d’insister, à savoir que la nutrition est toujours indirecte au lieu d’être
directe et immédiate. L’accumulation de réserves est donc une nécessité pour les êtres
en vie latente : la reprise des manifestations vitales n’est possible qu’à ce
prix.
Dès que les phénomènes de destruction vitale ont recommencé dans l’être tout à
l’heure inerte, la création vitale reprend aussi son cours, et la vie se rétablit dans
son intrégrité avec ses deux ordres de phénomènes caractéristiques.
L’être vivant, considéré comme individu complexe, peut être lié au milieu extérieur
dans une dépendance tellement étroite que ses manifestations vitales, sans s’éteindre
jamais d’une manière complète comme dans l’état de vie latente, s’atténuent ou
s’exaltent néanmoins dans une très large mesure, lorsque les conditions extérieures
varient.
Les êtres dont les manifestations vitales peuvent varier dans des limites étendues
sous l’influence des conditions cosmiques sont des êtres à vie oscillante ou dépendante du milieu extérieur.
Ces êtres sont fort nombreux dans la nature.
Tous les végétaux sont dans ce cas : ils sont engourdis pendant l’hiver. La vie n’est
pas complètement éteinte en eux : les échanges matériels de l’assimilation et de la
désassimilation ne sont pas supprimés absolument, mais ils sont réduits à un minimum.
La végétation est obscure : le processus vital presque insensible. Au printemps,
lorsque la chaleur reparaît, le mouvement vital s’exalte ; la végétation engourdie
prend une activité extrême ; la sève se met en mouvement, les feuilles apparaissent,
les bourgeons s’entr’ouvrent et se développent, des parties nouvelles, racines,
branches, s’étendent dans le sol ou dans l’air.
Dans le règne animal, il se produit des phénomènes analogues. Tous les invertébrés
et, parmi les vertébrés, tous les animaux à sang froid, possèdent une vie oscillante, dépendante du milieu cosmique. Le froid les engourdit, et si
pendant l’hiver ils ne peuvent être soustraits à son influence, la vie s’atténue, la
respiration se ralentit, la digestion se suspend, les mouvements deviennent faibles ou
nuls. Chez les mammifères, cet état est appelé état d’hibernation :
la marmotte, le loir nous en fournissent des exemples.
C’est ordinairement l’abaissement de la température qui produit cette diminution de
l’activité vitale. Quelquefois cependant son élévation peut avoir les mêmes
conséquences. Nous avons déjà vu que les graines en germination et, parmi les animaux,
les grenouilles s’engourdissent à une température élevée ; de même, il existe un
mammifère américain, le Tenrec, qui tombe, dit-on, dans un véritable état de léthargie
sous l’action des plus grandes chaleurs.
Les vertébrés les plus élevés (animaux à sang chaud), qui ont un milieu
intérieur perfectionné, c’est-à-dire des liquides circulatoires dans lesquels
la température est constante, ne sont pas soumis à cette influence du milieu
extérieur. Toutefois, à une certaine période de leur existence, au début, ils
commencent par être des êtres à vie oscillante. Cela arrive lorsqu’ils sont à l’état
d’œuf. Le travail évolutif dont l’œuf d’oiseau doit être le siège
exige un certain degré de température assez voisin de celui de l’animal adulte : si
cette température convenable n’est point offerte à l’œuf, il reste dans
l’engourdissement. Il n’est pas en état d’indifférence chimique, car on peut constater
qu’il respire ; il absorbe de l’oxygène et rejette de l’acide carbonique. Néanmoins
cet échange matériel a peu d’activité. Que l’on prenne un œuf de poule récemment pondu
et qu’on le place dans une éprouvette à pied au-dessus d’une couche d’eau de baryte :
celle-ci se troublera lentement par le dépôt de carbonate de baryte résultant de
l’exhalation de l’acide carbonique respiratoire. L’œuf pourra rester un certain temps
dans cet état de vie engourdie, prêt à se développer en un animal nouveau si les
conditions de l’incubation sont réalisées. Mais il ne pourra pas conserver
indéfiniment cette aptitude : après quelques semaines il sera ce qu’on appelle passé, c’est-à-dire mort et devenu impropre à l’incubation. Il n’était
donc pas complètement inerte : il vivait obscurément.
Si l’on soumet au contraire l’œuf à la température de 38 ou 40 degrés, l’activité
vitale va s’exalter, la respiration, témoin de ce mouvement énergique, va devenir très
marquée, la cicatricule va se fractionner, proliférer, les rudiments de l’embryon
apparaîtront d’abord et, par suite d’une épigenèse successive, complèteront le type
d’un oiseau entièrement constitué ; alors la vie n’est plus engourdie ; elle est au
contraire d’une activité extrême.
On doit se demander comment se produit l’engourdissement sous l’action du froid, et
par quel mécanisme le retour de la chaleur imprime une impulsion nouvelle à l’activité
vitale. L’expérience établit que l’animal tombe en état d’engourdissement ou
d’hibernation parce que tous ses éléments organiques sont entourés d’un milieu
refroidi dans lequel les actions chimiques se sont abaissées et proportionnellement
les manifestations fonctionnelles vitales. Il y a absence, chez l’animal à sang froid
ou hibernant, d’un mécanisme qui maintienne autour des éléments un milieu constant en
dépit des variations atmosphériques. C’est le refroidissement du milieu intérieur qui
engourdit l’animal : c’est le réchauffement de ce même milieu qui le dégourdit.
Lorsqu’un animal à sang froid, une grenouille par exemple, vient à s’engourdir, on
pourrait croire que l’action du froid porte primitivement sur sa sensibilité, sur le
système nerveux, qui est le régulateur général des fonctions de la vie organique et de
la vie animale.
Il n’en est rien. Lorsque le milieu intérieur, c’est-à-dire
l’ensemble des liquides circulants se refroidit, chaque élément en contact avec le
sang s’engourdit pour son propre compte, révélant ainsi son autonomie et les
conditions de son activité propre.
En un mot, chaque système organique, chaque élément est de lui-même influencé par le
froid comme l’individu tout entier. Il a les mêmes conditions d’activité ou
d’inactivité que l’ensemble, et il forme un nouveau microcosme dans l’être vivant,
microcosme lui-même au sein de l’univers.
De même, lorsque l’animal engourdi revient à la vie, ce n’est pas le système nerveux
qui réveille les autres systèmes : et comment cela se pourrait-il, puisqu’il est dans
le même état d’engourdissement qu’eux ? C’est encore le milieu
intérieur qui reçoit l’influence du milieu extérieur et qui
réveille chaque élément d’une manière successive selon sa sensibilité ou son
excitabilité. Une expérience que j’ai exécutée autrefois met bien ces idées en pleine
évidence. On prend une grenouille engourdie par le froid. La sensibilité, la motilité
sont éteintes : les appareils de la vie organique fonctionnent obscurément ; le sang
revient rouge des tissus où la combustion vitale est extrêmement atténuée ; le cœur ne
fournit que quatre pulsations par minute au lieu de quinze à vingt comme cela a lieu
pendant l’été.
Cette grenouille peut être tirée de son état léthargique. Pour cela, il suffit
qu’elle soit réchauffée. Comment agit alors l’élévation de température ? Ce n’est
point, avons-nous dit, par une action nerveuse portant sur la sensibilité. J’ai fait,
pour m’en assurer, l’expérience suivante : On plonge dans de l’eau tiède une patte de
grenouille engourdie, dont le cœur a été mis à découvert. Soit que le nerf du membre
ait été sectionné, soit qu’il reste intact, la grenouille est ranimée au bout du même
temps. Le cœur reprend ses battements plus rapides et tous les appareils se réveillent
successivement. C’est le sang réchauffé qui a créé autour de tous les éléments la
condition physique de température nécessaire au fonctionnement vital. Le sang revenant
plus chaud de la patte a ravivé les battements du cœur et c’est le cœur excité qui a
dégourdi l’animal.
L’influence de la température est ainsi nettement mise en lumière. On voit dans la
grenouille un animal à vie oscillante ou dépendante du milieu cosmique. L’abaissement
de température diminue son activité vitale, et l’élévation de la température
l’exalte.
Toutefois, la proposition, énoncée en ces termes, serait trop absolue. À ce sujet
nous devons rappeler des faits que j’ai déjà invoqués pour démontrer qu’il y a une
mesure, une gradation et des nuances infinies dans les actions des agents
physico-chimiques sur l’organisme. Il est vrai, d’une manière générale, qu’en élevant
la température on exalte l’activité vitale ; mais, si la température dépasse certaines
limites, si, pour la grenouille, par exemple, elle atteint 37 à 40 degrés, l’animal se
trouve au contraire anesthésié et engourdi.
Il en est de même pour les graines qui, excitées à germer à 20 degrés, sont
engourdies à 35 degrés. Nous plaçons sous vos yeux deux grenouilles, l’une que nous
avons plongée dans de l’eau à 37 degrés, vous voyez qu’elle est engourdie et ne fait
plus de mouvements ; elle est dans le même état que la seconde qui a été plongée dans
l’eau glacée. Changeons-les de bocal : elles vont se réveiller l’une et l’autre :
seulement c’est le froid qui réveillera la première, c’est la chaleur qui ranimera la
seconde.
Les animaux et les végétaux engourdis ou anesthésiés résistent à des agents qui les
tueraient s’ils étaient dans un état de vie plus active. Cette résistance varie
d’ailleurs avec la nature des agents toxiques que l’on emploie.
Les animaux engourdis résistent par suite de l’abaissement de leur vitalité à des
conditions où d’autres périraient. L’engourdissement est donc aussi une condition de
résistance vitale comme l’était la vie latente. Une grenouille reste pendant tout
l’hiver sans prendre de nourriture : l’atténuation du processus vital permet cette
longue suspension du ravitaillement matériel ; l’animal ne supporterait pas
l’abstinence aussi longtemps s’il était à une température plus élevée. Un très petit
oiseau, dont l’activité vitale est toujours considérable, meurt de faim si on le
laisse vingt-quatre heures sans nourriture.
Dans leurs belles recherches sur la respiration, MM. Regnault et Reiset ont signalé
la résistance remarquable des marmottes en état d’hibernation à des conditions qui les
feraient périr si elles étaient dans leur état de vie ordinaire. Une marmotte, qui
respire faiblement pendant l’hibernation, peut être plongée sans inconvénient dans une
atmosphère pauvre en oxygène ; réveillée, elle ne tarderait pas à y périr asphyxiée.
De même, cet animal, qui était resté plusieurs mois sans nourriture et qui supportait
l’abstinence sans dommage, ne pourra plus la soutenir dès qu’il sera réveillé. Il
faudra lui fournir des aliments abondants qu’il engloutira avec voracité, sans quoi il
ne tarderait pas à périr. J’ai souvent répété cette expérience chez des loirs ou des
marmottes que je réveillais ; si je ne leur donnais pas de nourriture, ils
succombaient bientôt, ayant rapidement épuisé les réserves dues à une nutrition
antérieure.
Pour compléter l’exposé des faits relatifs à la vie oscillante,
nous dirons que le mécanisme de l’engourdissement et le mécanisme du retour à la vie
active s’expliquent aussi clairement que le cas de la vie latente.
L’influence des conditions cosmiques produit d’abord la suppression incomplète des
phénomènes physiques et chimiques de la destruction vitale. Les animaux engourdis ne
font plus de mouvements : leurs muscles ne subissent plus qu’une légère combustion ;
ils ont le sang veineux presque aussi rutilant que le sang artériel : de même, les
combustions sont considérablement réduites dans les autres tissus ; la chaleur
produite est faible, l’acide carbonique est excrété en petite quantité. C’est donc la
manifestation vitale fonctionnelle, correspondante à la destruction des organes, qui
est atténuée en premier lieu. La vie créatrice subit une réduction parallèle. On peut
même dire qu’elle est entièrement suspendue quant à la formation des principes
immédiats qui constituent les réserves. Toutefois, certains phénomènes morphologiques,
les cicatrisations, les réintégrations se produisent encore très activement. Nous
aurons plus tard à expliquer ces faits.
Le retour à l’activité vitale s’explique encore de la même manière que la
reviviscence.
Il faut nécessairement que l’animal hibernant ait des réserves non-seulement pour
parer aux premières dépenses du réveil, mais pour suffire à la consommation qu’il fait
dans l’état d’engourdissement. La destruction vitale, en effet, n’est pas suspendue,
elle n’est que diminuée ; quant à la création vitale, à la formation des réserves,
elle n’a plus de matériaux sur lesquels elle puisse s’exercer pendant l’hibernation,
puisque l’animal ne s’alimente plus au dehors.
C’est pourquoi, avant de tomber dans le sommeil hibernal ou dès qu’ils en pressentent
les approches, les animaux préparent ces réserves sous diverses formes. Chez la
marmotte, les tissus se chargent de graisse et de glycogène : chez la grenouille, chez
tous les animaux, il s’accumule des provisions organiques de diverses substances.
C’est donc sur ces épargnes prévoyantes préparées par la nature que l’animal vit
pendant la période d’engourdissement ; il ne fait plus que dépenser, il ne crée plus,
il n’accumule plus. Ces réserves suffisent pendant un certain temps aux manifestations
atténuées qu’on observe chez ces animaux engourdis, mais elles seraient vite dissipées
si l’activité vitale renaissait. Aussi, est-il nécessaire que, dès leur réveil, les
animaux trouvent à leur portée les matériaux alimentaires sur lesquels va s’exercer
l’élaboration créatrice. Les loirs placent dans le gîte où ils s’endorment des
provisions qu’ils consomment dès qu’ils se raniment. J’ai eu l’occasion de faire des
expériences intéressantes sur ces animaux. Si l’on prend des loirs engourdis et que,
les sacrifiant en plein sommeil, on analyse leur foie, on y trouve encore une certaine
provision de glycogène ; mais si on ne les sacrifie que quatre ou cinq heures après
les avoir réveillés, on ne trouve presque plus de traces de cette matière. Ces quatre
heures de vie active ont dépensé l’épargne qui eût encore suffi à quelques semaines de
vie engourdie.
Outre l’engourdissement prolongé dont nous venons de parler et que l’animal ne
supporte qu’à la condition de présenter des réserves considérables antérieurement
accumulées, il y a des engourdissements en quelque sorte passagers qui n’exigent plus
de telles provisions. On voit des insectes engourdis le matin, après une nuit de
fraîcheur, se montrer pleins d’activité au soleil de la journée. L’abeille immobile,
que l’on peut saisir impunément le matin, est en état de piquer vivement vers le midi.
Il est clair que ces périodes d’activité et d’engourdissement sont trop courtes et se
succèdent trop rapidement pour nécessiter des réserves considérables ; mais néanmoins
on doit être assuré que la grande loi de la nutrition au moyen des réserves est
constante et que, au degré près, les choses se passent de la même manière dans tous
les états de la vie.
La vie constante ou libre est la troisième forme de la vie : elle appartient aux
animaux les plus élevés en organisation. La vie ne s’y montre suspendue dans aucune
condition : elle s’écoule d’un cours constant et indifférent en apparence aux
alternatives du milieu cosmique, aux changements des conditions matérielles qui
entourent l’animal. Les organes, les appareils, les tissus, fonctionnent d’une manière
sensiblement égale, sans que leur activité éprouve ces variations considérables qui se
montraient chez les animaux à vie oscillante. Il en est ainsi parce qu’en réalité le
milieu intérieur qui enveloppe les organes, les tissus, les
éléments des tissus, ne change pas ; les variations atmosphériques s’arrêtent à lui,
de sorte qu’il est vrai de dire que les conditions physiques du
milieu sont constantes pour l’animal supérieur ; il est enveloppé dans un
milieu invariable qui lui fait comme une atmosphère propre dans le milieu cosmique
toujours changeant. C’est un organisme qui s’est mis lui-même en serre chaude. Aussi
les changements perpétuels du milieu cosmique ne l’atteignent point ; il ne leur est
pas enchaîné, il est libre et indépendant.
Je crois avoir le premier insisté sur cette idée qu’il y a pour l’animal réellement
deux milieux : un milieu extérieur dans lequel est placé
l’organisme, et un milieu intérieur dans lequel vivent les éléments
des tissus. L’existence de l’être se passe, non pas dans le milieu extérieur, air
atmosphérique pour l’être aérien, eau douce ou salée pour les animaux aquatiques, mais
dans le milieu liquide intérieur formé par le liquide organique
circulant qui entoure et baigne tous les éléments anatomiques des tissus ; c’est la
lymphe ou le plasma, la partie liquide du sang qui, chez les animaux supérieurs,
pénètre les tissus et constitue l’ensemble de tous les liquides interstitiels,
expression de toutes les nutritions locales, source et confluent de tous les échanges
élémentaires. Un organisme complexe doit être considéré comme une réunion d’êtres simples qui sont les éléments anatomiques et qui vivent dans le
milieu liquide intérieur.
La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre,
indépendante : le mécanisme qui la permet est celui qui assure dans le milieu
intérieur le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments. Ceci
nous fait comprendre qu’il ne saurait y avoir de vie libre, indépendante, pour les
êtres simples, dont les éléments constitutifs sont en contact direct avec le milieu
cosmique, mais que cette forme de la vie est, au contraire, l’apanage exclusif des
êtres parvenus au summum de la complication ou de la différenciation organique.
La fixité du milieu suppose un perfectionnement de l’organisme tel que les variations
externes soient à chaque instant compensées et équilibrées. Bien loin, par conséquent,
que l’animal élevé soit indifférent au monde extérieur, il est au contraire dans une
étroite et savante relation avec lui, de telle façon que son équilibre résulte d’une
continuelle et délicate compensation établie comme par la plus sensible des
balances.
Les conditions nécessaires à la vie des éléments qui doivent être rassemblées et
maintenues constantes dans le milieu intérieur, pour le fonctionnement de la vie
libre, sont celles que nous connaissons déjà : l’eau, l’oxygène, la chaleur, les
substances chimiques ou réserves.
Ce sont les mêmes conditions que celles qui sont nécessaires à la vie des êtres
simples ; seulement chez l’animal perfectionné à vie indépendante, le système nerveux
est appelé à régler l’harmonie entre toutes ces conditions.
1° L’eau. — C’est un élément indispensable, qualitativement et
quantitativement, à la constitution du milieu où évoluent et fonctionnent les éléments
vivants. Chez les animaux à vie libre il doit exister un ensemble de dispositions
réglant les pertes et les apports de manière à maintenir la quantité d’eau nécessaire
dans le milieu intérieur. Chez les êtres inférieurs, les variations quantitatives
d’eau compatibles avec la vie sont plus étendues ; mais l’être est d’autre part sans
influence pour les régler. C’est pourquoi il est enchaîné aux vicissitudes
climatériques : engourdi en vie latente, dans les temps secs, ranimé dans les temps
humides.
L’organisme plus élevé est inaccessible aux oscillations hygrométriques, grâce à des
artifices de construction, à des fonctions physiologiques qui tendent à maintenir la
constance relative de la quantité d’eau.
Pour l’homme spécialement, et en général pour les animaux supérieurs, la déperdition
d’eau se fait par toutes les sécrétions, par l’urine et la sueur surtout ; en second
lieu par la respiration, qui entraîne une quantité notable de vapeur d’eau, et enfin
par la perspiration cutanée.
Quant aux gains, ils se font par l’ingestion des liquides ou des aliments qui
renferment de l’eau, ou même, pour quelques animaux, par l’absorption cutanée. En tout
cas, il est très vraisemblable que toute la quantité d’eau de l’organisme vient de
l’extérieur par l’une — ou l’autre de ces deux voies. On n’a pas réussi à démontrer
que l’organisme animal produisît réellement de l’eau ; l’opinion contraire paraît à
peu près certaine.
C’est le système nerveux, avons-nous dit, qui forme le rouage de compensation entre
les acquêts et les pertes. La sensation de la soif, qui est sous la dépendance de ce
système, se fait sentir toutes les fois que la proportion de liquide diminue dans le
corps à la suite de quelque condition telle que l’hémorrhagie, la sudation abondante ;
l’animal se trouve ainsi poussé à réparer par l’ingestion de boissons les pertes qu’il
a faites. Mais cette ingestion même est réglée, en ce sens qu’elle ne saurait
augmenter au-delà d’un certain degré la quantité d’eau qui existe dans le sang ; les
excrétions urinaires et autres éliminent le surplus, comme une sorte de trop-plein.
Les mécanismes qui font varier la quantité d’eau et la rétablissent sont donc fort
nombreux ; ils mettent en mouvement une foule d’appareils de sécrétion, d’exhalation,
d’ingestion, de circulation, qui transportent le liquide ingéré et absorbé. Ces
mécanismes sont variés, mais le résultat auquel ils concourent est constant : la
présence de l’eau en proportion sensiblement déterminée dans le milieu intérieur,
condition de la vie libre.
Ce n’est pas seulement pour l’eau qu’existent ces mécanismes compensateurs ; on les
connaît également pour la plupart des substances minérales ou organiques contenues en
dissolution dans le sang. On sait que le sang ne saurait se charger d’une quantité
considérable de chlorure de sodium, par exemple : l’excédent, à partir d’une certaine
limite, est éliminé par les urines.
Il en est de même, ainsi que je l’ai établi, pour le sucre qui, normal dans le sang,
est, au-delà d’une certaine quantité, rejeté par les urines.
2° La chaleur. — Nous savons qu’il existe pour chaque organisme
élémentaire ou complexe des limites de température extérieure entre lesquelles son
fonctionnement est possible, un point moyen qui correspond au maximum d’énergie
vitale. Et cela est vrai non seulement des êtres arrivés à l’état adulte, mais même
pour l’œuf ou l’embryon. Tous ces êtres subissent la vie oscillante, mais pour les
animaux supérieurs, appelés animaux à sang chaud, la température compatible avec les
manifestations de la vie est étroitement fixée. Cette température fixée se maintient
dans le milieu intérieur, en dépit des oscillations climatériques extrêmes, et assure
la continuité et l’indépendance de la vie. Il y a en un mot, chez les animaux à vie
constante et libre, une fonction de calorification qui n’existe point chez les animaux
à vie oscillante.
Il existe pour cette fonction un ensemble de mécanismes gouvernés par le système
nerveux. Il y a des nerfs thermiques, des nerfs vaso-moteurs que j’ai fait connaître et dont le fonctionnement produit tantôt
une élévation, tantôt un abaissement de température, suivant les circonstances.
La production de chaleur est due, dans le monde vivant comme dans le monde
inorganique, à des phénomènes chimiques ; telle est la grande loi dont nous devons la
connaissance à Lavoisier et Laplace. C’est dans l’activité chimique des tissus que
l’organisme supérieur trouve la source de la chaleur qu’il conserve dans son milieu
intérieur à un degré à peu près fixe, 38 à 40 degrés pour les mammifères, 45 à 47
degrés pour les oiseaux. La régulation calorifique se fait, ainsi que je l’ai dit, au
moyen de deux ordres de nerfs : les nerfs que j’ai appelés thermiques, qui appartiennent au système du grand sympathique et qui servent
de frein en quelque sorte aux activités chimico-thermiques dont les tissus vivants
sont le siège. Quand ces nerfs agissent, ils diminuent les combustions
interstitielles, et abaissent la température ; quand leur influence s’affaiblit par
suppression de leur action ou par l’antagonisme d’autres influences nerveuses, alors
les combustions s’exaltent et la température du milieu intérieur s’élève
considérablement. Les nerfs vaso-moteurs, en accélérant la
circulation à la périphérie du corps ou dans les organes centraux, interviennent
également dans le mécanisme de l’équilibration de la chaleur animale.
J’ajouterai seulement ce dernier trait. Quand on atténue considérablement l’action du
système cérébrospinal en laissant persister pleinement celle du grand sympathique (nerf thermique), on voit la température s’abaisser considérablement,
et l’animal à sang chaud se trouve en quelque sorte transformé en un animal à sang
froid. C’est l’expérience que j’ai réalisée sur des lapins, en leur coupant la moelle
épinière entre la septième vertèbre cervicale et la première dorsale. Quand, au
contraire, on détruit le grand sympathique en laissant intact le système
cérébro-spinal, on voit la température s’exalter, d’abord localement, puis d’une
manière générale ; c’est l’expérience que j’ai réalisée chez les chevaux en coupant le
grand sympathique, surtout quand ils sont antérieurement affaiblis. Il survient alors
une véritable fièvre. J’ai longuement développé ailleurs l’histoire de tous ces
mécanismes27 ; je ne fais que les rappeler ici, pour
établir que la fonction calorifique propre aux animaux à sang chaud est due à un
perfectionnement du mécanisme nerveux qui, par une compensation incessante, maintient
une température sensiblement fixe dans le milieu intérieur au sein duquel vivent les
éléments organiques auxquels il nous faut toujours, en définitive, ramener toutes les
manifestations vitales.
3° L’oxygène. — Les manifestations de la vie exigent pour se
produire l’intervention de l’air, ou mieux de sa partie active, l’oxygène, sous une
forme soluble et dans l’état convenable pour qu’il puisse arriver à l’organisme
élémentaire. Il faut de plus que cet oxygène soit dans des proportions fixées jusqu’à
un certain point dans le milieu intérieur : une quantité trop faible, une quantité
trop forte, sont également incompatibles avec le fonctionnement vital.
Il faut donc que, chez l’animal à vie constante, des mécanismes appropriés règlent la
quantité de ce gaz qui est départie au milieu intérieur et la maintiennent à peu près
invariable. Or, chez les animaux élevés en organisation, la pénétration de l’oxygène
dans le sang est sous la dépendance des mouvements respiratoires et de la quantité de
ce gaz qui existe dans le milieu ambiant. D’autre part, la quantité d’oxygène qui se
trouve dans l’air résulte, ainsi que l’apprend la physique, de la composition
centésimale de l’atmosphère et de sa pression. On comprend donc que l’animal puisse
vivre dans un milieu moins riche en oxygène, si la pression accrue vient compenser
cette diminution, et inversement que le même animal puisse vivre dans un milieu plus
riche en oxygène que l’air ordinaire, si l’abaissement de pression compense
l’accroissement. C’est là une proposition générale importante qui résulte des travaux
de M. Paul Bert. Dans ce cas, on le voit, les variations du milieu se compensent et
s’équilibrent d’elles-mêmes, sans que l’animal intervienne. La pression augmentant ou
diminuant, si la composition centésimale diminue ou augmente en raison inverse,
l’animal trouve en définitive dans le milieu la même quantité d’oxygène, et sa vie
s’accomplit dans les mêmes conditions.
Mais il peut y avoir dans l’animal lui-même des mécanismes qui établissent la
compensation, lorsqu’elle n’est pas faite au dehors, et qui assurent la pénétration
dans le milieu intérieur de la quantité d’oxygène exigée par le fonctionnement vital ;
nous voulons parler des différentes variations que peuvent éprouver les quantités de
l’hémoglobine, matière absorbante active de l’oxygène, variations encore peu connues,
mais qui interviennent certainement aussi pour leur part.
Tous ces mécanismes, comme les précédents, n’ont d’efficacité que dans des limites
assez restreintes ; ils se faussent et deviennent impuissants dans des conditions
extrêmes. Ils sont réglés par le système nerveux. Lorsque l’air se raréfie par quelque
cause, telle que l’ascension en aérostat ou sur les montagnes, les mouvements
respiratoires deviennent plus amples et plus fréquents, et la compensation s’établit.
Néanmoins les mammifères et l’homme ne peuvent soutenir cette lutte compensatrice
pendant bien longtemps, lorsque la raréfaction est exagérée, lorsque par exemple ils
se trouvent transportés à des altitudes supérieures à 5000 mètres.
Nous n’avons pas ici à entrer dans les détails particuliers que comporte la question.
Il nous suffit de la poser. Nous signalerons seulement un exemple que M. Campana a
fait connaître. Il est relatif aux oiseaux de haut vol, tels que les rapaces et
particulièrement le Condor, qui s’élève à des hauteurs de 7000 à 8000 mètres. Ils y
séjournent et s’y meuvent longtemps, bien que dans une atmosphère qui serait mortelle
pour un mammifère. Les principes précédemment posés permettaient de prévoir que le
milieu respiratoire intérieur de ces animaux devait échapper, au milieu d’un mécanisme
approprié, à la dépression du milieu extérieur ; en d’autres termes, que l’oxygène
contenu dans leur sang artériel ne devait pas varier à ces grandes hauteurs. Et en
effet, il existe chez les rapaces d’énormes sacs pneumatiques reliés aux ailes et
n’entrant en fonction que lorsqu’elles se meuvent. Si les ailes s’élèvent, ils se
remplissent d’air extérieur ; si elles s’abaissent, ils chassent cet air dans le
parenchyme pulmonaire. En sorte que, au fur et à mesure que l’air se raréfie, le
travail de l’aile de l’oiseau qui s’y appuie augmente forcément, et forcément aussi
augmente le volume supplémentaire d’oxygène qui traverse le poumon. La compensation de
la raréfaction de l’air extérieur par l’augmentation de la quantité inspirée est donc
assurée, et ainsi, l’invariabilité du milieu respiratoire propre à l’oiseau.
Ces exemples, que nous pourrions multiplier, nous démontrent que tous les mécanismes
vitaux, quelque variés qu’ils soient, n’ont toujours qu’un but, celui de maintenir
l’unité des conditions de la vie dans le milieu intérieur.
4° Réserves. — Il faut enfin, pour le maintien de la vie, que
l’animal ait des réserves qui assurent la fixité de constitution de son milieu
intérieur. Les êtres élevés en organisation puisent dans l’alimentation les matériaux
de leur milieu intérieur ; mais, comme ils ne sauraient être soumis à une alimentation
identique et exclusive, il faut qu’il y ait en eux-mêmes des mécanismes qui tirent de
ces aliments variables des matériaux semblables et qui règlent la proportion qui en
doit entrer dans le sang.
J’ai démontré et nous verrons plus loin que la nutrition n’est pas directe, comme l’enseignent les théories chimiques admises, mais qu’au
contraire elle est indirecte et se fait par des réserves. Cette loi
fondamentale est une conséquence de la variété du régime comparée à la fixité du
milieu. En un mot, on ne vit pas de ses aliments actuels, mais de ceux
que l’on a mangés antérieurement, modifiés, et en quelque sorte créés par
l’assimilation. Il en est de même de la combustion respiratoire : elle n’est nulle
part directe, comme nous le montrerons plus tard.
Il y a donc des réserves préparées au moyen des aliments et à chaque instant
dépensées en proportions plus ou moins grandes. Les manifestations vitales détruisent
ainsi des provisions qui ont, sans doute, leur origine première au dehors, mais qui
ont été élaborées au sein des tissus de l’organisme, et qui, versées dans le sang,
assurent la fixité de sa constitution chimico-physique.
Quand les mécanismes de la nutrition sont troublés et quand l’animal est mis dans
l’impossibilité de préparer ces réserves, lorsqu’il ne fait que consommer celles qu’il
avait accumulées antérieurement, il marche vers une ruine qui ne peut aboutir qu’à
l’impossibilité vitale, à la mort. Il ne lui servirait alors à rien de manger ; il ne
se nourrira pas ; il n’assimilera pas, il dépérira.
Quelque chose d’analogue se produit dans le cas où l’animal est en état de fièvre :
il use sans refaire, et cet état devient mortel s’il persiste jusqu’à l’entier
épuisement des matériaux accumulés par la nutrition antérieure.
Ainsi, les substances alibiles pénétrant dans un organisme, soit animal, soit
végétal, ne servent pas directement et d’emblée à la nutrition. Le phénomène nutritif
s’accomplit en deux temps, et ces deux temps sont toujours séparés l’un de l’autre
par une période plus ou moins longue, dont la durée est fonction d’une foule de
circonstances. La nutrition est précédée d’une élaboration particulière qui se termine
par un emmagasinement de réserves chez l’animal aussi bien que chez le végétal. Ce
fait permet de comprendre qu’un être continue de vivre quelquefois fort longtemps sans
prendre de nourriture : il vit de ses réserves accumulées dans sa propre substance ;
il se consomme lui-même.
Ces réserves sont très inégales suivant les êtres que l’on considère et suivant les
diverses substances, pour les animaux et les végétaux divers, pour les plantes
annuelles ou bisannuelles, etc. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser un sujet aussi
vaste ; nous avons voulu montrer que la formation des réserves est non seulement la
loi générale de toutes les formes de la vie, mais qu’elle constitue encore un
mécanisme actif et indispensable au maintien de la vie constante et libre,
indépendante des variations du milieu cosmique ambiant.
Nous avons examiné successivement les trois formes générales sous lesquelles la vie
apparaît : vie latente, vie oscillante, vie constante, afin de voir si dans l’une d’elles nous trouverions un
principe vital intérieur capable d’en opérer les manifestations, indépendamment des
conditions physico-chimiques extérieures. La conclusion à laquelle nous nous trouvons
conduit est facile à dégager. Nous voyons que, dans la vie latente, l’être est dominé
par les conditions physico-chimiques extérieures, au point que toute manifestation
vitale peut être arrêtée. Dans la vie oscillante, si l’être vivant n’est pas aussi
absolument soumis à ces conditions, il y reste néanmoins tellement enchaîné qu’il en
subit toutes les variations. Dans la vie constante, l’être vivant paraît libre et les
manifestations vitales semblent produites et dirigées par un principe vital intérieur
affranchi des conditions physico-chimiques extérieures ; cette apparence est une
illusion. Tout au contraire, c’est particulièrement dans le mécanisme de la vie
constante ou libre que ces relations étroites se montrent dans leur pleine
évidence.
Nous ne saurions donc admettre dans les êtres vivants un principe vital libre,
luttant contre l’influence des conditions physiques. C’est le fait opposé qui est
démontré, et ainsi se trouvent renversées toutes les conceptions contraires des
vitalistes.
Nous avons montré dans les êtres vivants deux faces caractéristiques de leur
existence, la vie, création organique, la mort, destruction
organique. Il s’agira aujourd’hui d’affirmer cette division et de montrer qu’elle sert
de base à la physiologie générale. Nous ne considérons ici les caractères de la vie
que dans leur essence et dans leur universalité, et à ce point de vue nous les
classons en deux grands ordres :
L° Les phénomènes d’usure, de destruction vitale, qui correspondent
aux phénomènes-fonctionnels de l’organisme ;
2° Les phénomènes de création vitale, qui correspondent au repos
fonctionnel et à la régénération organique.
Tout ce qui se passe dans l’être vivant se rapporte soit à l’un soit à l’autre de ces
types, et la vie est caractérisée par la réunion et l’enchaînement
de ces deux ordres de phénomènes. Cette division des phénomènes de la vie nous semble
la meilleure de celles que l’on puisse proposer en physiologie générale. Elle est à la
fois la plus vaste et la plus conforme à la réelle nature des choses. Quelles que
soient les formes que la vie puisse revêtir, la complexité ou la simplicité de ces
formes, la division précédente leur est applicable. Nous ne saurions concevoir aucun
être vivant, aucune particule vivante même, sans le jeu de ces deux ordres de
phénomènes. C’est la base physiologique sur laquelle se meuvent toutes les variétés de
la vie dans les deux règnes.
Les divisions des phénomènes de la vie qui ont été proposées jusqu’ici s’appliquent
aux organismes élevés et se rapportent surtout à la physiologie headriptive ; elles
sont loin de présenter cette généralité.
Une classification, en physiologie générale, doit répondre aux phénomènes de la vie,
indépendamment de la complication morphologique des êtres, et doit se fonder
uniquement sur les propriétés universelles de la matière vivante, abstraction faite
des moules spécifiques dans lesquels elle est entrée. C’est précisément à cette
condition que satisfait la division en phénomènes de destruction et
de création organiques.
Avant d’étudier, dans la suite de ce cours, chacune de ces phases de l’activité
vitale, la destruction organique, la création
organique, il importe de mettre en lumière et de bien établir, dès cette leçon, le
rapport étroit qui unit indissolublement les deux termes de notre division des
phénomènes vitaux. Cette division est l’expression de la vie dans ce qu’elle a à la
fois de plus étendu et de plus précis. Elle s’applique à tous les êtres vivants sans
exception, depuis l’organisme le plus compliqué de tous, celui de l’homme, jusqu’à
l’être élémentaire le plus simple, la cellule vivante. On ne peut, en un mot,
concevoir autrement un être doué de la vie.
En effet, ces phénomènes se produisent simultanément chez tout être vivant, dans un
enchaînement qu’on ne saurait rompre. La désorganisation ou la désassimilation use la
matière vivante dans les organes en fonction : la synthèse
assimilatrice régénère les tissus ; elle rassemble les matériaux des réserves que le
fonctionnement doit dépenser. Ces deux opérations de destruction et de rénovation,
inverses l’une de l’autre, sont absolument connexes et inséparables, en ce sens, au
moins, que la destruction est la condition nécessaire de la rénovation. Les phénomènes
de la destruction fonctionnelle sont eux-mêmes les précurseurs et les instigateurs de
la rénovation matérielle du processus formatif qui s’opère silencieusement dans
l’intimité des tissus. Les pertes se réparent à mesure qu’elles se produisent et,
l’équilibre se rétablissant dès qu’il tend à être rompu, le corps se maintient dans sa
composition. Cette usure et cette renaissance des parties constituantes de l’organisme
font que l’existence n’est, comme nous l’avons dit au début de ce cours, autre chose
qu’une perpétuelle alternative de vie et de mort,
de composition et de décomposition. Il n’y a pas de vie sans la mort ; il n’y a pas de
mort sans la vie.
D’ailleurs une telle classification n’a rien d’absolument inattendu : elle ne
constitue pas, à proprement parler, une nouveauté dans la science. Tout le monde a
plus ou moins aperçu ces deux faces de l’activité vitale, et nous avons cité comme
exemples de nombreux passages dans les essais de définition de la vie que nous avons
rappelés dans notre première leçon. Le point essentiel est d’avoir compris
l’importance et toute la portée de cette division simple et féconde et d’en faire
ressortir toutes les conséquences.
Il y a quatre-vingts ans, Lavoisier avait nettement aperçu les deux phases du travail
vital : la désorganisation ou destruction des organismes animaux ou
végétaux par combustion et putréfaction, la création organique, végétation et animalisation, qui sont des opérations
inverses des premières28 : « Puisque,
dit-il, la combustion et la putréfaction sont les moyens que la nature emploie pour
rendre au règne minéral les matériaux qu’elle en a tirés pour former des végétaux et
des animaux, la végétation et l’animalisation doivent être des opérations inverses
de la combustion et de la putréfaction. »
C’est là un axiome physiologique qui implique l’unité vitale : nous le formulons au
début ; nous le verrons se vérifier dans tout le cours de nos études et il nous
servira de critérium pour juger diverses théories, dans lesquelles on a opposé la vie
des végétaux à celle des animaux.
En effet, contrairement au principe que nous venons d’énoncer et qui forme, nous le
répétons, l’axiome de la physiologie générale, plusieurs théories célèbres ont affirmé
que les deux ordres de phénomènes vitaux, au lieu d’appartenir à tout être vivant, se
trouvaient distribués à des êtres différents, les uns étant l’apanage du règne animal,
les autres du règne végétal.
Ces théories du partage des deux facteurs vitaux entre les deux règnes, qu’on peut
appeler les théories de la dualité vitale, sont contredites par
notre principe et nous pouvons ajouter, par l’examen des faits. Il n’y a pas une
catégorie d’êtres qui soient chargés de la synthèse organique et une
autre catégorie de la combustion ou analyse
organique. Ainsi que nous l’avons dit, il ne peut y avoir vie que là où il y a
à la fois synthèse et destruction organique.
La physiologie générale doit examiner ces manières de voir dans leurs origines et
dans les différentes formes qu’elles ont revêtues. C’est en France, MM. Dumas et
Boussingault. Liebig en Allemagne, Huxley29, Tyndall en Angleterre, qui ont créé et ces diverses
théories dans la science. En les rappelant, nous devons rendre hommage à la simplicité
et à l’ampleur des vues sur lesquelles leurs auteurs les ont appuyées et reconnaître
les services qu’elles ont rendus en provoquant un nombre considérable de recherches,
de travaux et de découvertes. D’ailleurs nous verrons que notre divergence d’opinion
tient à une différence de point de vue. Les créateurs des théories dualistes ont
considéré les deux facteurs de la vie, dans leur rapport avec le milieu cosmique, sans
s’attacher autant que nous à l’identité de leur origine et à leur indissoluble
unité.
On a cru pouvoir attribuer à Lavoisier la première idée de cette dualité ; mais les
écrits de l’illustre fondateur de la chimie moderne qu’on a invoqués ne me semblent
pas conclure en ce sens. Nous avons cité plus haut un passage où Lavoisier reconnaît
l’existence dans les êtres vivants de ces deux phénomènes inverses par lesquels ils
opèrent la synthèse de l’organisme (animalisation, végétation), et
d’autre part sa destruction (combustion, fermentation, putréfaction).
Lavoisier ne sépare point à cet égard les animaux des végétaux : il semble considérer
qu’ils se comportent d’une manière analogue par rapport au règne minéral et il ne dit
nulle part que le règne végétal doive servir d’intermédiaire exclusif entre le règne
minéral et le règne animal.
Ce n’est donc pas de Lavoisier que peut se réclamer la théorie de l’antagonisme
chimique entre les animaux et les végétaux : il nous paraît que le germe en existe
dans des travaux plus anciens et en particulier dans les célèbres recherches de
Priestley sur l’antagonisme de la respiration des animaux et des plantes.
D’ailleurs, il faut bien le dire, cette idée d’opposition entre les deux règnes a dû
exister à toutes les époques parce qu’elle résulte de l’apparence des choses, et
l’apparence nous a toujours trompé sur la nature réelle des phénomènes. Il y a en
effet une distinction morphologique entre les animaux et les plantes assez nettement
marquée extérieurement pour qu’on ait pu la croire profondément inscrite dans
l’organisation et dans les manifestations vitales. Mais cette distinction n’est que
dans la forme, à la surface et non au fond des phénomènes. Nous soutenons, quant à
nous, qu’il y a identité dans les attributs essentiels de la vie dans les deux règnes,
et que la division que nous avons établie dans les actes de la vie : destruction, création vitale, s’applique à l’universalité des êtres vivants.
Pour justifier cette division fondamentale que nous avons introduite dans la
physiologie générale, il est nécessaire d’exposer d’abord les théories contraires et
de les réfuter dans leurs points principaux.
Les êtres de la nature ont d’abord été divisés en deux grands empires : l’un, formé
des êtres animés, l’autre des êtres inanimés. Cette distinction est faite dans
Aristote. Ce n’est que plus tard, vers 1645, qu’un alchimiste français nommé Colleson
aurait formulé le premier la division de la nature en trois règnes, animal, végétal,
minéral, qui embrassaient tous les objets terrestres ; pour les corps sidéraux il
aurait imaginé un quatrième royaume, le règne planétaire. Dans chacun de ces domaines
existait un type de perfection idéale, un roi : l’homme parmi les animaux, la vigne
parmi les plantes, l’or pour les minéraux, le soleil pour les corps célestes.
La division des trois règnes aurait ainsi pris naissance, et Linné30 l’a consacrée en lui donnant les
caractères suivants :
Il les exprimait encore dans la formule suivante :
Il est des naturalistes, de Blainville par exemple, qui plaçant l’homme au-dessus de
l’ensemble des animaux ont formé pour lui un règne spécial, le règne
humain, caractérisé par un attribut de plus, l’intelligence :
homo intelligit
.
Lamarck, cependant, avait repris la division binaire et, ne distinguant point tout
d’abord entre les êtres vivants, il reconnaissait deux classes de corps :
Les corps vivants,
Les corps bruts ou inanimés.
Cependant la division en trois règnes a prévalu et les deux règnes animal et végétal
ont été considérés comme presque aussi séparés l’un de l’autre qu’ils l’étaient chacun
du règne minéral. Que l’on fasse des animaux et des végétaux des catégories
distinctes, nous n’y contredisons certes point, mais que l’on parle de là pour établir
entre les deux groupes d’êtres une différence tellement profonde qu’elle comporterait
en quelque sorte deux physiologies différentes, l’une animale, l’autre végétale,
reposant sur des principes spéciaux : c’est là une manière de voir que nous devons
combattre.
Les éléments d’une différenciation entre les modes de la vie chez les animaux et les
plantes ont été demandés d’abord à l’anatomie. Cuvier, pour ne citer que cet exemple,
signalait l’absence d’appareil digestif chez les plantes comme un caractère très
général qui pouvait servir à les distinguer des animaux. On sait très bien aujourd’hui
qu’un nombre immense d’animaux inférieurs ne possèdent point de tube digestif, et que,
dans des degrés plus élevés, les mâles de certaines espèces, telles que les rotifères,
en sont dépourvus, tandis que les femelles le possèdent. En fait, ce caractère n’a
donc point une valeur absolue ; en principe, nous verrons plus tard que l’appareil
digestif n’est qu’un appareil accessoire dans la nutrition. Les réserves qui sont en
réalité le fond nutritif des êtres vivants sont identiques dans les animaux et dans
les végétaux.
On a cru en second lieu trouver une différence entre les animaux et les végétaux au
point de vue de la composition de leurs tissus.
On a dit, par exemple, que l’azote était un élément caractéristique de l’organisme
animal, tandis qu’il n’existait qu’exceptionnellement chez les végétaux. L’analyse du
parenchyme des Champignons et des graines des phanérogames vint bientôt renverser
cette opinion. On admet aujourd’hui que le protoplasma, seule partie active et
travaillante du végétal, a la même constitution que le protoplasma animal : c’est une
substance azotée. L’azote, au lieu d’être un élément accessoire, est donc essentiel et
fondamental dans les deux règnes. Les éléments anatomiques des plantes, cellules,
fibres et vaisseaux, perdent dans certaines régions leur protoplasma et
n’interviennent plus dans la constitution végétale que comme des parties de soutien. À
un moindre degré, cela se rencontre chez les animaux ; le squelette des crustacés et
la carapace des insectes sont des parties qui sont peu riches en azote ou qui en sont
même absolument dépourvues. La substance principale des tissus de soutien chez les
végétaux est le ligneux ou la cellulose. Or, on
avait émis la proposition que la cellulose était spéciale aux végétaux et
n’appartenait qu’à eux seuls. Il n’en est rien. On a rencontré cette substance dans
l’enveloppe des Tuniciers et l’on a établi d’ailleurs des analogies étroites avec la
chitine qui forme la carapace des crustacés et des insectes31.
Toutefois, comme nous l’avons dit, c’est dans les rapports des animaux et des
végétaux avec l’atmosphère que la théorie du Dualisme a trouvé ses premiers et ses
plus forts arguments. Les découvertes accomplies, à ce sujet, à la fin du siècle
dernier, ont immédiatement placé en opposition la vie des plantes avec celle des
animaux.
On connaît la célèbre expérience de Priestley, par laquelle ce grand chimiste établit
que les végétaux purifient l’air que les animaux ont vicié et semblent se comporter,
quant à leur respiration, en sens inverse. Une souris est placée sous une cloche dans
de l’air confiné : elle finit par y périr ; l’air est vicié, et si l’on introduit un
autre animal, il tombe très rapidement et périt à son tour asphyxié. Mais si l’on
dispose dans la cloche une plante (un pied de menthe), l’atmosphère est purifiée,
rétablie dans sa constitution première et un animal peut y vivre de nouveau32.
L’être végétal vit donc là où meurt l’animal ; ils se comportent précisément d’une
manière inverse relativement au milieu, l’un défaisant ce que l’autre a fait, et à eux
deux ils constituent un état de choses harmonique, équilibré et par conséquent
durable.
Cette expérience fut vraiment le point de départ de l’opposition chimique moderne des
animaux et des végétaux. Les animaux absorbent de l’oxygène et exhalent de l’acide
carbonique. Les recherches successives de Ingen-Housz, de Sénébier, de Th. de Saussure
ont prouvé que dans les parties vertes des plantes, sous l’influence des rayons
solaires, il se produit au contraire une absorption d’acide carbonique et une
exhalation d’oxygène.
Cette opposition entre la respiration des animaux et celle des plantes a été
généralisée d’une manière grandiose, par MM. Dumas et Boussingault dans leur théorie
de la circulation matérielle entre les deux règnes organiques :
« L’oxygène enlevé par les animaux est restitué par les végétaux. Les
premiers consomment de l’oxygène ; les seconds produisent de l’oxygène. Les premiers
brûlent du carbone, les seconds produisent du carbone. Les premiers exhalent de
l’acide carbonique, les seconds fixent de l’acide carbonique. »
L’animal fut ainsi considéré comme un appareil de combustion,
d’oxydation, d’analyse ou de destruction tandis que la plante
au contraire était un appareil de réduction, de formation, de synthèse.
Il résultait de là que les phénomènes de destruction ou combustion vitale se
trouvaient absolument séparés dans les êtres vivants des phénomènes de réduction ou de
synthèse organique. La création vitale était dévolue aux végétaux, tandis que la
destruction organique était réservée aux animaux. L’organisme animal étant incapable
de former aucun des principes qui entrent dans sa constitution : graisse, albumine,
fibrine, amidon, sucre, tout lui était fourni par le règne végétal, et l’alimentation
des animaux n’était plus que la mise en place des matériaux uniquement élaborés par
les plantes. Le lait sécrété par l’herbivore, la caséine, le beurre, le sucre devaient
se retrouver poids pour poids dans les herbages dont il fait sa nourriture, etc.
Ces idées ont encore été rassemblées et exprimées avec une lumineuse simplicité, par
MM. Dumas et Boussingault, dans leur statique chimique des êtres vivants. Nous
reproduisons ici la formule saisissante de cette théorie célèbre.
C’est dire en d’autres termes que la formation ou synthèse chimique appartient aux végétaux et que la combustion appartient aux animaux.
Or cette conclusion est contradictoire au principe fondamental de la physiologie
générale, à savoir que les deux phases de l’action vitale, la création et la destruction, au lieu d’être partagées entre
les deux règnes, sont intimement unies dans tout être et dans toute partie
vivante.
Mais la dualité vitale ne s’est pas affirmée seulement au point de vue chimique, elle
a revêtu de notre temps une autre forme que nous pouvons appeler dynamique ou mécanique.
On a comparé souvent le corps de l’homme et celui des animaux à un appareil à
combustion. Les chimistes ont établi que les produits rejetés du corps, les
excrétions, pris dans leur ensemble, contenaient une plus grande proportion d’oxygène
que les aliments ingérés. Il se produit donc dans l’organisme animal une combustion
continuelle, source de chaleur et de force
mécanique.
« L’oxydation des composés complexes, dit M. Huxley, qui entrent dans l’organisme
et finalement proportionnée à la somme de force que le corps dépense, exactement de
la même façon que la somme de travail que l’on obtient d’une machine à vapeur, et la
quantité de chaleur qu’elle produit sont en proportion stricte de la quantité de
charbon qu’elle consomme.
Les particules de matière qui entrent dans le tourbillon vital sont plus
compliquées que celles qui en sortent. Pour employer une métaphore qui n’est pas
sans quelque réalité, les atomes qui entrent dans l’organisme sont pour la plupart
façonnés en grosses masses et se brisent en petites masses avant de le quitter. La
force qui est mise en liberté dans cette fragmentation est la source des puissances
actives de l’organisme. »
De là l’assimilation du corps des animaux à une machine à vapeur où s’engendreraient
des forces vives. L’organisme, a-t-on dit, est une machine, et même assez parfaite ;
car, pour une semblable quantité de combustible, elle fournit deux fois plus de
travail que les moteurs les plus économiques. Son rendement s’élèverait, d’après
Moleschott, au cinquième de l’équivalent mécanique du calorique dégagé par la
combustion de l’hydrogène et du carbone qu’elle consomme. En considérant les deux
règnes, au point de vue des services qu’ils se rendent, comme font les partisans des
causes finales, et non pas au point de vue de leur fonctionnement essentiel, on a pu
dire que l’un était un réservoir de forces, et l’autre un consommateur.
