Diderot
Les frères Garnier ont-ils flairé le vent de matérialisme qui court et frissonne, en ce
moment, sur la France, pour avoir pensé à publier les Œuvres complètes de
Diderot ? Je ne le crois pas. Ils ont publié Diderot parce que c’est Diderot et
que Diderot est un gros personnage, enflé comme une bulle de savon par la Critique
moderne, et même à l’état du ballon pour l’énormité… La Critique moderne, la Critique
romantique, a placé Diderot à une hauteur où son propre siècle — le siècle de
l’Encyclopédie pourtant ! — ne l’avait pas mis.
Jean-Jacques Rousseau et Voltaire — ces mange-tout — avaient dévoré tout ce que le
xviiie
siècle avait de gloire à donner. Rappelez-vous
cette fameuse tabatière — car la gloire est quelquefois grotesque, pour dégriser d’elle
ceux qui l’aiment trop, — sur laquelle trois philosophes étaient représentés, comme
trois rois sur une médaille, avec cette inscription prudhommesque : « au
flambeau du genre humain ! » C’étaient Voltaire et Rousseau, mais le troisième,
ce n’était pas Diderot : c’était Franklin. Diderot ne faisait point partie de ce
ridicule candélabre à trois becs. Sous le premier Empire, la Critique fut assez
indifférente pour Diderot, mais, quelque temps après 1830, une réaction se fit en sa
faveur. Les Allemands, avec lesquels il a plus d’un rapport intellectuel, le tenaient en
grande estime, et nous, en ce temps-là, nous tenions en grande estime les Allemands.
Cette grosse nourrice de madame de Staël nous avait fait assez téter de ce
biberon-là…
A cette époque, Diderot fut vanté à outrance. Les Romantiques, ces pleurards à nacelles, ne riaient pas beaucoup et ils faisaient les échevelés.
Ils opposèrent au rire de Voltaire l’enthousiasme de Diderot. Janin l’exalta et l’imita.
Il toussa et cracha comme lui. Sainte-Beuve dit même un jour, avec un sentiment mouillé,
que « Diderot était le seul homme du xviii
e siècle avec
lequel il eût aimé à vivre », et qu’est-ce que cela pouvait nous faire ?… Mais les
hommes à la suite de tout homme arrivé — et Sainte-Beuve est arrivé à
se faire prendre pour un maître de la critique — trouvèrent peut-être que c’eût été un
grand honneur pour Diderot de vivre avec Sainte-Beuve, quoiqu’ils n’eussent pu rester
ensemble seulement deux jours.
En effet, Diderot, c’était la discussion faite homme. C’était le haut bavardage
incontinent, le ruissellement de la parole tombant incessamment du sommet d’une tête
fumante. Il fermait les yeux et ouvrait la bouche, et cela partait, et ruisselait à
noyer cinquante petits Sainte-Beuve là-dedans ! Sainte-Beuve n’aimait pas la discussion,
qui lui faisait rougir les oreilles et bégayer sa langue pointue, de colère et de
contrariété… Dans ces avalanches du verbe de, Diderot, le pauvre Sainte-Beuve n’aurait
trouvé ni la place ni le temps de glisser une de ses anecdotes ou un de ses aperçus,
qu’on n’aperçoit plus à quatre pas, tant ils sont fins. Diderot aurait trop rappelé
Cousin à Sainte-Beuve, Cousin qu’il admirait respectueusement, mais à distance, craintif
comme un lièvre devant ce bombardant philosophe. Quant à Janin, c’est autre chose. Tout
bavard qu’il fût, comme Diderot, il aurait avalé ore profundo Diderot
tout entier, mais pour nous le rendre. Et il nous l’a rendu une fois. Il a continué le
Neveu de Rameau. Une éructation de Diderot assez retentissante, et
qui prouve à quel point il en avait bu, Jules Janin !
C’est donc Diderot, la coqueluche de ce bout de siècle, que les frères Garnier sont en
train d’éditer, sans se soucier davantage de ce qu’il doit y avoir de justifié par la
valeur intrinsèque de l’homme dans la publication de ses œuvres complètes. Les œuvres
complètes d’un homme disent très haut que tout est à lire dans cet homme et qu’il est
complet comme ses œuvres. En est-il ainsi de Diderot, l’homme qui a le plus roulé de
fatras dans le fracas de ses œuvres ?… Les éditeurs ne sont pas des critiques. Ils
appliquent leur nez commercial à des melons et ils les vendent quelquefois… comme des
ananas. Lu une fois, Diderot mérite-t-il d’être relu ? Vaut-il la peine d’être rangé
fastueusement sur les rayons d’une bibliothèque, souvent pour y rester comme une momie,
relié en veau ou dans sa propre peau ?… Mérite-t-il de faire partie de la bibliothèque
d’un homme de goût, si ce n’est comme les livres que Joubert — un critique bien
autrement exquis que Sainte-Beuve — mettait dans la sienne ? Joubert coupait
délicatement dans les livres les plus majestueux et les plus consacrés par l’admiration
des imbécilles les passages qui lui plaisaient, et jetait inquisitorialement le reste au feu. Il serait curieux de savoir ce qu’il eût
conservé de Diderot. Joli problème à résoudre pour la Critique. L’idée d’une statue
faisait trembler lord Byron, qui la méritait. Il trouvait même qu’il y avait de l’affectation dans un buste. Eh bien, le talent de Diderot mérite-t-il
cette illustration des « œuvres complètes », qui est comme la statue en pied des grands
écrivains ?
Cet immense bavard, de la plume comme de la langue, a beaucoup écrit. Il avait une
nature de bénédictin, ce malédictin, et les frères Garnier ne sont pas à l’extrémité de
leurs peines s’ils publient, avec les livres spécialement signés de Diderot, les
articles qu’il confectionna pour l’Encyclopédie ; car c’était un
confectionneur, dont la tête, mise en branle, ressemblait à un métier. Aujourd’hui qu’on
annonce ses œuvres complètes, on publie un premier volume qui ne donne pas un grand
appétit pour ceux qui vont suivre. On l’intitule crânement Philosophie, — et il renferme tout le contraire d’une philosophie : la Promenade d’un sceptique et les Pensées
philosophiques, de nom, mais, de fait, seulement hostiles au christianisme. On y
trouve encore l’Essai sur le mérite et la vertu qui n’est qu’une
traduction de l’anglais, la dissertation intitulée la Suffisance de la
religion naturelle, et les Lettres sur les aveugles et sur les sourds-muets. Bagage pesant de 492 pages ! Le tout, nous disent
les éditeurs, doit être précédé d’une Notice sur Diderot et sur le mouvement philosophique au
xviiie
siècle, qui n’y est pas et qui sera de M. J.
Assézat. Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Assézat. Connaîtrai-je plus tard sa
notice ?… Il y a comme cela de par le monde de la librairie des messieurs dont la
fonction est de faire des notices sur les livres, et qui sautent ainsi sur les épaules
des auteurs connus pour qu’on les voie. Je ne demande pas mieux que de les regarder, et
même je n’ai rien à dire à ces grimpeurs s’ils ont quelque chose à me montrer… qui ne
soit pas ce que les singes montrent ordinairement quand ils grimpent.
Le morceau le plus intéressant de ce volume n’est pas de Diderot ; il est de sa fille,
madame de Vandeul, qui a écrit une biographie de son père. On l’avait déjà publiée
plusieurs fois, mais en la mutilant. Aujourd’hui la voici tout entière. Elle éclaire
Diderot d’une lueur adoucie ; mais sous les velours du pastel filial le vrai Diderot
n’apparaît pas dans la réalité de sa nature. Madame de Vandeul, qui devait admirer son
père, le voyait en pantoufles et en robe de chambre dans son étage de la rue Taranne,
— un intérieur à la Chardin, — travaillant comme un bœuf qu’il était encore plus qu’un
taureau ; mais elle ne le suivait pas au café Procope et autres théâtres d’une vie
dégingandée, déboutonnée, qui avait ses heures de bohème et même ses quarts d’heure de
satyre. Diderot n’avait pas que la passion du travail. Madame de Vandeul a raconté ses
deux concubinages successifs, qui durèrent des années, avec madame de Puisieux et
mademoiselle Volland, et sur lesquels une femme qui n’aurait pas été du xviiie
siècle aurait eu la pudeur de se taire. Mais on n’est pas
impunément la fille de Diderot, qui, toute sa vie et dans tous ses écrits, a méprisé et
nié la pudeur. Romantique, précurseur des Romantiques par le ton de ses écrits et par
son théâtre, Diderot fut aussi le précurseur du Bohème tel que le xixe
siècle l’a inventé et vu dans son débraillement le plus complet.
Malgré ses phrases sur la modération et sur la vertu, Diderot, aussi faux que Sénèque,
dont il a écrit la vie, — car l’eau va toujours à la rivière et les menteurs vont aux
menteurs, — Diderot, l’auteur des Bijoux indiscrets, cette saloperie,
était, de nature, un cynique, qui cachait parfois son cynisme sous un grand geste de
père noble ou sous une ronde bonhomie. Il ne l’a pas caché toujours. Le Neveu de Rameau est évidemment un portrait qu’il fit de lui-même en
charge, et qui n’est qu’une charge, au fond, « charbonnée », comme les vers de
Faret dont parle Boileau quelque part, « sur les murs d’un cabaret », seulement,
convenons-en, avec un charbon qui flambait ! Diderot pratiqua son Paradoxe
du Comédien avant de l’écrire. Tout jeune, il tira de l’argent d’un carme
déchaussé, son parent, qui croyait sa tête propre à devenir celle d’un apôtre, en lui
faisant avaler que ses dettes payées il entrerait au couvent ; et, ses dettes payées, il
fit moqueusement la révérence au carme et pirouetta… La pastelliste au crayon blanc,
madame de Vandeul, appelle simplement cette scapinade une étourderie, mais il n’en reste
pas moins certain que Diderot avait en lui du sycophante. Avant d’être le carme… qu’il
ne fut pas, il avait déjà voulu être jésuite et il avait même porté le cilice. Était-ce
un échauffement de cette tête qui fut toujours échauffée, ou tartuferie ? On peut
douter, car cet homme emporté de tempérament et de phrase, croirait-on, savait quand il
le fallait être un tartufe, comme le prouvent suffisamment les notes qu’il mettait aux
textes impies de ses écrits quand la peur le prenait de M. le lieutenant de police. Il
n’était pas le Polyeucte de la philosophie, et il se maintint bien avec le proconsul
Malesherbes, qui lui gardait ses papiers de l’Encyclopédie pour lesquels son devoir
aurait été de le châtier.
Misérable prévarication, que la défense de Louis XVI n’efface pas. Si souple cependant
qu’il fût, ce saltimbanque de Diderot, il ne put jamais parvenir à être autre chose
qu’un cuistre brillant. Il était de basse et il fut toujours de mauvaises
manières. Il demeura toute sa vie un petit bourgeois de Langres, et plutôt Champenois
que Bourguignon, qu’on entrevoyait perpétuellement à travers cette tête de buste antique
que Houdon lui avait sculptée. Et rien n’y fit, à cela. Ni la bonne compagnie, cette
bonne compagnie du temps qui ouvrait ses bras aveugles aux gens de lettres qui lui
baisaient platement le pied, comme ce Normand de Rollon à Charles le Sot, dit le Simple,
pour le renverser ! ni son séjour à la cour de Russie quand Catherine II, affolée de
philosophes, malgré son bon sens d’homme d’État, l’y fit venir, le roulant, ce bourgeois
dépaysé, dans les mêmes flatteries et les mêmes fourrures que Voltaire, qui, du moins,
savait les porter. Toujours il resta le Diderot de Langres, le bourgeois, non gentilhomme, mais familier avec tout le monde
comme M. Jourdain avec son gendre, et tapant sur les cuisses de toutes les personnes
auxquelles il parlait. C’était le bord de sa tribune, à cet orateur ! S’il avait vécu du
temps de M. Thiers, il aurait aussi tapé sur le ventre de lord Grey… Et on raconte que
sur ce point il était si incorrigible que l’impératrice de Russie lui dit un jour, avec
une condescendance et une impertinence également impériales : « Ne vous rendez pas
malheureux, monsieur Diderot, et gardez votre mauvais ton si cela vous gêne de le
quitter. »
Certes ! madame de Vandeul ne se doute pas d’un Diderot pareil, et pourtant c’est le
Diderot véritable, et sans les adoucissements du pastel. Il fut longtemps l’ami de
Rousseau, et on le conçoit. Il y a des analogies entre ces deux esprits inflammatoires,
entre ces deux philosophes de bas lieu et quelquefois de mauvais lieu. Mais, rendons
justice à Diderot, il était plus sain que Rousseau et surtout moins abject. Rousseau
n’aurait jamais osé, lui, s’élever à la familiarité de Diderot. Dieu sait comme il
trembla dans sa peau de laquais, un jour, à l’idée d’appeler son chien Duc devant le duc de Montmorency, et il l’appela Turc. Ce
jour-là, cet homme gauche et toujours embarrassé eut l’esprit d’un de ses camarades,
Frontin, Crispin, ou Scapin. Diderot, pas plus que Rousseau, ne ressemblait à Voltaire,
si ce n’est par la haine qu’ils portaient tous trois au catholicisme. Mais quelle
différence entre la nature de ces pacants et la nature aristocratique de Voltaire !
Voltaire haïssait Dieu et riait contre lui, comme Satan, qui est de bonne maison et qui
a plus d’esprit que les autres diables dont il est le chef. Mais Diderot et Rousseau
haïssaient Dieu sans pouvoir rire, sérieux, lourds, pesamment insolents. Voltaire a beau
être fils de tabellion, il est grand seigneur par l’esprit et par les manières comme
Fronsac. Il est duc par l’esprit et par l’impertinence, et même grand-duc… Il a
travaillé malheureusement aussi à la Révolution française, comme on travaille à la
tapisserie des Gobelins, sans voir ce qu’il faisait ; mais il aurait encore vécu quand
elle s’allongea, la grande Brute sanglante, qu’il l’aurait maudite de toutes les forces
de son esprit, qu’elle outrageait. Il était trop Voltaire pour mourir comme Chénier.
Mais, s’il n’avait pas jeté sa tête à la face de la révolution, bien certainement il y
aurait jeté sa perruque ! Diderot, lui, eût été ardemment révolutionnaire. Il aurait
siégé à l’Assemblée nationale auprès de l’abbé Fauchet, , le Diderot des évêques
constitutionnels, et il se serait fait couper le cou avec Fauchet et les Girondins, ces
oies qui chantaient comme des cygnes, ce qui n’empêcha pas le grand cuisinier
révolutionnaire de leur couper la gorge à tous et de les mettre dans son pot. Diderot
est à peu près en tout l’opposé de Voltaire, et il le fait aimer ; premier crime. Le
second est plus grand. Quand l’esprit français mourait avec Voltaire, l’esprit allemand
commençait avec Diderot. Par la déclamation, l’enflure, la prêcherie, le pédantisme,
l’ouverture et la pesanteur des mâchoires, Diderot a dénationalisé le génie
français.
Il est presque le père de Gœthe, et, comme les pères de ce temps-ci, il vaut mieux que
sa géniture… Et de fait, quelle que soit son infériorité comme métaphysicien et comme
artiste, et à mon sens il est très souvent inférieur par la forme et par la pensée,
Diderot avait du moins une qualité inconnue à Gœthe : il avait la verve, la verve qui
peut être parfois une exagération de la vie, mais qui, en fin de compte, est la vie.
Gœthe n’eut jamais cela. C’est un morne, un plâtre creux qui se donne les airs de
l’antique, mais qui ne vit pas, qui n’a jamais vécu. Ce n’est que le singe de la vie.
Diderot a du tempérament. Il a du sang dans les veines, et il l’a rouge. Il est souvent
apoplectiquement déclamatoire, mais il n’est pas inerte ; il n’est ni vague, ni vide, ni
glacé, comme la grande idole allemande. Diderot, comme Gœthe, a touché à beaucoup de
sujets, mais avec un dilettantisme moins flâneur et moins badaud que Gœthe, avec une
curiosité plus animée et plus profonde. Il n’y a pas touché avec la légèreté ailée de
Voltaire, qui n’appuyait sur rien, comme la flamme sur les tempes de Iule (dans
Virgile) ; il n’y a pas touché avec cette ubiquité de feu qui semble partout, tant il
passe vite, et qui éclaire sans dévorer… Diderot y a touché d’une main plus lourde, — de
la main de l’endoctrinant et du pédant que malheureusement il avait. Voltaire est poète,
et Diderot n’est qu’un prosateur. Il a un lobe de moins au cerveau. Mais, s’il n’a pas
la puissance de Voltaire, il en a la passion, qui fut celle de leur abominable siècle.
Gœthe n’eut point de passion. C’était le chambellan de l’art comme il l’aurait été d’un
prince. Et voilà pourquoi l’empereur Napoléon, qui n’aimait guères que les passions
qu’il inspirait, lui mit sa Légion d’honneur sur cette poitrine qui ne battait même pas
pour Phidias et pour Jupiter ! Diderot, après Voltaire, bien entendu, est certainement
supérieur à tous ses compagnons de siècle ou d’encyclopédie. Il est au-dessus de
d’Alembert, d’Helvétius, de Galiani, de d’Holbach, de Morellet, que Voltaire appelait le
brave mords-les ! de Rousseau, ce sentimental malade, sans
philosophie ; mais il s’abaissa dans la même haine qu’eux et il abdiqua sa supériorité
naturelle dans l’égalité de la même haine, — la haine de l’Église et de Dieu !
