VIII. Quelques caricaturistes étrangers
Hogarth — Cruikshank — Goya — Pinelli — Brueghel
Un nom tout à fait populaire, non-seulement chez les artistes, mais aussi chez les gens
du monde, un artiste des plus éminents en matière de comique, et qui remplit la mémoire
comme un proverbe, est Hogarth. J’ai souvent entendu dire de Hogarth : « C’est
l’enterrement du comique. »
Je le veux bien ; le mot peut être pris pour
spirituel, mais je désire qu’il soit entendu comme éloge ; je tire de cette formule
malveillante le symptôme, le diagnostic d’un mérite tout particulier. En effet, qu’on y
fasse attention, le talent de Hogarth comporte en soi quelque chose de froid,
d’astringent, de funèbre. Cela serre le cœur. Brutal et violent, mais toujours préoccupé
du sens moral de ses
compositions, moraliste avant tout, il les charge,
comme notre Grandville, de détails allégoriques et allusionnels, dont la fonction, selon
lui, est de compléter et d’élucider sa pensée. Pour le spectateur, j’allais, je crois,
dire pour le lecteur, il arrive quelquefois, au rebours de son désir, qu’elles retardent
l’intelligence et l’embrouillent.
D’ailleurs Hogarth a, comme tous les artistes très-chercheurs, des manières et des
morceaux assez variés. Son procédé n’est pas toujours aussi dur, aussi écrit, aussi
tatillon. Par exemple, que l’on compare les planches du Mariage à la
mode avec celles qui représentent les Dangers et les Suites de
l’incontinence, le Palais du Gin, le Supplice du Musicien, le Poëte dans son
ménage, on reconnaîtra dans ces dernières beaucoup plus d’aisance et d’abandon.
Une des plus curieuses est certainement celle qui nous montre un cadavre aplati, roide
et allongé sur la table de dissection. Sur une poulie ou toute autre mécanique scellée
au plafond se dévident les intestins du mort débauché. Ce mort est horrible, et rien ne
peut faire un contraste plus singulier avec ce cadavre, cadavérique entre tous, que les
hautes, longues, maigres ou rotondes figures, grotesquement graves, de tous ces docteurs
britanniques, chargées de monstrueuses perruques à rouleaux. Dans un coin, un chien
plonge goulûment son museau dans un seau et y pille quelques débris humains. Hogarth,
l’enterrement du comique ! j’aimerais mieux dire que c’est le comique dans
l’enterrement. Ce chien anthropophage m’a toujours fait rêver au cochon historique qui
se soûlait
impudemment du sang de l’infortuné Fualdès, pendant qu’un orgue
de Barbarie exécutait, pour ainsi dire, le service funèbre de l’agonisant.
J’affirmais tout à l’heure que le bon mot d’atelier devait être pris comme un éloge. En
effet, je retrouve bien dans Hogarth ce je ne sais quoi de sinistre, de violent et de
résolu, qui respire dans presque toutes les œuvres du pays du spleen. Dans le Palais du Gin, à côté des mésaventures innombrables et des accidents
grotesques dont est semée la vie et la route des ivrognes, on trouve des cas terribles
qui sont peu comiques à notre point de vue français : presque toujours des cas de mort
violente. Je ne veux pas faire ici une analyse détaillée des œuvres de Hogarth ; de
nombreuses appréciations ont déjà été faites du singulier et minutieux moraliste, et je
veux me borner à constater le caractère général qui domine les œuvres de chaque artiste
important.
Il serait injuste, en parlant de l’Angleterre, de ne pas mentionner Seymour, dont tout
le monde a vu les admirables charges sur la pêche et la chasse, double épopée de
maniaques. C’est à lui que primitivement fut empruntée cette merveilleuse allégorie de
l’araignée qui a filé sa toile entre la ligne et le bras de ce pêcheur que l’impatience
ne fait jamais trembler.
