VII. Quelques caricaturistes français
Carle Vernet — Pigal — Charlet — Daumier — Monnier — Grandville — Gavarni —
Trimolet — Traviès — Jacque
Un homme étonnant fut ce Carle Vernet. Son œuvre est un monde, une petite Comédie humaine ; car les images triviales, les croquis de la foule et de la
rue, les caricatures, sont souvent le miroir le plus fidèle de la vie. Souvent même les
caricatures, comme les gravures de modes, deviennent plus caricaturales à mesure
qu’elles sont plus démodées. Ainsi le roide, le dégingandé des figures de ce temps-là
nous surprend et nous blesse étrangement ; cependant tout ce monde est beaucoup moins
volontairement étrange qu’on ne le croit d’ordinaire. Telle était la mode, tel était
l’être humain : les hommes ressemblaient aux peintures ; le monde s’était moulé dans
l’art. Chacun était roide,
droit, et avec son frac étriqué, ses bottes à
revers et ses cheveux pleurant sur le front, chaque citoyen avait l’air d’une académie qui aurait passé chez le fripier. Ce n’est pas seulement pour
avoir gardé profondément l’empreinte sculpturale et la prétention au style de cette
époque, ce n’est pas seulement, dis-je, au point de vue historique que les caricatures
de Carle Vernet ont une grande valeur, elles ont aussi un prix artistique certain. Les
poses, les gestes ont un accent véridique ; les têtes et les physionomies sont d’un
style que beaucoup d’entre nous peuvent vérifier en pensant aux gens qui fréquentaient
le salon paternel aux années de notre enfance. Ses caricatures de modes sont superbes.
Chacun se rappelle cette grande planche qui représente une maison de jeu. Autour d’une
vaste table ovale sont réunis des joueurs de différents caractères et de différents
âges. Il n’y manque pas les filles indispensables, avides et épiant les chances,
courtisanes éternelles des joueurs en veine. Il y a là des joies et des désespoirs
violents ; de jeunes joueurs fougueux et brûlant la chance ; des joueurs froids, sérieux
et tenaces ; des vieillards qui ont perdu leurs rares cheveux au vent furieux des
anciens équinoxes. Sans doute, cette composition, comme tout ce qui sort de Carle Vernet
et de l’école, manque de liberté ; mais, en revanche, elle a beaucoup de sérieux, une
dureté qui plaît, une sécheresse de manière qui convient assez bien au sujet, le jeu
étant une passion à la fois violente et contenue.
Un de ceux qui, plus tard, marquèrent le plus, fut
Pigal. Les premières
œuvres de Pigal remontent assez haut, et Carle Vernet vécut très-longtemps. Mais l’on
peut dire souvent que deux contemporains représentent deux époques distinctes,
fussent-ils même assez rapprochés par l’âge. Cet amusant et doux caricaturiste
n’envoie-t-il pas encore à nos expositions annuelles de petits tableaux d’un comique
innocent que M. Biard doit trouver bien faible ? C’est le caractère et non l’âge qui
décide. Ainsi Pigal est-il tout autre chose que Carle Vernet. Sa manière sert de
transition entre la caricature telle que la concevait celui-ci et la caricature plus
moderne de Charlet, par exemple, dont j’aurai à parler tout à l’heure. Charlet, qui est
de la même époque que Pigal, est l’objet d’une observation analogue : le mot moderne
s’applique à la manière et non au temps. Les scènes populaires de Pigal sont bonnes. Ce
n’est pas que l’originalité en soit très-vive, ni même le dessin très-comique. Pigal est
un comique modéré, mais le sentiment de ses compositions est bon et juste. Ce sont des
vérités vulgaires, mais des vérités. La plupart de ses tableaux ont été pris sur nature.
Il s’est servi d’un procédé simple et modeste : il a regardé, il a écouté, puis il a
raconté. Généralement il y a une grande bonhomie et une certaine innocence dans toutes
ses compositions : presque toujours des hommes du peuple, des dictons populaires, des
ivrognes, des scènes de ménage, et particulièrement une prédilection involontaire pour
les types vieux. Aussi, ressemblant en cela à beaucoup d’autres caricaturistes, Pigal ne
sait pas
très-bien exprimer la jeunesse ; il arrive souvent que ses jeunes
gens ont l’air grimé. Le dessin, généralement facile, est plus riche et plus bonhomme que celui de Carle Vernet. Presque tout le mérite de Pigal se
résume donc dans une habitude d’observation sûre, une bonne mémoire et une certitude
suffisante d’exécution ; peu ou pas d’imagination, mais du bon sens. Ce n’est ni
l’emportement carnavalesque de la gaieté italienne, ni l’âpreté forcenée des Anglais.
Pigal est un caricaturiste essentiellement raisonnable.
Je suis assez embarrassé pour exprimer d’une manière convenable mon opinion sur
Charlet. C’est une grande réputation, un réputation essentiellement française, une des
gloires de la France. Il a réjoui, amusé, attendri aussi, dit-on, toute une génération
d’hommes vivant encore. J’ai connu des gens qui s’indignaient de bonne foi de ne pas
voir Charlet à l’Institut. C’était pour eux un scandale aussi grand que l’absence de
Molière à l’Académie. Je sais que c’est jouer un assez vilain rôle que de venir déclarer
au gens qu’ils ont eu tort de s’amuser ou de s’attendrir d’une certaine façon ; il est
bien douloureux d’avoir maille à partir avec le suffrage universel. Cependant il faut
avoir le courage de dire que Charlet n’appartient pas à la classe des hommes éternels et
des génies cosmopolites. Ce n’est pas un caricaturiste citoyen de l’univers ; et, si
l’on me répond qu’un caricaturiste ne peut jamais être cela, je dirai qu’il peut l’être
plus ou moins. C’est un artiste de circonstance et un patriote exclusif, deux
empêchements
au génie. Il a cela de commun avec un autre homme célèbre, que
je ne veux pas nommer parce que les temps ne sont pas encore mûrs34, qu’il a tiré sa gloire exclusivement de la
France et surtout de l’aristocratie du soldat. Je dis que cela est mauvais et dénote un
petit esprit. Comme l’autre grand homme, il a beaucoup insulté les calotins : cela est
mauvais, dis-je, mauvais symptôme, ces gens-là sont inintelligibles au-delà du détroit,
au-delà du Rhin et des Pyrénées. Tout à l’heure nous parlerons de l’artiste,
c’est-à-dire du talent, de l’exécution, du dessin, du style : nous viderons la question.