Et voilà le talon d’Achille chez Diderot. Voilà par où sa supériorité s’écroule. Il a
attaqué le catholicisme avec plus que de la fureur, car la fureur peut être quelquefois
généreuse, et, lui, il est allé dans sa haine jusqu’à l’hypocrisie, jusqu’à la lâcheté,
et, ce que les gens d’esprit ne lui pardonneront pas, jusqu’à la bêtise. Eh bien, c’est
son talent qui a le plus souffert de la bassesse de sa haine ! Il croyait frapper sur
l’Église, et, le malheureux, c’est sur lui-même qu’il frappait. La tête de Diderot étant
donnée, cette belle tête de Houdon avec ces yeux qui boivent la lumière et ce grand
front qui la renvoie, expliquez-vous si vous pouvez les niaiseries, les sottises, disons
le mot ! les inepties que je trouve, par exemple, dans les Pensées
soi-disant philosophiques du premier volume de l’édition Garnier que
j’ai là sous les yeux. C’est quelque chose d’unique. Diderot a voulu y faire le Pascal
de l’incrédulité. Mais Pascal n’était pas un lâche. Il a parlé quelque part des pensées de par derrière la tête ; mais les pensées de par
derrière la sienne, il n’a jamais craint de les mettre par
devant. Diderot, ce poltron d’idées qui a eu le cynisme (toujours cynique !) de
se moquer de Polyeucte, et qui ne se serait pas fait brûler le bout du petit doigt pour
la vérité, a partagé en deux son gâteau empoisonné des Pensées
philosophiques, et celles qui sont de par derrière sa tête il les avait laissées
soit en Hollande, soit à Saint-Pétersbourg, dans la bibliothèque de l’Ermitage, bien sûr
que le lieutenant de police, qui avait remplacé la crainte de Dieu pour Diderot, ne
viendrait pas les chercher là… Mais, à présent que nous avons les unes et les autres,
nous pouvons les juger, ainsi que le Pascal à la renverse qu’a voulu être Diderot, qui
n’a été que le Jocrisse de l’impiété. Le Bridoye de Rabelais s’y prend mieux. Les
dernières objections du protestantisme, devenues des rapsodias, Diderot les répète sans
rien y ajouter. Il secoue la vieille bouteille d’encre séchée de Luther pour en faire
tomber deux gouttes encore. Il n’y trouve que des gouttes de cette force, qui ne tueront
personne : « Qui examinera les livres saints ? L’Église. Mais je ne puis convenir de la
vérité des livres saints que parce que l’Église est infaillible, et je n’en conviens
pas. » Certes ! un enfant, avec son catéchisme, briserait facilement le fil de ce cercle
de Popilius, bien moins vicieux qu’imbécile. Croirait-on que, dans ces Pensées, Diderot s’amuse à jeter l’oignon des Égyptiens à la tête de la religion
chrétienne, comme un voyou jette une pomme cuite à la tête d’un saltimbanque ? La pomme
cuite, ici, c’est Diderot ! « La raison, — dit-il, — la raison seule fait des
croyants » ; ce qui, en tout état de cause, est une bêtise. La raison ne fait que des
raisonnants ou des raisonneurs. « Jésus, — dit-il encore dans un autre endroit, — • en
priant au jardin des Oliviers, qui pria-t-il ?… Il se pria lui-même. » Que voulez-vous
qu’on dise à cela, sinon que celui qui l’écrit est un sot ? Et je pourrais prendre une à
une toutes ces pensées et démontrer, seulement en les citant, à quel point Diderot, en
les écrivant, s’est rabougri et idiotisé.
Mais il faut arrêter tout cet échenillage. Ce premier volume de la collection future
des Garnier est comme une introduction à l’ouvrage entier, et l’ouvrage entier nous
passera plus tard par les mains. Diderot, surfait, grandi pour mille raisons dont j’ai
dit quelques-unes et dont la plus forte et la plus actuelle est ce matérialisme qui
produit des Littré en philosophie, des Courbet en art, et des Zola en littérature,
déjections dernières ! Diderot, mis en statue d’œuvres complètes avant
d’être mis en statue de place publique comme Voltaire, doit être examiné et mis à sa place juste dans le rang littéraire par une critique
impersonnelle et définitive. Dans le volume d’aujourd’hui, intitulé Philosophie, je l’ai dit déjà, la philosophie de Diderot ne tient pas. Il n’y a
que les premiers bouts du polype, les têtards de cette philosophie. Il n’y a ici encore
que le scepticisme (la Promenade du sceptique), et le naturalisme la
Religion naturelle), qui devinrent bientôt ce matérialisme du fond
duquel il disait : « On fait de la chair comme du marbre, et de l’âme comme de la
chair », et dans la vase aussi duquel il plongea son génie, l’y souilla et l’y éteignit…
Le volume que voici est en lui-même de peu d’importance. Nous n’avons pas à nous occuper
de l’épais et médiocre Essai sur le mérite et la vertu, qui est de
Shaftesbury et non de Diderot, ni de cette Suffisance de la Religion
naturelle, qui ne lui a pas suffi, à lui, Diderot, quoiqu’il la proclamât
suffisante. Pour ce qui est de sa Lettre sur les aveugles et de son
autre Lettre sur les sourds-muets, toutes les deux de si peu de clarté
dans leur exposition et de certitude dans leurs résultats, on peut se faire aveugle pour
les lire et sourd-muet pour n’en pas parler. Tout ceci n’est encore que des ombres dans
la caverne, mais ce n’est pas celle de Platon. Les autres volumes nous vengeront-ils de
l’ennui causé par celui-ci, car celui-ci est positivement et mortellement ennuyeux,
— ennuyeux à la manière de Gœthe, qui, en ennui, est la grande manière. Diderot, qui
s’apparente encore de cette façon avec Gœthe, sera traité comme j’ai déjà traité Gœthe.
Ce n’est là qu’une idée générale de l’homme dans Diderot. Mais j’examinerai encore
Diderot comme métaphysicien, conteur, historien, romancier, auteur dramatique, critique
d’art ou de moeurs ; bref, je le suivrai dans toutes les directions qu’il a données à sa
pensée. Je ferai le tour de son esprit. Quand Danton monta sur l’échafaud, il dit au
bourreau, avec l’orgueil d’un mastodonte récemment sorti du chaos : « Tu montreras ma
tête au peuple ! Elle en vaut la peine. » Je montrerai aussi la tête de Diderot, et on
verra si elle valait la peine d’être montrée.
Les 3e et 4e volumes des Œuvres de
Diderot viennent de paraître, et j’ai dit, si on se le rappelle, que je suivrais
l’ordre de cette publication, volume par volume, pour montrer intégralement Diderot à la
lumière de ses œuvres. J’ai posé dans un premier chapitre qu’il ne fut point ce qu’on
l’a cru… Le mot, si souvent cité, de madame Necker sur l’exagération de l’esprit de
Diderot peut s’appliquer à sa renommée. Tout fut exagéré en lui, même sa gloire. Mais
voici le revers. Les frères Garnier, qui font intelligemment leur métier d’éditeurs, ne
s’en doutent pas… Leur édition d’aujourd’hui, entreprise pour augmenter la gloire de
Diderot, doit au contraire la diminuer. Ceux-là qui, attirés par cette omelette soufflée
du nom de Diderot, achèteront ses Œuvres complètes, dans lesquelles
rien n’est complet et où il n’y a que des fragments, — et les fragments d’un esprit
victime d’une fausse et détestable synthèse, — trouveront bien lourd ce bloc, incrusté,
j’en conviens, de quelques stalactites plus ou moins brillantes, et le planteront, pour
n’y pas revenir, sur les rayons de leur bibliothèque, avec tant de livres qui n’en
descendent jamais une fois qu’on les y a mis. Les livres de Diderot sont faits pour
rester — majestueusement peut-être — comme une espèce de mausolée dans le cimetière
d’une bibliothèque ; car toute bibliothèque est un cimetière. Ils ne sont pas faits pour
être relus. Il y a deux sortes d’immortalité parmi les hommes :
l’immortalité du nom et l’immortalité des oeuvres. Diderot n’aura que la première de ces
deux immortalités.
Oui ! le nom, et pas beaucoup plus que le nom. Et encore, dans un temps donné et
prochain, ce nom gonflé se dégonflera. Il perdra le relief que lui donne son siècle, et
les lettres dont il est composé ne se verront plus guères qu’en creux, — malheureusement
ineffaçables ! Le nom de Diderot roulera toujours dans le torrent du siècle impur qui
commence à Voltaire, l’auteur de la Pucelle, passe par Piron, le poète
de l’Ode à Priape, et finit par de Sade, l’immonde romancier de Justine, — de ce siècle dont lui, Diderot, l’auteur des Bijoux indiscrets, augmenta autant qu’il le put l’impureté. Impossible d’écrire
l’histoire du xviiie
siècle sans y rencontrer le nom et
l’influence de Diderot, de l’infatigable ouvrier de l’Encyclopédie, qui a entassé la
vidange de toutes les erreurs du xviiie
siècle dans cette
infecte tine de l’Encyclopédie, mais non pas pour les emporter ! En
cela inférieur aux autres ouvriers de ces dégoûtantes besognes… Diderot vit par le
xviiie
siècle, car c’est le xviiie
siècle qui l’a fait ; ce n’est pas lui qui a fait le xviiie
siècle. Ronsard, qui, littérairement, a rempli le
xvie
siècle, Ronsard, qui valait mieux en poésie que
Diderot en toutes les spécialités diverses à travers lesquelles il a galvaudé des
facultés débordantes, Ronsard ne se lit plus, malgré l’édition attardée dans laquelle
une admiration solitaire a voulu dernièrement le ressusciter. Ronsard fut pourtant le
premier de son temps. Diderot ne fut pas le premier du sien. Ronsard fut le chef d’une
école. Et Diderot ne fut que d’une école. En somme, il ne fut qu’une des pattes de la
Bête immense à mille pattes qu’on appelle la Philosophie du xviiie
siècle, de ce monstrueux perce-oreille qui perça tout, doctrines et
moeurs. Mettons, si vous voulez, qu’il en fut la plus grosse patte. Il n’en fut la tête
d’aucune façon, et les deux volumes que voici le prouvent suffisamment, du reste, car
ils renferment sa philosophie, et la philosophie d’un homme, c’est la tête d’un homme.
Or, la tête de Diderot n’est pas à lui ; c’est la tête de Bacon. C’est la tête de Bacon
tuméfiée, brûlante, délirante parfois… Le matérialisme du xviiie
siècle, dont Diderot fut le propagateur et le produit, n’est autre,
chose que l’expérimentalisme de Bacon, — je ne lui ferai pas l’honneur de dire : élevé à
sa plus haute puissance, mais réduit à son impuissance la plus basse.
C’est cette philosophie qui lui prit la pensée, à Diderot, dès qu’il put penser, et
qu’il poussa jusqu’à ce matérialisme absolu que ses œuvres expriment avec une impudence
superbe. Il n’eut point la peine de l’inventer. Elle était toute faite. Avant lui, elle
gisait déjà dans beaucoup d’esprits. D’invention, Diderot n’était pas métaphysicien. Il
n’était pas plus né métaphysicien qu’il n’était né
poète, mais il avait des aptitudes métaphysiques comme il avait des facultés poétiques.
Singulière et rare nature d’entre-deux ! C’était un esprit d’ordre composite, comme on
dit en architecture, doué de ce qui est d’ordinaire séparé chez les autres hommes,
allant à l’abstraction comme il allait à la réalité, — et peut-être avec plus de passion
encore, — et, comme Bacon, du reste, qui prend souvent l’image pour l’idée, pouvant
revêtir et réchauffer son abstraction d’une expression forte qui en
cache le vide ou le faux. Diderot est l’Ixion de cette nuée, colorée par lui. De
l’abstraction, il aimait surtout le mystère : « Les grandes abstractions — dit-il
quelque part — ne comportent que des lueurs sombres. » Ainsi, au contraire des
métaphysiciens, qui cherchent la vérité et la veulent claire, Diderot se complaisait
dans le sombre de l’abstraction. Chez Diderot, l’entre-deux n’est
point ce qu’il est dans la conception de Pascal : une puissante sagesse ou une harmonie.
Esprit ardent plus que fécond, — ; et il ne faut pas être trop
ardent pour être fécond, — il porte dans tout ce qu’il écrit, philosophie, romans,
critique, histoire, le tempérament vineux et fumeux de son pays, de ce pays qui
s’appelle à une place la Côte d’Or, pour signifier la richesse de son
abondance. Seulement, de tous les caractères, qui sont nombreux, de sa personnalité
littéraire, le plus frappant, selon moi, c’est que lui, ce sensualiste de Diderot, ce
matérialiste d’imagination même avant de l’être de doctrine, qui matérialise tout sous
sa main comme le roi Midas, ait aimé l’abstraction comme si elle était une grosse
vachère. C’est que ce satyre intellectuel ait été tou te sa vie, avec une passion
persistante, le Pygmalion de cette blanche et froide Galatée, qui, comme l’autre, a pu
dire « MOI ! » en le touchant, car, de fait, elle n’était que lui. La philosophie de
Diderot, c’est les sens de Diderot. Rien de plus !
Les volumes que voici en font foi. L’éditeur les a placés sous la rubrique qui leur
convenait. Il les a intitulés : Philosophie. Ils contiennent, en
effet, toute celle de Diderot. Au troisième volume vous trouverez les Pensées sur l’interprétation de la nature, — l’Introduction aux
grands principes, — l’Entretien avec d’Alembert, — le Rêve de d’Alembert, — le Supplément au voyage de
Bougainville, — la Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé
l’Homme, — l Entretien d’un philosophe avec la maréchale de
***. Et au quatrième l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, où
la philosophie de Diderot domine l’histoire, et un Plan d’une université en
Russie où l’influence de cette philosophie se retrouve à toute place. Voilà le
gros de ces deux volumes, dans lesquels ce qui vaut le mieux, peut-être, c’est ce qui a
le moins de prétention philosophique, c’est ce qui a le plus de fantaisie et de
légèreté, c’est ce qui s’écarte le plus de tous ces grands principes
et de tout ce pédantisme outrecuidant de philosophie. Issue de l’observation baconienne
et devenue la philosophie du xviiie
siècle, cette
philosophie a été jugée, non seulement par nous et par ceux qui, comme nous, hommes de
religion révélée, ne croient point à cette chimère de philosophie, à ce serpent qui se
mord la queue sans pouvoir l’avaler jamais, mais elle l’a été par la philosophie même du
xixe
siècle, aussi insolente pour le xviiie
siècle que le xviie
l’avait
été pour le xviie
, malgré les grands noms de Malebranche
et de Descartes. Car c’est une des habitudes et un des privilèges de toutes ces
philosophies que de se mépriser entre elles, comme les filles de joie se méprisent entre
elles toutes, ayant toutes raison contre elles toutes…
Non ! il ne s’agit pas, dans ce jugement et ce mépris de la philosophie de Diderot et
de son siècle, des grands esprits religieux qui la combattirent comme de Maistre,
Bonald, Chateaubriand, Lamennais (avant sa lamentable chute) et madame de Staël, si
profondément religieuse, quoique protestante. Il s’agit des philosophes eux-mêmes, de
Royer-Collard, l’Écossais, de Cousin, l’hégélien de 1828, de Jouffroy, le sceptique qui
crut à la mort de nos dogmes. Il s’agit enfin de tous les soi-disant spiritualistes de
notre âge, qui ont fait une pelure à leurs pauvres idées avec ce spiritualisme qui
double si magnifiquement la religion chrétienne, comme l’hermine double un manteau
royal ! Consultez-les. Ils vous diront tous ce qu’après le panthéisme d’Hégel, le
positivisme de Littré et le naturalisme de Darwin, doit peser scientifiquement le
misérable matérialisme de Diderot.
Et, de fait, c’est l’enfance de l’art. Nous avons eu mieux… Malgré la
place qu’a daigné octroyer Auguste Comte, dans sa bibliothèque positiviste, à l’Interprétation de la nature, par reconnaissance de la prophétie de
l’auteur sur l’importance et l’avènement des sciences naturelles, — qui présentement
sont en train d’étouffer la métaphysique, — le matérialisme de Diderot n’est, en somme,
que le matérialisme élémentaire, inférieur et grossier des commencements. Il est confus, tâtonnant, d’une expérimentation maladroite,
quoique audacieuse, mêlé de ces abstractions vers lesquelles Diderot était emporté par
le plus étrange amour, — dans un homme comme lui, — un amour contradictoire avec son
genre d’imagination, qui aurait voulu tout corporiser… L’Interprétation de
la nature n’a ni la rigueur ni l’unité d’un système. La tête de Diderot répugnait
au système, qui est l’honneur des têtes humaines. Cet esprit à tendances variées et
contraires, mais chez qui l’imagination était toujours prête à prendre le mors aux
dents, comme les chevaux d’Hippolyte, et à faire voler le quadrige en éclats, n’avait ni
le sang-froid, ni la puissance, ni le temps d’élever et de tailler un de ces maîtres
cubes en fait d’idées que l’on appelle un système, et qui, dans l’histoire de la
philosophie, restent la gloire de ceux qui les mirent debout, même après qu’ils sont
renversés.