« Les phénomènes les plus compliqués de la vitalité sont résumés, a dit M. Tyndall,
dans cette loi générale : le végétal est produit par l’élévation d’un poids ;
l’animal par la chute de ce poids. »
Le végétal créerait donc des forces à la façon du mécanicien qui soulève le poids
d’une horloge ; par cette action, le travail des rouages est créé en puissance ; il
suffit de laisser tomber la masse pour le manifester. C’est là ce que l’on appelle en
mécanique une force potentielle, une force de tension.
Le végétal créerait des forces de tension, et cela aux dépens des forces vives du
soleil. Sous l’influence des vibrations transmises par les rayons solaires et par la
chaleur de l’atmosphère, la chlorophylle (avec laquelle on confond ici le règne
végétal) séparerait l’oxygène des combinaisons oxygénées (eau, acide carbonique, sels
ammoniacaux) qu’elle absorbe. Cet oxygène mis en présence des substances combustibles
est prêt à s’y combiner, à créer ainsi un travail, à développer des forces. La
séparation effectuée par la plante reviendrait à la production d’une énergie
potentielle, de forces de tension ; le rôle du règne végétal consisterait à
transformer des forces vives en forces de tension.
Au contraire, l’animal transformerait des forces de tension en forces vives. Le poids soulevé par le végétal, il le laisse retomber ;
il lâche, pour revenir à notre image, la masse qui fait mouvoir l’horloge, il
précipite sur les substances combustibles l’oxygène que la plante en avait séparé.
Pour cela, que faut-il ? Il faut, d’après Hermann, à qui nous empruntons cette
théorie, il faut détruire l’obstacle qui empêche l’oxygène de se combiner, enlever la
clavette qui retient le poids de l’horloge, détruire, en un mot, l’obstacle qui
empêche la force de tension de devenir force vive, travail ; il doit exister des forces de dégagement.
Ainsi, forces de tension, accumulées dans les végétaux ; forces vives et forces de dégagement dans les
animaux ; voilà la distribution qui constituerait la dualité dynamique des êtres
vivants.
La physiologie générale peut faire à ces théories des objections de principe et des
objections de faits.
La grande objection de principe que nous adressons à la doctrine de la dualité
vitale, c’est d’être en contradiction radicale avec notre conception fondamentale de
la vie qui exige dans tout être animal ou végétal la réunion des phénomènes de
création et de destruction organique. Nous ne pouvons concevoir un être vivant animal
ou végétal en dehors de cette formule par conséquent nous regardons a
priori comme erronée toute proposition contradictoire à ce grand principe
physiologique.
La seconde objection de principe que nous formulerons est relative à l’idée d’une nutrition directe que la théorie dualiste admet et que la physiologie
contredit. La théorie dualiste suppose en effet que les aliments passent directement
des plantes dans les animaux et que leurs principes immédiats s’y mettent en place
chacun selon sa nature. L’étude physiologique des phénomènes prouve que rien de
semblable n’a lieu, et que la nutrition est indirecte. L’aliment
disparaît d’abord en tant que matière chimique définie et ce n’est que plus tard,
après un travail organique à longue portée, après une élaboration vitale complexe, que
l’aliment arrive à constituer les réserves toujours identiques qui servent à la
nutrition de l’organisme. La nutrition et la digestion se séparent complètement ; la
nature de l’alimentation, essentiellement variable, n’a jamais d’effet dans l’état
normal, sur la formation des réserves qui restent fixes comme la
constitution des liquides et des tissus organiques. En un mot, le corps ne se nourrit
jamais directement d’aliments variés, mais toujours à l’aide des réserves identiques
préparées par une sorte de travail de sécrétion. Et ce que nous disons ici de la
formation des réserves nutritives se retrouve dans les deux règnes,
aussi bien chez les animaux que chez les végétaux.
D’ailleurs, il faut le reconnaître, les faits sont venus eux-mêmes démontrer que la
dualité vitale ne pouvait exister sous la forme absolue qu’elle avait revêtue. Pour ce
qui est de la formation des principes immédiats, la question a été résolue et la
solution acceptée par ceux-là mêmes qui avaient d’abord soutenu la théorie contraire.
Il a été démontré que les animaux forment réellement de la graisse indépendamment de
celle qu’ils ingèrent et qu’ils pourraient emprunter à l’alimentation. L’herbivore
crée la graisse au lieu de la trouver toute formée, et le carnivore agit de même. Non
seulement les animaux font de la graisse, mais ils n’emploient pas directement celle
que renferment leurs aliments. Cette sorte d’économie qu’il y aurait à utiliser la
substance déjà formée et qui nous vient à l’esprit, la nature ne la connaît pas. Elle
ne profite point de la besogne toute faite, comme si c’était autant de gagné. Le
chien, par exemple, ne s’engraisse pas du suif du mouton ; il fait de la graisse de
chien. J’ai moi-même, avec le concours de M. Berthelot, essayé de fournir une
démonstration expérimentale de ce fait, en employant un moyen de reconnaître et de
suivre la graisse fournie à l’animal : ce moyen consiste à employer comme aliment de
la graisse chlorée, où le chlore remplace quelques molécules d’hydrogène. Si l’animal
soumis à ce régime présente une graisse différente de celle qui lui a été offerte et
possède les caractères propres à l’organisme qui l’a produite, il faudra bien conclure
qu’il n’y a pas eu simple mise en place de l’aliment introduit.
On pourrait démontrer de même que les substances albuminoïdes qui constituent les
tissus animaux ne sont pas empruntés directement aux substances alibiles des
végétaux.
Mais c’est surtout pour la formation de la matière sucrée que les doutes ont été
entièrement levés. Il y a une trentaine d’années, on croyait que le sucre était
incontestablement une substance végétale et que celui qui existait dans les organismes
animaux avait été nécessairement emprunté aux plantes. J’ai réussi à démontrer qu’il
en est tout autrement et que l’animal fabrique lui-même cette substance indispensable
au fonctionnement vital, aux dépens des matériaux alimentaires très différents qu’on
lui fournit. J’ai prouvé de plus que le sucre se produit dans l’animal par un
mécanisme identique à celui qui a lieu dans le végétal.
Nous reviendrons sur ces faits à propos de l’étude des phénomènes de créations
organiques. Concluons seulement ici qu’à l’égard de la formation des principes
immédiats, l’expérience démontre que les animaux et les végétaux ne se distinguent pas
et que les uns et les autres peuvent former les mêmes principes organiques.
L’antagonisme de la respiration des animaux et des végétaux n’est pas davantage
confirmé par l’expérience. La réduction de l’acide carbonique opérée par le végétal
est le fait de la fonction chlorophyllienne ; celle-ci n’a aucun rapport avec la
respiration qui est identique dans les deux règnes. Le protoplasma végétal, les
parties incolores, racines, graines, etc., ont les mêmes propriétés respiratoires que
les tissus animaux. Le végétal comme l’animal absorbe de l’oxygène, exhale de l’acide
carbonique et produit de la chaleur ; le fait n’est pas douteux lorsque l’on suit la
germination des graines.
Relativement à la sensibilité qui constituerait le troisième point d’antagonisme
entre les végétaux et les animaux, nous aurons l’occasion de montrer qu’elle n’est en
aucune façon un attribut exclusif de l’animalité33. Si les végétaux ne
présentent pas des fonctions locomotrices comparables à celles des animaux, ils n’en
possèdent pas moins une sensibilité, qui est le primum movens de
tout acte vital.
Si les partisans de l’opposition chimico-physique, entre les animaux et les végétaux,
ont dû céder à l’évidence des faits contraires et revenir sur l’absolu de leurs
anciennes opinions, l’esprit de la théorie n’en subsiste pas moins ; il est
intéressant de voir que la dualité vitale se concentre maintenant sur un seul
argument.
On ne peut plus douter, avons-nous dit, que les animaux et les plantes ne soient
capables de produire les mêmes principes immédiats ; on ne peut plus nier que les uns
et les autres soient le siège de destructions et de réductions infiniment nombreuses
et connexes. La différence ne résiderait plus entre animaux et végétaux que dans
l’agent ou l’énergie qui est la cause des phénomènes chimiques et mécaniques qui se
passent en eux C’est un point que nous traiterons avec plus de détail, en étudiant les
phénomènes de création vitale34. Pour le moment il suffira de rappeler les grands
traits de la question. Il est admis aujourd’hui35 que les
phénomènes de synthèse chez les végétaux et les animaux forment deux groupes : ceux
qui exigent la radiation solaire, ce sont les réductions opérées dans les plantes
vertes sous l’influence de la chlorophylle ; ceux qui ont lieu sous l’influence des
combustions opérées dans les animaux ou dans les parties des plantes qui ne
contiennent pas de matière verte. Telles seraient les deux sources de forces vives qui
s’accumulent dans les êtres vivants : tantôt elles sont directement empruntées à
l’énergie solaire, tantôt elles sont empruntées à la chaleur produite par les
combustions. La force vive vient du soleil quand il y a de la chlorophylle ; dans tous
les autres cas, soit pour les animaux, soit pour les végétaux, elle provient de la
chaleur dégagée dans les oxydations ou dans les combinaisons chimiques de même ordre.
Comme exemple de ce dernier genre, nous pouvons prendre la levure de bière, le saccharomyces cerevisise. Ce champignon ne contient point de matière
verte, il n’a pas de chlorophylle. Aussi ce végétal ne peut-il emprunter son carbone
directement à l’acide carbonique : il a besoin d’un corps combustible explosif, le sucre, c’est-à-dire d’un corps qui puisse donner de la chaleur en
se brûlant. Ici l’énergie calorifique remplacerait l’énergie solaire.
Toute la différence entre les êtres vivants serait finalement réduite à cela.
Nous ferons remarquer que ce nouveau caractère ne peut servir à distinguer les
animaux des plantes. Quoique les végétaux soient pourvus de chlorophylle, surtout
pendant l’été, d’une manière incomparablement plus abondante que les animaux, on ne
peut d’une manière absolue confondre le végétal avec la chlorophylle. On devrait
simplement dire qu’il y a des êtres contenant de la chlorophylle et capables
d’utiliser la force vive émanée du soleil : ce serait le règne des êtres à
chlorophylle ; puis viendrait le règne des êtres sans chlorophylle qui sont obligés de
tirer d’une manière indirecte du soleil, c’est-à-dire des
combinaisons formées en définitive sous l’influence de ses rayons, la puissance
dynamique qu’ils doivent utiliser. Mais cette division, qui consisterait à ranger les
êtres d’après l’existence ou l’absence de la matière verte chlorophyllienne ne
correspond plus à la classification des êtres vivants en végétaux et animaux. Toute la
vaste classe des champignons, dépourvus de chlorophylle, devrait être distraite des
végétaux, et beaucoup d’animaux (Euglena viridis, Stentor
polymorphus, etc., etc.) devraient être rangés dans les végétaux.
Au point de vue philosophique, les théories dualistes de la vie ont eu pour objet de
nous montrer d’une manière saisissante les rapports des êtres dans les trois règnes de
la nature. Elles ont étudié surtout les conséquences de ces rapports et regardé chaque
être comme une machine travaillant au service d’autrui. Ces théories sont surtout
empreintes, des considérations finalistes que l’homme ne peut s’empêcher d’exprimer
lorsqu’il se fait le centre des grands phénomènes cosmiques qui l’entourent : le règne
minéral est le réservoir général ; les végétaux travaillent pour les animaux, et le
monde entier est fait pour l’homme, qui en utilise les produits pour son bien-être
matériel ou dans l’intérêt social. Par ce côté ces théories paraissent se relier à la
vie pratique. C’est pourquoi on en a fait à l’agriculture, à l’hygiène, de nombreuses
applications que nous n’avons pas à examiner ici.
Toutefois, nous pensons que ces vues théoriques qui reposent sur des résultats
évidents et incontestables ne répondent pas à la véritable conception physiologique
des phénomènes.
En effet, l’identification de l’organisme animal à un appareil dans lequel
s’engendrent des forces vives, à un fourneau dans lequel vient s’engouffrer et se
brûler le règne végétal, peut représenter une apparence extérieure ; mais ce n’est pas
l’expression physiologique d’une loi qui relierait la vie animale et végétale. Sans
doute les animaux se nourrissent de plantes, et les carnassiers des herbivores. Ces
résultats qui assurent l’équilibre cosmique sont les conséquences, ainsi que nous le
montrerons plus tard, de la loi générale de la lutte pour l’existence, d’après
laquelle la nature ne peut engendrer la vie que par la mort, la création par la
destruction. Pour nous ces faits, quoique nécessaires, sont en réalité accidentels et
contingents dans leur déterminisme ; ils restent en dehors de la finalité
physiologique.
La loi de la finalité physiologique est dans chaque être en particulier et non hors
de lui : l’organisme vivant est fait pour lui-même, il a ses lois propres,
intrinsèques. Il travaille pour lui et non pour d’autres. Il n’y a rien dans la loi de
l’évolution de l’herbe qui implique qu’elle doit être broutée par l’herbivore ; rien
dans la loi d’évolution de l’herbivore qui indique qu’il doit être dévoré par un
carnassier ; rien dans la loi de végétation de la canne qui annonce que son sucre
devra sucrer le café de l’homme. Le sucre formé dans la betterave n’est pas destiné
non plus à entretenir la combustion respiratoire des animaux qui s’en nourrissent ; il
est destiné à être consommé par la betterave elle-même dans la seconde année de sa
végétation, lors de sa floraison et de sa fructification. L’œuf de poule n’est pas
pondu pour servir d’aliment à l’homme, mais bien pour produire un poulet, etc. Toutes
ces finalités utilitaires à notre usage, sont des œuvres qui nous appartiennent36 et qui n’existent point dans la nature en
dehors de nous. La loi physiologique ne condamne pas d’avance les êtres vivants à être
mangés par d’autres ; l’animal et le végétal sont créés pour la vie. D’autre part une
conséquence impérieuse de la vie est de ne pouvoir naître que de la mort. Nous l’avons
répété sous toutes les formes : la création organique implique la destruction
organique.
Ce qui s’observe dans les phénomènes intimes de la nutrition, dans la profondeur de
nos tissus, se manifeste dans les grands phénomènes cosmiques de la nature. Les êtres
vivants ne peuvent exister qu’avec les matériaux d’autres êtres morts avant eux ou
détruits par eux. Telle est la loi.
En résumé, la physiologie générale, qui ne considère la vie que dans ses phénomènes
essentiels et généraux, ne nous permet pas d’admettre une dualité des animaux et des
végétaux, une physiologie animale et une physiologie végétale distinctes. Il n’y a
qu’une seule manière de vivre, qu’une seule physiologie pour tous les êtres vivants :
c’est la physiologie générale qui conclut à l’unité vitale dans les deux règnes.
Si maintenant, au lieu de considérer la vie dans ses deux manifestations nécessaires
et universelles, la création et la destruction
vitale, nous pénétrons dans le jeu des divers mécanismes vitaux que la nature nous
présente, si nous headendons dans l’arène où se passe la lutte pour l’existence, alors
nous trouverons des différences fonctionnelles et des variétés infinies. Non seulement
nous trouverons que des animaux sont conformés pour manger des végétaux, mais que des
animaux sont armés pour dévorer d’autres animaux plus faibles qu’eux. C’est, en un
mot, le règne de la loi du plus fort, loi qui n’a rien de nécessaire, puisque les
hasards du combat vital peuvent faire que tel être échappe à la mort, tandis que tel
autre succombe.
Toutefois, au milieu de cette mêlée silencieuse, que nous appelons par antiphrase
l’harmonie de la nature, et dans laquelle viennent s’entre-détruire toutes les
existences, jamais la loi fondamentale de la physiologie générale que nous avons
énoncée n’est violée. Jamais la vie ne se manifeste sans entraîner avec elle dans le
même être un double mouvement de création et de destruction organique équivalente, de
sorte que nous ne trouvons jamais des êtres vivants jouant séparément le rôle
d’organismes créateurs de la matière organique, tandis que d’autres auraient le rôle
contraire de détruire cette matière organique pour la restituer au monde minéral.
Tous les êtres vivants se nourrissent de même : l’animal pas plus que le végétal ne
procède par nutrition directe, ils s’alimentent, en réalité, l’un et l’autre, malgré
les apparences contraires, en prenant au monde ambiant des matériaux tombés dans un
état plus ou moins profond d’indifférence chimique. L’animal comme le végétal
modifient ces matériaux, les élaborent et en forment des réserves appropriées à leur
nature et utilisées ultérieurement pour leur propre compte. Tantôt la formation de la
réserve et sa dépense peuvent être à peu près simultanées ou très rapprochées, tantôt
elles sont successives et à long intervalle. Ce dernier cas s’observe pour les
végétaux, surtout pour les végétaux bisannuels. Pendant la première année, la plante
accumule ses réserves, et on peut croire qu’elle n’est alors qu’un appareil de
création ou de synthèse. Pour les animaux, au contraire, et particulièrement pour les
animaux à sang chaud, les réserves ne durent pas longtemps et se dépensent en quelque
sorte au fur et à mesure, de sorte qu’on peut croire que ces derniers êtres sont
uniquement des appareils de combustion, de destruction. Chez les animaux à sang froid,
les réserves sont faites dans certains cas à longue portée et se rapprochent par ce
côté de celles des végétaux.
En définitive, le végétal et l’animal sont deux machines vivantes distinctes, munies
d’instruments et d’appareils variés avec des modes de fonctionnement qui donnent aux
phénomènes de leur existence des apparences fort différentes. Mais l’unité de la vie
ne doit pas nous être dissimulée par la variété de la fonction ; le
muscle, la glande, le cerveau, les nerfs, les organes électriques, etc., vivent
semblablement, mais fonctionnent très différemment. Les végétaux et les animaux vivent
identiquement, mais fonctionnent autrement. Même en admettant que la fonction
chlorophyllienne soit spéciale aux végétaux, il ne faut pas en tirer la conclusion que
les végétaux vivent autrement que les animaux, ce serait une erreur ; le protoplasma
chlorophyllien, qui a pour fonction de réduire l’acide carbonique et de dégager de
l’oxygène, ne vit pas moins, comme tous les protoplasmas animaux et végétaux, en
absorbant de l’oxygène et en exhalant de l’acide carbonique.
Au point de vue de la physiologie générale, nous ne considérons pas seulement les
fonctions différentielles des êtres vivants entre eux, lesquelles n’ont rien
d’absolument nécessaire à la vie ; nous considérons, au contraire, les phénomènes
généraux et communs qui sont indispensables à l’existence de tous les êtres.
Qu’importe qu’un être vivant ait des organes ou des appareils plus ou moins variés et
complexes, des poumons, un cœur, un cerveau, des glandes, etc., etc. Tout cela n’est
pas nécessaire à la vie d’une manière absolue. Les êtres inférieurs vivent sans ces
appareils, qui ne sont que l’apanage des organisations de luxe. L’étude des êtres
inférieurs est surtout utile à la physiologie générale, parce que chez eux la vie
existe à l’état de nudité, pour ainsi dire. Elle est réduite à la nutrition :
destruction et création vitale. Or, nous le répétons, cette vie est toujours complète
dans la plante comme dans l’animal. Ils ne représentent pas chacun une demi-vie qui,
se complétant réciproquement, rendrait les deux êtres étroitement complémentaires l’un
de l’autre.
C’est en définitive dans l’intimité des phénomènes de la nutrition que se manifeste
surtout la loi de l’unité vitale chez les animaux et chez les végétaux. Mais pour
saisir cette unité, il faut considérer le phénomène nutritif dans sa totalité ; car si
on n’analyse qu’un côté des rapports des êtres vivants avec le milieu cosmique, on
peut trouver parfois que les phénomènes de la vie animale et végétale revêtent des
apparences contraires. C’est ce qui a semblé parfois résulter de ce qu’on a appelé le
bilan nutritif des animaux et des végétaux. Nous terminons par quelques réflexions à
ce sujet.
Le bilan du mouvement organique des animaux et des végétaux se dresse comme celui
d’une machine ordinaire dont on veut connaître le travail intérieur. On analyse ce qui
entre, on analyse ce qui sort dans un temps donné, et de la dépense on déduit ce qui
s’est fait dans la machine. Cette manière d’opérer, applicable sans doute aux machines
inertes, n’est plus légitime pour les organismes ou machines vivantes. Si la nutrition
et la combustion organiques étaient directes, comme on l’a cru après
Lavoisier, le bilan direct pourrait être admissible. Mais la physiologie nous a appris
que la nutrition est indirecte et ne se fait qu’à longue portée
après des mois et même des années chez certains végétaux. Donc il faudrait, pour
conclure, rigoureusement avoir des observations ou des expériences d’une durée
équivalente ; sans cela on n’obtient que des résultats partiels dont on ne peut pas
tirer de conclusions générales.
MM. Regnault et Reiset ont fait bien sentir cette différence qui existe entre les
machines vivantes et les machines inertes, quand dans leurs belles recherches sur la
respiration, ils ont analysé le travail de Dulong et Desprez sur la chaleur animale.
Ces derniers auteurs, supposant que la combustion est directe, admettaient que la
chaleur produite dans le corps est représentée par la chaleur de combustion du carbone
et de l’hydrogène à l’aide de l’oxygène respiré. Les nombres de leurs analyses
correspondent même avec cette explication. MM. Regnault et Reiset, tout en admettant
que les phénomènes de calorification ne peuvent être, dans l’organisme comme au dehors
de lui, que le résultat des phénomènes de combustion, n’hésitent pas à considérer les
nombres trouvés par Dulong et Desprez comme faux et la concordance de leurs analyses
comme tout à fait fortuite. C’est qu’en effet il y a bien d’autres phénomènes dont il
faudrait tenir compte si l’on voulait avoir l’équation de la production de la chaleur
animale dans l’organisme vivant.
On simplifie donc trop les problèmes, et selon le mot spirituel de Mulder : déduire
les phénomènes qui se passent dans l’organisme de l’analyse des matériaux qui le
traversent, ce serait prétendre connaître ce qui se passe dans une maison en analysant
les aliments qui entrent par la porte et la fumée qui sort par la cheminée.
Nous reconnaissons néanmoins aux recherches de statique chimique une grande
importance, parce qu’elles fournissent les premières données sur lesquelles le
physiologiste doit se baser pour poursuivre l’étude des phénomènes intimes de la
nutrition dans nos tissus. Mais la physiologie expérimentale nous enseigne que ces
problèmes intermédiaires de la nutrition doivent ensuite être suivis pas à pas à
l’aide d’expériences délicates, au lieu d’être déduits d’explications hypothétiques
fondées sur la comparaison du matériel d’entrée et de sortie.
Les phénomènes de la nutrition sont trop complexes pour pouvoir se prêter à ce genre
d’investigation, qui n’est applicable, nous le répétons, qu’aux machines inorganiques.
Nous pourrions citer beaucoup de conséquences physiologiquement erronées, auxquelles
on a été conduit par cette manière indirecte d’opérer, tandis qu’au contraire l’étude
expérimentale des phénomènes de la nutrition poursuivie directement dans les organes,
dans les tissus, et même dans les éléments de tissus, nous a conduit à des découvertes
fécondes. Jamais on n’aurait découvert la formation du sucre dans le foie si l’on
s’était borné à comparer les analyses des matières à l’entrée et à la sortie de
l’organisme. Le physiologiste doit s’appuyer sur ces résultats chimiques généraux ;
mais il ne doit pas s’en contenter, il doit headendre, à l’aide de l’expérience
directe, dans l’intimité des organes, dans le tissu, dans la cellule vivante dont la
fonction est identique dans l’animal comme dans le végétal. C’est par cette étude
seule qu’il pourra saisir le mystère de la nutrition intime et arriver à se rendre
maître de ces phénomènes de la vie, ce qui est son but suprême.
On voit ainsi par quel point de vue le physiologiste et le chimiste peuvent différer
quand ils étudient les phénomènes de l’organisme vivant.
De la discussion générale qui précède, nous pouvons conclure que malgré la variété
réelle que les phénomènes vitaux nous offrent dans leur apparence extérieure, dans les
animaux et dans les végétaux, ils sont au fond identiques, parce que la nutrition des
cellules végétales et animales, qui sont les seules parties vivantes essentielles, ne
sauraient avoir un mode différent d’exister dans les deux règnes.
En conséquence nous considérons notre grande division des phénomènes de la vie, destruction et création organique, comme justifiée
et comme établie en physiologie générale. Cette division nous servira de cadre dans
les leçons qui vont suivre.
Quatrième leçon :
Phénomènes de destruction organique
SOMMAIRE : Phénomènes de la
création et de la
destruction organique. — Étude des
phénomènes de
destruction organique. — Fermentation, combustion, putréfaction.
— I
. Fermentation. — Catalyse ; Berzélius. — Décomposition ; Liebig. — Théorie
organique ; Cagniard de Latour, Turpin, Pasteur. — Ferments solubles, ferments
figurés. — Les
actions des
ferments solubles se
retrouvent dans le
règne minéral.
— Les mêmes
ferments sont
communs aux deux
règnes, animal et
végétal. — Les
ferments
agissent pour
transformer et
décomposer les
produits des
réserves nutritives.
— Fermentations dues aux
ferments figurés. — Fermentation alcoolique ; ses
conditions.
— II
. Combustion. — Théorie de
Lavoisier ; combustion directe, vive ou
lente. — La
combustion directe n’
existe pas
. — Combustions indirectes ; dédoublement, sorte de
fermentation appartenant aux
végétaux et aux
animaux. — Fait
particulier des
glandes.
— Rôle inconnu de l’
oxygène dans l’
organisme. — III
. Putréfaction. — Appartient aux
animaux et aux
végétaux. — Théories de la
putréfaction ; Gay-Lussac, Appert, Schwann,
Pasteur. — Fermentation putride. — Analogie de la
putréfaction et des
fermentations.
— La
vie est une
putréfaction. — Mitscherlich, Hoppe-Seyler, Schützenberger, etc.
Nous avons proposé, discuté et établi en physiologie générale, la division des
phénomènes de la vie en deux grands groupes : phénomènes de création ou de
synthèse organique, phénomènes de destruction organique. Il faut maintenant
poursuivre cette division dans ses détails et étudier séparément les deux ordres de
phénomènes vitaux qui s’y rapportent. Nous commencerons par l’étude des phénomènes de
destruction vitale, parce qu’ils se montrent dès l’origine de l’être et qu’ils débutent
avec l’apparition de la vie.
Les phénomènes de destruction organique ont pour expression même les manifestations
vitales. On peut regarder comme un axiome physiologique la proposition suivante :
Toute manifestation vitale est nécessairement liée à une destruction
organique.
Quel sont ces phénomènes de désorganisation ?
Lavoisier, dans le passage que nous avons précédemment cité, rattache tous les
phénomènes de destruction organique à l’un de ces trois types :
I. Fermentation.
II. Combustion.
III. Putréfaction.
C’est, en effet, par l’un ou l’autre de ces procédés que la matière organisée se
détruit, soit par suite du fonctionnement vital, soit dans le cadavre après la mort. Ces
trois phénomènes typiques présentent malheureusement encore beaucoup d’obscurités,
malgré l’impulsion très active qui a été donnée à leur étude et malgré les progrès
considérables qui ont été accomplis depuis quelques années. Il ne s’agira pas
d’ailleurs, dans ces leçons où nous traçons une sorte d’esquisse ou de plan de la
physiologie générale, de résoudre les questions ; il importe d’abord de les poser :
c’est à quoi nous nous bornerons en traitant successivement de la fermentation, de la
combustion, de la putréfaction. Nous indiquerons d’une manière rapide et sommaire non
pas l’état détaillé de nos connaissances sur ces phénomènes complexes, mais bien plutôt
la place qu’ils doivent occuper dans un conspectus physiologique, nous réservant de les
développer plus tard en faisant connaître nos recherches personnelles.
Les chimistes et les physiologistes n’ont jamais été et ne sont pas encore d’accord
sur ce que l’on doit entendre sous le nom de fermentation. On a dit, dans ces derniers
temps, d’une façon générale, que ce nom s’appliquait à toutes les réactions organiques
provoquées par un corps qui ne gagnait et ne perdait rien dans le phénomène, qui
semblait n’intervenir que par sa présence. Berzélius appelait actions
catalytiques les phénomènes de ce genre. C’est ainsi que la mousse de platine,
disait-on, agit par simple présence ou par catalyse sur l’alcool
pour le faire passer successivement à l’état d’aldéhyde, puis d’acide acétique. La
fermentation était une catalyse organique. C’était là, bien entendu, une simple
désignation et non une explication. Le rapprochement que ce nom indique n’est pourtant
pas exact, et nous donnerait une idée très fausse des fermentations qui
s’accomplissent chez les animaux et végétaux.
En effet, les fermentations que l’on connaît pour les avoir étudiées dans l’économie
vivante où elles s’accomplissent ne sont pas comparables aux phénomènes que Berzélius
appelait des actions catalytiques. Le ferment ne reste pas
indifférent aux décompositions qu’il provoque. Il est prouvé aujourd’hui que, dans
l’action de la diastase sur l’amidon, la diastase s’use, et que son usure est en
rapport avec l’énergie de l’action qu’elle a exercée.
Aussi le ferment ne reste pas invariable. Nous venons de citer un cas où il se
détruit : dans d’autres cas, il se multiplie. Cela a lieu pour ce que l’on appelle les
ferments figurés. Le Mycoderma aceti, organisme microscopique qui
transforme l’alcool en acide acétique, n’agit pas simplement à la façon de la mousse
de platine ; il augmente de poids, il s’accroît et se multiplie dans la liqueur où il
agit et corrélativement à son action même.
Il ne faut donc pas, d’après cela, rapprocher les fermentations des phénomènes
d’ailleurs obscurs et inconnus que l’on a rangés sous le titre d’actions catalytiques.
Berzélius avait en vue surtout la fermentation alcoolique : il ignorait que le
ferment, la levure, fût un être organisé, il le regardait comme un principe amorphe.
Mitscherlich, qui connaissait cependant la nature organisée de la levure, lui
attribuait le même rôle que Berzélius.
Liebig comprit autrement les fermentations. Prenant pour type la fermentation
alcoolique, il la considéra comme l’avaient fait autrefois les iatrochimistes Willis
et Stahl. « La levure de bière et en général toutes les matières animales et
végétales en putréfaction reportent sur d’autres corps l’état de décomposition dans
lequel elles se trouvent elles-mêmes ; le mouvement qui, par la perturbation
d’équilibre, s’imprime à leurs propres éléments, se communique également aux
éléments des corps qui se trouvent en contact avec elles. »
Le ferment, dans
cette manière de voir, est un corps en décomposition, dont les molécules, animées d’un
mouvement particulier interne, communiquent l’ébranlement à une substance
fermentescible instable.
Pour caractériser d’un mot la théorie de Liebig, il faudrait dire que la fermentation
est une décomposition qui en entraîne une autre.
Cagniard de Latour reconnut vers 1838, par l’inspection microscopique, que la levure
de la fermentation alcoolique était formée de globules organisés, de cellules
vivantes, capables de se reproduire, ayant une enveloppe et un contenu. Le rôle de cet
organisme dans la fermentation fut surtout précisé par M. Pasteur. La fermentation
alcoolique est un phénomène corrélatif de l’organisation, du développement, de la
multiplication, c’est-à-dire de la vie des globules. C’est ce que l’on a appelé la
théorie physiologique de la fermentation, que Turpin, en 1838, avait formulée le
premier, en disant : « Fermentation comme effet et végétation comme
cause. »
On distingue aujourd’hui deux espèces de fermentations, selon la nature soluble ou
insoluble du ferment : les unes produites par l’intervention d’un ferment organisé ou
figuré, les autres produites par les ferments non figurés,
liquides, produits solubles, élaborés, sécrétés par les organismes
vivants.
Les ferments solubles existent dans les plantes et dans les
animaux. Ils ont pour type la diastase végétale et les ferments digestifs ; ils ont
pour caractère commun d’être solubles dans l’eau, précipitables par l’alcool et de
nouveau solubles dans l’eau. Un autre trait commun est encore la grandeur de l’effet
comparée à la masse très faible du ferment. Une très petite fraction de diastase peut
saccharifier une grande quantité (plus de deux mille fois son poids) d’amidon. Enfin,
la substance active ne se multiplie pas, mais au contraire s’épuise et se détruit par
son action même.
Ces ferments sont capables de provoquer des réactions chimiques très énergiques. J’ai
insisté depuis très longtemps pour établir que les fermentations, spéciales quant à
leurs procédés, ne sont pas, au fond, quant à leur nature essentielle, différentes des
actions chimiques générales ; toutes, en effet, sont représentées dans le règne
minéral. Certains ferments, diastase animale et végétale, ferments inversifs des
plantes ou des animaux, agissent à la façon des acides minéraux : d’autres ont le même
effet que produirait un alcali ; de ce nombre est le ferment des matières grasses, qui
existe dans le suc pancréatique et qui émulsionne d’abord et qui saponifie ensuite ces
substances, etc.
Les fermentations amènent la destruction des composés complexes des organismes, leur
dédoublement en des corps plus simples, accompagné d’une hydratation. Elles jouent un
rôle très important dans la nutrition. On les trouve à la fois dans l’économie
végétale et animale. La chose est facile à démontrer dans le cas des diastases ; le
ferment glycosique ou diastase proprement dite se rencontre dans toutes les parties de
l’organisme où l’amidon animal ou végétal doit être rendu soluble. Dans les graines,
le ferment manifeste son activité lors de la germination ; dans le tubercule de la
pomme de terre, il entre en activité au printemps ; dans le foie, il existe toujours
de manière à transformer l’amidon animal en glycose. En d’autres termes, partout où
des matières féculentes doivent alimenter un organisme, on constate la présence d’un
ferment identique. L’amidon n’est donc pas utilisé sous sa forme actuelle ; il ne
participe à la vie végétale ou animale que lorsque, par hydratation, il a été
transformé en sucre de glycose. D’autre part, le sucre, s’il était à l’état de
glycose, ne se conserverait pas dans l’organisme : il se détruirait bientôt, sans
pouvoir jouer ce rôle de réserve qui est indispensable au fonctionnement vital dans
les deux règnes.
Ce que nous disons de l’amidon, de son accumulation en réserves insolubles, de sa
transformation par fermentation au moment convenable, est vrai pour beaucoup d’autres
substances moins bien connues. La manière d’être de l’une d’elles, cependant, le sucre
de saccharose (sucre de canne, de betterave), vient confirmer cette généralisation. Il
est susceptible, en effet, de s’accumuler à l’état de réserves dans les tissus des
végétaux. Sous cette forme, il n’est point utilisable ; il n’est pas directement
oxydable par l’organisme ; il est nécessaire qu’il soit transformé en sucre de
glycose. Un ferment inversif est chargé de la transformation. Ce
ferment existe identique chez les animaux et les plantes : la levure de bière, qui a
besoin de transformer en glycose, pour s’en nourrir, le sucre de cannes avec lequel
elle est mise en présence, fabrique ce ferment. M. Berthelot l’y a découvert. La
betterave se comporte de même relativement au sucre accumulé dans sa racine pendant la
première année de la végétation ; j’ai démontré que les animaux procèdent de même pour
tirer partie du sucre de saccharose contenu dans leurs aliments.
Nous avons dit que les actions du genre fermentatif sont extrêmement nombreuses ;
elles sont en effet le type général des actions vitales de destruction ; beaucoup ne
sont encore que soupçonnées ; le plus grand nombre est absolument ignoré. Ce que l’on
en sait suffit pourtant pour permettre de juger de l’importance de ces phénomènes.
Les matières albuminoïdes sont rendues solubles et digérées par un ferment, la pepsine, qui existe dans le suc gastrique ; la pepsine ne fait que
commencer l’action ; la trypsine, ferment de même nature, contenu
dans le suc pancréatique, achève cette transformation en peptone. On a pensé que cet
agent existait dans les différents points de l’organisme où sa présence peut être
nécessaire pour digérer les albuminoïdes : Brücke a prétendu le retrouver dans le sang
et dans les muscles. Il est probable qu’on l’isolera dans les végétaux.
De même, il existe dans les amandes, douces et amères, un ferment soluble énergique,
l’émulsine, qui est capable de dédoubler un grand nombre de
glycosides : l’amygdaline (en glycose, acide cyanhydrique et essence d’amandes
amères), la salicine, l’hélicine, l’arbutine, la phlorizine, l’esculine, la daphnine.
Or, il est remarquable que l’on trouve précisément un ferment de la même nature chez
les animaux, dans le foie et le pancréas. Il serait inutile de multiplier ces
exemples, de signaler la fermentation du myronate de potasse produite par la myrosine,
la fermentation des acides biliaires, de l’acide hippurique, du tannin, de la pectose,
etc. Il suffit que l’on comprenne qu’il s’agit ici d’un procédé général employé par la
nature pour opérer le dédoublement, c’est-à-dire la destruction d’un très grand nombre
de principes organiques aussi bien dans les plantes que chez les animaux.
On range parmi les fermentations (F. à ferments figurés) un second
ordre de décompositions provoquées par des êtres organisés. Le type de ces actions est
la fermentation alcoolique produite par la levure de bière.
C’est dans ce groupe de phénomènes qu’il faudrait ranger les transformations du sucre
en alcool, en acide lactique, en acide butyrique, en gomme, en mannite, en acide
acétique.
Ce sont là des exemples de destructions accomplies dans des
circonstances particulières ou dans le cours de l’existence d’êtres particuliers.
Cependant quelques-unes de ces fermentations destructives des matières organisées
pourraient peut-être avoir une très grande généralité. Il semblerait que beaucoup de
cellules, soit animales soit végétales, mises dans les conditions des cellules de
levure, agissent comme celles-ci.
Dans quelles conditions la levure provoque-t-elle la fermentation alcoolique ? C’est,
d’après M. Pasteur, lorsque le ferment est privé d’air. Comme il a besoin d’oxygène
pour subsister, ne pouvant l’emprunter directement, il se trouve dans l’alternative ou
de périr ou de se le procurer par un autre précédé. La levure prend alors de l’oxygène
aux matières ambiantes : elle en prend au sucre en provoquant sa fermentation ou
destruction, opération capable d’engendrer la chaleur, de produire l’énergie
calorifique dépensée dans le fonctionnement vital.
On sait, avons-nous dit, que d’autres cellules semblent susceptibles d’agir d’une
façon identique. On a signalé, en effet, que certaines plantes d’Afrique produisent de
l’alcool dans leurs racines. MM. Lechartier et Bellamy ont montré que les fruits
placés dans une atmosphère d’acide carbonique, c’est-à-dire mis dans l’impossibilité
de respirer comme ils font d’ordinaire en absorbant de l’oxygène et rejetant de
l’acide carbonique, se comportent comme la levure : ils transforment partiellement
leur sucre en alcool et acide carbonique. On sait d’ailleurs que l’on peut retirer de
l’alcool de la distillation de certains fruits, tels que les prunes à l’époque de leur
maturité. M. de Luca s’est assuré que certaines feuilles placées également dans une
atmosphère d’acide carbonique se comportent de la même manière et donnent naissance
aux fermentations alcoolique et acétique.
On pourrait comparer la fermentation à l’aide des ferments figurés ou vivants à une
sorte de parasitisme qui altère le milieu dans lequel vivent ces êtres élémentaires. À
ce titre ces ferments rentrent dans notre étude puisqu’ils produisent la destruction,
le dédoublement des matières plus simples avec lesquelles elles sont en contact.
Nous n’avons pas l’intention d’entrer dans l’étude des phénomènes de combustion et de
leur rôle dans la vie des organismes. Nous voulons seulement rappeler, à cette
occasion, un principe que nous soutenons depuis longtemps, à savoir que les phénomènes
chimiques des organismes vivants ne peuvent jamais être assimilés complètement aux
phénomènes qui s’opèrent en dehors d’eux. Ce qui veut dire, en d’autres termes, que
les phénomènes chimiques de l’être vivant, bien qu’ils se passent suivant les lois
générales de la chimie, ont toujours leurs appareils, leurs procédés spéciaux37.
On sait depuis Lavoisier que la destruction, l’usure moléculaire qui accompagne les
phénomènes vitaux consiste dans une sorte d’oxydation de la matière organique : elle
est l’équivalent d’une combustion. Mais Lavoisier et les chimistes qui nous ont fait
connaître cet important résultat sont tombés dans une erreur, presque inévitable à
leur époque, sur le mécanisme de ces phénomènes, erreur qui, encore aujourd’hui, a
cours auprès de beaucoup de savants. Ils ont assimilé les processus chimiques qui se
font dans l’organisme à une oxydation directe, à une fixation d’oxygène sur le carbone
des tissus. En un mot, ils ont cru que la combustion organique avait pour type la
combustion qui se fait en dehors des êtres vivants dans nos foyers, dans nos
laboratoires. Tout au contraire, il n’y a peut-être pas dans l’organisme un seul de
ces phénomènes de prétendue combustion qui se fasse par fixation directe d’oxygène.
Tous empruntent le ministère d’agents spéciaux, des ferments, par exemple.
Les impérissables travaux de Lavoisier sur la respiration nous ont fait comprendre le
rôle de l’oxygène, non dans ses détails, mais au moins dans ses grands traits.
L’oxygène est nécessaire à l’entretien de la vie, a-t-on dit, parce qu’il entretient
la combustion ; sa suppression, si elle n’est compensée par quelque artifice, ne
saurait être longtemps soutenue ; ce gaz s’unit à la substance organique et il est
éliminé de l’organisme à l’état de combinaison avec le carbone, à l’état d’acide
carbonique.
Ce n’est cependant pas à une combustion directe que ce gaz est employé. La formule
banale répétée par tous les physiologistes que le rôle de l’oxygène est d’entretenir
la combustion n’est pas exacte, puisqu’il n’y a point en réalité dans l’organisme de
combustion véritable. Ce qui est vrai, c’est que le rôle exact de l’oxygène, que nous
croyons savoir, nous est encore inconnu : à peine peut-on le soupçonner. Nous ne
pouvons ici que poser la question, sans prétendre en aucune façon la résoudre ; mais,
dans tous les cas, nous le savons déjà, l’oxygène ne sert pas à une combustion
directe.
D’abord, qu’est-ce que les chimistes entendent sous ce nom de combustion ? C’est encore ici un de ces termes mal précisés sur lesquels règne
le plus complet désaccord. Quelques chimistes réservent ce nom à l’oxydation du
carbone et de l’hydrogène, qui a pour conséquence la production d’acide carbonique et
de vapeur d’eau, avec production de chaleur ; et, avec Lavoisier, ils distinguent la
combustion vive et la combustion lente, suivant que la production de chaleur est plus
ou moins intense, dissipée à mesure de sa production, de manière à ne pas élever à une
haute température le corps combustible dans le cas de combustion lente ; à le porter,
au contraire, au degré où il devient incanheadent dans le cas de combustion vive.
D’autres chimistes considèrent comme fait caractéristique de la combustion le
développement de chaleur, de sorte qu’ils attribuent ce nom à toute combinaison, à
toute action chimique, qui s’accompagne d’un grand développement de calorique.
En nous en tenant à la première acception, peut-on dire qu’il y ait combustion dans
l’organisme animal ou végétal ? On a répondu affirmativement à cette question.
Lavoisier, qui avait, par une intuition de génie, créé son système en comparant les
phénomènes respiratoires avec les oxydations des métaux, avait dû penser qu’il en
était ainsi. Il avait comparé (1789) la consommation d’oxygène faite par le même homme
d’abord au repos, puis accomplissant un travail, et il avait conclu que le travail
musculaire accélérait les combustions organiques. On était depuis lors si bien
persuadé qu’il y avait une véritable combustion que le débat roulait simplement sur la
question de savoir si c’était la substance même du muscle qui se brûlait, ou si
c’était des matières combustibles hydrocarbonées.
Mais ni l’une ni l’autre de ces opinions ne saurait être soutenue en tant qu’elles
impliqueraient une combustion directe. En effet, dans l’organisme, on ne rencontre
jamais les produits de combustion incomplète, tels que l’oxyde de carbone. D’autre
part, il ne se brûle pas d’hydrogène ; jamais l’on n’a pu constater directement la
production de l’eau dans les prétendues combustions organiques. Il semble, au
contraire, bien avéré, que l’eau de l’organisme a sa source exclusivement dans
l’alimentation et qu’elle est introduite du dehors. J’ai montré que le sang qui sort
d’un muscle en contraction n’est pas plus riche en eau que celui qui y entre, c’est
même plus souvent le contraire. J’ai fait, en outre, remarquer que le sang qui sort
d’une glande en sécrétion est plus pauvre en eau que celui qui entre, et que la
différence est représentée exactement par la quantité d’eau contenue dans le liquide
sécrété.
D’autre part, l’oxygène n’est pas immédiatement employé : il n’est pas fixé
directement. Un muscle en activité produit une quantité d’acide carbonique supérieure
à la quantité d’oxygène absorbée dans le même temps. La consommation d’oxygène n’est
donc pas en rapport exact avec la production d’acide carbonique. C’est ce que
Petenkofer et Voit ont établi pour le muscle maintenu en place, et pour le muscle
séparé de l’animal. L. Hermann a obtenu le même résultat. On sait (et nous allons
reproduire ici l’expérience sous vos yeux) que, même en l’absence de tout
renouvellement d’oxygène, dans des gaz inertes, dans l’hydrogène, par exemple, que
nous avons substitué à l’air ordinaire, le muscle peut se contracter assez longtemps.
Il rend alors de l’acide carbonique, qui évidemment ne provient pas d’une combustion
directe. Si pendant l’état d’activité le muscle rend plus d’oxygène combiné qu’il n’en
reçoit, au contraire, pendant le repos, il en prend plus qu’il n’en rend. Les faits
établissent bien clairement que l’on n’a point affaire ici à une fixation directe et
extemporanée d’oxygène sur la substance du muscle. Le phénomène est beaucoup plus
complexe. Il consiste en des dédoublement chimiques, très certainement de la nature
des fermentations, mais actuellement plutôt soupçonnés que bien connus. On a imaginé
l’hypothèse d’un dédoublement par fermentation d’une matière du muscle, l’inogène, en acide carbonique, acide sarcolactique, et myosine. Cette hypothèse a simplement
comme valeur de nous montrer le sens des interprétations actuelles que l’on tend à
substituer à la théorie de la combustion directe de Lavoisier.
L’étude du fonctionnement des glandes conduit à des conclusions de même nature
relativement à la combustion directe. J’ai montré que le sang veineux qui sort des
glandes est à peu près aussi riche en oxygène que le sang artériel, de sorte que
l’exagération de la fonction n’entraînerait pas la disparition de l’oxygène. L’oxygène
ne se fixe donc pas au moment où l’on suppose qu’il devrait être employé ; il n’y a
pas en un mot de consommation plus grande d’oxygène. Et cependant c’est pendant le
fonctionnement qu’il se produit la plus grande quantité d’acide carbonique, que l’on
trouve en proportions considérables dans le sang veineux rutilant et à la fois chargé
d’oxygène et d’acide carbonique, Ainsi, les deux phénomènes d’absorption et de dépense
d’oxygène sont ici nettement séparés, ce qui exclut évidemment toute possibilité d’une
combustion directe. C’est pendant le repos que l’oxygène est absorbé par la glande ;
c’est pendant le fonctionnement qu’il sort à l’état d’acide carbonique, mais alors
l’absorption de l’oxygène est suspendue.
Il résulte de ces faits, que ce n’est pas à une combustion directe que l’oxygène est
employé : conséquence importante pour le but que nous poursuivons, car la combustion
directe du carbone et de l’hydrogène serait une véritable synthèse, une combinaison
d’éléments séparés ; tandis que le phénomène qui se produit est probablement au
contraire un dédoublement, une destruction de substance complexe, une véritable
analyse par fermentation.
Le rôle véritable de l’oxygène est inconnu, avons-nous dit plus haut. Il est bien
certain que ce gaz est fixé dans l’organisme et qu’il devient ainsi un des éléments de
la constitution ou de la création organique.
Mais ce ne serait point par sa combinaison avec la matière organique qu’il
provoquerait le fonctionnement vital. En entrant en contact avec les parties, il les
rend excitables ; elles ne peuvent vivre qu’à la condition de ce contact. C’est donc
comme agent d’excitation qu’il interviendrait immédiatement dans le plus grand nombre
des phénomènes de la vie.
On a dit que chez les animaux élevés, l’oxygène devait être porté sur les centres
nerveux, pour exciter la moelle allongée et provoquer les mouvements respiratoires.
Chez la grenouille, la nécessité de l’excitabilité est moindre pendant l’hiver,
période d’inertie, que pendant l’été, période d’activité. Aussi l’absorption d’oxygène
est-elle moindre pendant la première saison que pendant la seconde. Une expérience
curieuse d’Engelmann semble jeter quelque lumière sur ce rôle d’excitant qu’aurait
l’oxygène. Engelmann a observé les mouvements des cils vibratiles, mouvements qui sont
faciles à apercevoir après que la membrane qui les supporte a été détachée de
l’animal. Les cellules vibratiles sont examinées dans le champ du microscope. Si l’on
chasse l’oxygène de la préparation et qu’on le remplace par l’hydrogène, les
mouvements cessent au bout d’un certain temps, environ après vingt minutes, par
exemple. Si l’on fait rentrer l’oxygène, les mouvements reprennent et l’on peut
reproduire un certain nombre de fois ces alternatives. L’oxygène agit donc comme s’il
excitait les mouvements vibratiles et comme si sa puissance d’excitation se continuait
pendant un certain temps. Si l’on prend des cellules vibratiles à activité ralentie
par le froid et l’engourdissement hibernal et que l’on répète l’expérience, elle
donnera les mêmes résultats, seulement l’action de l’oxygène se continuera pendant un
plus grand espace de temps ; elle sera efficace pour une durée plus longue ; les
mouvements se continueront encore plusieurs heures après le contact du gaz.
La conclusion que nous avons exposée au début nous semble donc amplement justifiée ;
il n’est pas nécessaire de multiplier autrement les exemples, pour prouver que la
théorie de la combustion directe, qui a déterminé un si grand progrès quand son
illustre fondateur l’a introduite dans la science, n’a cependant pas été confirmée par
les études physiologiques. La combustion n’est pas directe dans les organismes, et la
production d’acide carbonique, qui est un phénomène si général dans les manifestations
vitales, est le résultat d’une véritable destruction organique, d’un dédoublement
analogue à ceux que produisent les fermentations. Ces fermentations sont d’ailleurs
l’équivalent dynamique des combustions ; elles remplissent le même but en ce sens
qu’elles engendrent de la chaleur et sont par conséquent une source de l’énergie qui
est nécessaire à la vie.
Parmi les procédés de destruction des matériaux organiques. Lavoisier rangeait à côté
de la fermentation et de la combustion, la putréfaction. Il s’agit
là d’un phénomène encore plus obscur que ceux de la fermentation et de la combustion,
que nous avons précédemment examinés.
Qu’entend-on par putréfaction ? On sait de tout temps que les matériaux qui entrent
dans la constitution du corps des animaux commencent à s’altérer après la mort, à se
transformer et à se décomposer en divers principes parmi lesquels des substances à
odeur forte et putride. De là le nom de putréfaction, pour caractériser ces
décompositions à odeur nauséabonde.
La même chose a lieu pour les végétaux. Seulement, ici, la destruction portant sur
des corps où les substances albuminoïdes, azotées, sont en moindre quantité, les
caractères organoleptiques de la putréfaction sont moins saisissants et ont été moins
bien connus. Dans la réalité les substances de l’organisme végétal, les substances
actives, travaillantes, véritablement vivantes, telles que le protoplasma albuminoïde,
sont tout aussi putrescibles que chez les animaux. Seulement, ainsi que nous venons de
le dire, la proportion des parties vivantes est, dans les individus végétaux, très
faible par rapport aux parties de soutien ou squelettiques inertes. Celles-ci ne sont
pas davantage susceptibles de putréfaction chez les animaux que chez les végétaux ; la
carapace d’un crustacé, le squelette d’un mammifère sont dans des conditions
d’inaltérabilité pareilles à l’écorce ou au bois d’un chêne.
