Colombes et Couleuvres.
Et, malgré la mélancolie des années, qui met ses safrans sur le front du poète, il y boira toujours, dans cette « coupe rose », même les neiges de la vieillesse que l’Imagination saura bien changer en sorbets. On dirait qu’il le pressent en finissant la strophe :
Assurément, quand de pareils vers, purs, légers et tremblants comme les larmes mêmes dont ils parlent, ont pu tomber, comme une protestation de toutes les puretés du cœur, des lèvres du convive de la Maison d’Or, on peut dire qu’il aura toujours « de cette rosée » dans le talent, car il ne l’aurait plus, s’il avait pu la perdre et si les mauvaises ardeurs de la vie avaient pu jamais la sécher ! Après cela, on comprendra sans doute le genre de génie qui sourit dans le livre, tout à la fois riant et mélancolique, que M. Roger de Beauvoir vient de publier. On comprendra jusqu’au titre même du recueil, ce titre de « Colombes et Couleuvres » qui n’est pas là une vaine opposition d’idées, mais l’antithèse atrocement moqueuse de la vie — l’amour et la haine, la calomnie et l’innocence, les nectars et les poisons. Le poète l’explique à la première page, et déjà vous sentez, dès ces premiers vers, sous la suavité du coloris, les deux forces de sa poésie, le touchant regard en arrière de sa rêverie et la palpitation contenue de son émotion :
Nous ne savons pas si nous nous trompons… mais au mouvement de ces vers, à leur réchauffement, à leur battement d’ailes, au souffle de tendresse et de plainte qui y passe en notes si simples et si pressées, l’épée est brisée, la cape est brûlée et le Naturel commence, le Naturel, cette fleur tardive de nos automnes intellectuels ! On dirait Mme Desbordes-Valmore avec quelque chose de plus grave et de plus assuré dans le rythme, avec une voix de contralto. Et ce n’est pas, du reste, dans des vers de cette inspiration familière, idyllique et élégiaque à la fois, que se montre et s’épuise le talent qui s’est renouvelé en se dépouillant. M. de Beauvoir, tout en gardant l’individualité de sa touche, cette individualité qui fait qu’un homme est le Corrége en traitant les mêmes sujets que Raphaël, est aussi varié dans le choix de ses sujets que peut l’être un poète lyrique, un de ces poètes qu’un philosophe allemand, poète lui-même, et même plus poète que philosophe (Schelling), appelle
Vous étiez trop loin pour pouvoir m’entendre
« les abeilles intelligentes de l’Infini ». L’auteur de Colombes et Couleuvres n’est pas plus monocorde d’idées que de sentiments. Seulement, comme la poésie lyrique ne s’analyse pas et qu’il faudrait citer trop de pièces du nouveau recueil de M. Roger de Beauvoir pour donner une idée complète de ce talent simplifié et sorti, au moment où l’on y pensait le moins, de la fontaine de Jouvence que le Temps fait filtrer dans la pensée de tout poète digne de ce nom, nous indiquerons comme étant les plus remarquables et les plus beaux du recueil les morceaux suivants : La Colombe, Dolor, Les Morts qui vivent (superbe pensée !), Les Heures fatales, A un nuage passant sur le Marboré, Pandore, Fleur de tombe, à Venise, Le Livre inconnu et la plupart des pièces que le poète adresse à ses enfants. Malheureux par la famille, et malgré les passions et les entraînements de sa vie, ayant gardé dans son cœur brisé, que les autres et lui-même peut-être déchirèrent, ce besoin primitif et inaliénable des saintes affections du foyer, le poète de Colombes et Couleuvres a répété le cri d’angoisse qu’avait jeté déjà lord Byron, et il ne l’a point énervé, en le répétant. Le Sybarite des autres poésies, le bel Attristé de la jeunesse perdue et des vulgaires trahisons de l’Illusion et de l’Espérance, disparaissent. Une douleur plus mâle et plus profonde a exalté les puissances du poète, et le sentiment