L’Interprétation de la nature n’est donc point un système. Ce n’est
qu’un livre à bâtons rompus sur la nature, sans composition, sans enchaînement, sans
déduction, et, quoique l’auteur y parle beaucoup de l’observation baconienne, d’un
dogmatisme sans réalité. Triste production, qui, quand elle parut, ne fit illusion à
personne. Même les contemporains, vautrés dans ce matérialisme qui montait alors, comme
l’eau du déluge, jusqu’aux frises du siècle, n’accueillirent point avec admiration ce
livre, où, sous ces formes insupportablement déclamatoires qui ravissaient l’esprit faux
du xviiie
siècle, Diderot étale — il faut bien en
convenir — la plus ambitieuse médiocrité. Voltaire, cet amoureux de la clarté, qui la
pervertissait, mais qui l’adorait, comme la maîtresse qu’on a déshonorée, eut horreur de
ce logogriphe. Frédéric de Prusse, trop grand seigneur pour ne pas se moquer de
l’enthousiasme cuistre de Diderot, qui commence son livre à la manière de ce charlatan
de Jean-Jacques, le marchand de vulnéraires suisses : « Jeune homme, prends ce livre et
lis ! » se contenta de dire : « Je ne le prendrai ni ne le lirai, car je ne suis plus un
jeune homme », et, en s’abstenant, il ne perdit que la fatigue de l’avoir pris et que
l’ennui de l’avoir lu… On n’a pas besoin d’être roi de Prusse. Cet ennui, pour tout le
monde, est effroyable et ne rapporte rien. Gœthe seul, l’incomparable Gœthe, a pu
dépasser cet ennui que Diderot dégorge dans son Interprétation de la
nature. Mais il n’y a que Gœthe capable de cela… Jamais dans un de ses livres
Diderot n’a plus mérité ce reproche d’allemanderie que je lui ai fait
déjà, à ce Champenois qui n’a pas ici la légèreté du champagne ! Il n’a ici que le vide
profond, l’obscurité sans ces lueurs sombres qui lui sont chères,
l’incompréhensibilité, les écailles de tortue contre lesquelles on se casse la tête,
toutes choses essentiellement allemandes, mortellement opposées au génie français et
même à la simplicité d’une doctrine aussi superficielle que le matérialisme de Diderot,
— car quel mérite reste au matérialisme s’il n’a plus celui d’être clair ?…
Mais, disons-le aussi, Diderot n’a pas toujours été aussi balourd que dans son Interprétation de la nature. Les Lettres à mademoiselle
Volland, dans lesquelles se trouve le Rêve de d’Alembert, ne
sont pas plus vraies dans leurs affirmations que les autres livres philosophiques de
l’auteur ; mais elles ont au moins une valeur qu’il faut constater : elles ont au moins
le mouvement et la verve, qui sont presque toujours les qualités de Diderot quand il
n’est pas ampoulé et déclamateur. Ces Lettres, qui donnent de Diderot
philosophe l’idée la plus juste, montrent à quel point ce diable d’homme, abstracteur de
quintessence comme pas un, malgré l’animalité de son esprit, et fait pour mieux que pour
la doctrine à laquelle il s’est laissé aller comme on se laisse aller au libertinage,
cherchait à mettre l’idéalisme dans un matérialisme affreux.
Effort, du reste, inutile. Le Diable est une bonne mécanique. Quand vous lui avez donné
le bout du doigt, il vous dévide tout entier. Cette chimère que toute sa vie Diderot a
caressée, cette infidélité qu’il faisait à Bacon tout en adorant Bacon, n’a pas empêché
la prostitution définitive et l’irrémédiable damnation. Le Rêve de
d’Alembert est là pour le prouver. C’est certainement le plus osé des écrits
matérialistes de Diderot. Il ne l’est pas plus, dans le fond, que ses autres écrits,
mais il l’est plus dans les détails, et ce sont les détails qui donnent aux œuvres de la
pensée ou de l’art leur prestige, leur danger, leur durée. Ce sont les détails seuls qui les font vivre… On ne lira plus (et depuis longtemps) l’Interprétation de la nature, qu’on lira encore les Lettres à mademoiselle Volland et le Rêve de d’Alembert,
uniquement à cause de l’audace effrénée du détail, et, disons-le, de sa réussite. Il y a
là, en effet, un talent, indéniable et très particulier, qui vient précisément de cette
nature composite que j’ai signalée, où le poète et le métaphysicien se font échec l’un à
l’autre et produisent, en se choquant, ce brillant hybride qui fut Diderot.
Malheureusement ce talent, dont il est impossible de faire la preuve par des
citations5,
est marqué du caractère forcé de tout matérialisme, quand il n’est pas
inconséquent.
Ce caractère, c’est le cynisme. Voilà qui est effrayant. C’est le cynisme, le cynisme
absolu. On a accusé justement Rousseau d’être cynique. « Il a — disait Voltaire —
ramassé au coin des rues les douvelles pourries du tonneau de Diogène, et il s’est mis
dedans pour aboyer. » C’était trop peu dire. Le misérable y a fait bien pis que d’y
aboyer. Eh bien, Diderot est aussi cynique que Rousseau ; il l’est même davantage, car
il est plus matérialiste que le sentimental inconséquent qui se prit dans la glu de ce
déisme mou dont il n’était pas de force à se tirer ! Dans ce Rêve de
d’Alembert, qu’il n’est pas permis à la Critique de raconter, Diderot, l’auteur
de la Religieuse et des Bijoux indiscrets, porte,
d’une manière éclatante, la peine de ce matérialisme philosophique qui, il a beau faire
le fier, finit toujours par une saleté… « Il n’y a rien de sale ni d’impudique pour la
science », dit Bordeu dans le Rêve de d’Alembert, Bordeu, le médecin
sous le grand nom duquel Diderot, qui dans le fond était très lâche, a mis sa lâcheté à
l’abri. Mais, bien loin d’admettre cet axiome, il est, selon moi, un argument contre la
science, qui, si elle est vraie, ne doit pas être la révolte de tous les instincts de
nos âmes et l’épouvante ou le dégoût de l’humanité. Et ce n’est partout que ce cynisme,
cyniquement avoué, de la science. Diderot, le matérialiste Diderot, ajoute au cynisme de
sa philosophie, qui serait cynique pour les plus purs, le cynisme de son tempérament. Il
n’est pas cynique comme Voltaire, le nerveux et bilieux Voltaire, qui n’en a pas moins
créé la mademoiselle Cunégonde et le docteur Pangloss de son abominable Candide (son plus grand crime, selon madame de Staël). Il est, lui, cynique
comme un sanguin, comme un homme qui fut presque le compatriote de Piron, l’auteur de
l’Ode à Priape, et qui avait du tempérament de Piron. Seulement
Piron, qui était poète et capable de comprendre la beauté des idées religieuses, Piron,
converti, se purifia pour mourir dans le christianisme, tandis que Diderot est mort,
comme un chien, de trop plein, après avoir dîné.
Voilà donc, dans un aperçu rapide mais exact, la philosophie de Diderot et sa valeur
comme philosophe. Je suis de ceux qui ne croient point aux certitudes dont la
philosophie se vante et qui dédaignent cette vaine recherche de l’absolu par la science
humaine. L’absolu est ailleurs pour moi qu’où les philosophes l’ont placé. Mais, quelles
que soient les impuissances de l’homme à saisir et à expliquer les mystères que Dieu a
mis devant nous, comme un mur, pour faire mourir l’orgueil au pied, je ne confonds
pourtant ni les hommes ni les choses. Il y a des philosophies qui sont, certainement, de
grandes choses intellectuelles. Il y a des philosophes qui sont de grands et formidables
esprits. Il y a même des erreurs complètes qui méritent encore le respect de ceux qui
savent ce que c’est que la force du cerveau humain… Le panthéisme d’Hégel, par exemple,
est bien une autre chose que le matérialisme de Diderot. Hégel est quelqu’un, et
Diderot, en philosophie, n’est personne. Je l’ai dit plus haut. Il n’a point de système.
Il a de la passion philosophique, mais il n’a point de philosophie. Il a des tendances,
des élans, des fougues philosophiques qui le précipitent dans le matérialisme général
d’un temps assoiffé de cette fange, et il court boire à cet abreuvoir, comme une bête
altérée. Tête de feu plus que de lumière, il avait, jointes à ses passions, les passions
d’une époque enflammée de haine contre toute spiritualité, et, de tout cela, mêlé,
confus et bouillonnant dans la cuve fumante de son cerveau, il ne devait guères sortir
cette chose équilibrée, combinée, organisée, calme et redoutable qu’on nomme une
philosophie. Je sais bien qu’il cria, à tue-tête, qu’il en avait une, et que parfois il
le lit croire, car il était éloquent, mais le lucidus ordo manquait à
cette tête enivrée. Cet homme, qui était suprêmement un artiste par l’enthousiasme et
par l’expression, eut toujours la rage d’être philosophe. Il jouait à la philosophie
encore plus qu’aux échecs du café Procope. Il mettait sa puissance artistique à cette
belle œuvre d’être philosophe. Il s’y obstina, il s’y acharna, il s’y exaspéra, il s’y
échevela, il s’y ensangmêla, — comme dit une expression magnifique du
pays où j’écris ce chapitre, — et il y ruina un esprit superbe.
Et, lamentable résultat, cette philosophie qu’il avait la furie d’avoir, cette
philosophie qui commence par le naturalisme grossier du Supplément au
voyage de Bougainville pour finir au cynisme infect du Rêve de
d’Alembert, a un dernier mot qui n’est pas une cochonnerie, et c’est le mot du
scepticisme : « Je ne sais pas », le mot triste, incertain, inquiet,
mais vengeur, de tous ces rogues négateurs de la spiritualité humaine, qui sentent la
matière, dont ils se croyaient sûrs, trembler dans leur main. Athées à tout, au fond ;
— athées jusqu’à leur propre philosophie !
Encore une fois, c’est uniquement, exclusivement, le philosophe que j’ai voulu
apprécier dans ce chapitre. L’artiste, qui, en Diderot, se mêle au philosophe,
— heureusement pour le philosophe, — viendra plus tard ; mais il est déjà ici, pourtant,
dans l’Entretien avec la maréchale de B… œuvre charmante, quoique
infectée de cette philosophie qui gâte jusqu’au meilleur du génie de Diderot. Ce bijou
de dialogue rappelle, par l’esprit, la vivacité, l’étincellement, cet autre bijou : le
Dialogue de l’esprit fort et d’un capucin, par le prince de Ligne,
qui, lui, a sur Diderot l’avantage du christianisme, et qui soufflette avec tant de
grâce les idées impies avec lesquelles Diderot se donne des airs et a l’impertinence de
badiner. C’est par l’art, en effet, que le génie de Diderot reprend des ailes ; c’est
par l’art, par la forme spontanée, l’accent, la chaleur de l’accent, que Diderot a
devancé son siècle et qu’il sort de la boue de ce matérialisme dans laquelle il s’est
enfoncé, ce lion, jusqu’à la crinière. Quant à son siècle lui-même, j’attendais, pour en
parler mieux, l’Introduction annoncée pompeusement à la première page
des Œuvres complètes qu’on publie. Mais, comme on dit dans la Mort de César,
Le gendre de Caton, c’est M. Assézat, ce mystérieux M. Assézat, qui
ne paraît point. Chose drôlette. — Louis XIV, le splendide, se vantait d’être exact ;
M. Assézat se fait attendre. Il a la cristallisation lente. Introducteur qui n’introduit
pas, Jourdain littéraire qui n’ose point passer le premier. Le Jourdain de la comédie
finit cependant par passer. Il finit par comprendre qu’il ne peut pas rester là, à cette
porte, éternellement planté, comme un piquet devant un autre piquet, et il passe en
disant, l’honnête homme ou l’homme honnête : « J’aime mieux être incivil
qu’importun ».
Quand, lui, M. Assézat, passera-t-il ?…6
La publication successive des œuvres de Diderot est allée plus vite que nous. Elle va
même trop vite, car elle est confuse et entassée, et l’ordre y manque dans le classement
des œuvres de Diderot, de cet esprit déjà par lui-même entassé et confus. C’est avec
Diderot plus qu’avec personne qu’il fallait un ordre et une sévérité de méthode qui nous
fit voir sans trouble les différentes aptitudes de cet esprit d’une certaine puissance,
mais désordonné, et dont les facultés empiétaient les unes sur les autres pour se
diminuer, toutes, les unes par les autres. Le manque de lucidité dans la distribution
des œuvres de Diderot, qui en étaient déjà à leur dixième volume quand nous écrivions
ceci, ajoute un labeur nouveau à la rude besogne de la Critique, obligée de lire et
déjuger, à un siècle de distance, des livres sans valeur absolue, écrits dans un intérêt
de parti ou d’idées qui n’existe plus que par le terrible souvenir du mal que ces livres
ont fait.
Le xviiie
siècle, en effet, fut essentiellement
polémiste, et tous les travaux de ses écrivains furent marqués de ce caractère
horriblement pratique : le bouleversement de l’État social tel qu’il avait été constitué
jusqu’alors. Les écrivains de cette époque affolée de destruction et de changements font
le sinistre effet d’aveugles qui balaient la place où vont s’élever tout à l’heure les
échafauds qu’ils ne prévoyaient pas, — car le récit de la prédiction de Cazotte est un
conte inventé par La Harpe, et M. Taine, qui l’a cité à la fin de son volume de l’Ancien régime, s’est permis un effet de fantasmagorie indigne de son
érudition. Voltaire, seul, se doutait de quelque chose : « Mes frères, qui vivra
verra ! » disait-il en frottant diaboliquement ses vieilles mains ; mais il ne prévoyait
pas ce qu’on a vu. Il ne prévoyait ni Marat ni Couthon… Quoi qu’il en ait été, du reste,
les écrivains du xviiie
siècle se préoccupaient bien plus
de prosélytisme et de la diffusion de leurs idées que de la beauté de l’œuvre
littéraire. Diderot, qui passe à tort ou à raison pour le plus artiste de tous, Diderot,
qui traita dans une thèse spéciale de la question de la Beauté, ne fut pas plus haut que
son temps et il le subit tout entier. Dans les volumes publiés aujourd’hui il apparaît
comme conteur et comme romancier ; mais sous cet aspect il ne nous paraît pas plus grand
qu’il ne nous l’a paru, dans les volumes précédents, comme penseur et comme philosophe.
C’est toujours le même homme, qui se jette sur tous les sujets par tempérament
intellectuel, mais ce n’est pas l’artiste qui se renferme dans l’idée fixe du
chef-d’œuvre et l’amour pur de la beauté réalisable, — ces deux sphères fermées au fond
desquelles vit ce grand solitaire, le grand artiste. Le xviie
siècle (littérairement du moins) ne connaît pas cet artiste-là.
Ce sont tous des utilitaires, des briseurs d’images, des iconoclastes, qui se serviront
de toutes les formes de la pensée dans l’intérêt de leur métaphysique impie. On sait la
sacrilège consigne : « Ecraser l’infâme ». Quand on obéit à cette
consigne-là, on se soucie bien des œuvres humaines désintéressées et pures ! Ils firent
du roman, mais ils en faussèrent la conception supérieure, — ou, pour mieux dire, ils ne
la connaissaient pas. A rigoureusement parler, le roman n’existait pas en France du
temps de Diderot. Les Scudéry — ces Alexandre Dumas anticipés du xviie
siècle — ; étaient oubliés autant que le seront, un jour qui n’est pas
lointain, les Scudéry de l’heure présente, et l’auteur de la Princesse de
Clèves, vantée par Voltaire, en littérature n’est réellement pas quelqu’un.. Au
xviiie
siècle, malgré Le Sage et son Gil-Blas, roman d’aventure sans couleur (l’imagination des aventures est la
dernière des imaginations), malgré l’abbé Prévost et sa Manon Lescaut,
ce chef-d’œuvre de bassesse dans la pensée et dans le sentiment et de platitude dans
l’expression (malgré l’insignifiante madame Riccoboni, l’amie de Diderot, qui par amitié
lui accorda du génie), le Roman, cette gloire et même cette seule
gloire de la littérature moderne, n’était pas né au xviiie
siècle. On le connaissait en Angleterre, mais en France il n’a commencé
guères avant le xixe
siècle. C’est à partir de cette
époque qu’il a décrit le cintre immense qui part de Bernardin de Saint-Pierre,
Chateaubriand et madame de Staël, pour aboutir à Balzac et à Stendhal… Les écrivains du
xviiie
siècle étaient trop animés et trop esclaves
des passions de leur temps pour avoir l’impartialité de l’observation et la profondeur
dans l’étude de la nature humaine, ces deux conditions nécessaires à ce genre de
composition. Le roman, pour eux, n’était qu’un véhicule commode pour porter leurs idées
plus loin, pour les faire entrer plus avant dans les esprits et dans les cœurs. C’est
ainsi que Voltaire écrivit Candide, — ce livre scélérat, qui faisait
horreur à madame de Staël, la femme la plus disposée pourtant à pardonner tout à
l’esprit (elle a dit : « Tout comprendre, c’est tout pardonner ») ; Candide., qui fait de la conscience humaine une plaisanterie, et qui, sous forme
romanesque, n’est qu’un odieux pamphlet contre la divine Providence. C’est ainsi que
Rousseau écrivit la Nouvelle Héloïse, — une suite de thèses
philosophiques soutenues avec la flexibilité de l’esprit le mieux organisé pour le
sophisme qui ait peut-être jamais existé. Et qu’à son tour enfin Diderot écrivit son Jacques le fataliste, dont le nom dit tout, et sa Religieuse, à laquelle maintenant on ne penserait pas plus qu’à la Mélanie de La Harpe, sans les détails ignoblement libertins qui, pour les
esprits corrompus, poivrent de cantharides la fadeur de ce livre froid que la haine, qui
tremble toujours un peu dans l’âme pusillanime de Diderot, n’a pas su réchauffer. Je ne
parle pas du Neveu de Rameau, qui n’est qu’une figure mise debout,
dans un dialogue de deux personnes, avec cette verve qu’avait parfois Diderot, cet
esprit sanguin et nerveux, — nerveux jusqu’à la danse de Saint-Guy et sanguin jusqu’à
l’apoplexie, — ni des Bijoux indiscrets, cette polissonnerie sans
esprit qui rappelle le Sopha, cette autre polissonnerie, et qui met
Diderot au-dessous même du fils Crébillon.
Et, ne vous y trompez pas, — nous prenons la mesure de l’homme, — ce ne fut pas
seulement son temps qui empêcha Diderot d’être un grand romancier, ce fut aussi sa
propre nature, ce fut le manque de génie, — le manque du génie qu’il eût fallu pour être
un romancier. Diderot, quoi qu’on ait dit de ses hautes facultés d’artiste, n’avait pas
la tête assez large, et son front, qui paraissait vaste, était trop obstrué de fatras
philosophique pour avoir la nette conception du roman. Il avait cependant lu et admiré
Richardson. On a de lui, sur la Clarisse de Richardson, un morceau
resté célèbre, — une de ces pages d’enthousiasme éperdu, comme cette tête perdue, qu’on
a trop prise pour une tête de critique, savait en écrire quand son tempérament de satyre
intellectuel était à feu… Mais la secousse de cette lecture ne le féconda point.
