L’art et la sexualité
L’abstinence sexuelle comme principe créateur en art
B. Guinaudeau.
L’Abbé Paul Allain.
Je suis vivement reconnaissant à M. G. Rodenbach d’avoir précisé en moi un sentiment
que je possédais obscurément sans pouvoir le formuler, et de me fournir l’occasion
d’une critique d’ensemble, en publiant ce suggestif volume : Les Vies
encloses. Ce livre contient un poème intitulé : Aquarium
mental, dont la lecture m’a secoué d’un frisson révélateur. Je collectionnerai
tout d’abord pour le lecteur qui les ignore, quelques fragments parmi les plus
étranges :
Et que lui fait alors la Vie ? Et qu’est-ce encore
Je ne sais si le public a su découvrir entre les lignes de ce poème délicieusement
ensorceleur les traces de l’anormal et dangereux penchant qui conduisit à leur ruine
tant de nobles esprits. Quant à moi, j’y saisis l’expression la plus complète, la plus
précise et la plus raffinée de cet état spécial a quelques-uns de nos jeunes artistes,
que je qualifierais de terreur du réel ou d’onanisme
mental. Nous nous trouvons là en face d’une grave affection, dont une bonne
partie de la neuve génération artistique me semble atteinte, sans chercher à s’en
guérir, à la racine d’un mal qui dévore l’énergie d’une jeunesse déjà caduque et
refroidie.
Et d’abord, exposons brièvement notre pensée.
L’adolescent vierge est sans réel contact avec le monde extérieur. A l’âge normal de
la virginité, cet isolement du monde, nécessaire à la croissance de l’individualité
physique, est une source de force et de profit, loin d’être néfaste. Mais dès qu’a
sonné l’heure vraiment humaine des solidarités et des étreintes, ce repliement sur soi
n’engendre plus que faiblesse et que dessèchement. Alors la fusion s’impose. L’un
appelle le tout. Chaque être demande à se nourrir des contingences pour les refondre
en lui, suivant son propre caractère. Il veut s’épanouir en toutes choses, pour que
toutes choses s’épanouissent en lui. L’homme qui dès lors, a l’âge de l’amour, se
livre aux voluptés solitaires et s’enferme en son propre être, ne jouit que de
lui-même, de son pauvre et triste moi. Devant l’acte vivant, sa crainte et sa frayeur
se traduisent par une fuite toujours plus éperdue en lui-même. Entre le monde et lui
une barrière s’élève, toujours plus haute. L’isolement le stérilise, car la solitude
n’engendre qu’elle-même. L’évolution de notre individu est une perpétuelle négation de
virginité. La pureté n’est pas le produit de l’absorption en soi : la réelle pureté
jaillit du mélange et de l’étreinte. Ce n’est pas l’eau solitaire et croupie de
l’étang qui est pure ; c’est l’eau violente, frémissante et cristalline du torrent qui
est pure. La solitude corrompt ; l’expansion purifie.
A quel instinct ou à quel sentiment peuvent donc obéir ceux de nos jeunes artistes
auxquels je viens de faire allusion, en fermant leurs yeux au monde pour préserver de
contacts impurs le développement de leurs consciences, en se livrant à ces jouissances
secrètes, à cette culture intensive et exclusive du « moi », qui les sépare de toute
humanité ? Je crois que cet appétit de la solitude mentale et du plaisir jalousement
individuel, — ce mode d’embrasser la vie qui consiste à la savourer avec art et toute
entière en soi-même, — peut facilement se ramener à une cause unique. Voici de quelle
façon je l’entends. L’onanisme mental provient presque toujours de l’impuissance
physique, qui est elle-même la conséquence du manque d’énergie vitale chez l’individu
qui en est atteint. La terreur de l’étreinte naturelle des sexes ne peut provenir que
de la pauvreté du sang, car l’être sain et puissant désire et se satisfait. Le
solitaire désire, mais pas assez fortement pour oser satisfaire son instinct de
jouissance. Et comme cet instinct de jouissance exige, pour la grandeur de l’individu
et du monde, sa nourriture et son expansion, le craintif et douloureux solitaire
s’efforce de la satisfaire par des moyens hors nature. Des raisons de différent ordre
peuvent expliquer cette fécondation de l’individu par lui-même, par exemple de graves
imperfections physiques du sujet, l’influence d’un milieu puritain ou idéaliste,
l’habitude de travaux spécialement intellectuels pervertissant la vie corporelle. Mais
si des causes multiples peuvent y conduire, nulle raison ne peut la justifier, si ce
n’est la maladie, l’emprisonnement, la vie déserte, ou quelque autre motif de cet
ordre majeur. Tout être vivant qui, plongé dans un milieu d’action et de passion, de
haines et de sympathies, de lutte et de liberté, de mille et mille liens entremêlés,
d’hommes et de femmes, dans un ensemble de toutes les vies, de toutes les natures, de
toutes les jouissances, ne s’élance pas d’un libre instinct dans ce riche univers,
pour y satisfaire sa soif infinie du plaisir et lui demander sa part de tout ce qu’il
recèle de saveur et de sens, ne sera jamais qu’un rameau desséché sur l’arbre de la
grande vie : sans parfum, sans éclat, sans fruit et sans couleur, sans force
créatrice. La joie physique et mutuelle étant le cœur même de l’existence, celui qui
n’en poursuit pas, invinciblement et pleinement à travers le monde, la possession, ne
connaîtra jamais le sens de la vie, ni ce qu’un être peut contenir en lui ; sa
croissance ne sera jamais plus que la maigre efflorescence de la tige que compriment
les pavés d’une cour et qu’enténèbre la barrière de froides murailles. Rien ne peut
remplacer l’audace et la franchise de vivre : aucune vertu ni aucun vice, aucune
patience ni aucune finesse, aucune intelligence ni aucune délicatesse ne
peuvent valoir le clair et libre accomplissement d’un acte naturel et libre,
pas même l’art prodigieusement esthétique et raffiné auquel peut parvenir l’égotisme
dans tous les mondes, et spécialement — selon l’intention de cet article — dans une
partie de la jeunesse littéraire moderne. Si l’on aime une femme saine, la nature ne
connaît pas encore d’autre mode d’épanouissement de cet amour, que de l’aimer
physiquement.
