Bossuet et la France moderne
La France est toujours la fille aînée de l’Église, nul n’en saurait douter. Il est
notoire qu’absorbée par ce devoir filial, toute préoccupation de son propre avenir lui
demeure indifférente. Pourquoi s’inquiéter du futur, lorsqu’on a de son côté, l’Église,
le Saint-Siège, Dieu, la Toute-Vérité, la Toute-Puissance ? Si, malgré cette tutelle
infaillible, des fautes sont commises, les indulgences célestes ou papales n’en
effaceront-elles pas les conséquences ? L’érection de la basilique du Sacré-Cœur
n’a-t-elle pas suffi au rachat des erreurs qui enfantèrent nos derniers désastres ?
Je sais cela. Je sais aussi qu’il y aurait mauvaise grâce à exiger de la nation un
examen de conscience, si bref fut-il, puisqu’elle a le bonheur envié de posséder la
vérité indiscutable et éternelle. Je sais encore que si cette même vérité la conduit un
jour aux abîmes, d’où les forces unies de toutes les divinités du globe ne
parviendraient pas à la retirer, il n’y aura personne à maudire, nul principe à renier :
car c’est Dieu lui-même qui l’aura voulu, la France ayant obéi à son devoir de fille
soumise.
Il existe malheureusement, de par cette nation privilégiée, quelques « mauvais
esprits » assez pauvres de confiance, pour ne pas se contenter de cette adhésion
héroïque à la Vérité totale, et qui osent même demander des comptes, les
insensés ! Quelque insupportable que puisse devenir, après cet aveu, ma position
vis-à-vis de la Divinité officielle et de la nation dont elle oriente les destinées,
j’avoue être de ceux-là.
Et j’ai même conçu le téméraire dessein de légitimer mon « incroyance », au cours de
ces pages, par un exposé d’histoire qui ne manque pas de signification.
J’oserai considérer le rôle de l’Église, dans l’histoire de la France moderne, à un
point de vue quelque peu différent du point de vue en honneur, celui de la vérité
simplement humaine, et je choisirai pour représenter cette Église, l’une de ses plus
grandes gloires : Bossuet.
Examiner de près la réelle figure de cet homme illustre sans considération pour la
foule respectueusement inclinée devant sa mémoire, c’est, à coup sûr, une audace dont je
ne cherche pas à me dissimuler le péril. Malheureusement, je le confesse, je ne puis
résister à l’impérieux instinct qui me guide vers cette redoutable personnalité.
Résumons une page bien connue de l’histoire du xvie
siècle français.
A la suite de ce mouvement profond d’émancipation religieuse, qui donna, au début du
xvie
siècle, le signal de la révolte contre
l’autoritarisme pourri de l’Église catholique, à la suite de ce réveil de l’âme
humaine depuis des siècles en servitude, la France s’émut. Les sincères et les probes
interrogèrent leur conscience. Avait-il donc tort, ce moine allemand qui rompait
violemment avec le Saint-Siège, devenu le siège de l’erreur et du scandale ? La
Chrétienté n’avait-elle pas quelque raison de secouer le joug de ses faux pasteurs,
qui semblaient croire que tous les abus, tous les crimes, toutes les injustices, sont
permis à ceux qui se présentent au nom du Très-Haut ? Et n’y aurait-il pas pour
l’humanité une autre vie possible, en dehors de cette éternelle soumission d’esprit et
de corps à une poignée de prévaricateurs, forts d’insolence et d’hypocrisie ?
Il sembla que pour quelques-uns, parmi les plus éclairés et les plus énergiques, la
réponse ne fut pas douteuse, car des milliers d’adhérents à la révolte surgirent en
France. Quel but poursuivaient donc les réformateurs et que signifiait ce
soulèvement ? A peu près ceci : que l’énergie et la volonté commençaient à travailler
les êtres, que les natures saines et droites, parmi les simples et les cultivés,
sentaient confusément que là où ils avaient cru voir la volonté divine, ne subsistait
que le despotisme humain ; que la toute justice et la toute vérité s’étaient peu à peu
corrompues entre les mains de ses dépositaires, qu’il n’y avait plus enfin dans cette
Église triomphante, que pourriture et insincérité. Dès lors, quel était le strict
devoir de ces clairvoyants ? S’enfuir de l’erreur et revenir à la vérité ; cesser
toute relation avec ce grand corps rongé par la lèpre de l’orgueil et du mensonge ; se
mettre en rapport direct avec la divinité, désormais absente de sa primitive Église.
La conscience allait renaître des ruines de l’ancienne foi.
La réponse de l’orthodoxie méprisée ne se fit guère attendre. A Metz, en 1524, eut
lieu le premier supplice, et dès lors, ils se suivirent à de très courts
intervalles.
Calvin parut et la foi nouvelle s’affermit et se . Mais l’Église veillait,
flairant le péril ; le zèle de ses inquisiteurs s’accroissait en même temps que le
nombre des Réformés. En 1545, à l’instigation du cardinal de Tournon et contre la
volonté de François Ier, trois mille « hérétiques » Vaudois, dans
lesquels on voyait des alliés de la Réforme, furent massacrés. Sous Henri II, le
cardinal de Lorraine demanda l’établissement en France de l’Inquisition ; le Parlement
s’y opposa. Malgré cet échec, le haut et le bas clergé, continuaient leur œuvre. Ils
dénonçaient les coupables, excitaient les fidèles contre l’« hérésie », préparaient
les supplices, fomentaient les violences.
A partir de 1562, la Réforme française n’ayant pas cessé d’accroître le nombre de ses
partisans, les luttes commencèrent. Les Réformés odieusement persécutés, poursuivis
comme des fauves à la voix des ministres du Dieu d’amour et de justice, mais rendus
audacieux par la sainteté de leur cause, se relevèrent et combattirent, décidés, s’il
le fallait, à périr en défendant la foi nouvelle. De son côté, l’épiscopat mit les
armes aux mains du peuple et de la noblesse. C’est la période des effusions de sang,
des massacres, des troubles, des soulèvements qu’interrompent à peine de courtes
trêves. De 1563 à 1508, trois mille Réformés furent massacrés dans le Midi. Alors,
quelques années plus tard, éclata l’énorme attentat demeuré fameux. La
Saint-Barthélemy se chiffre, à elle seule, par dix mille assassinats, auxquels
président le Christ et son Église. A la nouvelle de cette victoire de l’orthodoxie,
Rome et Madrid, les deux villes catholiques par excellence, firent retentir le ciel de
cris de joie.
Il est à remarquer qu’au cours de ces luttes qui remplirent le siècle, le même
phénomène se reproduisit d’une façon presque constante. Lorsque le pouvoir civil
décrétait la trêve, ou semblait atténuer ses rigueurs envers les Réformés, l’autorité
ecclésiastique toujours en éveil, usait de tous les moyens, prédications, calomnies,
excitations, violences, dénonciations pour que la lutte renaquît et que la persécution
s’aggravât. Son rôle de provocatrice éclate à chacune des pages de l’histoire du
xvie
° et du xviie
siècle. Lorsque, maintenue par l’énergie du pouvoir laïque, l’autorité religieuse
n’exerçait plus une action directe sur la politique intérieure, sa haine contre les
nouveaux émancipés redoublait dans l’ombre, grosse de vengeances futures. Cette
effervescence cléricale s’incarna dans la Sainte Ligue, ou Union catholique dont le clergé, d’accord avec la funeste maison des
Guise, prit en 1576, l’initiative. C’était une sorte de vaste confrérie où se démenait
en hurlant la basse plèbe monacale, tenue en haleine par les curés de Paris et les
prédicateurs populaires. Cette tourbe néfaste, personnification de l’esprit catholique
du temps, ne prétendait à rien moins qu’à diriger la politique française ; l’objet de
ses désirs, c’était avant tout l’extermination du parti de la Réforme en France.
En 1585, les Réformés étaient assez nombreux et avaient acquis assez d’importance
dans l’État, pour que le Parlement, protestant contre les efforts insensés de la
Ligue, prît hardiment leur défense. « Qui sera-ce qui, s’écriait-il, sans forme de
justice aucune, osera dépeupler tant de villes, détruire tant de provinces, et
convertir tout ce royaume en tombeau ? » Mais la Ligue n’en exigeait pas moins sa
proie, lorsque Henri IV le Réformé parut et la dispersa. L’abjuration du nouveau roi
de France ne lui fit pas méconnaître ce qu’il devait à ses anciens compagnons et à la
justice, et malgré les hurlements de haine du parti catholique, il ne dissimula jamais
sa sympathie pour la Réforme. Il est probable que si Henri IV avait montré plus de
fermeté, s’il avait refusé l’abjuration, et surtout si le parti qui l’aida à conquérir
le pouvoir avait été plus fort, l’avenir religieux de la France aurait alors changé
brusquement. La force seule lui manqua, en dépit du bon vouloir.
L’Édit de Nantes qu’il rendit en 1598 ne pouvait sanctionner qu’une transitoire et
précaire paix religieuse. Il était évident que malgré Henri IV, malgré la tolérance et
l’énergie dont il avait fait preuve, l’ère des luttes n’était pas close. En raison
même de la tranquillité relative dont les Réformés avaient joui durant son règne, des
progrès qu’ils avaient par conséquent accomplis et de leur multiplication, leur force
s’était lentement accrue en même temps que la sourde haine de leur mortel ennemi, ce
clergé qui, malgré ses efforts pour ranimer l’Inquisition, était solidement maintenu
en repos. Peu de temps après avoir fondé l’Union Évangélique, qui
est une alliance des nations presque toutes réformées, contre la catholique maison
d’Autriche, et après avoir montré par là qu’il pressentait pour l’Europe la voie de
l’avenir, Henri IV mourut sous les coups d’un assassin, instrument des Ligueurs, à qui
ce tiède dévot était toujours en haine.
Durant la honteuse régence de Marie de Médicis, le clergé, Rome, l’épiscopat
reprirent le terrain perdu sous Henri IV ; les jésuites et le « parti dévot »
dirigèrent la politique de la cour. La meute démuselée, repartit en chasse, à la
poursuite de l’« hérétique ». C’est au confesseur de Louis XIII, au Père Arnoux, que
revient l’honneur d’avoir le premier incité au viol de l’Édit de Nantes. En Béarn, les
persécutions furent reprises. Les Réformés, d’abord surpris, mais comprenant enfin que
tout désormais les menace, qu’ils seront les éternelles victimes de la mauvaise foi et
de la trahison, s’organisèrent et tinrent à La Rochelle une solennelle assemblée de
résistance, où leur conscience politique s’éveilla. « Les lois fondamentales de la
république des Réformés » furent le fruit de leurs délibérations. On ne peut
s’empêcher de songer aux grandes choses qu’aurait pu engendrer ce modeste projet de
république fédérale, s’il avait été résolument appuyé. Mais les Réformés commirent une
faute grave, presque inévitable néanmoins. Les chefs qu’ils se choisirent étaient
mauvais. La noblesse ambitieuse et turbulente qui se mit à leur tête, avide de
puissance et mue par le seul espoir d’une revanche contre l’État qui lui enlevait une
à une ses prérogatives, ne convenait en rien69. Leur cause, toute
bonne qu’elle fut, était perdue d’avance et la mort de vingt mille protestants à La
Rochelle, qu’affama le despote Richelieu, mit fin à leur résistance. L’épiscopat
triomphait. Toutefois les conditions de la paix d’Alais, signée en 1629, prouvent que
Richelieu fut assez clairvoyant et indépendant du « parti dévot » toujours avide de
sang protestant, pour laisser aux Réformés l’exercice de leur culte et un certain
droit à l’existence.
Dès lors, une ère nouvelle s’ouvrit pour les protestants de France. Ils renoncèrent à
la lutte et retournèrent à leurs foyers détruits, pour essayer de vivre en paix dans
le silence et le travail. Puisque le grand projet d’une république protestante avait
été écrasé par Richelieu, ils allaient borner à la vie individuelle et familiale leur
rêve de justice sociale. Sans soucis politiques désormais, conservant ce qu’ils
pensaient être la vérité religieuse pour aliment de leur vie, faisant s’épanouir leurs
facultés naturelles au souffle de ce qui leur avait été laissé de liberté, ils
laissèrent la paix descendre sur eux et les envelopper. C’est au milieu du
xviie
siècle que l’on put connaître ce qu’étaient
ces croyants opiniâtres, au point de vue national et humain. Si nous examinons de près
leur existence, nous y découvrirons des merveilles.