Richardson et son admirable livre passèrent, sans y laisser de trace, à travers cet
esprit ouvert, cette bouche de Gargantua littéraire qui avalait tout et qui ne
s’assimilait rien. Fielding et Richardson, ces romanciers dans la plus complète
acception du mot, en Angleterre, quand, en France, nous n’avions encore que des larves
de romanciers, — les têtards du genre, — Fielding et Richardson, ces observateurs et ces
peintres de l’âme humaine et de la vie sociale, ne se préoccupaient que de leurs œuvres
et de la force d’impression qu’elles pouvaient avoir, non pas seulement sur les âmes de
leur temps, mais sur les âmes de tous les temps. Ils étaient impersonnels et vivaient
dans l’isolante contemplation de leurs œuvres et de leurs modèles… C’étaient des
concentrés sublimes, visant perpétuellement à quelque résultat esthétique, plus ou moins
réussi, plus ou moins vrai, plus ou moins grandiose. Mais Diderot était, lui, un talent
essentiellement extérieur. Au lieu de se concentrer, il se répandait. Il n’aurait pas
attendu, comme Richardson, cinquante ans, derrière un comptoir, avant de lancer une Clarisse. Il ne serait pas resté, pendant des heures, silencieusement et
pensivement assis à la taverne, comme Fielding, pour y observer des filous et des
filles. Il était du siècle le plus superficiel. Comme un bourgeois qu’il était, — comme
un parvenu et un Turcaret de lettres, — il raffolait des salons où les grands seigneurs
ennuyés l’écoutaient comme un oracle. Sa vanité s’étalait là. Il s’y dépensait
effroyablement. Il se dépensait au café, au foyer des théâtres, partout où les hommes
étaient rassemblés et où il pouvait ruisseler de paroles. Jamais bavarderie ne fut plus
robuste, plus impétueuse et plus continue que la sienne. Il ressemblait à ces fontaines
qui dégorgent incessamment et puissamment une eau violente par la bouche de quelque
figure de lion rugissante, et toute oreille était pour lui une vasque qu’il inondait et
qu’il remplissait, ce déclamateur, improvisateur, prédicateur, — car, chose étrange ! il
était, de nature, prédicateur. Ce singulier homme, qui, un jour de faim, avait fait
dix-huit sermons pour dix-huit louis, avec sa facilité bouillonnante aurait pu être un
magnifique prédicateur si le diable ne l’avait pas pris à Dieu de bonne heure et ne
l’avait pas confisqué. Seulement, il garda le don. Il fut un prédicateur retourné et
prêcha pour la philosophie. Dans ses romans, comme dans ses autres livres, il ne
s’oublie jamais, ni lui ni sa prêcherie… Peintre qui crevait sa peinture pour passer sa
tête par le trou de sa toile, afin qu’on le vît bien et qu’on l’entendît bien
toujours.
Et c’était trop qu’on le voyait et qu’on l’entendait. Dans son Jacques le
fataliste, sous le personnage de ce valet insupportablement philosophe, c’est
lui, Diderot, qui prêche contre le libre arbitre de l’homme. Est-ce que des laquais
s’occupent du libre arbitre ? Dans la Religieuse, c’est lui encore, c’est le philosophe
Diderot, visible quoique moins dogmatique, moins affirmatif que dans Jacques le fataliste, — parce qu’il a peur de la Bastille et que jamais
philosophe ne fut aussi poltron que lui, — c’est le philosophe Diderot, enragé contre
l’institution des vœux monastiques, c’est l’écrivain fidèle aux mauvaises habitudes d’un
siècle qui portait la Révolution dans son sein, et qui, pour supprimer un abus,
supprimait l’institution entière. On y reconnaît Diderot encore au déhonté des détails ;
car, je l’ai déjà dit, Diderot est un des plus cyniques d’un siècle cynique, et, sans la
Pucelle, il serait le premier. Sa Religieuse, du
reste, et son Jacques le fataliste, sont deux romans absolument
médiocres, en dehors de leur exécrable inspiration. Ils n’ont pas d’invention réelle,
pas de forte composition, pas de relief, pas de couleur, pas de caractères, pas d’art
enfin. Diderot, qui a remâché toute sa vie l’expérimentalisme de Bacon, n’est pas plus
créateur dans l’ordre du roman que dans l’ordre de la philosophie. Son Jacques le fataliste est, doctrine à part, le Tristram Shandy de Sterne, sans
l’adorable génie de Sterne, sans les grâces de son récit, sans l’oncle Tobÿ, sans le
caporal Trim. L’imitation, cette gâteuse, y est tellement visible, que
Naigeon, qui aime Diderot comme le chien aime son maître, Naigeon, le Laridon de ce
César, n’ose pas la nier… C’est du Sterne, mais quelle patte à la place de cette main !
Ce gourd et lourd Diderot a-t-il chiffonné, en le volant, ce merveilleux point
d’Angleterre ! Je sais bien que l’histoire de madame de la Pommeraye, mêlée aux autres
gravelures de ce livre, qui n’est au fond qu’une lapalissade philosophique relevée de
grivoiseries, empêche de le rejeter avec le dégoût qu’il inspire ; mais il faut ajouter
que dans cette histoire, racontée avec des interruptions qui, pour le coup, sont de
l’art, il y a plus de mémoire que d’imagination et plus de tour que de couleur. La
couleur du style est aussi absente dans cette histoire que dans les romans de Le Sage.
Le tour est toute la supériorité de Diderot, de cet esprit qui n’a que du mouvement et
de la verve. Or, il faut certainement plus que cela pour être un grand artiste
littéraire, et il faut bien le dire, si tard que ce soit, Diderot n’est pas ce qu’on
peut appeler un grand artiste. Il a des qualités d’artiste, comme il avait des qualités
scientifiques. Qu’on me passe la familiarité du mot, parce qu’il est juste : c’était une
bonne à tout faire en littérature ! mais un artiste qui ne fait qu’une chose et qui l’accomplit eût valu plus que lui… Il a touché à
tout comme Voltaire, mais il n’avait pas plus la main ailée de Voltaire qu’il n’avait la
main fine et languissante de Sterne. Il n’avait pas de Sterne, cet enchanteur, le risqué charmant du trait, qui effleure l’indécence sans jamais y entrer,
tandis que lui, Diderot, y entra toujours, et même avec de grosses bottes, pour y
enfoncer davantage. Il n’a pas non plus, quand il est cynique, le cynisme grandiose et
titanesque de Rabelais, ce Michel-Ange de l’ordure, qui sculptait si superbement dans
une matière que je ne nommerai pas, comme s’il eût sculpté dans de l’or.
Ce bourgeois de Diderot a embourgeoisé tout. Il a embourgeoisé Rabelais, Sterne et Voltaire, en les imitant ; Sterne, Voltaire et
Rabelais, des bourgeois comme lui de naissance sociale, mais de race de tête différente.
Tout grand artiste, en effet, — et Voltaire, malgré l’infériorité qu’il dut aux passions
de son siècle et l’abus qu’il a fait de ses talents, a du grand artiste, — tout grand
artiste a quelque chose d’élégant, de patricien, d’aristocratique, que n’a jamais
Diderot, même les jours où il a le plus de talent. Il est toujours le fils du coutelier
de Langres, éduqué, littéraire, un monsieur du
tiers, — de ce tiers qui va naître. Mais Richardson n’avait pas plus, que je sache,
porté l’épée et marché sur un talon rouge que Diderot, et pourtant ce teneur de livres
en librairie, ce courtaud de boutique, a créé Lovelace, et par cette création il a
montré quelle est la fierté du génie, que Diderot ne connaissait pas !
Je l’ai dit plus haut, il n’en avait point, de génie. On lui en a donné ; mais c’est un
cadeau… C’était un pataud brillant, mais c’était un pataud, qui, dans sa lourdeur
déclamatoire, brillait plus par le mouvement que par l’éclat de sa pensée. Il avait la
faculté du paradoxe, ce kaléidoscope de l’esprit, qui, remué et secoué, a des
combinaisons et des rencontres de couleurs inattendues. Il a bien prouvé qu’il l’avait
dans le Paradoxe du comédien, dans l’Entretien d’un père
avec ses enfants et dans son Neveu de Rameau. A cette faculté
du paradoxe il joignait la faculté du conteur rapide, qui sait tourner vivement et
ingénieusement son conte, même quand ce conte est dépourvu d’originalité. Voilà, en
somme, les meilleures facultés de Diderot. Quant à ses prétentions d’esprit, il les eut
toutes, et nous les jugerons dans les livres qui nous restent à examiner. Il fut auteur
dramatique, critique d’art, critique de littérature et même poète, sa dernière et sa
plus risible fatuité. Mais, en dehors de ses Paradoxes et de ses Contes, je ne lui vois aucune espèce d’originalité. On a dit de Voltaire
qu’il fut le second dans tous les genres et ne fut le premier dans aucun. On peut dire
de Diderot qu’il fut le troisième, mais qu’il ne fut pas même le second. L’opinion
moderne, reconnaissante, probablement, de ce qu’il avait travaillé à la destruction de
l’autorité religieuse et politique, l’accepta beaucoup trop sur le pied où il se donna
d’un homme de génie, et la Critique, si basse souvent, suivit l’opinion, au lieu de la
conduire. Mais elle en reviendra si elle le lit, car jusqu’ici elle ne l’a lu que par
fragments, comme elle le trouvait sous sa main.
L’édition complète des frères Garnier servira, du moins, à éclairer la Critique
ignorante, en l’accablant et en l’ennuyant de choses illisibles. Croyez-vous que Jules
Janin, qui fut un des premiers de notre temps à sonner du feuilleton sur Diderot, qu’il
imita toute sa vie, avait lu Diderot tout entier ?… Il avait lu ses romans, ses contes
et ses paradoxes, et il arlequina là-dessus. Le génie donc donné à
Diderot est un pur don. Personne, personne, au fond, n’avait lu et ne connaissait
Diderot dans son intégralité, effrayante et assommante. Cet homme, qui bavardait ses
livres bien plus qu’il ne les écrivait, cet esprit exubérant, qui lâchait toujours tout, en style de ballon, — et, au fait, ses
livres gonflés et tendus étaient des ballons, crevés à présent presque tous, — ne se
lisait pas lui-même. A l’Encyclopédie, dont il fut le plus laborieux contremaître, on ne
se gênait pas avec lui, cet étourdi fougueux, qui pouvait perdre l’entreprise par ses
éclats d’opinion quand il n’était pas travaillé par la peur verte de la police et de la
Bastille, — car il ne faut pas oublier qu’il était poltron comme Sosie, ce déclamateur !
— à l’Encyclopédie on revoyait ses articles, on les corrigeait, on en supprimait des
morceaux entiers, et il ne s’en aperçut jamais. Il pensait comme nous : il ne se
relisait pas !!! Bah ! c’était plus inspiré ! Les écrits sortaient de ses mains comme
les feuilles dispersées sortaient de l’antre de la Sibylle, et il pouvait dire, en
pirouettant sur son trépied :
C’était rigoureusement exact. Sa plume, rapide comme sa parole, ne laissait pas plus de
trace que des mots évanouis.
Eh bien, franchement, la gloire d’un homme doit coûter un peu plus cher que ça !… Et
voilà, quand je pense à Diderot, ce qui me fait trouver de l’impertinence dans sa
gloire.
Parmi les œuvres de Diderot, dont les volumes, en ce moment, se succèdent et tombent
sur nous comme les lourds blocs d’une avalanche, le viie
et le viiie
volumes sont consacrés à sa critique
dramatique. Dans les chapitres précédents nous avons, si on se le rappelle, cherché à
prendre la mesure exacte du métaphysicien, du moraliste, de l’historien, du romancier,
de l’homme de raisonnement et de fantaisie, si prodigieusement exagérés dans Diderot.
Maintenant, c’est le tour de l’auteur dramatique et de son théâtre, — de son théâtre,
très inférieur à ses autres ouvrages, même aux yeux de ceux-là qui croient le plus au
génie de cet homme surfait.
C’est que, s’il s’agit de théâtre, l’opinion s’égare moins. On a une pierre de touche
de plus pour apprécier l’œuvre d’un homme. La représentation mord plus sur nous que la
lecture. La représentation est une épreuve presque matérielle, tant elle entre dans
l’esprit par tous les sens du spectateur et tant elle s’empare brutalement,
souverainement, de son être entier. Au théâtre, l’impression se double et se multiplie
de l’impression de chacun, et l’ennui, qui est une impression, et la plus insupportable,
l’ennui y est rendu plus accablant par l’ennui de tous. Les drames de Diderot, malgré
l’influence des philosophes, malgré les coteries de son temps, malgré le monstrueux
ascendant de l’Encyclopédie sur l’opinion d’alors, tombèrent, et, garantie de leur
chute ! ne furent pas repris, si ce n’est le Père de famille, dont La
Harpe a dit qu’il « n’y a pas de pièces aussi peu suivies », et qui fut, nonobstant,
joué jusqu’en 1833, pour définitivement disparaître. A cette époque, le Romantisme, qui
s’était affolé de Diderot et qui le proclamait presque le premier homme du xviiie
siècle, car le Romantisme n’a jamais eu grand goût pour
Voltaire, lui donna, en le faisant jouer, cette marque de considération dernière ; mais
depuis il ne vint à personne l’idée de ressusciter Diderot à la scène. En ces dernières
années, il est vrai, deux hommes, d’un mérite inégal, — l’un poète, mais un peu
visionnaire, qui voyait des beautés là où il n’y en avait pas, et l’autre doué d’une
sympathie naturelle pour toutes les platitudes, — Baudelaire et M. Champfleury, ont
positivement demandé à plusieurs théâtres de jouer la comédie de Diderot : Est-il bon ?… Est-il méchant ?… qu’ils disaient un chef-d’œuvre. Mais les
directions mises en demeure ont refusé net une exhumation qui eût laissé le mort par
terre.
Diderot est donc fini, parfaitement fini, comme auteur dramatique, s’il ne l’est pas
entièrement comme critique et comme romancier. Cet amoureux d’initiative, mais ce
tempérament de plus de désir que de puissance, qui cherchait partout où se dégonfler et
qui concubinait avec toutes les idées, s’était cru de force prolifique à féconder le
théâtre épuisé. Mais il se trompa. Il s’était posé en révolutionnaire dramatique.
Hélas ! on révolutionne un pays, mais On ne crée pas pour cela un gouvernement. Diderot
ne créa pas de genre nouveau. Ses hautes prétentions de créateur avortèrent, et il data
même l’ère des avortements qui suivirent les siens, car, au théâtre, le Romantisme, qui
reprit plus ou moins les idées de Diderot, n’a pas été plus fécond que lui ni plus neuf.
La tragédie bourgeoise de Diderot, qui est devenue le drame moderne, n’était rien de
plus que du la Chaussée, et les contemporains eux-mêmes de Diderot ne furent pas les
dupes des airs superbes de sa théorie. Ce que je viens de dire de son imitation de la
Chaussée, La Harpe l’affirmait avant moi :
« Diderot — dit-il dans son Cours de littérature, avec le
haussement d’épaules très perceptible de la pitié, — crut toute sa vie qu’il avilit
fait une grande découverte en proposant le drame
honnête, la tragédie domestique, le drame sérieux, mais, sous tant d’affiches différentes, c’était tout uniment le drame de la
Chaussée, moins la versification et le mélange de comique… »
Ainsi, ce n’était plus seulement du la Chaussée, c’était du la Chaussée réduit. On ne
pouvait guères descendre plus bas… Honteux peut-être d’une copie qu’on lui reprochait et
qui mutilait et dégradait un si chétif modèle, Diderot se réfugia dans les idées
générales, si chères aux esprits sans précision, et cet inventeur à bon marché affirma
que « le temps était venu de substituer à la scène les conditions aux caractères, et de
remplacer les coups du théâtre par des tableaux, sources nouvelles d’invention pour le
poète et d’étude pour le comédien ». Telles étaient les idées, vagues quand elles ne
sont pas fausses, que Diderot, avec son charlatanisme déclamatoire, fouetta, pour les
faire mieux mousser, dans des Études critiques où je cherche en vain les ressources, le
mouvement et la vie du fort discuteur qui a écrit le Paradoxe du
comédien. L’Allemagne seule, l’Allemagne, cet engoulevent en fait d’idées,
pouvait se prendre et se barbouiller à cette mousse, et même Lessing, si supérieur de
tête à Diderot, l’avala, et en l’avalant crut ajouter à la substance de son esprit.
Seulement, si Lessing accepta un peu trop vite la vaine utopie dramatique de Diderot, il
ne s’illusionna pas, lui, l’auteur de Nathan le sage, sur la
médiocrité des drames qui sortirent de cette utopie, et qui, du coup, mirent le
dramaturge au niveau du théoricien.
Rien de plus médiocre, en effet, que ces drames, qui devaient faire, selon lui et ses
amis, de Diderot le maître du théâtre, et rien de moins étonnant que leur médiocrité ;
car si quelqu’un, de nature, répugnait au théâtre, assurément c’était Diderot, dont
l’incoercible personnalité débordait sur tout, comme une rivière qui sort de son lit.
Diderot est absolument le contraire de ce que doit être un auteur dramatique. La
première condition de l’auteur dramatique, c’est l’effacement de soi-même et le pouvoir
de revêtir, par un prodige d’organisation, la personnalité des autres. L’auteur
dramatique ressemble au comédien, qui le continue, et qui est tout le monde et qui n’est
personne. Demandez-vous quelle était la personnalité de Shakespeare, le plus grand homme
que l’art dramatique ait jamais produit ? On ne sait pas un mot de ce qu’en son âme et
conscience il était… On ne sait de lui que son génie, et son génie, c’est tous les
personnages de ses drames, les uns après les autres. On connaît Macbeth, Othello, le roi
Lear, Richard III, Hamlet, Falstaff, tout ce défilé magnifique qui passe dans ses
œuvres ; mais Shakespeare lui-même, on ne le connaît pas. La légende, encore plus que
l’histoire, nous apprend que dans sa jeunesse il tenait par la bride, à la porte des
théâtres, les chevaux des gentilshommes qui, plus tard, y devaient revenir pour admirer
son génie, et que, vieux et indifférent à sa gloire, il passa ses derniers jours assis
tranquillement sous son mûrier de Stratford-sur-Avon. Mais tout cela n’est pas la
personnalité de Shakespeare, l’esprit, l’âme, le tréfond de Shakespeare, ce qui fait
enfin qu’un homme est soi et pas un autre. Shakespeare, comme Dieu, ne se révèle que par
ses œuvres. On connaît un peu mieux la personnalité de Molière, parce qu’il est moins
grand ; cependant lui aussi a la faculté de l’effacement, lui aussi a le pouvoir
impersonnel de rire quand son cœur est brisé, et de donner le change à ses larmes. Mais
Diderot, on ne le sait que trop. On le connaît, on l’entend, on ne peut l’oublier, ce
moi bouillonnant et retentissant de Diderot, cette nappe enflée d’un
bavardage immense, cette inondation, ce déluge qui passe par-dessus tous les personnages
de ses drames !