J’admire avec quelle précision et quelle délicatesse, M. Rodenbach a su dépeindre en
ce poème, dont j’ai cité plus haut quelques vers, le cœur même de l’onanisme. Comme je
comprends cette expression de si mélancolique pitié à l’égard de « ceux que la vie
intéresse » !… Le dérivé mental de l’onanisme tel que nous venons de le dépeindre,
c’est en effet, la conception fixe que pour parvenir dans le calme de la félicité, à
une vision esthétique de l’univers, il faut se détourner méthodiquement de tout ce que
colore un rayon de vie, de tout ce qui respire et frémit, de tout ce qui pourrait
ressembler même lointainement, à une action, en un mot de tout ce que la vie vulgaire
pourrait ternir de sa matérialité sans goût. Le solitaire découvreur des terres
vierges du songe ne permet pas aux grossiers produits d’humanité d’embarrasser la
route qu’il suit, perdu qu’il est dans son rêve d’épuration toujours plus artistique
et plus parfaite. C’est en persévérant dans cette voie qu’il grandit peu à peu à sa
propre vue, dans l’isolement et l’inimitié du tout. Dans le monde qui n’est qu’une
immense étreinte, où chaque atome de chaque vivant reçoit et déverse mille sensations
variées, profondes ou fugitives, de douleur et de joie, où chaque impondérable
molécule de chair est, à chaque seconde, baignée par les flots continus, en marche
éternelle, d’êtres innombrables qui subissent eux-mêmes la même toute puissante
fécondation, où les floraisons humbles ou géantes de l’action, s’épanouissent et
meurent, nourrissant de leurs parfums et réchauffant de leur éclat la mouvante foule
autour d’eux, dans ce monde où la grandeur naît de l’enlacement des forces, le
solitaire amoureux de lui-même, refermant sur son être, d’un geste de farouche et
pudique fierté, le triple voile de son dédain, de sa mélancolie et de son art, se
dresse devant le monde stupéfait comme la victime de l’exil dans un monde de douleur
insondable. Pour ces âmes d’exceptionnelle clarté, l’isolement farouche est la
condition essentielle de toute grandeur individuelle, tandis que le monde croupit
autour d’eux, au-dessous d’eux, dans l’ordre des promiscuités. Ce qui peut convenir à
la foule des humains perd par cela même toute valeur à leurs yeux.
Celui même qui a dressé dans son cerveau, avec des assises dans l’être entier, un
autel au dieu des voluptés secrètes, contemplant sa propre image que des rides
précoces lui interdisent seules de comparer à l’éclatante beauté d’un Narcisse,
s’adresse à lui-même ces paroles dans la mystérieuse solitude de son être : « Restons
de plus en plus en nous-mêmes, d’essence toujours plus rare et sans cesse plus
précieuse ; ne troublons pas ce qui doit rester pur, pour dominer les vains fantômes
illusoires des réalités et l’immense troupeau des apparences. A travers les stériles
et bruyantes agitations du songe vital, faisons le silence en nous-mêmes, soyons
toujours plus silencieux ; que le silence étende un voue entre la chasteté de nos
élans et ces vaines formes, là-bas ; que le silence croisse en nous, jusqu’à ce qu’il
chante… Ô le chant du silence !… la noble et mélancolique douceur de ce chant !…
J’entends en moi naître et s’élever la mélodie des élus du silence… Et le solitaire,
abîmé sans la contemplation de sa beauté, dont la simple clarté du jour ruinerait
l’infinie délicatesse incomprise, se perd de plus en plus dans les abîmes de
jouissance qu’il découvre en lui-même, en sculptant sa propre image, d’une main que
l’art rend toujours plus mystérieusement habile. Cette variété d’esprits précieux et
rares dépend d’une esthétique tellement raffinée que tout usage de la vie leur est
insupportable et vulgaire, s’ils ne l’ont auparavant épurée jusqu’au point où il leur
est impossible d’en jouir matériellement et sensuellement. Les enfants de cette race
élue pour les exceptionnels destins, ne sont pas rares parmi nous, et nous n’avons pas
à craindre pour aujourd’hui l’extinction de cette aristocratie du
non-sens.