Après les travaux d’Appert et de Gay-Lussac, on avait cru que la putréfaction était
une décomposition, un dédoublement provoqué par l’intervention momentanée de l’oxygène
et se poursuivant ensuite par une sorte de mouvement moléculaire communiqué.
Plus tard, les travaux de Schwann, Ure, Helmholtz, et surtout de M. Pasteur,
montrèrent que la cause déterminante des putréfactions devait être cherchée dans les
êtres microscopiques, vibrions, bactéries et moisissures qui se développent dans les
liquides en décomposition quelle que soit d’ailleurs l’opinion qu’on se fasse de la
provenance de ces êtres. Les substances altérables perdent ce caractère lorsqu’on a
chassé tout l’air par ébullition et que l’on ne laisse pénétrer dans le vase qui les
contient que de l’air préalablement chauffé au rouge.
M. Pasteur a distingué deux ordres de putréfactions, les unes qui se produisent à
l’abri de l’oxygène et qu’il a appelées fermentations putrides, les
autres dans lesquelles l’oxygène intervient comme élément essentiel ; les unes et les
autres étant d’ailleurs provoquées par des organismes.
La fermentation putride se manifesterait dans un liquide lorsqu’il
ne contient plus d’oxygène, lorsque les premiers infusoires développés l’ont consommé
en totalité. Alors, les « vibrions ferments qui n’ont pas besoin de ce gaz pour
vivre commencent à se montrer et la putréfaction se déclare aussitôt. Elle
s’accélère peu à peu en suivant la marche progressive du développement des vibrions.
Quant à la putridité, elle devient si intense, que l’examen au microscope d’une
seule goutte de liquide est une chose très pénible. »
Les produits de la putréfaction sont très nombreux : chaque substance albuminoïde
peut, pour ainsi dire, se comporter différemment à cet égard. Il y a, comme termes à
peu près constants, des acides gras volatils, des ammoniaques simples et composés, la
leucine, la tyrosiue, l’acide carbonique, l’hydrogène sulfuré, l’hydrogène et
l’azote.
Le second genre des putréfactions comprend celles qui exigent le concours de
l’oxygène de l’air ; ces actions, appelées putréfaction, combustion
lente, érémacausie, détruisent les matières organiques animales ou végétales
abandonnées à l’air, et, après des transformations plus ou moins complexes, les
réduisent en acide carbonique, eau, azote et ammoniaque qui font retour à
l’atmosphère.
D’après M. Pasteur, ces actions sont dues encore à des organismes, mucédinées et
bactéries ; il n’y aurait jamais de ces combustions lentes, spontanées, sans
développement d’organismes, à l’intérieur ou à la surface des substances qui
s’altèrent.
Dans les circonstances ordinaires, les deux espèces d’actions se produisent
simultanément ou successivement. Une substance altérable étant abandonnée à l’air,
l’oxygène est d’abord soustrait par les premiers infusoires apparus (monas crepusculum et bacterium termo). La liqueur se
trouble. Une pellicule se forme à la surface, empêchant l’accès de l’air ; la
fermentation putride des vibrioniens s’accomplit dans ce liquide anoxygéné. La
pellicule tombe au fond. De nouvelles bactéries se reforment à la surface et
produisent la putréfaction ou combustion lente ; puis le même cycle d’opérations
recommence jusqu’à épuisement complet de la matière altérable.
Voilà où en sont aujourd’hui nos connaissances sur la putréfaction. Sont-ce des
actions de ce genre identiques dans leur processus qui peuvent s’accomplir dans
l’organisme vivant et y détruire la matière organique L’organisme ne permet pas
normalement le développement ou l’introduction dans ses profondeurs de ces bactéries
et de ces vibrions parasites. Et cependant il est possible, dans certaines
circonstances, que des phénomènes de même nature s’y accomplissent réellement.
Des chimistes, habiles et experts dans les études de ce genre, ne craignent pas de le
soutenir. Il y a bien longtemps que j’ai entendu dire à Mitscherlich : « La vie
n’est qu’une pourriture. »
Hoppe-Seyler (1875) s’exprime ainsi quelque
part : « Sans vouloir poser en principe, l’identité de la vie organique avec la
putréfaction, je dirai pourtant que, selon moi, les phénomènes vitaux des plantes et
des animaux, n’ont pas d’analogues plus parfaits, dans toute la nature, que les
putréfactions. »
On admet donc que dans les organismes il peut y avoir des processus analogues à ceux
de la pourriture. Les substances organiques éprouveraient les mêmes transformations et
les mêmes dédoublements qui se produisent dans la putréfaction.
Qu’y a-t-il de particulier dans le mécanisme de la putréfaction ? Envisageant la
question au point de vue chimique, on pourrait dire avec Hoppe-Seyler, que le fait
essentiel est une modification de l’équilibre moléculaire de la substance avec
transport de l’oxygène de l’atome hydrogène à l’atome carbone ; cette action se
traduisant, dans quelques cas, par l’expulsion d’acide carbonique, accompagnée
d’élimination d’hydrogène ou de composés plus hydrogénés. Tous les autres phénomènes
qui se produisent sont primés et conditionnés par celui-là : ce sont des phénomènes
secondaires provoqués par l’hydrogène à l’état naissant, ou par l’intervention
purement chimique et ultérieure de l’oxygène contenu dans le milieu.
Ce seraient des phénomènes de ce genre qu’accompliraient les organismes signalés par
M. Pasteur, le ferment lactique, le ferment butyrique, etc. Mais il se pourrait, comme
déjà cela est démontré à propos de la fermentation alcoolique de la levure, que
d’autres cellules ou d’autres éléments de l’organisme se comportassent de la même
façon. De fait, toutes les mutations chimiques de l’organisme rentreraient dans ce
type d’action théorique, et voilà la théorie que l’on proposerait de substituer comme
hypothèse à l’hypothèse démontrée fausse des oxydations directes.
Les putréfactions sont en outre caractérisées par des phénomènes de dédoublement avec
produits ultimes bien étudiés par M. Schützenberger. J’ai vu que de tous les organes
du corps, celui qui se pourrit le plus facilement, est le pancréas. Un caractère
particulier et final de cette putréfaction est une coloration rouge, d’abord observée
par Tiedemann et Gmelin. Je l’ai ensuite étudiée, et récemment, dans mon laboratoire,
M. Prat a constaté que cette matière rouge se manifeste dans la putréfaction de
presque toutes les substances azotées, animales ou végétales. Cette coloration rouge,
que M. Prat étudie en ce moment, serait due à un produit de la putréfaction mal
connu.
Sans vouloir entrer plus avant dans la question des décompositions organiques, qui
est encore entourée de grandes obscurités, nous nous bornerons à déduire de cette
leçon un seul résultat général : La putréfaction comme la combustion se rattache aux
fermentations. Toutes les actions de décomposition organique ou de destruction vitale,
dont l’organisme est le théâtre, se ramènent en somme à des fermentations. La
fermentation serait le procédé chimique général, pour tous les êtres vivants, et même
il leur serait spécial, puisqu’il ne se passe pas en dehors d’eux. La fermentation
caractérise donc la chimie vivante, et dès lors son étude appartient rigoureusement au
domaine de la physiologie.
Cinquième leçon :
Phénomènes de création organique
SOMMAIRE : Création organique comprenant deux
ordres de
phénomènes communs aux deux
règnes : synthèse chimique, synthèse morphologique. — I
. Constitution anatomique et
création morphologique de l’être
vivant, animal ou
végétal ; historique. — Période
ancienne : Galien, Morgagni, Fallope, Pinel, Bichat, Mayer. — Période moderne : de
Mirbel, R. Brown, Schleiden, Schwann. — Théorie cellulaire. — Le dernier élément
morphologique des êtres
vivants est la
cellule, mais une
substance vivante est
antérieure à la
cellule ; c’est le
protoplasma. — Il est le
siège des
synthèses
chimiques, des
synthèses morphologiques. — II
. Origine de la
cellule venant du
protoplasma. — Théorieprotoplasmique. — Blastème. — Gymnocytode, Lépocytode.
— Protoplasma dans les
cellules végétales. — L’
utricule primordiale. — Le
protoplasma
est le
corps vivant de la
cellule dans les deux
règnes. — III
. Le
protoplasma ; sa
constitution. — Masse protoplasmique, noyau. — Êtres
protoplasmiques. — Monères,
Bathybius. — Structure du
protoplasma. — Théorie plastidulaire. — Complexité du
protoplasma. — Son
rôle dans la
division du
noyau. — Rapports du
noyau et du
protoplasma. — Du
nucléole, sa
constitution, son
rôle. — Conclusion.
En même temps que l’organisme animal ou végétal se détruit par le fait même du
fonctionnement vital, il se rétablit par une sorte de synthèse organisatrice, de
processus formatif, que nous avons appelé la création vitale et qui
forme la contre-partie de la destruction vitale.
L’acte de réparation vitale n’a d’ailleurs pas la même activité dans tous les points du
corps. Il y a des parties dans les animaux et dans les végétaux qui sont plus vivantes,
plus délicates, plus destructibles, tandis que d’autres, plus résistantes et d’une
vitalité plus obscure, laissent après la mort de l’être des traces durables de son
existence. Tel est le ligneux ou les os qui constituent le squelette des êtres végétaux
et animaux.
L’acte synthétique par lequel s’entretient ainsi l’organisme est, au fond, de la même
nature que celui par lequel il se constitue dans l’œuf. Cet acte est encore semblable au
procédé par lequel l’organisme se répare lorsqu’il a subi quelque mutilation.
Génération, régénération, rédintégration, cicatrisation, sont des aspects divers d’un
phénomène identique, la synthèse organisatrice ou création organique.
Cette création organique est à deux degrés. Tantôt elle assimile la substance ambiante,
pour en former des principes organiques, destinés à être détruits dans une seconde
période ; tantôt elle forme directement les éléments des tissus. Il y a donc à
distinguer la formation des principes immédiats qui constituent les réserves, ce pabulum de la vie, c’est-à-dire la synthèse chimique,
de la réunion de ces principes dans un moule particulier, sous une forme ou une figure
déterminée, qui sont le plan ou le dessin de l’individu, des tissus qui le forment, des
éléments de ces tissus, c’est-à-dire la synthèse morphologique.
Nous devrons traiter successivement ces deux questions ; nous examinerons d’abord
comment les anatomistes sont parvenus, en analysant graduellement l’organisme vivant, à
le réduire à ses parties élémentaires ; nous verrons ensuite comment les physiologistes
et les chimistes se sont rendus compte de leur création synthétique.
Historique. — La constitution des organismes a été étudiée dès le
début des sciences de la vie. On y a trouvé des parties élémentaires des organes, puis
des tissus. Galien, dans l’antiquité, avait essayé d’analyser l’organisme en parties
similaires.
Morgagni, beaucoup plus tard, avait tenté un groupement analogue, non plus pour les
parties saines, mais pour les parties altérées.
Fallope (1523-1562) avait réuni les parties similaires en dix ou onze groupes : les os,
les cartilages, les nerfs, les tendons, les aponévroses, les membranes, les artères, les
veines, la graisse, la moelle des os.
Pinel, enfin, le prédécesseur immédiat de Bichat, avait ouvert la voie à celui-ci en
réunissant (d’après des considérations pathologiques encore très incomplètes) les
parties anatomiques qu’il considérait comme analogues, par exemple les membranes diaphanes, périoste, dure-mère, capsules ligamenteuses, plèvre,
péritoine et péricarde. Mais c’est Bichat qui eut la gloire d’entrer magistralement dans
cette voie si timidement ouverte. Et, chose remarquable qui montre bien l’influence des
précurseurs dans le développement des génies même les plus originaux, c’est par une
critique de la classification des membranes de Pinel, que Bichat inaugura ses travaux
d’anatomie générale.
En face de l’anatomie headriptive, cultivée jusque-là, et qui faisait connaître
l’organisme, en décrivant ses différentes parties, dans l’ordre topographique,
de capite ad calcem
, Bichat institua une
méthode infiniment plus philosophique, en réunissant dans un même groupe, les organes
similaires quoique diversement places et en les étudiant ensemble sous le nom de
systèmes : système osseux, glandulaire, nerveux, séreux, etc.
Il employa pour cette analyse, non pas les instruments optiques qu’il repoussait et qui
ont été d’une si grande ressource pour ses successeurs, mais des moyens beaucoup plus
imparfaits, les dissociations, les macérations, et les divers agents chimiques qui
permettent une dissection plus minutieuse. Il parvint néanmoins ainsi à jeter les bases
de la science des tissus vivants : « Tous les animaux, dit Bichat, sont un
assemblage de divers organes qui, exécutant chacun une fonction, concourent chacun à
sa manière à la conservation du tout. Ce sont autant de machines particulières dans la
machine générale qui constitue l’individu. Or, ces machines particulières sont
elles-mêmes constituées par plusieurs tissus très différents de nature et qui forment
véritablement les éléments de ces organes. »
Bichat distinguait 21 espèces de tissus, qui se retrouvent avec leurs caractères dans
les diverses parties d’un même animal ou dans les mêmes parties de divers animaux. De
là, le nom d’Anatomie générale donnée à leur étude.
Ces 21 tissus étaient : 1° tissu cellulaire, 2° tissu nerveux de la vie animale, 3°
tissu nerveux de la vie organique, 4° tissu des artères, 5° tissu des veines, 6° tissu
des vaisseaux exhalants, 7° tissu des vaisseaux et des glandes lymphatiques, 8° os, 9°
moelle des os, 10° cartilages, 11° tissu fibreux, 12° tissu fibrocartilagineux, 13°
muscles de la vie animale, 14° muscles de la vie organique, 15° muqueuses, 16° séreuses,
17° synoviales, 18° glandes, 19° derme, 20° épiderme, 21° poils.
À chacun de ces tissus il attribue des propriétés spéciales qui sont les causes
physiologiques des phénomènes que ceux-ci présentent. La physiologie ne devait plus
être, dans l’esprit de Bichat, que l’étude de ces propriétés vitales, comme la physique
est l’étude des propriétés physiques de la matière brute.
Les bases de la science créée par Bichat s’étendirent rapidement, et les recherches se
perfectionnèrent grâce à l’emploi d’un instrument d’analyse très puissant, le
microscope. Le premier microscope simple avait été fabriqué en 1590
par le Hollandais L. Jansen. Malpighi (1628-1694) et Leeuwenhoeck (1632-1725) firent
grand usage de cet instrument auquel ils durent des découvertes remarquables.
Swammerdamm (1630-1685) et Ruysch (1638-1731) ne comprirent pas l’importance de la
révolution que pouvait apporter l’emploi de ce précieux instrument.
D’ailleurs le microscope simple était incommode et insuffisant ; le microscope composé,
l’instrument actuel, ne devait être constitué qu’après Bichat, de 1807 à 1811, grâce à
Van Deyl et à Frauenhofer.
Les travaux de Bichat marquèrent donc le premier pas dans l’analyse de la composition
des organismes. Mais la vie devait encore se décentraliser au-delà du terme qu’il avait
assigné, au-delà des tissus. La vie réside, en effet, non pas seulement dans les tissus,
mais dans les éléments figurés de ces tissus, et même plus profondément dans le
substratum sans figure de ces éléments eux-mêmes, dans le protoplasma.
En 1819, Mayer s’occupe de classer les éléments des tissus ; il emploie le premier le
nom d’histologie, nom mal approprié d’ailleurs, qui a servi à désigner
la science nouvelle.
À partir de ce moment on commence à se préoccuper non seulement de connaître les
éléments des tissus divers, mais de plus, de pénétrer leur origine, de retrouver leur
provenance, on fait en un mot l’histogénèse.
Mirbel, en étudiant les végétaux, annonce qu’ils proviennent tous d’un tissu
identique, le tissu cellulaire ; qu’ils ont pour élément la cellule. R. Brown découvre
le noyau de la cellule.
Les travaux de Schleiden et de Schwann fondèrent la Théorie
cellulaire. Th. Schwann, en 1839, fit voir que tous les éléments de
l’organisme, quel qu’en soit l’état actuel, ont eu pour point de départ une cellule. Schleiden fournit la même démonstration pour le règne
végétal, de sorte que l’origine de tous les êtres vivants se trouvait ramenée à cet
organite simple, la cellule.
La cellule est donc l’élément anatomique végétal
et animal, l’organisme morphologique le plus simple dont soient constitués les êtres
complexes. Il y a des plantes qui sont uniquement constituées de cellules (tissu
cellulaire, parenchyme). D’autres fois, les cellules s’associent en vaisseaux, ou se transforment en fibres. Le végétal le plus
compliqué est un assemblage de vaisseaux, de fibres, de cellules, c’est-à-dire, en
somme, de cellules plus ou moins modifiées.
Ce que nous venons de voir à propos des végétaux est vrai des animaux. Les éléments
de tous les tissus ont été ramenés par les histologistes à la forme cellulaire. À côté
des cellules bien caractérisées, prirent place les globules du sang, hématies et
leucocytes, les corps fusiformes du tissu conjonctif embryonnaire, les corps
pigmentaires étoilés, les éléments de la glande hépatique, les fibres lisses, les
myéloplaxes, qui sont des cellules à des états anatomiques différents. On reconnut
(Remak, 1852 ; Max. Schultze, 1861) que l’élément musculaire volontaire, la fibre
striée, se développait aux dépens d’une cellule unique, dont le noyau se dédoublait ou
proliférait. Tout récemment encore, mon ancien collaborateur, actuellement professeur
au Collège de France, M. Ranvier, rapprochait du type cellulaire un élément qui
semblait y échapper, la fibre nerveuse. Il montrait que la fibre nerveuse était
composée d’articles placés bout à bout, véritables cellules, que leur longueur
considérable (1 millimètre chez les mammifères adultes) avait empêché de reconnaître
jusque-là au microscope.
En résumé, il est établi maintenant d’une manière générale, grâce aux travaux
accumulés des histologistes, que l’organisme est constitué par un assemblage de
cellules plus ou moins reconnaissables, modifiées à des degrés divers, associées,
assemblées de différentes manières. Ainsi, aux 21 éléments de Bichat, aux 21 tissus
qui formaient pour lui les matériaux de l’organisme, nous avons substitué un seul
élément, la cellule, identique dans les deux règnes, chez l’animal comme chez le
végétal, fait qui démontre l’unité de structure de tous les êtres vivants.
L’œuf lui-même ne serait qu’une cellule. La cellule, en un mot, serait le premier
représentant de la vie. C’est donc à cet élément, la cellule, que nous devrions
maintenant rattacher le phénomène de création, de synthèse organique, aussi bien dans
le règne végétal que dans le règne animal.
Quant à l’origine de cette cellule, de ce corps par lequel débute l’organisme, on l’a
interprétée de deux manières différentes. Schwann, fondateur de la théorie cellulaire,
admettait que les cellules peuvent se former indépendamment des cellules déjà
existantes, par génération spontanée, ou mieux, par une sorte de cristallisation dans
un milieu approprié, le blastème.
« Il se trouve, dit-il, soit dans les cellules déjà existantes, soit entre les
cellules, une substance sans texture déterminée, contenu cellulaire, ou substance
intercellulaire. Cette masse ou cytoblastème possède, grâce à sa
composition chimique et à son degré de vitalité, le pouvoir de donner naissance à de
nouvelles cellules. »
Gerlach a été l’un des plus fermes partisans de cette théorie. M. Ch. Robin38, en France, a émis des vues
analogues.
Cette théorie subsista sans contradiction jusqu’en 1852, où Remak montra que dans le
développement de l’embryon les cellules nouvelles qui apparaissent proviennent
toujours d’une cellule antérieure. En cela l’analogie est complète avec les tissus
végétaux, où les éléments nouveaux ont toujours des antécédents de même forme.
Virchow39 compléta
la démonstration en examinant les proliférations cellulaires dans les cas
pathologiques. Ainsi, en opposition avec la théorie du blastème ou de la génération
équivoque des cellules, se produisit la théorie cellulaire qui peut se formuler dans
l’adage : « Omnis cellula e cellulâ. »
La science n’a pas justifié complètement cette conclusion ; on a reconnu que la vie
commence avant la cellule. La cellule est déjà un organisme complexe.
Il y a une substance vivante, le protoplasma, qui donne naissance à la cellule et qui
lui est antérieure.
La théorie cellulaire, née en 1838 à la suite des travaux du
botaniste Schleiden, a commencé d’être ébranlée vers 1850. La théorie plasmatique ou
protoplasmique fit alors son apparition. C’est encore un botaniste, P. Cohn, qui en
traça les premiers linéaments. Cet anatomiste observa les zoospores et les
anthérozoïdes des algues, éléments plus simples que la cellule, en ce sens qu’ils sont
formés d’une masse de substance de protoplasma, nue, sans enveloppe.
Cette notion d’éléments sans enveloppe passa aussitôt dans le domaine du règne
animai. Remak en 1850 constata que les premières cellules embryonnaires provenant de
la segmentation de l’œuf n’ont point d’enveloppe, mais se composent uniquement d’une
masse de substance au sein de laquelle existe un noyau.
En 1861, Max. Schultze ramène à ce type les éléments qui au premier abord s’en
écartaient davantage, à savoir les fibres musculaires. Il regarde comme des éléments
individuels les corps que l’on appelle encore noyaux de la fibre
musculaire, parce qu’il retrouve autour d’eux une mince couche de protoplasma ;
la même interprétation s’étend bientôt après aux cellules nerveuses.
L’élément dernier où s’incarne la vie n’est plus alors une cellule,
c’est une masse protoplasmique.
La cellule, formation déjà complexe, a pour point de départ une masse protoplasmique
pleine. Ce premier état transitoire donne bientôt naissance à des états plus
complexes. Le premier degré de la complication, c’est la formation du noyau par condensation de particules protoplasmiques, sorte de nébuleuse qui
se délimite de plus en plus nettement. Puis le protoplasma se revêt d’une couche plus
dense, début de l’enveloppe membraneuse qui sera distincte plus
tard. Voilà un second âge, un second degré de complication. La cellule nous apparaît
alors comme un petit corps plein, avec noyau et couche corticale.
Le développement peut encore s’arrêter là : la forme transitoire peut devenir forme
permanente, et cela pour les animaux aussi bien que pour les plantes. Tels sont les
corps que Hæckel a appelés les cytodes et dont il existe deux
formes :
1° La Gymnocytode, masse de matière albuminoïde sans structure
appréciable, sans forme déterminée, dépourvue de toute organisation, ne laissant
apercevoir aucune différenciation de parties. Cette masse est finement grenue : les
granulations se rencontrent jusqu’à la périphérie.
2° La Lepocytode est une forme un peu plus compliquée présentant
déjà un premier degré de différenciation. Il y a une couche corticale ou enveloppe ;
le protoplasma périphérique se distingue du central ; ce dernier par exemple est
granuleux, plus fluide, et le protoplasma cortical est sans granulations, brillant,
réfringent, homogène, résistant, faisant fonction d’enveloppe.
Les Cytodes, comme nous le verrons plus tard40, peuvent former des êtres vivants,
isolés, complets. Hæckel les a appelés alors des monères. Dans ces dernières années
l’étude de ces êtres rudimentaires a pris une grande importance et un grand
développement entre les mains de Hæckel, Huxley, Cienkowski. Le Protogenes primorclialis, découvert en 1864 par Hæckel, le Bathybius Hæckelii découvert en 1868 par Huxley, sont des gymnocytodes. Le Protomyxa Aurantiaca, le Vampyrella, étudiés par
Cienkowski en 1865, sont des Lépocytodes.
Le Bathybius Hæckelii a été trouvé par des profondeurs de 4, 000 et
8, 000 mètres dans le fin limon crayeux de l’Océan. On l’a décrit comme une sorte de
masse mucilagineuse formée de grumeaux, les uns arrondis, les autres amorphes, formant
parfois des réseaux visqueux qui recouvrent des fragments de pierre ou d’autres
objets41.
Une telle masse de protoplasma, granuleuse, sans noyau, n’est donc caractérisée que
par elle-même, par sa constitution propre ; elle n’a point de forme déterminée,
habituelle. C’est cependant un être vivant : sa contractilité, sa propriété de se
nourrir, de se reproduire par segmentation, en sont la preuve.
Ces observations, après avoir été contestées, particulièrement en ce qui concerne le
Bathybius, ont reçu une confirmation complète des travaux récents accomplis dans ces
trois dernières années.
La reproduction de ces êtres par scissiparité a été observée chez le Protamœba et les Protogenes lorsque ces corps muqueux ont
acquis une certaine grosseur42. La masse qui les constitue s’étrangle, se
divise en deux moitiés, dont chacune s’arrondit et se comporte comme un être
distinct ; on a pu dire qu’« ici la reproduction n’est qu’un excès de
croissance de l’organisme qui dépasse son volume normal. »
La segmentation se fait quelquefois en quatre parties (Vampyrella)
ou en un plus grand nombre ; mais le procédé de reproduction est toujours aussi
simple.
Il y a chez ces protistes un mélange si intime des caractères animaux ou végétaux que
l’on ne saurait les rattacher nettement à ceux-ci plutôt qu’à ceux-là, et que certains
naturalistes en ont formé un troisième règne intermédiaire entre le règne animal et le
règne végétal43.
Mais ces corps peuvent représenter également des états transitoires d’organismes qui
passeront à un degré plus élevé. Partant de cet état de gymnocytode certains
organismes deviennent des lépocytodes, et plus tard, acquérant un noyau, deviennent de
véritables cellules, d’abord nues, plus tard munies d’enveloppes, complètes en un
mot.
Dans un état plus avancé encore, le protoplasma, après avoir fabriqué son tégument et
son noyau, se creuse de vacuoles remplies d’un liquide cellulaire.
C’est ce qui arrive chez les végétaux. Puis ces vacuoles se réunissent en un lac
central, en sorte que le protoplasma se trouve plus ou moins régulièrement refoulé
avec son noyau, à la périphérie. Il forme alors une couche qui tapisse intérieurement
l’enveloppe. Hugo Mohl a vu, le premier, cette couche sous-tégumentaire ; il a compris
l’importance de son rôle et lui a donné le nom d’utricule
primordiale. Le phytoblaste affecte alors la forme d’un sac creux et mérite
bien le nom de cellule.
C’est sous cet état que les cellules ont d’abord été aperçues. Le botaniste, anglais
Grew (1682) les appelait vésicules ; Malpighi (1686), utricules ; le botaniste français de Mirbel (1808), le premier, employa pour
les caractériser le nom de cellules. Ce n’est qu’en 1831 que le célèbre botaniste
anglais R. Brown considéra les noyaux (nucléus, sphéride de Mirbel)
comme une partie essentielle de la cellule ; Schleiden (1838) signala l’existence des
nucléoles : toutes les parties de la cellule étaient connues
désormais.
Enfin, et c’est le dernier terme de cette évolution, la couche protoplasmique se
raréfie de plus en plus et finit par disparaître. La cellule est alors morte ; c’est
un cadavre. Hugo Mohl (1846) avait bien aperçu cette différence essentielle entre les
cellules qui ont une utricule primordiale et celles qui n’en ont point. « Les
premières seules sont en état de croître, de produire de nouvelles combinaisons
chimiques, de former, dans des circonstances favorables, de nouvelles cellules. Les
autres sont désormais incapables de tout développement ultérieur ; elles ne servent
plus à la plante que par leur solidité, par leur pouvoir d’imbition pour l’eau et
par leur forme particulière. »
C’est qu’en effet le protoplasma est le corps
vivant de la cellule ; il forme toutes les autres parties et toutes les substances que
contient le végétal. Le noyau, l’enveloppe, sont des perfectionnements produits par le
protoplasma, seule matière vivante et travaillante.
Les considérations précédentes établissent donc que la vie, à son degré le plus
simple, dépouillée des accessoires qui la compliquent, n’est pas liée à
une forme fixe, car la cytode n’en a point, mais à une composition
ou à un arrangement physico-chimique déterminé, car la matière de la cytode est
un mélange de substances albuminoïdes possédant des caractères assez constants. La
notion morphologique disparaît donc ici devant la notion de constitution
physico-chimique de la matière vivante.
Cette matière, c’est le protoplasma. E. van Beneden a proposé de
l’appeler « plasson » et Beale « bioplasme ». On
peut dire avec Huxley44 que c’est la base physique de la vie.
Le dernier degré de simplicité que puisse offrir un organisme isolé est donc celui
d’une masse granuleuse, sans forme dominante. C’est un corps défini, non plus
morphologiquement, comme on avait cru que devait être tout corps vivant, mais
chimiquement, ou du moins par sa constitution physico-chimique.
Ce n’est pas seulement un petit nombre d’êtres exceptionnels qui se présenteraient
sous une forme tellement simplifiée ; tous les êtres, tous les organismes supérieurs
seraient transitoirement dans le même cas.
L’œuf, en effet, se trouve à un moment dans les mêmes conditions, lorsqu’il a perdu
la vésicule germinative, avant de recevoir l’action de la fécondation.
L’élément anatomique que l’on trouve à la base de toute organisation animale ou
végétale, la cellule, n’est autre chose que la première forme déterminée de la vie,
une sorte de moule où se trouve encaissée la matière vivante, le protoplasma. Loin
d’être le dernier degré de la simplicité que l’on puisse imaginer, la cellule est déjà
un appareil compliqué. Ce corps possède une enveloppe, membrane
cellulaire ou corticale, un contenu granuleux, protoplasma ou
corps cellulaire, une masse limitée incluse dans le protoplasma,
le nucléus ou noyau, qui lui-même présente de
petits corpuscules ou nucléoles. La désignation de cellule est
inexacte ; elle s’applique en effet à un corps qui subit une série de transformations
successives et continues ; c’est dans l’un de ses états transitoires (le seul qui
d’abord ait été connu) qu’il présente la forme de sac rappelée par le nom de cellule.
On substitue aujourd’hui au nom de cellule végétale celui de phytoblaste. À ses débuts, et à son plus haut degré de simplicité, le
phytoblaste nous apparaît comme une petite masse arrondie d’une substance plus ou
moins finement grenue, sans noyau condensé ni paroi distincte. Cette substance appelée
sarcode par Dujardin, qui avait en vue plus spécialement les
animaux, est désignée communément par le nom de protoplasma. Le
phytoblaste, à ses débuts, est donc un amas sphéroïde et nu de protoplasma ; la
cellule animale à son origine présente la même constitution (gymnocytode d’Hæckel).
À son état le plus rudimentaire, la vie réside dans cet amas de substance
protoplasmique.
Cet état, qui est le plus simple et le plus jeune sous lequel se présente l’élément,
ne persiste pas ordinairement. C’est, ainsi que nous l’avons dit, un point de départ
qui se compliquera par différenciations successives.
Nous venons de voir comment on a été successivement conduit à localiser la vie dans
une substance définie par sa composition et non par sa figure, le protoplasma. Voyons les notions que l’on possède sur cette substance, puis
nous examinerons le problème de sa création ou de sa synthèse formative.
Quelle est la constitution physique du protoplasma ? On avait cru d’abord cette
substance homogène, sans structure appréciable.
En 1870, une modification se produisit dans les idées et l’on vit naître la théorie
plastidulaire. Un dernier pas a été fait depuis les deux dernières
années par les recherches de quelques micrographes, Bütschli, Strassburger, Heitzmann,
Frohmann.
Le protoplasma nu ne serait point le dernier terme que puisse atteindre l’analyse
microscopique. Dans beaucoup de cas, le protoplasma laisse apercevoir une sorte de
charpente formée d’un réseau de granulations fines reliées par des filaments très
déliés : ce sont les plastidules. La théorie plastidulaire serait
donc le point ultime où l’histologie conduirait la conception des êtres vivants.
Lorsque Heitzmann et Frohmann examinèrent le tissu fondamental du cartilage, ou les
noyaux des globules du sang de l’écrevisse, ils aperçurent des fibrilles très nettes,
disposées en réseau plastidulaire, à l’intersection desquelles se trouvent de petites
masses granuleuses45.
Hæckel accepte comme un fait général l’existence de ces plastidules. Il les regarde
comme les composantes élémentaires ultimes des monères, les corps irréductibles
auxquels l’analyse puisse conduire. Cet élément serait actif, et jouirait de
mouvements vibratoires et ondulatoires, les mouvements plastidulaires. Hæckel leur
attribue les propriétés physiques des molécules matérielles, et de plus une propriété
vitale, la mémoire ou faculté de conserver l’espèce de mouvement par
lequel se manifeste leur activité. Déjà cette notion de la faculté de souvenir ou de
mémoire considérée comme la propriété élémentaire des particules organiques avait été
mise en avant au siècle dernier par Maupertuis, dans sa Vénus Physique, et défendue
plus récemment par le physiologiste Ewald. Enfin, un médecin américain, Ellsberg, a
essayé (1874) de rajeunir la théorie de la génération de Buffon, en substituant aux
molécules organiques imaginées par ce grand naturaliste les plastidules, qui ont une
existence plus certaine.
Il faut évidemment attendre que des confirmations nombreuses viennent établir la
généralité des faits précédemment exposés sur la complexité de structure
du protoplasma. On peut dire cependant dès à présent que tout un ensemble de
travaux vient militer en faveur de cette complexité : tels sont les travaux de
Strassburger sur les noyaux des cellules végétales pendant la division cellulaire,
ceux de Bütschli sur les noyaux des globules du sang, de Weitzel sur les cellules de
la conjonctive enflammée et les cellules de la peau de grenouille, de Balbiani sur les
cellules épithéliales des ovaires de certains insectes, tels que le Sthenobothrus, de
Hertwig sur l’œuf de la poule, de Fol sur certains œufs d’invertébrés.
Plus tard, lorsque nous nous occuperons de la morphologie générale des êtres vivants
et de la genèse de leurs tissus46, nous entrerons dans le détail de ces travaux.
Pour le moment, nous mentionnerons seulement l’observation principale due à
Strassburger. Cet auteur a observé les noyaux ovulaires de certaines abiétinées au
moment où les cellules vont se diviser pour former l’embryon. Le noyau est allongé :
il se forme, aux deux extrémités, des amas de matière reliés par des filaments. Au
milieu de ces filaments apparaissent des granulations dont l’ensemble forme un disque
(disque nucléaire) ; bientôt les granules se coupent en deux et chaque moitié émigre
vers le pôle correspondant où elle vient grossir la masse polaire.
De nouveau apparaît, au milieu du filament, un granule : l’ensemble forme une plaque cellulaire ou disque qui bientôt se divise en deux parties qui
vont rejoindre les masses polaires.
Voilà un phénomène qui nous révèle une constitution très complexe du noyau.
Or, ce n’est point là une observation isolée. Des algues, les Spirogyra, ont permis
de constater des faits identiques, et dès à présent l’on doit admettre qu’ils offrent
une généralité véritable dans le règne végétal.
Le règne animal a fourni des exemples pareils. Et ici nous constatons une fois de
plus ce constant parallélisme des végétaux et des animaux, en vertu duquel tous les
phénomènes essentiels se retrouvent identiques dans les deux règnes. Bütschli, en
étudiant la division des globules du sang chez l’embryon, a retrouvé les tractus
fibrillaires, la plaque nucléaire qui se divise en deux et la plaque cellulaire dont
la segmentation entraîne celle du noyau. M. Balbiani les a observés de même chez le
Sthenobothrus, et il considère les granules équatoriaux comme des nucléoles47.
Ces observations et la généralité dont elles sont susceptibles ont pour conséquence
de faire du noyau, amas de protoplasma jusqu’ici considéré comme simple, un corps
complexe à la fois au point de vue anatomique et au point de vue physiologique.
Lorsque l’on considère une cellule, qui est un être vivant rudimentaire, on doit y
retrouver les deux espèces de phénomènes essentiels de création organique et de
destruction vitale. Or, les travaux précédents, les études des micrographes sur le noyau, et nos propres observations, semblent localiser l’un et l’autre
ordre de phénomènes dans une partie différente, dans le protoplasma d’une part, dans
le noyau d’autre part.
Le protoplasma est l’agent des manifestations de la cellule : manifestations vitales
qui deviennent apparentes dans le fonctionnement du tissu où elles se rassemblent et
s’ajoutent. Les phénomènes fonctionnels ou de dépense vitale auraient
donc leur siège dans le protoplasma cellulaire.
Le noyau est un appareil de synthèse organique, l’instrument de la
production, le germe de la cellule. Nous avons observé48 que la
formation amylacée animale est liée à l’existence du noyau des cellules glycogéniques
de l’amnios chez les ruminants. Les notions acquises par les histologistes les plus
compétents conduisent à cette interprétation. On sait la part qui revient au noyau
dans la division des cellules et l’initiative qui lui appartient.
Des observations nombreuses confirment cette conception qui fait du noyau l’appareil
cellulaire reproducteur. M. Ranvier a constaté dans les globules lymphatiques de
l’axolotl un bourgeonnement véritable du noyau qui, primitivement arrondi, pousse en
différents points des prolongements autour desquels se groupe la substance
protoplasmique ; de telle sorte que chacun de ces prolongements apparaît bientôt comme
le début d’une organisation nouvelle et comme le premier âge d’un globule lymphatique
de seconde génération.
R. Hertwig a constaté le même phénomène du bourgeonnement du noyau chez un acinète,
le Podophrya gernmipara, où la végétation nucléaire est le point de
départ et le signal de la multiplication de l’animal. Les cellules des vaisseaux de
Malpighi, chez les Insectes, présentent des faits analogues. Il n’est pas nécessaire
de multiplier les exemples pour en apercevoir la généralité.
Les études approfondies que quelques histologistes ont récemment exécutées sur la
constitution des noyaux cellulaires leur ont dévoilé la complexité de cet élément
considéré à tort comme simple. N. Auerbach distingue dans le noyau quatre
parties :
L’enveloppe ;
Le suc nucléaire ;
Les nucléoles ;
Les granulations.
De ces éléments, celui dont l’importance est la plus grande, c’est le nucléole. Le nucléole est un corpuscule figuré que R. Brown a signalé dès
1831, dans les cellules végétales. Deux opinions sont en présence relativement à la
nature du nucléole. L’une consiste à considérer le nucléole comme une masse
protoplasmique pleine, véritable germe de la cellule. Auerbach, Hoffmeister et
Strassburger acceptent cette manière de voir.
L’autre opinion consiste à regarder le nucléole comme une masse lacunaire creusée de
vacuoles, vésicules nucléaires ou nucléolules.
M. Baibiani, qui a attiré l’attention des histologistes sur cette structure, en a
déduit une interprétation physiologique du rôle du nucléole. Il le regarde comme un
organe de nutrition, une sorte de cœur.
M. Balbiani a découvert dans les nucléoles d’un grand nombre de cellules des
mouvements qui peuvent se ramener à deux types : 1° des mouvements amœboïdes analogues
à ceux du protoplasma ; 20 des mouvements de contraction des vésicules ou vacuoles
placées dans la masse homogène du nucléole.
Les mouvements amœboïdes des nucléoles ont été observés par M. Balbiani dans la tache
germinative (représentant du nucléole) de l’œuf chez certaines arachnides, en
particulier l’Epeire diadème.
Cette observation a été confirmée par celles d’un grand nombre d’histologistes, de
Lavalette Saint-Georges sur une larve de Libellule, de Auerbach et Eimer sur les
poissons, de Al. Braun sur la Blatte orientale. Mecznikow a retrouvé ces mêmes
mouvements dans les cellules des glandes salivaires des fourmis, et enfin W. Kühne les
a signalés incidemment dans les corpuscules du suc pancréatique chez le lapin.
La seconde espèce de mouvements nucléolaires consiste dans la contraction des
vésicules. Ils sont bien évidents dans l’ovule du faucheur commun, Phalanqium, et d’un Myriapode, le Geophilus longicornis.
Le nucléole est un élément à peu près constant du noyau. L’absence de nucléole, état énucléolaire de M. Auerbach, est transitoire et passagère le plus
souvent ; c’est ce qui arrive pendant la segmentation de l’œuf. Quelques éléments
n’ont qu’un seul nucléole : les cellules nerveuses, les cellules de la corde dorsale
sont dans ce cas. Chez les mammifères et les oiseaux, il y a toujours dans le noyau un
nombre de nucléoles variant de 4 à 16. Chez les poissons, ce nombre s’élève
singulièrement ; on trouve dans la vésicule germinative de ces animaux un nombre de
nucléoles variant de 150 à 200 pour chaque noyau.
Dans l’exposé rapide de l’ensemble des travaux qui ont paru récemment sur ces
matières délicates, nous avons vu les différentes formes sous lesquelles peut se
présenter la matière essentielle de l’organisation, le protoplasma. Après avoir été
considéré comme une matière d’une constitution très simple, il est aujourd’hui regardé
comme étant d’une structure très complexe. Tous les problèmes d’origine organique,
toutes les questions qui s’y rattachent, ne sont point résolus. Nous pouvons néanmoins
nous arrêter à ce résultat général que les matériaux de l’édifice vivant représentent
les différentes formes d’une substance unique, dépositaire de la vie, identique dans
les animaux et les plantes. C’est dans le protoplasma, matière seule active et
travaillante, que nous devons chercher l’explication de la vie, aussi bien des
phénomènes chimiques de la nutrition que des réactions vitales plus élevées de la
sensibilité et du mouvement.
Nous avons vu précédemment qu’il faut séparer l’essence de la vie de la forme de son
substratum : elle peut se manifester dans une matière qui n’a aucun caractère
morphologique déterminé. C’est dans cette matière, le protoplasma, que
réside l’activité vitale, indépendamment des conditions morphologiques qu’elle présente,
et des moules où elle a été façonnée. Le protoplasma seul vit ou végète, travaille,
fabrique des produits, se désorganise et se régénère incessamment : il est actif en tant
que substance et non en tant que forme ou figure.
Le phénomène fondamental de la création organique consiste dans la
formation de cette substance, dans la synthèse chimique par laquelle
cette matière se constitue au moyen des matériaux du monde extérieur. Quant à la
synthèse morphologique qui façonne ce protoplasma, elle est pour ainsi
dire un épiphénomène, un fait consécutif, un degré dans cette série indéfinie de
différenciations qui conduisent jusqu’aux formes les plus complexes ; en un mot, une
complication du phénomène essentiel.
Lavoisier avait donc raison lorsque, tout en proclamant la difficulté du problème de la
création organisatrice et en reconnaissant qu’il était environné d’un mystère
impénétrable, il le réclamait cependant comme un phénomène chimique, phénomène dont les
chimistes devaient d’ores et déjà entreprendre l’étude. Il proposait à l’Académie des
sciences d’encourager et de provoquer des études par la fondation de prix décernés aux
auteurs qui feraient accomplir quelques progrès dans cette direction49.
Le problème de la création organique ou synthèse vitale aurait ainsi pour premier degré
et pour condition essentielle la synthèse chimique du protoplasma.
On ne saurait actuellement définir la constitution chimique du protoplasma ; la formule
C18H9Azo² par laquelle on l’a représenté est
tout à fait illusoire. Le protoplasma est un mélange complexe de principes immédiats,
matières albuminoïdes et autres, mal connus, renfermant comme éléments principaux le
carbone, l’hydrogène, l’azote et l’oxygène, et comme éléments accessoires quelques
autres corps simples. Il faut y reconnaître en un mot, de même que pour le blastème, des corps quaternaires, ternaires, et des matières terreuses.
Les corps simples que la chimie nous a fait connaître comme entrant dans la
constitution des organismes les plus complexes sont peu nombreux. Il n’y a pas de
substance particulière, de corps simple vital, comme Buffon l’avait imaginé pour
expliquer la différence des êtres vivants et des corps bruts. Les seuls corps qui
entrent dans la constitution matérielle des êtres élevés, de l’homme par exemple, sont
au nombre de quatorze. Ce sont :
L’oxygène,
L’hydrogène,
L’azote,
Le carbone,
Le soufre,
Le phosphore,
Le fluor,
Le chlore,
Le sodium,
Le potassium,
Le calcium,
Le magnésium,
Le silicium,
Le fer.
Tels sont les éléments que met en jeu la synthèse chimique, et qui, par des
combinaisons successives, arrivent à former le substratum de la vie.
Ces éléments se réunissent en effet pour constituer des combinaisons binaires,
ternaires, quaternaires, quinaires ; celles-ci s’assemblent pour constituer la substance
vivante originaire, blastème, plasma ou protoplasma,
dans laquelle se manifestent les actes essentiels de la vie. À un degré plus élevé, les
matériaux prennent un caractère morphologique et constituent l’élément anatomique, la
cellule ; plus loin encore, les organismes complexes.
Le problème du mécanisme de ces synthèses organisatrices est très loin de sa solution,
il n’est même pas encore bien posé ; et ici nous n’essayons pas autre chose que de fixer
la question et de faire connaître l’état de la science à ce sujet.
Lavoisier, avons-nous dit, a eu raison de léguer à la chimie l’explication des
phénomènes de l’organisation des êtres vivants. Depuis le moment où il s’exprimait si
nettement, la chimie synthétique a accompli, en effet, des progrès considérables. On a
reconstitué de toutes pièces des essences végétales, des corps gras, des alcools. Les
grands travaux de M. Berthelot sur la synthèse ont fait entrevoir la possibilité d’aller
très loin dans cette voie : les recherches récentes de M. Schützenberger rendent
probable que l’on pourra même reconstituer artificiellement jusqu’aux substances
albuminoïdes, qui sont considérées à juste titre comme le degré le plus élevé de la
synthèse vitale.
Mais ces progrès mêmes de la synthèse chimique nous obligent à nous demander si la
physiologie peut en attendre la solution du problème de la synthèse physiologique. En
d’autres termes, il s’agit de savoir si les procédés par lesquels les chimistes ont
formé ces composés naturels sont le calque exact de ceux qu’emploie la nature ; si la
synthèse chimique, qui, dans l’économie, forme les corps organiques, est pareille à
celle de nos laboratoires.
Il semble en être autrement. Les procédés physiologiques ou naturels, bien qu’ils
rentrent dans les lois de la chimie générale, ne ressemblent pas nécessairement à ceux
que les chimistes mettent en œuvre ; ils sont généralement différents, ils sont
spéciaux. Ce que l’on sait déjà relativement aux transformations et aux synthèses des
substances grasses, sucrées et féculentes, rend vraisemblable cette manière de voir que
je soutiens depuis longtemps. C’est d’ailleurs l’opinion des chimistes qui connaissent
le mieux les méthodes synthétiques et qui ont exécuté les travaux les plus remarquables
dans cet ordre d’idées.
Tout le monde sait, par exemple, que M. Chevreul le premier a opéré l’analyse des corps
gras. Il a montré que ces corps sont formés par l’union de la glycérine et d’un ou
plusieurs acides gras. Partant de ces produits, M. Berthelot a reconstitué les
substances grasses et en a opéré la synthèse. Or, ni M. Chevreul ni M. Berthelot ne
tirent de leurs travaux la conclusion que les corps gras se constituent chez l’être
vivant par les mêmes procédés. Ils ne pensent pas, en un mot, que la graisse se forme
dans les animaux ou les végétaux par l’union nécessaire d’acides gras et de glycérine
préexistants.
Plus récemment M. Schützenberger a étudié la composition des matières albuminoïdes ; il
semble être parvenu à en réaliser l’analyse immédiate, ou plutôt une analyse immédiate.
En traitant les matières albuminoïdes par une solution de baryte à 150 degrés, il a
obtenu des principes définis et cristallisables. Ces principes obtenus par décomposition
se rangent dans trois séries :
1° De l’ammoniaque, de l’acide carbonique, de l’acide oxalique et de l’acide acétique ;
ces corps étant dans une proportion constante pour une substance albuminoïde donnée ; 2°
en second lieu, des composés azotés cristallisables appartenant à deux séries,
CnH²n+1AzO². (n = 3, 4, 5, 6, 7)
et
CnH²nAzO². (n = 4, 5, 6)
qui ont pour type la leucine et la leucéine ; 3° des composés tels que le pyrrol, la
tyrosine, la tyro-leucine, l’acide glutamique.
Les différences entre les diverses matières albuminoïdes paraissent tenir d’abord à la
proportion relative de ces trois ordres de substances, ensuite à la nature et à la
proportion relative des corps appartenant au second groupe.
L’analyse ayant été faite quantitativement, c’est-à-dire poids pour poids,
M. Schützenberger a pensé qu’il serait désormais possible de représenter par une formule
chimique la constitution de l’albumine :
À chaque substance azotée correspondrait une formule semblable.
Est-ce à dire que, dans l’opinion même de l’auteur de ces laborieuses et remarquables
recherches, la synthèse de l’albumine se fasse dans l’organisme par la combinaison
successive de ces éléments ? En aucune façon. La nature semble procéder par de tout
autres voies.
C’est bien toujours des combinaisons chimiques qui se font et se défont ; mais
l’organisme a des procédés spéciaux, et l’étude seule de l’être vivant peut nous édifier
sur le mécanisme des phénomènes dont il est le théâtre et sur les agents particuliers
qu’il emploie. Nous devons faire ici une remarque importante. Nous n’assistons pas à la
synthèse directe du protoplasma primitif, non plus qu’à aucune autre synthèse primitive
dans l’organisme vivant. Nous constatons seulement le développement, l’accroissement de
la matière vivante ; mais il a toujours fallu qu’une sorte de levain vital ait été le
point de départ. Au début du développement d’un être vivant quelconque, il y a un
protoplasma préexistant qui vient des parents et siège dans l’œuf. Ce protoplasma
s’accroît, se multiplie et engendre tous les protoplasmas de l’organisme. En un mot, de
même que la vie de l’être nouveau n’est que la suite de la vie des êtres qui l’ont
précédé, de même son protoplasma n’est que l’extension du protoplasma de ses ancêtres.
C’est toujours le même protoplasma, c’est toujours le même être.
Le protoplasma a la propriété de s’accroître par synthèse chimique ; il se renouvelle à
la suite d’une destruction organique. Ces deux propriétés constituent la vie du
protoplasma que nous avons à examiner.
Quelques physiologistes ont paru croire qu’il y avait à distinguer deux espèces de
protoplasma se comportant différemment : le protoplasma incolore des
animaux, le protoplasma vert des plantes.
En réalité, on ne doit pas distinguer, même sous le rapport de la couleur, un
protoplasma animal et un protoplasma végétal. Le protoplasma des plantes, comme celui
des animaux, est susceptible de s’imprégner de matière verte ou chlorophylle dans
certaines circonstances. Cette matière, si importante dans ses fonctions, peut
apparaître ou disparaître au sein du protoplasma préexistant suivant des conditions
extérieures. Si, par exemple, on recouvre quelques portions de feuille verte avec un
écran opaque, les parties ainsi soustraites à l’action de la lumière se décolorent ; la
chlorophylle disparaît, le protoplasma subsiste seul.
Au lieu de dire, par conséquent, qu’il existe deux variétés de protoplasma, il serait
plus exact de dire que le protoplasma, suivant les cas, se charge ou ne se charge point
de matière verte ; et surtout il ne faudrait point considérer un protoplasma végétal que
l’on opposerait au protoplasma animal. Ce serait très inexact selon nous ; en effet, le
tiers au moins des espèces végétales connues est dépourvu de chlorophylle ; dans une
plante déterminée toutes les parties soustraites à l’action de la lumière sont dans le
même cas ; enfin, comme nous le verrons plus loin, des animaux inférieurs, l’Euglena viridis, le Stentor polymorphus, etc. (voy. la
planche, fig. 1 et 2), possèdent cette substance. Toutefois, en réservant la question de
l’unité originelle du protoplasma, et à la condition de ramener à l’état de produit la
chlorophylle qui y est mêlée, il est pratiquement permis de distinguer le protoplasma
vert du protoplasma incolore.
Ces deux protoplasmas sembleraient se comporter, en effet, dans certains cas d’une
manière tout à fait différente au point de vue des synthèses chimiques.
La chlorophylle existe chez le plus grand nombre des plantes, dans les parties
exposées à la lumière. Elle se présente disséminée dans le protoplasma cellulaire à
l’état de granules d’une dimension moyenne de 0mm,01 ; quelquefois
cependant elle semble en dissolution véritable.
