III. Le musée classique du bazar Bonne-Nouvelle
Tous les mille ans, il paraît une spirituelle idée. Estimons-nous donc heureux d’avoir eu
l’année 1846 dans le lot de notre existence ; car l’année 1846 a donné aux sincères
enthousiastes des beaux-arts la jouissance de dix tableaux de David et onze de Ingres. Nos
expositions annuelles, turbulentes, criardes, violentes, bousculées, ne peuvent pas donner
une idée de celle-ci, calme, douce et sérieuse comme un cabinet de travail. Sans compter
les deux illustres que nous venons de nommer, vous pourrez encore y apprécier de nobles
ouvrages de Guérin et de Girodet, ces maîtres hautains et délicats, ces fiers
continuateurs de David, le fier Cimabué du genre dit classique, et de ravissants morceaux
de Prud’hon, ce frère en romantisme d’André Chénier.
Avant d’exposer à nos lecteurs un catalogue et une appréciation des principaux de ces
ouvrages, constatons
un fait assez curieux qui pourra leur fournir matière à
de tristes réflexions. Cette exposition est faite au profit de la caisse de secours de la
société des artistes, c’est-à-dire en faveur d’une certaine classe de pauvres, les plus
nobles et les plus méritants, puisqu’ils travaillent au plaisir le plus noble de la
société. Les pauvres — les autres — sont venus immédiatement prélever leurs droits. En
vain leur a-t-on offert un traité à forfait ; nos rusés malingreux, en
gens qui connaissent les affaires, présumant que celle-ci était excellente, ont préféré
les droits proportionnels. Ne serait-il pas temps de se garder un peu de cette rage
d’humanité maladroite, qui nous fait tous les jours, pauvres aussi que nous sommes, les
victimes des pauvres ? Sans doute la charité est une belle chose ; mais ne pourrait-elle
pas opérer ses bienfaits, sans autoriser ces razzias redoutables dans la
bourse des travailleurs ?
— Un jour, un musicien qui crevait de faim organise un modeste concert ; les pauvres de
s’abattre sur le concert ; l’affaire étant douteuse, traité à forfait, deux cents francs ;
les pauvres s’envolent, les ailes chargées de butin ; le concert fait cinquante francs, et
le violoniste affamé implore une place de sabouleux surnuméraire à la
cour des Miracles ? — Nous rapportons des faits ; lecteur, à vous les réflexions.
La classique exposition n’a d’abord obtenu qu’un succès de fou rire parmi nos jeunes
artistes. La plupart de ces messieurs présomptueux, — nous ne voulons pas les nommer,
— qui représentent assez bien dans
l’art les adeptes de la fausse école
romantique en poésie, — nous ne voulons pas non plus les nommer, — ne peuvent rien
comprendre à ces sévères leçons de la peinture révolutionnaire, cette peinture qui se
prive volontairement du charme et du ragoût malsains, et qui vit surtout par la pensée et
par l’âme, — amère et despotique comme la révolution dont elle est née. Pour s’élever si
haut, nos rapins sont gens trop habiles, et savent trop bien peindre. La couleur les a
aveuglés, et ils ne peuvent plus voir et suivre en arrière l’austère filiation du
romantisme, cette expression de la société moderne. Laissons donc rire et baguenauder à
l’aise ces jeunes vieillards, et occupons-nous de nos maîtres.
Parmi les dix ouvrages de David, les principaux sont Marat, la Mort de
Socrate, Bonaparte au Mont-Saint-Bernard, Télémaque et Eucharis.
