Francis Wey34
Le silence s’est fait, dans les hauteurs de la littérature, en matière d’œuvres fortes
et de longue haleine. Mirèio, dont nous avons tant parlé,
Mirèio et ses douze chants, ce poème de longueur à
l’Énéide, est un poème écrit en provençal ; mais, en français, nul
grand travail de poésie, de philosophie et d’histoire n’a révélé des noms nouveaux ou
consacré des noms déjà connus. Cependant la production littéraire va toujours son train,
et çà et là le talent brille ; mais c’est du talent qui s’émiette lui-même. C’est du
talent qui vise au petit pour en avoir plus tôt fait ; car nous sommes en chemin de fer
pour l’imagination comme pour le reste, et viser au grand demande, pour y atteindre, du
temps et de l’effort, — de l’effort, cet auxiliaire du temps, et le seul auxiliaire qui
puisse l’abréger !
Or, parmi ces œuvres, petites à dessein, alors même que leur manque de grandeur ne
vient pas d’impuissance, ce qui domine le plus dans la littérature du quart d’heure, par
le nombre autant que par la valeur relative, c’est encore le roman, le roman dont
l’imagination publique n’est jamais lasse et ne peut l’être jamais ; car le roman, pour
elle, c’est la vie qui soulage de l’autre, ou qui nous en venge ; c’est la vie vraie,
mais arrangée par le génie pour n’être ni tout à fait si plate ni tout à fait si bête
que la réalité.
C’est le roman ! mais non plus le roman comme on le concevait il y a quelques années,
cet énorme imbroglio à péripéties, où s’enchevêtraient des situations et se heurtaient
des caractères. Ce genre-là est à peu près tombé, non qu’il fût mauvais, mais faute
d’épaules pour le soutenir. De ce genre de roman-colosse, sous lequel ont péri des
intelligences d’une force réelle, mais qui n’étaient pas aussi herculéennes qu’elles le
croyaient, cariatides brisées par un entablement trop lourd pour elles, vous savez ce
qui nous est resté… Deux à trois innocents cordiers littéraires qui, rien sur la tête et
rien dedans, et le dos tourné au bon sens, à l’art et à la vraisemblance, allongent,
allongent leur éternelle corde sans bout, pour des raisons qui ne sont nullement de la
littérature. Ces gens-là, nous ne les comptons pas.
Mais pour la majorité des esprits qui pensent, avant tout, à être littéraires quand ils
écrivent, on peut dire qu’on est revenu de toute part maintenant au roman de moyenne
proportion, qui n’a pas la prétention napoléonienne de brasser tout un monde de
caractères et de passion comme Napoléon brassait les masses dans ses carrés de
bataille ; à ce genre de roman, enfin, qui n’est que l’étude de l’individualité humaine
et qui, sans avoir pour cela besoin d’être modeste, se contente d’une passion (tout un
infini) à creuser, d’une situation à frapper de lumière et d’un caractère à faire vivre.
Comme si ce n’était pas assez !
Eh bien, parmi les romanciers, plus sobres et tard venus, dont les œuvres méritent le
regard, en voici un que beaucoup de raisons doivent mettre à part de tous les autres, et
ces raisons, je les dirai ! D’abord, ce n’est pas lui, pour avoir plus vite fait, qui a
abrégé les offices du roman comme il sait l’écrire ; car c’est un de ces esprits
difficiles et vaillants, dédaigneux de l’improvisation, qui veulent que toute œuvre ait
ses escarpements et son labeur, et qui savent, par leur expérience, que l’homme est
condamné à manger à la sueur de son front, comme le pain de la terre, le pain de sa
pensée ; c’est une de ces organisations d’écrivain, aux mâles mécontentements
d’elles-mêmes, toujours prêtes à la rature, à la correction, au changement incessant,
mouvement perpétuel de l’esprit à la recherche de l’idéal, et que personne de cette
époque, dit-on, n’eut au même degré que les deux plus grands, Chateaubriand et
Balzac.