Les botanistes admettent que cette substance est un produit de l’activité du
protoplasma ; car dans les graines en germination, ou dans les plantes étiolées
ramenées à la lumière, on voit reparaître cette matière au sein du protoplasma qui n’a
jamais cessé de fonctionner. En étudiant le phénomène de plus près on avait cru
pouvoir dire que la chlorophylle s’engendre dans la couche de protoplasma qui entoure
le noyau cellulaire et l’on reliait son apparition à l’influence du protoplasma
nucléaire.
Les faits relatifs à la chlorophylle animale ne sont pas moins
intéressants quoiqu’ils soient moins connus. Morren, en 1844, avait commencé à étudier
la respiration de quelques organismes verts qui n’appartenaient évidemment pas au
règne végétal. Mais c’est surtout F. Cohn en 1851, Stein en 1854, et Balbiani en 1873,
qui à cet égard ont donné des bases plus solides à nos connaissances.
F. Cohn a constaté la présence de grains de chlorophylle chez un infusoire, le Paramecium bursaria : ces grains sont logés dans la partie interne,
plus fluide, de la couche corticale (paroi du corps). Cette couche fluide est dans un
mouvement continu de rotation auquel participent les grains verts. Ces granules
présentent des réactions semblables à celles de la chlorophylle végétale. L’acide
sulfurique concentré leur communique d’abord une coloration vert-bleuâtre qui devient
graduellement plus intense et passe enfin au bleu avec dissolution des granules.
Stein a vérifié ces faits ; il a mieux précisé la situation des grains de
chlorophylle dans le protoplasma qui forme la masse générale du corps, en dehors du
tube digestif et de la paroi corticale. Il a vu de plus des espèces tantôt incolores,
tantôt colorées en vert, telles que le Spirostomum ambiguum, l’Ophrydium versatile, l’Epistylis plicatilis, le Stentor polymorphus, etc. Chez beaucoup d’infusoires flagellés, Euglena viridis, Cryptomonas, Chlamydococcus pluvialis, Trachelomonas,
la matière verte se présente à l’état amorphe ou à l’état de granulations très fines.
Chez ces infusoires, comme chez les plantes, la chlorophylle se transforme à certaines
époques, surtout pendant l’enkystement, en une matière colorante jaune-rouge : elle
repasse au vert lorsque l’humectation rend les animaux à la vie active.
En 1873, M. Balbiani (voy. la planche, fig. 1 et 2) a observé chez le Stentor polymorphus (variété verte) la multiplication des grains de
chlorophylle dans l’intérieur du corps de l’animal, par division en deux et en trois,
comme cela a lieu pour la chlorophylle végétale. Outre les infusoires cités plus haut,
on trouve des globules verts dans la substance du corps chez diverses autres espèces
animales, l’Hydre verte, un ver turbellarié, Vortex
viridis, et un géphyrien, Bonnellia viridis.
Ces faits montrent le peu de fondement que pourrait avoir l’attribution exclusive du
protoplasma vert aux végétaux, tandis que le protoplasma incolore caractériserait
l’animal.
Quel est le rôle du protoplasma vert dans la synthèse organique ?
C’est le protoplasma vert qui, d’après les idées actuellement en faveur,
travaillerait à la synthèse des composés ternaires hydro-carbonés.
Il serait le seul agent des combinaisons synthétiques du carbone, la seule voie pour
l’introduction de cette substance dans l’organisme végétal et animal.
L’expérience célèbre de Priestley a été le point de départ de nos connaissances à cet
égard. Ingen-Housz, Sennebier, Th. de Saussure ont précisé les conditions de cette
expérience et ont fait connaître l’action synthétique exercée par la matière verte. On
admet, depuis leurs travaux, que la chlorophylle possède la faculté de réduire l’acide
carbonique sous l’influence des rayons solaires, et de donner lieu à un dégagement
d’oxygène. En même temps le carbone se trouve combiné à différents éléments et
constitue des matières hydrocarbonées ou combustibles qui se déposent dans les organes
verts.
Comment s’opère cette action ? À cet égard l’on n’a que des suppositions plus ou
moins plausibles. On tendait à penser que « l’hydrate normal d’acide carbonique
est, sous l’action de la chlorophylle, dédoublé en oxygène et aldéhyde méthylique ;
l’aldéhyde en se sextuplant donnerait le sucre, lequel à son tour, par duplication
ou triplication et perte d’eau, donnerait ; la cellulose : l’oxydation de ces corps
fournirait les graisses et les acides ; l’influence de l’ammoniaque provenant de la
réduction des nitrates formerait aux dépens des radicaux précédents les divers
alcaloïdes végétaux et les matières albuminoïdes. »
A ces hypothèses qu’il rappelle d’abord, M. Armand Gautier50 en a
substitué d’autres qui paraissent mieux en rapport avec le petit nombre des faits
connus.
Il faut admettre d’abord que la matière verte, la chlorophylle, n’est pas incorporée
intimement et fortement combinée au protoplasma lui-même ; qu’elle est simplement
disséminée dans la masse protoplasmique d’où une foule de dissolvants neutres peuvent
l’.
Ce protoplasma vert est l’agent d’une foule de synthèses carbonées, dont les
produits, fabriqués pendant le jour sous l’action des rayons solaires, sont utilisés
comme matériaux de construction par toutes les parties incolores de la plante.
Il faudrait distinguer, d’après M. Armand Gautier, deux états de la
chlorophylle :
La chlorophylle verte,
La chlorophylle blanche.
Dans les parties étiolées qui reverdiront à la lumière, la substance qui peut donner
naissance à la chlorophylle existe, car il suffit de les traiter par l’acide
sulfurique pour les voir instantanément se colorer en vert. M. Armand Gautier admet
que, sous l’influence de l’oxygène de l’air, la chlorophylle blanche
passe à l’état de chlorophylle verte et, inversement, que la chlorophylle verte passe à l’état de chlorophylle
blanche sous l’influence de l’hydrogène naissant ; l’expérience peut être faite
et répétée facilement.
Les deux substances, chlorophylle verte et chlorophylle blanche, seraient entre elles
dans le rapport de l’indigo bleu à l’indigo blanc. La chlorophylle blanche serait
douée d’une remarquable aptitude à réduire les corps oxygénés, à combiner leur oxygène
à son hydrogène. D’autre part la chlorophylle verte aurait la propriété de décomposer
l’eau sous l’influence des rayons solaires, comme elle a la propriété de décomposer
l’acide carbonique Elle deviendrait chlorophylle blanche en prenant l’hydrogène et
mettant l’oxygène en liberté. La chlorophylle blanche céderait à l’acide carbonique
son hydrogène ; elle travaillerait ainsi à la synthèse de composés carbonés, et
repasserait à l’état de chlorophylle verte. Ainsi, par un perpétuel mouvement
alternatif, la chlorophylle prendrait l’état vert et l’état incolore : décomposant
l’eau et dégageant l’oxygène lorsqu’elle passe de l’état vert à l’état incolore,
faisant la synthèse des produits carbonés en repassant de l’état incolore à l’état
vert.
Voilà la première partie de l’hypothèse. Elle est encore loin d’être vérifiée ou
calquée sur les faits ; mais elle n’est contraire à aucun de ceux qui sont connus.
Voici la seconde : Quelles sont les matières premières sur lesquelles les
chlorophylles verte ou blanche exercent leur activité ? C’est le mélange d’acide
carbonique et d’eau nCO2 + mHO. De la réduction de
ce mélange, grâce à l’hydrogène chlorophyllien, dériveraient : l’alcool, le glycol,
l’aldéhyde ordinaire, les acides glycolique et glyoxylique, le glyoxal, l’acide
oxalique. En un mot, tous les corps « organiques ternaires pourraient se former
par ce simple mécanisme de la désoxydation par le grain de chlorophylle, plus ou
moins profonde suivant l’influence des rayons lumineux, des diverses associations
d’eau et d’acide carbonique que le protoplasma laisse pénétrer jusqu’à l’organe de
réduction. »
La glycose serait la première formée parmi ces principes et la matière première de
presque tous les autres. Par union avec l’acide carbonique et perle d’eau, la glycose
peut donner l’acide pyrogallique, l’acide gallique qui, dans les jeunes pousses du
printemps, est en effet abondamment associé à la glycose, en un mot, une série
d’acides, lesquels inversement peuvent repasser à l’état de sucre sous l’influence de
la vie des cellules incolores.
Ainsi dans les parties incolores s’accompliraient les phénomènes inverses exactement
de ceux qui se produisent dans les parties vertes. C’est en effet une tendance
générale des chimistes d’admettre ce retour inverse, semblable dans son mécanisme
quoique de sens contraire, des matières végétales actuelles vers les principes
immédiats d’où d’autres cellules les avaient fait dériver.
Voilà quelques-unes des idées que la chimie de notre temps a émises sur le rôle du
protoplasma vert dans la synthèse des produits immédiats.
Ces conceptions sont fortement imprégnées de ce que l’on pourrait appeler le chimisme artificiel. Le chimisme naturel est
peut-être tout différent : il serait possible, par exemple, que toutes les synthèses
imaginées par les chimistes fussent sans réalité et que les principes immédiats
sortissent tous par voie de décomposition ou de dédoublement d’une matière unique et
identique, le protoplasma.
Quoi qu’il en soit, et pour rester sur le terrain des faits, on peut dire que le
protoplasma vert paraît former incontestablement des produits organiques carbonés.
Sous l’influence de quelle force, par quelle énergie s’exécutent ces phénomènes ? Où
la cellule à protoplasma vert prend-elle la force chimique nécessaire à la
décomposition du gaz carbonique ?
Il est admis que c’est dans la radiation solaire. Le soleil est le premier moteur de
tous ces phénomènes, la source de la force vive qu’ils utilisent.
Nous venons de voir que le protoplasma est susceptible de se charger dans certaines
conditions d’une matière verte, la chlorophylle. Mais le protoplasma peut rester
incolore dans un grand nombre d’éléments végétaux. Le protoplasma incolore est, moins
encore que le protoplasma vert, l’apanage exclusif de l’un des règnes. Les animaux et
les végétaux le possèdent comme élément essentiel, primordial, formateur et générateur
de tous les autres.
Quel est le rôle de ce protoplasma ? Il pourrait produire toutes les substances qui
existent dans les animaux et les plantes, mais avec d’autres éléments comme point de
départ, et avec une autre force vive comme agent que celle du protoplasma vert.
L’expérience de M. Pasteur à ce sujet est fondamentale. Elle montre que le
protoplasma incolore peut fabriquer, sans l’aide de la chlorophylle non plus que des
radiations solaires, les principes immédiats les plus complexes, matières protéiques,
albumine, fibrine, cellulose, matières grasses, etc.
M. Pasteur51 constitue un champ de culture formé des principes suivants :
Alcool ou acide acétique pur,
Ammoniaque (d’un sel cristallisable pur),
Acide phosphorique,
Potasse,
Magnésie,
Eau pure,
Oxygène gazeux.
Il n’y a là aucune substance qui ne soit empruntée au règne minéral, car la plus
complexe, l’alcool, peut être réalisée, ainsi que l’a montré M. Berthelot, de toutes
pièces au moyen des éléments empruntés au règne minéral.
Dans ce milieu à constitution si simple, sans albumine, sans produits organisés, on
dépose une graine de mycoderma aceti, d’un poids nul pour ainsi
dire, d’une masse insignifiante.
En l’absence de toute matière verte, à l’obscurité, la graine de mycoderme produit
dans ce milieu une quantité considérable de cellules nouvelles de mycoderma aceti, d’un poids aussi grand qu’on pourrait le désirer.
Dans cette récolte se rencontrent les matériaux les plus variés et les plus complexes
de l’organisation :
Matières protéiques,
Cellulose,
Matières grasses,
Matières colorantes,
Acide succinique, etc.
La cellule vivante n’a donc nul besoin de chlorophylle ou de matière verte, ni de
radiations solaires pour édifier ces principes immédiats les plus élevés de
l’organisation.
M. Pasteur a fourni un second exemple, en cultivant des vibrions, c’est-à-dire des
êtres plus élevés encore, à l’obscurité, sans matière verte et de plus sans oxygène
gazeux. Le champ de culture était ainsi constitué :
Acide lactique,
Acide phosphorique dans un sel pur cristallisable,
Ammoniaque,
Potasse,
Magnésie.
On sème dans ce milieu quelques vibrions, d’un poids si faible qu’on ne saurait
l’évaluer.
Ces êtres se développent avec une activité prodigieuse, et l’on peut obtenir tel
poids que l’on voudra de ces organismes contenant :
Des matières cellulosiques,
Des matières protéiques,
Des substances colorantes,
Des alcools,
De l’acide butyrique,
De l’acide métacétique, etc.
On pourrait dire par conséquent que le protoplasma incolore a accompli des synthèses
très élevées.
Cependant, entre ces synthèses accomplies par le protoplasma incolore et celles
qu’accomplit le protoplasma vert il y a deux différences. D’abord, dans le premier
cas, l’on fournit nécessairement comme point de départ un principe carboné assez
élevé, alcool, acide acétique, acide lactique : la vie ne serait pas possible si l’on
donnait le carbone à un état plus simple, par exemple à l’état d’acide carbonique. La
chlorophylle peut seule former les synthèses de principes carbonés ou ternaires, en
partant des corps les plus simples ou les plus saturés, tels que CO2. Le protoplasma incolore, avec ce point de départ, formera les synthèses
quaternaires les plus compliquées.
Une autre différence résulte de l’énergie employée.
Le protoplasma vert met en œuvre l’énergie des radiations lumineuses, c’est-à-dire la
force vive solaire.
Le protoplasma incolore met en œuvre l’énergie calorifique qui a sa source dans
l’aliment carboné ; celui-ci ne doit remplir qu’une condition, c’est de n’être pas
saturé d’oxygène et de pouvoir, en conséquence, par saturation ou oxydation, fournir
de la chaleur.
M. Pasteur comprendrait, à la rigueur et comme vue de l’esprit, que le protoplasma
incolore pût, sous l’influence des vibrations électriques ou de quelque autre force
vive, décomposer l’acide carbonique et assimiler le carbone pour en former les
produits synthétiques ternaires.
Quoi qu’il en soit, dans l’état actuel des choses, on attribue aux deux protoplasma
un rôle différent : le vert prépare les composés ternaires carbonés, l’incolore fait
avec ce point de départ les principes azotés quaternaires. Dans une plante les
cellules vertes travailleraient ainsi pour les cellules incolores.
Si une plante n’a point de parties vertes, elle ne pourra vivre qu’à la condition de
trouver tout préparés dans le milieu extérieur les principes qu’antérieurement aura
élaborés la chlorophylle de quelque autre plante. Ainsi en serait-il des parasites
végétaux, des champignons, des mucédinées, des êtres monocellulaires, qui doivent
trouver sur l’être qui les porte ou dans le milieu qui les baigne ces mêmes principes
indispensables, source de leur activité protoplasmique.
C’est dans ce sens que M. Boussingault et avec lui quelques chimistes ont pu admettre
que les végétaux (il faudrait dire : la matière verte) seuls étaient capables de
pourvoir les êtres vivants de carbone, et par conséquent de créer
les principes immédiats, à l’aide des éléments inertes, minéraux, empruntés à l’air, à
l’eau, à la terre. Cette puissance créatrice, la chlorophylle seule la posséderait
sous l’influence du soleil. « Si la radiation solaire cessait, non seulement
les plantes à chlorophylle, mais encore les plantes qui en sont dépourvues,
disparaîtraient de la surface du globe. »
L’expérience de M. Pasteur, qui prend pour champ de culture des produits minéraux et
un produit de laboratoire, l’alcool, redresse ce que cette vue a
peut-être d’excessif. Le mycoderma aceti, le vibrion qui se sont
développés dans le milieu artificiel constitué par M. Pasteur n’ont eu besoin d’aucune
plante à chlorophylle antérieure, non plus que de la radiation solaire.
Toutes les explications que nous avons données relativement aux procédés de la
synthèse organique indiquent le sens général dans lequel l’esprit actuel conçoit les
phénomènes. Mais leur mécanisme exact, nous l’avons déjà dit, pourrait être tout autre
que ces hypothèses ne l’imaginent. Ici comme dans bien des cas, les explications
chimiques nous font connaître comment les choses pourraient être plutôt qu’elles ne
nous montrent comment elles sont réellement. L’expérimentation pratiquée sur l’être
vivant peut seule nous renseigner.
Au point de vue physiologique, on serait fondé à imaginer qu’il n’y a dans
l’organisme qu’une seule synthèse, celle du protoplasma qui
s’accroîtrait et se développerait au moyen de matériaux appropriés. De ce corps
complexe, le plus complexe de tous les corps organisés, dériveraient par dédoublement
ultérieur tous les composés ternaires et quaternaires dont nous attribuons
l’apparition à une synthèse directe.
Cette conception, qui ferait dériver d’un composé unique, le protoplasma, tous les
produits de l’organisme, est encore, elle aussi, une vue de l’esprit. Il ne serait
pourtant pas difficile de rassembler un certain nombre de faits qui s’accorderaient
avec elle. Un argument en sa faveur serait par exemple le maintien de la constitution
fixe de l’organisme avec une alimentation variée. Les produits de l’organisme ne
changent pas sensiblement sous l’influence du régime, et ceci s’expliquerait
parfaitement, si les matériaux provenaient exclusivement d’un protoplasma toujours
identique à lui-même.
Enfin nous ne pouvons que mentionner une dernière hypothèse sur l’origine de la
matière vivante, quoiqu’elle ait été l’objet de développements considérables de la
part de son auteur.
M. Pflüger52 a émis relativement à la création
organique une hypothèse qu’on pourrait appeler l’hypothèse cyunique. Ce n’est pas,
suivant M. P. Pflüger, l’acide carbonique, la vapeur d’eau ou l’ammoniaque qui
présiderait à la synthèse organique primitive au début de la vie. « Ces corps,
dit-il, sont le résultat et la terminaison de la vie plutôt qu’ils n’en sont le
commencement, ce qui est d’accord avec leur grande stabilité. »
L’origine de
la matière vivante, suivant l’auteur, doit être cherchée dans le cyanogène.
Et d’abord quelle serait l’origine de ce cyanogène ? Ce seraient les combinaisons
oxygénées de l’azote qui, dans certaines conditions climatériques, orages, etc.,
peuvent donner des combinaisons cyaniques. M. Pflüger explique comment, à l’époque de
l’incanheadence terrestre, il a pu se former du cyanogène, et il montre toujours le
feu comme la force qui a produit par synthèse les constituants de la molécule
d’albumine. D’où il conclut que la source de la vie est le feu et
que les conditions de la vie ont été satisfaites précisément à l’époque où la terre
était incanheadente : Das Leben entstamml also dem Feuer. Quant à la
molécule d’albumine, elle ne s’est en réalité formée que pendant le refroidissement
terrestre, lorsque les combinaisons du cyanogène et les hydrogènes carbonés ont eu le
contact de l’oxygène de l’eau.
Encore aujourd’hui le soleil engendre dans les plantes les constituants de
l’albumine. Cela exclut toute idée de génération spontanée. La molécule vivante
d’albumine est douée de la faculté de croître, elle est toujours en voie de formation
et n’a pas de caractère fixe de composition et d’équivalence chimique. Sous
l’influence directe ou non du soleil, elle croît, et tout être vivant est une simple
molécule d’albumine dérivée de la molécule albumineuse primitive et unique, développée
à l’origine du monde terrestre.
D’un autre côté, M. Pflüger, considérant l’albumine comme la base du protoplasma,
examine pour ainsi dire son évolution chimique dans les deux conditions d’organisation
et de désorganisation. Il y aurait dans le protoplasma qui se forme une albumine
vivante dans laquelle l’azote est engagé sous forme de cyanogène ;
dans le protoplasma qui se détruit, une albumine morte dans laquelle l’azote est
engagé sous la forme ammoniaque. Le passage de la vie à la mort,
c’est-à-dire de l’incorporation au protoplasma à la séparation d’avec lui, est donc
pour l’albumine caractérisé par le déplacement de la molécule d’azote qui va du
carbone à l’hydrogène ; et l’admission de l’albumine à l’activité vitale est
caractérisée par le retour inverse.
Tel est à peu près l’état de nos connaissances sur la question des créations ou des
synthèses organiques. Nous voyons qu’elle est encore, comme au temps de Lavoisier, un
profond mystère. Néanmoins, les recherches, les hypothèses s’accumulent, et un jour
viendra où la lumière sortira de ce long et pénible travail.
Nous devons en terminant revenir sur une question que nous avons déjà effleurée, et
nous demander si le chimisme des laboratoires, que l’on invoque ordinairement dans ces
applications, est bien comparable au chimisme des êtres vivants. Lavoisier et beaucoup
de ses successeurs semblent le croire ; mais nous avons souvent montré que cette
explication directe de la chimie de laboratoire aux phénomènes de la vie n’est pas
légitime. Nous avons maintes fois insisté sur cette idée que les lois de la chimie
générale ne sauraient être violées dans les êtres vivants, mais que là cependant elles
ont des agents, des appareils particuliers53
qu’il est nécessaire au physiologiste de connaître. Faudrait-il aller plus loin, dire
que réellement il y a des forces chimiques spéciales dans les êtres vivants, et en
revenir avec Bichat à distinguer les propriétés vitales des propriétés chimiques ? Les
paroles de certains chimistes, qu’on pourrait appeler vitalistes, sembleraient avoir
cette conséquence, c’est pourquoi je pense utile de m’expliquer à ce sujet.
Le Traité de chimie organique de Liebig débute par cette phrase : La chimie organique traite des matières qui se produisent dans les organes
sous l’influence de la force vitale, et des décompositions qu’elles éprouvent sous
l’influence d’autres substances. Que signifie cette force vitale qui fabrique
des produits chimiques particuliers ? On est porté à croire que dans l’esprit de
l’auteur il s’agit bien d’une force vitale capable d’exécuter ce que ne sauraient
faire les forces chimiques ; Liebig, en un mot, s’exprime comme un vitaliste, et dans
un autre passage de ses Lettres sur la chimie, en parlant des
empoisonnements, il dit : Alors, la force vitale est vaincue par les
forces chimiques. Nous n’admettons pas de force vitale exécutive ; nous nous
sommes longuement expliqué à ce sujet. Cependant nous reconnaissons qu’il existe dans
les êtres vivants des phénomènes vitaux et des composés chimiques qui leur sont
propres. Comment comprendre dès lors leur production ?
Le chimisme du laboratoire et le chimisme du corps vivant sont soumis aux mêmes
lois ; il n’y a pas deux chimies ; Lavoisier l’a dit. Seulement le chimisme du
laboratoire est exécuté à l’aide d’agents, d’appareils que le chimiste a créés ; le
chimisme de l’être vivant est exécuté à l’aide d’agents et d’appareils que l’organisme
a créés. Nous avons surabondamment démontré la vérité de cette proposition
relativement aux agents d’analyse ou de destruction organique. Le chimiste, par
exemple, transforme l’amidon en sucre à l’aide d’un acide qu’il a fabriqué ; il
saponifie les corps gras à l’aide de la potasse caustique, de l’acide sulfurique
concentré, de la vapeur d’eau surchauffée, tous agents qu’il a créés lui-même.
L’animal, aussi bien que la graine qui germe, transforme l’amidon en sucre sans acide,
à l’aide d’un ferment (la diastase) qui est un produit de l’organisme. La graisse se
saponifie dans l’animal, dans l’intestin, sans potasse caustique, sans vapeur d’eau
surchauffée, mais à l’aide du suc pancréatique qui est un produit de sécrétion donné
par une glande. Chaque laboratoire a donc ses agents spéciaux, mais les phénomènes
chimiques sont au fond les mêmes : la transformation de l’amidon en sucre, le
dédoublement de la graisse en acide gras et en glycérine, se produisent dans les deux
cas par un mécanisme chimique identique.
Pour les phénomènes de création organique, il doit en être de même. Le chimisme de
laboratoire peut opérer les synthèses comme les corps vivants, et déjà il en a réalisé
un grand nombre. Les chimistes ont fait des essences, des huiles, des graisses, des
acides, que les organismes vivants fabriquent eux-mêmes. Mais là encore on peut
affirmer que les agents de synthèse diffèrent. Bien que l’on ne connaisse pas encore
les agents de synthèse des corps vivants, ils existent certainement.
Nous avons énoncé les diverses hypothèses émises à ce sujet ; nous avons été de notre
côté amené, par des faits que nous exposerons plus loin, à attribuer un certain rôle
non seulement au protoplasma, mais encore au noyau des cellules.
En un mot, le chimiste dans son laboratoire et l’organisme vivant dans ses appareils
travaillent de même, mais chacun avec ses outils. Le chimiste pourra faire les
produits de l’être vivant, mais il ne fera jamais ses outils, parce qu’ils sont le
résultat même de la morphologie organique, qui, ainsi que nous le verrons bientôt, est
hors du chimisme proprement dit ; et sous ce rapport, il n’est pas plus possible au
chimiste de fabriquer le ferment le plus simple que de fabriquer l’être vivant tout
entier.
En résumé, nous voyons combien sont encore obscures toutes ces questions de
synthèses, de créations vitales, malgré tous les efforts dont leur étude a été
l’objet.
Nous ne pensons pas, quant à nous, qu’on arrivera jamais à la solution de ces
problèmes complexes en voulant les saisir dans leur origine même. Nous croyons au
contraire que c’est en suivant les faits d’observation les plus près de nous que nous
pourrons remonter successivement et réussir à atteindre le déterminisme de ces
phénomènes fondamentaux.
Aujourd’hui on peut dire que la synthèse des corps complexes, des corps albuminoïdes,
des corps gras, nous est complètement inconnue. La seule sur laquelle nous ayons
quelques notions précises est la synthèse amylacée ou glycogénique dans les
animaux.
C’est sur cet exemple que nous devons appuyer nos idées du chimisme vital, puisque,
aussi bien, il est actuellement le mieux connu ; on pourrait dire : le seul
localisé.
Le résultat le plus général des études que nous avons faites à ce sujet est d’avoir
prouvé que les animaux et les végétaux possèdent les uns et les autres la faculté de
créer des principes immédiats amylacés et sucrés. Nous n’en sommes donc plus à cette
supposition, que l’animal est absolument subordonné au végétal. L’animal et le végétal
forment les principes immédiats qui sont nécessaires à leur nutrition respective.
Ce résultat est d’accord avec le principe général que nous avons posé au début de nos
études, à savoir, que la vie n’est pas opposée, mais semblable dans les deux règnes,
qu’elle comprend nécessairement deux ordres de phénomènes, la création organique et la
destruction organique, que tout être doué de vie, animal ou plante, simplement
protoplasmique ou complet, doit nécessairement les posséder.
Il y a à peu près trente ans que je fus conduit à découvrir la fonction glycogénique
dans les animaux. Je n’y fus pas amené par des idées préconçues, mais au contraire par
l’observation pure et simple des faits. On croyait alors à la formation exclusive du
sucre chez les végétaux. Je débutais dans la carrière scientifique et j’avais
naturellement les opinions de mon temps. Je ne voulais donc pas détruire la théorie de
la glycogenèse exclusive, je cherchais plutôt à l’appuyer et à l’étendre.
Je m’étais demandé comment ce sucre alimentaire que les végétaux fournissent aux
animaux se brûle et se détruit dans leur organisme. Ne me contentant pas des
hypothèses que l’on avait émises à ce sujet en se fondant sur l’équation alimentaire
d’entrée et de sortie de l’organisme des animaux, j’entrepris une série d’expériences
dans lesquelles je me proposai de suivre dans le sang jusqu’à sa disparition le sucre
ingéré dans les voies digestives des animaux.
Dès mes premiers essais, je fus très surpris de trouver que le sang des chiens
renferme toujours du sucre, quelle que soit leur alimentation, et tout aussi bien
quand ils sont à jeun. Le fait est si facile à constater qu’il est très étonnant qu’il
n’ait pas été vu plus tôt ; cela tient uniquement à ce que l’on était sous l’empire
d’idées préconçues dont il fallait se dégager, et que d’autre part les investigateurs,
ceux qui m’avaient précédé, avaient omis de suivre strictement les règles de la
méthode expérimentale.
Déjà en 1832 Tiedemann avait trouvé que l’amidon des aliments peut se transformer en
sucre et passer dans le sang ; il avait rencontré de la glycose dans l’intestin, puis
dans le sang d’un chien qui avait absorbé des matières féculentes. Tiedemann en avait
tiré cette conclusion, alors nouvelle, que le sucre se forme normalement dans
l’intestin par le travail de la digestion des féculents et peut passer de là dans le
chyle et dans le sang. Mais si cet expérimentateur n’en découvrit pas davantage, c’est
qu’il avait négligé dans ces expériences un des préceptes les plus importants de la
méthode expérimentale : il avait omis la contre-épreuve. Il se contenta en effet de
dire que le sucre du sang provenait de l’amidon ingéré, mais ne rechercha point, pour
corroborer son observation, si le sang des animaux qui ne s’étaient point nourris
d’amidon était dépourvu de sucre.
C’est cette contre-épreuve que je fis, et c’est elle qui m’apprit que le sang des
animaux contient normalement du sucre, indépendamment de la nature de
l’alimentation.
J’allai plus loin, et je montrai que c’est dans le foie que chez les mammifères
adultes a lieu la formation du sucre. Le sang qui sort du foie est toujours plus
abondamment pourvu de sucre que celui de toutes les autres parties du corps.
Après cette découverte on chercha à s’expliquer comment le sucre peut prendre
naissance dans le tissu hépatique. On songea d’abord à des dédoublements, à des
décompositions. Schmidt croyait à un dédoublement des matières grasses donnant
naissance à du sucre dans le sang. Lehmann admit que la fibrine du sang en traversant
le foie se dédoublait en glycose d’une part et en acides biliaires de l’autre ;
Frerichs donna une explication analogue. M. Berthelot était tenté de croire au
dédoublement dans le foie, d’une matière analogue à un amide ; et je poursuivis
moi-même pendant quelque temps des expériences d’après cette vue.
Je trouvai enfin que la matière qui est le générateur du sucre dans le foie est un
véritable amidon animal, le glycogène, et je pus établir ainsi que
le mode de formation du sucre est identique dans les deux règnes54.
Ainsi le sucre se forme dans les animaux comme dans les végétaux aux dépens de
l’amidon. La formation de cet amidon dans les deux règnes est considérée comme un acte
de création organique, une synthèse.
La formation du sucre au contraire est une destruction organique, une hydratation de
l’amidon qui amène sa transformation en dextrine, en glycose ; puis cette substance
elle-même donne naissance à l’acide lactique, à l’acide carbonique, par une série
d’opérations qui ont pour résultat la destruction du sucre par des procédés
équivalents à des phénomènes d’oxydation.
Nous trouvons ainsi dans la glycogenèse animale comme dans la glycogenèse végétale
les deux phases caractéristiques des grands phénomènes de la vie :
1° Création organique : synthèse de l’amidon, synthèse du
glycogène.
2° Destruction organique : transformation de l’amidon ou du
glycogène en dextrine et sucre, puis destruction du sucre par des procédés analogues
aux combustions.
Malheureusement nous ne connaissons bien jusqu’à présent que les phénomènes de
destruction des principes amylacés ; nous savons que dans les animaux comme dans les
végétaux, ils ont lieu sous l’influence des ferments, la diastase,
le ferment lactique, agents chimiques spéciaux à l’organisme. Nous savons de plus que
dans les deux règnes ces phénomènes engendrent de la chaleur en s’accomplissant.
Quant à la création, à la synthèse de l’amidon ou du glycogène, elle est entourée
pour nous de grandes obscurités aussi bien dans les végétaux que dans les animaux.
Toutefois nous marchons dans une bonne voie, et c’est probablement chez les animaux
que ce mécanisme formateur sera d’abord dévoilé. J’ai fait à ce sujet un grand nombre
d’expériences sur les animaux mammifères ; leur complexité les rend toutes difficiles.
En opérant sur des larves de mouches (asticots), j’espère être dans de meilleures
conditions pour saisir le mécanisme qui donne naissance au glycogène très abondant
chez ces larves.
Pour faire comprendre les difficultés de telles études sur les animaux, je
rappellerai ici ce fait important que les vivisections troublent, arrêtent aussitôt
les phénomènes de synthèse glycogénique, tandis qu’ils n’empêchent pas ou même
accélèrent dans certains cas les phénomènes de destruction ou de transformation. C’est
pourquoi nous n’avons pu jusqu’ici étudier, post mortem, par les
procédés d’analyse artificielle, que les phénomènes de destruction glycogénique,
tandis que les phénomènes de synthèse correspondants, comme d’ailleurs tous les
phénomènes des créations organiques, semblent exiger pour s’accomplir l’intégrité de
l’organisme entier.
Toutefois, la matière glycogène dans les animaux, aussi bien que dans les végétaux,
n’est pas seulement destinée à se transformer en sucre ; elle semble aussi faite pour
entrer directement dans la constitution des tissus pendant l’évolution
embryogénique55.
La matière glycogène, quel que soit le rôle qu’elle ait à remplir dans l’organisme,
se montre à nous dans les parties en développement comme le résultat d’une véritable
synthèse. L’agent de cette synthèse est le protoplasma d’une cellule. Cette cellule
capable de produire le glycogène, réside dans le foie chez l’adulte ; elle est très
diversement placée chez l’embryon ; dans le blastoderme, dans la vésicule ombilicale
chez le poulet ; dans l’amnios chez les ruminants ; mais il est vraisemblable que
partout elle forme la matière amylacée par le même procède.
La substance glycogène est sous forme de granulations, de gouttelettes incluses à
l’intérieur des cellules hépatiques dans le foie, dans les cellules blastodermiques
dans l’œuf de poule, les fibres musculaires chez le fœtus, dans les tissus
épithéliaux : elle existe d’une manière diffuse dans un grand nombre de tissus
embryonnaires. Pendant la vie fœtale, les cellules glycogéniques se rencontrent dans
le placenta, sur les vaisseaux allantoïdiens (voy. fig. 956).
Le cas le plus intéressant nous est fourni par les ruminants. J’ai montré qu’on peut
en effet suivre, chez ces animaux, l’évolution complète de la matière glycogène dans
ses deux périodes, de synthèse formative et de destruction organique.
FIG. 9. — Disposition des cellules glycogéniques dans le placenta du lapin. A,
Coupe de la corne utérine et du placenta en place. Les cellules glycogéniqmes sont
situées entre le placenta fœtal et le placenta maternel sur les villosités des
vaisseaux allantoïdiens. — B, Cellules glycogéniques du placenta isolées et colorées
en rouge vineux par l’iode.
FIG. 10 et 11. — Plaques glycogéniques de l’amnios du fœtus de veau, dans leur
plein développement.
Les cellules glycogéniques accompagnent, sous forme de plaques (fig. 10 et 11), les vaisseaux allantoïdiens, qui, ici, viennent
accidentellement se réfléchir sur l’amnios. Les plaques glycogéniques de l’amnios des
ruminants se montrent sous forme d’amas de cellules (fig.
15) dès les premiers temps de la vie embryonnaire ; elles s’accroissent
jusqu’au milieu de la gestation, puis commencent à se détruire et disparaissent avant
la fin de la vie intra-utérine. La durée de leur évolution est donc mesurée par un
espace de temps plus court que celui de la gestation. Les plaques développées sur la
face interne de l’amnios, dont elles troublent la transparence, s’opacifient de plus
en plus, à mesure qu’elles s’accroissent ; elles se groupent en certains points et
deviennent confluentes (voy. fig. 10). À leur maximum de
développement, elles présentent parfois une épaisseur de plusieurs millimètres.
Elles sont alors au point culminant qui sépare la période
synthétique de la période de destruction.
FIG. 12, 13 et 14. — Début de la formation des plaques glycogéniques de l’amnios
d’un fœtus de veau. FIG. 12, premier état : la petite masse centrale est formée de
cellules qui se colorent en rouge violacé par l’eau iodée, acidulée. En dehors, les
cellules de cette membrane se colorent en jaune par l’iode. — FIG. 13, état plus
avancé : la masse des cellules glycogéniques se colorant en rouge est plus
considérable. — Fig, 14, cellules glycogéniques dissociées et coloriées par l’iode
en rouge violacé.
FIG. 15. — a, une villosité isolée des plaques glycogéniques. On voit mieux
dessinées Certaines cellules qui ont été colorées par l’iode. — b, cellules de la
villosité isolées et colorées par l’iode en rouge vineux.
Nous avons représenté les diverses phases de l’évolution glycogénique dans les
plaques de l’amnios des ruminants (voy. fig. 12, 13 et 14).
Les préparations (fig. 12 et 13) représentent la phase
ascendante de l’évolution glycogénique. La préparation (fig.
15) représente le point culminant de cette évolution. Les préparations (fig. 16, 17 et 18) représentent la phase évolutive
headendante. La formation des cellules glycogéniques n’a pas encore été suivie
histologiquement d’une manière aussi intime qu’il serait nécessaire ; mais tout porte
à penser qu’elle a lieu par un mécanisme analogue à celui des productions
épithéliales.
FIG. 16, 17 et 18. — Dégénérescence des plaques de l’amnios du fœtus de veau.
FIG. 16, mélanges de cellules normales ayant encore leur noyau et du glycogène, et
de cellules dégénérées perdant leur noyau, ne renfermant plus de matière glycogène,
et passant à la transformation graisseuse. FIG. 17, la dégénérescence graisseuse des
cellules glycogéniques est complète. FIG. 18, la plaque glycogénique a disparu et,
dans le point qu’elle occupait, on rencontre souvent des débris divers et des
cristaux d’oxalate de chaux.
La destruction des plaques se fait de deux manières : ou bien par résorption in situ, ou bien par résorption dans le liquide amniotique où elles
tombent. La plaque devient jaunâtre, d’apparence graisseuse et flotte dans le liquide
amniotique. Dans tous les cas, à mesure que la dégénérescence s’accentue, le noyau de
la cellule s’efface ; les granulations disparaissent, et avec elles les caractères de
la matière glycogène ; des gouttelettes huileuses se montrent dans la cellule flétrie,
et quelquefois des cristaux volumineux ; dans certains cas, une masse de graisse assez
considérable qui se retrouve à la naissance du fœtus ; mais, très souvent, il se fait
une destruction par oxydation ; des cristaux octaédriques d’oxalate de chaux (fig. 18) accumulés dans ces parties, rendent témoignage de la
combustion qui s’y est opérée. Ici la substance n’avait été édifiée que pour être
détruite ; sa destruction est une oxydation qui produit de la chaleur et contribue
ainsi à l’entretien de la vie dans l’organisme.
Cet exemple nous montre sur le vif l’évolution d’un principe immédiat : sa formation
synthétique par l’action d’un agent cellulaire particulier, puis sa destruction par
oxydation.
Si nous poursuivons la formation de la matière glycogène dans les organes du
fœtus57, nous voyons que les cellules glycogènes se forment dans tous
les épithéliums, à la surface de la peau dans les tissus cornés, bec, plumes, corne
des pieds ; dans l’épithélium de l’intestin, du poumon, dans les conduits
glandulaires ; mais jamais dans le tissu même des glandes, ni dans les ganglions
lymphatiques, ni dans les endothéliums, etc., etc.
Ce qui est curieux, c’est que le foie, qui chez l’adulte sera le lieu d’élection de
la formation glycogénique, ne contient encore aucune trace de cette substance. Chez le
veau, c’est vers le milieu de la gestation environ que le foie acquiert cette
propriété, et alors on voit la matière glycogène disparaître des épithéliums, et la
fonction glycogénique cesser d’être diffuse pour se localiser dans le foie.
Chez les êtres inférieurs qui n’ont pas de foie, la fonction glycogénique reste
toujours diffuse, comme chez les végétaux.
Chez certains animaux, comme les crustacés, cette fonction est intermittente et
correspond aux périodes de mue, comme elle correspond à la végétation chez les
plantes, etc., etc.
Le protoplasma cellulaire n’est nécessaire que pour la première phase, c’est-à-dire
la genèse synthétique du produit immédiat ; mais la combustion destructive peut
s’opérer sans l’intervention du protosplama. Les preuves à ce sujet abondent. La
matière glycogène en est un exemple : rien ne peut suppléer, pour sa production, le
protoplasma animal ou végétal ; au contraire, la destruction est un phénomène chimique
qui n’exige pas nécessairement l’intervention de l’agent cellulaire vivant, et peut se
continuer après la mort ou en dehors de l’économie. Une expérience décisive à ce sujet
est celle du foie lavé. On fait passer un courant d’eau dans le foie
arraché du corps de l’animal, et par conséquent soustrait à toute influence vitale :
on enlève par là toute la matière sucrée qu’il contenait.
Abandonne-t-on l’organe à lui-même pendant quelque temps, on retrouve une nouvelle
quantité de sucre. On peut renouveler l’épreuve avec le même succès un grand nombre de
fois, jusqu’à ce que la provision de matière glycogène soit épuisée. Ainsi, dans cet
organe mort, isolé de toute influence physiologique ou vitale, la matière glycogène
continue à se détruire comme pendant la vie, mais elle ne se refait pas.
Comment le protoplasma cellulaire intervient-il pour former le principe immédiat ?
C’est une question à résoudre. Peut-être pourrait-on supposer que le glycogène
apparaît non par une véritable synthèse dans le sens chimique du mot, mais par un
dédoublement de la matière protoplasmique. C’est à l’avenir, et probablement à un
avenir prochain, qu’il appartiendra de résoudre ces problèmes qu’on ne peut
qu’indiquer aujourd’hui, mais dont nous sommes déjà parvenus à analyser les
principales conditions.
Le protoplasma, agent des phénomènes de création organique, ne possède pas seulement la
puissance de synthèse chimique que nous avons examinée en lui ; pour mettre en jeu cette
puissance, il doit posséder les facultés de l’irritabilité et de la
motilité. Il peut en effet réagir et se contracter sous la
provocation d’excitants qui lui sont extérieurs, car il n’a en lui-même et par lui-même
aucune faculté d’initiative.
Les phénomènes de la vie ne sont pas les manifestations spontanées d’un principe vital
intérieur : ils sont, au contraire, nous l’avons dit, le résultat d’un conflit entre la
matière vivante et les conditions extérieures. La vie résulte constamment du rapport
réciproque de ces deux facteurs, aussi bien dans les manifestations de sensibilité et de
mouvement, que l’on est habitué à considérer comme étant de l’ordre le plus élevé, que
dans celles qu’on rapporte aux phénomènes physico-chimiques.
Cette continuelle relation entre la substance organisée et le milieu ambiant est donc
un caractère général de la vie organique aussi bien que de la vie animale. La nutrition,
aussi bien que la sensibilité et le mouvement, traduisent sous des formes plus ou moins
compliquées cette faculté de la matière vivante de réagir aux excitations du monde
extérieur. Cette faculté, condition essentielle de tous les phénomènes de la vie, chez
la plante aussi bien que chez l’animal, existe à son degré le plus simple dans le
protoplasma. C’est l’irritabilité.
D’une façon générale, l’irritabilité est la propriété que possède tout
élément anatomique (c’est-à-dire le protoplasma qui entre dans sa constitution) d’être
mis en activité et de réagir d’une certaine manière sous l’influence des excitants
extérieurs.
Toute manifestation vitale exigeant le concours de certaines conditions ou excitants
extérieurs, est par cela même une manifestation de l’irritabilité. La
sensibilité, qui est, à son plus haut degré, un phénomène complexe, n’est au fond, comme
nous le verrons, qu’une modalité particulière de l’irritabilité, seule propriété vitale
élémentaire, dont l’existence est commune aux deux règnes.
Nous devons d’abord examiner ce que l’on entend par ce mot irritabilité et savoir quelles idées et quels faits il désigne. Il est
nécessaire de connaître les antécédents historiques de cette question fondamentale qui,
depuis plus d’un siècle, a donné lieu à des confusions continuelles et ouvert des débats
qui ne sont pas encore terminés. Le problème de la sensibilité des êtres vivants et,
d’une manière générale, celui des propriétés vitales des êtres organisés, trouveront
leur solution dans la connaissance et l’appréciation exacte de la doctrine de l’irritabilité.
C’est Glisson (1634-1677), professeur à l’université de Cambridge, qui a le premier
introduit dans les explications physiologiques l’irritabilité,
propriété vitale qu’il attribuait à toutes « les fibres animales, musculaires ou
autres », c’est-à-dire indistinctement à toute la matière organisée : c’était pour lui
la cause de la vie.
Depuis le moment où cette expression a été employée, elle a donné lieu à des
confusions sans fin : on a distingué, confondu, séparé de nouveau et de nouveau
identifié les trois propriétés et les trois termes, à savoir : sensibilité, irritabilité, contractilité. De là des méprises qu’il importe de
dissiper.
Barthez (1734), le créateur de la doctrine vitaliste, distinguait des forces sensitives, sensibilité avec perception, sensibilité sans perception,
et des forces motrices de resserrement, d’élongation, de situation
fixe, tonique, équivalents de la contractilité actuelle : ces deux
ordres de forces étant d’ailleurs subordonnés dans l’être vivant à la force vitale.
On a dit que Leibnitz avait accepté la doctrine de l’irritabilité
de Glisson ; l’entéléchie perceptive qu’il considérait comme le principe d’activité
inséparable des particules vivantes ne serait autre chose que l’irritabilité sous un autre nom. Les rapports de Leibnitz avec Campanella et
Glisson permettraient de supposer que cette interprétation a pu se présenter à
l’esprit du grand philosophe.
Bordeu (1742) distinguait une propriété vitale unique, la sensibilité
générale, qui d’ailleurs les comprenait toutes. Première origine des confusions
que nous avons annoncées ! Bordeu prenait ce mot dans une acception nouvelle et
inusitée. Il désignait par là ce que l’on appelait de son temps les irritations, les excitations, l’irritabilité de Glisson, l’incitabilité de Brown,
c’est-à-dire cette propriété de réagir sous l’influence d’un stimulus, à laquelle le
médecin anglais Brown (1735-1798) avait attaché tant d’importance.
L’innovation de Bordeu est d’avoir généralisé la sensibilité au
point (comme le lui reprochait Cuvier) de donner ce nom à « toute coopération
nerveuse accompagnée de mouvement, lorsque l’animal n’en avait aucune
perception. »
Outre cette sensibilité générale, dont le fond est le même pour toutes les parties,
Bordeu imagine encore une sensibilité propre pour chacune des
parties : « Chaque glande, chaque nerf a son goût particulier. Chaque partie
organisée du corps vivant a sa manière d’être, de sentir et de se mouvoir ; chacune
a son goût, sa structure, sa forme intérieure et extérieure, son poids, sa manière
de croître, de s’étendre et de se retourner toute particulière ; chacune contribue à
sa manière et pour son contingent à l’ensemble de toutes les fonctions et à la vie
générale ; chacune enfin a sa vie etses fonctions distinctes de toutes les
autres. »
Bordeu va jusqu’à dire que « chaque organe est un animal dans
l’animal »
: animal in animali, excès de doctrine qui a
excité les critiques de Cuvier, et plus récemment de Flourens.
Telle est la façon de voir de Bordeu relativement aux propriétés vitales ou sensibilités particulières.
Ce fut Haller, le célèbre physiologiste de Lausanne, qui eut l’honneur de donner une
base expérimentale à la théorie des propriétés vitales et de l’affermir solidement. Il
distingue trois propriétés :
1° La contractilité, qui n’est autre chose que la propriété
physique que nous appelons aujourd’hui élasticité ;
2° L’irritabilité, tout aussi mal dénommée. C’est la manière de se
comporter du muscle. L’irritabilité hallérienne, c’est la contractilité actuelle. Les muscles, dit Haller, sont irritables ; on dit maintenant contractiles ;
3° La sensibilité. C’est la manière de se comporter des nerfs.
On voit par là que la distinction établie par Haller a un caractère pratique et
expérimental. Il ne s’occupe pas de l’essence des propriétés qu’il constate. Il voit
les nerfs et les muscles se comporter d’une manière différente, et il donne des noms
différents à ces deux modes d’activité : irritabilité et sensibilité. Le résultat de
ses expériences a donc été de séparer (ce qui n’avait pas été fait avant lui) le nerf
et le muscle, au point de vue de leur manière d’agir, et de séparer l’un et l’autre
des tissus différents, tendons, épiderme, cartilages, qui se comportent autrement.
C’est le principal mérite de Haller d’avoir montré que le nerf et le muscle ont en
eux-mêmes ce qui est nécessaire à leur entrée en action, et qu’ils ne tirent pas
d’ailleurs leur principe d’activité. La doctrine régnante depuis Galien, admise par
headartes, la doctrine des esprits animaux, enseignait que les organes recevaient leur
principe d’action d’une force centrale transmise et distribuée par les nerfs sous le
nom d’esprits animaux, et conduisait, dans le cas actuel, à supposer que le muscle
tirait du nerf la propriété de se contracter. Avant de réfuter expérimentalement cette
erreur accréditée et de démontrer l’autonomie des deux tissus et leur indépendance par
des preuves directes, Haller établit ingénieusement et à priori le peu de fondement de
la doctrine qui avait cours. Il fit observer que si le muscle tirait sa propriété du
nerf, le nombre des nerfs qui animent un muscle devait être proportionné au volume de
celui-ci, conséquence qui est en désaccord avec les faits ; le cœur, par exemple, qui
est le muscle le plus actif de l’économie, est celui de tous dont l’innervation est la
moins abondante et la plus difficile à découvrir.
La démonstration de l’indépendance essentielle du muscle et du nerf, tentée par
Haller, a été complétée plus tard par J. Müller, qui a prouvé que le nerf séparé du
corps s’éteint avant le muscle. Les principes d’action des deux tissus ne peuvent être
les mêmes, puisque l’un a disparu alors que l’autre persiste. Quant aux objections
dont l’argument de Müller était passible, je les ai levées plus tard par mes
expériences sur le curare, qui supprime l’activité du nerf d’une manière complète en
laissant subsister entière l’activité du muscle. Ici nous devons ajouter une
réflexion : le curare détruit un mécanisme, son action ne porte pas sur le
protoplasma, c’est-à-dire sur la base physique même de la vie du tissu. Le curare
détruit le rapport physique du nerf et du muscle, rapport
indispensable pour l’exercice de la contraction volontaire et du mouvement volontaire.
Il sépare des éléments normalement unis, il détruit leur harmonie, tout en ne
détruisant pas les éléments eux-mêmes.
En résumé, toutes ces recherches entreprises en vue de l’irritabilité ont abouti à
prouver l’autonomie des tissus ; elles n’ont pas éclairé la question
de l’irritabilité, qui est restée au même point. La propriété des nerfs appelée
sensibilité ou motricité et la propriété du muscle appelée contractilité ne sont point
des attributs généraux de toute matière vivante, mais plutôt des réactions, des
manifestations particulières d’une espèce déterminée de matière vivante. Ce sont des
propriétés spéciales et non des propriétés vitales générales. Lorsque l’on examine
attentivement le fond des choses, on voit que ces propriétés ne sont que des
déterminations particulières d’une propriété plus générale, l’irritabilité.
C’est ainsi que pensait Broussais.
Broussais n’acceptait qu’une seule propriété essentielle de la substance organisée,
l’irritabilité, entraînant comme conséquence la sensibilité, la
contractilité et toutes les autres facultés secondaires. Virchow professe la même
opinion ; les phénomènes vitaux ont pour condition intime l’irritabilité, terme
générique qui comprend, suivant lui, l’irritabilité nutritive,
l’irritabilité formative et l’irritabilité fonctionnelle.
Virchow a désigné par le mot d’irritabilité
« la propriété des corps vivants qui les rend susceptibles de passer à l’état
d’activité sous l’influence des irritants, c’est-à-dire des agents
extérieurs. »
En d’autres termes, nous dirons, quant à nous, que « l’irritabilité est la
propriété de l’élément vivant d’agir suivant sa nature sous une provocation
étrangère »
.