Dans Seymour, comme dans les autres Anglais, violence et amour de l’excessif ; manière
simple, archibrutale et directe, de poser le sujet. En matière de caricature, les
Anglais sont des ultra. — Oh ! the deep,
deep sea !
s’écrie dans une béate contemplation, tranquillement assis
sur le banc d’un canot, un gros Londonien, à un quart de lieue du port. Je crois même
qu’on aperçoit encore quelques toitures dans le fond. L’extase de cet imbécile est
extrême ; aussi il ne voit pas les deux grosses jambes de sa chère épouse, qui dépassent
l’eau et se tiennent droites, les pointes en l’air. Il paraît que cette grasse personne
s’est laissée choir, la tête la première, dans le liquide élément dont l’aspect
enthousiasme cet épais cerveau. De cette malheureuse créature les jambes sont tout ce
qu’on voit. Tout à l’heure ce puissant amant de la nature cherchera flegmatiquement sa
femme et ne la trouvera plus.
Le mérite spécial de George Cruikshank (je fais abstraction de tous ses autres mérites,
finesse d’expression, intelligence du fantastique, etc.) est une abondance inépuisable
dans le grotesque. Cette verve est inconcevable, et elle serait réputée impossible, si
les preuves n’étaient pas là, sous forme d’une œuvre immense, collection innombrable de
vignettes, longue série d’albums comiques, enfin d’une telle quantité de personnages, de
situations, de physionomies, de tableaux grotesques, que la mémoire de l’observateur s’y
perd ; le grotesque coule incessamment et inévitablement de la pointe de Cruikshank,
comme les rimes riches de la plume des poëtes naturels. Le grotesque est son
habitude.
Si l’on pouvait analyser sûrement une chose aussi fugitive et impalpable que le
sentiment en art, ce je
ne sais quoi qui distingue toujours un artiste d’un
autre, quelque intime que soit en apparence leur parenté, je dirais que ce qui constitue
surtout le grotesque de Cruikshank, c’est la violence du geste du
mouvement, et l’explosion dans l’expression. Tous ses petits personnages miment avec
fureur et turbulence comme des acteurs de pantomime. Le seul défaut qu’on puisse lui
reprocher est d’être souvent plus homme d’esprit, plus crayonneur qu’artiste, enfin de
ne pas toujours dessiner d’une manière assez consciencieuse. On dirait que, dans le
plaisir qu’il éprouve à s’abandonner à sa prodigieuse verve, l’auteur oublie de douer
ses personnages d’une vitalité suffisante. Il dessine un peu trop comme les hommes de
lettres qui s’amusent à barbouiller des croquis. Ces prestigieuses petites créatures ne
sont pas toujours nées viables. Tout ce monde minuscule se culbute, s’agite et se mêle
avec une pétulance indicible, sans trop s’inquiéter si tous ses membres sont bien à leur
place naturelle. Ce ne sont trop souvent que des hypothèses humaines qui se démènent
comme elles peuvent. Enfin, tel qu’il est, Cruikshank est un artiste doué de riches
facultés comiques, et qui restera dans toutes les collections. Mais que dire de ces
plagiaires français modernes, impertinents jusqu’à prendre non seulement des sujets et
des canevas, mais même la manière et le style ? Heureusement la naïveté ne se vole pas.
Ils ont réussi à être de glace dans leur enfantillage affecté, et ils dessinent d’une
façon encore plus insuffisante.
En Espagne, un homme singulier a ouvert dans le comique de nouveaux
horizons.