Francis Wey tient, par son inapaisement dans le travail, à ces malcontents de génie. Si
donc il nous donne des romans à proportions étroites, ce n’est pas, lui qui se forcène
pour écrire quelques lignes qu’il ne soit pas tenté d’effacer, afin de s’épargner la
difficulté, — qu’il doit aimer comme on aime, lorsque l’on est fort, la résistance, pour
mieux la vaincre. Ce n’est pas non plus, assurément, indigence de souffle et de
vigueur ; mais c’est que naturellement il conçoit son sujet sous la forme où il est
concentré davantage, et que l’ambition de son talent doit être la concentration :
« Les longs ouvrages me font peur »
, disait La Fontaine, cet homme
unique, qui avait en lui la divinité du détail. Francis Wey, qui soigne infiniment le
détail, sans lequel il n’y aurait pas d’artiste (il n’y aurait que des penseurs), ne
rougirait pas, si réellement il la ressentait, d’une peur qu’avait bien La Fontaine.
Mais l’a-t-il ?…
C’est là une question à laquelle, seul, il répondrait, et, du reste, qu’importe ? Lui,
pas plus que nous, ne comparerait jamais, même à perfection égale dans le détail, la
plus admirable des Chroniques de la Canon-gate, par exemple, à Old
Mortality ou à Redgauntlet, ou encore Madame
Firmiani, si épinglée qu’elle soit, à la double épopée domestique des
Parents pauvres : le Cousin Pons et la Cousine
Bette. Il sait trop la différence essentielle qu’il y a entre de telles
œuvres, et que dans les choses même parfaitement belles il est encore une hiérarchie.
Mais une œuvre courte, ou, pour parler exactement, d’une concision sévère, peut-elle
atteindre dans sa concision ce degré de profondeur qui est de l’ampleur et de la largeur
à sa manière ? Voilà la question que Wey pose avec son nouveau roman et que la Critique,
en rendant compte du livre, est appelée à examiner.
Je dis : son nouveau roman, car Francis Wey ne débute pas dans le roman, comme on
pourrait le croire si l’on s’en fiait uniquement à la réputation qu’il s’est faite,
grâce aux multiples tendances et aux multiples facultés de son esprit. L’auteur de
Christian
35 est, à
la vérité, également apte aux choses de l’imagination et de l’observation humaines et à
celles de l’érudition et de l’observation littéraires ; mais jusqu’ici, dans le bruit et
les hasards de sa renommée, ce sont ces dernières qui l’ont emporté. Quoiqu’il ait déjà
publié des romans, — et un entre autres pour lequel les femmes, qui en raffolent, ont
été de véritables oiseaux : le Bouquet de cerises, — Francis Wey est
beaucoup moins connu comme romancier que comme linguiste, comme critique littéraire et
d’art. Présentement, il est surtout un homme de lettres très compétent et très sérieux.
Classé parmi ceux qui ne prennent pas les tambourinades des journaux pour la gloire, et
qui attendent que de tels bruits finissent, pour introduire la célébrité qui ne finit
pas, Wey est au meilleur rang des vrais et trop rares hommes de lettres contemporains
qui, un jour, ont trouvé la littérature dans la rue et l’ont fait monter chez eux, l’ont
essuyée des éclaboussures du ruisseau, qui n’était pas d’azur, et l’ont rendue la noble
femme qu’elle doit être de la bohémienne qu’elle avait été trop longtemps. Francis Wey a
écrit des livres renseignés et d’une érudition mordante, comme les Remarques sur
la langue française, le style et la conviction littéraire ; ou
l’Histoire des révolutions du langage en France ; mais ces études, qui
l’ont posé comme homme de lettres devant le public d’une manière si carrée et si
imposante, ont versé l’ombre de leur gravité sur un genre de littérature abordé par lui
une ou deux fois, et que les pédants croient plus léger parce qu’il ne pèse plus le
poids des livres, mais le poids du cœur qu’ils n’ont pas. Telle est l’explication d’une
obscurité dans laquelle a été trop tenu comme romancier un homme digne du grand jour par
tous les côtés de son esprit.
L’homme de lettres, aux travaux considérables, a intercepté le conteur ; mais
aujourd’hui, ramené par Christian de l’érudition des livres à l’érudition
du cœur, plus intéressante et plus amère, Francis Wey, s’il persévère dans la route où
il vient de faire un nouveau pas, devra plus tard effacer l’homme de lettres sous le
conteur, — le conteur, plus cher que tout dans les vieilles littératures ! Et plus tard,
plus tard encore, ce sera du conteur que l’on se souviendra le plus ; car l’Imagination
touchée est la plus reconnaissante des facultés qui composent l’ensemble de notre
ingratitude, et c’est aussi l’écho qui brise le moins la voix qu’il renvoie à cette
pauvre chanteuse, à l’écho qu’on appelle fastueusement la gloire.