Le premier chapitre de l’ouvrage remarquable de Weiss70 nous
renseigne à cet égard. « La bourgeoisie protestante des villes, écrit-il, se livra à
l’industrie et au commerce, et déploya une activité, une intelligence, et, en même
temps, une intégrité qui n’ont peut être jamais été surpassées dans aucun pays…
Perdus, pour ainsi dire, au milieu d’un peuple qui les observait avec défiance, sans
cesse en but à la calomnie, soumis à des lois sévères qui leur commandaient
impérieusement une perpétuelle attention sur eux-mêmes, ils forçaient l’estime
publique par l’austérité de leurs mœurs et par leur irréprochable loyauté. »
Énergiques et obstinés, robustes et endurants, nos Réformés de France, depuis la paix
d’Alais jusqu’aux premières années du règne de Louis XIV, firent preuve de la plus
, de la plus féconde activité. Ils créaient, organisaient,
transformaient l’industrie. Dans le Languedoc, le Dauphiné, la Provence, le
Roussillon, le Béarn, la Guienne, l’Auvergne, l’Angoumois, la Saintonge, le Poitou, le
Berri, la Touraine, le Maine, la Bretagne, la Normandie, la Picardie, l’Ile de France,
la Champagne, ils occupaient le premier rang pour l’agriculture, le commerce, les
manufactures, les usines, la marine marchande et tout ce qui dépend de l’industrie.
Ils peuplaient en grande partie et enrichissaient des villes comme Nîmes, Metz, Rouen,
Caen, Bordeaux, Alençon, Lyon, La Rochelle, Reims, Mézières, Abbeville, Sedan, Laval,
Rennes, Nantes, Vitré, Morlaix, Brest, Bergerac, Castres, Montauban, Saint-Quentin,
Nérac. Les pacifiques victoires qu’ils remportaient dans le monde économique, fruits
de la méthode, de l’intelligence, de la bonne foi, du loyalisme, de l’énergie,
paraissaient prodigieuses.
Le commerce et l’industrie d’ailleurs ne les attachaient pas exclusivement. Dans le
droit, dans les sciences, dans la philosophie, dans les lettres et les arts, ils se
montraient partout les plus ardents à l’étude, à la recherche de la vérité sous toutes
ses formes. Au xviie
comme au xvie
siècle, ils occupaient une place considérable dans le monde
intellectuel. Leur renom, moins bruyant que celui des écrivains et des penseurs
catholiques, était toutefois basé sur une science plus scrupuleuse, plus solide et
plus sincère. Privés de l’espoir de parvenir aux grandes situations officielles, leurs
études désintéressées n’en étaient que plus réelles et plus impartiales.
Puissante activité dans le monde économique d’une part, énergie spirituelle d’autre
part, telles sont les deux facultés dont les Réformés de France étaient supérieurement
pourvus. De Caen à Sedan, comme de La Rochelle à Nîmes, leurs manufactures et leurs
collèges forgeaient à la France un avenir de prospérité. Le pouvoir civil était loin
d’ignorer leurs mérites éclatants, quelle que fut l’hostilité latente à leur égard, et
Colbert comme Mazarin n’obéirent qu’au bon sens le plus élémentaire en les protégeant.
Il est édifiant de recueillir l’aveu d’un de leurs plus farouches persécuteurs,
l’intendant du Languedoc, Basville, à qui échappera plus tard, en 1699, cet aveu :
« Généralement parlant, les nouveaux convertis (c’est-à-dire les protestants
contraints par la force de simuler une abjuration) sont plus à leur aise, plus laborieux et plus industrieux que les anciens catholiques de la
province. » L’historien de Sismondi l’affirme : « La meilleure partie du commerce
et des manufactures de France était entre les mains des protestants71 » « Ils représentaient la substance morale de la France72 » a-t-on dit. « Élément sain, calme et fort, écrit à son tour
Michelet… Nos protestants… étaient les meilleurs Français de France…
Ils ne demandaient rien qu’à travailler là tranquilles, y vivre et y mourir ».
Ce qu’ils étaient ces « hérétiques » méprisés, ces « fauteurs de troubles » détestés,
l’histoire véridique nous l’apprend : ils étaient l’élite de la
France, l’élite du travail et du savoir. Parmi les ruines de guerre, en dépit
du fanatisme sanguinaire et de la tyrannie monstrueuse, en dépit de la noblesse
oisive, des évêques et des intendants, en dépit de tous enfin, de leurs mains et de
cerveau ils recréaient une France aux fortes assises, consciente d’elle-même, libérée
du joug romain, autonome et puissante, une nation d’avant-garde, laborieuse et
lumineuse. Pourquoi s’étonnerait-on de leur supériorité sur leurs concitoyens demeurés
catholiques et médiévaux ? Comment n’auraient-ils pas été les plus énergiques et les
plus libres, ceux qui avaient eu le clairvoyant courage de rompre avec la tradition
mensongère, ceux qui avaient encouru la persécution, la ruine, le mépris, les plus
sanglants outrages, la torture et la mort, pour suivre, à travers tous les obstacles,
la voie qu’ils avaient d’eux-mêmes choisie ? Comment n’auraient-ils pas été les plus
intelligents ceux qui avaient eu recours à la raison pour réformer leur vie
religieuse ? Comment n’auraient-ils pas été les meilleurs ceux qui avaient rêvé de
substituer à une autorité royale pourrie, un gouvernement républicain fédéral ?
Par-delà les deux siècles qui nous séparent de leur existence, de leurs angoisses et
de leurs espoirs, nous comprenons clairement tout ce qu’ils pouvaient engendrer de
robuste et de sain dans la nation qui les écrasait.
C’est d’eux qu’aurait pu et qu’aurait du dater l’histoire de la France moderne, de
ces affranchis héroïques, de ces vigoureux croyants « hérétiques », qui surent alors
montrer, en dépit des persécutions et des massacres, ce que signifiait la Réforme pour
la grandeur des États. L’avenir de la France s’annonçait grandiose, quand, intervenant
soudain, l’Église catholique, apostolique et romaine, inquiète du danger que courait
sa fille chérie en laissant croître à son flanc l’ulcère de l’« hérésie », ne lui
permit pas de s’orienter plus longtemps vers cet avenir libérateur, dont elle
redoutait à juste titre l’amertume.
L’attentat fut consommé sous Louis XIV.
Louis-le-Grand, le Roi-soleil, apparaît à la lumière de l’histoire, bien différent du
monarque idéal que la légende et la flatterie se plurent à créer. Esprit étroit,
nature médiocre, ce tyran comédien, tout bouffi d’une suffisance qui dissimulait mal
sa faiblesse et sa crédulité, devait naturellement tomber dans tous les pièges qu’on
lui tendait. Saint-Simon ne craint pas de dévoiler « l’ignorance la plus grossière en
tous genres dans laquelle on avait eu grand soin d’élever le Roi… », ce roi que l’on
nous représente comme éclairé de toutes les lumières. « L’esprit du Roi
était au-dessous du médiocre…, ajoute Saint-Simon. À peine lui apprit-on à lire
et à écrire, et il demeura tellement ignorant que les choses les plus connues
d’histoire, d’événements, de fortune, de conduites, de naissance, de lois, il n’en sut
jamais un mot. Il tomba par ce défaut, et quelquefois en public, dans les absurdités
les plus grossières. » Si je cite ce trait, c’est pour établir que Louis XIV fut à son
insu, une proie offerte aux plus bruyants ou aux plus astucieux, et que sa volonté fut
sans cesse à la merci de son entourage, de ses maîtresses et du clergé. Pour l’Église,
c’était bien là en effet le monarque idéal, celui dont on dirige, avec l’aide de Dieu,
les faveurs et les crimes.
Plus de quinze cent mille protestants peuplaient le royaume, isolés dans le travail
et dans l’étude, lorsque vinrent à s’exercer contre eux de nouvelles rigueurs. Elles
se manifestèrent, dès 1661, par des restrictions imposées à leurs droits, déjà fort
limités par les conventions de la paix d’Alais ; et dès lors, l’exemple étant donné,
là persécution se généralisa et s’épanouit, dissimulée pendant les quinze premières
années environ sous des apparences hypocrites de légalité. On n’assassine pas encore,
mais on tue moralement. Les écoles protestantes fermées par autorité de justice, les
temples démolis, les consciences pressurées, les enfants arrachés du foyer en vue d’un
simulacre de conversion, les vexations, les insultes, les infamies, les persécutions
en un mot, quoique non sanglantes jusque là, ne se comptèrent plus.
Je ne ferai pas ici, après tant d’autres, le tableau de ces persécutions. Je me
bornerai à rappeler qu’elles suivirent leur voie normale en atteignant la sauvagerie
la plus féroce, lorsqu’on eut épuisé tous les scandales, toutes les tortures morales,
tous les outrages au droit le plus élémentaire. La « chasse au Réformé » commença ;
l’œuvre des bourreaux vint couronner celle des faiseurs d’arrêts et les dragons firent
leur entrée. C’est alors que les hypocrisies cessèrent et que les inquisiteurs masqués
apparurent sous leur face véritable de bouchers humains. Toutes les provinces, à
l’exception de Paris et de son entourage, les villes et les campagnes que les Réformés
enrichissaient de leur labeur, furent livrées aux bandits de l’uniforme, à ces
« missionnaires bottés » qui se chargèrent de démontrer à tous, par le raffinement des
supplices qu’ils inventèrent, quelle était l’incontestable supériorité du dogme
catholique sur l’« hérésie ». L’assassinat méthodique des Reformés dura près de cinq
ans, interrompu par de courtes trêves, pour permettre aux tortionnaires de reprendre
haleine. Lorsque l’extermination parut complète et l’hérésie noyée dans le sang ou
dans les larmes, l’œuvre catholique et royale fut prête à recevoir son couronnement.
Le 22 octobre 1685, Louis-le-Grand, le Roi-Soleil, signa la Révocation de l’Édit de
Nantes, c’est-à-dire l’ordre d’abolition du protestantisme, Aucun
vestige du culte réformé ne devait plus subsister en France et contre les
« religionnaires » obstinés dans leur foi, de nouvelles rigueurs allaient être
exercées jusqu’au jour où le dernier protestant aurait signé son arrêt de mort ou son
abjuration.
Dès le début des hostilités, reconnaissant une dernière fois que, malgré les
promesses fallacieuses et les édits violés, ils ne parviendraient jamais à vivre en
paix sous le ciel inclément de leur patrie, contraints en outre par la nécessité, des
milliers de Réformés franchirent les frontières. Après la Révocation, ce mortel coup
de hache porté à l’arbre de leur liberté, malgré la défense, ils suivirent en foule
vers l’exil, leurs chefs spirituels bannis. Un grand nombre d’entre eux, néanmoins,
parmi les moins hardis, restèrent attachés au sol, sous l’épithète trompeuse de
« nouveaux convertis », attendant, en vérité, des jours meilleurs. D’autres périrent
dans les supplices ou dans la fuite. Mais cinq cent mille environ, échappant aux
persécutions, aux menaces, et à la mort parvinrent à gagner les nations voisines, dans
l’espoir d’y trouver un coin de terre qui fut à l’abri des bourreaux de la France
orthodoxe.
J’ai résumé très brièvement l’histoire des persécutions qui aboutirent à la
Révocation de l’édit de Nantes. Mon but n’est pas en effet, de refaire pour mon compte
personnel, le tableau mille fois tracé des rigueurs dont furent victimes, au
xviie
siècle, les Réformés de France. Mon dessein
est tout autre. L’étude suivante n’a pour but que la recherche des responsabilités à
établir dans cet énorme attentat aux prodigieuses conséquences. Or, je crois avoir
découvert le vrai coupable, l’auteur responsable de la violation de
l’Édit de Nantes, des Dragonnades, de la Révocation et de l’émigration. Après
avoir étudié d’un peu près les personnages de cette sinistre tragédie, la vérité m’est
apparue peu à peu jusqu’à devenir éclatante.
Les historiens ont coutume de rejeter indistinctement sur quelques personnages de
l’entourage du roi, et sur Louis XIV lui-même, la faute ou le crime de ce qu’on peut
appeler l’Inquisition française. Je crois qu’ils ont tort, — du moins en partie.
Il est clair que Louvois, cette froide canaille, ce ministre à la Canovas, la
Maintenon fourbe et cruelle, Le Tellier, dont le comte de Grammont disait, en le
voyant sortir du cabinet du roi : « Je crois voir sortir une fouine qui vient
d’égorger des poulets en se léchant le museau plein de sang » ; le jésuite La Chaise,
confesseur du roi, l’archevêque de Paris Harlai, le secrétaire d’État Chateauneuf, les
intendants Marillac, Foucault, Basville, prirent une part active aux massacres et à
l’iniquité, et que Louis XIV, le médiocre infatué, encourt, de par le fait même de son
autorité, une responsabilité terrible. Certes tous ceux que je viens de nommer
conserveront toujours dans l’histoire leur légitime aspect de bourreaux et de
complices de bourreaux ; mais ils ne furent que des instruments plus ou moins dociles
dans la main d’une autorité toute puissante que personnifiait alors un homme, sur la
mémoire duquel retombe en poids énorme, le crime d’avoir fait torturer, au nom du Dieu
d’amour, quinze cent mille de ses « frères en Jésus-Christ ».