A propos de Goya, je dois d’abord renvoyer mes lecteurs à l’excellent article que
Théophile Gautier a écrit sur lui dans le Cabinet de l’Amateur, et qui
fut depuis reproduit dans un volume de mélanges. Théophile Gautier est parfaitement doué
pour comprendre de semblables natures. D’ailleurs, relativement aux procédés de Goya,
— aquatinte et eau-forte mêlées, avec retouches à la pointe sèche, — l’article en
question contient tout ce qu’il faut. Je veux seulement ajouter quelques mots sur
l’élément très-rare que Goya a introduit dans le comique : je veux parler du
fantastique. Goya n’est précisément rien de spécial, de particulier, ni comique absolu,
ni comique purement significatif, à la manière française. Sans doute il plonge souvent
dans le comique féroce et s’élève jusqu’au comique absolu ; mais l’aspect général sous
lequel il voit les choses est surtout fantastique, ou plutôt le regard qu’il jette sur
les choses est un traducteur naturellement fantastique. Los Caprichos
sont une œuvre merveilleuse, non seulement par l’originalité des conceptions, mais
encore par l’exécution. J’imagine devant les Caprices un homme, un
curieux, un amateur, n’ayant aucune notion des faits historiques auxquels plusieurs de
ces planches font allusion
, un simple esprit d’artiste qui ne sache ce que
c’est ni que Godoï, ni le roi Charles, ni la reine ; il éprouvera toutefois au fond de
son cerveau une commotion vive, à cause de la manière originale, de la plénitude et de
la certitude des moyens de l’artiste, et aussi de cette atmosphère fantastique qui
baigne tous ses sujets. Du reste, il y a dans les œuvres issues des profondes
individualités quelque chose qui ressemble à ces rêves périodiques ou chroniques qui
assiègent régulièrement notre sommeil. C’est là ce qui marque le véritable artiste,
toujours durable et vivace même dans ces œuvres fugitives, pour ainsi dire suspendues
aux événements, qu’on appelle caricatures ; c’est là, dis-je, ce qui
distingue les caricaturistes historiques d’avec les caricaturistes artistiques, le
comique fugitif d’avec le comique éternel.
Goya est toujours un grand artiste, souvent effrayant. Il unit à la gaieté, à la
jovialité, à la satire espagnole du bon temps de Cervantès, un esprit beaucoup plus
moderne, ou du moins qui a été beaucoup plus cherché dans les temps modernes, l’amour de
l’insaisissable, le sentiment des contrastes violents, des épouvantements de la nature
et des physionomies humaines étrangement animalisées par les circonstances. C’est chose
curieuse à remarquer que cet esprit qui vient après le grand mouvement satirique et
démolisseur du dix-huitième siècle, et auquel Voltaire aurait su gré, pour l’idée
seulement (car le pauvre grand homme ne s’y connaissait guère quant au reste), de toutes
ces caricatures
monacales, — moines bâillants, moines goinfrants, têtes
carrées d’assassins se préparant à matines, têtes rusées, hypocrites, fines et méchantes
comme des profils d’oiseaux de proie ; — il est curieux, dis-je, que ce haïsseur de
moines ait tant rêvé sorcières, sabbat, diableries, enfants qu’on fait cuire à la
broche, que sais-je ? toutes les débauches du rêve, toutes les hyperboles de
l’hallucination, et puis toutes ces blanches et sveltes Espagnoles que de vieilles
sempiternelles lavent et préparent soit pour le sabbat, soit pour la prostitution du
soir, sabbat de la civilisation ! La lumière et les ténèbres se jouent à travers toutes
ces grotesques horreurs. Quelle singulière jovialité ! Je me rappelle surtout deux
planches : — l’une représente un paysage fantastique, un mélange de
nuées et de rochers. Est-ce un coin de Sierra inconnue et infréquentée ? un échantillon
du chaos ? Là, au sein de ce théâtre abominable, a lieu une bataille acharnée entre deux
sorcières suspendues au milieu des airs. L’une est à cheval sur l’autre ; elle la rosse,
elle la dompte. Ces deux monstres roulent à travers l’air ténébreux. Toute la hideur,
toutes les saletés morales, tous les vices que l’esprit humain peut concevoir sont
écrits sur ces deux faces, qui, suivant une habitude fréquente et un procédé
inexplicable de l’artiste, tiennent le milieu entre l’homme et la bête.