Et, d’abord, disons ce qu’il est, ce roman. Quoique la description et le sentiment y
tiennent leur place, ils n’y débordent pas, comme dans la plupart des romans actuels, et
l’auteur, qui a vécu, car il faut avoir vécu pour faire des romans, a mis tout au fond
une pensée. Ce n’est pas là — vous le reconnaissez tout d’abord — le
bouquet de cerises que Jean-Jacques jetait dans le corsage des jeunes filles de
ses Confessions, et que Francis Wey, avec une grâce inconnue au pataud de
Genève, ramassa un jour pour en faire, sous son habile main, quelque chose de mieux
qu’un dessus déporté si vulgaire ! Le roman de Wey est plus viril que
cela. Il s’appelle Christian, et, s’il s’appelle ainsi, ce n’est pas,
certes !… pour des cerises. C’est là un nom qui dit l’esprit du livre.
Christian est un livre chrétien.
Mal élevé comme la plupart des hommes de cette époque infortunée, tiré à deux
éducations contraires qui ne valent pas mieux l’une que l’autre, et qui, le rompant dans
le centre même de son être à la place où les convictions doivent se bâtir leur
forteresse, le hachent en deux tronçons plus ou moins saignants qui s’agiteront, sans se
rejoindre dans un impuissant scepticisme, Christian, le héros du livre, est, une fois de
plus, l’éternel malade dont nous avons tant étudié la maladie sur cette race de lépreux
sublimes, Werther, René, Obermann, et tant d’autres animæ viles dans
lesquelles le génie s’est expérimenté lui-même. Seulement, ici le malade ne meurt pas ;
il ne se tue point d’un coup de pistolet ; il ne s’enfuit pas chez les sauvages ; il ne
finit point par se crétiniser parmi les goitreux des Alpes suisses. Non ! son destin
vaut mieux. Il guérit par l’amour d’une femme pieuse qui le sauve et qui met en relief
cette pensée, le vrai fond du livre : — les femmes, malgré l’infériorité de leur sexe,
peuvent plus que les hommes à cette heure, car elles ont une éducation moderne unitaire,
et les hommes ne l’ont pas !
Comme on le voit, très simple de donnée, le livre de Wey n’est original que par ses
développements, toujours inattendus. Qu’il le veuille ou non, Wey procède par surprise,
et cette surprise est d’autant plus vive qu’elle est plus lente à venir. Ainsi, par
exemple, ce n’est guères qu’à la 108e page d’un récit qui n’en a que 219 que l’idée de
l’auteur se dégage et qu’on en voit rayonner au loin la portée. Si on lisait pour la
première fois Francis Wey, si on ne savait pas à quel système d’idées cet esprit
convaincu et ferme s’appuie d’ordinaire, on éprouverait une anxiété singulière en lisant
les premières pages de ce livre, écrites avec une impartialité dont l’auteur semble
faire une énigme.
Pour ma part, j’ai vu le moment où il côtoyait un Christianisme suspect ; mais le pied
est d’autant plus sûr qu’on rase l’abime sans y tomber. Ce roman effraie et rassure tout
à la fois… Vous croyez que son héros, par manque de caractère, va glisser dans la
niaiserie de ce temps, la niaiserie immense : eh bien, non ! il l’esquive toujours. Vous
vous dites que dans une seconde l’auteur sera irréligieux, heurtera aux idées modernes…
Eh bien, non ! cela n’arrive jamais.
Au contraire, il remonte du côté de l’idée chrétienne. Et ce n’est pas tout. Pour que,
de toutes les dissonances il résulte une plus étonnante harmonie, il y a dans ce livre
des teintes plus tendres que des nuances, des rêveries d’esprit qui ressemblent à des
rêves, des amours d’enfants de douze ans veloutés des premières fleurs que la vie
emporte sur ses ailes, et tout cela (ces impondérables) est exprimé,
qui le croirait ?… dans une langue sans mollesse et sans morbidesse, dans une langue
nette et forte, une langue de linguiste ferré, presque cuivrée tant elle vibre bien,
mais assouplie comme les sons roulés dans les spirales d’un cor qui jouerait une partie
de flûte !