A présent je ne parle que de l’esprit.
Charlet a toujours fait sa cour au peuple. Ce n’est pas un homme libre, c’est un
esclave : ne cherchez pas en lui un artiste désintéressé. Un dessin de Charlet est
rarement une vérité ; c’est presque toujours une câlinerie adressée à la caste préférée.
Il n’y a de beau, de bon, de noble, d’aimable, de spirituel, que le soldat. Les quelques
milliards d’animalcules qui broutent cette planète n’ont été créés par Dieu et doués
d’organes et de sens que pour contempler le soldat et les dessins de Charlet dans toute
leur gloire. Charlet affirme que le tourlourou et le grenadier sont la cause finale de
la création. A coup sûr, ce ne sont pas là des caricatures, mais des dithyrambes et des
panégyriques, tant cet homme prenait singulièrement son métier à
rebours.
Les grossières naïvetés que Charlet prête à ses conscrits sont tournées avec une
certaine gentillesse qui leur fait honneur et les rend intéressants. Cela sent les
vaudevilles où les paysans font les pataqu’est-ce les plus touchants
et les plus spirituels. Ce sont des cœurs d’ange avec l’esprit d’une académie, sauf les
liaisons. Montrer le paysan tel qu’il est, c’est une fantaisie inutile de Balzac ;
peindre rigoureusement les abominations du cœur de l’homme, cela est bon pour Hogarth,
esprit taquin et hypocondriaque ; montrer au naturel les vices du soldat, ah ! quelle
cruauté ! cela pourrait le décourager. C’est ainsi que le célèbre Charlet entend la
caricature.
Relativement au calotin, c’est le même sentiment qui dirige notre
partial artiste. Il ne s’agit pas de peindre, de dessiner d’une manière originale les
laideurs morales de la sacristie ; il faut plaire au soldat-laboureur : le
soldat-laboureur mangeait du jésuite. Dans les arts, il ne s’agit que de
plaire, comme disent les bourgeois.
Goya, lui aussi, s’est attaqué à la gent monastique. Je présume qu’il n’aimait pas les
moines, car il les a faits bien laids ; mais qu’ils sont beaux dans leur laideur et
triomphants dans leur crasse et leur crapule monacales ! Ici l’art domine, l’art
purificateur comme le feu ; là, la servilité qui corrompt l’art. Comparez maintenant
l’artiste avec le courtisan : ici de superbes dessins, là un prêche voltairien.
On a beaucoup parlé des gamins de Charlet, ces
chers petits anges qui
feront de si jolis soldats, qui aiment tant les vieux militaires, et qui jouent à la
guerre avec des sabres de bois. Toujours ronds et frais comme des pommes d’api, le cœur
sur la main, l’œil clair et souriant à la nature. Mais les enfants
terribles, mais le pâle voyou du grand poëte, à la
voix rauque, au teint jaune comme un vieux sou, Charlet a le cœur trop pur pour
voir ces choses-là.
Il avait quelquefois, il faut l’avouer, de bonnes intentions. — Dans une forêt, des
brigands et leurs femmes mangent et se reposent auprès d’un chêne, où un pendu, déjà
long et maigre, prend le frais de haut et respire la rosée, le nez incliné vers la terre
et les pointes des pieds correctement alignées comme celles d’un danseur. Un des
brigands dit en le montrant du doigt : Voilà peut-être comme nous serons
dimanche !
Hélas ! il nous fournit peu de croquis de cette espèce. Encore si l’idée est bonne, le
dessin est insuffisant ; les têtes n’ont pas un caractère bien écrit. Cela pourrait être
beaucoup plus beau, et, à coup sûr, ne vaut pas les vers de Villon soupant avec ses
camarades sous le gibet, dans la plaine ténébreuse.
Le dessin de Charlet n’est guère que du chic, toujours des ronds et des ovales. Les
sentiments, il les prenait tout faits dans les vaudevilles. C’est un homme
très-artificiel qui s’est mis à imiter les idées du temps. Il a décalqué l’opinion, il a
découpé son intelligence sur la mode. Le public était vraiment son patron.
Il avait cependant fait une fois une assez bonne
chose. C’est une galerie
de costume de la jeune et de la vieille garde, qu’il ne faut pas confondre avec une
œuvre analogue publiée dans ces derniers temps, et qui, je crois, est même une œuvre
posthume. Les personnages ont un caractère réel. Ils doivent être très-ressemblants.
L’allure, le geste, les airs de tête sont excellents. Alors Charlet était jeune, il ne
se croyait pas un grand homme, et sa popularité ne le dispensait pas encore de dessiner
ses figures correctement et de les poser d’aplomb. Il a toujours été se négligeant de
plus en plus, et il a fini par faire et recommencer sans cesse un vulgaire crayonnage
que ne voudrait pas avouer le plus jeune des rapins, s’il avait un peu d’orgueil. Il est
bon de faire remarquer que l’œuvre dont je parle est d’un genre simple et sérieux, et
qu’elle ne demande aucune des qualités qu’on a attribuées plus tard gratuitement à un
artiste aussi incomplet dans le comique. Si j’avais suivi ma pensée droite, ayant à
m’occuper des caricaturistes, je n’aurais pas introduit Charlet dans le catalogue, non
plus que Pinelli ; mais on m’aurait accusé de commettre des oublis graves.