L’autre planche représente un être, un malheureux, une monade solitaire et désespérée,
qui veut à toute force sortir de son tombeau. Des démons malfaisants,
une
myriade de vilains gnomes lilliputiens pèsent de tous leurs efforts réunis sur le
couvercle de la tombe entrebâillée. Ces gardiens vigilants de la mort se sont coalisés
contre l’âme récalcitrante qui se consume dans une lutte impossible. Ce cauchemar
s’agite dans l’horreur du vague et de l’indéfini.
A la fin de sa carrière, les yeux de Goya étaient affaiblis au point qu’il fallait,
dit-on, lui tailler ses crayons. Pourtant il a, même à cette époque, fait de grandes
lithographies très-importantes, entre autres des courses de taureaux pleines de foule et
de fourmillement, planches admirables, vastes tableaux en miniature, — preuves nouvelles
à l’appui de cette loi singulière qui préside à la destinée des grands artistes, et qui
veut que, la vie se gouvernant à l’inverse de l’intelligence, ils gagnent d’un côté ce
qu’ils perdent de l’autre, et qu’ils aillent ainsi, suivant une jeunesse progressive, se
renforçant, se ragaillardissant, et croissant en audace jusqu’au bord de la tombe.
Au premier plan d’une de ces images, où règnent un tumulte et un tohu-bohu admirables,
un taureau furieux, un de ces rancuniers qui s’acharnent sur les morts, a déculotté la
partie postérieure d’un des combattants. Celui-ci, qui n’est que blessé, se traîne
lourdement sur les genoux. La formidable bête a soulevé avec ses cornes la chemise
lacérée et mis à l’air les deux fesses du malheureux, et elle abaisse de nouveau son
mufle menaçant ; mais cette indécence dans le carnage n’émeut guère l’assemblée.
Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Ses
monstres sont nés viables, harmoniques. Nul n’a osé plus que lui dans le sens de
l’absurde possible. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces
diaboliques sont pénétrées d’humanité. Même au point de vue
particulier de l’histoire naturelle, il serait difficile de les condamner, tant il y a
analogie et harmonie dans toutes les parties de leur être ; en un mot, la ligne de
suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ;
c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant
l’art est à la fois transcendant et naturel37.
Le climat de l’Italie, pour méridional qu’il soit, n’est pas celui de l’Espagne, et la
fermentation du comique n’y donne pas les mêmes résultats. Le pédantisme italien (je me
sers de ce terme à défaut d’un terme absent) a trouvé son expression dans les
caricatures de Léonard de Vinci et dans les scènes de mœurs de Pinelli. Tous les
artistes connaissent les caricatures de Léonard de Vinci, véritables portraits. Hideuses
et
froides, ces caricatures ne manquent pas de cruauté, mais elles manquent
de comique ; pas d’expansion, pas d’abandon ; le grand artiste ne s’amusait pas en les
dessinant, il les a faites en savant, en géomètre, en professeur d’histoire naturelle.
Il n’a eu garde d’omettre la moindre verrue, le plus petit poil. Peut-être, en somme,
n’avait-il pas la prétention de faire des caricatures. Il a cherché autour de lui des
types de laideur excentriques, et il les a copiés.