paternel, — le plus beau sentiment de l’homme qu’avec leurs cris de bâtards contre la famille, des penseurs à la mécanique voudraient diminuer dans nos cœurs ou en arracher tout à fait, et qui résistera à leurs efforts insensés, — le sentiment paternel élève sa Muse à une hauteur et à une ampleur de ciel qu’elle n’avait pas jusqu’ici accoutumé d’atteindre et dont, sous peine d’affaiblissement, elle ne doit plus désormais descendre. Non, elle ne doit plus en descendre… Quand la Pensée a pris de certains vols, elle ne peut plus revenir sur elle-même sans avoir l’air de tomber. Déjà très-éloigné par la vérité des sentiments de son premier recueil de poésies qui n’avait que la vérité très-relative de la jeunesse et la ferveur de l’imitation, M. de Beauvoir, s’il ne veut pas manquer aux dons qu’il a reçus, aux facultés d’une nature primitivement exquise et dont il a certainement abusé comme tous ces Polycrates de la destinée qui lancent à la mer leur émeraude qu’un brochet ne leur rapporte pas toujours, M. de Beauvoir doit entrer résolument dans la voie que certaines pièces de son dernier recueil viennent d’ouvrir. Il doit laisser là les vers de tambours de basque et de castagnettes, ce facile Carnaval de l’Espagne, les amabilités aux danseuses et le marivaudage des albums, et se maintenir dans une région plus haute et moins exploitée par les petites gens de la poésie contemporaine qui vivent depuis vingt ans des miettes tombées de la table d’Alfred de Musset. Ce n’est pas tout que d’avoir, en beaucoup d’endroits, spiritualisé sa manière, il faut de plus spiritualiser son inspiration. Il n’y a de durée et de beauté réelle dans la poésie qu’à ce prix. Toute poésie matérielle aura le sort de la matière. Elle se dissoudra au souffle du temps. Elle mourra vite. Qui parle aujourd’hui des Iambes physiques de M. Auguste Barbier, lesquels firent palpiter, dans le temps, tous les grossiers instincts de nos âmes que nous prenions pour de la force ?… Quelques stances de cet Ariel de la poésie, de cet Hégésippe mort dans le premier duvet de fleur de son génie, dureront davantage, chastes beautés idéales, préservées par leur pure immatérialité ! Spiritualiser son inspiration ! Cela doit-il donc tant coûter au poète qui a écrit les vers A ma mère et cette fière et religieuse épître à M. Alfred de Vigny, après la fête du 4 mai 1850 ? Ce que nous aimons dans M. Roger de Beauvoir, ce qui nous a toujours empêché de le confondre, malgré ses erreurs d’homme et de poète, avec les Gentils de notre temps, avec les Idolâtres de la Forme qui n’ont d’autre dieu que le fétiche qu’ils ont eux-mêmes sculpté, c’est le parfum des croyances premières et flétries, mais qu’on retrouve toujours à certaines places de ses écrits ; c’est ce christianisme ressouvenu qu’il tient peut-être de sa mère et qui revient de temps en temps et comme malgré lui, dans sa voix :
Le christianisme ému et qui s’abat tant de fois dans son livre sur la pensée du poète devenue plus sérieuse et plus triste, et qui a été flagellé aussi comme le Sauveur, pourrait donner à M. de Beauvoir ce qui lui manque encore, ce christianisme plus écouté, plus accepté, plus appelé surtout !… La Muse de M. de Beauvoir a plus d’un rapport avec une célèbre courtisane, restée sincère et tendre, malgré les dissipations de sa vie. Cette muse est une Madeleine après son péché et avant sa pénitence, mais elle a déjà les yeux sur le crucifix. Eh bien ! quand elle s’y couchera le cœur tout entier, nous aurons un Canova de la poésie… Le poète aura fait le beau mariage de la Grâce et de la Profondeur. Il faut bien que la Critique le dise aux poètes, puisqu’ils l’oublient aux tournants du siècle et dans l’ivresse égoïste de leurs facultés : hors du christianisme, il n’y a pas de poésie forte et