Chacun de nous a sûrement observé dans son entourage l’un de ces êtres incapables de
prendre la réalité pour elle-même et qui ressentent en face d’elle, une inexprimable
terreur. A travers le prisme de leur cerveau dégénéré que ruine progressivement leur
abstention farouche de vie générale, toute réalité se déforme, même et surtout la plus
proche. Voyez agir — ou plutôt non agir — et se mouvoir ce fantastique personnage qui,
mis en présence de n’importe quel aspect de notre monde, semble être tombé subitement
d’une planète en décomposition. L’usage des plus simples actions lui cause une
perpétuelle horreur, qui se manifeste tantôt par un trouble éperdu et sans cesse
croissant, tantôt par de stupéfiantes maladresses, qui provoqueraient l’hilarité du
plus petit portefaix dans la rue ; soit par des accidents bizarres que le manque
d’audace de la victime empêche seul d’être funestes ; soit encore par un balbutiement
qui appelle à son secours les plus précieuses et les plus subtiles finesses du
dialogue esthétique, mais qui ne parvient pas à trouver les plus simples mots du
langage de tous ; soit enfin par une ignorance, aristocratique mais absolue, des
diverses et primaires méthodes par lesquelles un animal des premiers degrés de la
création ose instinctivement jouir de la vie. S’il s’efforce par hasard de suivre un
moment l’exemple du vulgaire, pour une action usuelle dont il reconnaît temporairement
la nécessité, c’est au prix d’efforts inouïs qu’il pourra dompter son habitude de
s’approcher des choses de la vie par la route la plus longue, la plus ténébreuse et la
plus compliquée ; et même sil y parvient, sa jouissance sera médiocre. Pour ce raffiné
dilettante, jouir d’une chose importe peu : c’est la méthode à suivre
pour n’en pas jouir, qui occupe tous ses instants. C’est à ce travail qu’il
consume peu à peu son existence en précieuses voluptés intellectuelles dont témoignent
les rides prématurées d’un visage que n’éclaira jamais aucun rayon de saine joie.
Regardez s’avancer vers vous ce distingué spécialiste des titillements de l’âme. Sa
marche saccadée, tantôt rapide, tantôt incertaine, le conduit indirectement vers vous
par un chemin qu’assurément nul être vivant sur ce globe n’eut instinctivement suivi.
Sur son visage flotte un air d’angoisse profonde, bien que violemment contenue et
cachée ; une atmosphère émane de lui, semblable à celle qui flotte autour des ruines.
Cet homme arrête sur vous deux yeux, qui sont beaux, mais tournés au dedans : ce sont des yeux qui ne regardent pas. S’il parle de choses pratiques
d’importance vulgaire, il saura employer de telles périphrases qu’il vous est
impossible, après l’avoir quitté, de répéter un seul mot de son langage, d’une
imprécision tellement esthétique, que l’homme le mieux doué ne pourrait en saisir le
sens réel. Si, d’aventure, vous le questionnez, soyez sûr qu’il vous faudra prendre
l’exact contraire de sa réponse, si vous ne voulez pas commettre une erreur, et cela
toujours par le même besoin invincible de cacher la vérité afin de la conserver plus
rare et plus personnelle. En un mot ce lamentable personnage contient en lui, à doses
différentes, des éléments d’involontaire bouffonnerie et de tragique faiblesse qui en
font l’une des plus singulières floraisons de la multicolore humanité.
Ce que le solitaire peut nous inspirer, après l’étonnement ou la colère, c’est un
sentiment de profonde pitié que mérite à tous égards ce naufragé de la vie, dont les
larges flots n’ont pu épanouir les pauvres et tristes sens. Infiniment las et vieilli
avant l’âge, sa mélancolique existence s’assombrit de plus en plus, parfois même
jusqu’à la folie ou au suicide. Goûtant chaque jour la saveur amère de sa conscience
stérile, la vie n’est pour lui qu’une ironie funèbre, affolante et cruelle.
Un autre motif nous force à combattre ceux qui tentent d’élever l’onanisme mental à
la hauteur d’une méthode : l’examen des résultats positifs que cette méthode a
enfantés dans le monde nous le fournit. Je ne crois pas qu’il existe dans le monde
entier une seule œuvre d’art, de premier ordre et d’incontestable grandeur, qui soit
sortie de l’un des exemplaires de cette race inféconde. Je crois au contraire que
toutes les œuvres où éclatent la couleur, la nouveauté, la richesse et la variété, —
toutes qualités du génie — ont eu pour auteurs des êtres vivant et sentant, en intime
et sensuel contact avec le monde, dépourvus de la crainte de s’y mêler largement et
d’y renouveler sans cesse leur vitalité par des sensations intégralement et réellement
vécues. Toute œuvre forte est un rayon de réalité, un prolongement de réalité, une
réalité elle-même. Sa grandeur est là ; et la médiocrité provient toujours d’une
méconnaissance de réalité. Étreindre, c’est être puissant ; se résorber, c’est être
faible. Et je dirai même plus : si une œuvre d’art quelconque a pour origine la
pauvreté sensuelle d’une vie sans positifs contacts extérieur, quelqu’en soit la
conception, l’étendue, la forme, la portée, le raffinement, l’origine et le succès,
j’en suspecte, toujours, partout, et a priori, la valeur originale
et géniale. Il est absolument impossible pour moi qu’un homme sans vie produise de la
beauté ; d’un être farouchement clos ne peut sortir aucune vivace mélodie, pas plus
que du sol d’une cave ne peut naître une tige colorée. On peut deviner ou pressentir
ou élargir, si l’on a goûté quelque partie des choses ; mais celui qui n’a goûté que
lui-même ne nous offrira pas plus de saveur qu’il n’en a éprouvée. Aucun virtuose n’a
pu et ne pourra donner l’illusion de posséder la vie par les sens, s’il n’a pas vécu
avant de chanter.
Que vaut pour nous ce volume de vers où vous analysez en des centaines de pages, les
phases et les résultats de vos jouissances secrètes ? Bien moins que le légume de la
fruitière ou la chandelle vendue par l’épicier qui sont des produits compréhensibles,
délimités, utiles. Pourquoi votre spécialité « littéraire » serait-elle supérieure à
la spécialité du marchand de confection ou du coiffeur ? Elle ne l’est en rien !