Nous avons fait observer plus haut quelle part prépondérante avait prise le clergé de
France, dès l’origine et durant tout le seizième siècle, dans les mesures contre les
Reformés. Or, que retrouvons-nous à l’origine de la nouvelle et définitive période de
violences qui remplit la troisième partie du dix-septième siècle ? Est-ce Louis XIV
qui, de sa propre inspiration, prélude à l’extermination du parti de la Réforme ?
Mille fois non ! La volonté motrice de cet enchaînement de crimes n’est autre, au
dix-septième comme au seizième siècle, que celle de l’Église, de ce clergé de France,
tout plein du ressentiment d’avoir été contenu depuis Richelieu, inquiet de cette
longue trêve durant laquelle les protestants s’étaient accrus en nombre et en valeur,
avide de voir s’ouvrir à nouveau l’ère des massacres. Écoutons l’histoire : « Chaque
assemblée quinquennale redoublait, au moment du vote du don gratuit, d’instances pour
la destruction de l’hérésie : « Nous ne demandons pas, Sire, disaient les évêques, que
votre Majesté bannisse à présent de son royaume cette malheureuse liberté de
conscience, qui détruit la véritable liberté des enfants de Dieu, parce que nous ne
jugeons pas que l’exécution en soit facile ; mais nous souhaitons que si votre
autorité ne peut étouffer tout d’un coup ce mal, elle le rende languissant et le faire
périr peu à peu73 » Sous ce langage patelin, ne reconnaissons-nous pas
ce fait positif, que l’épiscopat n’accordait au roi l’argent dont il
avait besoin pour entretenir sa valetaille, que contre une promesse formelle de
persécution
74 ?
L’origine de la dernière Inquisition est donc bien nette : elle est sortie tout
naturellement des exigences de l’épiscopat. Et cette constatation ne nous était pas
inutile avant d’établir la responsabilité capitale de la violation de l’Édit de Nantes
avec toutes ses conséquences.
Un homme incarne, sous Louis XIV, l’épiscopat français. Il en est à tous les yeux, le
cerveau, la volonté, le porte-parole, la « personnification » comme on l’a dit. « Il
est le centre des choses spirituelles, le régulateur suprême de toutes les affaires
ecclésiastiques, la grande autorité, le chef réel des évêques de France. Depuis saint
Bernard, on n’avait pas eu d’exemple d’une influence aussi prépondérante75. » Il est de plus le
chef de l’Église Gallicane, qui « voulait être plus catholique que le pape », et dont
les membres se montraient les plus acharnés parmi les adversaires de « l’hérésie ». De
voix retentissante, d’attitude fière et autoritaire, de foi intransigeante, ce prélat
ne tarda pas à occuper, dans l’ordre moral, la première place du royaume.
Cet homme c’est Bossuet.
Quelle fut sa conduite à l’égard des protestants ?
Le plus acharné de leurs adversaires, il ne cessa un seul instant de les accabler.
Dans ses prêches comme dans ses livres, durant toute sa vie, il les poursuivit, dans
leur personne et dans leur doctrine, de son mépris et de sa haine. Lorsqu’il n’était
encore que grand archidiacre de Metz, il s’opposait déjà par tous les moyens à ce que
les Réformés pussent faire aboutir les plus modestes et les plus légitimes de leurs
vœux. Parvenu au sommet de la gloire et des honneurs, sa rigueur implacable redoubla
dans le même sens. Bossuet fut l’ennemi-né de tout ce qui touchait à la Réforme,
synonyme pour lui de péché et de crime. Cet acharnement passionné, personne d’ailleurs
ne le contesta, et ses nombreux admirateurs lui en font gloire.
C’est ici que je suis malheureusement contraint d’abandonner ces derniers à leur
filiale dévotion pour suivre le fougueux adversaire de la Réforme dans une vote que
des témoignages irrécusables l’accusent d’avoir suivie, au péril de sa renommée sans
tache. Les pieux biographes de l’évêque de Meaux, tout en constatant, à son honneur,
que l’« hérésie » protestante lui était en abomination, n’ont qu’une seule voix pour
affirmer qu’il n’entendait combattre ses adversaires qu’avec les armes toutes
chrétiennes de la persuasion ; que par conséquent, les « excès regrettables », tels
que les Dragonnades et la révocation, auxquels s’abandonna le pouvoir civil, ne lui
sont imputables en rien. A l’appui de cette assertion, ils citent quelques phrases de
Bossuet lui-même, celle-ci, par exemple, d’un placet au roi : « Nous avons à
cœur d’établir un ordre et union à Metz entre tous les sujets de Votre Majesté » ; ou
encore cette autre : « Attirons les Réformés par la douceur, par l’insinuation, par de
solides instructions, comme faisaient les Saints Pères. » Quel que soit mon respect
pour le zèle pieux qui anima les Bausset, les Le Dieu, les Guettée et autres
panégyristes du grand homme, je suis contraint, devant l’évidence des faits, de les
accuser soit d’ignorance, soit de mensonge et d’hypocrisie. Ils ont compté sans
l’histoire qui, tôt ou tard, s’illumine de vérité. Pour parer à l’éventualité des
reproches que pourraient peut-être adresser à la mémoire de leur héros, quelques
« mauvais esprits » fâcheusement soucieux de cette vérité, ils ont fait des efforts
touchants et créé de délicieux euphémismes pour nous donner toute confiance en sa
douceur, sa modération et sa charité.
En dépit de leur zèle à blanchir l’altier prélat, les faits eux-mêmes sont venus
démontrer, dans une éclatante lumière, que Bossuet fut, en réalité le plus féroce, le
plus impitoyable, et le plus cynique des inquisiteurs français.
Lorsque ses biographes citent quelques-unes des phrases où le maître comédien fait
appel à toute la douceur dont l’âme catholique peut déborder sur ses adversaires, ils
oublient d’en transcrire quelques autres qui, mises en parallèle avec les premières,
alourdiraient singulièrement leur lâche d’apologistes opiniâtres. Elles suffiraient,
telles qu’elles sont, à édifier le lecteur sur les véritables sentiments de l’« aigle
de Meaux » à l’égard des « religionnaires ». Par exemple, celle-ci : « Ceux qui ne
veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de
religion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur impie. »
Ou bien cette autre : « Les princes ont reçu de Dieu l’épée pour seconder
l’Église et lui soumettre les rebelles.76 » L’appel à la force me semble assez nettement formulé
dans ces deux maximes, de sorte que les faits dont l’exposé va suivre, aussi bien que
toutes les violences qu’eurent à subir les Réformés, étant justifiés
d’ores et déjà par Bossuet lui-même, il n’y aura plus à nous étonner, si nous
voyons tout-à-l’heure cette âme d’apôtre se transformer en une âme de bandit.
Vous nous dites, chantres naïfs des vertus du grand homme, que la violence lui fut
toujours étrangère, que sa haine contre les Réformés demeura purement dogmatique, et
sa parole même vous dément. Je vous dis qu’aux yeux de Bossuet, pour abolir l’hérésie,
tous les moyens étaient bons surtout les plus odieux, et que la
modération dont il semble se parer à nos yeux, n’est que l’indispensable vêtement
d’hypocrisie dont s’affublèrent les plus grands criminels politiques et religieux.
Vous nous dites que les persécutions effrayantes dont furent victimes les protestants
de France, ne sont imputables qu’au pouvoir civil. Je vous réponds, l’histoire en
main, que Bossuet, représentant le plus illustre de l’épiscopat français sous
Louis XIV, en fut l’inspirateur principal, non seulement le complice, mais l’auteur direct. Vous nous dites que la Révocation, dont vous êtes
contraints malgré vous de reconnaître les conséquences funestes pour la France, fut
prononcée à rencontre des volontés de Bossuet. Je vous démontre qu’elle est le but de
ses efforts les plus violents et les plus soutenus, qu’il l’a, pour ainsi dire,
dictée, et qu’il en porte la responsabilité devant l’histoire. En affirmant cela, je
ne fais que traduire l’histoire, insuffisamment obscurcie par vous et par vos émules
pour que la vérité n’en jaillisse pas parfois.
Interrogeons cette histoire.
S’agit-il du rôle de l’épiscopat et du clergé pendant la lutte fratricide ? Écoutez
l’historien Weiss : « A Montauban, l’évêque Nesmond convoqua, chez le maréchal de
Bouffiers, les barons de Mauzac, de Vicoze, de Montbeton. Tout-à-coup les laquais de
l’hôtel, embusqués derrière la porte, se jettent sur eux à l’improviste, les
terrassent, les contraignent à se mettre à genoux, et, pendant que ces gentilshommes
se débattent entre les mains des valets, le prélat fait sur eux le signe de la croix,
et leur conversion est censée accomplie. » Aucun moyen ne parut donc trop ignoble au
pouvoir ecclésiastique. À ce moment, dans toutes les provinces, le haut et bas clergé
se servirent des dragons pour assouvir leur longue rancune contre ces « hérétiques »
insolents qui avaient l’audace de se montrer honnêtes, loyaux, intelligents et
austères, sans pour cela fréquenter les « sacrements. » « Dans plusieurs bourgades,
dit encore le même auteur, les curés suivaient les dragons dans les rues
en criant : « Courage, messieurs ; c’est l’intention du roi que ces chiens de
huguenots soient pillés et saccagés. »
S’agit-il de la part effective que prit Bossuet aux persécutions de toutes sortes
dirigées contre les protestants ? Je n’ai qu’à transcrire les documents
suivants :
Dépêche de Pontchartrain à M. de Mesnars, en date du 2 avril 1686 :
« Monsieur, les nommés Cochard, père et fils, s’estant convertis, il n’y a qu’à
renvoyer les ordres qui avoient esté adressez au lieutenant général de Meaux pour les faire arrester parce qu’ils n’avoient esté expédiez qu’à cause
de leur religion, à la prière de M. l’évesque de Meaux. »
Autre dépêche de Pontchartrain à M. Pheplypeaux, grand vicaire de Meaux,
en date du 28 octobre 1699 :
« Monsieur, ayant receu de M. l’évesque de Meaux un mémoire par lequel
il seroit nécessaire de mettre dans la maison des Nouvelles catholiques de
Paris, les demoiselles de Chalandos et de Neuville, j’en ay rendu compte au
Roy, qui m’a ordonné de vous escrire d’envoyer prendre une des demoiselles de
Chalandos qui s’appelle Henriette et qui demeure au chateau de Chalandos, près de
Rebais, et les deux cadettes des demoiselles de Neuville, qui demeurent à Caussy,
paroisse d’Ussy, près de Ferté-sous-Jouarre, lesquelles vous ferez conduire, s’il
vous plaist, aux Nouvelles catholiques.
« Il y a aussi, dans la même paroisse d’Ussv, deux jeunes demoiselles, nommées de
Molliers, que M. de Meaux croit nécessaire de renfermer ; mais
comme elles ne sont pas présentement sur les lieux, il ne faudra les envoyer aux
Nouvelles catholiques que de concert avec M. de Meaux et dans le temps
qu’il dira. »
« Une ordonnance de 1681, déclare le de ces textes77, avait autorisé les enfants protestants
à abjurer dès l’âge de sept ans, à quitter la maison paternelle et à exiger de leurs
parents une pension. Des enfants de sept ans étaient donc jugés capables de discerner
le vrai du faux, et de trancher les questions sur lesquelles un Claude et un Bossuet
étaient divisés. C’était odieux et absurde. Cette folie était bien digne de germer
dans l’esprit d’un Le Tellier ou d’un Louvois, qui, pour étouffer l’hérésie, étaient
décidés à tout. Mais comment Bossuet osait-il faire jeter en prison
ceux que ses exhortations n’avaient pas convaincus ? N’est-ce pas là une basse
condescendance pour l’esprit despotique de son temps ? N’est-ce pas une triste
aberration de son génie ? »
Michelet cite également le cas de deux très jeunes filles de Meaux, absolument
héroïques dans leur foi, que Bossuet poursuivit de ses basses persécutions, jusqu’à ce
qu’il parvint à les faire emprisonner.