En résumé : fabricant de niaiseries nationales, commerçant patenté de proverbes
politiques, idole qui n’a pas, en somme, la vie plus dure que toute autre idole, il
connaîtra prochainement la force de l’oubli, et il ira, avec le grand
peintre et le grand poëte, ses cousins germains en ignorance et en
sottise, dormir dans le panier de l’indifférence, comme ce papier inutilement
profané qui n’est plus bon qu’à faire du papier neuf.
Je veux parler maintenant de l’un des hommes les plus importants, je ne dirai pas
seulement de la caricature, mais encore de l’art moderne, d’un homme qui, tous les
matins, divertit la population parisienne, qui, chaque jour, satisfait aux besoins de la
gaieté publique et lui donne sa pâture. Le bourgeois, l’homme d’affaires, le gamin, la
femme, rient et passent souvent, les ingrats ! sans regarder le nom. Jusqu’à présent les
artistes seuls ont compris tout ce qu’il y a de sérieux là-dedans, et que c’est vraiment
matière à une étude. On devine qu’il s’agit de Daumier.
Les commencements d’Honoré Daumier ne furent pas très-éclatants ; il dessina, parce
qu’il avait besoin de dessiner, vocation inéluctable. Il mit d’abord quelques croquis
dans un petit journal créé par William Duckett ; puis Achille Ricourt, qui faisait alors
le commerce des estampes, lui en acheta quelques autres. La révolution de 1830 causa,
comme toutes les révolutions, une fièvre caricaturale. Ce fut vraiment pour les
caricaturistes une belle époque. Dans cette guerre acharnée contre le gouvernement, et
particulièrement contre le roi, on était tout cœur, tout feu. C’est véritablement une
œuvre curieuse à contempler aujourd’hui que cette vaste série de bouffonneries
historiques qu’on appelait la Caricature, grandes archives comiques,
où tous les artistes de quelque valeur apportèrent leur contingent. C’est un tohu-bohu,
un capharnaüm, une
prodigieuse comédie satanique, tantôt bouffonne, tantôt
sanglante, où défilent, affublées de costumes variés et grotesques, toutes les
honorabilités politiques. Parmi tous ces grands hommes de la monarchie naissante, que de
noms déjà oubliés ! Cette fantastique épopée est dominée, couronnée par la pyramidale et
olympienne Poire de processive mémoire. On se rappelle que Philipon,
qui avait à chaque instant maille à partir avec la justice royale, voulant une fois
prouver au tribunal que rien n’était plus innocent que cette irritante et malencontreuse
poire, dessina à l’audience même une série de croquis dont le premier représentait
exactement la figure royale, et dont chacun, s’éloignant de plus en plus du terme
primitif, se rapprochait davantage du terme fatal : la poire. « Voyez
,
disait-il, quel rapport trouvez-vous entre ce dernier croquis et le
premier ? »
On a fait des expériences analogues sur la tête de Jésus et sur
celle de l’Apollon, et je crois qu’on est parvenu à ramener l’une des deux à la
ressemblance d’un crapaud. Cela ne prouvait absolument rien. Le symbole avait été trouvé
par une analogie complaisante. Le symbole dès lors suffisait. Avec cette espèce d’argot
plastique, on était le maître de dire et de faire comprendre au peuple tout ce qu’on
voulait. Ce fut donc autour de cette poire tyrannique et maudite que se rassembla la
grande bande des hurleurs patriotes. Le fait est qu’on y mettait un acharnement et un
ensemble merveilleux, et avec quelque opiniâtreté que ripostât la justice, c’est
aujourd’hui un sujet d’énorme étonnement
, quand on feuillette ces
bouffonnes archives, qu’une guerre si furieuse ait pu se continuer pendant des
années.
Tout à l’heure, je crois, j’ai dit : bouffonnerie sanglante. En effet, ces dessins sont
souvent pleins de sang et de fureur. Massacres, emprisonnements, arrestations,
perquisitions, procès, assommades de la police, tous ces épisodes des premiers temps du
gouvernement de 1830 reparaissent à chaque instant ; qu’on en juge :
La Liberté, jeune et belle, assoupie dans un dangereux sommeil, coiffée de son bonnet
phrygien, ne pense guère au danger qui la menace. Un homme s’avance
vers elle avec précaution, plein d’un mauvais dessein. Il a l’encolure épaisse des
hommes de la halle ou des gros propriétaires. Sa tête piriforme est surmontée d’un
toupet très-proéminent et flanquée de larges favoris. Le monstre est vu de dos, et le
plaisir de deviner son nom n’ajoutait pas peu de prix à l’estampe. Il s’avance vers la
jeune personne. Il s’apprête à la violer.
— Avez-vous fait vos prières ce soir, Madame ?
— C’est
Othello-Philippe qui étouffe l’innocente Liberté, malgré ses cris et sa résistance.
Le long d’une maison plus que suspecte passe une toute jeune fille, coiffée de son
petit bonnet phrygien ; elle le porte avec l’innocente coquetterie d’une grisette
démocrate. MM. un tel et un tel (visages connus, — des ministres, à coup sûr, des plus
honorables) font ici un singulier métier. Ils circonviennent la pauvre enfant, lui
disent à l’oreille des câlineries ou des saletés, et la
poussent doucement
vers l’étroit corridor. Derrière une porte, l’Homme se devine. Son
profil est perdu, mais c’est bien lui ! Voilà le toupet et les favoris. Il attend, il
est impatient !
Voici la Liberté traînée devant une cour prévôtale ou tout autre tribunal gothique :
grande galerie de portraits actuels avec costumes anciens.
Voici la Liberté amenée dans la chambre des tourmenteurs. On va lui broyer ses
chevilles délicates, on va lui ballonner le ventre avec des torrents d’eau, ou accomplir
sur elle toute autre abomination. Ces athlètes aux bras nus, aux formes robustes,
affamés de tortures, sont faciles à reconnaître. C’est M. un tel, M. un tel et M. un
tel, — les bêtes noires de l’opinion35.