Puisque vous n’atteignez dans vos œuvres aucun sens général et positif de la vie, que
ses richesses et ses couleurs, ses millions de formes et ses ardeurs, ses printemps et
ses hivers, vous sont inconnus et même odieux, je ne vois pas que le travail accompli
par le plus simple ouvrier de fabrique soit inférieur à vos précieux produits. Si
votre incroyable vanité se nourrit de la conscience de posséder un privilège, soyez
persuadés qu’il y a là une illusion de votre part, et que la poésie n’a pas borné sa
demeure aux temples silencieux de vos personnes, car il est impossible que chaque être
n’en possède pas en lui, à un degré quelconque et à une seconde de sa vie. Et si le
don d’expression manque à la plupart, il n’en est pas moins vrai que celui qui vit
dans le monde sans faire dépendre sa joie ou ses larmes exclusivement de son cerveau,
qui connaît chaque parcelle d’existence pour l’avoir personnellement sentie vivre en
lui, dont la solitude n’a pas ravagé le désir et la sensualité, est mille fois plus
poète, sans avoir écrit une seule ligne, que le plus raffiné jouisseur de
lui-même.
Cette conception malheureuse, qui prétend abstraire la poésie de l’homme et du monde
en général, me semble jeter ses derniers feux ; mais néanmoins, une part importante —
je veux dire relativement étendue — de la production artistique récente dénote une
ardente propension aux voluptés solitaires, aux jouissances exclusivement
individuelles. Je sais bien que l’effort international, de liberté, de vie nouvelle,
de sensualité païenne et d’action écrase et submerge ces produits sans avenir, mais il
importe toutefois de signaler le danger.
Si la vie, en développant ces jeunes êtres atrophiés, ne les détourne pas de
l’excitation solitaire de leurs cerveaux, si elle ne parvient pas à submerger leurs
délicatesses de mauvais aloi sous un torrent de brutalités, s’ils n’arrivent pas enfin
à comprendre que pour créer il faut étreindre, et soulever la matière vivante, vibrer
en elle et la faire vibrer en soi, et qu’en cette double action résident la vie et la
beauté, s’ils continuent à n’être dans le monde, qui les méprise, que des spécialistes
et des vendeurs de pommade, à quel titre pourrions-nous les admettre, si, malgré la
plus exquise délicatesse de l’amoureux le plus exquis de lui-même, nous continuons à
préférer franchement aux plaisirs solitaires, les joies solidaires ?
Poussé par un sentiment d’amertume à l’égard d’un groupe d’artistes, que je me permis
de nommer, non sans flatterie pour eux, les Narcisse modernes,
j’écrivis contre cette école bizarre un réquisitoire assez violent, dont un livre de
vers m’avait fourni le thème. L’une des pièces de ce recueil surtout, me servit à
préciser la singulière doctrine qui enseigne à l’individu la voie du bonheur par la
destruction successive, patiente et méthodique des multiples liens qui l’unissent à
ses semblables et au monde, au bénéfice d’une culture intensive et exclusive du
« moi ». Quelques-uns des partisans de cette théorie de l’inertie rédemptrice et de
l’introspection exclusive, n’étant pas dépourvus de toute influence dans le petit
cercle de leur solitude, il m’avait paru intéressant d’opposer à leur opinion, celle
des quelques hommes qui n’ont pas honte de s’avouer, en face des solitaires et des
neutres, les partisans obstinés de l’expansion.
Ma querelle était plutôt de nature littéraire et tant soit peu philosophique, et
laissait derrière elle, tout en l’impliquant, la question technique des résultats
mentaux et animiques de la chasteté. Quoi que j’eusse dû peut-être entamer le débat
sur ce terrain même, antérieurement à toute autre considération, je me bornais à des
arguments plus généraux et de portée plus large. Aussi ma thèse, en raison de son
caractère in-scientifique et incomplet, prêtait-elle le flanc à plus d’une
controverse.
C’est ainsi que M. Panizza, avec beaucoup de science et de finesse, entreprit de me
démontrer qu’en croyant prendre le parti des « réalistes » contre les « rêveurs »,
j’avais moi-même absolument faussé la réalité, et que la stérilisation sensuelle pouvait être et était réellement pour l’individu la cause même de sa
fécondité cérébrale21.
J’avais pris la défense de la vie comprise à la façon païenne, c’est-à-dire large et
féconde, contre les mystiques et les in-sensuels de tout ordre, qui dirigent tous
leurs efforts vers son anéantissement ; mais je ne traitais pas, à proprement parler,
la question des rapports de la vie sexuelle et de la vie cérébrale, question qui
aurait exigé une démonstration scientifique, et qui demeurait englobée, à l’état
embryonnaire, dans la généralité de ma thèse. Ce fut précisément sur ce point spécial
que porta l’argumentation de M. Panizza, et en cela il eut raison, car c’était là le
nerf de la question. De la série d’objections qu’il m’opposa, je vais noter les
principales, en les faisant suivre des réflexions qu’elles me suggèrent
« Il suffit, dit M. Panizza, d’observer un jeune garçon, pendant ses années de
développement, et de suivre les agitations de son âme : on le trouvera beaucoup plus
intéressant que le jeune homme qui sort des bras d’une cocotte.