Avant tout, chaque tissu réagit à l’excitation du milieu extérieur, eau, air,
chaleur, aliment, en y puisant certains principes, en y en rejetant d’autres,
c’est-à-dire en opérant les échanges qui constituent la nutrition. C’est là ce que
l’on a appelé l’irritabilité nutritive ou propriété de réagir à la
stimulation alimentaire du milieu ambiant en s’en nourrissant. En outre, chaque
élément a la possibilité de manifester ses propriétés particulières, de se comporter
d’une manière spéciale, caractéristique : la fibre musculaire réagit en se
contractant, la fibre nerveuse en conduisant l’ébranlement qu’elle a reçu, la cellule
glandulaire en élaborant et en évacuant un produit spécial de sécrétion, le cil
vibratilé, en s’infléchissant et se redressant alternativement, le globule sanguin en
attirant l’oxygène, le grain de chlorophylle en décomposant l’acide carbonique. Ce
sont toutes ces facultés que l’on a appelées du nom générique d’irritabilité fonctionnelle. Mais toutes ces manifestations particulières sont
dominées par une condition générale ; elles sont les modes divers d’une faculté
unique, l’irritabilité simple. Il n’est pas nécessaire selon nous de
distinguer une irritabilité nutritive et une irritabilité fonctionnelle ; encore moins
faut-il établir des distinctions dans chacune de ces propriétés et démembrer, comme
l’a fait Virchow, l’irritabilité nutritive en une irritabilité
formative, qui serait la propriété d’un tissu de s’entretenir par des
générations de cellules ou d’éléments anatomiques qui se succèdent ; en une irritabilité d’agrégation, propriété de l’élément de s’incorporer les
substances alimentaires convenables. C’est, au fond, la même propriété essentielle qui
caractérise les rapports entre la substance organisée et vivante ou protoplasma d’une part, et le milieu extérieur d’autre part ; la faculté la
plus simple et la plus générale de la vie dans les animaux comme dans les plantes,
l’irritabilité.
Les études expérimentales innombrables que l’on a tentées sur les propriétés des
tissus vivants, et que nous ne pouvons retracer ici, conduisent à cette double
conclusion :
1° Il y a dans tous les tissus vivants une faculté commune de réagir sous l’influence
des excitants extérieurs : c’est l’irritabilité. Le tissu n’est
déclaré vivant qu’à cette condition ;
2° Il existe en même temps dans tous les tissus vivants une réaction particulière et
autonome, c’est la propriété organique, qui caractérise
physiologiquement le tissu.
Maintenant, dans quelle partie constituante des tissus devons-nous localiser ces deux
propriétés dont l’une est commune à tous, et dont l’autre est spéciale à chacun ?
C’est dans le protoplasma seul que nous trouvons l’explication de toutes les
propriétés du tissu. Le protoplasma possède en réalité, à l’état plus ou moins confus,
toutes les propriétés vitales ; il est l’agent de toutes les synthèses organiques, et
par cela même de tous les phénomènes intimes de nutrition. Le protoplasma, en outre,
se meut, se contracte sous l’influence des excitants et préside ainsi aux phénomènes
de la vie de relation.
Par suite de l’évolution des organismes et par la différenciation successive de leurs
tissus, chacune de ces propriétés primitives et confuses du protoplasma se différencie
elle-même par une intensité relative devenue plus grande dans certains éléments
organiques.
Ainsi l’autonomie des tissus n’est au fond qu’une différenciation protoplasmique.
Toutefois dans chaque tissu, quelle que soit la spécialité qu’il revêt, le protoplasma
ne perd jamais la faculté de sentir les excitants qui doivent entrer en contact ou en
conflit avec lui pour amener la manifestation d’une de ses propriétés spéciales. Dans
certaines cellules, l’irritation extérieure produit des synthèses de matières
ternaires, quaternaires, sous forme de sécrétion solide ou liquide ; c’est alors la
propriété synthétique du protoplasma qui a été mise en jeu ; ailleurs, l’irritation
externe produira une multiplication de cellules et mettra en activité la propriété
proliférante du protoplasma ; ailleurs, enfin, l’irritation extérieure excitera la
contraction musculaire et manifestera la propriété motrice ou contractile du
protoplasma.
Telle est la conception que nous devons nous faire du protoplasma ; il est l’origine
de tout, il est la seule matière vivante du corps qui anime toutes les autres. C’est
d’une partie dû protoplasma de l’ancêtre que se développe le nouvel être, et c’est par
la reproduction incessante du protoplasma que la vie se perpétue.
Nous ne ferons pas ici l’histoire de toutes les propriétés du protoplasma, ce serait
embrasser la physiologie entière. Nous nous occuperons seulement, dans ce qui va
suivre, de sa propriété dominante, la sensibilité ou l’irritabilité, sans laquelle les
autres ne sont rien et restent incapables de manifestation. Nous dirigerons plus
particulièrement notre étude sur l’action des excitants et des anesthésiants de
l’irritabilité du protoplasma.
Les conditions de la mise en jeu de l’irritabilité nous sont connues, nous les avons
examinées en étudiant la vie latente ; car, il faut bien le savoir, la vie latente ne
peut cesser que parce que le protoplasma se réveille en quelque sorte, c’est-à-dire
reprend ses propriétés d’irritabilité. Les excitants du protoplasma sont donc ceux de
la vie elle-même : ce sont l’eau, la chaleur, l’oxygène, certaines substances
dissoutes dans le milieu ambiant.
Sans doute les conditions extrinsèques qui doivent être réalisées pour permettre au
protoplasma de chaque cellule de vivre et de fonctionner suivant sa nature sont très
nombreuses, très variables et très délicates.
Si l’on voulait les préciser dans tous leurs détails, comme la nature des excitants,
leur dose, leurs variétés sont infinies, il faudrait pour les connaître faire
l’histoire de chaque élément cellulaire en particulier.
Mais pour nous en tenir aux conditions générales, essentielles, nous dirons qu’elles
sont les mêmes pour toute espèce de protoplasma, animal ou végétal : ce sont les
quatre conditions que nous avons précédemment indiquées.
Par un singulier rapprochement, on pourrait dire que ces quatre conditions
indispensables à l’exercice de l’irritabilité, à la vie, sont précisément les quatre
éléments que les anciens considéraient comme formant le monde : l’eau, l’air, le feu
(chaleur), la terre (substances chimiques, nutritives ou salines), que l’être vivant
rencontre dans le milieu ambiant.
Relativement aux conditions physico-chimiques de la vie, nous n’avons rien
d’essentiel à ajouter à ce que nous avons déjà dit, d’une manière générale, à propos
des conditions de la vie latente, de la vie oscillante et de la vie manifestée.
Nous nous arrêterons au contraire sur l’action des anesthésiants de l’irritabilité,
sur lesquels nous avons fait des études particulières, chez les animaux et les
végétaux.
Les anesthésiques, l’éther, le chloroforme, nous fournissent des moyens d’agir sur
l’irritabilité, la faculté vitale par excellence, de la suspendre ou de la supprimer,
de sorte que l’on peut considérer ces substances comme les réactifs
naturels de toute substance vivante, et par conséquent du protoplasma.
Ces substances jouissent de la faculté de suspendre l’activité du protoplasma, de
quelque nature qu’elle soit et de quelque manière qu’elle se manifeste. Tous les
phénomènes qui sont véritablement sous la dépendance de l’irritabilité
vitale sont suspendus ou supprimés définitivement ; les autres phénomènes, de
nature purement chimique, qui s’accomplissent dans l’être vivant sans le concours de
l’irritabilité, sont au contraire respectés. De là un moyen, extrêmement précieux, de
discerner dans les manifestations de l’être vivant ce qui est vital
de ce qui ne l’est pas.
Ces vues ne sont pas purement théoriques : elles sont, au contraire, suggérées et
démontrées par des expériences que nous avons instituées récemment et dont nous vous
rendrons témoins successivement.
Tout le monde sait que les anesthésiques, l’éther, le chloroforme, ont la propriété
d’éteindre momentanément la sensibilité, et par conséquent d’empêcher le malade qu’on
opère d’avoir conscience et souvenir de la douleur, ce qui équivaut à sa suppression.
Or nous avons trouvé que cette action des anesthésiques est générale, qu’elle ne
s’adresse pas seulement à ce phénomène conscient qu’on appelle douleur ou sensibilité,
mais qu’elle atteint l’irritabilité du protoplasma et s’étend à
toute manifestation vitale, de quelque nature qu’elle soit. Il devait en être ainsi,
puisque c’est au protoplasma que nous rattachons toutes les activités vitales.
L’action des anesthésiques se traduit par des effets plus ou moins rapides sur les
différents organismes et sur leurs divers tissus. Le premier point sur lequel il faut
insister, c’est que l’action éthérisante s’étend successivement à tous les tissus dans
le même être. Quand on anesthésie un homme, par exemple au moyen du chloroforme ou de
l’éther, la substance anesthésiante est respirée, absorbée dans le poumon, et circule
avec le sang dans les tissus. C’est sur le protoplasma plus délicat des centres
nerveux que l’anesthésique porte d’abord son action, et ce sont en effet les
phénomènes de la conscience et de la perception sensorielle qui disparaissent les
premiers, tandis que le protoplasma des nerfs, des muscles, des glandes et des autres
éléments anatomiques n’est pas encore atteint. Cela nous explique pourquoi les
fonctions vitales peuvent continuer à s’exercer et pourquoi l’anesthésie est alors
sans péril pour la vie ; car, si les protoplasmas de tous les éléments anatomiques
dans tous les tissus étaient frappés à la fois d’anesthésie, toutes les fonctions
cesseraient simultanément et la mort serait instantanée.
L’anesthésie chirurgicale est donc une anesthésie essentiellement incomplète ; elle
n’atteint que les éléments nerveux les plus délicats, qui sont le siège des phénomènes
de sensibilité consciente, et cela suffit pour le but que l’on se propose. Mais ici
nous voulons démontrer que l’anesthésie est un phénomène général dans tous les tissus,
et nous devons en donner la démonstration sur les animaux et sur les végétaux.
Phénomènes d’anesthésie du mouvement et de la sensibilité chez les
animaux et chez les végétaux. — On peut étudier l’influence des anesthésiques
sur les animaux et aussi chez les plantes. Beaucoup de végétaux présentent, en effet,
des phénomènes de réactions motrices en rapport étroit avec les stimulations
extérieures, comme les manifestations de la sensibilité animale. Les exemples de
mouvement approprié à un but fourmillent chez les cryptogames.
On sait qu’il y a à la frontière des deux règnes tout un groupe d’êtres litigieux
qu’on n’a pu annexer à aucun des deux. Les amibes végétaux, les plasmodies étudiées par de Bary présentent confondus les traits de l’animal et
du végétal. Ce sont des masses protoplasmiques qui ne se constituent ni en cellules ni
en tissu pendant toute leur période d’accroissement : elles cheminent en rampant sur
les débris de plantes décomposées, sur les écorces, sur le tan. Elles émettent des
prolongements, des sortes de bras, dans lesquels vient s’accumuler la matière
protoplasmique granuleuse. L’apparence de structure, d’organisation, et le mode de
reptation établissent les plus grandes analogies entre ces myxomycètes végétaux et les
protistes animaux de Hæckel.
La faculté du mouvement se rencontre très nette et très évidente dans les appareils
reproducteurs des algues, les zoospores. Ce sont de petites masses ovoïdes, terminées
par une calotte ou rostre, muni de deux à quatre cils. Ces corpuscules se meuvent, se
déplacent, se dirigent en nageant : ils semblent, dans bien des cas, éviter les
obstacles, s’y prendre à plusieurs fois pour les contourner et arriver à un but
déterminé. On trouverait là, non seulement le mouvement simple, mais le mouvement
approprié à un but déterminé, les apparences, en un mot, du mouvement volontaire.
Les caractères du mouvement volontaire se retrouvent encore plus évidents chez les
anthérozoïdes de certaines algues, les OEdogonium, par exemple. M. Pringsheim a vu, en
1854, ces anthérozoïdes, corpuscules reproducteurs mâles, en forme de coin, avec
rostre garni de cils. L’anthérozoïde, une fois sorti de la cellule qui l’enfermait,
nage dans le liquide environnant et se dirige vers la cellule femelle ; il vient buter
contre la paroi de cette cellule, en quête de l’orifice que celle-ci présente. Après
plusieurs tentatives infructueuses, il semble qu’un effort mieux dirigé lui permette
de franchir l’étroit canal et de se précipiter dans la matière verte de l’oosphère,
cellule où la fécondation s’accomplit.
Ces exemples de mouvement ne sont pas rares parmi les plantes phanérogames. Le nombre
des végétaux dont les organes foliaires sont susceptibles de mouvement est très
considérable. De ces mouvements, les uns sont provoqués par des attouchements et des
ébranlements ; d’autres par l’action de la lumière et de la chaleur ; d’autres, enfin,
semblent se produire spontanément sous l’action de causes internes.
Nous citerons particulièrement les mouvements des étamines de l’épine-vinette (Berberis), des rossolis ou drosera, de la gobe-mouche (Dionæa muscipula), du sainfoin oscillant (Hedysarum
gyrans).
La condition préalable de ces manifestations de mouvement, c’est la faculté de réagir
aux excitants extérieurs qui les provoquent ; cette faculté n’est pas l’attribut
exclusif des animaux. Beaucoup de plantes en sont douées à un degré plus ou moins
éminent.
Les légumineuses appartenant aux genres Smithia, Æschynomene,
Desmanthus, Robinia, notre faux acacia ; l’Oxalis sensitiva
de l’Inde, présentent cette remarquable faculté de réagir aux excitations qu’on porte
sur elles. Mais l’espèce la plus célèbre sous ce rapport, et la mieux étudiée, c’est
la sensitive, Mimosa pudica.
Les feuilles de la sensitive sont disposées comme les feuilles composées pennées, sur
quatre pétioles secondaires supportés eux-mêmes par un pétiole commun (voy. fig. 19, 20). Lorsque la plante a
été soumise à un excitant quelconque, le pétiole commun s’abaisse, les pétioles
secondaires se rapprochent et les folioles s’appliquent l’une contre l’autre par leur
face supérieure.
L’irritation s’étend plus ou moins loin suivant qu’elle est plus ou moins vive. Elle
peut être produite par la plupart des agents que l’on connaît pour être des excitants
de la sensibilité animale : ainsi les secousses, les chocs, les brûlures, l’action des
substances caustiques, les décharges électriques. Il semble que quelques-uns de ces
excitants s’affaiblissent par l’usage ou par la fatigue. Il y a comme une sorte
d’habitude qui fait que la plante répond aux stimulations avec d’autant moins
d’intensité qu’elles ont été plus répétées. Le naturaliste Desfontaines a observé le
fait en transportant une sensitive. Les premiers cahots de la voiture amenèrent le
rapprochement des folioles et l’abaissement des pétioles. Mais bientôt les feuilles se
relevaient et s’épanouissaient de nouveau. Un arrêt et un départ nouveau déterminaient
la répétition des mêmes phénomènes avec une intensité toujours décroissante.
Nous avons parlé plus haut de la pratique très connue aujourd’hui en chirurgie sous
le nom d’anesthésie. Les agents que l’on emploie pour insensibiliser
l’homme et les animaux sont l’éther et le chloroforme. Eh bien ! chose singulière, les
plantes comme les animaux peuvent être anesthésiées, et tous les phénomènes
s’observent absolument de la même manière. On a placé ici, séparément sous différentes
cloches de verre, un oiseau, une souris, une grenouille et une sensitive. On introduit
au-dessous de chacune de ces cloches une éponge imbibée d’éther. L’influence
anesthésique ne tarde pas à se faire sentir : elle suit la gradation des êtres. C’est
l’oiseau plus élevé en organisation qui est le premier atteint ; il chancelle et il
tombe insensible au bout de quatre à cinq minutes. C’est ensuite le tour de la
souris ; après dix minutes on l’excite, on pince la patte ou la queue : pas de
mouvement. Elle est complètement insensible et ne réagit plus. La grenouille est
paralysée plus tard ; et vous la voyez retirée de dessous la cloche devenue flasque et
indifférente aux excitants extérieurs. Enfin la sensitive reste la dernière.
Ce n’est qu’au bout de vingt à vingt-cinq minutes que l’insensibilité commence à se
manifester. Nous avons placé sous la cloche C (fig. 19) une
sensitive bien vivace. À côté du pot a été introduite une éponge humide e, imprégnée d’éther. Bientôt la vapeur éthérée remplit la cloche et agit sur
la plante. L’action anesthésiante est plus rapide dans les temps chauds que dans les
temps froids et suit les diverses circonstances qui augmentent ou diminuent
l’irritabilité de la sensitive.
FIG. 19. — Sensitive (Mimosa pudica) placée dans une atmosphère éthérée. — e,
éponge imbibée d’éther. — Les feuilles de la plante sont étalées, sont devenues
insensibles, et ne se ferment plus quand on vient à les toucher.
Il faudra donc graduer la quantité de l’anesthésique d’après ces diverses
circonstances. Ici nous agissons à l’ombre, à la lumière diffuse ; si nous opérions au
soleil, l’effet serait beaucoup plus prompt, mais aussi beaucoup plus dangereux ;
souvent dans ce cas on tue la plante et elle ne récupère plus sa sensibilité. Cette
influence singulière et spéciale de la lumière solaire que nous constatons ici à
propos de l’action de l’éther ou du chloroforme sur la sensitive, nous la retrouverons
ultérieurement dans bien d’autres phénomènes de la vie végétale.
Maintenant, après une demi-heure environ, la sensitive est anesthésiée, et nous
voyons que l’attouchement des folioles ne détermine plus leur abaissement, tandis que
la même excitation produit une contraction immédiate des folioles f
sur une sensitive normale (voy. fig. 20). Nous observons
encore ce fait que l’anesthésie atteint en premier lieu les bourrelets des folioles et
ensuite les bourrelets P placés à la base du pétiole commun de la feuille
composée.
Quelque temps s’est écoulé, et vous voyez que le moineau, le rat blanc et la
grenouille anesthésiés ont maintenant retrouvé leur sensibilité et leur mouvement ;
bientôt il en sera de même pour notre sensitive ; elle cessera d’être sous l’influence
de l’éther et reprendra sa sensibilité comme auparavant.
Le résultat de l’anesthésie est donc le même chez les animaux et les végétaux. Ce que
nous voyons ici pour la sensitive est vrai en effet pour tous les autres mouvements
que nous avons signalés dans les plantes, mouvement des étamines de l’épine-vinette,
etc. Il reste à savoir si le mécanisme par lequel ce phénomène est réalisé est
identique. C’est là une question très importante à résoudre. Si l’analogie des effets
se poursuit jusque dans le mode d’action, on conçoit quelle relation intime sera ainsi
manifestée entre l’organisation animale et l’organisation végétale.
FIG. 20. — Sensitive à l’état de contraction. Ses feuilles se sont rétractées et
abaissées sous-l’influence d’une excitation mécanique portée sur la plante. FIG. 20
bis. — Feuille de sensitive isolée, pour montrer le renflement qui est à la base du
pétiole et dans lequel siège le tissu contractile végétal.
D’abord rappelons comment agit l’éther ou le chloroforme sur l’animal.
Dans l’anesthésie de l’homme et des animaux telle qu’on la pratique ordinairement,
l’agent anesthésique arrivé avec l’air de la respiration au contact du poumon ou de la
peau ; il est absorbé, pénètre dans le sang et vient baigner tous les organes, tous
les tissus et les éléments anatomiques. On explique ordinairement l’action de la
substance anesthésique en disant que de tous les éléments organiques avec lesquels il
est mis en contact, un seul d’entre eux, spécial à l’animal, est atteint : l’élément
sensitif, l’élément cérébral du système nerveux central. D’où il résulte que la
sensibilité est détruite dans son foyer perceptif et par suite la douleur abolie.
Si cette interprétation était vraie, les expériences que nous venons de faire devant
vous resteraient incompréhensibles et il n’y aurait pas d’analogie possible à établir
entre l’animal et le végétal. Car dans le végétal on ne retrouve pas de système
nerveux, pas d’organe central d’innervation, pas de cerveau. Il est bien vrai que
quelques auteurs, Dutrochet lui-même, ont cru trouver dans la sensibilité des végétaux
la preuve qu’ils auraient quelque organe analogue aux nerfs, et il en est même
(Leclerc de Tours) qui ont poussé l’esprit de système et l’invraisemblance jusqu’à
admettre, dans la sensitive, l’existence d’un appareil nerveux, d’un cerveau et d’un
cervelet.
Quelques auteurs, des botanistes distingués, M. Unger, M. Sachs, de Würtzbourg,
considèrent les mouvements en question comme résultant de la rupture de l’équilibre
entre deux forces antagonistes, à savoir, l’attraction endosmotique du contenu des
cellules pour l’humidité extérieure, et l’élasticité des membranes cellulaires. Mais
quel que soit le mécanisme intime de ces phénomènes, nous ne pouvons attribuer leur
suppression qu’à la disparition de l’irritabilité des cellules contractiles de la
plante.
En effet, l’agent anesthésique n’agit pas exclusivement sur le système nerveux, il
porte en réalité son action sur tous les tissus animaux : il atteint chaque élément, à
son heure, suivant sa susceptibilité. De même qu’il frappe plus rapidement l’oiseau et
plus lentement la souris, la grenouille et le végétal, suivant ainsi la gradation des
êtres, de même dans un organisme animal il suit pour ainsi dire la gradation des
tissus. L’effet se montre sur les autres systèmes après qu’il s’est déjà manifesté sur
le système nerveux, le plus délicat de tous. C’est là ce qui explique comment
l’influence anesthésique sur cet élément est la première en date.
Ainsi tous les tissus répondent de la même manière à l’action de l’agent
anesthésique : il y a dans tous une même propriété essentielle dont le jeu est
suspendu ; cette propriété, c’est l’irritabilité du protoplasma.
En résumé, l’agent anesthésique atteint l’activité commune à tous les éléments ; il
atteint, suspend ou détruit l’irritabilité générale de leur protoplasma. Il fait
disparaître l’irritabilité pour un temps si le contact dure peu, définitivement s’il
est prolongé. Et ceci, nous l’avons vu se produire partout où l’irritabilité existe,
dans les plantes comme dans les animaux.
Nous avons dit que, dans nos expériences, l’agent anesthésique n’agit pas sur la
sensibilité comme fonction, mais sur l’irritabilité du protoplasma, comme propriété de
la fibre ou de la cellule nerveuse sensitive ; dès lors la manifestation de la
sensibilité et l’expression de la douleur se trouvent supprimées ainsi que les
conséquences fonctionnelles qui en résultent. Et ce que nous disons ici est vrai non
seulement pour l’irritabilité de l’élément nerveux sensitif, mais pour l’irritabilité
de l’élément moteur et de tous les éléments vivants du corps.
La preuve expérimentale est facile à faire.
Prenons pour exemple le tissu musculaire du cœur. Voici le cœur d’une grenouille
détaché du corps de l’animal et qui continue de battre en raison même de son
irritabilité qui persiste. Nous le plaçons dans une atmosphère éthérisée. Bientôt les
battements s’arrêtent pour reprendre de nouveau lorsque nous faisons cesser
l’influence de l’éther.
Prenons encore un autre tissu, l’épithélium vibratile qui se meut d’une manière
incessante en vertu de son irritabilité. L’épithélium vibratile se présente facile à
observer dans l’œsophage de la grenouille dont il constitue le revêtement interne. Les
cils qui surmontent les cellules épithéliales sont animés d’un mouvement constant qui
persiste longtemps après que l’irritabilité des autres tissus animaux est déjà
complètement éteinte. En étalant, comme vous le voyez ici, la membrane de l’œsophage
de la grenouille sur une plaque de liège, et en y déposant de petits grains de noir
animal, on les voit transportés par l’action des cils de la bouche à l’estomac. On
peut suivre le mouvement à l’œil nu et on les voit aller même contre le sens de la
pesanteur. Cette action des cils vibratiles de la membrane œsophagienne est
suffisamment puissante pour charrier des corps assez lourds, tels que des grains de
plomb, etc. D’ailleurs ces mouvements vibratiles sont connus et ont été bien
étudiés.
On peut les amplifier au moyen d’un appareil très simple qui les rend appréciables à
distance. Vous voyez l’un de ces appareils. Une lame de verre repose sur la membrane
et se déplace, entraînant un levier très long et très léger formé d’un fétu de paille
et pouvant tourner autour d’un de ses points. — Le déplacement de ce levier nous rend
donc sensibles les mouvements des cils vibratiles.
Ce que nous voulons démontrer ici, c’est que la vapeur d’éther ou de chloroforme fait
cesser l’agitation et tomber les cils au repos : on constate alors que le transport
des petits corps à la surface de la membrane œsophagienne s’arrête pour reprendre
quand on a fait disparaître l’éthérisation.
Comment l’irritabilité des tissus ou des éléments de tissus se trouve-t-elle atteinte
par l’éther ? Par suite, évidemment, de quelque changement chimique ou moléculaire que
le poison anesthésique aura déterminé dans la substance même de l’élément. D’après des
expériences que j’ai faites autrefois, je pense que cette modification consiste en une
sorte de coagulation. L’éther coagule le protoplasma de l’élément nerveux : il coagule
le contenu de la fibre musculaire et produit une rigidité musculaire analogue à la
rigidité cadavérique. Dans l’état physiologique, les tissus et les éléments de tissus
ne peuvent manifester leur activité que dans des conditions d’humidité et de
semi-fluidité spéciales de leur matière. Ainsi, pendant la vie, la substance
musculaire est semi-fluide ; si cet état physique cesse d’exister, et s’il y a
coagulation, la fonction se suspend : comme, par exemple, si de l’eau vient à se
congeler, ses propriétés mécaniques cessent jusqu’à ce que l’état fluide soit revenu.
Enfin nous ajouterons que ces modifications, dans l’état physico-chimique de la
matière organisée, bien que passagères, finissent par amener la mort de l’élément,
lorsqu’on les reproduit successivement un certain nombre de fois, parce qu’alors sans
doute l’élément n’a pas le temps de se reconstituer suffisamment dans les intervalles
de repos.
L’expérience directe nous a montré cette coagulation de l’élément musculaire
déterminée par l’action de l’éther59. Si l’on place un muscle dans des vapeurs d’éther, ou si l’on injecte
dans le tissu musculaire de l’eau légèrement éthérée, on amène après un certain temps
la rigidité définitive du muscle ; le contenu de la fibre est coagulé. Mais, avant cet
état extrême, il arrive un moment où le muscle a perdu son excitabilité, il est
anesthésié. Si alors on examine la fibre musculaire au microscope, on voit que son
contenu n’est plus transparent, qu’il est opaque et dans un état de semi-coagulation.
On observe très bien ces phénomènes sur la grenouille en injectant de l’eau éthérée
dans l’épaisseur de son muscle gastrocnémien ; nous obtenons ainsi une anesthésie
locale, une cessation d’irritabilité du muscle qui ne se contracte plus. En
abandonnant l’animal au repos ; nous verrons peu à peu le muscle revenir à son état
normal : la coagulation de son contenu, la rigidité, disparaîtront de l’élément
anatomique baigné sans cesse et lavé par le courant sanguin.
Il est permis de supposer que quelque chose de semblable se passe pour le nerf.
L’expérience établit que l’éther, le chloroforme, sont bien les réactifs naturels de
toute substance vivante ; leur action décèle dans la sensibilité, une propriété
commune à tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, simples ou complexes. Bien loin
par conséquent que la sensibilité et la motilité soient, ainsi que l’avait voulu
Linné, un caractère distinctif entre les deux règnes, les anesthésiques établissent au
contraire leur rapprochement et leur assimilation sur une base solide physiologique,
comme l’analogie de structure établissait déjà l’unité vitale sur le terrain
anatomique.
Mais ce n’est pas seulement sur l’irritabilité du protoplasma des éléments
organiques, sensitif et moteur, que les agents anesthésiques portent leur action ; ils
atteignent aussi le protoplasma des éléments organiques qui agissent dans les
synthèses chimiques, dans les phénomènes de germination, de fermentation, dans les
phénomènes de nutrition en un mot.
Anesthésie de la germination. — Nous avons constaté il y a déjà
quelques années que l’éther ou le chloroforme suspendent la germination des
graines.
L’irritabilité germinative, comme on pourrait dire, est ici atteinte.
Voici comment nous disposons les expériences : nous prenons des graines de cresson alénois, qui germent très vite, et nous les plaçons dans les
conditions nécessaires et suffisantes pour leur germination : air, humidité, chaleur
convenable, mais en même temps dans une atmosphère anesthésiante. Nous opérons
toujours comparativement sur les mêmes graines placées dans des circonstances
identiques, moins la présence de l’agent anesthésique.
Dans un premier dispositif expérimental (voy. fig. 21),
nous faisons passer comparativement un courant d’air ordinaire et un courant d’air
contenant des vapeurs anesthésiques sur des éponges humides ee’
dans deux éprouvettes et portant renfermées à leur surface des graines de cresson
alénois.
Une trompe P placée sur un robinet d’eau R, reliée aux éprouvettes par le tube de
caoutchouc bb′, est destinée à faire l’aspiration dans les
éprouvettes et à y faire passer l’air. Mais dans un cas l’éprouvette aspire
directement l’air extérieur par le tube a′ placé à sa partie
inférieure ; dans l’autre cas, l’air qui entre par le tube a doit
traverser préalablement une première éprouvette t, au fond de
laquelle se trouve une couche d’éther S. L’air se charge ainsi de la vapeur éthérée
qui sature l’atmosphère intérieure de l’éprouvette, et par le tube de caoutchouc V
est porté dans l’éprouvette et sur l’éponge e’. Dans l’éprouvette
qui reçoit l’air ordinaire, les graines germent très bien sur l’éponge e, tandis que dans l’éprouvette qui reçoit l’air éthéré, la germination est
suspendue dans les graines qui reposent sur l’éponge e’. La
germination a pu être ainsi arrêtée pendant cinq à six jours pour le cresson
alénois, qui germe du jour au lendemain ; mais dès qu’on a enlevé l’éprouvette
d’éther t et qu’on a substitué l’air ordinaire à l’air éthéré, la
germination a pu se montrer et marcher avec activité.
FIG. 21.
a a′, tubes laissant entrer l’air extérieur dans les
éprouvettes.
b b′, tube de caoutchouc bifurqué, emportant l’air des
éprouvettes et s’adaptant à la trompe à eau par son extrémité b′.
e e′,
éponges humides sur lesquelles sont placées les graines de cresson alénois ; elles
ont germé et poussé sur l’éponge e.
t, éprouvette contenant de l’éther S à sa
partie inférieure.
S, éther.
V, tube de caoutchouc portant l’air éthéré
dans l’éprouvette à l’éponge e′.
R R, courant d’eau traversant la trompe et
produisant l’aspiration dans l’appareil.
J’ai répété cette expérience sur un certain nombre de graines ; sur le chou, la
rave, le lin, l’orge, et toujours avec les mêmes résultats. Seulement la lenteur de
la germination est souvent un inconvénient. C’est pourquoi je choisis pour les
expériences de cours les graines de cresson alénois, qui sont de toutes les plus
convenables à cause de leur rapide germination.
On peut faire ces expériences d’anesthésie germinative à l’aide de moyens encore
plus simples (voy. fig. 22). Il suffit d’humecter, par
exemple, les éponges a a′, sur lesquelles sont placées les
graines, l’une a, avec de l’eau éthérée ou chloroformée, et
l’autre a′ avec de l’eau ordinaire ; on verse au fond de chaque
éprouvette une couche égale de liquide éthéré en b et non éthéré
en b′. Toutefois ce dispositif échoue parfois, soit parce que, en
raison de la température ambiante, l’évaporation n’étant pas assez active, l’éponge
reste trop chargée d’agent anesthésique et tue la graine, soit parce qu’au contraire
l’évaporation étant trop active, l’agent anesthésique disparaît et la germination
n’est pas empêchée, mais seulement retardée.
FIG. 22. — Deux éprouvettes à pied dans lesquelles on a disposé l’expérience
pour l’anesthésie germinative. a, éponge humide à la surface de laquelle sont des
graines de cresson. — b, eau chloroformée au fond de l’éprouvette : les graines
n’ont pas germé. — a′, éponge humide à la surface de laquelle sont des graines de
cresson. — b′, couche d’eau ordinaire au fond de l’éprouvette : les graines ont
germé.
J’ai voulu régulariser l’expérience et la rendre très exacte et aussi simple que
possible à répéter. Voici comment il convient de procéder : on prend une éprouvette
à pied ordinaire de 130 centimètres cubes de capacité environ ; on introduit dans
cette éprouvette une petite éponge humide garnie de graines de cresson alénois et
suspendue dans l’atmosphère de l’éprouvette à l’aide d’un fil. On place au fond de
l’éprouvette environ 20 centimètres d’eau distillée et on bouche l’éprouvette. Dès
le lendemain, à la température chaude de l’été, les graines de cresson sont en
pleine germination. Maintenant si, dans une autre éprouvette exactement disposée
comme la première, on ajoute 10 centimètres d’eau éthérée aux 20 centimètres d’eau
pure, et qu’on bouche l’éprouvette comme précédemment, la germination n’a plus lieu
et reste suspendue pendant quatre, cinq, six, sept jours ; si l’on débouche alors
l’éprouvette, et qu’on enlève l’eau éthérée, la germination reparaît dès le
lendemain dans les graines où elle avait été arrêtée par l’anesthésie.
Nous ajouterons seulement un détail relatif à la préparation de l’eau éthérée ou
chloroformée. Pour préparer l’eau chloroformée ou éthérée, on prend deux flacons, on
verse dans l’un du chloroforme, dans l’autre de l’éther, on ajoute de l’eau
distillée, on agite, après avoir bouché les flacons. L’excès d’éther monte à la
surface de l’eau, l’excès de chloroforme tombe au fond du flacon ; mais dans les
deux cas l’eau est saturée de l’agent anesthésique. C’est l’eau dont on se sert pour
faire les expériences.
Nous avons — dit que les anesthésiques distinguent les phénomènes vitaux d’organisation des phénomènes purement chimiques de destruction. L’éthérisation de la germination va nous en fournir un exemple
frappant. Dans la germination en effet deux ordres de phénomènes ont lieu : 1° les
phénomènes de création organique proprement dits, en vertu desquels la graine germe,
pousse et développe sa radicelle, sa tigelle, etc. ; 2° les phénomènes chimiques
concomitants, qui sont par exemple la transformation de l’amidon en sucre sous
l’influence de la diastase, l’absorption de l’oxygène avec exhalation d’acide
carbonique. Or, chez la graine dont les phénomènes vitaux de la germination sont
suspendus par l’anesthésie, on observe comme à l’ordinaire les phénomènes chimiques
de la germination ; on constate que l’amidon se change en sucre sous l’influence de
la diastase, que l’atmosphère qui entoure la graine se charge d’acide carbonique,
etc.
On démontre ainsi que la graine anesthésiée dont la végétation est arrêtée respire
comme la graine normale en germination. Pour cela il suffit de mettre au fond des
éprouvettes bouchées de l’eau de baryte ; il se précipite dans l’un et l’autre cas
une quantité sensiblement égale de carbonate de baryte.
Nous considérons la respiration des êtres vivants comme identique dans les deux
règnes, et comme un phénomène de destruction caractérisé par l’absorption de
l’oxygène et l’exhalation de l’acide carbonique chez les végétaux aussi bien que
chez les animaux. Cela est vrai non seulement pour la graine qui germe, mais aussi
pour la plante adulte. Seulement chez celle-ci la fonction respiratoire est masquée
plus ou moins par la fonction chlorophyllienne.
FIG. 23
Nous démontrons depuis bien longtemps dans nos cours cette identité de la
respiration chez les animaux et chez les végétaux à l’aide de l’appareil ci-dessus
(voy. fig. 23).
Dans le laboratoire, à la lumière diffuse, sous une cloche b est
placé un jeune chou ; sous une autre cloche c est placé un rat
blanc. Le chou et le rat respirent de même, comme on va le voir. On fait passer un
courant d’air dans les deux cloches à l’aide d’une trompe qui aspire l’air en g. Un robinet f permet de modérer ou d’accélérer
le courant gazeux. L’air qui entre dans l’appareil en a est
dépouillé des moindres traces d’acide carbonique, par son passage à travers deux
tubes de Liebig remplis d’eau de baryte ; le second tube servant de témoin, son
contenu doit rester parfaitement limpide. Le courant d’air en a′
se divise en deux parties : l’une qui traverse la cloche du chou b, et ressort en b′, pour aller se rendre dans le flacon d et traverser l’eau de baryte qui se trouble très manifestement par
la formation du carbonate de baryte ; l’autre partie du courant d’air se rend dans
la cloche du rat c, et ressort en c’, pour se
rendre dans un semblable flacon d’eau de baryte, où l’on voit se former également un
trouble et un dépôt de carbonate de baryte.
On s’est assuré que la terre du pot où est planté ce chou ne peut apporter aucune
cause d’erreur dans l’expérience.
Le végétal respire donc comme l’animal, et la prétendue opposition entre la
respiration des animaux et des végétaux n’existe réellement pas.
Anesthésie des œufs. — J’ai essayé à diverses reprises
d’anesthésier des œufs de poule, des œufs de mouche, des œufs de ver à soie, en
agissant dans des conditions convenables et en faisant usage de l’appareil à courant
d’air décrit précédemment (voy. fig. 11 et 23). Je n’y ai jamais réussi. Les œufs se sont très bien
développés dans l’éprouvette qui recevait l’air ordinaire, mais dans l’autre ils ont
été tués, c’est-à-dire que le développement arrêté n’a pas repris quand on a
substitué un courant d’air ordinaire au courant d’air éthéré ou chloroformé.
Je n’oserais dire qu’il est impossible de réussir en se plaçant dans de meilleures
conditions. Je signale seulement ces essais pour montrer que la vie de la graine et
la vie de l’œuf ne sont pas comparables, ainsi que je l’ai déjà dit ailleurs à
propos de la vie latente. Toutefois, je le répète, on pourrait peut-être réussir en
étudiant mieux les circonstances dans lesquelles il faut se placer. M. Henneguy a
fait, sous la direction de M. Balbiani, et publié des observations intéressantes sur
l’action des substances anesthésiques et autres sur les œufs et les spermatozoïdes
des poissons.
Anesthésie des ferments figurés. — Mes expériences ont
spécialement porté sur la levure de bière. Je les ai poursuivies assez loin.
Seulement je me bornerai aujourd’hui à une simple indication, me réservant de
revenir avec détail sur ce sujet important.
On prend un des petits tubes dont nous nous servons habituellement pour l’étude des
fermentations, on y introduit de l’eau chloroformée et éthérée sucrée ; on y ajoute
de la levure de bière. Dans un autre tube semblable, on ajoute de la levure de bière
à de l’eau sucrée ordinaire. On laisse les deux tubes à une température basse
pendant vingt-quatre heures, afin que l’agent anesthésique ait le temps d’agir sur
les cellules de levure. On place les deux tubes dans un bain-marie à 35 degrés, et
bientôt on voit la formation de gaz se développer avec activité dans le tube
contenant de l’eau sucrée ordinaire tandis qu’elle n’a pas lieu dans l’autre tube.
Mais si alors on jette le contenu de ce tube sur un filtre de manière à laver la
levure de bière par un courant d’eau pendant un temps suffisant, et qu’on replace
cette levure dans de l’eau sucrée ordinaire, on voit la fermentation reprendre au
bout d’un certain temps. M. Müntz avait déjà signalé l’influence du chloroforme pur
pour arrêter la fermentation de la levure de bière. M. Bert avait observé une
influence semblable de l’air comprimé ; dans ces cas, il n’y avait pas anesthésie
mais destruction de la levure, tandis que dans nos expériences il s’agit d’une
véritable anesthésie, puisque la levure reprend ses propriétés de ferment que
l’éther avait momentanément fait disparaître.
En étudiant au microscope les cellules de levure de bière anesthésiées, on
reconnaît des modifications apportées dans le contenu protoplasmique de ces
cellules, qui nous expliquent les effets observés.
De la non-anesthésie des ferments solubles. — Un fait intéressant
est l’impossibilité de suspendre par les anesthésiques l’activité des ferments
solubles.
Nous nous bornerons ici à une simple indication, ne voulant pas anticiper sur les
études que nous poursuivons encore en ce moment en vue de notre cours prochain sur les fermentations.
Si l’on dissout les ferments diastasiques animaux ou végétaux dans de l’eau
chloroformée ou éthérée, on constate que leur activité n’est en rien altérée ou
diminuée ; au contraire, elle paraît jusqu’à un certain point plus énergique. Il en
est de même du ferment inversif animal ou végétal. Ceci, nous explique pourquoi,
quand on met de la levure de bière dans de l’eau éthérée sucrée avec de la
saccharose, les résultats de la fermentation alcoolique ne se montrent pas, tandis
que ceux de la fermentation inversive de la saccharose en glycose s’opèrent
parfaitement.
On pourrait donc, d’après cela, distinguer les fermentations en deux espèces :
fermentations à ferments protoplasmiques ou vivants, qui sont arrêtés par les
anesthésiques ; fermentations non-protoplasmiques ou produites par des agents qui ne
sont pas doués de vie et qui ne peuvent être anesthésiés.
C’est ainsi que le chloroforme et l’éther deviendraient, comme je l’ai dit
ailleurs, de véritables réactifs de la vie.
Anesthésie de la fonction chlorophyllienne des plantes. — J’ai
étudié l’action des anesthésiques sur des plantes aquatiques des Potamogeton et des
Spirogyra. Voici comment je dispose l’expérience.
Sous une cloche tubulée à sa partie supérieure et remplie d’eau, contenant de
l’acide carbonique, je place des plantes aquatiques du genre de celles qui sont
indiquées ; puis, toute la cloche étant immergée dans un grand bocal, je coiffe la
tubulure de la cloche avec une éprouvette également remplie d’eau et destinée à
recevoir les gaz qui seront dégagés par les plantes. Je place au soleil deux cloches
ainsi disposées ; seulement dans l’une d’elles j’ai placé, avec les plantes, une
éponge humide imbibée d’un peu de chloroforme. Dans la première cloche, sans
chloroforme, il se dégage de l’oxygène presque pur et en assez grande quantité ;
dans la seconde cloche, avec chloroforme, il ne se dégage que très peu de gaz qui
est de l’acide carbonique. Si, après une durée de l’épreuve suffisante pour
démontrer que la chlorophylle de la plante est devenue inapte à dégager de
l’oxygène, je viens à reprendre la même plante, à la bien laver à grande eau et à la
replacer au soleil sous une cloche sans chloroforme, je vois reparaître sa faculté
d’exhaler de l’oxygène au soleil, qui avait été momentanément suspendue.
Nous devons relever un fait intéressant parmi ceux que nous venons de signaler, à
savoir que la plante aquatique anesthésiée a dégagé de l’acide carbonique. Ce fait
est d’accord avec ce que nous avons vu précédemment : que les phénomènes chimiques
de synthèse vitale sont seuls abolis par les anesthésiques, tandis que les
phénomènes chimiques de destruction ne le sont pas. En effet, la formation de
l’acide carbonique par l’acte respiratoire n’est pas un phénomène vital, puisque,
ainsi que l’a montré Spallanzani, les muscles séparés du corps, inertes, dépourvus
de vie, forment encore de l’acide carbonique. Une tranche de jambon cuit mise sous
une cloche respire et produit de l’acide carbonique.
On pourrait donc, à l’aide de l’anesthésie, séparer la fonction chlorophyllienne
des végétaux, qui est protoplasmique ou vitale, de la respiration, qui, comme celle
des animaux, est de nature purement chimique.
Anesthésie des anguillules du blé niellé. — J’ai fait peu
d’expériences sur l’anesthésie des animaux inférieurs.
L’éther ou le chloroforme tuent très rapidement les infusoires ; je n’ai pu réussir
à en graduer l’action. Il n’en est pas de même des anguillules du blé niellé, qui se
prêtent très bien à ce genre d’expériences.
Nous avons vu, à propos de la vie latente, que les anguillules du blé niellé
desséchées ont la propriété de revivre quand on les immerge dans de l’eau ordinaire.
Elles ne manifestent pas cette propriété si on les immerge dans de l’eau
chloroformée ou éthérée ; seulement il faut, en général, affaiblir l’eau éthérée ou
chloroformée en y ajoutant moitié ou plus d’eau ordinaire, sans quoi l’anguille
serait tuée définitivement. Dans l’eau anesthésique suffisamment diluée l’anguille
reste immobile, ne revient pas à la vie ; elle se réveille dès qu’on l’en a retirée
pour la placer dans de l’eau ordinaire.
En examinant au microscope les anguillules plongées dans l’immobilité anesthésique,
on constate quelques modifications dans l’aspect de leur corps. Il paraît plus
grenu, comme s’il y avait une légère coagulation de la substance.
Les faits que nous avons cités précédemment et que nous aurions pu encore
multiplier démontrent que les agents anesthésiques suspendent l’irritabilité de toutes les parties vivantes en agissant d’une manière
physique sur leur protoplasma considéré comme le siège de l’irritabilité. Nous
concevons dès lors facilement comment la fonction vitale est suspendue lorsque
l’irritabilité qui est son primum movens se trouve engourdie.
Si maintenant nous voulions résumer dans une conclusion générale toutes nos
expériences faites sur l’homme, sur les animaux supérieurs, sur les animaux
inférieurs, sur les végétaux, les graines, les œufs, etc., nous arriverions à dire
que les anesthésiants agissent à la fois sur l’irritabilité et sur
la sensibilité. Qu’est-ce que cela signifie ? L’irritabilité et la
sensibilité sont-elles donc identiques, ou, si elles sont différentes, comment
comprendre cette action commune exercée par les mêmes agents ? Ce sont là des
questions importantes que nous devons maintenant examiner.
Le protoplasma jouit de la faculté remarquable de se déplacer, de changer de forme
sous l’influence des excitants : il est contractile. Cette faculté de mouvement est
visible dans toutes les masses protoplasmiques nues, dans les éléments embryonnaires
du tissu conjonctif, les globules blancs du sang chez les animaux supérieurs ; les
amibes, les myxomycètes, parmi les êtres inférieurs.
La motilité et l’irritabilité sont d’ailleurs
deux propriétés corrélatives, qu’on ne saurait séparer l’une de l’autre ; le mouvement
est en effet déterminé par l’influence d’un agent : l’agent, c’est l’excitant ; la faculté de réagir par une manifestation physique, mécanique ou
chimique, contre l’excitation, c’est l’irritabilité.
Nous professons qu’il faut voir dans l’irritabilité une forme élémentaire de la
sensibilité ; dans la sensibilité, une expression très élevée de l’irritabilité,
c’est-à-dire la propriété commune à tous les tissus et à tous les éléments de réagir
suivant leur nature aux stimulants étrangers.
Linné avait placé, nous l’avons souvent répété, dans la sensibilité le critérium de
l’animalité : Vegetalia vivunt, animalia
sentiunt
, disait-il.
Pour le célèbre naturaliste d’Upsal, la sensibilité était l’attribut caractéristique
des animaux ; ses successeurs ont vu, à son imitation, dans l’existence de cette
propriété le moyen de distinguer les deux règnes de la nature vivante, la preuve de sa
dualité.
En examinant ce qu’est, en dernière analyse, cette sensibilité dont on a fait le mode
supérieur de la vie animale, on y reconnaît non pas une propriété
simple, mais une manifestation vitale complexe qui répond à une fonction.
On doit établir une distinction entre les fonctions d’un être vivant et les propriétés de la substance organisée, qui en sont le support. La
sensibilité serait un phénomène complexe, spécial à certains, êtres, mais qui se
ramènerait cependant à un phénomène général plus simple, l’irritabilité. Broussais,
nous l’avons déjà dit, avait exprimé en partie cette opinion en n’acceptant qu’une
seule propriété essentielle de la substance organisée, l’irritabilité, entraînant
comme conséquence la sensibilité, la contractilité et tous les autres phénomènes
secondaires. Virchow a, nous l’avons déjà vu, professé la même opinion ; selon lui,
les phénomènes vitaux ont pour condition intime l’irritabilité, terme générique qui
comprend toutes les autres propriétés vitales.
On peut dire que cette doctrine se trouve déjà en germe dans Bichat.
Le mot seul n’est pas clair : Bichat, en effet, conserve partout le mot de
sensibilité, source de tant de confusions ; mais il est aisé de voir qu’il l’entend
dans le sens où nous entendons aujourd’hui l’irritabilité qui de son temps n’était pas
encore distinguée nettement. Il reconnaît, dans les animaux, la sensibilité animale et d’autre part une sensibilité
végétative ou inconsciente résidant dans les organes de la vie végétative et se
traduisant par les actes visibles que ces organes accomplissent lorsqu’ils sont
provoqués par une stimulation extérieure.
Mais il peut arriver que cette réaction aux stimulants, artificiels ou
physiologiques, ne se traduise par aucun mouvement, par aucun signe visible, et
qu’elle existe pourtant, qu’elle se confonde avec le mouvement nutritif, qui ne se
manifeste que par ses effets ; c’est là ce qui arrive dans les plantes, et Bichat
accordait aux végétaux et à certaines parties des animaux, une sensibilité insensible, c’est-à-dire ne se traduisant par aucun signe
sensible.
Quoi que l’on puisse penser de ces désignations : sensibilité consciente, sensibilité inconsciente, sensibilité insensible, l’on n’est pas moins forcé de reconnaître qu’elles
représentent des faits et qu’elles correspondent à un sentiment exact de la réalité.
Tous les actes de l’organisme sont des actes provoqués par des stimulations internes
ou externes, physiologiques, normales ou artificielles ; ils exigent donc une
sensibilité si l’on ne voit dans ce mot que la faculté de réagir à l’excitant. Or, il
est certain que dans cette réaction l’on trouve tous les degrés depuis la réaction purement nutritive ou trophique invisible, jusqu’à la réaction motrice tombant sous le sens et enfin la réaction
consciente.
Le terme de sensibilité présenterait donc pour les physiologistes une signification
tout à fait différente de celle que les philosophes lui attribuent. De là un perpétuel
malentendu entre les uns et les autres.
Les philosophes donnent généralement le nom de sensibilité à la faculté
que nous avons d’éprouver des modifications psychiques agréables ou désagréables à
la suite de modifications corporelles.
C’est dans ce sens de réaction de conscience que le mot est employé
dans le langage courant.
Il est facile de comprendre que les physiologistes, quand ils parlent de sensibilité,
ne doivent par l’envisager à un point de vue aussi restreint ; ils ne peuvent la
considérer comme étant réduite à des modifications psychiques de la conscience, du moi, qui sont les seules préoccupations du philosophe. Ces
manifestations psychiques échappent au physiologiste, qui n’étudie et ne connaît que
des faits matériels et tangibles, lors même qu’ils sont tout à fait étrangers au moi. De telles manifestations de la sensibilité perdent toute
existence et toute signification lorsque l’on envisage les animaux, lorsque l’homme
sort de son for intérieur et du domaine de sa conscience.
Pour les physiologistes, la sensibilité n’est pas seulement un fait de conscience,
elle est en outre accompagnée de manifestations matérielles et saisissables qui
peuvent servir de base à une définition physiologique.
Les phénomènes de la sensibilité sont, en réalité, des actes complexes auxquels
concourent des éléments secondaires nombreux.
Chez l’homme, et au plus haut degré de complexité, la sensibilité constitue la
fonction du système nerveux, fonction qui existe en vue d’harmoniser les vies
cellulaires en satisfaisant le besoin de chaque cellule d’être excitée, impressionnée
par les agents cosmiques ou organiques qui lui sont extérieurs.
Le système nerveux, en un mot, répond à un besoin qu’ont les éléments organiques
d’être influencés les uns par les autres, comme les appareils respiratoire et
circulatoire répondent au besoin qu’éprouvent les éléments anatomiques d’être
influencés par l’oxygène, etc.