Cependant, tel n’est pas, en général, le caractère italien. La plaisanterie en est
basse, mais elle est franche. Les tableaux de Bassan qui représentent le carnaval de
Venise nous en donnent une juste idée. Cette gaieté regorge de saucissons, de jambons et
de macaroni. Une fois par an, le comique italien fait explosion au Corso et il y atteint
les limites de la fureur. Tout le monde a de l’esprit, chacun devient artiste comique ;
Marseille et Bordeaux pourraient peut-être nous donner des échantillons de ces
tempéraments. — Il faut voir, dans la Princesse Brambilla, comme
Hoffmann a bien compris le caractère italien, et comme les artistes allemands qui
boivent au café Greco en parlent délicatement. Les artiste italiens sont plutôt bouffons
que comiques. Ils manquent de profondeur, mais ils subissent tous la franche ivresse de
la gaieté nationale. Matérialiste, comme est généralement le Midi, leur plaisanterie
sent toujours la cuisine et le mauvais lieu. Au total, c’est un artiste français, c’est
Callot qui, par la concentration d’esprit et la fermeté
de volonté propres
à notre pays, a donné à ce genre de comique sa plus belle expression. C’est un Français
qui est resté le meilleur bouffon italien.
J’ai parlé tout à l’heure de Pinelli, du classique Pinelli qui est maintenant une
gloire bien diminuée. Nous ne dirons pas de lui qu’il est précisément un caricaturiste ;
c’est plutôt un croqueur de scènes pittoresques. Je ne le mentionne
que parce que ma jeunesse a été fatiguée de l’entendre louer comme le type du caricaturiste noble. En vérité, le comique n’entre là dedans que pour
une quantité infinitésimale. Dans toutes les études de cet artiste nous trouvons une
préoccupation constante de la ligne et des compositions antiques, une aspiration
systématique au style.
Mais Pinelli, — ce qui sans doute n’a pas peu contribué à sa réputation, — eut une
existence beaucoup plus romantique que son talent. Son originalité se manifesta bien
plus dans son caractère que dans ses ouvrages ; car il fut un des types les plus
complets de l’artiste, tel que se le figurent les bons bourgeois,
c’est-à-dire du désordre classique, de l’inspiration s’exprimant par l’inconduite et les
habitudes violentes. Pinelli possédait tout le charlatanisme de certains artistes : ses
deux énormes chiens qui le suivaient partout comme des confidents et des camarades, son
gros bâton noueux, ses cheveux en cadenette qui coulaient le long de ses joues, le
cabaret, la mauvaise compagnie, le parti pris de détruire fastueusement les œuvres dont
on ne lui offrait pas un prix satisfaisant,
tout cela faisait partie de sa
réputation. Le ménage de Pinelli n’était guère mieux ordonné que la conduite du chef de
la maison. Quelquefois, en rentrant chez lui, il trouvait sa femme et sa fille se
prenant aux cheveux, les yeux hors de la tête, dans toute l’excitation et la furie
italiennes. Pinelli trouvait cela superbe : « Arrêtez ! leur criait-il, — ne
bougez pas, restez ainsi ! »
Et le drame se métamorphosait en un dessin. On
voit que Pinelli était de la race des artistes qui se promènent à travers la nature
matérielle pour qu’elle vienne en aide à la paresse de leur esprit, toujours prêts à saisir leurs pinceaux. Il se rapproche ainsi par un côté du malheureux
Léopold Robert, qui prétendait, lui aussi, trouver dans la nature, et seulement dans la
nature, de ces sujets tout faits, qui, pour des artistes plus imaginatifs, n’ont qu’une
valeur de notes. Encore ces sujets, même les plus nationalement comiques et
pittoresques, sont-ils toujours par Pinelli, comme par Léopold Robert, passés au crible,
au tamis implacable du goût.
Pinelli a-t-il été calomnié ? Je l’ignore, mais telle est sa légende. Or tout cela me
paraît signe de faiblesse. Je voudrais que l’on créât un néologisme, que l’on fabriquât
un mot destiné à flétrir ce genre de poncif, le poncif dans l’allure et la conduite, qui
s’introduit dans la vie des artistes comme dans leurs œuvres. D’ailleurs, je remarque
que le contraire se présente fréquemment dans l’histoire, et que les artistes les plus
inventifs, les plus étonnants, les plus excentriques dans leurs conceptions, sont
souvent des
hommes dont la vie est calme et minutieusement rangée.