« Voici une dépêche, ajoute le même biographe, où nous voyons « le dernier Père de
l’Église » réclamer l’affectation des biens d’un religionnaire fugitif aux missions
organisées dans le diocèse de Meaux, et cela avant même qu’aucun jugement de
confiscation fut intervenu !
« A Monsieur l’évesque de Meaux,
9 novembre 1690.
« J’ay reçu la lettre que vous m’avez écrite concernant le nommé de Vrillac, de la
Ferté-sous-Jouarre, qui s’est absenté et qui a laissé un bien assez considérable,
que vous voudriez appliquer aux dépenses à faire pour l’instruction
des nouveaux catholiques. Mais comme la confiscation ne peut avoir lieu que
quand il sera condamné, il faut attendre qu’il ayt esté rendu un jugement contre
luy ; après quoy, je le proposerai au Roy, selon vos instructions. »
Autre document :
Note des mémoires d’un augustin déchaussé, Léonard de
Sainte-Catherine de Sienne :
« De Paris, ce 5 juillet 1699.
« Deux chefs de famille de la ville de Meaux, de condition fort médiocre, ont écrit
à leur évesque depuis quelques jours qu’il leur restoit beaucoup de scrupule sur
quelques points de doctrine, et principalement sur celuy du Purgatoire. Ce prélat
les envoya quérir et tâcha de leur prouver ce dogme pur les meilleures raisons qu’il
leur put alléguer. Mais comme ils n’en parurent pas satisfaits et qu’ils ne
voulurent point promettre à leur évèque de changer de sentiments, il
les envoya prendre deux jours après par ordre du Roy, et ils ont été conduits dans
les prisons de la Conciergerie de cette ville, où on les fait
instruire. »
Ces simples textes se passent, semble-t-il de tout . Emprisonnements,
spoliations, persécutions, tels sont les moyens évangéliques de conversion dont se
sert l’évêque de Meaux.
S’agit-il de la Révocation de l’Édit de Nantes et de la part capitale qu’y prit
Bossuet ?
Je cite le même auteur78 :
« Louis XIV, avant de prendre une décision aussi importante que celle de la
révocation de l’édit de Nantes, avait tenu un conseil de conscience particulier, lequel dissipa ses hésitations. Ce conseil se composait de deux
théologiens et de deux jurisconsultes, dont les noms sont restés inconnus. On ne peut
donc pas affirmer que Bossuet fut l’un des deux théologiens consultés. Cependant son
influence, sa brillante réputation le crédit dont il jouissait auprès du roi par ses
talents incomparables, l’appelaient tout naturellement à donner son avis dans cette
mémorable circonstance. C’est une question qui est encore à éclaircir79.
« Mais il nous semble que la conduite de Bossuet, aussitôt après la révocation, jette
sur ce coin obscur de l’histoire une sinistre lueur. En effet, quelle fut alors
l’attitude de l’évêque de Meaux ? Quels furent ses actes ?
« L’Édit de Nantes fut révoqué le 22 octobre 1685. La même semaine, Bossuet demandait
qu’on lui remit les matériaux des temples de Nanteuil et de Mortcerf, situés dans son
diocèse. Un des premiers, il dépouillait les victimes ! Ce fait odieux est attesté par
la dépêche suivante, datée de Fontainebleau, 29 octobre 1685.
« A Monsieur de Mesnars,
» Monsieur,
« M. l’evesque de Meaux ayant demandé au roi la démolition des temples de Nanteuil
et de Mortcerf pour l’hôpital général et pour l’Hôtel-Dieu de Meaux, je vous prie de
me faire sçavoir votre advis sur cette demande, afin que j’en puisse rendre compte à
Sa Majesté ».
« A Monsieur l’évêque de Meaux.
Du 30 octobre 1685.
» Monsieur,
« Je vous envoye le brevet de don des temples de Nanteuil et Mortcerf pour
l’hospital général et l’Hôtel-Dieu de Meaux, ainsi que vous les avez
demandés ».
Un mois après, nous voyons Bossuet demander les maisons adjacentes aux temples : le
succès l’enhardissait…
Pas plus que les auteurs, dont je viens d’invoquer le témoignage, je ne sais si
Bossuet fit partie du « conseil de conscience » qui prépara la Révocation : mais il
existe un autre fait qui prouve d’une manière irrécusable jusqu’à quel point il était
partisan de cette mesure d’expulsion. C’est encore à Bossuet lui-même que nous
empruntons les témoignages accusateurs. Qui est-ce qui, au lendemain de la Révocation,
éclata de la plus bruyante joie ? Il n’y a qu’à relire l’oraison funèbre de Michel Le
Tellier par l’évêque de Meaux pour se renseigner a cet égard. Écoutez cet hymne de
triomphe saluant la défaite finale de la Réforme en France ; je ne puis résister à la
joie de transcrire tout le morceau, tant il est imprégné de saveur :
« Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l’Église : agiles
instruments « d’un prompt écrivain et d’une main diligente » hâtez-vous de mettre
Louis avec les Constantin et les Théodose… Nos pères n’avaient pas
vu,
comme nous, une hérésie invétérée tomber tout à coup ; les troupeaux
égarés revenir en foule, et nos églises trop étroites pour les recevoir ; leurs faux
pasteurs les abandonner, sans même en attendre l’ordre, et heureux d’avoir à leur
alléguer leur bannissement pour excuse ; tout calme dans un si grand
mouvement ; l’univers étonné de voir dans un événement si nouveau la marque la plus
assurée, comme le plus bel usage de l’autorité, et le mérite du
prince plus reconnu et plus révéré que son autorité même. Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis ; poussons
jusqu’au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau
Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente
Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine ; « Vous avez affermi la foi,
vous avez exterminé les hérétiques : c’est le digne ouvrage de votre règne, c’en est
le propre caractère. Par vous l’hérésie n’est plus. Dieu seul a pu faire cette
merveille : Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c’est le vœu des
Églises ; c’est le vœu des Évêques »… Quand le sage chancelier reçut l’ordre de
dresser ce pieux édit qui donne le dernier coup à l’hérésie, il
avait déjà ressenti l’atteinte de la maladie dont il est mort… Et il dit en scellant
la révocation du fameux édit de Nantes, qu’après ce triomphe de la foi et
un si beau monument de la piété du roi, il ne se souciait plus de finir ses
jours… »
Page mémorable, chef-d’œuvre du langage dévot, monument de rhétorique stupéfiante !
Le grand homme, l’« aigle de Meaux », le « dernier Père de l’Église », dans un
mouvement d’éloquence vraiment digne de servir de modèle à l’éternel jésuitisme,
feignant de confondre l’œuvre des dragons avec celle de la divinité, célébrant les
immenses bienfaits du règne de Louis XIV, lorsque les hurlements de douleurs des
torturés s’élèvent par tout le royaume ! Comprendriez-vous la clameur joyeuse d’un
meurtrier, qui, après avoir donné le coup mortel à sa victime, s’écrierait en levant
vers les cieux ses mains ensanglantées : « Ô puissance et grandeur de
Dieu, qui a permis que cet homme tombât sous mes coups ! » Quand bien même il
ne subsisterait du crime monstrueux de celui que nous venons de voir présider, à
l’exemple presque universel du clergé de France, aux pires violences et à la
Révocation, quand il ne subsisterait, dis-je, que ce témoignage écrit de sa main, que
ces quelques lignes révélatrices éclairant en traits de flammes sa nature intime,
elles suffiraient, je pense, pour couvrir d’un éternel ridicule les biographes
effrontés qui s’efforcent de transformer le Chef-Inquisiteur en un modèle de tendresse
et de justice.
Tel est l’homme qui, d’après Guettée et Bausset, « a de justes droits à la
reconnaissance des protestants. » Qu’aurait-il donc pu faire, dieux justes ! pour
mériter la haine, non seulement des protestants, mais de tous les hommes de bonne foi,
à moins de se substituer en personne aux dragons, ou de chasser à coups de fouet, hors
des frontières, tous ceux qui, comme lui, n’avaient pas le bonheur d’être catholiques,
apostoliques et romains ?
Je me résume.
L’opinion publique abusée par des biographes de mauvaise foi et des historiens sans
vergogne, considère l’Inquisiteur des Dragonnades comme l’un des hommes les plus
vertueux et les plus justes qui ait paru sur la terre. Elle a profondément tort, comme
nous l’avons vu.
La vérité est celle-ci :
1° L’épiscopat français, Bossuet en tête, a préparé, organisé,
dirigé la persécution religieuse qui remplit la troisième partie du dix-septième
siècle français.
2° Loin d’avoir répudié les violences exceptionnelles qui ont marqué cette
persécution, non seulement Bossuet n’a pas cessé de les justifier, de les encourager
et de les aggraver, mais il y a pris part personnellement dans des
circonstances particulièrement ignobles (rigueurs exercées contre des enfants).
3° Bien que les preuves exactes fassent défaut de sa participation effective au
« conseil de conscience » qui prépara la Révocation de l’Édit de Nantes, il est
indéniable qu’il approuvait hautement cet acte néfaste, auquel devait aboutir
fatalement sa politique vis-à-vis des protestants, puisqu’aussitôt après
la signature de l’édit révocateur, il fait éclater sa joie en des termes qui ne
laissent aucun doute sur ses sentiments à l’égard de cette mesure.
En un mot, Bossuet, pour moi, encourt, devant l’histoire, la responsabilité
principale dans les persécutions, les Dragonnades et la Révocation avec toutes ses
conséquences.
Aucune subtilité de phraséologie, aucun respect, aucune croyance, aucun scrupule ne
peuvent s’élever contre cette constatation.
Apôtre, si l’on veut, mais apôtre-bourreau.
L’étonnement qu’aura fait naître, chez quelques lecteurs, cette appréciation nouvelle
du rôle d’un homme aussi communément vanté que Bossuet, ne me surprend qu’à demi. « Eh
quoi, s’écriera-t-on peut-être, nierez-vous, après tout, sa légitime gloire ?
Oublierez-vous qu’il fut un philosophe, un politique, un historien, un polémiste, un
savant, un écrivain et un orateur de premier ordre ? »
Je ne nie rien, je constate et j’explique. Toutefois il ne serait peut-être pas
impossible de réduire à leur juste expression ces qualités fameuses. Bossuet
philosophe, politique, historien, polémiste, savant, écrivain, orateur… Je demande la
permission d’examiner en détail ces faces différentes de son génie.
Le philosophe…
J’emprunte à un auteur déjà cité80,
un excellent résumé de sa doctrine : « On voit bien qu’il s’est nourri du terrorisme
biblique bien plus que des tendresses de l’Évangile. Tout changement est
coupable et mauvais, l’état immuable est le seul bien ; Dieu est l’immutabilité
même. De ces idées découle nécessairement la condamnation du
monde, où tout change et se renouvelle. Il n’y a pas d’harmonie
entre le ciel et la terre, mais opposition ; on ne peut aimer à la fois Dieu et
le monde, la vie présente et la vie future, etc. En résumé, l’originalité de Bossuet,
comme théologien, est précisément de repousser toute originalité, toute innovation,
même tout développement neuf ; de se fortifier au centre de la doctrine
officielle, de n’admettre que les choses consacrées et ne rejeter aucune de
celles qui sont consacrées… »
Cette métaphysique, ayant été définitivement située par d’autres, dans le puits sans
fond des erreurs humaines, je ne crois pas nécessaire de ces quelques lignes
qui contiennent leur propre jugement.
Le politique…
« … Ses théories sont telles, sur ce point, (l’organisation des sociétés humaines),
ajoute le même auteur, que les civilisations asiatiques devraient être regardées comme
un idéal en fait de politique et de gouvernement. On n’a jamais en effet, donné une
théorie plus complète du despotisme pur, et il serait impossible d’imaginer un état
social plus dégradant, plus voisin de la barbarie : le genre humain n’est plus qu’un
bétail, il n’y a plus de société, plus de citoyens, mais des troupeaux
dociles, défilant sous la verge du prince, qui est nécessairement, fatalement,
le représentant de Dieu sur la terre. Bien plus, les rois sont eux-mêmes des espèces
de dieux sur la terre. Écoutez plutôt : « L’autorité royale est absolue… Les princes
sont des espèces de dieux, suivant le langage de l’Écriture, et participent eu quelque
façon à l’indépendance divine… Au caractère royal est inhérente une sainteté qui ne
peut être effacée par aucun crime, même chez les princes infidèles… » Bossuet en
déifiant le prince, quelqu’il soit et de quelque manière qu’il ait été établi, en le
marquant d’un caractère de sainteté qu’aucun forfait ne peut effacer, n’est plus qu’un adorateur du fait brutal, de la force pure, et il rétrograde
ainsi par-delà le moyen âge et jusqu’aux Césars byzantins… »
Je ferai la même observation que pour l’alinéa précédent.