« En tous cas, chez le premier, on trouvera beaucoup plus de profondeur
intellectuelle. »
Il nous faut ici faire une remarque : que le jeune garçon, à l’âge de la croissance
physique et du développement cérébral, soit momentanément plus « intellectuel » que le
jeune homme qui fait ses premières armes sur le terrain de l’amour, cela, je ne le nie
pas. Encore faut-il, cette distinction admise, ne pas confondre la pensée du garçon
encore vierge avec celle de l’adolescent qui a pénétré le mystère du sexe. La
« profondeur intellectuelle » du premier me paraît être plutôt une rêverie qu’une
pensée véritable s’exerçant sur les choses ; une rêverie sur la vie, tandis que le
second, avec moins de profondeur peut-être, mais plus de réalité que le premier,
possède une pensée qui s’est affermie au contact du monde, dont la pratique sexuelle
modifie profondément la conception. Il y a peut-être moins d’imagination — je puis
l’accorder, bien que j’en doute fort — chez l’adolescent, mais il y a moins de vérité
chez le garçon. S’il n’en était pas ainsi, comment expliquer que la crise sexuelle
bouleverse à son passage la plus grande partie de nos croyances et de nos primitives
opinions ? Tout simplement, parce que l’exercice de l’énergie virile a transformé le
rêve illusoire en réalité vivante.
A l’appui de sa thèse, M. Panizza cite cette opinion de Paulsen qui écrivit dans son
Ethique : « On a souvent remarqué que, parmi les grands
philosophes qui ont ouvert de nouvelles voies à la pensée, la plupart étaient
célibataires ; certainement cela n’est pas par hasard. Des hommes comme Bruno,
Spinoza, Schopenhauer, on se les représente difficilement comme maris et pères de
famille ; ils seraient devenus autres, s’ils avaient eu femmes et enfants, plus
prudents, plus circonspects, plus flexibles. » Descartes, Leibniz, Newton et Kant
étaient aussi des célibataires, ajoute M. Panizza. Il aurait pu joindre à ce groupe
Nietzsche, dont la folie est née peut-être de l’abstentionnisme vis-à-vis de la femme
et de tout ce qu’entraîne la continence.
Il y a certainement une part de vérité dans cette remarque sur l’infécondité physique
des grands spéculatifs. Le désir d’indépendance et la perspective des mille tracas de
la vie de famille ont été sans doute pour beaucoup dans leur stoïque résolution
d’aimer uniquement l’abstrait. Je n’affirme pas qu’ils auraient été plus grands, s’ils
avaient obéi à la loi normale du sexe, mais assurément, ils n’en eussent pas été
diminués. Je reviendrai d’ailleurs sur ce point qui est, à mon avis, le plus solide de
l’argumentation de mon érudit contradicteur. En revanche, il est facile de citer les
grands génies qui ont été de grands sensuels : les Shelley, les Gœthe, les Hugo et les
Wagner. On m’objectera que ceux-là ne furent pas seulement des intellectuels et des
métaphysiciens ; mais c’est justement parce qu’ils furent à la fois, et dans une
harmonie supérieure, des penseurs et des artistes, qu’ils sont une preuve vivante de
ce que je soutiens, à savoir que la génialité plonge ses racines dans la sensualité,
loin d’en être l’ennemie. Le génie n’est pas celui qui se soustrait aux lois communes
de la nature et de la vie, c’est au contraire celui qui y obéit le plus. De même pour
les femmes écrivains, dont les plus remarquables ne furent pas mariées, selon l’avis
de M. Panizza. Je me permettrais de citer George Sand, Elisabeth Browning, Berthe de
Suttner, Olive Schreiner, qui ont su, il me semble, concilier l’amour sexuel avec
l’intellectualité la plus haute.
Mais voici la racine même du débat qui apparaît dans cette opinion du docteur Norbert
Grabowsky : « C’est l’intérêt bien compris de chacun, qui devrait pousser
tout le monde à s’exercer dans l’abstinence. Celui qui s’adonne à la femme perd
secrètement, sans s’en douter, la faculté de penser métaphysiquement et d’avoir
conscience de son moi supérieur. Du reste, toute jouissance sensuelle terrestre est
ennemie de la science. » L’avouerai-je ? Oser écrire ceci, à la fin du
dix-neuvième siècle, me paraît une monstrueuse folie, ou plutôt une plaisanterie de
mauvais goût… Aussi me semble-t-il vain d’insister sur cette étrange pensée
jésuitique, d’autant plus que nous aurons à revenir plus longuement tout à l’heure sur
les idées de M. Grabowsky.
C’est d’un malentendu que naissent presque toutes les discussions, et je reconnais
une fois de plus, ici, la vérité de cette observation. Ainsi M. Panizza, après avoir
rappelé la vieille opinion des Jésuites et des Théologiens « que le sperme viril non
utilisé profite au cerveau », et après avoir reconnu que cette opinion était
insoutenable de nos jours, ajoute : « Il ne s’agit pas d’une transmigration, mais
d’une propagation nerveuse vers le cerveau, de l’excitation causée par l’inhibition
sexuelle ». Que l’excitation sexuelle produise sur le cerveau une action féconde, ceci
non seulement je ne cherche pas à le nier, mais je l’affirme avec l’auteur et avec
tout homme de bon sens, qui aura pu observer ce phénomène d’après les autres ou
d’après lui-même. Mais l’excitation, ayant pour but l’union sexuelle, si ce but n’est
pas atteint à un moment plus ou moins proche, non seulement l’action nerveuse de cette
excitation sur le cerveau ne sera plus féconde, mais elle sera forcément déprimante.
Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Quand l’excitation ne s’épanouit pas en
possession, elle aboutit fatalement à une sensation de douleur ou plutôt de malaise,
née du désir non satisfait. Dans ce cas, les nerfs ne peuvent « » à la
substance cérébrale que ce malaise. C’est ce que nous constatons à chaque instant dans
la réalité. Si l’excitation sexuelle, lorsqu’elle naît et s’élève en nous, éveille et
fait briller nos facultés cérébrales, lorsqu’elle se prolonge, elle ne fait que les
engourdir et les paralyser, et l’on ne peut citer de meilleure preuve de cet
engourdissement que les « maux de tête » qui en résultent presque toujours. L’être
entier, d’abord illuminé par une espérance de joie sexuelle, s’obscurcit bientôt
lorsque cette joie lui est refusée. On peut mieux encore observer la vérité de ce
fait, chez les individus dont le désir d’un autre être n’est pas satisfait, en un mot
chez les amoureux éconduits, dont la morne tristesse et la sombre rêverie sont
demeurés classiques en tout pays. « Languir d’amour » est la traduction, en langage
proverbial et populaire, de cette vérité biologique : l’excitation sexuelle non
satisfaite déprime les facultés cérébrales.
Il me faut encore faire une distinction du même ordre afin de pouvoir admettre cette
autre objection de M. Panizza : « La cohabitation sexuelle, dit-il, fait table rase
dans l’âme, ne laisse aucun germe et détruit ce qui existait auparavant… Le suprême
enthousiasme de la vie est détruit, corrompu par cet instant… Il est incontesté que
l’assouvissement sans bornes des appétits sexuels engourdit chez l’homme les forces
intellectuelles, en tous cas ne les augmente pas ». Il est trop évident que dans
l’instant qui suit l’acte sexuel, l’être humain, secoué dans ses fondements, subit un
affaissement momentané, une sorte de semi-conscience passagère, une « annihilation de
l’âme », si l’on veut, comme après toute fatigue musculaire d’ailleurs. Mais il est
aussi évident que cet obscurcissement de la conscience suprême et de sa volonté n’est
que purement transitoire, sa durée correspondant à la violence et à la fréquence du
coïtus. Tout effort physique produit un engourdissement de la vie
générale, et la dépense d’énergie qu’implique l’acte sexuel suffit à expliquer
l’affaiblissement momentané qui en résulte. Dès que la fatigue physique s’est
dissipée, non seulement le cerveau ne demeure pas obscurci, mais c’est alors qu’éclate
dans toute son intensité le phénomène de fécondité qu’engendre l’amour sexuel. La
dépense physique est devenue profit cérébral. La pensée auparavant isolée, s’est comme
renouvelée dans ce bain de chair ; elle en ressort, plus vigoureuse, plus vivante et
plus féconde, en écrivant ceci, mon souvenir se reporte involontairement à un petit
poème de M.-G. Conrad : Miracle d’une nuit de printemps, que je ne
puis m’empêcher de mettre sous les yeux de mes lecteurs :
Pour nous, les facultés intellectuelles plongent leurs racines profondes dans la vie
sexuelle, dans la vie végétative et animale ; et dès lors, les actes de la vie
naturelle, loin d’affaiblir ou de ruiner celles-ci, contribuent sans cesse à les
enrichir et à les féconder. Après le repas quotidien, lorsque la faim est apaisée, il
est d’expérience vulgaire que la pensée subit un léger obscurcissement. Il n’est
cependant pas probable que la nutrition soit nuisible au cerveau. Malgré la distance
considérable qui sépare la nutrition de la copulation, il n’est pas impossible de
comparer un instant ces deux fonctions de l’animal humain dans leur rapport avec la
pensée. C’est au contraire la faculté cérébralement créatrice de l’amour, qui me
frappe, en examinant cette question. Non seulement la fonction normale de la chair et
du sexe ne détruit pas la vie de la pensée, mais elle lui communique la force
nécessaire pour créer, elle alimente et renouvelle sa fécondité, comme l’eau du fleuve
fertilise la terre desséchée, incapable de produire d’elle-même. Il n’est même pas
exagéré de prétendre que l’acte sexuel, qui crée suivant les lois de la chair, apporte
également au cerveau la fécondation nécessaire pour en faire éclore les germes. Les
ovules de la pensée risquent fort d’aboutir au fœtus, si l’action fécondante du sexe
ne vient participer à leur développement.
Quant aux visions et aux hallucinations des saints et des ascètes, qu’envisage
M. Panizza comme un autre argument à l’appui de sa thèse, leur caractère morbide ne
prouve-t-il pas justement que l’abstinence, accompagnée, dans ce cas, de privations de
toute nature, n’aboutit qu’à des troubles mentaux, qu’il est impossible d’assimiler à
des manifestations intellectuelles normales ? Comment comparer la vision
essentiellement saine, bien que surnaturelle, de l’homme de génie, avec la vision
absolument maladive et anti-naturelle du pénitent ? Il faudrait pour oser cette
confusion, partager l’opinion puérile de Lombroso sur l’homme de génie. Entre la
contemplation sereine du savant, du philosophe ou de l’artiste de génie, et la vision
extatique de l’ascète, il y a toute la distance qui sépare le sens visuel de l’homme
sain du regard halluciné d’un malade que dévore la fièvre. Je crains qu’en se basant
sur le fait de l’hallucination religieuse et de l’extase provoquée par une existence
contre nature, M. Panizza n’ait fait que fournir des armes contre lui. Nous ne nous en
servirons pas, persuadé qu’un examen plus attentif lui ferait reconnaître le
bien-fondé de notre observation.