Dans tous ces dessins, dont la plupart sont faits avec un sérieux et une conscience
remarquables, le roi joue toujours un rôle d’ogre, d’assassin, de Gargantua inassouvi,
pis encore quelquefois. Depuis la révolution de février, je n’ai vu qu’une seule
caricature dont la férocité me rappelât le temps des grandes fureurs politiques ; car
tous les plaidoyers politiques étalés aux carreaux, lors de la grande élection
présidentielle, n’offraient que des choses pâles au prix des produits de l’époque dont
je viens de parler. C’était peu après les malheureux massacres de Rouen. — Sur le
premier plan, un cadavre, troué de balles, couché sur une civière
;
derrière lui tous les gros bonnets de la ville, en uniforme, bien frisés, bien sanglés,
bien attifés, les moustaches en croc et gonflés d’orgueil ; il doit y avoir là-dedans
des dandys bourgeois qui vont monter leur garde ou réprimer l’émeute avec un bouquet de
violettes à la boutonnière de leur tunique ; enfin, un idéal de garde
bourgeoise, comme disait le plus célèbre de nos démagogues. A genoux devant la
civière, enveloppé dans sa robe de juge, la bouche ouverte et montrant comme un requin
la double rangée de ses dents taillées en scie, F. C. promène lentement sa griffe sur la
chair du cadavre qu’il égratigne avec délices. — Ah ! le Normand !
dit-il, il fait le mort pour ne pas répondre à la Justice !
C’était avec cette même fureur que la Caricature faisait la guerre au
gouvernement. Daumier joua un rôle important dans cette escarmouche permanente. On avait
inventé un moyen de subvenir aux amendes dont le Charivari était
accablé ; c’était de publier dans la Caricature des dessins
supplémentaires dont la vente était affectée au payement des amendes. A propos du
lamentable massacre de la rue Transnonain, Daumier se montra vraiment grand artiste ; le
dessin est devenu assez rare, car il fut saisi et détruit. Ce n’est pas précisément de
la caricature, c’est de l’histoire, de la triviale et terrible réalité. — Dans une
chambre pauvre et triste, la chambre traditionnelle du prolétaire, aux meubles banals et
indispensables, le corps d’un ouvrier nu, en chemise et en bonnet de coton, gît sur le
dos, tout de
son long, les jambes et les bras écartés. Il y a eu sans doute
dans la chambre une grande lutte et un grand tapage, car les chaises sont renversées,
ainsi que la table de nuit et le pot de chambre. Sous le poids de son cadavre, le père
écrase entre son dos et le carreau le cadavre de son petit enfant. Dans cette mansarde
froide il n’y a rien que le silence et la mort.
Ce fut aussi à cette époque que Daumier entreprit une galerie satirique de portraits de
personnages politiques. Il y en eut deux, l’une en pied, l’autre en buste. Celle-ci, je
crois, est postérieure et ne contenait que des pairs de France. L’artiste y révéla une
intelligence merveilleuse du portrait ; tout en chargeant et en exagérant les traits
originaux, il est si sincèrement resté dans la nature, que ces morceaux peuvent servir
de modèle à tous les portraitistes. Toutes les pauvretés de l’esprit, tous les
ridicules, toutes les manies de l’intelligence, tous les vices du cœur se lisent et se
font voir clairement sur ces visages animalisés ; et en même temps, tout est dessiné et
accentué largement. Daumier fut à la fois souple comme un artiste et exact comme
Lavater. Du reste, celles de ses œuvres datées de ce temps-là diffèrent beaucoup de ce
qu’il fait aujourd’hui. Ce n’est pas la même facilité d’improvisation, le lâché et la
légèreté de crayon qu’il a acquis plus tard. C’est quelquefois un peu lourd, rarement
cependant, mais toujours très-fini, très-consciencieux et très-sévère.
Je me rappelle encore un fort beau dessin qui appartient à la même classe : La Liberté de la Presse. Au milieu
de ses instruments
émancipateurs, de son matériel d’imprimerie, un ouvrier typographe, coiffé sur l’oreille
du sacramentel bonnet de papier, les manches de chemise retroussées, carrément campé,
établi solidement sur ses grands pieds, ferme les deux poings et fronce les sourcils.
Tout cet homme est musclé et charpenté comme les figures des grands maîtres. Dans le
fond, l’éternel Philippe et ses sergents de ville. Ils n’osent pas
venir s’y frotter.
Mais notre grand artiste a fait des choses bien diverses. Je vais décrire quelques-unes
des planches les plus frappantes, empruntées à des genres différents. J’analyserai
ensuite la valeur philosophique et artistique de ce singulier homme, et à la fin, avant
de me séparer de lui je donnerai la liste des différentes séries et catégories de son
œuvre ou du moins je ferai pour le mieux, car actuellement son œuvre est un labyrinthe,
une forêt d’une abondance inextricable.
Le Dernier Bain, caricature sérieuse et lamentable. — Sur le parapet
d’un quai, debout et déjà penché, faisant un angle aigu avec la base d’où il se détache
comme une statue qui perd son équilibre, un homme se laisse tomber roide dans la
rivière. Il faut qu’il soit bien décidé ; ses bras sont tranquillement croisés ; un fort
gros pavé est attaché à son cou avec une corde. Il a bien juré de n’en pas réchapper. Ce
n’est pas un suicide de poëte qui veut être repêché et faire parler de lui. C’est la
redingote chétive et grimaçante qu’il faut voir, sous laquelle tous les os font
saillie ! Et la cravate
maladive et tortillée comme un serpent, et la pomme
d’Adam, osseuse et pointue ! Décidément, on n’a pas le courage d’en vouloir à ce pauvre
diable d’aller fuir sous l’eau le spectacle de la civilisation. Dans le fond, de l’autre
côté de la rivière, un bourgeois contemplatif, au ventre rondelet, se livre aux délices
innocentes de la pêche.