Le divin Marat, un bras pendant hors de la baignoire et retenant mollement sa dernière
plume, la poitrine percée de la blessure sacrilège, vient de rendre le
dernier soupir. Sur le pupitre vert placé devant lui sa main tient encore la lettre
perfide : « Citoyen, il suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à
votre bienveillance. »
L’eau de la baignoire est rougie de sang, le papier est
sanglant ; à terre gît un grand couteau de cuisine trempé de sang ; sur un misérable
support de planches qui composait le mobilier de travail de l’infatigable journaliste, on
lit : « A Marat, David. »
Tous ces détails sont historiques et réels, comme
un roman de Balzac ; le drame est là, vivant dans toute sa
lamentable
horreur, et par un tour de force étrange qui fait de cette peinture le chef-d’œuvre de
David et une des grandes curiosités de l’art moderne, elle n’a rien de trivial ni
d’ignoble. Ce qu’il y a de plus étonnant dans ce poëme inaccoutumé, c’est qu’il est peint
avec une rapidité extrême, et quand on songe à la beauté du dessin, il y a là de quoi
confondre l’esprit. Ceci est le pain des forts et le triomphe du spiritualisme ; cruel
comme la nature, ce tableau a tout le parfum de l’idéal. Quelle était donc cette laideur
que la sainte Mort a si vite effacée du bout de son aile ? Marat peut désormais défier
l’Apollon, la Mort vient de le baiser de ses lèvres amoureuses, et il repose dans le calme
de sa métamorphose. Il y a dans cette œuvre quelque chose de tendre et de poignant à la
fois ; dans l’air froid de cette chambre, sur ces murs froids, autour de cette froide et
funèbre baignoire, une âme voltige. Nous permettrez-vous, politiques de tous les partis,
et vous-mêmes, farouches libéraux de 1845, de nous attendrir devant le chef-d’œuvre de
David ? Cette peinture était un don à la patrie éplorée, et nos larmes ne sont pas
dangereuses.
Ce tableau avait pour pendant à la Convention la Mort de
Lepelletier-Saint-Fargeau. Quant à celui-là, il a disparu d’une manière
mystérieuse ; la famille du conventionnel l’a, dit-on, payé 40, 000 francs aux héritiers
de David ; nous n’en disons pas davantage, de peur de calomnier des gens qu’il faut croire
innocents28.
La Mort de Socrate est une admirable composition que tout
le monde connaît, mais dont l’aspect a quelque chose de commun qui fait songer à
M. Duval-Lecamus (père). Que l’ombre de David nous pardonne !
Le Bonaparte au mont Saint-Bernard est peut-être, — avec celui de Gros,
dans la Bataille d’Eylau, — le seul Bonaparte poétique et grandiose que
possède la France.
Télémaque et Eucharis a été fait en Belgique, pendant l’exil du grand
maître. C’est un charmant tableau qui a l’air, comme Hélène et Pâris, de
vouloir jalouser les peintures délicates et rêveuses de Guérin.
Des deux personnages, c’est Télémaque qui est le plus séduisant. Il est présumable que
l’artiste s’est servi pour le dessiner d’un modèle féminin.
Guérin est représenté par deux esquisses, dont l’une, la Mort de Priam,
est une chose superbe. On y retrouve toutes les qualités dramatiques et quasi
fantasmagoriques de l’auteur de Thésée et Hippolyte.
Il est certain que Guérin s’est toujours beaucoup préoccupé du mélodrame.
Cette esquisse est faite d’après les vers de Virgile. On y voit la Cassandre, les mains
liées, et arrachée du temple de Minerve, et le cruel Pyrrhus traînant par les cheveux la
vieillesse tremblante de Priam et l’égorgeant
au pied des autels. — Pourquoi
a-t-on si bien caché cette esquisse ? M. Cogniet, l’un des ordonnateurs de cette fête, en
veut-il donc à son vénérable maître ?
Hippocrate refusant les présents d’Artaxerce, de Girodet, est revenu de
l’École de médecine faire admirer sa superbe ordonnance, son fini excellent et ses détails
spirituels. Il y a dans ce tableau, chose curieuse, des qualités particulières et une
multiplicité d’intentions qui rappellent, dans un autre système d’exécution, les
très-bonnes toiles de M. Robert-Fleury. Nous eussions aimé voir à l’exposition
Bonne-Nouvelle quelques compositions de Girodet, qui eussent bien exprimé le côté
essentiellement poétique de son talent. (Voir l’Endymion et l’Atala.) Girodet a traduit Anacréon, et son pinceau a toujours trempé aux
sources les plus littéraires.