Diderot, partout et toujours, n’est que Diderot. C’est toujours et partout le
philosophe du xviiie
siècle, le matérialiste, l’athée de
son temps, avec sa fausse morale, sa fausse vertu, sa fausse sagesse, son faux langage,
tout cela plus faux encore que sa fausse poétique. Si le multiple et l’infini
Shakespeare est tous les personnages de ses drames, les personnages
des drames de Diderot sont tous Diderot, l’éternel Diderot, monotone et ennuyeux ; car
en fait d’ennui Diderot a précédé Gœthe, le plus grand ennui qui ait jamais, depuis le
commencement du monde, fait bâiller les hommes sur la terre… Le critique Geoffroy
écrivait, en 1811 :
« On a sifflé le Père de famille. Ô mânes de Diderot, quel outrage
sanglant pour le grand dramaturge, pour le grand législateur de la tragédie
bourgeoise ! Cet énergumène a, dit-on, écrit de belles pages, comme
il arrive aux fous de faire de beaux rêves. Mais il a porté plus loin qu’aucun autre
l’emphase et la jonglerie philosophiques. Plus tard, on eût pu lui donner
pour théâtre et pour Parnasse
les petites maisons… Le Père de famille fut
regardé comme son chef-d’œuvre, dans un instant où les caricatures
philosophiques étaient à la mode. Ce drame est tombé avec la philosophie qui
l’avait mis en crédit. Nous avons reconnu par une funeste expérience que quarante ans
de déclamation et de pathos sur l’humanité, la sensibilité, la bienfaisance, n’avaient
servi qu’à préparer les cœurs à tous les excès de la barbarie. »
Il y a certainement de la colère dans ce mépris terrible de Geoffroy, et cette colère,
quand, en 1811, on touchait encore au bois sanglant des échafauds, était légitime ; mais
le temps, qui a glacé ce mépris furieux, ne l’a pas effacé.
Il n’était pas, d’ailleurs, besoin du souvenir de la révolution française, fille de la
philosophie du xviiie
siècle, pour applaudir aux sifflets
vengeurs de 1811. Les réactions politiques n’ont rien à voir en littérature. Seulement,
en rentrant dans l’ordre de la critique purement littéraire et dramatique, ce qu’on
appelle le théâtre de Diderot ne tient vraiment pas devant un examen désintéressé.
Malheureusement, ce théâtre n’a pas été stérile. Il a fait d’odieux et d’imbéciles
petits, comme en Allemagne, par exemple, le Misanthropie et repentir
de Kotzebue, et, en France, l’Honnête criminel de Fenouillot de
Falbaire et la Brouette du vinaigrier de l’acteur Monvel. Peu importe,
au fond, que Fenouillot de Falbaire et Monvel, depuis longtemps charriés à l’oubli,
aient écrit des choses ineptes et ridicules, ce n’est ni un déchet pour eux ni une perte
pour l’esprit humain. Mais le crime de Diderot et de ses théories c’est de nous avoir
gâté un homme plus fort que lui en nous gâtant Beaumarchais, — car il faut bien mettre
au compte de Diderot Eugénie, les Deux Amis et la
Mère coupable ; c’est d’avoir retardé l’avènement et hâté la fin
d’un homme d’esprit et de génie, qui s’est débattu longtemps dans le pathos de Diderot
avant de naître à des chefs-d’œuvre, et qui, ténacité des influences premières, a fini
par y retomber !
Et encore, Beaumarchais, après tout, n’est qu’un homme. Mais si on allait au-delà de
Beaumarchais, mais si on recherchait profondément la mauvaise influence de Diderot sur
les générations qui ont suivi la sienne, malgré les défaites et les expériences,
peut-être la trouverait-on susbsistant encore sur la littérature dramatique de nos
tristes jours. L’abaissement continu et les vices du théâtre, en ce moment du
xixe
siècle où il n’y a plus d’esprit assez résolu et
assez mâle pour aborder franchement la grande comédie et où tout tourne au drame
romanesque et bourgeois, sont en partie dus à Diderot. Il nous a infectés. « Je sais
bien — disait le vieux Mirabeau — qu’il y a des excréments dans toute race » ; mais,
ici, c’est le fondateur de la race qui est l’excrément.
Il a donc fait pis que d’échouer au théâtre, Diderot. Il a fait échouer le théâtre
lui-même, qui, je le crains bien, ne reprendra plus la haute mer. Il faudrait, pour le
remettre à flot, quelque homme de génie qui ne viendra pas. En France, le théâtre est
mort, en dépit de quelques éclatantes rabâcheries que l’on prend pour des innovations,
— aussi mort pour l’heure que le théâtre même de Diderot. S’il revenait au monde, cet
homme, qui fut l’Ixion de toutes les nuées et qui fut celui de la Gloire, aimée par lui
avec une turbulence que n’ont pas ceux qui la méritent, souffrirait cruellement de voir
sa renommée dramatique la plus radicalement manquée de toutes les renommées sur
lesquelles son contentement de soi et sa naturelle outrecuidance avaient peut-être le
plus compté. Ce prostitué à toute idée, ce libertin d’esprit qui prenait feu à tous les
sujets et à qui Fourier aurait reconnu la papillonne intellectuelle,
s’était enflammé d’un amour violent pour le théâtre ; mais ce fut, en définitive,
l’amour de l’eunuque pour l’odalisque, dont parle Montesquieu dans ses Lettres persanes. De tous les sujets qu’il a touchés, le théâtre est celui sur
lequel il a appuyé davantage. Les pièces qu’il a fait jouer ou qu’il pouvait faire jouer
sont peu nombreuses : c’est le Fils naturel, le Père de
famille, les Pères malheureux, le Joueur,
imité de l’anglais, et la comédie de : Est-il bon ? Est-il méchant ?
le califourchon de M. Champfleury… Mais les éditeurs de ses œuvres, qui sont les Rabouilleuses de cette rivière assez impure, l’ont vidée de tout le
fretin qu’elle contenait et nous ont composé presque un volume avec les plans et les
ébauches de pièces qu’il avait le projet d’achever. Il y a là les Deux
Amis, le Libertin puni, une tragédie romaine intitulée Terentia, une autre tragédie intitulée l’Infortunée.
Hélas ! toutes les pièces de Diderot pourraient bien porter ce nom-là. Ce volume de
plans et d’ébauches montre à quel point l’idée de théâtre travaillait Diderot. S’il
n’était pas né un homme de génie ni même de talent dramatique, il était né comédien et
gesticulateur. Les conversations qu’on trouve dans ses œuvres sembleraient annoncer
qu’il avait le ferraillement du dialogue et la botte de la réplique, choses si
importantes à la scène ; mais, justement, ce qui lui donnait une valeur relative dans
les conversations introduites par lui jusque dans ses romans, c’est qu’il pouvait y être
Diderot, puisqu’il s’y mettait en scène, et que, dans ses pièces, au contraire, il ne
pouvait sans détonner rester Diderot. Cet esprit turgescent n’était pas capable de
l’effort de s’oublier.
Engoué de musique et de danse, il rêvait, pour se grandir lui-même, de proportions
inconnues au théâtre, et, dût le théâtre en crever, il y faisait entrer de force
l’Opéra, prosaïsant, rapetissant le sujet des pièces, mais agrandissant le spectacle.
C’était là du matérialisme appliqué… Son amour, ou, pour mieux dire, son culte du
théâtre, allait jusqu’au cabotinisme le plus insensé. Cet ennemi de Dieu et des prêtres,
pour qui la messe n’était que la seule comédie qu’il n’aimât pas, voulait que la comédie
du théâtre remplaçât la messe ;
« J’étais chagrin — dit-il dans son entretien sur le Fils naturel — quand j’allais au spectacle et que je comparais l’utilité du
théâtre avec le peu de soin qu’on prend à former les troupes. Alors je m’écriais :
Ah ! mes amis, si nous allons jamais à Lampedouse fonder, loin de la terre, au milieu
des flots de la mer, un petit peuple d’heureux, ce seront là nos,
prédicateurs ! Et nous les choisirons sans doute selon l’importance de leur ministère. Tous les peuples ont leurs
sabbats, et nous aurons aussi les nôtres. Dans ces jours solennels on
représentera une belle tragédie qui apprenne aux hommes à redouter les passions ; une
bonne comédie qui les instruise de leur devoir et qui leur en inspire le goût. »
Voilà pourtant à quel point il était tombé dans la foi niaise à cette comédie qui n’a
jamais corrigé personne. Mais l’enthousiasme, même du cabotin le plus effréné, n’excuse
pas la bêtise quand elle a cette grosseur. En supposant que Diderot fût de bonne foi en
écrivant ces incroyables sottises, ce dont je doute, connaissez-vous rien de plus
abjectement imbécile que cette religion de saltimbanques qu’il voulait établir à la
place des plus nobles institutions qui aient existé chez tous les peuples ?… Et les
petites maisons de Geoffroy ne vous reviennent-elles pas à la mémoire ? car on y mettait
aussi les idiots…
Tel il était devenu, ce fanatisé de théâtre. Telle était la honteuse badauderie dans
laquelle, avec tout son esprit, il avait roulé. Quand on lit, dans ses œuvres et dans
ses théories, l’importance inouïe qu’il donnait à la chose dramatique, on s’étonne qu’il
eût retranché la versification de sa poétique du drame ; car il était poète, ou, pour
parler plus justement, cet homme, qui ne doutait de rien, avait l’insolente prétention
d’être poète, dans sa vaniteuse universalité. Il faisait des vers, en effet, comme il
faisait toutes choses, mais moins bien qu’une foule de choses qui, dans ses œuvres,
laissent pourtant beaucoup à désirer. De tous les vers qu’il a rimés, du reste, les
quatre suivants sont les seuls qui ont surnagé dans la mémoire des hommes :
La Révolution, il est vrai, qui raccourcissait tout, a raccourci ces vers pour les
chanter sur un mode plus vif et plus pratique que Diderot ; elle a dit, elle, avec une
décision charmante :
Mais les éditeurs d’aujourd’hui n’ont pas voulu que les autres vers de Diderot fussent
oubliés. Ils ont voulu nous donner un Diderot complet et sous toutes ses faces. Au
ixe
volume de leur collection, destiné presque tout
entier à un mémoire sur les mathématiques et à tout un énorme traité de physiologie, ils
ont, avec un ingénieux contraste qui devait faire ressortir les facultés encyclopédiques
de leur auteur, imprimé tout à coup les poésies de Diderot, auxquelles on ne s’attendait
pas.
Elles sont en petit nombre, heureusement, et, disons-le, elles ne sont pas toutes dans
le ton de ces quatre vers que nous venons de citer. Diderot, ce travailleur inconscient
et anticipé pour le compte des savetiers de la Révolution, qui portaient des têtes au
bout des piques, n’était pas tous les jours de ce trissotinisme atroce. Il n’y avait pas
toujours du sang dans les crachats de ce bavard. Habituellement ses inspirations étaient
plus placides. Pédantesques et solennelles quand elles sont graves, ou prétentieuses
dans leur légèreté quand elles veulent être légères, ces poésies renferment des hymnes à l’amitié, pour être chantées dans son temple
avec des coryphées et des prêtresses, et d’autres
hymnes avec strophe, antistrophe et épode, et, à
côté de cette prétintaille, des vers galants et badins, exprimant ce mélange
d’épicuréisme et de vertu, de volupté et de sagesse, qui fut le vice du xviiie
siècle, et qui dégoûte plus les esprits élevés et les âmes
fières que le cynisme des passions hardiment montrées. En général, imitations jalouses
et maladroites de Voltaire, ces poésies de Diderot, libertines et quelquefois impies,
mais honnêtes, car il mettait l’honnêteté partout, ce sophiste et ce
blagueur de vertu (le mot est bas, mais il dit une bassesse), ont
les prudences de l’impuissant qui commence dans le vieux roquentin. Le poète y dit
quelque part assez malproprement à une femme « qu’il économise ses
hommages ». Certes ! les éditeurs auraient pu, à leur tour, économiser
ces révélations des économies de Diderot. En résumé, ces piètres
poésies ne valent pas la peine que la Critique, qui les timbre, en passant, du fameux
mot de Rabelais, les ramasse pour les regarder. Elles prouvent seulement que Diderot,
qui savait son métier d’homme de lettres et qui se donnait parfois le pensum de faire des vers, aurait pu mettre en vers, tout comme un autre, ses
tragédies vertueuses et bourgeoises.
Et, s’il ne l’a pas fait, c’est probablement pour qu’elles fussent plus bourgeoises
comme cela !
Ce travail sur Diderot va bientôt toucher à sa fin. Quoique cette publication des
Garnier continue toujours d’aller son train enragé de volumes, cependant on peut, à la
rigueur, considérer que l’œuvre de Diderot est terminée au XIIe. Il
reste bien encore la Correspondance, qui viendra plus tard et qui
parachèvera Diderot, esprit fait pour la correspondance comme pour le monologue, et pour
les mêmes raisons, — la correspondance n’étant guères qu’un monologue écrit ; — mais, au
lieu de la placer ici où elle devait être, les éditeurs, qui croient trouver leur compte
à multiplier les volumes et à tarir, jusqu’à sa dernière goutte, le puits de paroles que
fut Diderot, se sont mis à pomper dans l’Encyclopédie et à nous en tirer, un par un,
tous les articles que Diderot, qu’on me passe le mot ! y a débagoulés de cette plume qui
ressemblait à une voix de chantre… Ce fatras ennuyeux, plus parlé qu’écrit, d’une
érudition incertaine, confuse et haletante, est absolument sans intérêt pour qui a lu
Diderot chez lui, c’est-à-dire dans ses livres personnels et réfléchis, si l’on peut
dire que cet homme, qui se répandait comme un tonneau défoncé, ait réfléchi jamais.
Dans ses livres, en effet, Diderot est plus spécialement et continûment lui-même. Il y
est l’artiste, l’inventeur, le fantaisiste, le pousseur d’idées devant lui, ce mélange
de faune et de bacchante qu’il était dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre de la
pensée. Il y affirme davantage toutes les facultés qui constituent sa personnalité
multiple. Il s’y montre enfin bien au-dessus de tous les maçons de la Tour de Babel de
l’Encyclopédie, dont il fut, comme on sait, le plus fort gâcheur… Dans le panorama de
facultés dont Diderot, en ses livres, a donné le spectacle, et que nous avons fait
passer devant vous, voici aujourd’hui le critique. C’est sa force de critique qu’il nous
faut juger. A tort ou à raison, l’opinion a reconnu dans Diderot, au milieu de toutes
les supériorités qu’elle lui octroie trop généreusement, la supériorité du critique.
Pour mon compte aussi je crois qu’il en avait l’étoffe, mais rarement il en eut
l’emploi. Là, comme ailleurs, là, comme partout, il se rompit et avorta encore.
Seulement, de tous les fragments heurtés qui forment cet homme inachevé et lui donnent
l’air d’un chaos qui n’a pas su être un monde, le fragment du critique est le plus
puissant.
Il aurait pu, certainement, en être un formidable s’il l’avait voulu, — s’il ne s’était
pas dépensé toute sa vie en cymbales retentissantes, et s’il n’avait pas pris plaisir,
dans l’ébriété naturelle de son esprit, à jeter, les unes après les autres, toutes ses
facultés par la fenêtre. Oui ! très sincèrement, je le crois, il eût pu en être un ;
mais, pour cela, il fallait d’abord avoir dans la tête une notion juste de la Critique,
et il né l’avait pas. Il n’en avait qu’une notion déshonorée et déshonorante. C’est lui
qui a écrit, le malheureux ! « La sotte occupation que celle de nous
empêcher de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui que
nous avons pris ! C’est l’occupation du critique. » Je ne crois point
qu’on puisse dire plus bête et plus bas… Étourdi prodigieux, était-ce donc là l’idée
qu’il avait de lui et de ce qu’il faisait quand il faisait de la critique sur les
peintures et les livres de son temps ?… Il faisait donc, selon lui, une sotte chose ?…
Quoi ? lui, Diderot, l’homme heureux à qui le succès a été si facile, n’a sur la
Critique que cette opinion injurieuse et misérable, que cette opinion de
rancune qu’ont les esprits maltraités par elle ? La ressource des amours-propres
offensés, c’est une définition meurtrière de la Critique. Pour eux, c’est l’infécondité
et c’est l’envie, — l’envie, qui trouve laids tous les enfants qu’elle n’a pas faits.
Et, c’est bien triste à dire, les plus grands génies, saignant d’amour-propre blessé,
ont eu quelquefois la faiblesse de pousser ce cri contre la Critique. Ah ! la sottise —
qui n’est pas celle de la Critique — est de croire qu’elle est aussi sotte que la fait
Diderot. Elle ne l’est pas, d’ailleurs, si elle empêche de prendre le plaisir qu’on ne
devait pas prendre, ou si elle fait rougir de celui qui était
honteux… Mais cela, qui serait encore une assez belle chose pour être fier d’en être
capable, n’est que la moitié de la fonction de la Critique. Elle ne voit pas que les
défauts dans les œuvres. Elle y voit et fait voir aussi les beautés, souvent inaperçues,
autant que les défauts. Et, pour elle, ce n’est pas tout encore. Quand il n’y a ni
beautés ni défauts dans une œuvre, qu’au lieu de médiocre elle est nulle ; quand
l’artiste n’a pas su lutter avec les difficultés de son sujet et qu’il a été accablé et
anéanti par elles, la Critique refait à sa manière ce que l’artiste n’a pas su faire,
et, ici, elle devient inventive, elle crée… Et il est incroyable que Diderot, qui
parfois a créé ainsi, ait pu l’oublier et se soit, en méconnaissant la Critique, traité
de sot lui-même, lui qui, ce jour-là, pour avoir dit cette sottise, en a été un.