Figurez-vous un coin très-retiré d’une barrière inconnue et peu passante, accablée d’un
soleil de plomb. Un homme d’une tournure assez funèbre, un croque-mort ou un médecin,
trinque et boit chopine sous un bosquet sans feuilles, un treillis de lattes
poussiéreuses, en tête-à-tête avec un hideux squelette. A côté est posé le sablier et la
faux. Je ne me rappelle pas le titre de cette planche. Ces deux vaniteux personnages
font sans doute un pari homicide ou une savante dissertation sur la mortalité.
Daumier a éparpillé son talent en mille endroits différents. Chargé d’illustrer une
assez mauvaise publication médico-poétique, la Némésis médicale, il
fit des dessins merveilleux. L’un d’eux, qui a trait au choléra, représente une place
publique inondée, criblée de lumière et de chaleur. Le ciel parisien, fidèle à son
habitude ironique dans les grands fléaux et les grands remue-ménages politiques, le ciel
est splendide ; il est blanc, incandescent d’ardeur. Les ombres sont noires et nettes.
Un cadavre est posé en travers d’une porte. Une femme rentre précipitamment en se
bouchant le nez et la bouche. La place est déserte et brûlante, plus désolée
qu’une place populeuse dont l’émeute a fait une solitude. Dans le fond, se profilent
tristement deux ou trois petits corbillards attelés de haridelles comiques, et, au
milieu de ce forum de la désolation, un pauvre chien désorienté, sans but et sans
pensée, maigre jusqu’aux os, flaire le pavé desséché, la queue serrée entre les
jambes.
Voici maintenant le bagne. Un monsieur très-docte, habit noir et cravate blanche, un
philanthrope, un redresseur de torts, est assis extatiquement entre deux forçats d’une
figure épouvantable, stupides comme des crétins, féroces comme des bouledogues, usés
comme des loques. L’un d’eux lui raconte qu’il a assassiné son père, violé sa sœur, ou
fait toute autre action d’éclat. — Ah ! mon ami, quelle riche organisation vous
possédiez !
s’écrie le savant extasié.
Ces échantillons suffisent pour montrer combien sérieuse est souvent la pensée de
Daumier, et comme il attaque vivement son sujet. Feuilletez son œuvre, et vous verrez
défiler devant vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une
grande ville contient de vivantes monstruosités. Tout ce qu’elle renferme de trésors
effrayants, grotesques, sinistres et bouffons, Daumier le connaît. Le cadavre vivant et
affamé
, le cadavre gras et repu, les misères ridicules du ménage, toutes
les sottises, tous les orgueils, tous les enthousiasmes, tous les désespoirs du
bourgeois, rien n’y manque. Nul comme celui-là n’a connu et aimé (à la manière des
artistes) le bourgeois, ce dernier vestige du moyen âge, cette ruine gothique qui a la
vie si dure, ce type à la fois si banal et si excentrique. Daumier a vécu intimement
avec lui, il l’a épié le jour et la nuit, il a appris les mystères de son alcôve, il
s’est lié avec sa femme et ses enfants, il sait la forme de son nez et la construction
de sa tête, il sait quel esprit fait vivre la maison du haut en bas.
Faire une analyse complète de l’œuvre de Daumier serait chose impossible ; je vais
donner les titres de ses principales séries, sans trop d’appréciations ni de
. Il y a dans toutes des fragments merveilleux.
Robert Macaire, Mœurs conjugales, Types parisiens, Profils et silhouettes,
les Baigneurs, les Baigneuses, les Canotiers parisiens, les Bas-bleus, Pastorales,
Histoire ancienne, les Bons Bourgeois, les Gens de Justice, la journée de M. Coquelet,
les Philanthropes du jour, Actualité, Tout ce qu’on voudra, les Représentants
représentés. Ajoutez à cela les deux galeries de portraits dont j’ai parlé36.
J’ai deux remarques importantes à faire à propos de deux de ces séries,
Robert Macaire et l’Histoire ancienne. — Robert Macaire fut l’inauguration décisive de la caricature de mœurs. La
grande guerre politique s’était un peu calmée. L’opiniâtreté des poursuites, l’attitude
du gouvernement qui s’était affermi, et une certaine lassitude naturelle à l’esprit
humain avaient jeté beaucoup d’eau sur tout ce feu. Il fallait trouver du nouveau. Le
pamphlet fit place à la comédie. La Satire Ménippée céda le terrain à
Molière, et la grande épopée de Robert Macaire, racontée par Daumier d’une manière flambante, succéda aux colères révolutionnaires et aux dessins
allusionnels. La caricature, dès lors, prit une allure nouvelle, elle ne fut plus
spécialement politique. Elle fut la satire générale des citoyens. Elle entra dans le
domaine du roman.
L’Histoire ancienne me paraît une chose importante, parce que c’est
pour ainsi dire la meilleure paraphrase du vers célèbre :
Qui nous
délivrera des Grecs et des Romains ?
Daumier s’est abattu brutalement
sur l’antiquité, sur la fausse antiquité, — car nul ne sent mieux que lui les grandeurs
anciennes, — il a craché dessus ; et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la
sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène qui perdit Troie, et
tous enfin nous apparaissent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces vieilles
carcasses d’acteurs tragiques prenant une prise de tabac dans les coulisses. Ce fut un
blasphème très-amusant, et qui eut son utilité. Je me rappelle qu’un poëte
lyrique et païen de mes amis en était fort indigné. Il appelait cela une impiété et
parlait de la belle Hélène comme d’autres parlent de la Vierge Marie. Mais ceux-là qui
n’ont pas un grand respect pour l’Olympe et pour la tragédie furent naturellement portés
à s’en réjouir.