L’historien…
Je cite encore : « Sa philosophie historique est tout aussi élémentaire, et osons le
dire, ne supporte pas mieux l’examen… »
Il nous semble en effet inutile d’insister sur la valeur d’une critique historique
pour laquelle les hommes sont semblables à ces figures inertes que fait mouvoir sur un
échiquier, qui serait le monde, la main d’un joueur, qui serait Dieu. La conception
moderne de l’histoire et de la science sociale, ne permet plus d’ajouter ici aux
ingénieuses théories de cette espèce.
Le polémiste…
Que prouvent les Avertissements aux protestants, l’œuvre principale
de Bossuet envisagé comme polémiste ? Que trouve-t-il à répondre aux arguments de
droit et d’humanité, présentés par son contradicteur Jurieu ? Il lui oppose le dogme
catholique, les éternels arguments pourris de la scolastique, les affirmations sans
valeur sur lesquelles l’Église assoie sa domination spirituelle, toutes les pauvretés,
en un mot, du fanatisme, rehaussées par l’orgueil de la phrase et du ton. « La
stérilité de Bossuet est ici curieuse, observe justement Michelet… Il a recours aux
plus pauvres moyens. » A-t-il osé une seule fois, au cours de ces Avertissements, se mesurer avec Jurieu, à armes loyales, c’est-à-dire sur le
terrain même de son contradicteur, sur le terrain de l’humanité et du droit ?…
Mais s’il l’eut tenté, n’aurait-il pas du s’avouer vaincu avant de combattre,
puisqu’il n’avait de son côté, comme arguments sans réplique, que la justification de
la violence et du crime ?
Le savant…
S’il faut entendre par science l’investigation en tous sens de la nature et la
fixation progressive de ses lois, personne n’essayera de nous contredire, si nous
affirmons que Bossuet professa toujours pour un aussi vain et insolent savoir le plus
orgueilleux mépris qu’il soit possible à un catholique de concevoir pour tout ce
qu’enfantent la terre et l’homme. Ses biographes néanmoins s’accordent tous à lui
reconnaître une science . Ils ont raison ; mais il faut comprendre que
la science pour eux se borne à la connaissance de l’Écriture sainte et des Pères.
Bossuet, en effet, connut à fond les Pères, l’Ancien Testament et quelques philosophes
ou moralistes de l’antiquité classique. Toutes ses œuvres sont inondées de citations
puisées à ces trois sources principales. Son érudition en ce genre est incontestable :
mais ferais-je observer qu’il y a un abîme entre la science et l’érudition, cette
dernière n’étant qu’une qualité accessoire pour le savant ? Science signifie avant
tout : impartialité, liberté, méthode dans la recherche du vrai. Et Bossuet, en bon
catholique, était également dépourvu de ces trois facultés, dont la pratique aurait
amené la ruine fatale de cette « foi » qui lui commandait de torturer les meilleurs
citoyens de France.
L’écrivain…
C’est ici que les avis sont presque unanimes. « Bossuet est l’un des plus grands
écrivains en prose qui ait existé, l’un des maîtres incontestables de la langue
française », a-t-on répété partout. L’admiration est générale.
Ce jugement m’a toujours étonné profondément. Pour moi, je n’ai jamais pu explorer
cette prose lourde et emphatique sans un sentiment intime de tristesse. J’y ai
toujours cherché, mais en vain, la précision, la couleur, la simplicité, la vie,
c’est-à-dire ce qui constitue la saveur d’une langue, et je n’y ai trouvé, en échange
qu’un pâle ressouvenir de la Bible. La langue de Bossuet porte perruque comme son
siècle, elle est pompeuse, théâtrale et boursouflée comme ceux qui en firent usage.
Mettez en parallèle La Bruyère et Bossuet qui écrivirent à la même époque, et
dites-moi si la lecture du second ne vous paraît pas insupportable après celle du
premier. Autant La Bruyère a de saveur et de force, autant Bossuet semble fade et
déclamatoire. Entre la langue de Rabelais, de Montaigne, de La Bruyère et celle de
Bossuet, il y a tout autant de différence qu’entre un poète populaire et un poète de
cour. Le premier suit sa libre inspiration, viole les règles et les traditions ; le
second observe en tous points l’étiquette, habille sa pensée d’un perpétuel vêtement
de parade. L’un parle une langue humaine et vivante, le second s’exprime d’une manière
artificielle et ampoulée. Dans l’avenir le style de Bossuet ne présentera plus qu’un
intérêt d’archéologie et de grammaire. S’il me fallait vraiment considérer cette prose
comme l’une des plus belles floraisons de la langue française, j’avouerais hardiment
préférer à ce langage d’insupportable apparat, celui qu’emploie dans la rue le passant
inculte et brutal.
Philosophe aboli, historien puéril, polémiste sans arguments, homme de culture
remplaçant la science par l’érudition, écrivain de cour et d’académie, tel est en
somme Bossuet ; et nous sommes en droit de nous étonner d’un tel retentissement de sa
personnalité à travers les siècles. En quelle partie de sa métaphysique, de sa morale,
de ses sermons, de ses oraisons, de ses histoires, s’est-il prouvé original ou génial,
créateur ou intuitif ? Du lourd amas de ses œuvres, que demeure-t-il pour nous de
vivant, d’humain, de véridique, d’éternel, de sincère ou de grand ? Laquelle de ses
facultés ou de ses œuvres pourrait-elle légitimer la survie glorieuse de son nom dans
la mémoire humaine ? Je l’ignore. Et cependant, je l’avoue : Bossuet est un « homme
représentatif. » Le secret de sa gloire est peut-être là. Il possède en lui quelque chose d’énorme, une faculté , développée à son
maximum, une puissance qu’il est impossible de lui contester. Il
représente le
Rhéteur
dans des proportions colossales. A ce point de vue, il est un
maître, une gloire, le héros du verbalisme. La rhétorique s’élève en lui à la hauteur
d’une institution. Depuis les Cicéron et les Quintilien, la rhétorique n’avait pas
encore ruisselé sur le monde en flots aussi intarissables. Bossuet en a tiré des
effets prodigieux qui stupéfièrent et qui stupéfient encore tous ceux qui ne demandent
pas à être convaincus. Avec quel art il s’en sert ! Elle enveloppe toute son œuvre
comme un manteau royal. Elle dissimule savamment aux regards de la foule l’absence de
pensée, la pauvreté des arguments, la puérilité de logique, la disette de bon sens.
Quel prestigieux illusionniste ! Quel maître du genre ! Pour ce don inépuisable, il
peut être appelé grand.
Telle est la supériorité que je reconnais à Bossuet, son incontestable maîtrise de
rhéteur. L’esprit obstinément fermé à toutes les voix humaines, il ne connaît que la
« parole divine », orgueilleusement campé sur le Dogme, dont il claironne la doctrine
à tous les échos. Il est bien si l’on veut, le « dernier Père de l’Église », mais il
mérite surtout de demeurer comme le Prince des Rhéteurs. Voilà
pourquoi il est « représentatif », à la fois de la rhétorique et du catholicisme, si
heureusement combinés dans cet homme, pour la gloire de l’Église et de la « Vérité »,
qu’elle distille aux humains.
Si l’on me demandait, après cela, quelle conséquence peut avoir pour une nation,
l’abandon de sa direction politique et religieuse entre les mains d’un pur rhéteur, je
me contenterais de rappeler, d’après l’histoire, ce que la France doit aux bons avis
de Bossuet.
Le comédien peut exceller sur ses tréteaux ; dans le cabinet gouvernemental sa
présence est dangereuse.
Si quelques-uns estiment qu’il y a presque incompatibilité entre le génie de Bossuet
et le rôle odieux que lui assigne l’histoire — et nous venons de dire pour quelles
raisons nous ne sommes pas de cet avis, — d’autres s’étonneront de l’ascendant
tout-puissant qu’il dut posséder sur l’esprit du roi, pour diriger de haut
l’Inquisition.
Il est nécessaire, pour comprendre cette influence, de connaître la situation exacte
de Bossuet vis-à-vis de Louis XIV. Nous avons déjà vu ce qu’était, au dire de
Saint-Simon, cet éblouissant monarque : en tous points, un médiocre. Et comme tous les
médiocres, il ne lut qu’un jouet entre les mains des flatteurs. Écoutons encore le
clairvoyant Saint-Simon : « Les louanges, disons-mieux, la flatterie lui plaisait à
tel point, que les plus grossières étaient bien reçues, les plus basses encore mieux
savourées. Ce n’était que par là qu’on s’approchait de lui, et ceux qu’il aima n’en
furent redevables qu’à heureusement rencontrer, et à ne se jamais lasser en ce genre.
C’est ce qui donna tant d’autorité à ses ministres, par les occasions continuelles
qu’ils avaient de l’encenser, surtout de lui attribuer toutes choses, et de les avoir
apprises de lui. La souplesse, la bassesse, l’air admirant, dépendant, rampant, plus
que tout, l’air de néant sinon par lui, étaient les uniques voies de lui plaire…81 » Bossuet comprit mieux que personne de quel moyen il fallait user
pour conquérir la confiance du roi. Aussi le voyons-nous, au cours de tous ses
ouvrages, de tous ses sermons et de toutes ses oraisons, inonder Louis XIV des
flatteries les plus basses et les plus insensées qu’il soit possible à l’esprit
courtisanesque de concevoir. Lorsqu’on parcourt soit telle oraison funèbre, soit tel
chapitre de la Politique tirée de l’Écriture sainte, en tenant
compte même des mœurs de la monarchie absolue, il est impossible de ne pas être frappé
de la platitude des épithètes dont l’évêque accable le roi. Bossuet semble se
rabaisser volontairement au rôle d’un valet, dont l’unique préoccupation est
d’envelopper son maître de louanges tellement hyperboliques que celui-ci bientôt
enivré, se laisse peu à peu conduire par l’adroit flagorneur. Il parvint rapidement au
but désiré : conquis par un tel assaut de louanges hyperboliques, Louis prit en
affection profonde cet adorateur éperdu de la tyrannie. Le comédien du trône et le
comédien de l’autel s’étaient compris. « Leurs destinées s’inclinent l’une vers
l’autre et se joignent pour ne plus se séparer.82 » Le roi s’en
fit son allié, son directeur de conscience et lui confia l’éducation du dauphin.
Désormais les deux complices opéreront ensemble.
Bossuet ne fit dès lors qu’avancer dans la confiance du roi. Il s’insinua dans la vie
privée de son maître, dans sa vie amoureuse même, afin de pouvoir le mieux tenir en sa
main. C’est encore Saint-Simon qui en témoigne : « Bossuet tenait au Roi par
l’habitude et l’estime, et par être entré en évêque des premiers temps dans la
confiance la plus intime du Roi, et la plus secrète, dans le temps de ses désordres. »
Lorsque Louis XIV fut las de ses maîtresses, ce fut Bossuet qui, aidé du confesseur La
Chaise, le poussa à la dévotion et au repentir de ses désordres. Il lui fit entrevoir
l’expiation des scandales de sa vie intime dans la lutte contre la Réforme. Il lui
présenta cet écrasement de « l’hérésie », comme l’œuvre que le ciel exigeait de sa
piété et de son repentir, comme le couronnement de sa conversion et de son règne. On
comprend dès lors, qu’avec toute l’autorité de son rôle de directeur de conscience,
Bossuet ait eu assez d’ascendant sur l’esprit du roi pour contraindre sa volonté
hésitante à sévir contre les protestants. Et le despote, malgré sa vanité bouffonne,
conduit en laisse par l’Église comme il l’avait été par ses maîtresses, obéit au
perfide conseil de celui qui l’avait peu à peu conquis à la fois par son grand air et
par ses flatteries.
L’Église triomphait ; car ce n’était pas seulement Bossuet, mais l’épiscopat français
presque tout entier qui allait voir son plus cher désir se réaliser. « On peut
réfléchir en passant, observe Saint-Simon, sur la dureté du joug que le clergé exerce
sur les plus grands rois qui ont eu la faiblesse de se le laisser imposer. » A nul
autre temps cette remarque ne s’appliqua mieux qu’à celui-ci. Impuissant à persuader
par les seuls moyens d’oppression morale dont il dispose, le pouvoir religieux fait
appel aux pouvoirs civils. C’est par la soldatesque qu’il veut avoir raison.
Coutumière infamie de ceux qui se disent les instruments d’une puissance d’amour et
qui ne mettent en œuvre que la haine et que l’épée ! Le bas clergé suivait avec
enthousiasme l’exemple de ses maîtres. Ce fut dans chaque province, dans chaque ville,
la revanche de la plèbe cléricale contre l’élite travailleuse, intelligente,
silencieuse et loyale que représentaient les Réformés. La tourbe paysanne et ouvrière,
soulevée à la voix du clergé, assouvit sa basse haine contre ceux dont la prospérité
récompensait les travaux.