Car Diderot a cela : il a, en critique, le don le plus rare. Il a l’invention. Peu de
critiques l’ont ou l’ont eue. La Harpe était un didactique. Sainte-Beuve, dont
présentement les Lilliputiens des journaux font un grand critique, et qui, selon moi, en
était un petit ; Sainte-Beuve, qui voyait , trottait , disait , n’avait pas
cette puissance de l’invention, la plus belle qu’on puisse avoir en critique, et qui
s’ajoute au discernement. Il n’était pas de force à refaire d’ensemble ce qui avait été
manqué en détail. Il ne montra jamais par un exemple le parti qu’on pouvait tirer d’une
idée. Il n’en éventra jamais aucune. Il se contentait de dire sa petite impression, puis
se retirait sous ses petites phrases, petit serpent de ces petites fleurs… Diderot, lui,
avait cette puissance de dire à un homme qui avait échoué : Tenez ! voilà comme il
fallait s’y prendre, voilà ce qu’il pouvait y avoir de statue dans ce bloc de marbre et
ce qu’il fallait en faire sortir ! Un jour Thomas, ce Diderot en double par
l’exagération et par l’enflure, s’avisa d’écrire une mauvaise déclamation sur les
femmes, auxquelles le pauvre homme ne comprenait rien ; Diderot reprit le livre en
sous-œuvre et le refit, pour montrer comme on pouvait le faire, et c’est son meilleur
morceau de critique et le plus heureux modèle de ce que j’appelle la Critique inventive,
qui prêche d’exemple et descend de l’abstraction des principes pour s’asservir
vaillamment les réalités. Dix fois ailleurs, dans ses Salons, Diderot,
devant une toile vide de par la pauvreté de la tête et la pauvreté de la main, tirait de
sa tête, à lui, le tableau que l’artiste n’avait pas vu dans la sienne, l’idéeant, comme disait Bonald, quand il ne pouvait pas l’imager !
Ce fut sa critique de peinture qui l’illustra, du reste, bien plus que sa critique
littéraire, laquelle n’a guères d’accompli et d’enlevé que cet Essai sur
les mœurs, c’est-à-dire sur les femmes, dont je viens de parler, et où il remanie
si magistralement la glaise indécise de Thomas. Les expositions de peinture venaient de
créer ce genre de critique qui a gardé son nom, — les Salons, — et
Diderot écrivit les premiers pour le compte de la correspondance de Grimm, envoyée aux
princes d’Allemagne. Grimm fut la couveuse du goût de Diderot, qui
avait en lui le germe de tous les goûts, pour les tableaux et les statues. Il couva,
avec son ventre froid, l’œuf brûlant de Diderot. L’esprit enthousiaste de Diderot se
précipita de ce côté avec l’ardeur d’un tempérament qui valait mieux que ses doctrines,
et qui le prouva par la plus complète inconséquence. Le croirait-on, si on ne tenait
sous la main tous ses Salons ? Diderot, comme critique d’art, fut le
contraire de tout ce qu’on pouvait attendre d’un matérialiste aussi fanatiquement absolu
que lui. Le matérialisme de son temps, qu’il éblouissait de sa plume comme le renard
éblouissait de sa queue les dindons perchés sur l’arbre et qu’il s’agissait d’en faire
tomber, le matérialisme de son temps ne lui reprocha pas beaucoup cette inconséquence ;
mais le matérialisme du nôtre, qui nous a durcis contre les idées spirituelles, ne la
lui pardonnera pas, et c’est cette inconséquence qui devra se retourner, dans un temps
donné et que je crois prochain, contre la gloire que le matérialisme lui a faite. Les
matérialistes, qui ont, en art, engendré le réalisme, oublieront ingratement l’athéisme
qu’ils doivent à Diderot et riront avec mépris du bonhomme qui définit la peinture :
« l’art d’aller à l’âme par l’entremise des sens », et qui, dans son Essai
sur la peinture, pose en principe que « le but de l’art est de rendre la vertu
aimable, le vice odieux et le ridicule saisissant ».
Que dirait Baudelaire s’il revenait ?
C’est donc, avant tout, un moraliste que Diderot, c’est-à-dire ce que les artistes
matérialistes de ce temps doivent le plus détester et mépriser. Pour lui, l’esthétique
vient après la morale. Il est en principe ce que le peintre Hogarth est en acte ; mais
son peintre, ce n’est pas le puritain et cruel Hogarth, c’est Greuze, le vertueux et
sentimental Greuze. A cent pages de ses Salons en a-t-il parlé avec
amour ! Je l’ai dit dans un des chapitres précédents, Diderot, cet apôtre retourné en
athée, est resté opiniâtrément ce qu’il était et ce qu’il avait été élevé pour être : un
prédicateur. Ses Salons battent incessamment en brèche la conception
de l’art telle qu’elle s’établit de plus en plus dans l’esprit moderne, attentif
seulement aux beautés techniques et se permettant très bien des impertinences comme
celle de ce coussin de couleur qui choque tant Diderot dans la pauvre
étable de Bethléem. Pour lui, l’important, c’est de trouver un grand sujet et une grande
idée, et toujours, dans tous ses Salons, c’est au point de vue de
l’idée qu’il discute le tableau qu’il a sous les yeux, ou qu’il l’invente quand le sujet
abordé par le peintre lui semble manquer d’idéalité ou de grandeur. Ainsi, par exemple,
le tableau de Lagrenée : Vénus aux forges de Lemnos demandant à Vulcain des
armes pour son fils. Ainsi, encore, le tableau de Doyen : Diomède
combattant Énée, sur lequel il fait son tableau à côté même de la description du
tableau. Et une foule d’autres. Partout Diderot rentre à pleines voiles dans la grande
voie et la grande tradition spiritualiste, et même sa haine insolente et stupide contre
l’affreux conte du Christianisme, comme il l’appelle, ne l’empêche
nullement de rendre justice aux tableaux d’une inspiration chrétienne, parce qu’elle est
morale puisqu’elle est chrétienne, et que la morale est suffisante, à son estime, pour
faire passer sur tous les détails de ce conte affreux.
Résultat étonnant, n’est-ce pas ? que ce spiritualisme inattendu et involontaire venant
de ce terrible matérialiste de volonté qui, toute sa vie, nia avec fureur la
spiritualité humaine, et qui apporte une valeur de vérité à sa critique sur laquelle on
n’était, certes ! pas en droit de compter. Et ne croyez pas que ce spiritualisme, si
étrange sous la plume de Diderot, soit l’affaire d’une impression momentanée, comme il
devait tant y en avoir dans cette nature de bouffées, de saccades, d’entraînements. Ce
serait là une grande erreur. Toutes les opinions, au contraire, qui peuvent sortir du
tronc d’idées morales dressé avec tant de vigueur dans les critiques d’art de Diderot,
en sortent de toutes parts et s’y épanouissent. « Quand — dit-il quelque part — une
composition a toute l’expression dont elle est susceptible, elle est toujours assez
pittoresque… » Vue superbe, d’un spiritualisme péremptoire, qui ne tient plus à la
préoccupation de la moralité dans l’art mais à une esthétique intellectuelle plus forte
que Diderot, en Diderot, et qui donnait à son inconséquence une persévérance et une
unité que l’inconséquence ordinaire ne connaît pas. Nous aussi, nous pensons comme
Diderot. Seulement, ne nous y trompons pas ! ce qui fait l’honneur de sa critique fait
la honte de son esprit. Si sa critique était ici simplement en cause, nous n’aurions que
des applaudissements pour elle ; mais il faut se souvenir que dans cette étude sur
Diderot on embrasse l’ensemble de l’homme. Or, il est impossible de ne pas admettre que
s’il eût été plus organisé, d’une tête plus ferme et d’un esprit moins anarchique, il ne
serait point, par démantibulé de nature, tombé dans la vérité comme il serait tombé dans
l’erreur.
Mais enfin il tomba dans la vérité, et y tomber, c’est une manière d’y entrer encore.
Son éditeur d’aujourd’hui, idolâtre comme tous les éditeurs, ne l’est pas trop quand il
dit de lui qu’en matière d’art il avait l’amour du beau et de la bonne
foi. C’est la vérité : Diderot, ce charlatan éblouissant qui joue l’inspiré et
fait la Pythie dans sa robe de chambre, cesse d’être saltimbanque quand il s’agit d’art.
Il eut la bonne foi jusque-là d’oublier sa philosophie, ses systèmes, toutes les idées
qui font de lui le plus enragé d’un siècle enragé de matérialisme, devant une toile ou
devant un marbre qui remuait sa sensibilité. Cet esprit faux en tant de choses avait la
sensibilité juste. La plupart de ses jugements sur les hommes de l’École française,
Chardin, Vernet, Vanloo, Greuze, Lautherbourg, Casanova, Lagrenée, Deshays, Boucher,
qu’il compare à l’Arioste et pour lequel il finit par être justement sévère, — car le
cynique, chez Diderot (et vous savez qu’il y était), a parfois de très belles manières
de s’arrêter et de se purifier en montant, — tous ses jugements sont restés, et la forme
qu’il a donnée à ces jugements n’a pas, après lui, été surpassée. Cette forme originale
et primesautière est de la plus piquante variété. Là aussi il est créateur. Là il
introduit jusqu’au drame, jusqu’au dialogue (voir les pages sur le tableau de Greuze :
la Jeune fille qui pleure son oiseau mort), jusqu’à l’anecdote, et
même l’anecdote osée, pour faire entrer davantage dans l’esprit le trait aigu de sa
critique. Mais ce n’est pas seulement dans la forme qu’il a cette qualité première qui
crée, et qui, en tout, est le génie : il l’a dans le fond même. Je l’ai dit, mais il
faut insister, il a cette magnifique critique inventive qui fait faire, en quelques
traits resplendissants, le tableau ou le groupe manqués. Vous pouvez lire, si vous
voulez, tout ce qu’on a écrit de Salons depuis que les siens
inaugurèrent ce genre de critique, vous trouverez peut-être des descripteurs plus
exacts, plus savants, plus forts en musées, ayant vu davantage et plus comparé ; vous
trouverez des stylistes plus ou moins chauds, plus ou moins vivants ; mais lui, Diderot,
c’est la vie ! C’est un épouseur de sujets. Il entre en eux et les féconde.
Ne le privons donc pas de la seule chose grande qui soit vraiment à lui, et qui le tire
de la foule des esprits si profondément faux en tout de son siècle. Il eut la critique
inventive. Mais cette critique, qu’il porta une fois dans la
littérature, ne s’atteste jamais que dans quelques Salons, et on
désirerait pour sa gloire qu’elle se fût attestée davantage… Malheureusement (on l’a
vu), Diderot n’était capable d’aucune concentration ; c’était le mouvement perpétuel. Il
s’éparpillait dans trop de choses pour être ce qu’il faut dans une seule quand on y veut
tout écraser. Voilà pourquoi il n’éleva pas à sa plus grande puissance la meilleure
faculté qui fût en lui. Il n’était, en effet, inventeur qu’en critique. En métaphysique,
il avait copié Bacon ; en roman, Sterne ; en drame, la Chaussée. Il n’avait inventé ni
le Neveu de Rameau, qui n’est pas une invention, ni ses Contes, qui ne sont pas des contes. Il n’était vraiment capable d’invention
qu’en critique, — et encore non pas en critique générale, mais en critique appliquée.
Les volumes où l’on a renfermé ses critiques d’art contiennent un Essai sur
le beau, essai malheureux, d’une connaissance médiocre et étranglée ; car Diderot
se contente d’y exposer maigrement les maigres systèmes de Wolf, de Hutcheson, du père
André, qui n’ont pas éclairé beaucoup cette question du beau qu’il faut renvoyer au
chapitre des inutilités métaphysiques, et dans cet Essai sur le beau
son don d’invention critique l’abandonne. C’est qu’il s’agit ici d’idées pures et de
théories, et non plus de ces faits d’art comme il en fallait à sa nature artiste et
magnétique. Cette nature vibrante ne se révélait jamais plus intensivement que de
plain-pied avec le marbre ou le tableau placés devant elle, et qui lui envoyaient cette
émotion : — le « coup de hache » qu’ont à la tête tous les grands « artistes », a-t-il
dit, et que lui aussi il y avait !
C’est par ce « coup de hache » qu’il est quelqu’un. C’est ce « coup de hache » qu’il
faut voir sur son front pour qu’on le respecte. Par malheur, on ne l’y voit pas
toujours. Le sang lumineux de l’inspiration que ce « coup de hache » fait couler se
coagule bientôt au vent des passions déclamatoires, ineptes ou folles, du temps maudit
auquel appartenait Diderot, et le front noblement ouvert n’apparaît plus que furieux ou
stupide, comme celui d’un bœuf assommé.
Enfin, après avoir tant attendu, la voici, cette Correspondance qui
doit terminer les œuvres complètes de Diderot.
Depuis le XIIe volume, qui, selon moi, fermait ses œuvres personnelles, les éditeurs ont pu écouler en six volumes de plus les
divers travaux de Diderot à l’Encyclopédie, cette œuvre collective d’une érudition
maintenant débordée, qui n’atteste, d’ailleurs, en Diderot, nulles autres facultés que
celles qu’on lui connaît, et encore qui n’attestent pas toutes celles
dont on sent la présence ou la prétention dans ses autres ouvrages. C’est Diderot
encore, je le veux bien, mais diminué, — enrégimenté, — discipliné, — dans le rang ; c’est Diderot ouvrier dans un travail d’ensemble qui est la pensée de
son siècle bien plus que la sienne. Diderot, en effet, n’est plus ici qu’un des
tailleurs de pierre d’un monument que le xixe
siècle ne
regarde déjà plus. L’Encyclopédie est, dans l’ordre de la pensée et de l’érudition
philosophiques, ce que furent, dans l’ordre de l’art, les cathédrales du moyen âge,
— mais avec cette formidable différence que le sentiment qui animait les grands artistes
du moyen âge a eu beau perdre de son énergie, de sa profondeur et de sa beauté dans le
cœur des nations modernes, les magnifiques chefs-d’œuvre qu’on leur doit n’en existent
pas moins à l’état de chefs-d’œuvre, enlevant d’admiration ceux qui les contemplent,
tandis que l’Encyclopédie, dont on croyait faire quelque chose comme une cathédrale de
Cologne ou de Strasbourg de l’impiété, ne fait plus guères l’effet que d’une masse
informe, incohérente, sans grandeur réelle, dont se détournent également à cette heure
l’imagination et la raison des hommes. Les monuments d’art religieux du moyen âge
correspondent à des sentiments immortels. Les monuments d’une science incrédule comme le
fut l’Encyclopédie au xviiie
siècle ne répondent, eux,
qu’à des besoins de destruction qui ne peuvent pas être éternels : autrement le monde
finirait.
J’ai marché, a dit l’Erreur, et la face de la terre a été renouvelée. Oui ! elle a été
renouvelée. Mais, ingratitude des siècles qui se piquent d’être progressifs, les erreurs
du xixe
siècle ne peuvent pas avoir beaucoup de respect
pour les erreurs dont elles sont les filles. Elles doivent mépriser leurs mères comme
les bâtardes méprisent les leurs. Je m’imagine que l’athéisme de Littré, par exemple,
l’athéisme scientifique, positif, absolu, de ces derniers temps, ne se découvre pas le
front, comme faisait Newton quand il prononçait le nom de Dieu, devant le matérialisme
lyrique de Diderot, ivre de matière et qui parlait avec tant d’inconséquence de l’Eternel… D’un autre côté, l’Encyclopédie n’eut pas non plus, pour son
exécution, des ouvriers de la force de ces sublimes anonymes du moyen âge, qui ne se
souciaient que de la gloire de Dieu et ne pensaient pas à la leur en élevant vers lui
leurs merveilleux édifices. Les ouvriers de l’Encyclopédie, dont Diderot et d’Alembert
furent les premiers par le talent, ne s’oublièrent pas dans la gloire coupable de leurs
doctrines. Même les plus indignes petits grimauds qui mirent la main à ce torchis de
l’Encyclopédie, qui se donnait les airs superbes d’une tour de Babel, signaient
orgueilleusement leurs travaux. Qu’y ont-ils gagné ? Et Diderot et d’Alembert eux-mêmes,
les chefs de cette mise en train infernale de l’Encyclopédie, qui avaient une
personnalité d’esprit, l’y absorbèrent, Diderot surtout, Diderot, le truculent
déclamateur qui s’enfla toute sa vie pour prendre plus d’espace et paraître plus grand,
Diderot, bien plus que d’Alembert, effacé dans l’abstraction de sa géométrie.
L’Encyclopédie fut pour Diderot le rocher de Leucade. Il se jeta dans cette mer de
matérialisme comme Sapho dans une mer plus pure, et, comme elle, il y perdit sa lyre et s’y noya. Mais j’aime mieux Sapho et je la regrette
davantage !
Eh bien, c’est cette personnalité de Diderot, noyée, perdue, et que je n’ai pas
repêchée dans l’Encyclopédie, que je retrouve aujourd’hui dans la.