Le phénomène de sensibilité comprend l’ensemble des faits secondaires suivants :
1° Impression d’un agent extérieur (action mécanique sur un nerf
périphérique) ;
2° Transmission de cette impression comme un ébranlement purement
matériel ou mécanique jusqu’aux centres nerveux, où elle se transforme ;
3° Phénomène psychique de la perception (qui peut manquer).
L’impression, la transmission, ébranlements purement matériels du centre nerveux,
déterminent une modification physique, c’est-à-dire de même nature,
dans les centres nerveux. Les physiologistes l’ont appelée sensation
brute, sensation inconsciente. Le phénomène ne s’arrête pas là : l’ébranlement,
qui fait entrer en activité les parties reliées les unes aux autres, se continue, se
réfléchit sur les nerfs de mouvement et provoque une réaction motrice (mouvement, cri)
le plus ordinairement, et quelquefois des réactions d’une autre nature, nutritives,
trophiques, sécrétoires, plus difficilement appréciables (ictère, pâleur produite par
une émotion, etc.).
Ainsi, le phénomène de sensibilité chez l’homme même, en prenant l’expression dans le
sens ordinaire, au lieu d’être une propriété vitale simple, est donc une manifestation
très complexe. On voit déjà qu’elle comprend deux espèces de phénomènes : 1° des
phénomènes purement matériels, réaction motrice ou autre, à la suite de l’impression
d’un agent extérieur ; 2° des phénomènes psychiques.
Si donc nous laissons de côté le phénomène psychique, il nous reste, pour
caractériser la sensibilité, un ensemble de phénomènes organiques ayant pour point de
départ l’impression d’un agent extérieur et pour terme la production d’un acte
fonctionnel variable, mouvement, sécrétion, etc. : ce qui caractérise la sensibilité,
c’est la réaction matérielle à une stimulation.
Lorsque la réaction matérielle ou motrice fait défaut, nous perdons toute possibilité
d’apprécier le phénomène de sensibilité chez les animaux. En dehors de nous, de notre
conscience, nous n’avons de renseignement que dans la production des réactions
motrices ; si nous les voyons se produire chez un animal, nous affirmons que la
sensibilité est en jeu ; si elles font défaut, nous ne pouvons plus rien affirmer.
Ainsi, l’élément le plus général, et par conséquent le plus important de la
sensibilité pour le physiologiste, c’est la réaction qui termine le cycle des faits
matériels et qui est tantôt mécanique, tantôt physico-chimique.
Ce n’est pas toujours, en effet, l’élément moteur qui répond à l’excitation. Il y a
souvent réaction moléculaire d’autre espèce que cette réaction de translation, qui
n’apparaît guère que chez les animaux élevés en organisation, mais qui manque chez les
végétaux. Toutefois, il y a toujours réaction moléculaire dans tous les cas.
La sensibilité est réduite à la réaction motrice dans le cas des réflexes proprement dits, sensibilité réflexe, pouvoir
excito-réflexe, où la réaction motrice existe seule sans que la conscience
intervienne. Aussi y a-t-il pour le physiologiste, en outre de la sensibilité consciente, une sensibilité inconsciente,
expression qui paraît un véritable abus de mots aux philosophes.
D’un autre côté la réaction motrice peut faire défaut chez l’animal empoisonné par le
curare ; le processus sensitif s’arrête alors à l’impression, transmission,
perception, sans réaction motrice. Aucun phénomène apparent ne la
trahit, et elle échapperait au physiologiste s’il n’avait recours à des artifices.
Mais alors même qu’aucune réaction manifeste ne se produirait, on ne serait pas obligé
de caractériser la sensibilité par le phénomène psychique de la sensation ; car il
pourrait y avoir d’autres réactions qui, pour n’être pas évidentes, n’en sont pas
moins réelles. Il y a des faits physiologiques, matériels, tels que l’ébranlement
moléculaire des nerfs, l’activité spéciale des cellules cérébrales ; et quoique ces
faits ne soient point saisissables par les moyens habituels, il suffit qu’ils existent
et que des artifices appropriés les révèlent pour nous permettre de dire que le
processus sensitif a encore lieu. Nous ne rapporterons pas tous les exemples
particuliers que nous pourrions citer. Nous devons nous borner à des indications
générales sur un sujet qui demanderait de très grands développements si nous voulions
le traiter complètement.
En résumé, ce qu’il y a de particulier dans la sensibilité, c’est la réaction à la stimulation des agents extérieurs. Cette réaction est
ordinairement motrice, si les organes du mouvement sont en état de la manifester ;
elle peut être encore d’autre nature, trophique, sécrétoire ou autre. Lorsque l’on
headend au fond du phénomène sensible, on ne trouve donc pas autre chose que ceci : la
faculté de transmettre, en la modifiant, la stimulation produite en un point, de
manière à provoquer dans chaque élément organique l’entrée en jeu de son activité
propre.
Arrivés à ce point, nous saisissons facilement la cause du malentendu entre les
philosophes et les physiologistes. Pour les premiers, la sensibilité est l’ensemble des réactions psychiques provoquées par les modificateurs
externes ; pour les seconds, pour nous, c’est l’ensemble des
réactions physiologiques de toute nature, provoquées par ces modificateurs.
La réaction pouvant être envisagée dans la cellule, dans l’organe ou dans l’appareil
qui répond aux excitations, la sensibilité sera l’aptitude à réagir soit
de l’organisme total, de l’appareil nerveux tout entier ; soit d’une de ses parties,
soit d’une simple cellule.
L’aptitude à réagir de la cellule, c’est l’irritabilité, c’est la sensibilité de la
cellule ; de même, l’aptitude à réagir de l’ensemble de l’appareil nerveux ou sensibilité consciente peut être considérée comme l’irritabilité de
cet appareil tout entier. La sensibilité inconsciente est la
réaction d’une partie de cet appareil, une sensibilité secondaire.
Dans la variété infinie des êtres, le système nerveux peut manquer par quelques-unes
de ses parties, ou tout entier, et alors la vie ne réside plus que dans l’organisme le
plus simple, tel que l’organisme cellulaire. La sensibilité, cette base
physiologique de la vie, ne saurait faire défaut pour cela. Aussi
l’irritabilité, cette sorte de sensibilité simple, existe dans le
protoplasma de la cellule, c’est la propriété élémentaire, irréductible, tandis que
les réactions de l’appareil ou des organes nerveux n’ont rien de différent et ne sont
que des manifestations de perfectionnement.
La sensibilité, dans l’acception ancienne, considérée comme propriété du système
nerveux, ne serait donc qu’un degré élevé d’une propriété plus simple qui existe
partout : elle n’a rien d’essentiel ou de spécifiquement distinct ; c’est
l’irritabilité spéciale au nerf, comme la propriété de contraction est l’irritabilité
spéciale au muscle, comme la propriété de sécrétion est l’irritabilité spéciale à
l’élément glandulaire. Ainsi, ces propriétés sur lesquelles on fondait la distinction
des plantes et animaux ne touchent pas à leur vie même, mais seulement aux mécanismes
par lesquels cette vie s’exerce. Au fond, tous ces mécanismes sont soumis à une
condition générale et commune : l’irritabilité.
L’expérimentation confirme et établit solidement ces vues.
En effet, l’expérience des anesthésiques prouve que le même agent détruit et suspend
d’abord la sensibilité consciente, puis la sensibilité
inconsciente, puis la sensibilité insensible, ou l’irritabilité. Ces suppressions sont des degrés différents de l’action
du même agent, et par conséquent les phénomènes eux-mêmes sont des degrés différents
d’un même phénomène élémentaire. La manière identique dont ils sont influencés par un
même réactif prouve leur identité, qui devient tout à fait évidente si l’on considère
surtout les conditions simples et claires de l’expérience.
En résumé, au point de vue physiologique nous sommes nécessairement conduits à
admettre l’identité de la sensibilité et de l’irritabilité60, à
cause de l’identité d’action des anesthésiques sur ces manifestations vitales. Car en
science physique expérimentale nous n’avons pas d’autres manières de juger, si ce
n’est de considérer comme identiques les phénomènes qui présentent des caractères
physiques identiques.
L’agent anesthésique n’atteint donc pas, à proprement parler, la sensibilité ; il
agit en définitive toujours sur l’irritabilité et jamais sur autre chose, malgré les
apparences. L’irritabilité du protoplasma des cellules cérébrales est atteinte par
l’éther, et dès lors la fonction sensorielle consciente est abolie. De même le
protoplasma des cellules de la moelle épinière ou des ganglions nerveux étant altéré,
les fonctions de sensibilité inconsciente seraient abolies dans les mécanismes nerveux
correspondants. En un mot, la sensibilité serait une fonction,
l’irritabilité serait une propriété : c’est la propriété seule que
nous atteindrions.
Mais si nous voulions headendre encore plus profondément dans l’analyse des
phénomènes que nous examinons, nous verrions qu’en réalité l’irritabilité, tout aussi
bien que la sensibilité ou les sensibilités, que toutes les propriétés vitales aussi
bien que toutes les fonctions, sont des créations de notre esprit, des représentations
métaphysiques sur lesquelles nous ne pouvons pas par conséquent porter notre
action.
Nous n’atteignons réellement pas l’irritabilité, qui est quelque chose d’immatériel,
mais bien le protoplasma, qui est matériel. L’éther ou le chloroforme produisent par
leur contact avec le protoplasma nerveux une action physique encore peu connue, mais
réelle. C’est ainsi que nous agissons toujours sur la matière et jamais sur les
propriétés ni sur les fonctions vitales. Il n’y a, en un mot, que des conditions
physiques au fond de toutes les manifestations phénoménales de quelque ordre qu’elles
soient. Il n’y a que cela de tangible. Seulement les interprétations que nous donnons
de ces phénomènes physiques sont toujours métaphysiques parce que notre esprit ne peut
pas concevoir les choses et les exprimer autrement.
La métaphysique tient à l’essence même de notre intelligence, nous ne pouvons parler
que métaphysiquement. Je ne suis donc pas de ceux qui croient qu’on puisse jamais
supprimer la métaphysique ; je pense seulement qu’il faut bien étudier son rôle dans
nos conceptions des phénomènes du monde extérieur, pour ne pas être dupe des illusions
qu’elle pourrait faire naître dans notre esprit.
Il importe, ainsi que nous l’avons déjà dit, de distinguer chez l’être vivant la matière et la forme.
La matière vivante, le protoplasma, n’a point de morphologie en soi,
nulle complication de figure, ou du moins (et cela revient au même) il a une structure
et une complication identiques. Dans cette matière amorphe ou plutôt monomorphe réside la vie, mais la vie non définie, ce qui veut
dire que l’on y retrouve toutes les propriétés essentielles dont les manifestations des
êtres supérieurs ne sont que des expressions diversifiées et définies, des modalités
plus hautes. Dans le protoplasma se rencontrent les conditions de la synthèse chimique
qui assimile les substances ambiantes et crée les produits organiques ; on y retrouve,
ainsi que nous l’avons montré, l’irritabilité, point de départ et forme particulière de
la sensibilité.
Ainsi le protoplasma a tout ce qu’il faut pour vivre ; c’est à cette matière
qu’appartiennent toutes les propriétés qui se manifestent chez les êtres vivants.
Cependant le protoplasma seul n’est que la matière vivante ; il n’est pas réellement un
être vivant. Il lui manque la forme qui caractérise la vie définie.
En étudiant le protoplasma, sa nature, ses propriétés, on étudie pour ainsi dire la vie
à l’état de nudité, la vie sans être spécial. Le plasma est une sorte
de chaos vital qui n’a pas encore été modelé et où tout se trouve confondu : faculté de
se désorganiser et de se réorganiser par synthèse, de réagir, de se mouvoir, etc.
L’être vivant est un protoplasma façonné ; il a une forme spécifique
et caractéristique. Il constitue une machine vivante dont le protoplasma est l’agent
réel. La forme de la vie est indépendante de l’agent essentiel de la vie, le
protoplasma, puisque celui-ci persiste semblable à travers les changements
morphologiques infinis.
La forme ne serait donc pas une conséquence de la nature de la matière vitale. Un
protoplasma identique dans son essence ne saurait donner origine à tant de figures
différentes. Ce n’est point par une propriété du protoplasma que l’on peut expliquer la
morphologie de l’animal ou de la plante.
C’est pourquoi nous séparons la synthèse morphologique qui crée les formes, de la
synthèse organique qui crée les substances et la matière vivante amorphe. C’est comme un
nouveau degré de complication dans l’étude de la vie. Après avoir fixé les conditions de
l’être vivant idéal, amorphe, réduit à la substance, il faut connaître
l’être vivant, réel, façonné, apparaissant avec un mécanisme, une
forme spécifique.
Il importe de faire immédiatement deux observations qui ont leur intérêt, l’une
relative à la morphologie minérale et animale, l’autre au rapport de la forme avec la
substance.
La morphologie n’est point particulière aux êtres vivants, ils ne sont pas seuls à se
présenter sous des formes spécifiques, constantes. Les substances minérales sont
susceptibles de cristalliser ; ces cristaux eux-mêmes sont susceptibles de s’associer
pour former des figures diverses et très constantes, groupements,
astérescences, macles, trémies, etc. ; d’autres fois les substances prennent des
formes qui ne sont point véritablement cristallines, glycose en mamelons, leucine en
boules, lécithine en globes, etc.
Il y a donc lieu, jusqu’à un certain point, de rapprocher les deux règnes des minéraux
et des êtres vivants, en ce sens que nous voyons chez les uns et les autres cette
influence morphologique qui donne aux parties une forme déterminée. Nous savons que
l’analogie ne s’arrête pas à cette première ressemblance générale ; les faits de
rédintégration cristalline signalés précédemment61 nous ont montré dans le cristal quelque chose
d’assimilable à la tendance par laquelle l’animal se répare, se complète et reconstitue
le type morphologique individuel.
Or les formes minérales, cristallines, ne sont pas plus que les formes vivantes une
conséquence rigoureuse, absolue de la nature chimique de la matière. Les substances
dimorphes en sont un exemple bien clair : le soufre peut se présenter avec deux formes
cristallines incompatibles et à l’état amorphe ; le phosphore, l’acide arsénieux nous
montrent aussi une même matière façonnée dans des moules différents. Les substances
isomères et polymères de la chimie organique nous offrent encore une preuve d’un autre
ordre que l’identité du substratum est compatible avec des variétés de figures, de
groupements et de manifestations phénoménales.
En d’autres termes, il y a en chimie minérale et organique des corps de même forme qui
ont une composition chimique différente et des corps différents en composition chimique
qui ont une forme identique.
L’étude des formes n’appartient plus à la chimie et ne s’explique point par ses lois.
La chimie s’occupe de la composition des corps ; là où la morphologie, c’est-à-dire
l’étude de la forme commence, la chimie proprement dite cesse.
Les matières que l’organisme produit ou met en œuvre ne sont donc pas seulement
constituées chimiquement, elles sont encore travaillées morphologiquement et arrangées
sous une figure plus ou moins caractéristique. Il peut même arriver que la forme
paraisse plus essentielle que la matière. Ainsi en est-il du squelette osseux et de la
coquille de l’œuf des oiseaux. En modifiant l’alimentation de ces animaux et en y
substituant les sels de magnésie aux sels de chaux, on a annoncé que la composition
habituelle des os et la composition de la coquille étaient changées et qu’une certaine
proportion de magnésie avait pris la place de la chaux. J’ai souvent entendu dire au
naturaliste A. Moquin-Tandon que les mêmes espèces de colimaçons, habitant des terrains
calcaires ou siliceux, avaient tantôt de la silice, tantôt du carbonate de chaux dans la
composition de leur coquille, sans que, bien entendu, la morphologie spécifique en fût
autrement modifiée. Ces diverses substances se seraient remplacées en toutes proportions
dans la formation organique et elles se seraient comportées comme les substances
isomorphes dans la formation cristalline.
Ces comparaisons entre les formes minérales et les formes vivantes ne constituent
certainement que des analogies fort lointaines, et il serait imprudent de les exagérer.
Il suffit de les signaler. Elles doivent simplement nous faire mieux concevoir la
séparation théorique de ces deux temps de la création vitale : la création ou synthèse
chimique, la création ou synthèse morphologique,
qui, en fait, sont confondues par leur simultanéité, mais qui n’en sont pas moins
essentiellement distinctes dans leur nature.
Il nous faut maintenant étudier cette synthèse morphologique d’abord dans ses
résultats, ensuite dans ses causes.
L’indépendance de la forme et de la matière est poussée plus loin encore dans l’être
vivant que dans le minéral. La morphologie, comme nous le verrons, paraît gouvernée par
des lois absolument indépendantes de celles qui règlent les manifestations vitales
essentielles du protoplasma. Elle suppose cette matière avec ses propriétés, mais elle
l’utilise d’une façon tout à fait indépendante et suivant des conditions qui n’y sont
pas nécessairement contenues.
Les formes variées qui résultent de ces lois morphologiques donnent lieu à des phénomènes vitaux, très différents les uns des autres et qui ne sont que
l’expression de la morphologie de l’être.
La matière protoplasmique, ainsi que nous l’avons dit antérieurement62, peut au début constituer des
êtres en quelque sorte sans forme fixe, ou tout au moins sans mécanismes vitaux,
morphologiquement déterminés. Ce sont les êtres les plus simples, ne possédant que la
vie nue, sans les formes variées et diversifiées à l’infini sous lesquelles elle nous
apparaît plus tard. Ces êtres sont en réalité des êtres protoplasmiques ou cytodes, dont
Hæckel a fait un groupe, même un règne, sous le nom de monères.
Dans ces êtres monériens ou protoplasmiques, nous avons d’abord les amibes. Nous
représentons ici une monère d’eau douce, la Protamœba primitiva (voy.
fig. 24), et des amibes avec leurs différentes formes
changeantes (voy. fig. 25). Nous ferons observer que ces
êtres amiboïdes, qui peuvent vivre à l’état libre dans le milieu cosmique, peuvent
également vivre comme élément en quelque sorte du milieu intérieur chez d’autres êtres
plus élevés. C’est ainsi que nous voyons dans la figure 26 des amibes isolés et des
amibes du sang ou corpuscules lymphatiques du lombricus agricola, se
comporter exactement de même. M. Balbiani, à l’obligeance de qui je dois cette figure, a
vu que les amibes du lombricus peuvent s’incorporer des petits corps en suspension dans
le sang, absolument comme le font les amibes des infusions, ce qui prouve bien que ce
sont les mêmes êtres. Nous reproduisons également la figure du Protogenes
primordialis découvert, en 1864, par Hæckel (voy. fig.
27, et leçon V, page 190). Il faut encore signaler parmi ces êtres rudimentaires
le Bathybius Hæckelii, découvert, en 1868, par Huxley, espèce de
réseau amiboïde gigantesque qui siège au fond des mers (fig.
28, 28.bis>, et leçon V, p. 189).
FIG. 24. — Protamœba primitiva, Hæckel. A, une monère entière. — B, la même monère
divisée en deux moitiés par un sillon médian.
FIG. 25. — Deux formes différentes d’amibes de la vase : n, noyau. — v, vésicule
contractile.
FIG. 26. — Corpuscule lymphatique du lombric et amibes des infusions. — A, un
corpuscule lymphatique du lombric isolé. — B, corpuscules lymphatiques du lombric
agrégés. — C, amibes des infusions englobant des corpuscules colorés. — D, corpuscules
lymphatiques du lombric avant englobé les mêmes corpuscules colorés (bleu de Prusse).
(Voyez la planche à la fin du volume.)
FIG. 27. — Protegenes primordialis.
Nous ne discuterons pas la question de savoir si ces êtres monériens ont une véritable
morphologie, et si la cytode d’Hæckel peut être à la fois, par une
sorte d’arrêt de développement, soit un animal vivant isolé complet, soit le
commencement possible d’autres organismes beaucoup plus complexes. Ces questions sont
fort incertaines et fort problématiques. Pour nous, nous n’admettons de morphologie
réelle que lorsque nous voyons le même élément organique partir d’un point fixe et
suivre régulièrement une marche évolutive, qui le conduit à un type organique également
fixe et déterminé d’avance. Or cette évolution ne commence réellement qu’à la
cellule.
FIG. 28. — Bathybius Haeckelii, organisme protoplasmatique
vivant dans le fond des mers. La figure représente une petite portion du réseau
protoplasmatique nu.
FIG. 28 bis. — Réseau protoplasmatique avec discolithes et cyatholithes trouvés
dans d’autres monères, et qui sont vraisemblablement des produits d’excrétion.
(Hæckel.)
Les cellules se forment, se multiplient, s’accumulent pour constituer d’abord la masse
de l’organisme, puis elles se modifient, donnant naissance à des formes spécifiques qui
caractérisent dès le début les, êtres qui doivent en sortir.
Le mécanisme de la formation et de la multiplication des cellules est ce que nous
appellerons la morphologie générale. Le groupement de ces cellules et
la configuration spécifique suivant laquelle elles se disposent pour former les êtres
vivants constituent la morphologie spéciale.
La constitution du protoplasma en un élément anatomique doué d’une
morphologie évolutive certaine et à longue portée est représentée par la cellule, qui
est le premier degré de la synthèse morphologique, commun à tous les êtres
vivants.
Comment se forme cet élément anatomique primordial, la cellule ?
Nous savons que la vie existe, avant la cellule, dans le protoplasma, mais dans
l’état actuel des choses nous ne voyons jamais une cellule apparaître
évolutionnellement sans une cellule antérieure. L’axiome « Omnis
cellula e cellulâ »
resterait donc vrai pour les deux règnes. Les
physiologistes qui ont le mieux étudié la question sont arrivés à cette conclusion :
« La formation de cellules, en l’absence d’autres, dans les liquides
organiques ou blastèmes, est, dit Strasburger (1876), une hypothèse qui n’a jamais
été prouvée. Leur génération spontanée n’est pas plus exacte que celle des formes
organiques individuelles. »
— C’est l’avis des botanistes comme des
zoologistes, que les cellules naissent toutes du protoplasma d’une cellule
préexistante. « Toute production nouvelle de cellule, dit Sachs, n’est au fond
que l’arrangement nouveau d’un protoplasma préexistant. »
Il importe d’examiner par quels procédés la cellule apparaît aux dépens d’une cellule
préexistante.
Les procédés de genèse des cellules sont les mêmes dans les deux règnes, ainsi que
l’on devait s’y attendre.
On peut distinguer quatre formes principales de genèse cellulaire, présentant
quelques variétés secondaires :
1° La multiplication cellulaire, comprenant :
a) la formation cellulaire libre ;
b) la division.
2° Le rajeunissement ou formation pleine :
3° La conjugaison ;
4° La gemmation.
A. Multiplication. — C’est le procédé de genèse cellulaire dans
lequel il y a production de deux ou plusieurs éléments aux dépens d’un seul.
Il peut arriver qu’une portion seulement du protoplasma de l’élément originel
participe à la formation des éléments nouveaux. C’est alors ce qu’on a appelé la formation cellulaire libre.
Les plantes et les animaux en offrent des exemples.
C’est ainsi que se forment les cellules endospermiques des Phanérogames à l’intérieur
du sac embryonnaire et aux dépens d’une portion seulement du protoplasma qui y est
contenu (voy. fig. 29).
Chez les animaux, M. Balbiani a observé ce mode de genèse pour la constitution des
cellules blastodermiques des insectes aux dépens du vitellus. Une partie seulement de
ce vitellus fournit des cellules nouvelles (voy. fig.
30).
Si tout le protoplasma de l’élément originel est employé à la constitution des
cellules nouvelles, on a alors le procédé de division.
FIG. 29. — Formation libre de cellules dans l’endosperme du Phaseolus
multiflorus, 1re forme. (Strasburger, p. 501.)
FIG. 30. — Genèse de cellules par formation libre dans la couche blastodermique
d’un œuf d’insecte. (Balbiani.) — a, formation des noyaux. — b, différenciation des
cellules.
Ce procédé de division est le plus général de tous. Le plus grand nombre des éléments
végétaux se produit de cette façon. Quant aux éléments animaux, on a admis depuis un
certain nombre d’années que la division était leur unique origine.
Ce mode de genèse, que Remak a fait connaître depuis 1850 en étudiant la division des
cellules du blastoderme, a été considéré comme le mode exclusif de la genèse
cellulaire. C’est l’avis de Kölliker, La division est donc le mode génétique le plus
universel. Une cellule se divise et en donne deux nouvelles.
Il peut y avoir deux cas : ou bien l’élément primitif n’a point d’enveloppe épaisse,
ou bien il a une enveloppe bien caractérisée. Dans le premier cas, il y a scission simple ; dans le second cas, division endogène.
Les monères, les amibes, les infusoires, les globules sanguins de l’embryon se
divisent ainsi. La masse protoplasmique qui constitue ces animaux s’allonge,
s’étrangle, et se sépare bientôt en deux masses nouvelles ; chacune constitue
désormais un individu distinct dans lequel recommence de nouveau le même procédé des
phénomènes vitaux (voy. fig. 24).
Quant à la division endogène, on la décrivait, il y a quelques
années, d’une manière fort simple. Le noyau, disait-on, en prend l’initiative, et dans
le noyau, le nucléole. Au lieu d’un seul nucléole on en aperçoit deux ; puis le noyau
s’étrangle et se segmente, entraînant le nucléole nouveau. La division du noyau
entraîne celle du protoplasma, et finalement au lieu d’une cellule on en a deux.
Mais cette idée que l’on se formait jusqu’à ces dernières années n’était pas
l’expression réelle de la vérité. Nous avons fait déjà connaître les recherches
nouvelles qui tendent à réformer ces vues trop simples. Nous devons y revenir63.
Strasburger a étudié la production des cellules au sommet organique du sac
embryonnaire chez quelques plantes, en particulier chez les conifères, Picea vulgaris (voy. fig. 31, 32, 33, 34, 35).
D’abord, le protoplasma de ce sac donne naissance par une de ses parties à quatre
cellules provenant de formation libre. Ce sont ces cellules qui se
prêtent bien ultérieurement à l’étude de la division et des circonstances qui
l’accompagnent.
On distingue deux phases successives. Le noyau de la masse protoplasmique, dans la
première phase, montre deux amas de granulations situées aux deux pôles ou points
antagonistes ; ces amas sont reliés par des filaments intermédiaires. Ces filaments,
renflés uniformément à leur milieu, constituent par leur ensemble un disque équatorial
ou disque nucléaire. C’est ce que l’on voit dans la partie gauche de
la figure 32. Puis les renflements se divisent et remontent chacun vers le pôle
correspondant. Cette séparation et ce mouvement s’aperçoivent dans la partie droite de
la figure 32.
Dans la deuxième phase, il se reforme sur le plan équatorial une série nouvelle de
renflements dont l’ensemble constitue la plaque cellulaire ;
celle-ci se clive en deux : entre les deux clivages se forme une cloison de cellulose,
et, le travail se continuant, on a bientôt, au lieu de la masse primitive, deux
cellules complètes dans le sac embryonnaire.
Le noyau ne joue pas toujours ce rôle essentiel dans la genèse cellulaire. On connaît
des cas où il n’existe pas encore au moment où le protoplasma se divise, et des cas où
ce noyau existant reste pour ainsi dire étranger à l’apparition des centres
attractifs, qui grouperont la matière protoplasmique pour en former deux cellules
nouvelles.
Voilà des phénomènes complexes qui ont été observés chez les végétaux, et également
chez les animaux, et qui paraissent avoir une très grande généralité. Bütschli64 a observé-la
division des cellules embryonnaires du sang du poulet (voy. fig.
36) ; Weitzel, la prolifération des cellules de la conjonctive enflammée ;
Balbiani, la multiplication des cellules de l’épithélium ovarique des insectes ;
Auerbach, Fol, Strasburger, Klebs, ont rencontré un nombre considérable de faits du
même genre. En interprétant ces faits, on est conduit à penser qu’il n’existe chez les
animaux qu’un procédé unique de genèse cellulaire, auquel se ramènent tous les autres,
qui en seraient simplement des abréviations.
Ces études nous montrent, dans la genèse cellulaire par division, quelque chose
d’analogue au jeu de forces attractives et répulsives, s’exerçant surtout sur le
noyau, et manifestées par la polarité et la disposition rayonnante qu’elles impriment
aux particules du protoplasma.
FIG. 36. — 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, phases successives de la division d’un
globule sanguin chez un embryon de poulet, d’après Bütschli.
B. Le rajeunissement, ou formation pleine, est un procédé rare dont
on trouve quelques exemples dans le règne végétal ; on n’en connaît point dans le
règne animal. Il y a une cellule préexistante : la masse entière du protoplasma de
cette cellule forme une cellule nouvelle, par une sorte de renouvellement ou de simple
rajeunissement de ce protoplasma. C’est par ce moyen que Pringsheim a vu se former les
zoospores dans les algues du genre Œdogonium (voy. fig. 37).
C. La conjugaison consiste dans la fusion de deux ou plusieurs
masses protoplasmiques en une seule. Deux éléments participent à la formation de
l’élément nouveau, et cela peut se faire de deux manières : ou par conjugaison
proprement dite, ou par conjugaison sexuelle, c’est-à-dire par fécondation.
FIG. 37. — Formation pleine par rajeunissement (Sachs, p. 12). — A, B, sortie
des zoospores d’un Œdogonium ; — C, sortie du protoplasma tout entier d’un jeune
plant à’ Œdogonium sous forme d’une zoospore ; — D, zoospore libre en mouvement ;
— E, la même, après qu’elle s’est fixée et qu’elle a formé son disque
d’adhérence.
Dans la conjugaison ordinaire, les deux cellules qui interviennent sont sensiblement
identiques en forme et en taille. C’est ainsi que se forment les zygospores des algues
conjuguées et volvocinées, et les zygospores des champignons myxomycètes et des
mucorinées. Le règne animal n’offre pas d’exemple connu de cette genèse cellulaire
(voy. la planche à la fin du volume).
Quant à la conjugaison sexuelle ou fécondation, dans laquelle les deux éléments sont
différenciés, on en a des exemples dans les oospores des cryptogames et, chez les
animaux, un type universel dans la fécondation de l’œuf.
D. Enfin, nous avons signalé un quatrième mode de genèse cellulaire, c’est la gemmation, ou bourgeonnement. Les observations sont peu nombreuses, et
il est certain qu’il s’agit ici d’un procédé rare : la majorité des auteurs, Kölliker
entre autres, le passent sous silence.
Cependant il semble y avoir un petit nombre de faits positifs à cet égard (voy. fig. 38).
FIG. 38. — Gemmation. Ovulation d’un mollusque lamellibranche (Venus decussata).
A, cellule mère ; — B, C, bourgeons formés par le refoulement de la paroi cellulaire
F sous la pression des nouveaux noyaux D, E, provenant de la division du nucléus
primitif (d’après Leydig).
Telles, par exemple, la formation des œufs par bourgeonnement des cellules de la
gaîne ovigène des insectes ; la formation des globules polaires, observée par Robin ;
la multiplication des infusoires acinètes (Podophrya gemmipara),
observée par Hertwig, et enfin la division des globules lymphatiques de l’axolotl, qui
a été observée par Ranvier. Le noyau s’allonge, s’étrangle en bissac, et alors on voit
naître de ce noyau des bourgeons plus ou moins nombreux, et dans chacun de ceux-ci un
nucléole. Chacun de ces bourgeons semble gouverner la masse du protoplasma environnant
qu’il groupe autour de lui de manière à former une cellule nouvelle.
Tels sont les procédés de la morphologie générale, par lesquels une
cellule sort d’une autre cellule ; par lesquels se constitue, en somme, l’organisme le
plus simple.
Nous examinerons, maintenant, la morphologie spéciale, qui préside
à la production des formes complexes et spécifiques des animaux et des plantes.
Le point de départ des espèces animales ou végétales est une cellule appelée œuf ou
ovule.
A la vérité, un certain nombre d’êtres proviennent de parents par des procédés
monogéniques ou asexués : mais la reproduction sexuée est le procédé génétique par
excellence, général, et suffisant à lui seul à assurer la perpétuité de l’espèce.
L’œuf lui-même est primitivement une cellule. En remontant jusqu’à sa première
apparition, on le retrouve chez tous les animaux à l’état de protovum ou ovule primordial ; il est formé d’une masse
protoplasmique ou vitellus primitif, ou archilécithe, ou plasma primitif, masse au centre de
laquelle existe un noyau granuleux, volumineux, réfringent, qui est le noyau primitif ou vésicule de Purkinje.
Cet ovule primordial ainsi constitué est primitivement une cellule épithéliale,
apparaissant dès les premiers temps du développement dans l’organisme maternel ; cette
cellule se distingue des cellules épithéliales voisines, du même rang, grossit et se
caractérise bientôt en tant qu’ovule primordial.
Le mode de formation de cet ovule primordial aux dépens d’une cellule épithéliale
préexistante, sa constitution en tant que masse protoplasmique à noyau, sont des faits
absolument généraux applicables à tous les animaux, depuis les protozoaires jusqu’aux
vertébrés, ainsi que l’ont établi les travaux embryogéniques publiés depuis dix
ans.
C’est là l’origine commune de tous les êtres vivants : cette cellule si simple jouit
de la faculté de donner naissance, par une série de différenciations successives dans
les produits de sa prolifération, aux formes spécifiques les plus complexes.
L’œuf, en effet, ne reste pas indéfiniment à l’état d’ovule primordial : il est un
élément essentiellement doué de la faculté d’évolution, qui se modifie, se multiplie,
se complète, se différencie, par un mouvement progressif et un travail continuel.
L’individu animal à son état achevé n’est pour ainsi dire que la phase la plus avancée
ou la phase ultime de cette évolution ; tandis que, d’autre part, l’ovule primordial
pourrait être appelé le premier état de l’animal, son début ou sa première
ébauche.
M. Balbiani, en poursuivant ses belles études sur les organes de la reproduction chez
les aphidiens, a été amené à reporter plus loin encore l’origine de l’ovule. — Pour
lui, l’œuf n’est pas un simple élément anatomique, c’est déjà un organisme : il est constitué par l’union ou conjugaison de deux éléments, l’un
jouant le rôle d’élément mâle, l’autre le rôle d’élément femelle ; ces deux corps,
dont l’union constitue l’ovule, sont d’une part la vésicule
germinative avec son protoplasma, d’autre part la cellule
embryogène ou androblaste. Ce dernier ne serait pas un
produit de l’organisme maternel déjà constitué, mais il existerait
déjà dans l’œuf d’où sort cet organisme maternel. Il y aurait donc dans l’œuf de la
mère un élément essentiel de l’œuf du rejeton. Cet élément ovulaire se transmet,
persiste, non plus comme un organe appartenant à l’individu qui en est porteur, mais
comme un élément appartenant à l’ancêtre et qui dans l’économie de l’être actuel
constituerait un véritable parasite atavique. — On a commencé par croire que l’œuf est
une production de l’organisme maternel à l’état de plein développement ; puis on a dit
qu’il était une production de l’organisme maternel, dès son état embryonnaire et avant
même que le sexe y fût caractérisé. M. Balbianifait un pas de plus dans cette voie des
origines, et il rattache l’œuf à l’organisme maternel non encore développé, existant
seulement en puissance, c’est-à-dire à l’œuf maternel.
On en peut dire autant de celui-là même qui se rattache à l’œuf antérieur, et ainsi
de suite, en remontant. L’œuf contient donc un élément essentiel des œufs des
générations successives, élément spécifique et non individuel. Cette doctrine de M.
Balbiani semble donc, à un certain degré, rajeunir la célèbre théorie de l’involution
ou de l’emboitement des germes, qu’avait proposée au siècle dernier
le philosophe naturaliste Ch. Bonnet, de Genève. — On pensait, à l’époque où le
naturaliste genevois proposait son hypothèse, que l’être nouveau existait tout
préformé dans l’œuf ; d’autres disaient dans la liqueur séminale : ce n’était pas
l’être actuel qui le créait, il ne faisait pour ainsi dire que le porter et fournir
l’habitation à cette ébauche ou miniature du rejeton. Ch. Bonnet fut conduit par ses
méditations a priori et ses expériences sur les pucerons à admettre la préformation ou préexistence du germe non pas seulement dans l’œuf qui le
développera, mais la préformation indéfinie et de tout temps de cet œuf lui-même.
L’origine de cette doctrine se trouve dans les idées philosophiques de Leibnitz.
Leibnitz considérait tous, les phénomènes de l’univers comme la simple conséquence
d’un acte primordial, la création. La puissance créatrice qui était intervenue une
première fois n’avait pas eu besoin de répéter son effort, et l’ordre naturel était
fixé pour la série des temps. En particulier, le premier être contenait en puissance
et en substance toutes les générations qui lui ont succédé, et l’observateur ne fait
qu’assister au développement de ces germes du premier jour, inclus les uns dans les
autres.
C’est cette vue qu’adopta le philosophe genevois Bonnet. Il admit qu’un animal ne
créait pas véritablement les êtres dont il devenait la souche ; qu’il en contenait
simplement les germes, enveloppés pour ainsi dire les uns par les autres et se
dépouillant successivement de leurs enveloppes. Si l’on en croit certains témoignages,
Cuvier, dont le génie précis s’accommodait mal des hypothèses, aurait pourtant
accueilli celle-ci avec faveur.
Le développement de la science a écarté ce qui, dans cette doctrine, était
manifestement erroné : à savoir que l’œuf serait l’image réduite de l’être nouveau qui
n’aurait pour ainsi dire qu’à se déployer et à s’amplifier. L’animal se forme non par
l’ampliation de parties existantes déjà, mais par formation, création successive de
parties nouvelles ou épigenèse, ainsi que nous le dirons tout à
l’heure. Quant à l’autre partie de la doctrine, qui consiste à imaginer que l’œuf
renferme non pas seulement en puissance, mais sous une forme figurée et substantielle,
quelque élément des générations successives, c’est cette partie de la doctrine que les
idées de M. Balbiani viennent de tirer de l’oubli et de la défaveur où elle était
tombée.
Dans l’histoire du développement ou de l’évolution d’un animal, on peut distinguer
trois périodes :
1° La période ovogénique, qui s’étend depuis l’origine de l’œuf
jusqu’à sa constitution complète ;
2° La période de la fécondation, qui correspond au moment où l’œuf,
arrivé à l’état de maturité, reçoit l’impulsion nouvelle résultant du contact de
l’élément mâle ;
3° Enfin la période embryogénique, la plus longue, qui comprend la
série des phénomènes par lesquels l’œuf fécondé est amené jusqu’au développement
complet de l’animal.
Nous n’avons pas ici à faire l’histoire de ces trois périodes : nous devons seulement
les caractériser brièvement, puisqu’elles marquent les trois étapes principales de la
morphogénie.
Nous signalons le point de départ commun de toute organisation dans cette forme
partout identique, qui est l’ovule primordial, simple masse
proloplasmique à noyau. Cette identité d’origine pour tous les êtres organisés est un
phénomène bien essentiel et bien digne d’être mis en lumière. Il est acquis surtout
depuis les travaux de Waldeyer, en 1870.
Cet ovule primordial subit un développement (développement ovogénique) qui l’amène à
l’état où il doit être pour subir efficacement l’imprégnation de l’élément mâle,
c’est-à-dire à l’état d’œuf mûr. Ce développement comprend trois faits principaux : la
formation d’une enveloppe limitant extérieurement l’élément, ou enveloppe
vitelline ; l’accroissement de la masse protoplasmique primitive par
l’adjonction d’éléments nouveaux constituant le vitellus secondaire, ou vitellus
nutritif, ou paralécithe, ou deutoplasme, suivant
les différents noms que lui ont donnés les auteurs. Enfin, et en troisième lieu, le
noyau, ou vésicule germinative de Purkinje, jusque-là homogène dans
toutes ses parties, permet d’apercevoir des granulations nucléolaires, taches germinatives ou taches de Wagner.
Dès cette première période, des différences apparaissent suivant que l’œuf devra
former un animal de tel ou tel groupe zoologique. Avant toute fécondation, avant tout
développement, il est possible de prédire, d’après les caractères anatomiques
particuliers de l’œuf complet, la direction générale de son évolution et le groupe
auquel appartiendra l’animal qu’il formera. L’enveloppe vitelline, par exemple, est
striée radiairement chez les mammifères et les poissons osseux, et y présente un
micropyle. Rien de pareil n’a lieu chez les oiseaux. Le vitellus secondaire peut être
en proportions différentes relativement au vitellus primitif ; tantôt il est très
abondant, c’est le cas des animaux ovipares, oiseaux et reptiles ; tantôt il est très
peu abondant, ce qui est le cas des vivipares, tels que les mammifères. Enfin les
taches germinatives du noyau sont bien différentes en nombre chez les uns ou chez les
autres des vertébrés : il y en a plus de 100 à 200 chez les poissons, au contraire 1
ou 2 chez les mammifères.
Une étude de l’ovogenèse étendue à tous les groupes aurait donc pour résultat de
montrer une différenciation très précoce dans le travail du développement. Il semble
bien que dès le début commun les routes vont en divergeant et que chaque ovule
primordial ait sa voie fixée d’avance, dans laquelle il marchera sans arrêt, jusqu’à
réaliser sous la direction des lois morphologiques le type animal qui était
virtuellement inscrit en lui.
La seconde période du développement de l’œuf est caractérisée par le phénomène de la
fécondation et tous les faits secondaires qui la préparent ou s’y rattachent. L’œuf,
ainsi que nous l’avons dit, est un élément plastique très énergique, centre
d’attraction chimique et morphologique. Le processus évolutif de cet élément est
renforcé d’une manière encore inconnue par l’intervention de l’élément mâle,
c’est-à-dire par la fécondation.
Une fois la fécondation accomplie, le travail évolutif prend une extrême activité et
la phase embryogénique commence.
Le problème de l’embryogénie consiste, en définitive, à expliquer par quels procédés
successifs la cellule ovulaire simple a donné naissance à cette construction
polycellulaire d’une architecture si complexe qui est la machine vivante.
On a eu d’abord recours aux hypothèses, avant de s’adresser à l’observation, pour
essayer de percer ce mystère.
Deux théories opposées se présentent à l’esprit du naturaliste philosophe, dont
chacune a eu ses partisans : c’est la théorie de l’involution d’une
part, de l’autre, la théorie de l’épigenèse. Le débat est
aujourd’hui tranché, et l’on sait, depuis les travaux du célèbre embryologiste
Caspar-Frederick Wolff, que l’organisme se développe de l’œuf par épigenèse.
Les partisans de l’involution pensaient que la génération d’un être n’était pas une
véritable création. Le rejeton préexistait tout formé, avec ses organes, ses
appareils, sa forme, dans le germe, et la fécondation ne faisait que le déployer. Ce
germe, image réduite de l’être nouveau, c’était l’œuf pour certains
naturalistes, qui de là prenaient le nom d’ovistes, tels
Swammerdamm, Malpighi, Haller. — Pour d’autres, les spermalistes,
Leeuwenhœck, Spallanzani, c’était l’animal spermatique, qui était le
germe ; mais pour les uns et pour les autres, le germe était l’ébauche, la miniature
de l’embryon ; et c’est là le point essentiel de la doctrine. L’être ne commençait
donc pas à l’acte de la génération ; il préexistait déjà, à l’état dormant et
n’attendant que d’être tiré de cette condition léthargique par l’impulsion
fécondatrice. — Défendue par Leibnitz parmi les philosophes, par Haller parmi les
physiologistes, cette doctrine subsista universellement acceptée jusqu’au moment où
C.-F. Wolff, le premier fondateur de l’embryologie moderne, vint lui porter le coup
mortel et révéler la véritable nature du développement organique. « Il prouva
que le développement de chaque organisme s’effectue par une série de formations
nouvelles, et que, ni dans l’œuf, ni dans les spermatozoaires, il n’existe la
moindre trace des formes définitives de l’organisme65. »
C.-F. Wolff montra en effet, en étudiant chez le poulet le développement du tube
digestif, qu’il y a une époque où cet appareil n’est encore qu’une sorte de membrane
ovale, un feuillet germinatif, qui passe par une série de transformations continuelles
et par des additions nouvelles, arrive à constituer le canal intestinal, les glandes
qui en dépendent, le foie, le poumon, etc. — On trouve dans cette observation le germe
de la découverte des feuillets embryonnaires, que Baër compléta et
introduisit plus tard dans la science.
Ainsi, les parties du corps sont faites successivement les unes après les autres, par
additions et différenciations successives. Rien ne préexiste dans sa forme et son
dessin définitif. Le germe de l’homme n’est pas un homoncule, image
réduite et parfaite de l’adulte ; c’est une masse cellulaire qui, par un travail lent,
acquiert des formes successivement compliquées.
Les premiers phénomènes par lesquels débute l’évolution embryogénique sont
sensiblement les mêmes d’un bout à l’autre du règne animal. Chez les mammifères, la
masse protoplasmique qui forme l’œuf fécondé se segmente en deux moitiés par division
endogène. Chacune des deux masses nouvelles subit une segmentation pareille. Ce
phénomène, appelé fractionnement du vitellus, aboutit, par ces
divisions réitérées de la masse protoplasmique principale, à la formation d’une masse
de cellules toutes pareilles entre elles, groupe cellulaire provenant par générations
successives de la cellule primitive.
Ce groupe formé de cellules pressées les unes contre les autres est une masse
sphérique framboisée, muriforme. On a proposé de désigner ce premier stade de
l’évolution embryogénique commun à tous les animaux par un nom particulier, celui de
morula.
Chez les mammifères, cette masse pleine, compacte de cellules vitellines se creuse
bientôt à son centre où s’amasse un liquide, et se condense à la surface. L’œuf est
alors transformé en une vésicule sphérique, dont l’enveloppe est constituée par une
couche plus ou moins épaisse de cellules juxtaposées, et l’intérieur occupé par un
liquide. Cette poche s’appelle blastula, vésicule blastodermique ;
la paroi, blastoderme ; ses éléments, cellules du
blastoderme.
La vésicule blastodermique a environ 1 millimètre de diamètre. Elle est formée d’une
seule assise de cellules. En un de ses points, cette paroi est doublée par un petit
amas de cellules de segmentation à contour elliptique, faisant saillie dans la cavité
blastodermique, simulant à la surface l’apparence d’une tache et que l’on appelle area germinativa, aire germinative, rudiment primitif du corps du
mammifère.
La partie de cet amas cellulaire qui en forme la limite vers le centre se développe
bientôt activement ; elle fournit une nouvelle couche qui s’étale à la face interne du
blastoderme, et s’y dispose comme une seconde assise. Il y a donc alors deux couches
ou deux feuillets comprenant entre eux au niveau de l’aire germinative une masse
intermédiaire. Ces deux feuillets ont des caractères différents : on les appelle
feuillet externe ou ectoderme, feuillet interne ou ectoderme, ou
encore épiblaste et hypoblaste. Quant à la partie
comprise entre les deux feuillets au niveau de l’aire germinative, c’est la masse
intermédiaire ou mésoblaste.
Chez les oiseaux, les reptiles, les plagiostomes et les céphalopodes, les insectes,
les arachnides supérieurs, et les crustacés qui ont des œufs à vitellus nutritif
volumineux, il y a segmentation partielle, portant seulement sur le
vitellus primitif. Aussi ces œufs sont dits mésoblastiques ou à
fractionnement partiel, par opposition aux œufs oloplastiques des
mammifères ou à fractionnement total. Mais c’est là une différence sans importance,
car dans l’un comme dans l’autre cas le résultat premier du travail embryogénique est
la formation de deux feuillets primaires.
On trouve encore chez les animaux inférieurs le fractionnement total, la formation
d’une masse framboisée ou morula et la constitution d’une poche à
deux feuillets, munie d’une ouverture. Cette forme constitue le gastrula avec son entoderme et son ectoderme. C’est ce qui s’observe chez les
éponges, les polypes et les vers.
Il y a, comme on le voit, une certaine analogie dans la première phase du
développement embryogénique chez tous les animaux.
Plus tard, on trouve quatre feuillets ; cette multiplication résulte, comme l’a
montré Remak, du dédoublement du mésoblaste en une lame musculo-cutanée et une lame fibro-intestinale. Quant à
l’épiblaste ou ectoderme, il prend le nom de feuillet corné ou cutané sensitif, ou
sensoriel ; l’hypoblaste ou feuillet interne est appelé intestino-glandulaire. Cette
division en quatre feuillets, qui caractérise le second stade du développement
embryogénique, se rencontre chez tous les vertébrés et chez la plupart des
invertébrés, sauf chez les derniers des zoophytes, les spongiaires, où le travail se
réduit à la division en deux feuillets primaires.
Les cellules qui constituent chacun de ces feuillets et leur headendance ont dans la
constitution de l’être un rôle particulier. Le feuillet corné on
sensitivo-cutané, encore appelé épiblaste, forme l’épiderme avec ses annexes (cheveux,
ongles, glandes sudoripares et sébacées), et le système nerveux central, la moelle
épinière.
La lame musculo-cutanée du mésoblaste, ou mésoderme, forme le
derme, les muscles, le squelette interne, os, cartilages, ligaments, c’est-à-dire le
système musculaire et les systèmes conjonctifs.
La lame fibro-intestinale du mésoblaste forme le cœur, les gros
vaisseaux, les vaisseaux lymphatiques, le sang lui-même et la lymphe, c’est-à-dire le
système vasculaire, plus le mésentère et les parties musculaires et fibreuses de
l’intestin.
Le feuillet interne, hypoblaste ou hypoderme, ou feuillet
intestino-glandulaire, fournit le revêtement épithélial de l’intestin, les glandes
intestinales, le poumon, le foie (voy. fig. 40).
Comment se disposent ces éléments, suivant quel dessin et quel plan ?
On peut répondre que ce dessin et ce plan sont caractérisés dès le début, et que si
ces éléments constituent des matériaux de même nature et de même situation, ils
reçoivent au premier moment une destination architecturale distincte ; ils servent à
édifier un monument d’un style particulier qui se révèle et peut se prédire sitôt
qu’il commence à s’exécuter.
Chez les vertébrés, dès ce moment, le disque germinatif offre deux parties, une zone
marginale opaque, area opaca, entourant une partie centrale claire,
area pellucida. Les cellules les plus centrales des feuillets
externe et moyen se multiplient dans l’area pellucida et forment une
tache ovalaire plus brillante encore qui est le germe proprement dit, protosoma. Une gouttière, sillon primitif, divise bientôt ce germe en deux
moitiés, et les bords de la gouttière s’épaississent de manière à constituer deux
bourrelets saillants grâce à la prolifération des cellules du feuillet externe. Le
contour du germe change dans le même temps, et, s’étranglant vers son milieu, prend la
forme d’un corps de violon (voy. fig. 38). Pendant ce temps
le feuillet moyen, mésoderme, s’épaissit et se comporte d’une manière différente dans
sa partie centrale, dans sa partie périphérique et dans la région intermédiaire ; sa
partie centrale, sous-jacente à la gouttière, se différencie et commence à s’organiser
pour former le cylindre cellulaire appelé corde dorsale ; la partie
périphérique de ce mésoblaste se fissure pour constituer les deux lames
musculo-cutanée et fibro-intestinale qui tendent à s’écarter l’une de l’autre,
laissant entre elles une fente, rudiment du cœlome ou cavité pleuro-péritonéale. Quant
à la région intermédiaire de ce feuillet moyen, comprise entre la corde dorsale au
centre et la partie divisée à la périphérie, elle constitue de chaque côté une sorte
de cordon appelé cordon vertébral primitif, d’où proviendront les
pièces des vertèbres.
Les bourrelets dorsaux formés par le feuillet externe se rapprochent, s’affrontent,
se ferment, et ainsi se trouve constitué un tube médullaire destiné
à devenir la moelle épinière ; celle-ci sera refoulée vers l’intérieur et enfermée
dans le canal spinal qui l’entoure, en se constituant aux dépens des pièces
vertébrales droites et gauches du feuillet moyen qui viendront se rejoindre sur la
ligne médiane au-dessus et au-dessous, et lui formeront un étui. Du côté du feuillet
interne ou hypoblaste les choses se passent de même, mais plus tardivement. Réduit
pendant longtemps à une seule couche cellulaire, ce feuillet montre bientôt dans l’axe
du germe une dépression en gouttière, dont les bords s’affrontent et constituent
finalement un tube complet, le tube intestinal.