Plusieurs d’entre ceux-là ont eu les vertus de ménage très-développées. N’avez-vous pas
remarqué souvent que rien ne ressemble plus au parfait bourgeois que l’artiste de génie
concentré ?
Les Flamands et les Hollandais ont, dès le principe, fait de très-belles choses, d’un
caractère vraiment spécial et indigène. Tout le monde connaît les anciennes et
singulières productions de Brueghel le Drôle, qu’il ne faut pas confondre, ainsi que
l’ont fait plusieurs écrivains, avec Brueghel d’Enfer. Qu’il y ait là dedans une
certaine systématisation, un parti pris d’excentricité, une méthode dans le bizarre,
cela n’est pas douteux. Mais il est bien certain aussi que cet étrange talent a une
origine plus haute qu’une espèce de gageure artistique. Dans les tableaux fantastiques
de Brueghel le Drôle se montre toute la puissance de l’hallucination. Quel artiste
pourrait composer des œuvres aussi monstrueusement paradoxales, s’il n’y était poussé
dès le principe par quelque force inconnue ? En art, c’est une chose qui n’est pas assez
remarquée, la part laissée à la volonté de l’homme est bien moins grande qu’on ne le
croit. Il y a dans l’idéal baroque que Brueghel paraît avoir poursuivi, beaucoup
de rapports avec celui de Grandville, surtout si l’on veut bien examiner les
tendances que l’artiste français a manifestées dans les dernières années de sa vie :
visions d’un cerveau malade, hallucinations de la fièvre, changements à vue du rêve,
associations bizarres d’idées, combinaisons de formes fortuites et hétéroclites.
Les œuvres de Brueghel le Drôle peuvent se diviser en deux classes : l’une contient des
allégories politiques presque indéchiffrables aujourd’hui ; c’est dans cette série qu’on
trouve des maisons dont les fenêtres sont des yeux, des moulins dont les ailes sont des
bras, et mille compositions effrayantes où la nature est incessamment transformée en
logogriphe. Encore, bien souvent, est-il impossible de démêler si ce genre de
composition appartient à la classe des dessins politiques et allégoriques, ou à la
seconde classe, qui est évidemment la plus curieuse. Celle-ci, que notre siècle, pour
qui rien n’est difficile à expliquer, grâce à son double caractère d’incrédulité et
d’ignorance, qualifierait simplement de fantaisies et de caprices, contient, ce me
semble, une espèce de mystère. Les derniers travaux de quelques
médecins, qui ont enfin entrevu la nécessité d’expliquer une foule de faits historiques
et miraculeux autrement que par les moyens commodes de l’école voltairienne, laquelle ne
voyait partout que l’habileté dans l’imposture, n’ont pas encore débrouillé tous les
arcanes psychiques. Or, je défie qu’on explique le capharnaüm diabolique et drolatique
de Brueghel le
Drôle autrement que par une espèce de grâce spéciale et
satanique. Au mot grâce spéciale substituez, si vous voulez, le mot folie, ou
hallucination ; mais le mystère restera presque aussi noir. La collection de toutes ces
pièces répand une contagion ; les cocasseries de Brueghel le Drôle donnent le vertige.
Comment une intelligence humaine a-t-elle pu contenir tant de diableries et de
merveilles, engendrer et décrire tant d’effrayantes absurdités ? Je ne puis le
comprendre ni en déterminer positivement la raison ; mais souvent nous trouvons dans
l’histoire, et même dans plus d’une partie moderne de l’histoire, la preuve de l’immense
puissance des contagions, de l’empoisonnement par l’atmosphère morale, et je ne puis
m’empêcher de remarquer (mais sans affectation, sans pédantisme, sans visée positive
comme de prouver que Brueghel a pu voir le diable en personne) que cette prodigieuse
floraison de monstruosités coïncide de la manière la plus singulière avec la fameuse et
historique épidémie des sorciers.
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