Correspondance !… Certes ! la personnalité de Diderot se verrait encore dans les
récits de cet homme, qui a pourtant plus d’abondance que d’originalité. Sans qu’il fût
nécessaire d’être un Lavater en critique, on pourrait très bien deviner l’homme que fut
Diderot à travers l’écrivain qu’il est, car s’il y eut jamais un esprit indiscret,
débordant, promptement répandu, se versant, se vidant, laissant toujours tout échapper,
à propos de tout, comme une cruche cassée (la Cruche cassée de son ami
Greuze), c’est bien cet incontinent de Diderot. Personne, pour être pénétré de part en
part par la Critique, comme il faut que tout écrivain le soit, dans la triple
personnalité de son talent, de son tempérament et de son caractère, n’eut besoin moins
que Diderot du mystère dévoilé et des cachets rompus d’une correspondance. Il est, dans
l’histoire littéraire, des écrivains d’une étrange dissonance, qui masquent leur
caractère par leur génie, et ceux-là, pour être compris, doivent laisser derrière eux
une correspondance ou des mémoires qui renseignent sur ce qu’ils furent en dehors de
leurs écrits, et qui nous donnent la réalité de leur vie après l’idéalité de leur
pensée. Ainsi, par exemple, sans les Mémoires et les Lettres de lord Byron, qui aurait su que le sombre poète du Giaour cachait un dandy jaloux de Brummell et de ses gilets, et le terrible
jacobin de la Vision du jugement et des vers atroces contre
Castlereagh, le plus hautain des aristocrates ?… Ainsi, dernièrement, la Correspondance de Balzac fraîchement ouverte a laissé s’élever au-dessus d’elle
un Balzac qui y était contenu dont on n’avait vu jusque-là que la grandeur
intellectuelle, et dont on ignorait la grandeur morale. Mais Diderot n’est pas de ces
profonds. Il n’est pas compliqué d’un autre homme. Il n’est point de ceux qu’il faut
dédoubler pour intégralement les apercevoir. Nul écrivain ne fut mieux d’un seul jet que
cet écrivain, qui ne fut lui-même qu’un jet toute sa vie. Nulle substance ne fut jamais
mieux de fond ce qu’elle était de superficie. Aussi toutes les lettres de la Correspondance de Diderot, n’importe à qui elles sont adressées, ne
sont-elles que le refrain moins bien chanté de chansons déjà entendues. La Correspondance de Diderot, dans laquelle on chercherait vainement l’inconnue que le génie n’arrache pas toujours de son âme, répète seulement les
notions données par ses livres ; mais elle les répète en les abaissant dans l’expression
familière et les détails du tous-les-jours, et elle les frappe de vulgarité. Si, dans
les Œuvres complètes de Diderot, rééditées aujourd’hui bien plus pour
les bibliothèques que pour les lecteurs, il y a du gonflement et du trop-plein, et si
l’on pouvait sans inconvénient en retrancher au moins la moitié, on pourrait à plus
forte raison supprimer toute la Correspondance. Je ne sais pas
vraiment ce que Diderot y perdrait en talent, en idées ou en formes d’idées ; mais je
sais bien ce qu’en dignité il y gagnerait.
Mais c’est ici que vient se placer l’expiation des mauvaises doctrines. Dans ses livres
nous avons vu Diderot, l’apôtre du matérialisme, enseignant la philosophie la plus
abjecte du haut de ses ambitieuses théories et des grands mots sur lesquels il exhausse
sa pensée, et dans la Correspondance nous le voyons de plain-pied,
sans cothurne, — car ce païen en portait un dans ses écrits, — au coin du feu, en
souliers plats ou en pantoufles, rabâchant, remâchant les idées de ses livres, sans leur
plaquer le masque de ces grandes images qui ressemblaient au masque du comédien antique,
lequel doublait l’effet qu’il produisait par sa figure agrandie. Eh bien, ce contraste
et cette descente, voilà la punition ! A bas de ses échasses, Diderot, le faux géant,
n’est certainement pas un nain encore, mais, enfin, ce n’est plus qu’un homme de taille
ordinaire, moins résistant que corpulent, et ramené à ces proportions justes que
l’opinion et le préjugé lui avaient fait perdre. Pour ceux, en effet, que n’a pas rendus
fous le vent qui souffle du xviiie
siècle, le Diderot de
la Correspondance n’est pas essentiellement plus petit que le Diderot
des Œuvres, et le Diderot des Œuvres n’est pas
plus grand que le Diderot de la Correspondance. C’est bien toujours,
au fond, le même Diderot ; mais ici moins empanaché.
Cette Correspondance, que les admirateurs de Diderot ne seront pas
très heureux de voir publier s’ils tiennent à ce qu’il garde son prestige, cette Correspondance qui le réduit à sa plus simple expression et nous le
montre dans la stricte vérité de sa nature, ne s’étend pas de Diderot à beaucoup de
personnes, mais se borne simplement à deux : Falconet et mademoiselle Volland.
N’aurait-elle pas été si exclusivement concentrée, une correspondance de Diderot ne
devait pas avoir par elle-même une importance que Diderot, de sa personne, n’avait et ne
pouvait pas avoir. Une correspondance de Diderot ne pouvait pas avoir l’étendue,
l’influence, l’immensité de rayonnement de celle de Voltaire, qui régna sur son temps
aussi bien par ses lettres que par ses autres écrits. Diderot n’était pas, il ne fut
jamais comme Voltaire, qui écrivait à toute l’Europe de cette plume qui courait comme le
feu sur la poudre, un chef d’opinion reconnu dans le vaste soulèvement, dans
l’effroyable conspiration organisée au xviii® siècle contre l’ancienne société française
et le christianisme qui l’avait faite. Diderot n’était, lui, qu’un soldat,
et n’avait que du zèle… Il n’était que le metteur en œuvre et en train de
l’Encyclopédie. Et, d’ailleurs, il parlait trop pour beaucoup écrire. Les relations de
ce hanteur de cafés ne furent jamais nombreuses, et il fallait la société du
xviiie
siècle, cette vieille duchesse libertine qui
dérogeait jusqu’aux laquais et qui finit par faire son idole de Jean-Jacques Rousseau,
pour que le fils du coutelier de Langres et l’écrivailleur de la rue Taranne pût
pénétrer dans quelques salons, qui s’ouvrirent devant lui comme tout s’ouvrait dans une
société qui s’éventrait elle-même ; car Diderot n’avait pas en lui ce qui force les
portes : le génie de la domination. Un homme du peuple, un porcher peuvent avoir ce je
ne sais quoi d’irrésistible, mais enfin Diderot ne l’avait pas. Il était cuistre et
gourd, malgré sa faconde, et bourgeois, radicalement bourgeois, et vous l’eussiez trempé
dans la pourpre que vous l’en eussiez retiré bourgeois… Nous l’avons vu, quand il s’est
agi de ses Œuvres, timbrées pour l’éternité de ce cachet de bourgeoisisme qui est sa caractéristique, malgré la pompe de son expression. Et
il y a plus ; non seulement il était bourgeois, mais, comme la torpille qui engourdit
tout ce qu’elle touche, Diderot avait la faculté déshonorante d’embourgeoiser jusqu’au
génie. Nous l’avons dit ailleurs, dans ce long travail : il embourgeoisea Rabelais,
Sterne et Voltaire, ces esprits de haute race, quand il voulut les imiter. Ses
imitations eurent alors la gaucherie d’un parvenu qui fait le grand seigneur. Dans ses
récits, il a essayé bien des fois, avec la faculté de se monter la tête qu’il tenait de
sa double nature d’orateur et de comédien, d’échapper à ce bourgeotisme fatal qui ne le lâchait pas, qui le reprenait, et que je retrouve
aujourd’hui dans la Correspondance comme la seule chose naturelle à
cet esprit exagéré.
Et quoi d’étonnant qu’il y soit si bien ! Quoi d’étonnant que le bout
d’oreille du bourgeois, et même toute l’oreille, y soit davantage, puisque la
peau de lion de l’écrivain y est moins ! Elle y est moins, surtout dans les lettres à
mademoiselle Volland, d’un autre ton que les lettres à Falconet et plus nombreuses.
Falconet était un artiste avec lequel Diderot pouvait être autre chose que bourgeois.
Falconet avait été choisi par l’impératrice Catherine de Russie pour exécuter à
Saint-Pétersbourg la colossale statue en bronze de Pierre le Grand. Fonction qui le
classait déjà. Diderot admirait Falconet, comme il admirait tout, quand il se mettait à
admirer, ce gobe-montagne qui aurait avalé la statue de Pierre le Grand avant qu’elle ne
fût faite. Or, il paraît que Falconet ne se payait pas de la même monnaie que Diderot.
C’était un esprit âpre, hérissé, difficile, mécontent, un Alceste de la sculpture qui
avait le mépris de la gloire, la traitant comme une bourde, ce qui paraissait monstrueux
à Diderot, badaud effaré devant cette bourde comme le porc de la Bible devant le vent.
Ce mépris de la gloire, sincère ou non, de Falconet, avait monté l’instrument sonore
qu’on appelait Diderot jusqu’à faire casser toutes ses cordes, et il éclata, dans des
lettres qui sont des thèses, avec une furie d’arguments comme il en avait, ce paradoxeur
toujours en haleine. Dans un sujet aussi déclamatoire, Diderot se donna, dos et ventre,
de cette déclamation qui était son vice, et ici, comme cela devait être, le bourgeois
fut primé par le déclamateur. Les lettres à Falconet ne sont donc qu’un livre de plus à
mettre au compte de Diderot, et, paradoxe pour paradoxe, le paradoxe sur la gloire est
très inférieur au paradoxe sur le comédien. Pour les lettres à mademoiselle Volland,
c’est une autre affaire. Ces lettres-ci sont bien de véritables lettres, écrites, non
plus pour le public ou pour entamer une tête de sculpteur aussi dure que ses marbres et
rebelle aux beautés de la gloire. Ce sont des lettres sur les choses de la vie, du
sentiment, de la société, qui sont l’ordinaire sujet des lettres de tous ceux qui nous
en ont donné de charmantes, — et même d’immortellement charmantes ; et nous allons voir
ce que ces choses deviennent sous cette plume de Diderot, qui, si elle n’est pas une
plume de paon lui passant, quand il écrit, par-dessus la tête, n’est plus qu’un tronçon
dans sa main.
Les conditions étaient, du reste, ce qu’elles devaient être pour les faire ce qu’elles
sont, ces lettres. Mademoiselle Volland était aussi bourgeoise que Diderot. Il l’avait
connue à quarante-cinq ans, et elle était devenue son amie, — comme
ils disaient au xviiie
siècle, avec une pudeur
sentimentale des plus comiques dans la bouche de ces impudiques, qui concubinaient tous
régulièrement sur toute la ligne comme on n’avait peut-être jamais concubiné. Au
xviiie
siècle, tout le monde avait son amie. Tout le monde parlait, devant tout le monde, de son amie. Madame d’Épinay était l’amie de Grimm. Madame d’Houdetot
était l’amie de Saint-Lambert. Tous les hommes graves, occupés,
vertueux, sages et philosophes, avaient des amies (et nous rions des
Anglaises !!). C’était le mot du temps pour ne pas dire maîtresses.
Mademoiselle Volland le fut donc de Diderot. Elle n’était plus jeune, elle n’était pas
jolie, elle était maigre et chaussait son nez de lunettes. Mais « il s’agit bien de cela
à quarante-cinq ans », disait Diderot, qui avait fait de l’adultère public — de
l’adultère ayant pignon sur rue — toute sa vie avec madame de Puisieux, sa première amie, et qui disait, avec l’indécence scientifique qu’il aimait, ce
pédant malpropre, que « l’amour pour lui n’était plus les quelques gouttes d’un fluide
versé voluptueusement ». Mademoiselle Volland appartenait à une famille qui la
circonvenait et qui, tout en approuvant sa position d’amie de Diderot,
l’en séparait quelquefois, parce que cette famille habitait la campagne. Diderot, de son
côté, occupé à Paris quand il y venait, se désoccupait aussi à la campagne, chez le
baron d’Holbach, le Crésus philosophique du temps, chez qui on faisait journellement tronçon de chière lie, de polissonnerie et d’impiété.
C’est de là qu’il a écrit les lettres à mademoiselle Volland du volume d’aujourd’hui,
qui s’arrête à la date de 1760, car la correspondance qui reste encore à publier va
jusqu’en 1774. Ces lettres, qu’on ne croirait jamais, en les lisant, écrites pour une
femme aimée, sont — il faut bien le dire, puisque nous les avons là sous les yeux, — le
plus nauséabond mélange de bouffissure et de platitude, de sentimentalité niaise et de
grossièreté. Elles ne sont pas exclusivement des lettres d’amour. Diderot n’y parle pas
seulement à celle qu’il aime du sentiment qu’elle lui inspire. Il y parle aussi, et
beaucoup plus au long, de la vie qu’il mène éloigné d’elle et de la société qui
l’entoure chez le baron d’Holbach ; et, comme cette société est très spirituelle et très
brillante, il semble qu’on ait le droit de s’attendre à tout autre chose qu’à ce qu’on
trouve en ces lettres, parfaitement indignes de tout homme qui n’aurait pas été Diderot
mais qui aurait eu ne fût-ce qu’une étincelle de ce qui fait le génie de cette chose à
part qu’on appelle la correspondance. Certes ! quand on a lu attentivement Diderot,
quand on sort de la cahotante lecture de ses œuvres, on ne peut pas lui demander ce
qu’il n’a pas ; on ne peut pas lui reprocher de n’avoir point mis dans ses lettres ce
qu’il n’a pas mis dans ses livres : la grâce, l’élégance, la souplesse, la sveltesse, la
délicatesse, la finesse, la distinction naturelle, l’émotion naïve, aucune enfin de ces
qualités patriciennes inconnues à sa nature de bourgeois, aucun des mille charmes de
ceux-là qui ont le talent de la lettre, qui n’est pas le talent des lettres, car ces deux talents peuvent être séparés comme ils peuvent
être réunis. Mais on pourrait, sans exigence, demander à Diderot, dans ses lettres à
mademoiselle Volland, de l’amour d’abord, de la passion éloquente et vraie, puisqu’il se
vante d’en avoir et qu’après tout l’imagination ne manquait pas à cet homme d’images, ni
la chaleur d’entrailles à cet enthousiaste si facilement inspiré… Et puisque aussi la
Correspondance n’embrasse pas que les intérêts de son cœur, mais
s’élargit autour des intérêts de son esprit, on pourrait lui demander encore, dans ses
lettres, tout ce que son genre d’esprit avait à nous donner, et nous a donné parfois
ailleurs, à cet homme qu’on appelait et qui s’appelait lui-même si fastueusement : « le
philosophe », à cet inventeur qui avait écrit des romans et des drames, qui se targuait
d’avoir des idées et qui se croyait le plus puissant des observateurs !
Mais ce serait en vain, ce serait inutile. Ne lui demandez rien, il ne vous donnerait
pas. Le Diderot qui paraît possible ici en est absent. Il n’y a ici que le bourgeois. Il
n’y a que les sentiments bourgeois, l’esprit bourgeois, la plaisanterie bourgeoise. Et
ici plus de bourgeois comme en ses livres, où Diderot s’efforce de grandir le bourgeois
dans l’emphase de son expression, et où il le retrouve quand il cherche à lui échapper.
Plus de bourgeois rappelant par l’attitude de la phrase et de la pensée les bourgeois
drapés, posés et idéalisés par David dans son serment du Jeu de Paume, dont, à coup sûr,
Diderot eût fait partie s’il eût vécu jusqu’à la Révolution. Plus de bourgeois
juvénilement et vertueusement épris, comme il les créait dans ses drames. Mais un
bourgeois qui n’a plus que l’amour bêta, plaintif et entêté d’un vieux élégiaque qui ne
veut pas absolument renoncer.à l’amour encore… Prudhomme anticipé, réduit à Platon.
L’amour solennellement et mélancoliquement fidèle qui revient dans toutes les lettres de
Diderot à mademoiselle Volland, comme le bruit d’un homme attendri qui se mouche, et
malgré deux ou trois éructations déclamatoires dans lesquelles on reconnaît le
déclamateur incorrigible, offrant son « sang à boire » à mademoiselle Volland, — qui
n’en a pas la moindre envie et qui n’est pas une bête… féroce, au moins, — cet amour n’a
d’égal en bourgeoisisme que la gaîté de Diderot, quand il est en gaîté… et qu’il se
débraille avec les dames. Car on s’y débraillait dégoûtamment, chez le baron d’Holbach.
Et alors ce n’est plus le satyre effréné poursuivant la bacchante qu’il eût aimé à
peindre dans ses livres, ce toqué de mythologie érotique, mais c’est le cynique à froid,
qui se permet les anecdotes et les plaisanteries les plus abominablement grasses d’un
bourgeois en veine d’obscénité.
Tel il est pourtant, le Diderot de ce volume de Correspondance, dans
lequel, du Diderot des Œuvres, il ne reste que le bourgeois sur lequel
le Diderot des Œuvres est bâti. Le bourgeois, chez Diderot, est le
fond et le tréfond de l’homme ; et voilà pourquoi, même quand il a du talent, Diderot ne
peut jamais être grand. De tous les volumes de l’édition publiée jusqu’ici c’est
incontestablement le plus médiocre, parce qu’il y a dans ce volume le plus de bourgeois.
Par places, même, ce livre est ignoble. N’est-ce pas, en effet, un spectacle révoltant
qu’un vieil amant envoyant des paquets de polissonneries à sa maîtresse pour la consoler
de son absence ?… Dans ces lettres à mademoiselle Volland j’ai bien cherché un mot
profond, une page éclatante, une vue sur quoi que ce soit de ce que Diderot y regarde,
et je n’ai rien trouvé qui puisse sauver du mépris ce volume de Correspondance, qui n’est pas le dernier encore, et qui ne peut être pardonné
par la Critique, serait-il suivi d’un chef-d’œuvre !
Eh bien, c’est fini ! Pour le coup, c’est fini ! Le dernier volume de Diderot a paru.
Et c’est bien le dernier du Diderot, par Diderot, — mais ce ne devait
pas être le dernier du Diderot par les frères Garnier, les éditeurs.
Il devait y en avoir encore un autre, mais qui ne paraîtra pas. Vous n’avez pas oublié
M. Assézat, ce fameux, et mystérieux et vaporeux M. Assézat, car il s’est évaporé… Il
devait nous faire, parbleu ! tout un volume sur Diderot et le xviiie
siècle. On l’avait annoncé sur la couverture de chaque volume, et il
nous faisait faux bond à chaque volume. On l’avait annoncé, gros comme le bras, et on
n’en voyait pas le bout du doigt. Cela m’avait impatienté. Mis en demeure par moi, qui
l’attendais sous l’orme, de déclarer qu’il n’était pas un mythe, un
animal héraldique et fabuleux, une licorne, un farfadet, il eut la bonté de m’avertir,
sous seing privé, qu’il existait réellement en chair, en os et en esprit, mais que, pour
des raisons — à lui connues — il avait, contrairement à tout usage, renvoyé à la queue
de l’édition ce qui devait être mis à la tête… Je ne sais pas ce que ruminait, pour plus
tard, cet honnête bœuf de M. Assézat ; mais c’était là un commencement d’originalité.