Ce n’est pas le lieu de suivre pas à pas le développement de ces diverses parties. Il
nous suffit d’en saisir le dessin général.
Chez les vertébrés, le type se marque et se caractérise dès le début, en ce sens
qu’il y a un sillon primitif au-dessous duquel le feuillet moyen resté indivis forme
un cordon axial, et les choses sont symétriques de part et d’autre.
Cette division du germe en deux moitiés par une ligne primitive indique la direction
que suivra le développement et l’embranchement auquel appartiendra l’animal.
Les particularités distinctives des divers vertébrés, et d’une façon générale des
divers groupes, n’apparaissent que graduellement et d’autant plus tardivement que les
êtres adultes se ressembleront davantage. Hæckel a énoncé cette loi dans les termes
suivants :
« Plus deux animaux adultes se ressemblent par leur structure générale, plus
leur forme embryonnaire reste longtemps identique, plus longtemps leurs embryons
se confondent ou ne se distinguent que par des caractères
secondaires. »
Si nous voulons résumer les résultats précédents et les comprendre dans une formule
générale, nous dirons après Baër :
« L’être vivant provient d’une cellule primitivement identique, l’œuf primordial ;
il s’édifie par formation progressive ou ÉPIGENÈSE, par suite de la prolifération de
cette cellule primitive qui forme des cellules nouvelles, qui se différencient de
plus en plus et s’associent en cordons, en tubes, en lames, pour arriver à
constituer les différents organes. Cette structure va se compliquant successivement,
de manière que les formes se particularisent de plus en plus à mesure que le
développement avance. C’est la forme la plus générale, celle de l’embranchement, qui
se manifeste la première ; puis celle de la classe, puis celle de l’ordre, et ainsi
de suite jusqu’à l’espèce. »
Le développement suit donc des routes d’abord communes, puis divergentes, lorsqu’il
doit aboutir à des formes différentes. La seule question en litige est de savoir à
partir de quel point commence cette divergence, car, au premier moment, il n’y a
aucune différenciation, et les stades originels semblent identiques. La plupart des
embryologistes ont pensé que ce qu’il y a de commun dans un groupe animal est toujours
développé dans l’embryon plus tôt que ce qu’il y a de spécial ; et, par conséquent,
lorsqu’on imagine quatre types de structure, comme le faisaient Cuvier, Baër et
Agassiz, il est naturel que l’on retrouve quatre types de développement ou
d’évolution. Baër, en particulier, admettait quatre procédés embryologiques, qui se
caractérisaient depuis une époque fort reculée du développement et qui conduisaient à
leur forme parfaite les germes des animaux des quatre embranchements de Cuvier. Ce
système était quelque peu prématuré, et les observations embryologiques modernes en
contredisent bien des parties. Des quatre types primitifs admis par Baër, il y en a
un, l’evolutio contorta, qui a été ultérieurement rejeté ; un autre,
l’evolutio radiata, ne saurait plus être admis qu’avec d’expresses
réserves. Néanmoins, et en l’absence de tout autre classement des procédés
embryologiques, nous rappelons ici le système, si imparfait soit-il, de Baër ; il
offre tout au moins un intérêt historique et le cadre pour les systèmes nouveaux
auxquels conduiront les observations si minutieuses des zoologistes modernes.
Baër admettait donc quatre types de développement, de même que Cuvier admettait
quatre types d’organisation. Il les caractérisait par les noms suivants :
1° Evolutio bigemina ; vertébrés.
2° Evolutio gemina ; arthropodes.
3° Evolutio contorta ; mollusques.
4° Evolutio radiata ; rayonnés.
1° Le premier type, offert par les vertébrés, est le type à symétrie
double. Baër employait pour en caractériser le développement la désignation
d’evolutio bigemina. Plus tard, Kölliker66 acceptait le même type et la même désignation comme exprimant
en réalité le procédé de développement de ces vertébrés.
L’embryon né d’une portion localisée de l’œuf fractionné (evolutio in
una parte) se développe dans deux directions différentes, en présentant la
symétrie bilatérale.
FIG. 39. — Développement des vertébrés ; type des mammifères (évolution
symétrique double). — A, B, C, trois stades de l’embryon du lapin. — D, système
nerveux. — E, bandelette axile. — F, area germinativa. — G, vertèbres primitives. On
voit ici deux axes de symétrie constitués, l’un par le système nerveux, l’autre par
le système viscéral. (Heusen et Kölliker.)
Le développement de l’embryon se fait par une double répétition de parties,
répétition latérale et répétition de haut en bas, c’est-à-dire qu’il se produit des
organes identiques qui partent des deux côtés d’un axe (corde dorsale), se projettent
en haut et en bas (lames dorsales et lames ventrales), et s’affrontent le long de deux
lignes parallèles, de telle sorte que le feuillet interne du germe se ferme en
dessous, et le feuillet externe en dessus ; par là se trouvent constituées deux
cavités allongées : l’une, cavité viscérale, qui loge et circonscrit
le système des viscères ou système végétatif ; l’autre, cavité
médullaire, entourant et circonscrivant la moelle épinière et le cerveau,
organe central de la vie animale.
2° Le second type d’organisation et d’évolution est offert par les articulés (voy.
fig. 41). Il constitue l’evolutio
gemina de Baër et de Kölliker.
FIG. 40. — Développement des vertébrés, évolution symétrique double (evoliltio
bigemina de Baër). — Type des poissons ; A, B, C, trois stades de l’embryon de la
torpille (Torpedo oculata) ; E, embryon ; F, area germillativa ; G, système nerveux.
— D, coupe des feuillets embryonnaires ; H, ectoderme formant la moelle primitive ;
I, mésoderme ; K, ectoderme ; au centre se voit la corde dorsale séparant les deux
axes de développement. (Al. Schutz.)
Il est caractérisé en ce que les lames dorsales demeurent ouvertes et se transforment
en membres.
Le développement produit ici des parties identiques émanant des deux côtés d’un axe
et se refermant le long d’une ligne parallèle et opposée à l’axe. Ce type pourrait
encore être appelé type longitudinal. Il y a une seule cavité qui loge tous les
viscères et le système nerveux. Le canal intestinal, les troncs vasculaires et le
système nerveux s’étendent dans la longueur du corps qui présente deux extrémités.
C’est entre ces deux extrémités, avant et arrière, que s’accuse l’opposition ; elle se
traduit moins clairement entre le dessus et le dessous, car le système nerveux va d’un
côté à l’autre du système digestif.
Les parties appendiculaires ou surbordonnées se projettent latéralement, à gauche et
à droite, ainsi que le montrent les figures que nous plaçons sous les yeux du lecteur
(voy. fig. 41).
FIG. 41. — Développement des articulés ; exemple d’évolution symétrique simple
(evolutio gemina de Baër). — Œuf d’une arachnide (Agelena labyrinthica) à divers
degrés de développement. A B, de profil ; C, de face. D E F, embryon symétrique par
rapport à un seul axe de développement. (Balbiani.)
3° Le troisième type d’organisation et de développement est le moins bien fondé des
trois et celui qui doit subir les plus radicales transformations. C’est le type massif, caractérisé par le nom d’evolutio
contorta. Il exprime que le développement produit des parties identiques courbées autour d’un espace, conique ou autrement disposé. L’appareil
digestif est plus ou moins curviligne. L’étude plus complète du développement des
mollusques a établi que l’enroulement offert par quelques-uns de ces animaux n’est pas
un fait primitif, pas plus qu’il n’est général. D’ailleurs, Kölliker lui-même, à une
époque déjà ancienne (1844), a considéré les mollusques comme des êtres à évolution se
faisant uniformément et indifféremment dans toutes les directions, c’est-à-dire qu’il
les a rangés dans le type de l’evolutio radiata.
FIG. 42. — Développement des mollusques ; évolution contournée (evolutio
contorta de Baër). Jeune embryon de gastéropode (Nassa mutabilis) vu de de profit :
A, rein primordial ; B, pied ; C, anus, auquel aboutit la portion terminale du tube
digestif qui commence derrière le pied, décrivant ainsi primitivement une forte
courbure. (Bobretzky.)
4° Le quatrième type d’organisation et d’évolution est offert par le grand nombre des
rayonnés. Il constitue le type périphérique, et se développe par le
mode appelé evolutio radiata par Baër et Kölliker. Tout le corps de
l’embryon fait saillie à la fois (evolutio in omnibus partibus). Le
développement se fait autour d’un centre et produit des parties identiques dans un
ordre rayonnant, sur un plan transversal. C’est donc entre le centre et la périphérie
que se fait le travail évolutif, et c’est entre ces deux régions qu’existe le
contraste essentiel. Au contraire, le contraste est moins marqué entre le dessus et le
dessous parallèlement à l’axe longitudinal, ainsi qu’entre l’avant et l’arrière. En
conséquence, le type évolutif se trouve être le rayonnement.
FIG. 43. — Développement des zoophytes ; évolution rayonnée (evolutio radiata de
Baër). — A, B. C. trois stades de l’embryon d’une hydre (Hydra aurantiaca). — a.
ectoderme ; — b, ectoderme ; — c, enveloppe de l’œuf ; — d, d′, tentacules
présentant d’emblée leur apparence radiée. (N. Kleinenberg.)
C’est surtout par l’étude du développement que l’on peut acquérir la notion de
l’existence de lois qui règlent la constitution morphologique des êtres. On entrevoit
dès les premiers moments un plan idéal qui se réalise degré par degré ; on en saisit
l’ébauche grossière d’abord, qui se perfectionne et se complète successivement. Le
point de départ est identique en apparence ; le terme est infiniment diversifié et
l’animal va de l’un à l’autre d’une façon régulière et invariable par un travail
toujours le même dans sa complexité.
Si l’on n’a que le point de départ, si l’on voit seulement l’ovule primordial, on ne
sait rien de ce qui arrivera ; on ne peut prévoir si le résultat du travail formateur
sera la création d’un zoophyte ou d’un vertèbre, d’un mammifère, d’un homme.
Il faut, pour prédire l’issue du travail, connaître l’origine de ce protovum. Si l’on sait d’où il sort, on sait ce qu’il sera. Ainsi tout le
travail morphologique est contenu dans l’état antérieur. Ce travail est une pure répétition : il n’a pas ses raisons à chaque instant dans une force
actuellement active ; il a ses raisons dans une force antérieure. Il n’y a point de
morphologie sans prédécesseurs.
Dans la réalité, nous n’assistons à la naissance d’aucun être : nous ne voyons qu’une
continuation périodique. La raison de cette création apparente n’est donc pas dans le
présent, elle est dans le passé, à l’origine. Nous ne saurions la trouver dans des
causes secondes ou actuelles ; il faudrait la chercher dans la cause première.
L’être vivant est comme la planète qui décrit son orbe elliptique en vertu d’une
impulsion initiale ; tous les phénomènes qui s’accomplissent à la surface de cette
planète, comme les phénomènes vitaux dans l’organisme, manifestent le jeu des forces
physiques actuellement présentes et actives ; mais la cause qui lui a imprimé son
impulsion initiale est en dehors de ses phénomènes actuels et liée seulement à
l’équilibre cosmique général. Il faudrait changer le système planétaire tout entier
pour la modifier ; l’état de choses actuel est le résultat d’un équilibre auquel
concourent toutes les parties, et qui troublerait toutes les parties si lui-même était
changé en un point.
Cette comparaison s’applique à l’être vivant et à son évolution. La morphologie n’est
pas plus liée à la manifestation vitale actuelle que les phénomènes des agents
physiques à la surface de la terre ne sont liés au mouvement de notre planète sur le
plan de l’écliptique. C’est pourquoi nous séparons absolument la phénoménologie
vitale, objet de la physiologie, de la morphologie organique dont le naturaliste
(zoologiste et botaniste) étudie les lois, mais qui nous échappe expérimentalement et
qui n’est pas à notre portée.
La loi morphologique n’a pas à chaque instant sa raison d’être : elle traduit une
influence héréditaire ou antérieure dont nous ne saurions effacer l’influence, une
action primitive qui est liée à un ensemble cosmique général que nous sommes
impuissants à atteindre. Il en résulte qu’en l’état actuel des choses la morphologie
est fixée, et cela, bien entendu, quelle que soit l’idée que nous nous formions de
l’évolution qui y a conduit. Que l’on soit Cuviériste ou Darwiniste, cela importe
peu : ce sont deux façons différentes de comprendre l’histoire du passé et
l’établissement du régime présent ; cela ne peut fournir aucun moyen de régler
l’avenir. On ne changera pas l’œuf du lapin et, lui faisant oublier l’impulsion
primitive et ses états antérieurs, on n’en fera pas sortir un chien ou un autre
mammifère. Les limites entre lesquelles la morphologie est fixée, si elles ne sont pas
absolues (il n’y a rien d’absolu dans l’être vivant), sont au moins très restreintes.
Si l’on cherche à écarter un être de sa route, comme cela a lieu par la création des
variétés artificielles, on sera obligé constamment de le maintenir dans la voie
nouvelle. Les variétés tendent sans cesse à retourner à leur point de départ.
Il ne faudrait pas voir dans cette tendance à revenir au départ une force
particulière, mystérieuse, qui veillerait à la conservation des espèces. Si la chose a
lieu ainsi, c’est que l’être est en quelque sorte emprisonné dans une série de
conditions dont il ne peut sortir, parce qu’elles se répètent toujours les mêmes en
dehors de lui et aussi en lui. Ainsi un carnivore naissant avec des organes de
carnivore, il faut bien qu’il suive la direction que ses organes lui donnent. C’est
antérieurement à la formation de ces organes, antérieurement à la vie adulte qu’il
aurait fallu agir ; mais cela est impossible, parce que l’œuf a déjà en puissance
l’état adulte, et que sa formation a lieu dans des conditions tellement déterminées
qu’on ne peut pas changer sans amener la mort des êtres qu’on voudrait modifier. Il
n’est donc pas étonnant que dans de pareilles circonstances les espèces, les types se
perpétuent et se conservent, et qu’on ne puisse pas porter l’intervention
expérimentale au-delà de certaines limites.
Dans un autre équilibre cosmique, la morphologie vitale serait autre. Je pense, en un
mot, qu’il existe virtuellement dans la nature un nombre infini de formes vivantes que
nous ne connaissons pas. Ces formes vivantes seraient en quelque sorte dormantes ou
expectantes ; elles apparaîtraient dès que leurs conditions d’existence viendraient à
se manifester, et, une fois réalisées, elles se perpétueraient autant que leurs
conditions d’existence et de succession se perpétueraient elles-mêmes.
Il en est ainsi des corps nouveaux que forment les chimistes ; ils ne les créent pas,
ils étaient virtuellement possibles dans les lois de la nature. Seulement le chimiste
réalise artificiellement les conditions extérieures ou cosmiques de leur
existence.,
Les phénomènes de l’évolution s’exécutent, pourrait-on dire, par suite d’une cause initiale donnée : leur apparition représente une série de
consignes réglées d’avance qui en réalité s’exécutent isolément. Si
vous voyez deux organes se développer successivement ou simultanément pour concourir
en apparence à un but commun, vous pouvez croire que l’influence ou la présence de
l’un a commandé logiquement la formation de l’autre ; ce serait une erreur : les deux
organes se sont développés aveuglément par suite d’une consigne qui peut parfois nous
paraître complètement illogique, comme le sont d’ailleurs toutes les consignes quand
on les considère dans leur application à des cas particuliers imprévus. Prenons un
exemple : si l’on observe le premier développement du poulet, on voit le cœur se
former dans la cicatricule, et tout autour s’épanouir un système de vaisseaux, l’area vasculosa, qui se relie au système circulatoire central de
l’embryon. Il paraît bien naturel de penser que le système vasculaire périphérique se
forme parce que le cœur de l’embryon le commande : il n’en est rien. Si vous empêchez
l’embryon d’apparaître, l’area vasculosa ne se produit pas moins,
quoique sa fonction soit devenue tout à fait inutile.
Nous ferons à ce sujet une remarque générale qui sera développée ultérieurement dans
des études plus spéciales. Les organes du corps, qui sont tous associés et harmonisés
dans leur fonctionnement, ont leur développement autonome et indépendant. L’organisme
représente sous ce rapport ce qui a lieu dans une fabrique de fusils, par exemple, où
chaque ouvrier fait une pièce indépendamment d’un autre qui fait une autre pièce sans
connaître l’ensemble auquel elles doivent concourir. Il semble y avoir ensuite un
ajusteur qui met toutes ces pièces en harmonie. Dans l’organisme animal, c’est le
système nerveux qui est le grand harmonisateur fonctionnel chez l’adulte. Lorsque cet
ajustement des organes dans l’embryon animal ou végétal se fait de travers, par une
cause quelconque, il en résulte la mort de l’organisme ou des monstruosités, des malformations, comme on dit ordinairement.
Nous voulons bien faire comprendre ce point essentiel que la morphologie doit être
complètement distinguée de l’activité physiologique des organes. Les lois
morphologiques sont des lois que nous avons appelées dormantes ou expectantes, qui
n’empêchent ni ne produisent aucun phénomène vital, qui n’agissent pas et sur
lesquelles on ne saurait agir.
Le rôle actuel des organes n’est pas la cause qui a déterminé leur formation. M. Paul
Janet67 a rassemblé tous les arguments pour démontrer que
les choses sont arrangées, harmonisées en vue d’une fin déterminée. Nous sommes
d’accord avec lui, car sans cette harmonie la vie serait impossible ; mais ce n’est
pas, pour le physiologiste, une raison de chercher l’explication de la morphologie
dans des causes finales actuellement actives. Ici comme toujours, l’ordre des causes
finales se confond avec l’ordre des causes initiales ou premières. — Prenons encore un
exemple. Imaginons que l’on suive le développement d’un être donné, d’un lapin. On
verra successivement se constituer les différents organes. L’œil avec sa structure si
particulière est organisé précisément afin de permettre au lapin de recevoir
l’impression de la lumière et, suivant un partisan des causes finales, c’est ce but
qui déterminera sa formation et qui présidera à sa constitution successive.
C’est contre cet abus qu’il faut protester en physiologie. La cause finale
n’intervient point comme loi de nature actuelle et efficace. Ce lapin n’arrivera
peut-être pas à terme, son œil lui sera inutile ; il ne recevra jamais l’action de la
lumière. Il en est de même dans le cas d’une poule sans mâle qui pond un œuf
nécessairement infécond. L’organe n’est pas fait dans la prévision de la fonction, car
la cause finale serait singulièrement trompée. Ce serait une prévoyance bien aveugle
que celle dont les calculs seraient si souvent déjoués. L’œil se fait chez le lapin
parce qu’il s’est fait chez ses antécédents et que la nature répète éternellement sa
consigne. Ce n’est point pour l’usage que celui-ci en tirera que la nature travaille.
Elle refait ce qu’elle a fait ; c’est là la loi. C’est donc seulement au début que
l’on peut invoquer sa prévoyance : c’est à l’origine. Il faut remonter à la cause
première. La cause finale est la conséquence de la cause première : suivant moi, elles
se confondent l’une et l’autre dans un inaccessible lointain.
La raison qui fait que la poule couve ses œufs n’est pas actuellement de produire le
développement du jeune animal. Donnez-lui un œuf de plâtre, elle le couvera également
et elle poussera des cris si on le lui enlève. Elle couve en vertu d’une consigne que
ses antécédents ont observée et non dans un but et par un mobile actuel.
Nous n’admettons donc pas que les forces particulières qui travaillent
continuellement dans un être vivant aient pour loi le salut de chaque être vivant ;
que ce soit pour cette utilité présente que le conduit biliaire coupé se reforme et
que la fibre nerveuse sectionnée se répare et se cicatrise. C’est à tort, à notre
avis, qu’on admettrait, dans l’homme comme dans les animaux, une force organique,
agissant avec pleine conscience de ses actes, au mieux de ses intérêts. Aristote avait
placé dans chaque organe un pouvoir spirituel (ψυχη θρεπτιχα), opérant en dehors du
moi, ignoré de la conscience et agissant pourtant dans les
circonstances diverses avec un parfait discernement. Alexandre de Humboldt n’a pas
voulu décider si chaque acte organique ne supposait pas une force qui l’eût conçu au
préalable d’une manière représentative.
Pour nous la loi préalable n’existe qu’à l’origine, et tout ce qui est actuel en est
le déroulement. En ramenant ainsi la cause finale à la cause première, le
physiologiste l’écarté de son domaine, c’est-à-dire du champ de la science active pour
la rattacher à la science spéculative, à la philosophie. La finalité n’est point une
loi physiologique ; ce n’est point une loi de la
nature, comme le disent certains philosophes : c’est bien plutôt une loi
rationnelle de l’esprit. Le physiologiste doit se garder de confondre le but avec la cause ; le but conçu dans l’intelligence avec la cause efficiente
qui est dans l’objet. « Les causes finales, suivant le mot de Spinoza, ne
marquent point la nature des choses, mais seulement la constitution de la faculté
d’imaginer. »
Les philosophes qui font effort pour arracher du monde métaphysique le principe des
causes finales et l’implanter dans le monde objectif de la nature se placent à un tout
autre point de vue que les hommes de science. Les philosophes partent de cette donnée,
que tout ce qui est réel est rationnel et que tout
ce qui se manifeste est intelligible. Les choses se passent,
disent-ils, comme si la cause des phénomènes avait prévu l’effet qu’ils doivent
amener. Cette cause est faite à l’image de celle que nous portons en nous, de la
volonté qui préside à nos actions. « Ayant ainsi en lui le type de la cause
finale, l’homme a été entraîné à la concevoir en dehors de lui, et comme il fait les
choses par art ou industrie, il a imaginé que les choses de la nature étaient faites
de même par art ou industrie »
; c’est là ce qu’exprime le mot de Gœthe : la
nature est un artiste. On a cru qu’une pensée conforme à celle de
l’homme dirigeait vers un but tous les rouages qui fonctionnent dans l’être organisé,
et subordonnait à un effet futur déterminé les phénomènes qui se succèdent isolément.
De sorte que cet effet final en vue duquel tous les phénomènes se coordonnent, devient
rétroactivement la cause directrice de ceux qui le précèdent.
L’acte futur qui apparaîtra comme un résultat
serait un but toujours présent sous forme d’anticipation idéale dans
la série des phénomènes qui le précèdent et le réalisent ; il serait une cause
finale.
C’est là une conception essentiellement métaphysique que l’on peut accueillir à ce
titre.
Mais l’homme de science envisage seulement les causes ou les conditions efficientes,
et non, selon l’expression de M. Caro68, leurs conditions
intellectuelles. Il voit l’ordre, le rapport des phénomènes, leur harmonie,
leur consensus ; il reconnaît leur enchaînement prédéterminé. C’est
là un fait irrécusable. A la constatation de ce fait est borné le rôle de la science.
M. Janet reconnaît lui-même à la conscience le droit de s’interdire toute autre
recherche que celles qui ramènent des effets à leurs conditions ou causes prochaines.
Sans doute ces causes physiques ou conditions ne suffisent pas à nous rendre compte
des phénomènes, mais elles suffisent à nous en rendre maîtres.
Que si l’on veut se rendre compte de la cause première de cette pré-ordonnance
vitale, on sort de la science. Qu’il y ait là une intention intelligente
et prévoyante, comme le veulent les finalistes, une condition
d’existence, comme le veulent les positivistes, une volonté
aveugle, selon Schopenhauer, un instinct inconscient comme le
dit Hartmann, c’est affaire de sentiment. La cause finale est une de ces
interprétations adéquate à la nature de l’intelligence, imaginée pour arriver à la
compréhension des causes premières : c’est, selon M. Caro, une loi de la
raison ou mieux la loi même essentielle de la raison humaine confondue avec la
loi de causalité.
Mais en limitant ainsi la finalité dans le domaine métaphysique pour satisfaire aux
exigences de la pensée, il faut encore n’en point faire abus. On peut, dans cet ordre
d’idées, admettre comme physiologiste philosophe une sorte de finalité
particulière, de téléologie intra-organique : le groupement
des phénomènes vitaux en fonctions est l’expression de cette pensée. Mais alors, la
cause finale, le but est cherché dans l’objet même, et non en dehors de lui. Tout acte
d’un organisme vivant a sa fin dans l’enceinte de cet organisme. Celui-ci forme en
effet un microcosme, un petit monde où les choses sont faites les unes pour les
autres, et dont on peut saisir la relation parce que l’on peut embrasser l’ensemble
naturel de ces choses.
Cette finalité particulière est seule absolue. Dans l’enceinte de l’individu vivant
seulement, il y a des lois absolues prédéterminées. Là seulement on peut voir une
intention qui s’exécute. Par exemple, le tube digestif de l’herbivore est fait pour
digérer des principes alimentaires qui se rencontrent dans les plantes. Mais les
plantes ne sont pas faites pour lui. Il n’y a qu’une nécessité pour sa vie, nécessité
qui sera obéie, c’est qu’il se nourrisse : le reste est contingent. Les rapports de
l’animal avec la plante sont purement contingents et non plus nécessaires. La nature,
pourrait-on dire, a fait les choses pour elles-mêmes, sans s’occuper du contingent.
Elle ne condamne pas certains êtres à être dévorés par d’autres ; elle leur donne au
contraire l’instinct de conservation, de prolifération, et des moyens de résistance
pour échapper à la mort. En résumé, les lois de la finalité particulière sont
rigoureuses, les lois de la finalité générale sont contingentes.
La conception de finalités particulières peut être un adjuvant pour l’esprit,
l’intelligence.
Il faut au contraire rejeter toute finalité . Pour saisir le rapport
de deux objets naturels du monde extérieur, il faudrait saisir ce monde extérieur tout
entier, le macrocosme dans son ensemble.
Ceci est impossible et le sera toujours comme la limite de la connaissance humaine.
Ajoutons d’ailleurs qu’en fait toutes les tentatives de ce genre n’ont abouti qu’à des
conclusions ridicules ou tombant sous le coup des plus graves reproches.
Pour revenir au point de départ de cette discussion, la physiologie signale
l’existence des lois morphologiques, mais elle ne les étudie point. Ces lois
morphologiques dérivent de causes qui sont hors de notre portée ; la physiologie ne
conserve dans son domaine que ce qui est à notre portée, c’est-à-dire les conditions
phénoménales et les propriétés matérielles par lesquelles on peut atteindre les
manifestations de la vie.
L’étude des lois morphologiques constitue le domaine de la zoologie ou de la
phytologie. Aristote considérait que, dans l’être vivant, ce qu’il y a de plus
essentiel, c’est précisément cette forme qui lui est si profondément imprimée par une
sorte d’héritage ancestral. La zoologie était donc pour lui l’étude de la vie même.
Aujourd’hui nous séparons la physiologie de la zoologie, parce que nous séparons la
phénoménologie vitale de la morphologie
vitale.
La morphologie vitale, nous ne pouvons guère que la contempler,
puisque son facteur essentiel, l’hérédité, n’est pas un élément que nous ayons en
notre pouvoir et dont nous soyons maîtres comme nous le sommes des conditions
physiques des manifestations vitales : la phénoménologie vitale, au contraire, nous
pouvons la diriger.
A la vérité on peut considérer l’hérédité comme une condition expérimentale et
l’employer, comme on fait en zootechnie, par les croisements et la sélection. On
substitue ainsi des atavismes fugaces à l’atavisme fondamental ; mais on met en œuvre,
dans de telles expériences, une condition qui n’en reste pas moins obscure. C’est,
nous le répétons, cette morphologie générale de l’être vivant avec les morphologies
particulières et indépendantes de ses divers organes qui constituent le vrai terrain
de la zoologie en tant que science distincte. En fixant ainsi son rôle, on fixe du
même coup celui de la physiologie et la différence de ces deux branches des
connaissances humaines.
Nous sommes arrivé maintenant au but que nous voulions atteindre ; nous avons
esquissé l’ensemble des phénomènes de la vie en les considérant dans leur plus grande
généralité, Essayons de résumer les traits essentiels de ce tableau.
Voyons d’abord quelle conception nous devons avoir de la vie. Nous avons établi, dès
le premier pas, qu’il était illusoire de chercher à définir la vie,
c’est-à-dire de prétendre, en pénétrer l’essence, aussi bien qu’il est illusoire de
chercher à saisir l’essence de quelque phénomène que ce soit, physique ou chimique.
Les diverses tentatives qui se sont produites dans l’histoire de la science, dans le
but de définir la vie, ont toutes abouti, nous le savons, à la considérer, soit comme
un principe particulier, soit comme une résultante des forces générales de la nature,
c’est-à-dire aux deux conceptions, vitaliste ou matérialiste. — L’une et l’autre sont
mal fondées ; la première, la doctrine vitaliste, parce que, ainsi que nous l’avons
établi, le prétendu principe vital ne serait capable de rien exécuter et conséquemment
de rien expliquer par lui-même, et, au contraire, emprunterait le ministère des agents
généraux, physiques et chimiques. La doctrine matérialiste est tout aussi inexacte, en
ce que les agents généraux de la nature physique capables de faire apparaître les
phénomènes vitaux isolément n’en expliquent pas l’ordonnance, le consensus et l’enchaînement.
En se plaçant au point de vue du jeu spécial des organismes, peut-être pourrait-on
dire que les propriétés vitales sont à la fois résultante et principe. En effet, les
facultés vitales supérieures, l’irritabilité, la sensibilité, l’intelligence,
pourraient être considérées comme les résultats des phénomènes physico-chimiques de la
nutrition ; mais il faudrait aussi admettre que ces facultés deviennent les formes ou
les principes de direction et de manifestation de tous les phénomènes de l’organisme
de quelque nature qu’ils soient.
Toutefois, en considérant la question d’une manière absolue, on doit dire que la vie
n’est ni un principe ni une résultante. Elle n’est pas un principe, parce que ce
principe, en quelque sorte dormant ou expectant, serait incapable d’agir par lui-même.
La vie n’est pas non plus une résultante, parce que les conditions physico-chimiques
qui président à sa manifestation ne sauraient lui imprimer aucune direction, aucune
forme déterminée.
Aucun de ces deux facteurs, pas plus le principe directeur des phénomènes que
l’ensemble des conditions matérielles de manifestation, ne peut isolément expliquer la
vie. Leur réunion est nécessaire. Par conséquent, pour nous, la vie est un conflit.
Ses manifestations résultent d’une relation étroite et harmonique entre les conditions et la constitution de l’organisme. Tels
sont les deux facteurs qui se trouvent en présence et pour ainsi dire en collaboration
dans chaque acte vital. Ces deux facteurs sont, en d’autres termes :
1° Les conditions physico-chimiques déterminées, extérieures, qui
gouvernent l’apparition des phénomènes ;
2° Les conditions organiques ou lois préétablies
qui règlent la succession, le concert, l’harmonie de ces phénomènes. Ces conditions
organiques ou morphologiques dérivent par atavisme des êtres antérieurs, et forment
comme l’héritage qu’ils ont transmis au monde vivant actuel.
Nous avons démontré la nécessité du conflit ou de la collaboration de ces deux ordres
d’éléments, en examinant les trois formes que présente la vie69. Suivant la liaison plus ou moins
étroite des conditions organiques aux conditions physico-chimiques, on distingue : la
vie latente, la vie oscillante, la vie constante. Dans la vie latente, l’organisme est dominé par les conditions
physico-chimiques extérieures, au point que toute manifestation vitale peut être
arrêtée par elles. — Dans la vie oscillante, si l’être vivant n’est pas aussi
absolument soumis à ces conditions, il y reste néanmoins tellement enchaîné qu’il en
subit toutes les variations ; actif et vivace, quand ces conditions sont favorables,
inerte et engourdi, quand elles sont défavorables. Dans la vie constante, l’être
paraît libre, affranchi des conditions cosmiques extérieures, et les manifestations
vitales semblent n’être tributaires que de conditions intérieures. Cette apparence,
ainsi que nous l’avons vu, n’est qu’une illusion, et c’est particulièrement dans le
mécanisme de la vie constante ou libre que les relations étroites des deux ordres de
conditions se montrent de la manière la plus caractéristique.
La vie étant, pour nous, le résultat d’un conflit entre le monde extérieur et
l’organisme, nous devons écarter toutes les conceptions vagues dans lesquelles elle
serait considérée comme un principe essentiel. Il nous reste seulement à déterminer
les conditions et à donner les caractères du conflit vital d’une manière générale.
Le conflit vital engendre deux ordres de phénomènes, que nous avons appelés :
Phénomènes de création organique,
Phénomènes de destruction organique.
Cette division, que nous avons proposée, doit, suivant nous, servir de base à la
physiologie générale.
Tout ce qui se passe dans l’être vivant se rapporte soit à l’un soit à l’autre de ces
types, et la vie est caractérisée par la réunion et l’enchaînement de ces deux ordres
de phénomènes.
Cette division est conforme à la véritable nature des choses et fondée uniquement sur
les propriétés universelles de la matière vivante, abstraction faite de la
complication morphologique des êtres, c’est-à-dire des moules spécifiques dans
lesquels cette matière est entrée.
Il y a quatre-vingts ans, Lavoisier avait eu l’intuition de ces deux faces sous
lesquelles peut se présenter l’activité vitale et de la classification simple et
féconde qui en résulte pour les phénomènes de la vie. Il avait entrevu que la
physiologie devait tendre, comme but pratique, à fixer les conditions et les
circonstances de ces deux ordres d’actes, l’organisation et la désorganisation.
1° Les phénomènes de désorganisation ou de destruction
organique correspondent aux phénomènes fonctionnels de l’être vivant.
Quand une partie fonctionne, muscles, glandes, nerfs, cerveau, la substance de ces
organes se consume, l’organe se détruit. Cette destruction est un phénomène
physico-chimique, le plus souvent le résultat d’une combustion, d’une fermentation,
d’une putréfaction. Au fond, c’est une véritable mort de l’organe. Elle correspond aux
manifestations fonctionnelles qui éclatent aux yeux, manifestations par lesquelles
nous connaissons la vie et par lesquelles, à la suite d’une illusion, nous sommes
amenés à la caractériser.
2° Les phénomènes de création organique ou d’organisation sont les actes plastiques qui s’accomplissent dans les organes au
repos et les régénèrent. La synthèse assimilatrice rassemble les matériaux et les
réserves que le fonctionnement doit dépenser. C’est un travail intérieur, silencieux,
caché, sans expression phénoménale évidente.
On pourrait dire que de ces deux ordres de phénomènes, ceux de création organique
sont les plus particuliers, les plus spéciaux à l’être vivant ; ils n’ont pas
d’analogues en dehors de l’organisme. Aussi, les phénomènes que nous rassemblons sous
ce titre de création organique sont-ils précisément ceux qui
caractérisent le plus complètement la vie.
Nous rappellerons encore que ces deux ordres de phénomènes ne sont divisibles et
séparables que pour l’esprit ; dans la nature, ils sont étroitement unis ; ils se
produisent, chez tout être vivant, dans un enchaînement qu’on ne saurait rompre. Les
deux opérations de destruction et de rénovation, inverses l’une de l’autre, sont
absolument connexes et inséparables, en ce sens que la destruction est la condition
nécessaire de la rénovation ; les actes de destruction sont les précurseurs et les
instigateurs de ceux par lesquels les parties se rétablissent et renaissent,
c’est-à-dire de ceux de la rénovation organique. Celui des deux types de phénomènes
qui est pour ainsi dire le plus vital, le phénomène de création organique, est donc en
quelque sorte subordonné à l’autre, au phénomène physico-chimique de la destruction.
Nous en avons eu la preuve en étudiant la vie latente (leçon II) ; nous avons vu que
chez les êtres plongés dans cet état d’inertie absolue, le réveil ou réviviscence
débute par le rétablissement primitif des actes de la destruction vitale. L’animal ou
la plante en renaissant, pour ainsi dire, commence par détruire son organisme, par en
dépenser les matériaux préalablement mis en réserve. La vie créatrice ne se montre
qu’en second lieu, et elle ne se manifeste qu’au sein de la mort ou des produits de la
destruction.
C’est précisément parce que le phénomène plastique ou synthétique est subordonné au
phénomène fonctionnel ou de destruction, que nous avons un moyen indirect de
l’atteindre expérimentalement en agissant sur ce dernier. La subordination n’existe,
bien entendu, que dans l’exécution, car, considérés dans leur importance relative,
ceux qui commandent les autres et les provoquent sont précisément les moins
essentiels, les moins vitaux.
La distinction que nous avons établie entre les phénomènes de la vie fournit une
division naturelle de la physiologie qui doit se proposer successivement l’étude des
phénomènes de destruction, puis celle des phénomènes de création.
En physiologie générale cette division, seule légitime, doit être substituée, ainsi
que nous l’avons longuement établi70, à la division en phénomènes animaux et phénomènes végétaux que l’on a pendant longtemps opposés les uns aux autres.
La séparation des êtres de la nature en deux règnes ne peut être fondée que sur les
différences morphologiques des phénomènes, mais non sur leur nature essentielle. Tous
les êtres vivants, sans exception, depuis le plus compliqué des animaux jusqu’à
l’organisme végétal le plus simple, nous présentent les deux ordres de phénomènes de
destruction et d’organisation avec les mêmes caractères généraux.
Ces deux ordres de phénomènes peuvent être étudiés isolément, et c’est de cette étude
que nous avons tracé le plan et les linéaments généraux. Dans la leçon IV, nous nous
sommes occupés des phénomènes de la destruction organique que nous avons ramenés à
trois types, à savoir : la fermentation, la combustion, la putréfaction.
Quant à la création organique, elle est pour ainsi dire à deux degrés. Elle
comprend : la synthèse chimique ou formation des principes immédiats
de la substance vivante, en un mot la constitution du protoplasma ; et en second lieu,
la synthèse morphologique, qui réunit ces principes dans un moule
particulier, sous une forme ou une figure déterminée, qui sont la figure ou le dessin
spécifique des différents êtres, animaux et végétaux.
Mais cette dernière synthèse répond aux formes en quelque sorte accessoires des
phénomènes de la vie ; elle n’est pas absolument nécessaire à ses manifestations
essentielles. La vie n’est point liée à une forme fixe, déterminée ; elle peut exister
réduite à la destruction et à la synthèse chimique d’un substratum, qui est la base
physique de la vie, ou le protoplasma. La notion morphologique est donc, comme nous
l’avons établi dans la leçon V, une complication de la notion vitale.
À son degré le plus simple (réalisé isolément d’ailleurs dans la nature, ou non),
dépouillée des accessoires qui la masquent dans la plupart des êtres, la vie,
contrairement à la pensée d’Aristote, est indépendante de toute forme spécifique. Elle
réside dans une substance définie par sa composition et non par sa figure, le protoplasma.
Après avoir indiqué les notions que l’on possédait sur cette substance, nous nous
sommes occupé du problème de sa création ou synthèse formative.
C’est cette vie sans formes caractéristiques proprement dites, dont les mécanismes,
les propriétés et les conditions sont communs à tous les êtres ; c’est elle qui
constitue le véritable domaine de la physiologie générale. Les rouages de tout
organisme vivant nous représentent seulement les variétés d’aspect d’une substance
unique, dépositaire de la vie, identique dans les animaux et les plantes, le
protoplasma. — C’est là que sont localisés les deux types des manifestations vitales,
la destruction d’une part, d’autre part l’organisation ou la synthèse créatrice. Dans
la VIe leçon, nous avons tracé le tableau de nos connaissances,
relativement au rôle synthétique du protoplasma, et par là nous avons terminé le
conspectus rapide de la vie considérée dans ce qu’elle a d’universel, c’est-à-dire
tracé le plan de la physiologie générale.
En résumé, le protoplasma est la base organique de la vie. C’est entre le monde
extérieur et lui que se passe le conflit vital qui, pour nous, la caractérise et que
nous devons étudier et maîtriser. Mais le protoplasma, si élémentaire qu’il soit,
n’est pas encore une substance purement chimique, un simple principe immédiat de la
chimie : il a une origine qui nous échappe ; il est la continuation du protoplasma
d’un ancêtre.
Nous ne pouvons agir sur les manifestations de cette vie générale, attribut du
protoplasma, qu’en réglant les agents physico-chimiques qui entrent en conflit avec le
protoplasma préexistant. La détermination exacte de ces conditions matérielles est ce
que nous avons appelé le déterminisme physiologique, qui est en
réalité le seul principe absolu de la science physiologique expérimentale.
Telle est la conception qui nous permet de comprendre et d’analyser les phénomènes
des êtres vivants, et nous donne la possibilité d’agir sur eux.
Nous avons distingué, dans l’être vivant, la matière et la forme.
L’étude des êtres complexes nous montre que le conflit vital y est au fond toujours
identique, aussi la physiologie comparée est en définitive l’étude des formes
superficielles, en quelque sorte, de la vie, tandis que la physiologie générale
comprend l’étude de ses conditions fondamentales.
La matière vivante, indépendante de toute forme, amorphe, ou plutôt monomorphe, c’est le protoplasma. En lui résident les propriétés essentielles,
l’irritabilité, point de départ et forme rudimentaire de la
sensibilité, et la faculté de synthèse chimique qui assimile les
substances ambiantes et crée les produits organiques, en un mot tous les attributs
dont les manifestations vitales, chez les êtres supérieurs, ne sont que des
expressions diversifiées et des modalités particulières.
Toutefois, le protoplasma n’est pas encore un être vivant : il lui
manque la forme qui caractérise l’être défini ; il est la matière de
l’être vivant idéal ou l’agent de la vie ; il nous présente la vie à
l’état de nudité dans ce qu’elle a d’universel et de persistant à travers ses variétés
de formes.
La forme, qui caractérise l’être, n’est pas une conséquence de la
nature du protoplasma. Ce n’est point par une propriété de celui-ci que peut
s’expliquer la morphologie de l’animal ou de la plante. La forme et la matière sont
indépendantes, distinctes ; et il faut, ainsi que nous l’avons dit71, séparer la synthèse chimique,
qui crée le protoplasma, de la synthèse morphologique qui le façonne et le modèle.
Mais cette indépendance est dominée par les exigences du conflit vital, qui doivent
toujours être respectées. Il y a, à ce point de vue, une relation nécessaire entre la
substance et la forme des êtres vivants, et
cette relation est exprimée par ce que nous appelons la loi de
construction des organismes. La structure de ces édifices complexes, qui sont
les espèces animales ou végétales, dépend d’une façon générale des conditions d’être
de la matière vivante ou protoplasma. Ces conditions du fonctionnement protoplasmique
entrent en ligne de compte dans la loi morphologique qui les respecte et les utilise,
en sorte que, d’une certaine manière, la morphologie est subordonnée aux conditions
vitales élémentaires-du protoplasma, c’est-à-dire à la vie élémentaire. Cette
subordination est précisément exprimée dans la loi de construction des organismes, qui
s’énonce ainsi :
L’organisme est construit en vue de la vie élémentaire. Ses fonctions
correspondent fondamentalement à la réalisation en nature et en degré des quatre
conditions de cette vie : humidité, chaleur, oxygène, réserves.
La plus simple des formes sous lesquelles la matière vivante se puisse présenter est
la cellule.
La cellule est déjà un organisme : cet organisme peut être à lui seul un être
distinct72 ; elle
peut être l’élément individuel dont l’animal ou la plante sont une société.
Qu’elle soit un être indépendant, ou un élément
anatomique des êtres supérieurs, la cellule est donc la forme
vivante la plus simple ; elle nous offre le premier degré de la complication
morphologique, et l’on peut dire que c’est à cet état que le protoplasma est mis en
œuvre pour constituer les êtres complexes.
Nous avons parlé longuement de l’origine de cette formation cellulaire, en traitant
de la morphologie générale, dans la leçon précédente. On la trouve pourvue, à un degré
plus élevé, de toutes les propriétés vitales qui se rencontraient déjà dans le
protoplasma, à savoir : mouvement, sensibilité, nutrition, reproduction.
La forme lui constitue un caractère nouveau. La forme traduit une
influence héréditaire ou atavique, dont l’existence, déjà appréciable pour le
protoplasma, deviendra tout à fait éclatante dans les organismes supérieurs. Nous
avons dit que le protoplasma lui-même est une substance atavique,
que nous ne voyons pas naître, mais que nous voyons simplement continuer (leçon VI).
— Dans la cellule se traduit encore plus cette influence héréditaire, et cependant
elle y est moindre que nous n’allons la retrouver à mesure que nous envisagerons des
animaux plus compliqués. En effet, la forme est moins fixée dans la headendance d’une
cellule que la forme de l’être complexe dans la headendance de cet être : il y a un
certain polymorphisme cellulaire, une certaine variabilité des espèces cellulaires, et l’histoire de l’histogénie et du
développement embryogénique nous offre plus d’un exemple de ces transformations ou de
ces passages des formes cellulaires les unes dans les autres. Les observations de
Vôchting sur le bouturage des plantes fournissent encore un cas frappant de ce
polymorphisme, en montrant qu’une cellule ou un groupe cellulaire de la zone
génératrice peut, suivant des circonstances qui sont entièrement dans les mains de
l’expérimentateur, fournir tantôt le tissu d’une racine, tantôt celui d’un bourgeon.
L’empreinte héréditaire est d’autant plus profondément incrustée qu’elle s’applique à
un être plus complexe, comme si cette complexité était la preuve d’une plus ancienne
origine ou d’une série d’actes plus souvent répétés et ayant, par cela même, d’autant
plus de tendance à se répéter de nouveau.
Voyons maintenant les êtres les plus élevés.
L’organisme complexe est un agrégat de cellules ou d’organismes élémentaires, dans
lequel les conditions de la vie de chaque élément sont respectées et dans lequel le
fonctionnement de chacun est cependant subordonné à l’ensemble. Il
y a donc à la fois autonomie des éléments anatomiques et subordination de ces éléments à l’ensemble morphologique, ou, en
d’autres termes, des vies partielles à la vie totale.
Nous devrons donc examiner successivement les mécanismes par lesquels sont réalisées
ces deux conditions de l’autonomie des éléments anatomiques et de leur subordination à
l’ensemble. — D’une façon générale, nous pouvons dire que l’élément est autonome en ce qu’il possède en lui-même et par suite de sa nature
protoplasmique, les conditions essentielles de sa vie, qu’il n’emprunte et ne soutire
point des voisins ou de l’ensemble ; il est, d’autre part, lié à l’ensemble par sa fonction ou le produit de cette fonction. Une
comparaison fera mieux comprendre notre pensée. Représentons-nous l’être vivant
complexe, l’animal ou la plante, comme une cité ayant son cachet spécial qui la
distingue de tout autre, de même que la morphologie d’un animal le distingue de tout
autre. Les habitants de cette cité y représentent les éléments anatomiques dans
l’organisme ; tous ces habitants vivent de même, se nourrissent, respirent de la même
façon et possèdent les mêmes facultés générales, celles de l’homme. Mais chacun a son
métier, ou son industrie, ou ses aptitudes, ou ses talents, par lesquels il participe
à la vie sociale et par lesquels il en dépend. Le maçon, le boulanger, le boucher,
l’industriel, le manufacturier, fournissent des produits différents et d’autant plus
variés, plus nombreux et plus nuancés que la société dont il s’agit est arrivée à un
plus haut degré de développement. Tel est l’animal complexe. L’organisme, comme la
société, est construit de telle façon que les conditions de la vie élémentaire ou
individuelle y soient respectées, ces conditions étant les mêmes pour tous ; mais en
même temps chaque membre dépend, dans une certaine mesure, par sa fonction et pour sa
fonction, de la place qu’il occupe dans l’organisme, dans le groupe
social.
La vie est donc commune à tous les membres, la fonction seule est distincte. Ce qui
se rattache à la vie proprement dite, ce qui forme l’objet de la physiologie générale,
est identique d’un bout à l’autre du règne organique, et toutes les fois qu’un fait de
cet ordre a été découvert dans des conditions d’expérimentation particulières, il est
légitime de l’étendre.
Jusqu’ici les lois générales de l’organisation n’ont pas été établies clairement.
Deux tentatives ont été faites cependant pour expliquer la formation des êtres
complexes ou supérieurs. Ces tentatives sont exprimées par la loi de différenciation et par la loi de la division du travail.
Nous dirons tout à l’heure pourquoi le principe que nous proposons sous le nom de loi de construction des organismes nous paraît plus en rapport avec la
véritable nature des choses.
Nous avons dit que l’organisme vivant est une association de cellules ou d’éléments
plus ou moins modifiés et groupés en tissus, organes, appareils ou systèmes. C’est
donc un vaste mécanisme qui résulte de l’assemblage de mécanismes secondaires. Depuis
l’être cellule jusqu’à l’homme, on rencontre tous les degrés de complication dans ces
groupements ; les organes s’ajoutent aux organes, et l’animal le plus perfectionné en
possède un grand nombre qui forment le système circulatoire, le système respiratoire,
le système nerveux, etc.
Longtemps l’on a cru que ces rouages surajoutés avaient en eux-mêmes leur raison
d’être ou qu’ils étaient le résultat du caprice d’une nature artiste. Aujourd’hui nous
devons y voir une complication croissante régie par une loi. L’anatomie s’en tenant à
l’observation des formes n’avait pas réussi à la dégager. C’est la physiologie seule
qui peut en rendre compte.
Les organes, les systèmes n’existent pas pour eux-mêmes ; ils existent pour les
cellules, pour les éléments anatomiques innombrables qui forment l’édifice organique.
Les vaisseaux, les nerfs, les organes respiratoires, se montrent à mesure que
l’échafaudage histologique se complique, de manière à créer autour de chaque élément
le milieu et les conditions qui sont nécessaires à cet élément, afin de lui dispenser,
dans la mesure convenable, les matériaux dont il a besoin, eau, aliments, air,
chaleur. Ces organes sont dans le corps vivant comme, dans une société avancée, les
manufactures ou les établissements industriels qui fournissent aux différents membres
de cette société les moyens de se vêtir, de se chauffer, de s’alimenter et de
s’éclairer.
Ainsi la loi de la construction des organismes et du perfectionnement organique se confond avec les lois de la vie
cellulaire. C’est pour permettre et régler plus rigoureusement la vie
cellulaire que les organes s’ajoutent aux organes et les appareils aux systèmes. La
tâche qui leur est imposée est de réunir qualitativement et quantitativement les
conditions de la vie cellulaire.
Cette tâche est de rigueur absolue ; pour l’accomplir, ils s’y prennent différemment,
ils se partagent la besogne, plus nombreux quand l’organisme est plus compliqué, moins
nombreux s’il est plus simple ; mais le but est toujours le même. On pourrait exprimer
cette condition du perfectionnement organique, en disant qu’il consiste dans une différenciation de plus en plus marquée du travail préparatoire à la
constitution du milieu intérieur.
Ainsi différenciés et spécialisés, les éléments anatomiques vivent d’une vie propre
dans le lieu où ils sont placés, chacun suivant sa nature. L’action des poisons, qui
porte primitivement sur tel ou tel élément, en épargnant tel ou tel autre, comme je
l’ai montré pour le curare et pour l’oxyde de carbone, est l’une des nombreuses
preuves de cette autonomie. Les éléments anatomiques se comportent dans
l’association comme ils se comporteraient isolément dans le même milieu. C’est
en cela que consiste le principe de l’autonomie des éléments
anatomiques ; il affirme l’identité de la vie libre et associée sous la
condition que le milieu soit identique. C’est par l’intermédiaire des liquides
interstitiels, formant ce que j’ai appelé le milieu intérieur, que s’établit la
solidarité des parties élémentaires et que chacune reçoit le contre-coup des
phénomènes qui s’accomplissent dans les autres. Les éléments voisins créent à celui
que l’on considère une certaine atmosphère ambiante dont celui-ci ressent les
modifications qui règlent sa vie. Si l’on pouvait réaliser à chaque instant un milieu
identique à celui que l’action des parties voisines crée continuellement à un
organisme élémentaire donné, celui-ci vivrait en liberté exactement comme
en société.