Tel est le résumé succinct des objections, auxquelles je suis heureux de répondre,
parce qu’elles me fournissent l’occasion de préciser ma pensée. En conclusion de ses
arguments, dont quelques-uns ne sont pas dépourvus de force, M. Panizza affirme, « en
s’appuyant autant sur l’histoire que sur l’observation psychologique », que
l’abstinence sexuelle est favorable à « l’approfondissement, à la maturité et à la
production artistique ». Tout en étant persuadé, comme je le suis, qu’une sorte de
conciliation des deux thèses dans une synthèse supérieure pourrait être opérée, malgré
leur apparence d’opposition nette, en poursuivant la discussion d’une façon plus
serrée, — malgré ce sentiment, je crois toutefois, en m’expliquant plus complètement
et avec quelques réserves de détail, pouvoir maintenir les grandes lignes de la
mienne. En laissant de côté l’histoire et la psychopathie et en s’appuyant sur la
simple physiologie, il ne serait pas impossible de prouver que la continence, étant
anormale, ne peut pas, comme tout ce qui s’oppose au libre jeu des fonctions vitales,
ne pas perturber l’organisme, et par conséquent la pensée qui en est la fleur. Le
précieux semen virile n’est pas distillé par la nature pour demeurer
inactif et se corrompre. Tout ce qui ne remplit pas sa fonction souffre et fait
souffrir. La semence humaine qui engraisse et boursoufle le corps de ceux qui refusent
de la répandre sur le monde, épaissit également leur cerveau. L’exemple du clergé
catholique, chez lequel le cerveau semble vouloir prendre sa part de la stérilité du
corps, et ; cela malgré son observance plus ou moins scrupuleuse du vœu de chasteté,
semble confirmer cette loi d’humanité.
Justement ce docteur Grabowsky, dont nous avons vu M. Panizza citer plus haut une
phrase empruntée au volume : L’abstinence sexuelle comme nécessité
monde, vient d’en faire paraître un second, où son formidable individualisme
éclate et resplendit dans toute sa puissance. Son nouveau manifeste anti-sexuel est
intitulé : La religion de l’avenir et la science de l’avenir fondées sur
l’émancipation de l’homme à l’égard de la femme
23. Voici
de quelle façon ce docteur de l’infécondité appelle l’attention du public sur son
œuvre : « Depuis plus de cinq mille ans, l’humanité cherche en vain la solution des
grands problèmes de l’univers, le problème de l’existence d’un dieu personnel, celui
de la survivance de l’âme après la mort, celui des causes de la souffrance qui est
dans le monde, et de ses remèdes etc. Or voici que, enfin, un siècle après Kant, cette solution vient d’être trouvée ! Elle est contenue dans mes
écrits, à moi Norbert Grabowsky, médecin-praticien. Je suis bien certain que mon livre
aura un effet , et qu’immense sera la révolution morale et sociale qui
en résultera ».
Nous voici donc fixés une fois de plus sur l’avenir humain : désormais les deux sexes
doivent vivre à distance respectable l’un de l’autre, et chercher leur bonheur dans
les hautes voluptés individuelles et solitaires. J’ose à peine l’avouer au nouvel
apôtre, mais il me semble que l’idéal qu’il nous propose, n’est pas fort éloigné de
celui du moyen-âge catholique, avec ses couvents d’hommes et de femmes, où chaque
sexe, en s’éloignant de l’autre, poursuivait, pour son compte personnel, les délices
du ciel. Mais après cette modeste remarque, entrons dans la pensée plus intime de
l’auteur. « … L’homme est né pour l’idéal, dit un de ses critiques24 en résumant le thème général du livre, il a mission de
travailler à l’amélioration de son espèce, et il s’en trouve empêché par ses instincts
sexuels, source infinie d’abrutissement et de dégradation. « Il est temps, s’écrie
M. Grabowsky, que les deux sexes s’émancipent l’un de l’autre ! »…. Religion et
science, ce sont choses ouvertes aux seuls célibataires. Elles réclament de nous un
esprit libre et des sens en repos25. Mais, plus intéressants encore sont les chapitres qui
suivent et où l’auteur, après avoir exposé les avantages théoriques de la continence,
s’efforce de nous en démontrer les avantages pratiques, « Certes, dit-il, c’est un
grand sacrifice que de renoncer aux joies de la paternité. Mais, pour grand que soit
le malheur de n’avoir pas d’enfants, celui d’en avoir est, à coup sûr, cent fois plus
grand et plus lamentable ! Quoi de plus affreux que d’appeler au monde de nouveaux
êtres, voués d’avance à souffrir et à prolonger la durée de l’universelle
misère ? »
C’est une grande surprise pour nous d’entendre, chez un moderne et chez un
indépendant, l’écho d’un sophisme aussi vieux que le catholicisme. Cela doit nous
prouver, sans doute, que les erreurs qui ont pris racine sont infiniment longues à
périr, et qu’il faut nous attendre, pendant longtemps encore, à rencontrer dans notre
chemin, les illusions et les préjugés que nous pouvions croire à jamais ensevelis. En
renonçant à m’attaquer à la doctrine tellement surnaturelle du moderne « vierge et
martyr », je me demande ce qu’il faut le plus admirer, du courage de celui qui écrivit
un livre semblable au sien, ou de l’inépuisable sympathie de ceux qui eurent la
constance de prendre pour autre chose que ce qu’elle est au fond, cette amusante
comédie dont l’auteur est le seul personnage, et à laquelle il voudrait nous voir
participer. Si je possède assez de bonne humeur pour m’amuser cordialement d’une
comédie considérée comme telle, j’admire que d’autres possèdent assez de sérieux pour
y voir un drame.