Le roi inclinait plutôt vers la modération, car sa nature n’était point portée vers
la cruauté ; la violence même de la persécution prouve quelle dut être la pression du
clergé sur sa volonté, jusqu’à le faire se parjurer, puisqu’à plusieurs reprises, il
avait solennellement confirmé l’Édit de Nantes. A ce changement soudain dans la
conduite vis-à-vis des protestants, du « monarque qui était abusé à ce point par ses
guides spirituels83 », il est impossible de ne pas reconnaître
l’intervention toute-puissante de l’épiscopat. D’autant plus que le désir de massacrer
les Réformés était loin d’être unanime. Le Parlement de Paris, quelques intendants
parmi lesquels d’Aguesseau, un prélat même, l’évêque d’Oléron, l’honnête Vauban, ainsi
que de nombreux catholiques étaient absolument opposés aux persécutions. Mais que
pouvaient ces voix, isolées contre les Jésuites et les évêques, dont Louis XIV était
désormais la proie, contre l’autorité d’un Bossuet ? Il faut connaître, pour
comprendre l’attentat, la haine furieuse du clergé français craignant la diminution de
ses revenus et de son autorité, contre les protestants et contre l’Édit de Nantes ;
par cette mesure, en effet, et « pour la première fois, comme l’a fait observer
Weiss84, le pouvoir civil en France
s’élevait hardiment au-dessus des partis religieux, et posait les limites qu’il ne
leur était permis de franchir, sans violer la loi de l’État. » L’Édit de Nantes,
c’est-à-dire la naissante liberté de conscience, c’était, pour le clergé, la Bastille
qu’il fallait, à tout prix, emporter. Et il y parvint, par l’entremise des
dragons.
Armés de la fourberie profonde qui constitue le meilleur de leur force, les
historiens catholiques, nous l’avons déjà vu, protestent invariablement contre
l’attribution au pouvoir religieux de la responsabilité des violences. Admirons leur
sublime naïveté… « L’Église, nous disent-ils, est innocente des excès qui furent alors
commis au cours de la destruction de l’« hérésie ». Le pouvoir civil en est seul
responsable, puisqu’à lui seul appartient la force. » L’argument est connu ; il tend à
démontrer que, si, manquant de la force nécessaire, vous mettez le couteau aux mains
d’un être robuste et dont vous avez fait votre chose, pour l’employer à vos desseins
homicides, le meurtrier c’est lui, et c’est vous l’innocent ; que si vous prêchez le
crime, laissant aux autres le soin de l’accomplir, vous demeurez sans reproche.
Michelet — qui, malgré son respect, a cloué Bossuet au pilori de l’histoire pour sa
conduite à l’égard des Réformés — a su caractériser cette hypocrisie sanglante : « Les
effrontés apologistes de la Révocation, Maimbourg, Brueys, Varillas, osaient écrire et
imprimer qu’on n’avait point persécuté. Mais Bossuet ajoutait qu’on avait le droit de
persécuter. « L’Église ne le fait pas, dit-il, car elle est faible. Mais les princes
ont reçu de Dieu l’épée pour seconder l’Église et lui soumettre les rebelles. »… C’est
sur ce droit de forcer la conscience que s’engage la querelle…
Bossuet n’échappe aux prises de Jurieu qu’en s’enfonçant dans sa barbare doctrine, en
soutenant, contre la nature, la pitié, la justice, — le faux droit de la tyrannie.
Mais pendant la dispute, le pied lui glisse dans le sang
85. »
Le représentant le plus illustre de ce clergé qui aurait toujours, au dire de ses
suppôts, répudié la violence, Bossuet, est, en réalité, un inquisiteur de race. La
haine sauvage dont il fit preuve en d’autres circonstances, envers le doux et
inoffensif Fénelon, montre bien que la violence lui était naturelle. Les plus
impitoyables d’entre les tortionnaires ont coutume d’appeler à leur secours cette
feinte douceur, cette humilité jésuitique qui ne persuadent que les niais. Quand le
futur évêque de Meaux écrivait dans un placet au roi : « Nous avons à cœur d’établir
un ordre et union à Metz entre tous les sujets de Votre Majesté », cela voulait dire
qu’il prétendait user de tous les moyens pour refuser le droit de vivre à une fraction
de la population de Metz ; plus tard dans un prêche aux Nouvelles
Converties, s’adressant aux protestantes arrachées par la force à leurs maris
ou à leurs pères, puis incarcérées, il les nommera : « ces pauvres filles, qui sont
venues à l’Église, … qui ont couru à nous… » ! « Il est dans sa tradition,
pourrions-nous ajouter en lui appliquant cette remarque d’un contemporain86, dans sa tradition de paroles exquises et
d’actes barbares : toute l’histoire de l’Église. « Paix aux hommes de bonne
volonté ! » Traduction : le bûcher. » De même par cette expression d’allure pacifique,
alors usitée, la « réunion des religionnaires », il faut entendre le plus souvent leur
extermination par la force armée, la roue, le gibet, la mutilation, les galères et les
outrages de toute nature. Bossuet faisait partie du « conseil secret pour la réunion
des religionnaires », il en était même le membre le plus influent. A l’égard des
nobles et des hommes illustres de la Réforme on employait l’intrigue. Aux yeux des
premiers on faisait miroiter de riches alliances et des faveurs spéciales, tandis
qu’on circonvenait les seconds, comme il advint du vieux ministre Ferri dont Bossuet
tenta en vain la conversion ; ce qui fit inspira au ministre Bernegger cette phrase
bien caractéristique : « Ces beaux projets d’accord ne me semblent, désormais, que de
beaux songes ; et, quelquefois, la peau du lion, ne servant plus de rien,
on prend celle du renard. » A l’égard de la bourgeoisie et du peuple on
employait les dragons ; on jugeait cet argument assez clair. Le double caractère de
fourberie et de violence des « conseillers secrets » apparaît bien dans cette
duplicité des moyens de conversion.
Alors même qu’il serait possible, en rejetant les preuves les plus évidentes,
d’innocenter l’Église des crimes de cette Inquisition, à qui fera-t-on croire que
l’épiscopat ignorait les Dragonnades ? S’il avait eu le moindre souci d’humanité ou
même de sa propre dignité, son devoir n’était-il pas de s’opposer à ce qu’on fit le
plus léger tort aux Réformés, de faire en sorte qu’on laissât agir sur eux la
puissance du livre, du prêche, de la controverse ? A qui fera-t-on croire davantage
que l’épiscopat ignorait le mérite, l’importance sociale, de ceux dont il exigeait
l’extermination, dont il provoquait la fuite ou la ruine, et le péril que cette fuite
occasionnerait tôt ou tard ? C’est pourquoi je trouve bien naïve la duplicité des
historiens d’Église, qui devraient avouer franchement, si la franchise leur était
permise, qu’en cette circonstance comme en tous temps, l’Église ne fut arrêtée par
aucun scrupule et ne recula devant aucun moyen pour imposer sa domination.
D’ailleurs, sous ce règne, l’ignominie et la folie semblent régner en maîtresses. Les
citoyens de France, fanatisés, se transforment en valets de l’épiscopat. Michelet
l’avoue sans feinte : « Le dix-septième siècle, avec sa majestueuse harmonie, qu’il
couvre de choses fausses et louches ! Tout est adouci, nuancé dans la forme, et le
fond est souvent pire. Pour remplacer les inquisitions locales, vous avez la police
des Jésuites, armée du pouvoir du roi. Pour une Saint-Barthélemy, vous avez la longue,
l’immense révolution religieuse qu’on appelle Révocation de l’édit de Nantes, cette
cruelle comédie de la conversion forcée, puis la tragédie inouïe d’une proscription
organisée par tous les moyens bureaucratiques et militaires d’un gouvernement
moderne !… Bossuet chante le triomphe. Et le faux, le mensonge, la misère éclatent
partout ! »87 Témoignage plus significatif encore :
M. Brunetière lui-même, le chantre attitré de Bossuet, est contraint à cet aveu : « …
De n’avoir point senti ce qu’il y avait de force ou de vertu morale dans le
protestantisme, d’avoir sacrifié, si je puis ainsi dire, au rêve d’une unité toute
extérieure, purement apparente et décorative, la plus substantielle des réalités,
voilà ce que l’on ne saurait trop reprocher à Louis XIV…88 » Alors que les protestants, poursuivis l’épée dans les reins,
s’enfuient par toutes les frontières, pour échapper au sort commun, Louis XIV écrit en
Hollande et en Angleterre « qu’il n’y à point de persécution, que les
protestants émigrent par caprice d’une imagination blessée
89. » La Maintenon spécule
sur les terrains que les persécutés étaient contraints, pour s’enfuir plus vite, de
vendre à vil prix. L’insupportable péronnelle qu’est la Sévigné s’écrie en parlant de
la Révocation : « C’est la plus grande et la plus belle chose qui ait été imaginée et
exécutée. » Fléchier, Massillon, l’abbé Tallemand, de l’Académie font éclater leur
enthousiasme au même sujet. Des règnes tels que ceux de Louis XIV, si l’on avait le
moindre souci de la justice et de la vérité, devraient être considérés comme des
périodes d’obscurcissement national, des périodes ensevelies sous la détresse et sous
la honte. Mais, que dis-je, tant qu’il existera des historiens assez aveugles ou
d’assez mauvaise foi pour qualifier, par exemple, l’institution de la caisse des conversions de Pellisson, cet ignoble et grotesque achat des
consciences pour un peu d’or, de « mesure d’humanité », comment
pourrait-on exiger que la vérité se fit enfin jour ? Depuis l’empire romain de la
décadence, il n’avait été peut-être pas été donné au monde d’atteindre une telle
profondeur d’inconscience dans le crime. Rien ne manque, à la bassesse de cette époque
et je me demande comment il peut se trouver encore des historiens assez dépourvus de
clairvoyance pour en tenter la glorification. Après avoir décrit cet énorme crime de
lèse-nation et de lèse-humanité, il faut jeter un voile de deuil sur cette partie de
notre histoire dont les Bossuet et les Maintenon, les Louis XIV et les Louvois, les
évêques et les intendants semblent avoir uni leurs efforts pour laisser après eux, à
leur patrie, un nom déshonoré.
Si, grâce à ceux que nous venons de nommer, c’est-à-dire grâce à la monarchie et au
catholicisme, cette époque peut être considérée comme l’une des plus honteuses de
notre histoire le spectacle offert par les persécutés, c’est-à-dire par les
représentants de la conscience et du droit, est l’un des plus grandioses dont la
France et l’Europe aient été les témoins.
Nous avons pu déjà le constater : ceux que Louis XIV et les catholiques feignaient de
considérer comme les ennemis de la nation, en constituaient, à vrai dire, l’élite. Les
Réformés ne demandaient qu’à vivre en paix dans le travail et dans l’étude, au sein de
leur patrie qu’ils enrichissaient. Pendant les premières années de persécutions, ils
ne cessèrent d’envoyer au Roi des suppliques empreintes de la plus touchante
modération, l’assurant de leur fidélité loyale à sa personne, lui faisant part des
misères qu’ils enduraient, et invoquant ce droit à l’existence qui leur avait été
conféré par ses prédécesseurs, cette assurance de vie solennellement garantie par
Henri IV et par Richelieu, confirmée par Louis XIV lui-même au début de son règne. Ce
sont ces doléances et ces représentations qu’énumère le pasteur Claude dans sa fameuse
Requête des protestants de France. Ils espérèrent longtemps que
justice leur serait rendue ne voulant pas croire encore que de tels crimes pussent
être commis avec l’agrément du pouvoir. « Du milieu des supplices et du fond des
galères, écrit Michelet, les ministres firent encore un appel à la discussion, et
Bossuet répondit par un altier mépris à ces hommes livrés au bourreau. » Et lorsque
rendus à l’évidence ceux qui étaient encore libres, furent résolus à s’enfuir, la
nécessité seule les y força. « La fuite du protestant est chose volontaire, écrit
encore Michelet. C’est un acte de loyauté et de sincérité, c’est l’horreur du
mensonge, c’est le respect de la parole. Il est glorieux pour la nature humaine qu’un
si grand nombre d’hommes aient, pour ne pas mentir, tout sacrifié, passé de la
richesse à la mendicité, hasardé leur vie, leur famille, dans les aventures
périlleuses d’une fuite si difficile. On a vu là des sectaires obstinés, j’y vois des
gens d’honneur qui par toute la terre ont montré ce qu’était l’élite de
la France. La stoïque devise que les libres penseurs ont popularisée, c’est
justement le fait de l’émigration protestante, bravant la mort et les galères, pour
rester digne et véridique : Vitam impendere vero. La vie même pour
la vérité !…
« … Les plus sages catholiques et les mieux informés, les gouverneurs, les
intendants… témoignent que, ni pour les mœurs, ni pour l’instruction, les catholiques
ne soutenaient la comparaison avec les protestants, ni les prêtres avec les ministres…
En ce sens, les protestants persécutaient, humiliaient le clergé. Leur vie, serrée et
régulière, en semblait la satire, et celle même des catholiques en général. Le grand
trait des mœurs de ce temps, la dévotion galante et la pénitence amoureuse,
l’universalité de l’adultère, distinguaient, séparaient fortement les deux sociétés.