Le baron Gérard fut dans les arts ce qu’il était dans son salon, l’amphitryon qui veut
plaire à tout le monde, et c’est cet éclectisme courtisanesque qui l’a perdu. David,
Guérin et Girodet sont restés, débris inébranlables et invulnérables de cette grande
école, et Gérard n’a laissé que la réputation d’un homme aimable et très-spirituel. Du
reste, c’est lui qui a annoncé la venue d’Eugène Delacroix et qui a dit : « Un
peintre nous est né ! C’est un homme qui court sur les toits. »
Gros et Géricault, sans posséder la finesse, la délicatesse, la raison souveraine ou
l’âpreté sévère de leurs devanciers, furent de généreux tempéraments. Il y a là une
esquisse de Gros, le Roi Lear et ses Filles, qui est
d’un
aspect fort saisissant et fort étrange ; c’est d’une belle imagination.
Voici venir l’aimable Prud’hon, que quelques-uns osent déjà préférer à Corrége ;
Prud’hon, cet étonnant mélange, Prud’hon, ce poëte et ce peintre, qui, devant les David,
rêvait la couleur ! Ce dessin gras, invisible et sournois, qui serpente sous la couleur,
est, surtout si l’on considère l’époque, un légitime sujet d’étonnement. — De longtemps,
les artistes n’auront pas l’âme assez bien trempée pour attaquer les jouissances amères de
David et de Girodet. Les délicieuses flatteries de Prud’hon seront donc une préparation.
Nous avons surtout remarqué un petit tableau, Vénus et Adonis, qui fera
sans doute réfléchir M. Diaz.
M. Ingres étale fièrement dans un salon spécial onze tableaux, c’est-à-dire sa vie
entière, ou du moins des échantillons de chaque époque, — bref, toute la Genèse de son
génie. M. Ingres refuse depuis longtemps d’exposer au Salon, et il a, selon nous, raison.
Son admirable talent est toujours plus ou moins culbuté au milieu de ces cohues, où le
public, étourdi et fatigué, subit la loi de celui qui crie le plus haut. Il faut que
M. Delacroix ait un courage surhumain pour affronter annuellement tant d’éclaboussures.
Quant à M. Ingres, doué d’une patience non moins grande, sinon d’une audace aussi
généreuse, il attendait l’occasion sous sa tente. L’occasion est venue et il en a
superbement usé. — La place nous manque, et peut-être la langue, pour louer dignement la
Stratonice, qui eût étonné Poussin,
la grande Odalisque dont Raphaël eût été tourmenté, la petite
Odalisque cette délicieuse et bizarre fantaisie qui n’a point de précédents dans
l’art ancien, et les portraits de M. Bertin, de M. Molé et de Mme d’Haussonville — de
vrais portraits, c’est-à-dire la reconstruction idéale des individus ; seulement nous
croyons utile de redresser quelques préjugés singuliers qui ont cours sur le compte de
M. Ingres parmi un certain monde, dont l’oreille a plus de mémoire que les yeux. Il est
entendu et reconnu que la peinture de M. Ingres est grise. — Ouvrez l’œil, nation nigaude,
et dites si vous vîtes jamais de la peinture plus éclatante et plus voyante, et même une
plus grande recherche de tons ? Dans la seconde Odalisque, cette recherche est excessive,
et, malgré leur multiplicité, ils sont tous doués d’une distinction particulière. — Il est
entendu aussi que M. Ingres est un grand dessinateur maladroit qui ignore la perspective
aérienne, et que sa peinture est plate comme une mosaïque chinoise ; à quoi nous n’avons
rien à dire, si ce n’est de comparer la Stratonice, où une complication
énorme de tons et d’effets lumineux n’empêche pas l’harmonie, avec la Thamar, où M. H. Vernet a résolu un problème incroyable : faire la peinture à la
fois la plus criarde et la plus obscure, la plus embrouillée ! Nous n’avons jamais rien vu
de si en désordre. Une des choses, selon nous, qui distingue surtout le talent de