Pour conclure, Daumier a poussé son art très-loin, il en a fait un art sérieux ; c’est
un grand caricaturiste. Pour l’apprécier dignement, il faut l’analyser
au point de vue de l’artiste et au point de vue moral. — Comme artiste, ce qui distingue
Daumier, c’est la certitude. Il dessine comme les grands maîtres. Son dessin est
abondant, facile, c’est une improvisation suivie ; et pourtant ce n’est jamais du chic. Il a une mémoire merveilleuse et quasi divine qui lui tient lieu
de modèle. Toutes ses figures sont bien d’aplomb, toujours dans un mouvement vrai. Il a
un talent d’observation tellement sûr qu’on ne trouve pas chez lui une seule tête qui
jure avec le corps qui la supporte. Tel nez, tel front, tel œil, tel pied, telle main.
C’est la logique du savant transportée dans un art léger, fugace, qui a contre lui la
mobilité même de la vie.
Quant au moral, Daumier a quelques rapports avec Molière. Comme lui, il va droit au
but. L’idée se dégage d’emblée. On regarde, on a compris. Les légendes qu’on écrit au
bas de ses dessins ne servent pas à grand’chose, car ils pourraient généralement s’en
passer. Son comique est, pour ainsi dire, involontaire. L’artiste ne cherche pas, on
dirait plutôt que l’idée lui échappe. Sa
caricature est formidable
d’ampleur, mais sans rancune et sans fiel. Il y a dans toute son œuvre un fonds
d’honnêteté et de bonhomie. Il a, remarquez bien ce trait, souvent refusé de traiter
certains motifs satiriques très-beaux, et très-violents, parce que cela, disait-il,
dépassait les limites du comique et pouvait blesser la conscience du genre humain. Aussi
quand il est navrant ou terrible, c’est presque sans l’avoir voulu. Il a dépeint ce
qu’il a vu, et le résultat s’est produit. Comme il aime très-passionnément et
très-naturellement la nature, il s’élèverait difficilement au comique absolu. Il évite
même avec soin tout ce qui ne serait pas pour un public français l’objet d’une
perception claire et immédiate.
Encore un mot. Ce qui complète le caractère remarquable de Daumier, et en fait un
artiste spécial appartenant à l’illustre famille des maîtres, c’est que son dessin est
naturellement coloré. Ses lithographies et ses dessins sur bois éveillent des idées de
couleur. Son crayon contient autre chose que du noir bon à délimiter des contours. Il
fait deviner la couleur comme la pensée ; or c’est le signe d’un art supérieur, et que
tous les artistes intelligents ont clairement vu dans ses ouvrages.
Henri Monnier a fait beaucoup de bruit il y a quelques années ; il a eu un grand succès
dans le monde bourgeois et dans le monde des ateliers, deux espèces de villages. Deux
raisons à cela. La première est qu’il remplissait trois fonctions à la fois, comme Jules
César :
comédien, écrivain, caricaturiste. La seconde est qu’il a un talent
essentiellement bourgeois. Comédien, il était exact et froid ; écrivain, vétilleux ;
artiste, il avait trouvé le moyen de faire du chic d’après nature.
Il est juste la contre-partie de l’homme dont nous venons de parler. Au lieu de saisir
entièrement et d’emblée tout l’ensemble d’une figure ou d’un sujet, Henri Monnier
procédait par un lent et successif examen des détails. Il n’a jamais connu le grand art.
Ainsi Monsieur Prudhomme, ce type monstrueusement vrai, Monsieur Prudhomme n’a pas été
conçu en grand. Henri Monnier l’a étudié, le Prudhomme vivant, réel ; il l’a étudié jour
à jour, pendant un très-long espace de temps. Combien de tasses de café a dû avaler
Henri Monnier, combien de parties de dominos, pour arriver à ce prodigieux résultat, je
l’ignore. Après l’avoir étudié, il l’a traduit ; je me trompe, il l’a décalqué. A
première vue, le produit apparaît comme ; mais quand tout Monsieur
Prudhomme a été dit, Henri Monnier n’avait plus rien à dire. Plusieurs de ses Scènes populaires sont certainement agréables ; autrement il faudrait
nier le charme cruel et surprenant du daguerréotype ; mais Monnier ne sait rien créer,
rien idéaliser, rien arranger. Pour en revenir à ses dessins, qui sont ici l’objet
important, ils sont généralement froids et durs, et, chose singulière ! il reste une
chose vague dans la pensée, malgré la précision pointue du crayon. Monnier a une faculté
étrange, mais il n’en a qu’une. C’est la froideur, la limpidité du miroir, d’un miroir
qui ne
pense pas et qui se contente de réfléchir les passants.
Quant à Grandville, c’est tout autre chose. Grandville est un esprit maladivement
littéraire, toujours en quête de moyens bâtards pour faire entrer sa pensée dans le
domaine des arts plastiques ; aussi l’avons-nous vu souvent user du vieux procédé qui
consiste à attacher aux bouches de ses personnages des banderoles parlantes. Un
philosophe ou un médecin aurait à faire une bien belle étude psychologique et
physiologique sur Grandville. Il a passé sa vie à chercher des idées, les trouvant
quelquefois. Mais comme il était artiste par métier et homme de lettres par la tête, il
n’a jamais pu les biens exprimer. Il a touché naturellement à plusieurs grandes
questions, et il a fini par tomber dans le vide, n’étant tout à fait ni philosophe ni
artiste. Grandville a roulé pendant une grande partie de son existence sur l’idée
générale de l’Analogie. C’est même par là qu’il a commencé : Métamorphoses
du jour. Mais il ne savait pas en tirer des conséquences justes ; il cahotait
comme une locomotive déraillée. Cet homme, avec un courage surhumain, a passé sa vie à
refaire la création. Il la prenait dans ses mains, la tordait, la rarrangeait,
l’expliquait, la ; et la nature se transformait en apocalypse. Il a mis le
monde sens dessus dessous. Au fait, n’a-t-il pas composé un livre d’images qui s’appelle
Le Monde à l’envers ? Il y a des gens superficiels que Grandville
divertit ; quant à moi, il m’effraye. Car c’est à l’artiste malheureusement que je
m’intéresse et non à ses dessins. Quand j’entre dans l’œuvre de Grandville
, j’éprouve un certain malaise, comme dans un appartement où le désordre serait
systématiquement organisé, où des corniches saugrenues s’appuieraient sur le plancher,
où les tableaux se présenteraient déformés par des procédés d’opticien, où les objets se
blesseraient obliquement par les angles, où les meubles se tiendraient les pieds en
l’air, et où les tiroirs s’enfonceraient au lieu de sortir.