Subordination des éléments à l’ensemble. — Mais cette condition de
l’identité du milieu est bien restrictive. Il serait, dans l’état actuel de nos
connaissances, impossible de réaliser artificiellement le milieu
intérieur dans lequel vit chaque cellule. Les conditions de ce milieu sont
tellement délicates qu’elles nous échappent. Elles n’existent que dans la place
naturelle que la réalisation du plan morphologique assigne à chaque élément. Les
organismes élémentaires ne les rencontrent que dans leur place, à leur poste : si on
les transporte ailleurs, si on les déplace, à plus forte raison si on les de
l’organisme, on modifie par cela même leur milieu, et, comme conséquence, on change
leur vie ou bien même on la rend impossible.
C’est par l’infinie variété que présente le milieu intérieur d’un point à un autre et
par sa constitution spéciale et constante dans un point donné que s’établit la
subordination des parties à l’ensemble.
Quelques exemples feront comprendre ces conditions de la vie associée, où chaque
élément est à la fois libre et dépendant :
On sait aujourd’hui que les os se forment et se renouvellent grâce aux éléments
cellulaires de la couche interne du périoste. Les chirurgiens ont utilisé dans la
pratique cette notion.
Si l’on prend un lambeau de périoste et qu’on le déplace ; si, l’enlevant de son
milieu, on le transporte dans un autre territoire organique, on le verra se développer
et donner dans ce lieu insolite un os nouveau.
Par exemple, chez le lapin, chez le cobaye, on a fait développer en diverses régions,
sous la peau, des fragments d’os dont le périoste avait été emprunté à quelque partie
du squelette. La propriété de sécréter la matière osseuse, de faire de l’os, ne réside
donc pas dans telle ou telle région fixée de l’architecture de l’être vivant ; elle
réside dans la cellule périostale qui l’emporte avec elle et la conserve partout.
Mais on avait exagéré cette autonomie et méconnu les droits de l’organisme total en
vue duquel sont harmonisées les activités cellulaires. En suivant l’évolution de cet
os nouveau, on n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il ne subsistait pas indéfiniment : il
se résorbe et disparaît au bout d’un certain temps. Il n’a pas continué à vivre dans
des conditions qui n’étaient point faites pour lui. Les cellules périostales déjà
formées ont continué l’évolution commencée et abouti à la formation osseuse, mais il
ne s’en est point formé de nouvelles. Le périoste transplanté a disparu.
On peut donner à cette expérience une forme plus saisissante encore. Chez un jeune
lapin, on enlève un os tout entier de l’une des pattes, un métatarsien ; on
l’introduit sous la peau du dos et l’on referme la plaie. L’os déplacé continue à
vivre, il poursuit même son évolution, il grossit un peu : l’ossification des portions
cartilagineuses se continue ; mais bientôt le développement s’arrête ; la résorption
commence à devenir manifeste et elle n’a d’autre terme que la disparition complète de
l’os transplanté. Au contraire dans l’espace métatarsien qui avait été évidé, un os
nouveau se produit et persiste, remplaçant l’os enlevé, parce que là se trouve le
territoire convenable.
Les expériences sur la régénération des os qui ont été invoquées pour mettre en
évidence l’autonomie absolue des éléments anatomiques ont donc abouti au résultat
contraire en ce qu’elles nous ont fourni en même temps la preuve des restrictions que
recevait cette autonomie. Elles ont révélé l’influence que la place
de l’élément dans le plan total exerce sur son fonctionnement. Il y a donc une autre
condition qui ne tient plus à l’élément lui-même, mais qui tient au plan
morphologique, à l’organisme total. La cellule a son autonomie qui fait qu’elle vit,
pour ce qui la concerne, toujours de la même façon en tous les lieux où se trouvent
rassemblées les conditions convenables ; mais d’autre part ces conditions convenables
ne sont complètement réalisées que dans des lieux spéciaux, et la cellule fonctionne
différemment, travaille différemment et subit une évolution différente suivant sa
place dans l’organisme.
Rédintégrations. — La subordination, condition restrictive de
l’autonomie des éléments, est plus ou moins marquée. Moins l’organisme est élevé,
moins l’autonomie est grande, plus faible est le lien de subordination entre le tout
et ses parties.
Dans les plantes, la subordination des parties à l’ensemble, qui exprime en quelque
sorte les droits de l’organisme, est à son minimum. On peut enlever une partie d’un
végétal et la transporter à distance de manière à faire développer un végétal nouveau.
C’est sur ce fait qu’est fondée la pratique de la greffe et du bouturage. Une cellule
de l’écorce, par exemple, peut devenir bourgeon et réparer une branche coupée. Ce
changement se fait dans les cellules sous l’influence des sucs de la branche dont la
composition a été modifiée par la section.
Chez les animaux la cicatrisation se fait également par des influences analogues.
C’est la subordination des parties à l’ensemble qui fait de l’être complexe un
système lié, un tout, un individu. C’est par là que s’établit l’unité dans l’être vivant. L’unité, comme nous venons de le dire, est le moins
marquée chez les plantes. Chez les animaux inférieurs également, les parties isolées
peuvent vivre lorsqu’on les sépare du reste de l’organisme, comme cela arrive chez les
hydres et les planaires.
Dugès et de Quatrefages ont fait d’intéressantes expériences sur les planaires (fig. 44 et 45). Ils coupaient un de ces vers en deux moitiés,
l’une antérieure, l’autre postérieure ; chacune d’elles se complétait et reconstituait
une planaire nouvelle. On peut sectionner un de ces animaux en quatre, en huit ; il se
forme autant d’individus nouveaux qu’il y a de segments.
On sait de même qu’en opérant sur des lézards et des salamandres on peut faire
reparaître un membre ou la queue coupée. Un physiologiste italien a fait des
observations intéressantes à cet égard ; il a remarqué que le poids de l’animal ne
changeait pas sensiblement pendant cette rédintégration. M. Vulpian a vu des faits
analogues sur le têtard. La même chose arrive quand on coupe une planaire en deux
segments : chacune des planaires nouvelles est et reste très petite. La formation de
l’être nouveau ne semble donc pas une véritable création organique nouvelle
recommençant une œuvre troublée, mais simplement la continuation d’une évolution qui
se poursuit par une sorte de vitesse acquise.
FIG. 44. — Planaire unie. FIG. 45. — Anatomie de la planaire unie. a, bouche ;
b, trompe ; c, orifice cardiaque ; d, estomac ; e, e, e, ramifications
gastrovasculaires ; f, cerveau et nerfs ; g, g, testicules ; h, vésicule séminale
confondue avec la verge ; i, canal de la verge ; k, k, ovicules ; l, poche
copulatrice ; m, orifice des organes générateurs répartis dans toutes les lacunes du
corps. (Edwards, Quatrefages et Blanchard, Recherches anatomiques et
physiologiques faites pendant un voyage sur les côtes de la Sicile. —
Paris, 1840.)
Nous n’avons pas à multiplier ici les exemples de rédintégration ; nous rappellerons
seulement celles de M. Philippeaux sur la reproduction des membres chez la salamandre.
Une patte enlevée à l’animal se reproduit : l’évolution des cellules du moignon est
dirigée de manière qu’elles refont le membre disparu. La néoformation qui tend à
rétablir l’intégrité du plan organique manifeste bien évidemment l’influence de
l’ensemble sur le développement des parties. Mais ce n’est même pas l’organisme tout
entier qui étend sa puissance jusque-là. Si l’on enlève la base du membre, la
reproduction ne se fait plus. La base est comme une sorte de collet, un germe,
comparable au bourgeon, qui, pendant le développement embryonnaire, a précisément
contribué à la production du membre.
Il ressort de tous ces exemples que chaque partie évolue de manière à réaliser le
plan de l’animal tout entier. L’organisme, considéré comme ensemble ou unité,
intervient donc et manifeste son rôle par cette puissance de rédintégration qui lui
permet de se réparer et de se maintenir anatomiquement et physiologiquement.
Il importe de faire une remarque essentielle relativement à l’accomplissement des
phénomènes par lesquels l’organisme se répare et se rétablit. Ces phénomènes ne
semblent pouvoir se manifester que lorsque les parties sont dans leur place naturelle,
lorsqu’elles n’ont pas été dissociées, comme si chacun d’eux résultait d’une
conspiration universelle de toutes les parties. Quand nous opérons, grâce à la
respiration et à la circulation artificielle, sur des organes ou des parties séparées
de l’organisme, nous n’obtenons que des phénomènes partiels, de la nature des
phénomènes de décomposition organique ; mais les phénomènes de synthèse
organique ne peuvent plus être obtenus. Lorsque : par exemple, les
physiologistes examinent un muscle isolé, ils peuvent observer tous les actes
fonctionnels, la contraction du muscle et les phénomènes qui en sont la conséquence ;
mais ce muscle ne se nourrit plus, ne se régénère plus, et ne peut désormais que
s’user. La persistance de la vie fonctionnelle ne peut donc être que passagère.
Malgré toutes les réserves que nous venons d’indiquer, le principe de l’autonomie des
éléments anatomiques doit être considéré comme l’un des plus féconds de la physiologie
moderne. Ce principe ou, sous un autre nom, cette théorie cellulaire n’est pas un vain
mot. On a le tort de l’oublier lorsque l’on s’occupe des organismes complexes. On
parle alors des organes, des tissus, des appareils, et on met complètement de côté les
idées qui se rattachent à la cellule.
Il ne faut cependant jamais perdre de vue les cellules, qui sont les matériaux
premiers de tout organisme ; leur vie, toujours identique au fond, résulte d’un
conflit avec des conditions physico-chimiques dont l’expérimentateur est maître. C’est
par là qu’il peut atteindre l’être total. Toute modification de l’organisme se résume
toujours dans une action portée sur une cellule. C’est une loi qui a été formulée,
pour la première fois, dans mes Leçons sur les substances
toxiques
73 : tous les phénomènes physiologiques, pathologiques ou toxiques ne sont
au fond que des actions cellulaires générales ou spéciales.
Les anesthésiques, par exemple, influencent tous les éléments, parce qu’ils agissent
sur le protoplasma, qui est commun à tous. La plupart des poisons n’influencent que
des éléments spéciaux, parce qu’ils agissent sur des produits de cellules
différenciées. Exemples : l’oxyde de carbone, qui agit sur l’hémoglobine, et le
curare, qui agit sans doute sur quelque disposition organique à la terminaison du nerf
dans le muscle.
En résumé, la vie réside dans chaque cellule, dans chaque élément organique, qui
fonctionne pour son propre compte. Elle n’est centralisée nulle part dans aucun organe
ou appareil du corps. Tous ces appareils sont eux-mêmes construits en vue de la vie
cellulaire.
Lorsqu’en les détruisant on détermine la mort de l’animal, c’est que la lésion ou la
dislocation du mécanisme a retenti en définitive sur les éléments, qui ne reçoivent
plus le milieu extérieur convenable à leur existence. Ce qui meurt, comme ce qui vit,
c’est, en définitive, la cellule.
Tout est fait par l’élément anatomique et pour l’élément anatomique. L’appareil
respiratoire apporte l’oxygène, l’appareil digestif introduit les aliments nécessaires
à chacun ; l’appareil circulatoire, les appareils sécrétoires assurent le
renouvellement du milieu et la continuité des échanges nutritifs. Le système nerveux
lui-même règle tous ces rouages et les harmonise en vue de la vie cellulaire. Les
appareils fondamentaux indispensables aux organismes supérieurs agissent donc tous, le
système nerveux compris, pour procurer à la cellule les conditions physico-chimiques
qui lui sont nécessaires et dont nous avons indiqué précédemment les plus
générales.
Dans cette vie des cellules associées qui constituent les ensembles morphologiques ou
êtres vivants, il y a à la fois autonomie et subordination des éléments
anatomiques.
L’autonomie des éléments et leur différenciation nous expliquent la variété des
manifestations vitales.
Leur subordination et leur solidarité nous en font comprendre le concert et
l’harmonie.
Formes diverses des manifestations vitales. Phénomènes vitaux.
Fonctions. Propriétés. — La cellule est l’image virtuelle d’un organisme élevé.
Elle possède une propriété générale, l’irritabilité. Par cette expression abstraite ou
métaphysique, nous traduisons un fait concret objectif, à savoir, que les
manifestations phénoménales dont elle est le théâtre, échange nutritif, motilité,
etc., apparaissent comme une réaction provoquée par les excitants extérieurs.
Lorsque l’on considère des êtres élevés en organisation, leurs manifestations vitales
résultent en dernière analyse de ces manifestations cellulaires, exagérées,
développées et concertées les unes avec les autres. Dans ces phénomènes complexes que
nous allons voir chez les êtres supérieurs, actes, fonctions, il y a donc deux
choses : des activités cellulaires spécialisées, un concert entre ces activités
cellulaires qui les dirige vers un résultat déterminé.
Examinons ces deux points.
À mesure que l’être vivant s’élève et se perfectionne, ses éléments cellulaires se
différencient davantage : ils se spécialisent par exagération de l’une des propriétés
au détriment des autres. La vie chez les animaux supérieurs est de plus en plus
distincte dans ses manifestations ; elle est de plus en plus confuse chez les êtres
inférieurs. Les manifestations vitales sont mieux isolées, plus nettes dans les degrés
élevés de l’échelle que dans ses degrés inférieurs, et c’est pourquoi la physiologie
des animaux supérieurs est la clef de la physiologie de tous les autres, contrairement
à ce qui se dit généralement.
Les propriétés des éléments s’exagèrent dans les tissus, ainsi que nous venons de le
dire, par une véritable spécialisation. Les cellules isolées, les êtres
monocellulaires peuvent utiliser les aliments gras, féculents, albuminoïdes, qu’ils
trouvent dans le milieu ambiant. Chez les animaux supérieurs, cette propriété de
digérer (au moyen de ferments, de produits cellulaires) s’exagère dans certaines
cellules réunies pour former la glande pancréatique, par exemple, et celles-ci
travailleront pour l’organisme tout entier. En résumé, la spécialisation progressive
se fait par exagération d’une propriété dans les cellules des tissus et organes.
La phénoménalité vitale comprend des faits de complexité croissante, à savoir, les
propriétés, les actes et les fonctions. La propriété, comme nous l’avons dit,
appartient, au moins à l’état rudimentaire, à la cellule ; elle est en germe dans le
protoplasma : ainsi, la contractilité. Le nom de propriété n’est pas
expérimental, il est déjà abstrait, métaphysique. Ainsi que nous l’avons déjà dit, il
est impossible de parler autrement qu’en faisant des abstractions. Dans le cas actuel
la forme de langage ne masque pas la réalité d’une manière profonde, et sous le nom
nous pouvons toujours apercevoir le fait qu’il exprime. Sous le nom de contractilité,
par exemple, nous apercevons ce fait que la matière protoplasmique modifie sa figure
et sa forme sous l’influence d’un excitant extérieur. Et comme ce fait n’est pas actuellement au moins réductible à un autre plus simple, qu’il n’est
explicable par aucun autre, nous le disons propre, spécial ou particulier, et nous
l’appelons propriété.
Ainsi, en résumé, la propriété est le nom du fait simple, abstrait,
comme le dit M. Chevreul, et actuellement irréductible ; la propriété appartient à la
cellule, au protoplasma.
Les actes et les fonctions, au contraire, n’appartiennent qu’à des organes et à des
appareils, c’est-à-dire à des ensembles de parties anatomiques.
La fonction est une série d’actes ou de phénomènes groupés,
harmonisés, en vue d’un résultat déterminé. Pour l’exécution de la fonction
interviennent les activités d’une multitude d’éléments anatomiques ; mais la fonction
n’est pas la somme brutale des activités élémentaires de cellules juxtaposées ; ces
activités composantes se continuent les unes par les autres ; elles sont harmonisées,
concertées, de manière à concourir à un résultat commun. C’est ce résultat entrevu par
l’esprit qui fait le lien et l’unité de ces phénomènes composants, qui fait la fonction.
Ce résultat supérieur, auquel semblent travailler les efforts cellulaires, est plus
ou moins apparent. Il y a donc des fonctions que tous les naturalistes admettent et
reconnaissent : la circulation, la respiration, la digestion. Il y en a d’autres sur
lesquelles ils ne sont point d’accord.
Il ne peut manquer, en effet, d’y avoir un certain arbitraire dans une détermination
où l’esprit intervient pour une si grande part : c’est l’esprit qui saisit le lien
fonctionnel des activités élémentaires ; qui prête un plan, un but aux choses qu’il
voit s’exécuter, qui aperçoit la réalisation d’un résultat dont il a conçu la
nécessité. Or, l’accord ne peut être complet que sur le fait matériel bien déterminé,
jamais dans l’idée. De là le désaccord et les divergences des physiologistes dans la
classification des fonctions.
De phénomènes vitaux tout à fait objectifs, tout à fait réels, aussi indépendants que
possible de l’esprit qui les observe, il n’y a que les phénomènes élémentaires. Dès
que l’on s’élève à la conception d’une harmonie, d’un groupement, d’un ensemble, d’un
but assigné à des efforts multiples, d’un résultat où tendraient les éléments en
action, on sort de la réalité objective, et l’esprit intervient avec l’arbitraire de
ses points de vue. — Il n’y a dans l’organisme, en dehors de l’intervention de
l’esprit, et en tant que réalité objective, qu’une multitude d’actes, de phénomènes
matériels, simultanés ou successifs éparpillés dans tous les éléments. C’est
l’intelligence qui saisit ou établit leur lien et leurs rapports, c’est-à-dire la
fonction.
La fonction est donc quelque chose d’abstrait, qui n’est matériellement représenté
dans aucune des propriétés élémentaires. — Il y a une fonction respiratoire, une
fonction circulatoire, mais il n’y a pas dans les éléments contractiles qui y
concourent une propriété circulatoire. Il y a une fonction vocale dans larynx, mais il
n’y a pas de propriétés vocales dans ses muscles, etc.
La conclusion pratique de ces considérations, c’est qu’il importe surtout de
connaître objectivement les propriétés élémentaires fixes, invariables, qui sont la
base fondamentale de toutes les manifestations de la vie. C’est le but que se propose
la physiologie générale.
La vie est véritablement dans les éléments organiques ; c’est toujours là que nous
devons placer le problème physiologique réel, qui se traduit par l’action du
physiologiste sur les phénomènes de la vie. C’est par le déterminisme appliqué à la
connaissance de ces éléments organiques que nous pouvons arriver à atteindre les
phénomènes de la vie, mais jamais en agissant sur les propriétés, les fonctions, sur
la vie elle-même, toutes conceptions métaphysiques. — Nous l’avons dit bien souvent,
nous n’agissons directement que sur le physique, et sur le métaphysique que d’une
façon médiate.
Nous avons dit plus haut que l’on a voulu rendre compte des conditions de la
complication croissante des êtres organisés, depuis les formes simples jusqu’aux plus
compliquées, au moyen de deux principes généraux, le principe de la différenciation et
le principe de la division du travail physiologique. Nous-même proposons un troisième
point de vue, que nous exprimerons dans notre loi de la construction des
organismes.
La différenciation successive est un fait démontré, lorsque l’on
suit le développement d’un être donné. Les études embryogéniques, depuis C.-F. Wolff,
ont établi que l’animal se formait par épigenèse (Leçon VIII),
c’est-à-dire par addition et différenciation successive de parties.
Lorsqu’il s’agit de comparer entre eux des êtres divers, s’il s’agit d’organismes
élémentaires, d’éléments, nous admettons la réalité de cette loi. Nous avons dit, en
effet, que nous trouvions en germe dans la cellule et dans son protoplasma les
propriétés générales qui s’exaltent ou se spécialisent progressivement dans des
cellules différentes. Les éléments cellulaires, avons-nous dit plus haut, se
différencient et se spécialisent par exagération de l’une de ces propriétés au
détriment des autres, et nous en avons fourni des exemples.
Cette différenciation, cette spécialisation est, en somme, une division du travail
physiologique ; division incomplète, puisque chaque élément, en manifestant avec
exagération une propriété, possède naturellement les autres, sans lesquelles il ne
vivrait pas.
Dans ces limites et avec cette restriction, le principe de la division du travail
physiologique nous paraît exact : il est l’expression de la vérité.
Hors de là, il est le plus souvent appliqué d’une façon illégitime et erronée. En un
mot, ce principe est vrai en physiologie générale ; sujet à erreur en physiologie
comparée. Il suppose, en effet, que tous les organismes accomplissent le même travail,
avec plus d’instruments spéciaux et plus de perfection en haut, avec moins
d’instruments et plus confusément en bas de l’échelle animale. Or cela n’est vrai que
pour le travail vital véritablement commun à tous les êtres,
c’est-à-dire pour les conditions essentielles de la vie élémentaire ; cela n’est pas
vrai pour les manifestations fonctionnelles, qui ne sont pas nécessairement communes à
tous les êtres. Un organe de plus n’implique pas l’idée d’un outillage plus parfait au
service d’une même besogne ; il implique un nouveau travail, une nouvelle complication
du travail. En passant de l’animal à sang blanc qui a une branchie à celui qui a une
trachée ou un poumon, on ne comprendrait pas une application de la loi de division du
travail, puisque ces organes sont des mécanismes distincts, ne faisant point le même
travail.
Au contraire, toutes les fois qu’en physiologie générale on a nié le principe de la
division du travail, ou bien lorsqu’on l’a affirmé trop rigoureusement, sans tenir
compte de la restriction mentionnée plus haut, on est tombé dans l’erreur. Ainsi, la
théorie dualistique (Leçon V) que nous avons repoussée est une émanation de cette
doctrine. Le travail vital élémentaire, comprenant la création et la destruction
organique, et qui appartient à tout être, la doctrine dualiste le partageait entre
deux groupes d’êtres, les animaux d’une part, les végétaux de l’autre. Aux uns la
synthèse organique des produits immédiats, aux autres la destruction de ces produits.
Nous avons vu que cela était une erreur.
Le principe de la construction des organismes que nous venons d’exposer ne nous
paraît pas sujet à ces réserves et à ces restrictions.
La physiologie, avons-nous dit, est la science qui étudie les phénomènes propres à
l’être vivant ; mais, ainsi comprise, cette science est encore trop vaste et doit être
subdivisée en physiologie générale et physiologie headriptive, soit spéciale, soit
comparée.
La physiologie générale nous donne la connaissance des conditions générales de la vie
qui sont communes à l’universalité des êtres vivants. Nous y étudions le conflit vital
en lui-même, indépendamment des formes et des mécanismes à l’aide desquels il se
manifeste. — La physiologie headriptive nous donne au contraire la connaissance de la
forme et des mécanismes spéciaux que la vie emploie pour se manifester dans un être
vivant déterminé. Si maintenant on veut comparer les formes de ces divers mécanismes,
variés à l’infini chez les êtres vivants, afin d’en déduire les lois de ces
phénomènes, c’est l’œuvre de la physiologie comparée. Elle nous offre un très haut
intérêt, en ce qu’elle nous montre la variété infinie de la vie reposant sur l’unité
de ses conditions ; celle-ci nous est donnée par la physiologie générale, c’est à elle
que nous sommes toujours obligés de remonter si nous voulons comprendre le moteur
vital en lui-même.
Si l’on voulait nous permettre une comparaison, nous reporterions notre esprit sur
les nombreuses applications de la vapeur à l’industrie et le nombre infini de machines
diverses qu’elle anime. L’étude de ces machines comprend une partie générale et une
partie spéciale. Il faut connaître les propriétés de la vapeur, les conditions de sa
génération, de sa détente, de la puissance qu’elle développe, de sa condensation.
Cette première étude correspond à la physiologie générale, lorsqu’il s’agit des
machines animées. D’autre part, il faut connaître l’application particulière qui a en
été faite dans la machine que l’on a sous les yeux. Il faut pour cela en saisir les
rouages, en connaître les organes, en posséder l’anatomie, pour ainsi dire. Cette
seconde étude correspond à la physiologie spéciale ou comparée, quand on considère
l’ensemble des machines vivantes.
Il y a donc entre toutes ces machines quelque chose d’identique et quelque chose de
différent. Le mécanicien pourra hardiment transporter les conclusions de l’une à
l’autre s’il n’envisage que les propriétés générales ; — il ne peut conclure
légitimement s’il envisage les rouages particuliers, variables de l’une à l’autre.
Ainsi en est-il pour le physiologiste ; il peut conclure des animaux à l’homme, des
animaux entre eux et même aux plantes pour tout ce qui concerne les propriétés
générales de la vie. Il ne peut plus rien dire pour les mécanismes particuliers. Un
exemple fixera notre pensée. Lorsque, chez un cheval, on coupe le nerf facial des deux
côtés, l’animal meurt bientôt asphyxié. Si, transportant le résultat expérimental du
cheval à l’homme, on disait que la paralysie du facial des deux côtés entraîne
également la mort, on commettrait une erreur, car après cette paralysie l’homme a
seulement perdu la mobilité des traits de la face, mais il continue à respirer et à
remplir toutes ses fonctions vitales.
Cependant les propriétés générales du nerf facial sont les mêmes chez le cheval que
chez l’homme, mais le facial gouverne dans les deux cas des mécanismes différents. On
ne peut plus conclure légitimement, quand il s’agit de comparer les troubles qui
résultent de la rupture de ces mécanismes, mais on peut conclure, au contraire, à
l’identité du nerf qui les anime.
En un mot, il faut bien distinguer les propriétés qui appartiennent
aux éléments et qu’enseigne la physiologie générale, et les fonctions qui appartiennent aux mécanismes et
qu’enseigne la physiologie headriptive et comparée. On peut généraliser pour ce qui
tient aux propriétés, on ne le peut qu’après examen et conditionnellement pour ce qui
concerne les fonctions.
La physiologie doit se proposer le même problème que toutes les sciences
expérimentales.
La science a pour but définitif l’action.
headartes l’a déjà dit : « Connaissant la force et les actions du feu, de
l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous
environnent… nous les pourrions employer à tous les usages auxquels ils sont
propres, et ainsi nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. »
La conception cartésienne de l’organisation vitale permettait d’étendre cette
domination jusque sur les phénomènes vitaux, puisque ceux-ci obéissaient aux forces
physiques : « Je m’assure, dit headartes, que (en connaissant mieux la
médecine) on se pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de
l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la
vieillesse. »
Le but de toute science, tant des êtres vivants que des corps bruts peut se
caractériser en deux mots : prévoir et agir. Voilà
en définitive pourquoi l’homme s’acharne à la recherche pénible des vérités
scientifiques. Quand il se trouve en présence de la nature, il obéit à la loi de son
intelligence en cherchant à prévoir ou à maîtriser les phénomènes qui éclatent autour
de lui. La prévision et l’action, voilà ce qui
caractérise l’homme devant la nature.
Par les sciences physico-chimiques, l’homme marche à la conquête de la nature brute,
de la nature morte : toutes les sciences terrestres dont l’objet peut être atteint ne
sont pas autre chose que l’exercice rationnel de la domination de l’homme sur le
monde.
En est-il de la physiologie comme de ces autres sciences ? La science qui étudie les
phénomènes de la vie peut-elle prétendre à les maîtriser ? Se propose-t-elle de
subjuguer la nature vivante comme a été soumise la nature morte ? nous n’hésitons pas
à répondre affirmativement74.
La physiologie doit donc être une science active et conquérante à la manière de la
physique et de la chimie.
Or, comment peut-on agir sur les phénomènes de la vie ?
Arrivé au terme de notre étude, nous voici de nouveau en face du problème
physiologique, tel que nous l’avons posé en commençant. Les phénomènes de la vie sont
représentés par deux facteurs : les lois prédéterminées qui les
fixent dans leur forme, les conditions physico-chimiques qui les
font apparaître. En un mot, le phénomène vital est préétabli dans sa forme, non dans
son apparition. Nous devons donc comprendre que ces phénomènes de la vie ne peuvent
être atteints que dans les conditions matérielles qui les manifestent, mais qui n’en
sont pas réellement la cause.
Nous n’avons pas à nous préoccuper des causes finales, c’est-à-dire du but
intentionnel de la nature. La nature est intentionnelle dans son but, mais aveugle
dans l’exécution. — Nous agissons sur le côté exécutif des choses en nous adressant
aux conditions matérielles : on pourrait dire que nous sommes simplement les metteurs
en scène de la nature.
Quant aux lois, nous les pouvons connaître : l’observation nous les révèle ; mais
nous sommes impuissants à les modifier.
La prévision est rendue possible par la connaissance des lois ; les
sciences d’observation ne peuvent pas aller au-delà.
L’action, qui appartient aux sciences expérimentales, est rendue
possible par le déterminisme des conditions physico-chimiques qui font apparaître les
phénomènes de la vie.
En résumé, le déterminisme reste le grand principe de la science physiologique. Il
n’y a pas, sous ce rapport, de différence entre les sciences des corps bruts et les
sciences des corps vivants.
La création des laboratoires caractérise une période nouvelle dans laquelle est entrée
la culture de la physiologie ainsi que des autres sciences expérimentales.
L’installation de ces cabinets où se trouve rassemblé un outillage plus ou moins
complet répond à une double nécessité : à la nécessité de l’enseignement et à la
nécessité de la recherche.
L’enseignement n’a toute son efficacité qu’à la condition de montrer les objets et les
phénomènes qui en forment la matière. Pour ce qui est des sciences physiques et de la
zoologie elle-même, cette condition a été si bien sentie, que, même dans les
établissements secondaires, on a introduit, dans la mesure du possible, les
manipulations pour les élèves. L’enseignement purement théorique ou
mental des sciences expérimentales et naturelles est un contre-sens
et un reliquat de l’ancienne scholastique. — Ce qui est vrai pour l’instruction
secondaire l’est plus encore pour l’instruction supérieure ; et les cours de
physiologie, en particulier, sont maintenant illustrés d’expériences et de
démonstrations que le professeur multiplie autant que son programme et ses ressources le
lui permettent.
La nécessité des laboratoires pour la recherche est plus évidente encore, bien que
quelques personnes, tournées vers le passé, opposent comme un argument à nos
réclamations la grandeur des découvertes de nos prédécesseurs à l’exiguïté des moyens
dont ils disposaient. Lavoisier, ni Ampère, ni Magendie n’avaient de laboratoires bien
installés. Cela est vrai, mais c’étaient là des obstacles dont leur génie a triomphé,
mais non profité. Une installation spéciale évite les pertes de temps et permet une
bonne économie de l’emploi de nos facultés. Elle doit être telle, qu’une expérience
étant conçue, elle puisse être réalisée facilement et rapidement.
Il y a trente ans, lorsque nous avions conçu l’idée d’une expérience, avec quelles
difficultés, avec quelles pertes de temps nous arrivions à la réaliser ! Nous
expérimentions dans des locaux mal appropriés, dans un cabinet, dans une chambre, sur
des animaux conquis par surprise ; ou bien encore nous perdions des journées entières à
courir après nos sujets d’expériences, à nous transporter dans les abattoirs, chez les
équarrisseurs. On ne saurait transformer un pareil état de choses en un modèle de bonne
administration scientifique.
Il faut que les laboratoires mettent à la portée de l’expérimentateur et sous sa main
les sujets et les conditions instrumentales nécessaires, de façon qu’il ne soit pas
arrêté par les difficultés de réaliser la recherche qu’il a conçue.
I. Dans l’admirable introduction qui ouvre son Histoire du règne animal,
Cuvier, entraîné à parler de l’origine des êtres vivants, s’exprime ainsi : « La
naissance des êtres organisés, dit-il, est le plus grand mystère de l’économie
organique et de toute la nature. »
En réalité le mystère de la naissance n’est pas plus obscur que tous les autres
mystères de la vie, et il ne l’est pas moins. Depuis le temps où Cuvier écrivait les
lignes qui précèdent, bien des efforts ont été tentés, dans le dessein de percer les
ténèbres qui planent sur ces phénomènes. Le fruit de tant de travaux n’a point été,
comme on le pense, d’expliquer ce qui est inexplicable, mais seulement de
prouver que les phénomènes de l’origine de la vie ne sont ni d’une autre essence ni
d’une obscurité plus impénétrable que toutes les autres manifestations de « l’économie
organique et de toute la nature. »
Et cela est déjà un résultat considérable. Ramener au même principe des choses
jusque-là considérées comme d’ordre différent, telles que la naissance des
êtres et le maintien de leur existence, c’est accomplir un
progrès comparable, à quelque degré, à celui qui a été-réalisé dans une autre branche de
nos connaissances, le jour où Newton a prouvé que la pesanteur était un cas particulier
de l’attraction universelle.
Une loi unique domine en effet les manifestations de la vie qui débute et de la vie qui se maintient : c’est la loi d’évolution.
Comme toutes les idées dont le sens s’est dégagé lentement, l’idée de l’évolution est énoncée partout et précisée nulle part. Elle n’a acquis sa
signification et sa portée réelles que par les travaux des embryogénistes contemporains.
Fondée sur des faits précis, il faut désormais la considérer, non plus comme une de ces
généralités banales créées par l’esprit systématique, qui ont trop souvent cours dans
les sciences, mais comme la conclusion la plus générale des découvertes accomplies
depuis cinquante ans.
Pour mesurer le chemin parcouru, voyons le point de départ. Le phénomène de
l’apparition d’un être nouveau, engendré ou créé de quelque façon que ce soit, avait
toujours été isolé ; on l’avait séparé de toutes les autres manifestations vitales et
considéré comme d’un ordre différent et supérieur. On ne voyait rien par-delà ce premier
moment où la vie individuelle s’allumait dans le germe. Il semblait y avoir en ce point
discontinuité physiologique : « Hic Natura facit
saltum. »
A la vérité cet hiatus était le seul, et l’être, une fois animé de l’étincelle,
continuait à vivre et à se développer sans secousse en suivant la voie continue qui lui
est assignée par des lois rigoureuses.
L’être vivant présentait donc deux mystères : celui de la naissance et celui de la
continuation de la vie qui se développe et se maintient.
Voilà ce qui ne saurait plus subsister aujourd’hui. Le principe de l’évolution consiste
précisément dans cette affirmation que rien ne naît, rien ne se crée, tout
se continue. La nature ne nous offre le spectacle d’aucune création ; elle est
une éternelle continuation.
Avant d’être constitué à l’état d’être libre, indépendant et complet, d’individu en un
mot, l’animal a passé par l’état de cellule-œuf, qui elle-même était
un élément vivant, une cellule épithéliale de l’organisme maternel. L’échelle de sa
filiation est infinie dans le passé ; et dans cette longue série il n’y a point de
discontinuité ; à aucun moment n’intervient une vie nouvelle ; c’est toujours la même
vie qui se continue. Une impulsion immanente renforcée par la fécondation conduit
l’élément à travers toutes ses métamorphoses, à travers la jeunesse, l’adolescence,
l’âge adulte, la décrépitude et la mort, le dirigeant ainsi vers l’accomplissement d’un
plan marqué d’avance. Le caractère de tous les phénomènes qui s’accomplissent est d’être
la suite ou la conséquence d’un état antérieur, d’être une continuation. Cette puissance
évolutive immanente à la cellule-œuf, puisée dans son origine et
communiquée à tout ce qui provient d’elle est le caractère intrinsèque le plus général
de la vie et la seule chose qui nous paraisse mystérieuse en elle.
Ainsi, ce qui est essentiel, fondamental et caractéristique de l’activité vitale, c’est
cette faculté d’évolution qui fait que l’être complet est contenu dans
son point de départ. Par là se trouve établie l’unité nécessaire de tous les phénomènes
vitaux, qui en eux-mêmes sont la conséquence de l’impulsion évolutive, qu’elle soit
nutritive ou fécondatrice.
Les travaux des physiologistes ont eu précisément pour résultat de faire tomber les
barrières qui séparaient l’œuf, l’embryon et l’adulte, et de faire apparaître dans ces
trois états l’unité d’un organisme pris à trois moments différents de sa course, mais
toujours soumis à la même impulsion et gouverné par la même loi.
II. Mais ce résultat n’est pas le seul, et le principe dévolution n’est pas encore
suffisamment caractérisé par l’idée de la continuité.
L’évolution ainsi définie n’est pas, en effet, une propriété
actuelle, un fait saisissable ; elle exprime simplement la loi
qui règle la succession et l’enchaînement chronologique des faits vitaux dont l’être
organisé est le théâtre.
Est-il possible de caractériser cette loi dans ses moyens d’exécution ? c’est ce que
nous allons voir.
La loi d’évolution s’applique non seulement à l’être total, à l’individu, mais encore à
chacune de ses parties. C’est une loi élémentaire. Elle gouverne
l’élément anatomique comme l’être tout entier, et cela était vraisemblable à priori, car
il n’y a rien d’essentiel dans l’être tout entier qui ne soit dans ses parties
composantes.
L’individu zoologique, l’animal, n’est qu’une fédération d’êtres élémentaires, évoluant
chacun pour leur propre compte. Il y a longtemps (1807) que cette idée a été exposée par
un homme qui était un penseur autant qu’un grand poète et un naturaliste sagace ; Gœthe,
méditant les enseignements de Bichat, écrivait :
« Tout être vivant n’est pas une unité indivisible, mais une pluralité : même alors
qu’il nous apparaît sous la forme d’un individu, il est une réunion d’êtres vivants et
existant par eux-mêmes. »
Ces organites élémentaires se comportent à la façon de l’individu ; leur existence se
partage dans les mêmes périodes ; elle croît, s’élève et retombe ; elle décrit une
trajectoire fixée dans sa forme.
Lorsque l’on a cherché à pénétrer ce qu’il y a d’essentiel dans la vie d’un être, on a
vu que la nutrition en était le caractère le plus général et le plus
constant. Mais la nutrition, c’est-à-dire la perpétuelle communication de l’élément
anatomique avec le milieu qui l’entoure, cette continuelle relation d’échanges de
liquides (nutrition proprement dite) et de gaz (respiration), la nutrition, disons-nous,
est susceptible d’alternatives. La croissance, la période d’état, la décroissance
correspondent aux variations relatives de cet échange, dans lequel le milieu reçoit moins, autant ou plus qu’il ne donne à l’élément. Il est donc
impossible de séparer la propriété de nutrition des conditions de son exercice : il est
impossible de séparer la nutrition de l’accroissement, du développement et de la
succession des âges, c’est-à-dire de l’évolution. L’évolution c’est
l’ensemble constant de ces alternatives de la nutrition ; c’est la nutrition considérée
dans sa réalité, embrassée d’un coup d’œil à travers le temps. Cette évolution, ou loi
des variations de la nutrition, est au point de vue des philosophes ce qu’il y a de plus
caractéristique dans la vie. C’est quelque chose de comparable à la loi du mouvement de
ce mobile qui est l’être vivant et qui exprime l’activité de cet être, comme la
trajectoire exprime en mécanique les circonstances de l’activité d’un corps en
mouvement. On peut donc imaginer que l’être élémentaire aussi bien que l’être complexe
est ainsi engagé dans une sorte de trajectoire idéale qui lui impose son développement.
L’idée de l’évolution, c’est l’idée de cette trajectoire, de cette loi qui gouverne
l’être vivant : ce n’est pas un fait ou une propriété, c’est une idée. Le fait et la
propriété, c’est la nutrition avec ses alternatives ; l’idée, l’évolution, c’est la
conception d’ensemble de toutes ces alternatives successives.
La génération ou la naissance de l’être ne fait pas une brèche ou une coupure dans
cette voie continue. Il n’y a pas de raison pour imposer un commencement à l’évolution.
Les recherches embryogéniques et ovogéniques ont bien mis en évidence ce point. L’être
qui naît n’est pas une création nouvelle ; dans son origine, dans les évolutions
antérieures des êtres dont il sort et dont il est la continuation, il a puisé par une
sorte d’habitude ou de ressouvenir physiologique, la nécessité de la voie qu’il doit
suivre. En un mot, c’est la même évolution qui dure et qui se
développe.
Mais, en réalité, le seul fait saisissable, actuel, réel, c’est la nutrition. C’est à
tort que cette vue a été contestée et qu’on a voulu séparer « la nutrition, qui
simplement maintient, d’avec le développement, qui accroît, augmente,
ajoute ».
Les travaux contemporains ont eu précisément pour résultat de confondre « les
phénomènes du développement de la chose née avec ceux de la naissance de cet
objet ».
Au temps où saint Thomas d’Aquin établissait la distinction de l’âme ou faculté végétative, en trois facultés
différentes, la nutritive, l’augmentative et la générative, il donnait la preuve d’une sagacité philosophique profonde
pour son époque. On peut en dire autant de Broussais lorsqu’il distinguait l’irritation nutritive et l’irritation formative. Mais
aujourd’hui, les barrières établies entre la nutrition, le développement et la
génération sont tombées sous les efforts des hommes qui ont suivi les premiers
phénomènes de l’apparition des êtres.
Il a été dit que l’évolution caractérise les êtres vivants et les distingue absolument
des corps bruts.
De là une méthode différente dans les deux espèces de sciences, physico-chimique d’une
part et biologique de l’autre. L’objet physico-chimique a une existence actuelle : il
n’y a rien au-delà de son état présent ; le physicien n’a à s’inquiéter ni de son
origine ni de sa fin. Le corps manifeste toutes ses propriétés.
Au contraire, l’être vivant, outre ce qu’il manifeste, contient à l’état latent, en
puissance, toutes les manifestations de l’avenir. Le prendre actuellement sur le fait,
ce n’est point le prendre tout entier, car on a dit de lui avec raison qu’il était « un
perpétuel devenir ». C’est un corps en marche ; ce qu’il faut saisir, c’est sa marche et
non pas seulement les étapes de sa route.
La nécessité de ce point de vue s’est imposée à l’histoire naturelle proprement dite.
Pour classer un être, il faut l’avoir suivi pendant toute son évolution ; il ne suffit
pas seulement, comme l’avait dit Cuvier, de le prendre à un moment donné, fût-ce au
moment de son développement le plus complet, à l’état adulte. Il n’est pas vrai que
l’être porte « inscrit à tout moment dans son organisation le caractère qui le
classe »
.
Nous voyons maintenant la nécessité de ce même point de vue dans la physiologie, étude
de phénomènes de la vie qui se développe, aussi bien que de la vie qui
se maintient
76.
Les exemples de longévité des graines sont fort nombreux ; mais il y a une réserve à
faire pour le cas particulier des prétendus blés de momie.
Voici ce que dit M. Berthelot77 : « Les allégations
relatives au blé de momie qui aurait germé et fructifié sont aujourd’hui reconnues
erronées par les botanistes et les agriculteurs ; les personnes qui ont fait autrefois
ces essais ont été dupes des Arabes et des guides. Mais aucun échantillon récolté dans
des conditions authentiques n’a jamais germé. »
Il est clair que cette réserve sur le fait de la germination des graines des tombeaux
égyptiens ne touche pas à tous les autres exemples bien constatés de conservation des
graines, et ne modifie en quoi que ce soit la conclusion que nous en avons tirée.
La première substance engendrée sous l’influence de la vie qui ait été reproduite
artificiellement est l’urée. Wöhler l’obtint en maintenant pendant
quelques instants en ébullition une solution de cyanate d’ammoniaque. La transformation
de ce sel en urée se produit par un simple jeu d’isomérie.
On lui a plus tard donné naissance par l’action réciproque du gaz chloroxycarbonique et
de l’ammoniaque. Cette dernière réaction établit la véritable constitution de l’urée, en
démontrant que cette substance est l’amide de l’acide carbonique.
Piria reproduisit ensuite l’hydrure de salicyle (essence de reine des prés) par
l’oxydation de la salicine.
Postérieurement, Perkins, en faisant réagir un mélange de chlorure d’acétyle et
d’acétate de soude sur cet hydrure de salicyle, en a déterminé la conversion en
coumarine, principe cristallisable que l’on rencontre dans les fèves de Tonka.
Piria a donné naissance à l’hydrure de benzoïle (essence d’amandes amères) par la
distillation d’un mélange de benzoate et de formiate de chaux.
Cahours a formé un produit entièrement identique à l’huile de Gaultheria
procumbens, essence douée d’une odeur très suave, élaborée par une plante de la
famille des Bruyères qui croît à la Nouvelle-Jersey ; cette essence n’est autre chose
que le salicylate de méthyle.
L’acide salicylique a été reproduit en 1872 par Kolbe, en faisant réagir le gaz
carbonique dans des conditions particulières de température sur le phénol sodique
(phénate de soude) complètement sec. Dessaignes a refait de l’acide hippurique par
l’action du chlorure de benzoïle sur le glycocolle zincique.
Berthelot a opéré la synthèse de l’acide formique ou, pour mieux dire, du formiate de
potasse ou de soude, par l’union directe de l’oxyde de carbone et de ces alcalis. Il se
produit, dans ces circonstances, un formiate dont on isole l’acide formique par
l’intervention d’un acide minéral plus fixe.
Perkins et Duppa, d’un côté, Schmitt et Kekulé, d’autre part, ont reproduit les acides
malique et tartrique qu’on rencontre dans un grand nombre de fruits acides en faisant
agir la potasse sur les acides succiniques mono et di-bromés.
On n’a pu jusqu’à présent réaliser d’une manière directe la synthèse d’aucune substance
organique au moyen de ses éléments constituants. On n’a pu produire jusqu’ici que des
synthèses indirectes. C’est ainsi que le carbone et l’hydrogène libres, se combinant,
comme l’a démontré Berthelot, sous l’influence de l’arc électrique, donnent de
l’acétylène C4H2 : celui-ci, en fixant de
l’hydrogène, engendre l’éthylène C4H2, lequel,
en fixant de l’eau, donne naissance à l’alcool. La synthèse de l’alcool, produit
organique, est donc un exemple de ces synthèses indirectes dont nous parlons.
Les expériences de M. Berthelot79 tendent à établir que, dans des conditions
comparables aux conditions atmosphériques habituelles, il peut y avoir fixation de
l’azote de l’air sur des composés organiques ternaires, tels que la cellulose et
l’amidon. L’électricité atmosphérique agissant par les différences de tension qui se
manifestent à une petite distance du sol, pourrait faire pénétrer l’azote dans des
principes végétaux hydrocarbonés. L’induction (mais non encore vérifiée) que
permettraient ces recherches, c’est que l’influence des agents cosmiques serait capable
de transformer en combinaisons azotées les substances ternaires. Un tel phénomène
projetterait une vive lumière sur le problème des synthèses organiques.
Quoi qu’il en soit de ces inductions lointaines, voici les résultats précis des
remarquables expériences de M. Berthelot.
Pour provoquer des différences de tension électrique soutenues dans un espace
déterminé, M. Berthelot emploie un appareil composé de deux cloches en verre mince,
l’une recouvrant l’autre, de manière à laisser un intervalle ou chambre dans laquelle on
place les substances que l’on veut étudier. La cloche intérieure est recouverte à sa
face interne d’une feuille d’étain, constituant l’armature positive du condensateur, la
cloche extérieure est revêtue à sa face externe d’une autre feuille d’étain constituant
l’armature négative. Le système repose sur une plaque de verre vernie à la gomme laque.
On fait en sorte que les deux cloches soient d’ailleurs aussi rapprochées que
possible.
La surface extérieure de la petite cloche est recouverte dans sa moitié supérieure
d’une feuille de papier Berzélius, pesée à l’avance et mouillée avec de l’eau pure.
L’autre moitié de la même surface a été enduite d’une couche d’une solution sirupeuse,
titrée et pesée, de dextrine, dans des conditions qui permettaient de connaître
exactement le poids de la dextrine sèche employée.
Le système tout entier des cloches a été mis à l’abri de la poussière sous un récipient
de verre.
Les choses étant ainsi disposées, l’armature interne de la petite cloche est mise en
communication avec le pôle positif d’une pile formée de cinq couples Léclanché disposés
en tension ; l’armature externe de la grande cloche est mise en rapport avec le pôle
négatif. Entre les deux armatures, la différence de tension était ainsi maintenue
constante. Ces différences de tension sont absolument comparables à celles de
l’électricité atmosphérique agissant à de petites distances du sol.
Avant l’expérience, l’azote a été dosé dans les deux substances. On a trouvé :
Après que l’expérience s’est prolongée sept mois, le dosage donne :
Il y a fixation d’azote. L’intervalle des deux cylindres, et par conséquent la valeur
du potentiel, a une influence sur le phénomène, car la distance des deux cloches étant
triple, après sept mois, toutes choses égales d’ailleurs, M. Berthelot a trouvé, comme
quantité d’azote :
La fixation de l’azote sur les principes-immédiats, cellulose, amidon, est ainsi mise
hors de doute.
La lumière n’est pour rien dans le phénomène ; les choses se passent de même dans
l’obscurité absolue.
Les essais de M. Berthelot en vue de provoquer des réactions chimiques différentes de
celles-là avec la même différence du potentiel n’ont pas réussi.
L’existence du bathybius a été constatée et a donné lieu, dans ces
dernières années, à une controverse qui n’est pas terminée. Les naturalistes de la
seconde expédition du Challenger ont considéré cette matière comme un
précipité gélatineux de sulfate de chaux ; des recherches plus récentes contestent cette
opinion.
Nous n’avons pas à prendre parti dans cette querelle. En dehors du bathybius, il y a déjà assez d’êtres protoplasmiques bien connus pour que
l’existence ou la non-existence de celui-ci puisse apporter aucun changement dans nos
conclusions.
Après l’exposé qui précède, est-il possible de nous rattacher à un système
philosophique ? On pourrait être tenté de nous comprendre parmi les matérialistes ou
physico-chimistes. Nous ne leur appartenons point. Car, envisageant l’état actuel des
choses, nous admettons une modalité spéciale dans les phénomènes
physico-chimiques de l’organisme. — Sommes-nous parmi les vitalistes ? Non encore, car
nous n’admettons aucune forme exécutive en dehors des forces physicochimiques.
— Sommes-nous donc enfin des expérimentateurs empiriques, qui croyons, avec Magendie,
que le fait se suffit et que l’expérimentation n’a pas besoin d’une doctrine pour se
diriger ? Pas davantage ; nous trouvons, au contraire, qu’il est nécessaire, surtout
aujourd’hui, d’avoir un critérium pour juger et une doctrine pour réunir tous les faits
de la science.
Quelle est donc cette doctrine ? Le déterminisme. Il est illusoire de
prétendre remonter aux causes des phénomènes par l’esprit ou par la matière. Ni l’esprit
ni la matière ne sont des causes. Il n’y a pas de causes aux phénomènes ; et en
particulier pour les phénomènes de la vie, et pour tous ceux qui ont une évolution, la notion de cause disparaît, puisque l’idée de succession constante
n’entraîne pas ici l’idée de dépendance. Les phénomènes de l’évolution s’enchaînent dans
un ordre rigoureux, et cependant nous savons que l’antécédent ne commande pas
certainement le suivant. L’obscure notion de cause doit être reportée à l’origine des
choses : elle n’a de sens que celui de cause première ou de cause finale ; elle doit
faire place, dans la science, à la notion de rapport ou de conditions. Le déterminisme
fixe les conditions des phénomènes ; il permet d’en prévoir l’apparition et de la
provoquer lorsqu’ils sont à notre portée. — Il ne nous rend pas compte de la nature ; il
nous en rend maîtres.
Le déterminisme est donc la seule philosophie scientifique possible.
Il nous interdit à la vérité la recherche du pourquoi ; mais ce pourquoi est illusoire.
En revanche, il nous dispense de faire comme Faust qui, après l’affirmation, se jette
dans la négation. Comme ces religieux qui mortifient leur corps par les privations, nous
sommes réduits, pour perfectionner notre esprit, à le mortifier par la privation de
certaines questions et par l’aveu de notre impuissance. Tout en pensant, ou mieux, en
sentant qu’il y a quelque chose au-delà de notre prudence scientifique, il faut donc se
jeter dans le déterminisme. Que si après cela nous laissons notre esprit se bercer au
vent de l’inconnu et dans les sublimités de l’ignorance, nous aurons au moins fait la
part de ce qui est la science et de ce qui ne l’est pas.
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