Le roman de Christian est divisé en trois parties. Dans la première, qui
est l’inférieure, Wey rappelle Charles Dickens, mais avec une distinction que ne connaît
pas l’écrivain anglais, ce romancier des malheurs de l’enfance ; et cette partie du
livre est racontée plus que soufferte. L’auteur est plus un curieux, qui se regarde en
se retournant, qu’un pathétique romancier qui épouse ardemment et les personnages et les
événements de son histoire. Il n’a pas l’amour ou la haine des uns (amour ou haine c’est
tout un pour réchauffement du récit), et il ne tire nulle thèse des autres. Quand il
blâme, c’est comme un historien, et, franchement ! il faut en convenir, c’est là un peu
de froid que nous avons à traverser.
Mais dans la seconde partie, la forme change tout à coup. De narrative elle devient
épistolaire, et voilà qu’en se transformant le talent de Wey se transfigure, Ici
l’auteur atteint son vrai niveau. La femme aimée de Christian est une jeune fille, belle
comme toutes celles qu’on aime dans les romans et dans la vie. Elle s’appelle du nom
idéal d’Éliane de Talavère. Élevée au couvent, dans la communauté de Bérulle, elle y a
laissé une amie d’enfance qui vient de prononcer ses vœux et qui incessamment lui
rappelle dans ses lettres cette vie de cloître au sein de laquelle elle, Éliane, a passé
les premières années de la sienne, et dont, âme pieuse et profonde, elle a emporté le
regret.
Il y a déjà sur le front radieux de la belle Éliane, quand elle paraît dans le roman,
l’ombre touchante d’une vocation combattue. La sœur Saint-Gatien, un peu plus âgée
qu’elle et choisie, selon l’usage des couvents, pour offrir à Éliane, sous la forme
d’une amitié sanctifiée, l’image de son auge gardien, le frère céleste
qui doit veiller sur elle, la sœur Saint-Gatien est la voix de la vocation religieuse
contre laquelle Christian rencontré a élevé la voix de l’amour. Cette correspondance
entre les deux jeunes filles, cette correspondance qui dure trop peu et qui, si elle
avait été la forme intégrale du roman, en eût certainement fait un chef-d’œuvre, est
d’un maître en observation ou en divination humaine.
On a souvent parlé de la vérité de Cécile de Volange, dans un roman affreusement
puissant, et on a admiré, en frémissant, la force d’impersonnalité qui l’a créée. Eh
bien, Wey nous présente aujourd’hui le même phénomène dans un autre type de jeune fille,
bien autrement exquis et bien autrement difficile à peindre ; car à la difficulté de
peindre la jeune fille s’ajoute la difficulté de peindre la jeune religieuse ! Les
lettres de la sœur Saint-Gatien, très supérieures à celles d’Éliane, sont d’une vérité
consommée dans les détails retenus de leur expression. Il y a du bandeau et des yeux
baissés jusque dans les moindres choses de ces lettres… Pour cette jeune terrible de
sœur Saint-Gatien, Christian n’est jamais que cette personne, et ce
trait, à lui tout seul, est un éclair !
L’auteur a été délicieux dans ces lettres deux fois spirituelles (comme la vie
religieuse et comme le monde), où le saint mépris de la contemplatrice tombe de si haut
et avec une telle paix sur tous les prosaïsmes de l’existence et du mariage. On sent que
pour résister à cette poignante et cruelle ironie de l’ange qui regarde la terre et lève
les épaules sous ses ailes, — dernier mouvement de la femme que la religieuse n’ait pas
réprimé, — il faut que Christian ait jeté dans l’âme troublée d’Éliane de bien brûlantes
impressions.
Et c’est l’histoire, bien plus trahie que racontée, de ces impressions, que j’appelle
là troisième partie du roman de Francis Wey. Éliane est une jeune fille très forte,
malgré l’image languissante penchée, pour ainsi parler, dans son nom. Elle a une
profondeur de pudeur qui cache bien des choses passionnées aperçues seulement à travers
le nuage rougissant qui perpétuellement, dans le livre, couvre son front et ses belles
joues d’un voile lumineux. Jetée dans le grand moule de ces madones qu’a peintes
Raphaël, rien de plus agité cependant que cette puissante jeune fille, troublée par son
propre cœur au moment même où elle apporte la paix et la force dans l’amour au cœur
défaillant de Christian.