Sans doute Grandville a fait de belles et bonnes choses, ses habitudes têtues et
minutieuses le servant beaucoup ; mais il n’avait pas de souplesse, et aussi n’a-t-il
jamais su dessiner une femme. Or c’est par le côté fou de son talent que Grandville est
important. Avant de mourir, il appliquait sa volonté, toujours opiniâtre, à noter sous
une forme plastique la succession des rêves et des cauchemars, avec la précision d’un
sténographe qui écrit le discours d’un orateur. L’artiste-Grandville voulait, oui, il
voulait que le crayon expliquât la loi d’association des idées. Grandville est
très-comique ; mais il est souvent un comique sans le savoir.
Voici maintenant un artiste, bizarre dans sa grâce, mais bien autrement important.
Gavarni commença cependant par faire des dessins de machines, puis des dessins de modes,
et il me semble qu’il lui en est resté longtemps un stigmate ; cependant il est juste de
dire que Gavarni a toujours été en progrès. Il n’est pas tout à fait un caricaturiste,
ni même uniquement un artiste, il est aussi un littérateur. Il effleure, il fait
deviner. Le caractère particulier de son comique est une
grande finesse
d’observation, qui va quelquefois jusqu’à la ténuité. Il connaît, comme Marivaux, toute
la puissance de la réticence, qui est à la fois une amorce et une flatterie à
l’intelligence du public. Il fait lui-même les légendes de ses dessins, et quelquefois
très-entortillées. Beaucoup de gens préfèrent Gavarni à Daumier, et cela n’a rien
d’étonnant. Comme Gavarni est moins artiste, il est plus facile à comprendre pour eux.
Daumier est un génie franc et direct. Otez-lui la légende, le dessin reste une belle et
claire chose. Il n’en est pas ainsi de Gavarni ; celui-ci est double : il y a le dessin,
plus la légende. En second lieu, Gavarni n’est pas essentiellement satirique ; il flatte
souvent au lieu de mordre ; il ne blâme pas, il encourage. Comme tous les hommes de
lettres, homme de lettres lui-même, il est légèrement teinté de corruption. Grâce à
l’hypocrisie charmante de sa pensée et à la puissante tactique des demi-mots, il ose
tout. D’autres fois, quand sa pensée cynique se dévoile franchement, elle endosse un
vêtement gracieux, elle caresse les préjugés et fait du monde son complice. Que de
raisons de popularité ! Un échantillon entre mille : vous rappelez-vous cette grande et
belle fille qui regarde avec une moue dédaigneuse un jeune homme joignant devant elle
les mains dans une attitude suppliante ? « Un petit baiser, ma bonne dame
charitable, pour l’amour de Dieu ! s’il vous plaît. — Repassez ce soir, on a déjà
donné à votre père ce matin. »
On dirait vraiment que la dame est un portrait.
Ces coquins-là sont si jolis que la jeunesse
aura fatalement envie de les
imiter. Remarquez, en outre, que le plus beau est dans la légende, le dessin étant
impuissant à dire tant de choses.
Gavarni a créé la Lorette. Elle existait bien un peu avant lui, mais il l’a complétée.
Je crois même que c’est lui qui a inventé le mot. La Lorette, on l’a déjà dit, n’est pas
la fille entretenue, cette chose de l’Empire, condamnée à vivre en tête-à-tête funèbre
avec le cadavre métallique dont elle vivait, général ou banquier. La Lorette est une
personne libre. Elle va et elle vient. Elle tient maison ouverte. Elle n’a pas de
maître ; elle fréquente les artistes et les journalistes. Elle fait ce qu’elle peut pour
avoir de l’esprit. J’ai dit que Gavarni l’avait complétée ; et, en effet, entraîné par
son imagination littéraire, il invente au moins autant qu’il voit, et, pour cette
raison, il a beaucoup agi sur les mœurs. Paul de Kock a créé la Grisette, et Gavarni la
Lorette ; et quelques-unes de ces filles se sont perfectionnées en se l’assimilant,
comme la jeunesse du quartier latin avait subi l’influence de ses étudiants, comme beaucoup de gens s’efforcent de ressembler aux gravures de
mode.
Tel qu’il est, Gavarni est un artiste plus qu’intéressant, dont il restera beaucoup. Il
faudra feuilleter ces œuvres-là pour comprendre l’histoire des dernières années de la
monarchie. La république a un peu effacé Gavarni ; loi cruelle, mais naturelle. Il était
né avec l’apaisement, il s’éclipse avec la tempête. — La véritable gloire et la vraie
mission de Gavarni et de Daumier
ont été de compléter Balzac, qui
d’ailleurs le savait bien, et les estimait comme des auxiliaires et des
.
Les principales créations de Gavarni sont : La Boîte aux lettres, les
Etudiants, les Lorettes, les Actrices, les Coulisses, les Enfants terribles, Hommes et
Femmes de plume, et une immense série de sujets détachés.
Il me reste à parler de Trimolet, de Traviès et de Jacque. — Trimolet fut une destinée
mélancolique ; on ne se douterait guère, à voir la bouffonnerie gracieuse et enfantine
qui souffle à travers ses compositions, que tant de douleurs graves et de chagrins
cuisants aient assailli sa pauvre vie. Il a gravé lui-même à l’eau-forte, pour la
collection des Chansons populaires de la France et pour les almanachs
comiques d’Aubert, de fort beaux dessins, ou plutôt des croquis, où règne la plus folle
et la plus innocente gaieté. Trimolet dessinait librement sur la planche, sans dessin
préparatoire, des compositions très-compliquées, procédé dont il résulte bien, il faut
l’avouer, un peu de fouillis. Evidemment l’artiste avait été très-frappé par les œuvres
de Cruikshank ; mais, malgré tout, il garde son originalité ; c’est un humoriste qui
mérite une place à part ; il y a là une saveur sui generis, un goût
fin qui se distingue de tous autres pour les gens qui ont le palais fin.