Mais ce n’est pas avec de pareilles plaisanteries que l’on fait avancer une question
aussi délicate que celle qui nous occupe ; c’est en l’examinant avec tout le sérieux
et toute la science scrupuleuse, qu’y apporta M. Panizza, avec la sincérité que nous
nous sommes efforcé nous-même d’y mettre. De la généralité des objections que nous
avons examinées une à une, nous ne voulons retenir que la principale, autour de
laquelle, à notre avis, se précise le débat, à savoir celle-ci : que la concentration
cérébrale, produite par la chasteté, peut rendre plus intense la pensée, et plus
puissant le cerveau. J’admets cette chasteté bienfaisante, pour une période
subordonnée à la vigueur mentale de l’individu qui peut la pratiquer impunément, et
tous les travailleurs intellectuels connaissent, par expérience personnelle, ces
besoins momentanés de solitude et de claustration. Je ne puis donc chercher à nier
l’objection dans son ensemble, et au contraire je l’accepte comme correctif à
l’endroit de ma thèse, un peu trop outrancière et trop étroite peut-être,
contrairement à mon intention ; mais ce que je ne puis concéder, c’est que cette
période d’abstinence puisse être étendue à toute la vie, ou même à un trop long
fragment de la vie. Car, dans ce cas, la loi générale du sexe retombe de toute sa
puissance sur l’individu qui y contrevient, et ce qui était accidentellement vertu se
change en vice.
Dans ma première étude, ce qui m’a détourné de remarques et d’incidentes telles que
celles qui précèdent, c’est que je les croyais d’une vérité tellement commune et
indiscutée, que les réaffirmer après tant d’autres, me semblait inutile. Entraîné par
le courant de mon idée néo-païenne du sexe, et profondément pénétré de l’importance du
jeu normal de cet élément au point de vue de la vie toute entière, j’avais négligé
d’étendre suffisamment ma thèse jusqu’à ses contingences. Je reconnais pleinement
qu’il y a de nombreuses exceptions à la commune loi sexuelle et que si nui ne peut y
échapper, beaucoup peuvent y obéir à leur façon. Il y a des volontés d’une telle
puissance qu’elles semblent parfois plier l’individu à de véritables tours de force ;
mais lorsque la tension est trop violente, l’être mental se brise soudain, et c’est le
spectacle auquel nous assistons parfois. La nature est tellement riche qu’elle
accumule en quelques-uns des ressources insoupçonnées ; et nous voyons alors des
prodiges, que, chez tout autre, nous devrions nommer folies. Mais l’exception ne fait
ici que confirmer la règle.
L’histoire nous présente, et nous distinguons même dans notre entourage, de ces
grands spéculatifs, dont l’étonnante vigueur mentale semble impunément braver les plus
fondamentales nécessités de l’animal humain. Nous les admirons et avec raison : ce
sont les forts et les victorieux. Pénétrons toutefois dans l’intimité de leurs
créations, dans ce qui est visible ou sensible du cœur de leur pensée, et peut-être
nous apercevrons-nous que ce prodigieux repliement sur soi-même, qui provoque notre
admiration, n’a peut-être pas été sans laisser sa trace au fond de leur individu.
N’êtes-vous pas frappé, en leur présence, d’une sorte de sécheresse et d’inhumanité,
ne sentez-vous pas un souffle glacial vous traverser, et l’atmosphère se raréfier
autour d’eux ? Nommez-les héros, cette appellation leur convient, mais ce sont à coup
sûr des héros sans joie. Ils ont gardé, jusque dans leur plus mystérieux tréfonds, le
caractère indélébile de leur renonciation, et tout ce qui sort d’eux s’en ressent. Le
hautain isolement cérébral, tout grandiose qu’il soit, ne peut être pratiqué durant
toute une vie, sans finalement faire dévier l’individu de son axe essentiel. Ainsi les
grands spéculatifs, qui ont été des in-sensuels par principe, restent, malgré leur
grandeur et leur génie, des incomplets… Les Kant, les Schopenhauer, les Descartes, les
Nietzsche, et même les Spinoza, manqueront toujours, malgré leur immense et juste
gloire intellectuelle, d’une saveur d’humanité, de ce parfum qui émane de la terre et
du cœur de l’homme. Je crois que l’humanité future modifiera à leur endroit les
anciens jugements. Comme il y a loin pour moi de ceux que je viens de nommer, aux
grands harmonieux, aux intellectuels-sensuels, aux plus grands des Grecs tout d’abord,
et parmi les modernes, aux Shelley, aux Goethe et aux Whitman !
L’équilibre demeure toujours la vertu suprême et la base infrangible de toute
grandeur. Il faut avant tout se pénétrer du rythme véritable de la vie. L’existence
réelle est une symphonie, où l’unité jaillit de la juste combinaison des accords.
Harmoniser la vie intérieure et la vie extérieure, pénétrer les rapports de l’ensemble
et du « soi », tel doit être notre devoir, si nous voulons parvenir à un état vraiment
digne d’être vécu. Si les prévisions d’aujourd’hui ne nous trompent pas, la pensée de
l’avenir s’orientera, en chaque individu, vers une existence panthéistique, où tous
les éléments qui nous entourent rempliront librement leur rôle respectif à notre
égard, une existence qui, loin de sombrer dans cet océan d’actions et de réactions,
s’enrichira du tout, de chaque parcelle d’univers, créée pour nourrir sa prodigieuse
et toujours plus vaste unité.
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