Le combat de la vocation religieuse contre la vocation de la mère de famille qui se
révèle avec tant d’énergie dans la scène, au village, où Éliane est obligée, par les
combinaisons du roman, à tenir un enfant dans ses bras, — scène magnifique, d’un contenu
excessivement émouvant, et que Stendhal seul aurait pu écrire s’il avait été chrétien,
— le triomphe enfin de la vocation de l’épouse, le discours de la mère Saint-Joseph qui
clôt le roman dans une souveraineté de raison éclairée par la foi, et surtout, surtout,
la réalité de la sœur Saint-Gatien, qui représente l’être surhumain,
l’ange gardien d’Éliane, et qui s’en détache si humainement et si vite quand elle lui a
préféré, pour s’appuyer, le cœur d’un homme, — trait cruel que Wey n’a pas manqué,
— voilà les beautés de la troisième partie de ce livre, écrit avec une sûreté de main et
une maturité de touche qui n’ont fait faute à l’auteur de Christian
qu’une seule fois.
C’est dans la conception du personnage de Chambornay, le père adoptif de Christian. Que
Francis Wey me permette de le lui dire : ce personnage embarrasse plus la composition de
son roman qu’il ne l’éclaire ! En vain l’a-t-il fait aussi, comme Christian, victime de
l’absence d’éducation morale, cette plaie du siècle, et le ramène-t-il à l’ordre et à la
vraie destinée par le sentiment paternel, comme il y a ramené Christian par l’amour ; en
vain la scène du verre de champagne accepté, qui l’introduit dans le roman, est-elle
charmante et attendrie, ce personnage de Chambornay nuit plus qu’il ne sert au
développement du livre, et, avec le talent mâle, sobre et qui se ménage si peu de
l’auteur, avec ce talent qui sait revenir si courageusement sur lui-même pour s’opérer de ses propres mains, on est étonné qu’il n’ait pas sacrifié et
remplacé cette figure selon nous malvenue à travers toutes les autres qui le sontsi
bien.
Telle est la seule critique que nous hasardions. Partout ailleurs, ce livre ne fléchit
point. Il garde sa force, et cette force est celle d’un homme, d’un véritable homme dans
l’écrivain. Francis Wey est à l’âge des œuvres profondes. La vie, il la sait ; il en a
le goût d’absinthe sur la lèvre. S’il n’était pas chrétien, s’il ne s’était pas trempé
dans cette source de courage et de mépris miséricordieux qu’on appelle le Christianisme,
il serait peut-être misanthrope, de cette noble misanthropie d’après trente ans
qu’eurent de Latouche et Chamfort, et qui ne donna pas au premier beaucoup de dignité
dans la vie, et n’arracha pas le second à la plus abominable mort.
L’esprit trouvé dans le roman de Christian nous a rappelé Chamfort et de
Latouche. Intellectuellement, ils sont parents de Wey. Il a de leur saveur mordante Il a
comme eux le coup de dent, et cette belle horreur du vulgaire qui donne en passant si
bien le paquet aux idées communes et au faux goût. Comme eux, c’est un concentrateur
dont la force porte bien plus en dedans qu’en dehors, ainsi que nous l’avons montré en
racontant son livre ; et l’on peut même douter, à la vigueur expérimentée de son esprit
et à la décision de sa pensée, dont les plis sont trop marqués pour s’effacer, qu’il
élargisse beaucoup cette « cuiller à café »
dans laquelle Chamfort
voulait faire tenir toutes les émotions et tous les efforts de la vie. Peut-être Francis
Wey est-il destiné aux œuvres sans horizon, mais non sans lumière, aux œuvres qui
n’embrassent pas, mais qui percent. Comme chez de Latouche et Chamfort, ce qui domine
chez lui, c’est l’esprit, l’esprit, ce roi en France, qui fera un succès plus grand
certainement que celui de
Christian à cette chose ravissante, l’Été de la
Saint-Martin, mise là, à la fin du volume, à ce qu’il semble pour le finir, et
qui en sera la fortune ! Seulement, cet esprit, supérieur au talent chez Francis Wey,
n’a pas le charme empoisonné et atroce qu’il a sous les plumes implacables de de
Latouche et de Chamfort.
Il faut, disait l’un d’eux, que le cœur se bronze ou se brise. Et tous deux eurent,
après le bronze, le brisement. Mais Wey, qui est chrétien, échappe par là au bronze des
esprits cruels, et si son cœur se brisait jamais, ce serait à la manière des cœurs
chrétiens, dont les débris n’ont jamais blessé les autres coeurs qui s’y appuient.
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