M. Ingres, est l’amour de la femme. Son libertinage est sérieux et plein de conviction.
M. Ingres n’est jamais si heureux ni si puissant que
lorsque son génie se
trouve aux prises avec les appas d’une jeune beauté. Les muscles, les plis de la chair,
les ombres des fossettes, les ondulations montueuses de la peau, rien n’y manque. Si l’île
de Cythère commandait un tableau à M. Ingres, à coup sûr il ne serait pas folâtre et riant
comme celui de Watteau, mais robuste et nourrissant comme l’amour antique29.
Nous avons revu avec plaisir les trois petits tableaux de M. Delaroche, Richelieu, Mazarin et l’Assassinat du duc de Guise. Ce sont des
œuvres charmantes dans les régions moyennes du talent et du bon goût. Pourquoi donc
M. Delaroche a-t-il la maladie des grands tableaux ? Hélas ! c’en est toujours des
petits ; — une goutte d’essence dans un tonneau.
M. Cogniet a pris la meilleure place de la salle ; il y a mis son Tintoret. — M. Ary Scheffer est un homme d’un talent éminent, ou plutôt une
heureuse imagination, mais qui a trop varié sa manière pour en avoir une bonne ; c’est un
poëte sentimental qui salit des toiles.
Nous n’avons rien vu de M. Delacroix, et nous croyons que c’est une raison de plus pour
en parler. — Nous, cœur d’honnête homme, nous croyions naïvement que si MM. les
commissaires n’avaient pas associé le chef
de l’école actuelle à cette fête
artistique, c’est que ne comprenant pas la parenté mystérieuse qui l’unit à l’école
révolutionnaire dont il sort, ils voulaient surtout de l’unité et un aspect uniforme dans
leur œuvre ; et nous jugions cela, sinon louable, du moins excusable. Mais point. — Il n’y
a pas de Delacroix, parce que M. Delacroix n’est pas un peintre, mais un journaliste ;
c’est du moins ce qui a été répondu à un de nos amis, qui s’était chargé de leur demander
une petite explication à ce sujet. Nous ne voulons pas nommer l’auteur de ce bon mot,
soutenu et appuyé par une foule de quolibets indécents, que ces messieurs se sont permis à
l’endroit de notre grand peintre. — Il y a là dedans plus à pleurer qu’à rire.
— M. Cogniet, qui a si bien dissimulé son illustre maître, a-t-il donc craint de soutenir
son illustre condisciple ? M. Dubufe se serait mieux conduit. Sans doute ces messieurs
seraient fort respectables à cause de leur faiblesse, s’ils n’étaient en même temps
méchants envieux.
Nous avons entendu maintes fois de jeunes artistes se plaindre du bourgeois, et le
représenter comme l’ennemi de toute chose grande et belle. — Il y a là une idée fausse
qu’il est temps de relever. Il est une chose mille fois plus dangereuse que le bourgeois,
c’est l’artiste bourgeois, qui a été créé pour s’interposer entre le public et le génie ;
il les cache l’un à l’autre. Le bourgeois qui a peu de notions scientifiques va où le
pousse la grande voix de l’artiste-bourgeois. — Si on supprimait celui-ci, l’épicier
porterait E. Delacroix en triomphe.
L’épicier est une grande chose, un homme
céleste qu’il faut respecter,
homo bonæ
voluntatis
! Ne le raillez point de vouloir sortir de sa sphère, et
aspirer, l’excellente créature, aux régions hautes. Il veut être ému, il veut sentir,
connaître, rêver comme il aime ; il veut être complet ; il vous demande tous les jours son
morceau d’art et de poésie, et vous le volez. Il mange du Cogniet, et cela prouve que sa
bonne volonté est grande comme l’infini. Servez-lui un chef-d’œuvre, il le digérera et ne
s’en portera que mieux !
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