La grande France, dévote et mondaine, avait sa bête noire en la petite, chagrine,
austère, qui, sans rien dire, contrastait par ses mœurs, importunait de son triste
regard90. »
Ce petit peuple héroïque des Réformés de France possédait en lui des trésors
d’énergie pour l’avenir. Lorsque des centaines de mille d’entre eux eurent franchi les
frontières, ce fut comme si des flots de sang se fussent échappés des veines de la
France, qui en demeura languissante. Le spectacle qu’ils donnèrent au monde, au milieu
des supplices, est l’un des plus sublimes de l’histoire. Ces hommes et ces femmes,
traqués comme des fauves, mais inébranlables en leur croyance, se réunissaient dans
les lieux les plus sauvages, les plus déserts, pour prier en commun et se retremper
dans leur foi. Souvent les dragons du roi, lancés à leur poursuite, surgissaient au
milieu des cantiques, et c’est à peine si quelques malheureux échappaient au massacre.
Le désir de la fuite les transformait en héros. Tantôt ils confiaient leur sort à
quelque frêle barque qui, par une nuit d’orage, lorsque la surveillance des
sentinelles postées sur les côtes, pouvait être plus facilement trompée, les portait
en Angleterre. Tantôt suivis de leurs familles, des femmes et des enfants, ils
s’engageaient à travers les montagnes pour gagner la frontière ou périr engloutis dans
les précipices. Aucun péril ne les rebuta, et ce qui les soutint dans la pire
détresse, ce fut la volonté invincible d’échapper aux bourreaux de Louis XIV, et de
vivre librement leur vie sur une terre de liberté.
Quoique gentilhomme catholique, Saint-Simon fut assez large d’esprit et de cœur pour
ne pas dissimuler la sympathie profonde que lui inspirèrent ces victimes de la
théocratie : « La révocation de l’édit de Nantes, écrit-il, sans le moindre prétexte
et sans aucun besoin, et les diverses proscriptions plutôt que déclarations qui la
suivirent, furent les fruits de ce complot affreux qui dépeupla un quart du royaume,
qui ruina son commerce, qui l’affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si
longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les
supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d’innocents de tout sexe par
milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma
les parents contre les parents pour avoir leur bien et les laisser mourir de faim ;
qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux
dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui leur donna le spectacle
d’un si prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime, cherchant asile
loin de sa patrie ; qui mit nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour
leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens aisés, faibles, délicats, à la rame, et
sous le nerf très effectif du Comité, pour cause unique de religion ; enfin qui, pour
comble de toutes horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et de
sacrilèges, où tout retentissoit de hurlements de ces infortunées victimes de
l’erreur, pendant que tant d’autres sacrifioient leur conscience à leurs biens et à
leur repos, et achetoient l’un et l’autre par des abjurations simulées d’où sans
intervalle on les traînoit à adorer ce qu’ils ne croyoient point, et à recevoir
réellement le divin corps du Saint des saints, tandis qu’ils demeuroient persuadés
qu’ils ne mangeaient que du pain, qu’ils devoient encore abhorrer. Telle fut
l’abomination générale enfantée par la flatterie et par la cruauté. De la torture à
l’abjuration et de celle-ci à la communion, il n’y avoit pas souvent vingt quatre
heures de distance et leurs bourreaux étaient leurs conducteurs et leurs témoins. Ceux
qui, par la suite, eurent l’air d’être changés avec plus de loisir, ne tardèrent pas,
par leur fuite ou par leur conduite, à démentir leur prétendu retour.
« Presque tous les évêques se prêtèrent à cette pratique subite et
impie. Beaucoup y forcèrent ; la plupart animèrent les bourreaux, forcèrent les
conversions et ces étranges convertis à la participation des divins mystères, pour
grossir le nombre de leurs conquêtes, dont ils envoyaient les états à la Cour pour en
être d’autant plus considérés et approchés des récompenses. »
Tel est le tableau présenté par un contemporain. Que pourrait-on y ajouter ? La
situation est nette. D’une part, éclatent l’énergie, l’honnêteté, le loyalisme, la
valeur, l’intelligence, l’amour de la justice, l’héroïsme des victimes protestantes ;
d’autre part, la lâcheté, l’iniquité, la bassesse, le crime, la sottise des
persécuteurs catholiques et royaux.
A cette époque, ce sont les protestants qui représentent la vraie France,
industrieuse et sagace, d’esprit ouvert et de forte activité. Situés du côté du droit
et de la justice, ils sont orientés vers l’humanité future. Bossuet et ses émules
symbolisent à merveille l’éternelle rhétorique catholique et latine, se payant des
mots et d’attitudes, l’erreur battue en brèche, qui appelle à son secours la violence
et la mauvaise foi, le faux esprit de Rome s’efforçant d’étouffer le sentiment
national.
Il n’est pas exagéré de dire qu’à cet instant, à l’aube des temps modernes, grâce à
l’industrie et à l’esprit, au travail et à la droiture des Réformés, la France
s’acheminait vers un avenir certain de prospérité et de stabilité, si la voix d’un
prélat catholique, armant la faible main d’un despote, n’avait écrasé brusquement cet
avenir dans son germe, au nom de la « Vérité ». Minute tragique de notre histoire !
Inexprimable mélancolie ! En cet instant, la France se barre d’elle-même l’avenir, en
permettant au pouvoir religieux d’entraver par de nouveaux obstacles son évolution
vers l’autonomie morale. Aucune expiation de ce forfait aux conséquences ineffaçables
ne peut plus être admise, et le geste de Bossuet plane encore sur notre destin.
L’Église de France, en trahissant la cause nationale, se déshonore une fois de plus,
et c’est en elle qu’il faut reconnaître l’origine des désastres postérieurs de la
France, qu’elle amputa de ses plus nobles individus. Qu’importe d’ailleurs à un
Bossuet ou à tel évêque que la nation, dont ils déterminent le futur, s’achemine vers
le néant, lorsque la voix formidable du fanatisme leur commande de sacrifier toujours
cette nation au Moloch-« Vérité » ?
L’une des médailles frappées pour perpétuer le souvenir de cet acte mémorable,
l’écrasement, pour un siècle, de la libre pensée religieuse en France, représente « la Religion plantant une croix sur des ruines, pour marquer, ajoute
Weiss, le triomphe de la vérité sur l’erreur, avec cette légende ; Religio victrix ». Je découvre dans cette médaille, un sens qui dut échapper
aux hommes d’alors. Ces ruines, en effet, ce ne sont pas uniquement celles de
l’« hérésie », celles d’un petit peuple endurant et fier, ce sont aussi les ruines de
la France, que cette élite conduisait lentement à l’avenir, et qui demeure sans force,
comme prostrée, après ce coup de poignard dont l’Église l’a frappée au cœur. Cette
croix triomphante, qui se dresse au-dessus des ruines de la France, n’est-elle pas un
symbole effrayant de vérité ? N’est-elle pas une illustration frappante de l’attentat
commis par les représentants de l’Église sur la France, de ce triomphe néfaste du
pouvoir religieux, qui, pour marquer sa domination, plante sur les ruines qu’il a
amoncelées, la croix de Jésus ? Symbole abominable, d’un grandiose enseignement ! La
croix de Jésus, le juste et le pitoyable passée aux mains des prévaricateurs et des
bourreaux, se dresse alors, dans tout l’éclat de sa victoire, sur les débris d’un
peuple de trente millions d’hommes dont elle a fait sa proie, sa chose et sa
conquête…
Réfléchissons à cela.
Une tâche importante nous reste, celle de relater un dernier fait, le plus frappant
peut-être, celui qui nous permettra de porter un jugement d’ensemble sur le rôle
social de Bossuet.
Les persécutions du seizième et du dix-septième siècles, les dragonnades et la
Révocation ont chassé de France sept cent mille Réformés.
Que se passe-t-il ?
Les nations protestantes qui avaient assisté avec horreur aux scènes de carnage dont
la France offrait alors le spectacle, n’osant intervenir par crainte de Louis XIV,
accueillent avec enthousiasme les fugitifs. L’Angleterre, la Hollande, le Danemark, la
Suisse et le Brandebourg leur offrent à l’envi asile et réconfort, tandis que
quelques-uns de ces proscrits se réfugient jusqu’en Islande, en Amérique et au Cap de
Bonne-Espérance. Cette conduite de l’Europe protestante envers nos proscrits avait un
double motif : la solidarité de croyance d’abord, ensuite l’appât de la richesse et de
la civilisation qu’ils apportaient avec eux.
Ne nous occupons que des protestants français réfugiés dans le Brandebourg. Cela
suffira pour nous faire comprendre cette parole de Michelet : « La Révocation n’est
nullement une affaire de parole. C’est une lourde réalité, matériellement
immense (effroyable moralement). » L’ouvrage de Weiss nous permet de suivre pas
à pas la fortune de nos proscrits.
L’électeur Frédéric-Guillaume, « le véritable fondateur de la grandeur de sa
maison », comprit tout ce que son pays stérile et sauvage pouvait gagner en mettant à
profit la faute énorme que la France venait de commettre. A la Révocation de l’édit de
Nantes il répondit, le même mois, par l’édit de Postdam où il disait notamment :
« Comme les persécutions et les rigoureuses procédures qu’on exerce depuis quelque
temps en France contre ceux de la religion réformée ont obligé plusieurs familles de
sortir de ce royaume et de chercher à s’établir dans les pays étrangers, nous avons
bien voulu, touché de la juste compassion que nous devons avoir pour ceux qui
souffrent pour l’Évangile et pour la pureté de la foi que nous confessons avec eux,
par le présent édit, signé de notre main, offrir aux dits Français une retraite sûre
et libre dans toutes les terres et provinces de notre domination ; et leur déclarer
en même temps de quels droits, franchises et avantages, nous prétendons les y faire
jouir, pour les soulager, et pour subvenir en quelque manière aux calamités avec
lesquelles la Providence divine a trouvé bon de frapper une partie si considérable
de son église. »
La réponse à cet appel ne se fit pas longtemps attendre. Des milliers de Français
accoururent à Berlin et dans les autres villes du Brandebourg : militaires,
gentilshommes, gens de lettres, marchands, manufacturiers, laboureurs.
Vingt-cinq mille d’entre les réfugiés entrèrent dans l’armée de
Frédéric Guillaume, parmi lesquels six cents officiers et des régiments entiers,
uniquement composés de Français. Les gentilshommes remplirent des emplois à la cour et
dans la diplomatie. Les gens de lettres, les théologiens, les artistes, les juristes
et les médecins apportèrent le concours de leurs lumières. Les commerçants et les
manufacturiers enrichirent la nation. Les teinturiers, les tanneurs, les mégissiers,
les gantiers, les papetiers, les tapissiers, les verriers, les fondeurs, les
armuriers, les serruriers, les potiers, les orfèvres, les graveurs, les horlogers, les
brodeurs, les tailleurs, les cuisiniers, les quincaillers, les épiciers, les libraires
fondèrent une véritable industrie nationale en Prusse, enlevant de ce fait à la France
la plus grande partie de ses monopoles. Les laboureurs, les jardiniers, les
maraîchers, les vignerons défrichèrent des régions entières du pays-Dix mille Français
vinrent s’établir à Berlin et « contribuèrent à transformer cette ville qui
ressemblait avant eux à une étable infecte habitée par quelques milliers
d’engraisseurs de bétail, en une capitale élégante, ornée de palais somptueux, de
maisons commodes et dont la population fut portée rapidement de sept mille à
vingt-sept mille habitants. »91 Le résultat fut
prodigieux.