profonde. Le Christianisme n’est pas seulement une civilisation qui renferme en soi toutes les civilisations possibles : c’est aussi le dernier mot de la nature humaine prise dans ce mystère de la vie qui l’étreint et qui la déchire. En dehors donc de cette source universelle d’inspiration, rien de grand n’est possible, même littérairement ! On a essayé. Le Panthéisme a eu sa poésie. Un homme de race germanique a morfondu un rare génie dans ce qui aurait dévoré la supériorité de Goethe lui-même, c’est Bysshe Shelley, l’ami de Byron, le gendre de Godwin, l’auteur d’Alastor, et il est enseveli sous son œuvre comme un philosophe allemand sous son système. Oui, que les poètes se le disent : A l’heure qu’il est, tout poète qui ne sera pas chrétien, dans le sentiment ou dans la pensée, restera au-dessous du moindre lecteur qui le sera ! Mais revenons au recueil de M. Roger de Beauvoir. À nos yeux c’est un livre charmant en beaucoup d’endroits et qu’on peut regarder comme un progrès dans la manière de l’auteur, mais nous espérons bien que ce progrès sera suivi d’un autre ; que là n’est pas le dernier effort du poète et son dernier résultat. Nous avons dit ce qui nous a paru distingué dans ce recueil, nous dirons aussi ce qui nous a paru inférieur. L’auteur des Colombes et Couleuvres a les défauts de ses qualités, mais cette phrase, devenue si vulgaire, inventée par les Éclectiques de ce temps, pour éviter les embarras de la vérité et les lâchetés de la Critique, n’exprime pas pour nous une fatalité. C’est une condamnation positive, car on peut très bien ne pas avoir les défauts de ses qualités, et c’est là même ce que tout esprit qui s’observe et qui se cultive doit éviter. Comme la plupart des poètes faciles et naturels, M. Roger de Beauvoir est quelquefois négligé. Il n’est pas très-rare, en effet, que les poètes très vrais soient négliges, tandis que les poètes affectés ou les poètes d’Écoles (ces grandes affectations organisées) sont d’une correction qui ne défaille presque jamais et qui, d’ailleurs, s’explique. L’expression étant leur unique visée, non seulement ils la taillent, mais ils la brossent comme une pierre précieuse. Ainsi Pétrarque, par exemple, ce poète qu’on aime à la rage quand on l’aime, — car on ne peut l’aimer qu’en raison d’une certaine dépravation de l’esprit. Ainsi encore les Lakistes et Wordsworth en Angleterre, s’ils manquent de vérité humaine, sont, au point de vue de la langue poétique, de très grands écrivains. C’est cette correction de l’expression dans la vérité de l’inspiration qui constitue la poésie complète et que l’auteur de Colombes et Couleuvres n’a pas toujours. L’émotion compte tant sur elle-même, quand elle est sincère, que trop souvent elle se contente d’être. Or, un homme ému n’est encore que la moitié de l’écrivain et du poète, et il faut davantage. M. de Beauvoir, qui joint à cette émotion une fraîcheur près de laquelle parfois les fleurs de l’hortensia paraîtraient glauques, et les blancheurs du magnolia, des vélins jaunis, manque de netteté de lignes et d’articulation ferme sous cette adorable couleur. Dans Fleur de Tombe (une véritable création en vingt vers !), il y en a quatre qui nuisent à la perfection d’un ensemble que l’imagination entrevoit et regrette… En ceci, M. Roger de Beauvoir est inexcusable. Ce n’est point l’instrument qui lui fait défaut. L’autre jour encore, il publiait des vers adressés à un païen de la forme, dans lesquels les qualités exclusivement solides du rythme étaient mises en saillie avec luxe. Lorsque ces qualités ne se voient plus là où se trouve l’inspiration, qui vaut mieux qu’elles, la Critique a le droit d’être impitoyable. En effet, ce n’est pas l’esprit du poète qu’elle doit plaindre, mais son travail et sa volonté qu’elle peut accuser.