Un jour, Trimolet fit un tableau ; c’était bien conçu et c’était une grande pensée ;
dans une nuit sombre et mouillée, un de ces vieux hommes qui ont l’air d’une ruine
ambulante et d’un paquet de guenilles vivantes
s’est étendu au pied d’un
mur décrépit. Il lève ses yeux reconnaissants vers le ciel sans étoiles, et s’écrie :
« Je vous bénis, mon Dieu, qui m’avez donné ce mur pour m’abriter et cette natte pour me
couvrir ! » Comme tous les déshérités harcelés par la douleur, ce brave homme n’est pas
difficile, et il fait volontiers crédit du reste au Tout-Puissant. Quoi qu’en dise la
race des optimistes qui, selon Désaugiers, se laissent quelquefois choir après boire, au
risque d’écraser un pauvre homme qui n’a pas dîné, il y a des génies
qui ont passé de ces nuits-là ! Trimolet est mort ; il est mort au moment où l’aurore
éclaircissait son horizon, et où la fortune plus clémente avait envie de lui sourire.
Son talent grandissait, sa machine intellectuelle était bonne et fonctionnait
activement ; mais sa machine physique était gravement avariée et endommagée par des
tempêtes anciennes.
Traviès, lui aussi, fut une fortune malencontreuse. Selon moi, c’est un artiste éminent
et qui ne fut pas dans son temps délicatement apprécié. Il a beaucoup produit, mais il
manque de certitude. Il veut être plaisant, et il ne l’est pas, à coup sûr. D’autres
fois, il trouve une belle chose et il l’ignore. Il s’amende, il se corrige sans cesse ;
il se tourne, il se retourne et poursuit un idéal intangible. Il est le prince du
guignon. Sa muse est une nymphe de faubourg, pâlotte et mélancolique. A travers toutes
ses tergiversations, on suit partout un filon souterrain aux couleurs et au caractère
assez notables. Traviès a un profond sentiment des
joies et des douleurs du
peuple ; il connaît la canaille à fond, et nous pouvons dire qu’il l’a aimée avec une
tendre charité. C’est la raison pour laquelle ses Scènes bachiques
resteront un œuvre remarquable ; ses chiffonniers d’ailleurs sont généralement
très-ressemblants, et toutes ces guenilles ont l’ampleur et la noblesse presque
insaisissable du style tout fait, tel que l’offre la nature dans ses caprices. Il ne
faut pas oublier que Traviès est le créateur de Mayeux, ce type
excentrique et vrai qui a tant amusé Paris. Mayeux est à lui comme Robert
Macaire est à Daumier, comme M. Prudhomme est à Monnier. — En
ce temps déjà lointain, il y avait à Paris une espèce de bouffon physionomane, nommé
Léclaire, qui courait les guinguettes, les caveaux et les petits théâtres. Il faisait
des têtes d’expression, et entre deux bougies il illuminait
successivement sa figure de toutes les passions. C’était le cahier des Caractères des passions de M. Lebrun, peintre du roi. Cet homme, accident
bouffon plus commun qu’on ne le suppose dans les castes excentriques, était
très-mélancolique et possédé de la rage de l’amitié. En dehors de ses études et de ses
représentations grotesques, il passait son temps à chercher un ami, et, quand il avait
bu, ses yeux pleuraient abondamment les larmes de la solitude. Cet infortuné possédait
une telle puissance objective et une si grande aptitude à se grimer qu’il imitait à s’y
méprendre la bosse, le front plissé d’un bossu, ses grandes pattes simiesques et son
parler criard et baveux. Traviès le vit ; on était encore en
plein dans la
grande ardeur patriotique de Juillet ; une idée lumineuse s’abattit dans son cerveau ;
Mayeux fut créé, et pendant longtemps le turbulent Mayeux parla, cria, pérora, gesticula
dans la mémoire du peuple parisien. Depuis lors on a reconnu que Mayeux existait, et
l’on a cru que Traviès l’avait connu et copié. Il en a été ainsi de plusieurs autres
créations populaires.
Depuis quelque temps Traviès a disparu de la scène, on ne sait trop pourquoi, car il y
a aujourd’hui, comme toujours, de solides entreprises d’albums et de journaux comiques.
C’est un malheur réel, car il est très-observateur, et, malgré ses hésitations et ses
défaillances, son talent a quelque chose de sérieux et de tendre qui le rend
singulièrement attachant.
Il est bon d’avertir les collectionneurs que, dans les caricatures relatives à Mayeux,
les femmes qui, comme on sait, ont joué un grand rôle dans l’épopée de ce Ragotin galant
et patriotique, ne sont pas de Traviès : elles sont de Philipon, qui avait l’idée
excessivement comique et qui dessinait les femmes d’une manière
séduisante, de sorte qu’il se réservait le plaisir de faire les femmes dans les Mayeux de Traviès, et qu’ainsi chaque dessin se trouvait doublé d’un
style qui ne doublait vraiment pas l’intention comique.
Jacque, l’excellent artiste, à l’intelligence multiple, a été aussi occasionnellement
un recommandable caricaturiste. En dehors de ses peintures et de ses gravures à
l’eau-forte, où il s’est montré toujours grave et poétique, il a fait de fort bons
dessins grotesques,
où l’idée d’ordinaire se projette bien et d’emblée.
Voir Militairiana et Malades et Médecins. Il dessine
richement et spirituellement et sa caricature a, comme tout ce qu’il fait, le mordant et
la soudaineté du poëte observateur.
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