« Avant la révocation de l’Édit de Nantes, dit M. Vacher de Lapouge en une page
mémorable92, la Prusse n’était qu’un petit État
misérable, à demi désert et sans industrie, Berlin une petite ville ou plutôt un grand
village malpropre. En moins d’un demi-siècle, les réfugiés eurent fait de Berlin un
grand centre en toutes choses, et ils donnèrent à la Prusse une armée
puissante… Autour de Postdam se groupaient plusieurs milliers de familles de
protestants messins. Leurs descendants sont en partie retournés à Metz et constituent
avec des noms français la population la plus antifrançaise de toute
l’Alsace-Lorraine. Rétablis par la Prusse, ils sont le plus solide appui
de la puissance prussienne dans les provinces annexées… La
puissance militaire de la Prusse remonte à cette époque, elle vient du
développement de ce premier noyau… Une bonne partie de la classe dirigeante de la
Prusse descend d’une manière directe ou par les femmes de ces réfugiés et surtout des
officiers protestants. On sait que nous n’avons pas en Allemagne
d’ennemis plus intransigeants… La Prusse existait à peine avant l’édit de
Postdam : le lendemain elle avait les éléments d’une prospérité qui devait faire
d’elle une grande puissance, tandis que la France, appauvrie d’autant, commençait sa
marche vers le déclin. La révocation de l’Édit de Nantes a été pour la France un fléau
pire que la peste, car la peste ne choisit guère et la persécution choisit les
meilleurs pour les frapper. Si la Prusse n’avait pas reçu cette impulsion soudaine, si
elle n’avait pas absorbé toute cette force d’eugénisme, ses destinées n’auraient pas,
malgré tout le génie d’une série de grands princes, balancé celle des autres états
allemands. Si la France, par réciproque, avait la postérité des hommes qui émigrèrent
ainsi, sa situation serait aujourd’hui tout autrement brillante… »
Mais après ces paroles révélatrices, écoutez l’énonciation du fait lui-même, du fait
qui domine tous les autres, de la bouche de ce même sociologue impartial :
« La puissance de la Prusse, son hégémonie en Allemagne et en Europe sont
les conséquences évidentes de notre grande faute religieuse. »
Nous voici donc pourvus de la base indispensable pour tirer notre conclusion, qui est
imminente et que l’on entrevoit déjà.
Ce sont les Réformés de France, chassés à la voix de Bossuet, qui ont fondé la
puissance militaire de la Prusse. Nous savons d’autre part que c’est la puissance
militaire de la Prusse qui a donné à l’Allemagne sa force et son unité.
Nous savons également que notre défaite de 1870 nous fut infligée par cette Allemagne
dont les proscrits français déterminèrent la fortune.
Notre conclusion, nous la donnons en peu de mots :
C’est à la Révocation de l’édit de Nantes que nous devons d’avoir été
vaincus et l’auteur responsable du désastre de la France, il y a vingt-sept
ans, n’est autre que Bossuet.
Quelqu’étrange qu’il paraisse à première vue, le fait est là, sous nos yeux,
indéniable et clair :
Bossuet, à la tête de l’épiscopat français, fait chasser de France l’élite de la
France, cinq cent mille de ses meilleurs citoyens. Une forte part de ces proscrits
vient coloniser la Prusse, fonde sa puissance militaire. La Prusse nous écrase moins
de deux siècles après. Remontez à l’origine de notre défaite, et vous trouvez l’homme
des Dragonnades et de la Révocation.
Ainsi, il n’y a plus d’équivoque. Le fastueux orateur chrétien dont la France n’est
pas encore lasse de s’enorgueillir, celui qu’elle présente au monde comme l’une de ses
gloires les plus pures, est en vérité celui qui lui donna le plus formidable coup de
poignard dont son cœur ait saigné. Et ce n’est pas seulement une défaite qu’a
engendrée la Révocation, c’est d’elle que date notre déclin, peut-être définitif, du
moins, indéniable.
L’amputation de 1871 n’est que le contrecoup normal et fatal de l’amputation de 1685.
Louis XIV a suscité Bismarck. Bossuet par la parole et de Moltke par l’épée, ont
collaboré au désastre français. La Prusse devrait élever un monument national de
reconnaissance à Bossuet, à celui qui fit sa fortune.
N’est-il pas étrange d’entendre glorifier par des Français, qui semblent, en d’autres
cas, se piquer de pudeur et de conscience, celui qu’il est impossible, si l’on a
quelque souci de la vérité historique, de ne pas considérer comme l’un des grands
traîtres de notre histoire nationale, ce comédien sinistre qui conduisit allègrement
la France à sa perte, à la musique de ses redondantes et creuses périodes de rhéteur ?
N’est-il pas stupéfiant d’entendre dire à tel de ces critiques « membre du conseil
supérieur de l’instruction publique » que « sa gloire si pure doit
toujours rester une des religions de la France » ? N’est-il pas plus prodigieux
encore qu’un tollé d’indignation et de mépris ne couvre pas pour toujours la voix d’un
homme que nous venons d’entendre condamner, quoique à regret, la Révocation, et qui ne
craint pas cependant de prononcer d’aussi dérisoires paroles que celles-ci : « Partout
où j’ai passé, j’ai pu constater que le catholicisme c’était la France,
et la France c’était le catholicisme. Je l’avais souvent entendu dire, et
j’étais assez disposé à le croire. Je l’ai vu, j’en suis convaincu maintenant et, sans
doute, je n’aurais pas beaucoup de peine à vous en convaincre vous-mêmes, mais je
voudrais, en dehors de tout esprit de parti et dans le seul intérêt de la grandeur du
nom français, que tout Français en fût convaincu comme nous. Je dis bien, messieurs,
dans le seul intérêt de la grandeur du nom français et de la
patrie. Tel est aujourd’hui l’état du monde civilisé qu’un Français ne saurait
rien faire contre le catholicisme, qu’il ne le fasse au détriment de la grandeur de la
France, pour le plus grand avantage de quelque puissance ennemie, et réciproquement
dans le monde entier, que ce soit en Chine ou au Canada, tout ce que l’on
fait dans l’intérêt du catholicisme, on le fait, ou du moins on l’a fait jusqu’ici
dans l’intérêt de la France elle-même »93.
L’absurdité de la contradiction n’est elle pas flagrante ?
N’est-il pas profondément burlesque en un mot, d’entendre les admirateurs de l’homme
néfaste parler, sans rire, de patrie et de nationalisme ?
C’est à ces derniers, à tous ceux qui ont dressé dans leur cœur un double autel au
catholicisme et au chauvinisme, aux patriotes d’Église, qu’il serait permis d’adresser
ces paroles : « Ô naïfs ! apprenez l’histoire de votre propre. Église. Vous y lirez
qu’il y eut au xviie
siècle un prélat nommé Bossuet
qui, à la tête de l’épiscopat français, contraignit le pouvoir à expulser de France
cinq cent mille Français, les plus loyaux, les plus énergiques, les plus industrieux,
les plus intelligents. Si vous suivez, hors de France, la fortune de ces proscrits
chassés pour leur libre foi, vous constaterez qu’une fraction d’entre eux alla
s’établir en Prusse et détermina l’hégémonie de ce royaume.
« Qu’en pensez-vous, éternels ignorants ? Si vous considérez Bossuet comme l’un de
vos maîtres, comme l’une de vos gloires, de quel droit vous insurgez-vous contre la conséquence normale de sa volonté, c’est-à-dire notre écrasement par
la Prusse ? Seriez-vous absurdes à ce point ? Ou vous cesserez de vous indigner contre
un ennemi, qui ne fut qu’un instrument aux mains de la destinée normale et fatale
qu’engendra votre héros, ou bien vous avouerez, comme nous, que ce héros ne fut en
vérité qu’un traître.
« Mais l’hypocrisie déprima peut-être trop violemment vos cerveaux et vos cœurs pour
vous permettre aujourd’hui de reconnaître louablement la vérité. Vous ignorez sans
doute la logique de l’univers, qui exige que les fautes soient toujours expiées par
leurs conséquences. Avouez-le donc, s’il reste au fond de vos consciences amères,
quelque parcelle de bonne foi : votre attitude est insoutenable. Et si vous ne voulez
pas paraître plus longtemps complices de celui et de ceux qui, au chant des cantiques,
de gaieté de cœur enfoncèrent au sein de la France le poignard béni par l’Église, si
vous ne voulez pas laisser supposer que vous êtes encore capables d’un
même attentat dans l’avenir, votre simple devoir d’hommes honnêtes vous
commande la même révolte qu’à nous-mêmes contre le dogme monstrueux qui nous
étouffe.
« Il n’y a pour vous que deux voies à suivre : ou bien, cessant de vous répandre en
patriotiques imprécations contre un ennemi que l’un des vôtres, l’un de vos héros les
plus chers arma de sa propre main, vous ferez rejaillir votre haine contre ce héros ;
ou bien, fermant obstinément vos yeux devant la vérité (non pas
cette « vérité » que vous enseignez, mais la vérité du monde en lui-même), et
continuant d’exalter le traître, vous cesserez de vous indigner contre la réalisation
de son vouloir. Hormis ces deux voies, il n’y a que l’absurde.
« Et dans le cas où, invinciblement retenus par votre manque séculaire de franchise,
vous continueriez à garder l’attitude qui consiste à couvrir un homme de louanges, à
le magnifier en toutes occasions, et à feindre de vous emporter contre ceux dont il a
fait la puissance et qui deux siècles après, s’en sont servis contre vous, vous saurez
que nous sommes autorisés par cela même à vous tenir désormais pour hypocrites et
comédiens.
« Ou vous serez des nationaux, et en tant que nationaux, vous renierez ceux qui
conduisirent la nation à sa ruine.
« Ou vous serez les défenseurs obstinés de la félonie, et vous serez des
suspects. »
A cet exposé nous ajouterons une brève conclusion générale.
Le fait que nous venons de relater n’est qu’un épisode saillant de l’histoire
générale des rapports de l’Église et des États.
Nous avons vu que de la révocation de l’Édit de Nantes, c’est-à-dire du rejet de sa
réforme religieuse, date le déclin de la France ; et qu’au contraire de la Réforme,
date la prépondérance des nations qui l’acceptèrent.
Que signifie ce double fait ?
Ceci : que les nations, dont la vie religieuse dépend de Rome, portent en elles un
germe de mort.
Les exemples abondent. L’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Autriche, la France, les
républiques sud-américaines, nations catholiques, sont en décadence.
L’Angleterre, la Hollande, le Danemark, l’Allemagne, la Suisse, nations réformées, au
contraire se maintiennent ou s’épanouissent
Aux peuples qui n’ont pas su s’en débarrasser à temps, l’Église dévore le cerveau et
la moelle. Le sort de la Pologne, de l’Arménie et de l’Irlande, n’est pas sans
signification à ce point de vue. C’est en ruinant les énergies qu’elle impose sa
domination. Les peuples qui ont, au contraire, secoué le joug de l’autorité religieuse
et qui lui ont substitué le libre examen, ont accru par cela même leur énergie.
Je ne suis pas protestant : — je crois même que toute religion qui prend comme
expression complète de la vérité du monde un livre quel qu’il soit, Bible ou Coran,
est radicalement fausse, — mais il est de toute évidence que le protestantisme,
s’étant détaché de Rome et ayant inscrit le libre examen en tête de son programme, a réalisé un progrès immense sur le catholicisme autoritaire et
pourri. Un exemple seul suffirait, s’il était besoin d’un exemple pour confirmer une
vérité tellement éclatante : la situation de l’Écosse avant et après Knox.
Je sais que la Révocation de 1685 n’a pas empêché la France de faire la Révolution de
1789, bien plus que c’est la Révocation qui a engendré la Révolution, pour ainsi dire.
Mais il reste à savoir si les sautes brusques, précédées et suivies de
stagnations, valent les évolutions méthodiques et lentes. L’exemple de l’Europe
semble une réponse négative.
La voie dans laquelle la France s’est engagée ne paraît pas être celle du progrès et
de la vie. Toutefois, si nous considérons son histoire et son tempérament, ses
Révocations et ses Révolutions, ses Bossuets et ses Rousseaux, ses réactions néfastes
et ses hardiesses sublimes, nous ne pouvons nous empêcher de rêver pour elle un rôle
grandiose dans l’avenir.
Si, par-delà le protestantisme, par-delà les Bibles et les formalismes, par-delà
toutes les traditions judeo-chrétiennes et spiritualistes, elle parvenait un jour à se
créer une foi vraiment moderne, uniquement basée sur la nature et
sur la vie, une foi dont tout homme serait le prêtre, le fidèle et le dieu, dont
l’Univers serait le temple, avec l’infinie liberté comme dogme, nul rôle plus glorieux
ne pourrait être rempli sous le soleil.
Pour formuler une foi, il faut la force. La France énervée et
malmenée en possède-t-elle encore une suffisante dose ? L’avenir seul nous
répondra.
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