Malheureusement ses raisons pour ne paraître qu’après Diderot, devant lequel il aurait
dû porter sa petite lanterne, comme Flipote devant madame Pernelle, — une bavarde aussi,
comme Diderot, — ses raisons — à lui connues — sont restées inconnues. M. Assézat est
mort tout à coup pendant que les frères Garnier, les forts portefaix de l’édition,
empilaient Diderot.
Est-il mort sous la pile ?… Est-il mort de Diderot ?… S’il en était mort, cela
prouverait qu’il n’était bœuf que par la lenteur et non par la force, ce pauvre
tardigrade d’Assézat ! et que c’était, au contraire, une jolie et délicate organisation,
qui n’a pu, jusqu’au bout, supporter cette masse indigeste de Diderot. Ah ! ceci me
toucherait et recommanderait sa mémoire. Et d’autant plus que, quand il aurait eu
l’esprit du diable, Assézat, et peut-être ne l’avait-il pas, il n’aurait pas pu dire
grand’chose sur Diderot pour paraître neuf… Il aurait enfilé la venelle à la suite de
tous les autres. Il aurait marché bovinement dans le vieux sillon. Je
ne me figure pas qu’il eût poussé l’originalité jusqu’à dire du mal de son auteur. Il
n’avait pas été mis à la tête, ou plutôt à la queue de l’édition des frères Garnier,
pour juger Diderot avec la fière impartialité d’un critique qui se sent du sang dans les
veines, mais pour tintinnabuler à pleines volées en l’honneur du xviii° siècle et de
l’homme dont ils publiaient les Œuvres complètes pour la première
fois. Et qu’est-ce que cela nous aurait appris ?.. ;
Tous les refrains à sa gloire ont été chantés sur Diderot. Aux premières pages de ce
travail, auquel nous a forcés cette édition, j’ai parlé de l’importance donnée par la
Critique du xixe
siècle au grand brouillon du
xviiie
. En dehors de la France, Gœthe, qui se
reconnaissait en Diderot, — et c’était une fatuité, car il n’en avait pas la flamme,
— Gœthe l’avait présenté à l’Allemagne comme un Français digne d’être Allemand, et, de
fait, il l’était. Et c’est pourquoi madame de Staël, qui s’appelait « Germaine » (un nom
fatidique !), et qui était germanisée par Schlegel, madame de Staël, admiratrice de
Gœthe, hélas ! admira ce que Gœthe admirait. En France, pendant la Révolution, Diderot
fut oublié, en conséquence de cette loi : l’action fait oublier la pensée. Dans ce
temps-là, le vociférateur Danton l’emportait sur le vociférateur Diderot. Sous l’Empire,
ce fut autre chose. Dieu revenait. Son négateur disparut dans sa lumière. On n’y voyait
plus que Chateaubriand. Il fallut encore quelques années pour que la littérature et la
philosophie s’abattissent sur Diderot, retrouvé sous ses vingt volumes, qu’on se mit à
soulever, comme tout un Herculanum sous sa cendre. Villemain (l’un des premiers),
Lerminier, Sainte-Beuve, Janin, Damiron, et plus tard Bersot, Vinet, Barny et une foule
d’autres, parlèrent de Diderot comme le xviiie
siècle,
qui n’avait la bouche pleine que de son Voltaire et de son Rousseau, n’en avait jamais
parlé. Enfin, tout à fait dans ces derniers temps (1874, je crois), un professeur de
littérature, M. Génin, ne se contenta pas de jaboter à son tour sur Diderot, mais publia
deux volumes de ses Œuvres choisies, coupés — mais avec des ciseaux
prudents — dans l’énorme pièce que les frères Garnier nous déroulent
aujourd’hui… Doctrinaire attardé et philosophe débordé maintenant par des philosophies
que Diderot lui-même, avec son matérialisme, ne satisferait plus, M. Génin, critique
renchéri et pincé, entreprit la tâche difficile qu’aucun de ceux qui avaient jusque-là
parlé de Diderot, pour les différentes raisons philosophiques ou littéraires chères à
chacun d’eux, n’avait osée : — c’était de le laver, aux yeux des hommes, de son athéisme
et de son immoralité.
Tous avaient pris Diderot avec ces deux taches ; ils l’avaient pris ruisselant de la
boue dans laquelle il s’était vautré, et ils l’avaient admiré, nonobstant, comme un
magnifique animal auquel la fange dont il est couvert n’enlève ni les belles proportions
ni la vigueur des attitudes. M. Génin, qui n’est pas, lui, un monstrueux en philosophie,
— qui n’en a guères qu’une toute petite, longue comme le pouce (la liberté de l’examen),
se dévoua, pour l’honneur de cette philosophie, au travail monstre d’essuyer Diderot.
Mais une telle besogne demandait une main plus forte que la sienne. Il n’était guères
qu’un Sainte-Beuve desséché, à l’analyse microscopique, qui l’appliquait à l’homme le
moins fait pour être regardé au microscope, et qui se contentait de fendre en quatre les
cheveux de la perruque ébouriffée de Diderot pour nous prouver que ce n’étaient pas des
serpents… On ne bouchonne pas un hippopotame, sortant de sa vase, avec
quelques grêles brins de paille, et je n’ai jamais vu de brins de paille aussi grêles
que les grêles raisonnements du grêle M. Génin quand il veut nettoyer son hippopotame de
Diderot !
Des esprits plus forts que le sien auraient dû l’avertir de la difficulté de ce
pansage. Il aurait pu, par exemple, écouter Villemain, le maître, à tous, de ces
professeurs qui se croient la fleur des pois de la littérature, et
dont l’enseignement les a tous marqués sur la cervelle. Eh bien, Villemain, malgré son
goût et son indulgence pour le xviiie
siècle, dans le jus
duquel il a fait cuire, à doux feu, sa littérature, Villemain, malgré ses petites
entrailles oratoires, en sympathie naturelle avec les entrailles oratoires de Diderot,
est étonnant de fermeté de tête quand il s’agit de juger et de caractériser la
philosophie de Diderot et la moralité de ses œuvres ! Il ne bronche pas, Villemain, sur
cet athéisme qui gêne M. Génin, sur l’immoralité encore plus gênante
de Diderot et son absence complète de principes, car, dans ce chaos de la tête de
Diderot, l’athéisme n’était pas plus un principe que l’immoralité : tout s’en allait à
la dérive. Et ces trois choses terribles qui s’y agitaient ont été vues aussi nettement
par Villemain que j’ai essayé moi-même de les montrer, en ce travail dont voilà la
vérité appuyée par un esprit qui n’a pas la même manière de regarder,
et qui voit pourtant la même chose que le mien. Pour moi, en effet,
toutes les philosophies sont égales dans l’erreur dont elles sont sorties, comme la
Vapeur du Puits de l’Abîme, et que Diderot fût athée, ou panthéiste, ou matérialiste, ou
déiste, ou simplement sceptique, cela m’est tout un. Il a haï l’Église, voilà pour moi
son erreur et son crime. Il a haï l’Église d’une haine inexorable, — la seule chose qui
ait eu de la durée et de la fixité dans le tourbillonnement de sa tête éperdue. Il l’a
haïe et il l’a attaquée furieusement, opiniâtrément, toujours ; voilà l’erreur et le
crime à mes yeux, qui n’est ni l’erreur ni le crime aux regards de M. Génin, ni à ceux
de Villemain, son maître. Ces messieurs sont des philosophes ; mais, de ces deux
philosophes, il y en a un qui pèse plus que l’autre, et celui qui pèse le plus pense
comme moi sur Diderot. L’athée et l’immoral Diderot lui apparaît, comme à moi,
indestructiblement ce qu’il est : — un criminel de lèse-majesté dans la pensée, le plus
coupable des esprits d’un siècle coupable, qui épouvanterait, cet épouvantable bonhomme,
— car il était bonhomme et on a assez insisté sur sa bonhomie ! — si l’épouvante pouvait
exister avec le ridicule et ne se perdait pas, grâce au sien, dans l’âpre gaîté du
mépris.
Car il est ridicule au premier chef, ce Diderot, qu’ils n’osent pas dire sublime, mais
auquel ils accordent des quarts d’heure de sublime. Il est ridicule, malgré le sérieux
de son esprit et la majesté de son emphase. Il est ridicule, parce qu’il est
inconséquent, et que l’inconséquence est le ridicule de l’intelligence comme elle en est
la lâcheté ; — parce qu’il est trompé par ses facultés elles-mêmes comme un tuteur par
ses pupilles, des filles perdues ! — parce qu’il est son Géronte et son Bartholo à
lui-même, et que c’est son genre de génie qui est Géronte et Bartholo. Seulement, il a
beau être pipé par ses facultés, qu’il n’a jamais su gouverner et qui lui jouent ce tour
pendable d’être ridicule ; il a beau être inconséquent d’organisation, sans aucun
détraquement extérieur, comme un autre le serait d’une faiblesse de raisonnement et
d’une rupture de principes, son inconséquence de nature ne lui fait pas une innocence.
Et, d’ailleurs, M. Génin ne voudrait pas la mettre, cette innocence, dans une infirmité…
Il est ridicule, mais il n’en est pas moins odieux, ce bonhomme qui
exprima souvent « des vœux atroces », ce pleurard romanesque qui mêle les larmes aux
ordures, et, non content de ses porcheries des Bijoux indiscrets, de
la Religieuse, du Rêve de d’Alembert, les dogmatise
en affirmant que la pudeur est « un préjugé », et l’inceste « une chose indifférente » !
Il est ridicule, mais il n’en est pas moins odieux, le déiste avec et chez Shaftesbury,
qui dit ailleurs, cent fois, que « la matière s’est organisée
d’elle-même, et que tout l’ordre moral est soumis à la matière ». Vœux atroces, — pudeur, préjugé, — inceste, chose
indifférente, — déisme et matière organisée d’elle-même, — ce
sont les propres expressions de Villemain, qui n’est pas catholique comme moi. M. Génin
a prétendu que l’athéisme et l’immoralité de Diderot étaient une affreuse invention de
La Harpe, — de La Harpe qui s’était converti. Villemain ne s’est pas converti, que je
sache, et le Diderot qu’il nous donne est celui de La Harpe et le mien. L’immoralité et
l’athéisme, immobiles dans Diderot, ce derviche tourneur, qui tourne dans tous les sens
pour revenir sur lui-même, sont à une telle profondeur en lui qu’il est impossible de
les effacer de ses œuvres. Pour cela il faudrait arracher la peau à l’immonde
hippopotame, — et encore, sous la peau, on retrouverait la boue dans l’écorché ; on la
retrouverait dans ses moelles. Ce qui fait que M. Génin, défrisé comme une blanchisseuse
mystifiée, peut s’en retourner au lavoir, avec sa brosse et sa cuvette !
Il faut se résumer pourtant, puisque nous touchons à présent au terme de cette longue
étude sur Diderot. Tout ce que nous en avons dit, tout ce que nous en avons montré,
aboutit à cette conclusion, écrasante pour lui autant que pour ceux qui en font un homme
de génie : c’est qu’il est un esprit sans unité, sans solidité, sans consistance, sans
toutes les qualités premières et sacrées du génie. Les hommes de génie sont unitaires
comme les grands gouvernements. Ne sont-ils pas de grands gouvernements à eux seuls ?…
Ils ne connaissent pas l’inconséquence, la déshonorante et ridicule inconséquence.
Diderot ne fut qu’un grand cerveau anarchique. Il eut même les deux anarchies, celle du
cerveau et celle du cœur. En effet, il aima sa femme et sa fille, et il eut des
maîtresses, tout en les aimant… Si le génie était une anarchie intellectuelle, Diderot
pourrait prétendre à être un génie. Jamais place publique envahie par une folle canaille
n’a été plus orageuse que la tête ou l’âme de Diderot. Il y eut peut-être des jours où
cette canaille ressembla à un peuple qui poussait quelques nobles cris ; mais ces
jours-là même, ce peuple était plus fort que lui, le dominait et l’entraînait. Il
s’intitulait — avec quel orgueil ! — « philosophe », et il n’était qu’un enfant, un
enfant robuste comme l’homme de Hobbes. Ses idées culbutaient son esprit, et ses idées
n’étaient pas plus son esprit que les Tartares qui envahissent la Chine ne sont la
Chine. En philosophie, nous avons vu qu’il eut celles de Bacon, de Spinoza et d’Épicure.
Il parodia Bacon, dit avec mépris Villemain, et il tomba jusqu’à cette
honte de l’atomistique d’Épicure, jusqu’à cette vermine philosophique des atomes !… Mais
les idées qui se bousculaient et pénétraient dans son esprit, ouvert à toutes les
invasions, son esprit les corrompait encore, comme les Chinois corrompent les Tartares,
leurs envahisseurs. Philosophiquement, il ne fut personne qu’une Messaline, toujours
prête… et les Messalines sont infécondes. Il n’y a pas de disciples de Diderot, car une
école, c’est encore une unité, et Diderot n’en a d’aucune manière. Son Encyclopédie même, ce syncrétisme, n’eut d’unité que dans la haine du
christianisme. Diderot eût été incapable d’en écrire la préface sévère, lui, ce carquois
renversé ! lui, ce tonneau défoncé de tous les systèmes, qui coulait là-dedans et qui
s’y noyait !!! Villemain, sous la plume modérée duquel j’aime à le placer pour le tuer
mieux que la mienne, puisque c’est une plume de libre pensée, Villemain ne reconnaît que
deux mérites à cet homme, qui eut l’ambition de trente-six, et il fait main basse sur
tout le reste. C’est le mérite du conteur et du critique, — mais le conteur — rare et
bref chez Diderot — n’est ni de la grande race ni de la grande manière de ceux qui
furent les poètes épiques du conte : Richardson, Daniel de Foe, Fielding, et, plus tard,
Walter Scott et Balzac. Et le critique ? « Le critique, — dit Villemain, — supérieur de
sensibilité, manquait de justesse. » Cruel revers de main dont
Villemain n’a peut-être pas vu la portée, car il supprime, d’un trait, tout le critique,
en l’affirmant. Opinion littéraire aussi dure à sa façon que son opinion philosophique.
A quoi réduit-elle cet immense Diderot, qui semblait avoir les fastueux trésors du roi
Xerxès dans la pensée ?… A n’être plus qu’un conteur à cadre étroit et un critique à
illusions. Rien que cela, sous l’enjolivement des phrases, mais rien que cela… Si je
voulais parler comme Diderot, je dirais que c’est l’obole dans le casque de Bélisaire.
Seulement, ce n’est pas la pitié qui l’y jette, mais c’est la justice qui l’y met.
Voilà donc Diderot, Diderot intégral, et à part des affectations que ce grand affecté,
qui a la contagion de son emphase, a communiquées à ceux qui ont parlé de lui. Ils en
ont parlé comme si eux-mêmes eussent été Diderot. Comme lui, exagérés et naturels. Ils
avaient tout à la fois l’exagération et le naturel d’un sentiment qui n’a pas été
emporté par le xviiie
siècle : la seule chose qui nous
reste de lui… Ils avaient la haine de l’Église, son exécration de plus en plus vivante,
— mais qui, du reste, ne la fera pas mourir. Avertis par cette haine qui explique leur
amour posthume pour Diderot, ils l’ont avisé, couché sous sa pierre de Sisyphe de l’Encyclopédie et sous l’amas de ses autres ouvrages, et ils l’ont tiré de
là-dessous. Ils l’ont déterré, non pas comme les Bleus déterrèrent Charette, pour le
refusiller et le retuer, et pour s’assurer qu’il était bien mort, tant il leur faisait
peur, cet homme terrible, mais, eux, pour l’applaudir et l’encenser encore, et s’assurer
que ses idées, à lui, Diderot, toujours vivantes, pouvaient se ramer avec le boulet de
sa gloire et s’envoyer à leurs ennemis… Mais c’est là une erreur. Une erreur de leur
haine. Le triomphe d’outre-tombe de Diderot n’a pas à présent grand temps à durer. Son
matérialisme, poétisé par une imagination qui jetait un réseau d’or sur sa fange, ne
suffit plus aux besoins abjects des générations qui se sont appelées positives. Diderot,
le pire, tombera par ce qu’il a de meilleur. Il ne tombera pas par l’horrible fatras
qu’il traîne à ses pattes embourbées, mais par cette poésie qui, de temps en temps, a
soulevé ses ailes. Il tombera comme Chateaubriand. Partis des deux pôles opposés, ces
deux condors, aux ailes trop longues pour un temps qui hait tous les aigles, rouleront
dans la même chute, au fond du plus profond mépris, par la très singulière raison qu’ils
avaient des ailes et que les hommes ne veulent plus que l’on ait des ailes. Les hommes
ne veulent plus voir ce qui s’élève et plane. Ils n’ont de goût que pour ceux qui
rampent. Littré retrouve dans l’homme un singe, et Victor Hugo a chanté le crapaud.
Diderot, tout matérialiste qu’il fût, aurait vomi sur ces gens-là, et c’est eux qui
vomiront sur lui. Voilà où nous en sommes. Diderot, que j’ai dit ressembler à Gœthe, et
qui lui est supérieur par la flamme, durera moins que Gœthe le glaçon, parce qu’il vaut
mieux que lui par la passion et par la vie, et parce que, dans cette dernière minute
d’un monde fini et pourri dans sa glace, le mot de Machiavel, que « le monde appartient
aux esprits froids », est plus que jamais une vérité.
Gœthe, en effet, plus vanté encore que Diderot, devait être, bien plus que Diderot,
l’idole et l’idéal du xixe
siècle, et il l’est. Cela n’a
pas manqué. C’est le grand serpent de ce siècle-reptile. Il a toutes les qualités
prisées haut par les siècles bas. Il a la prudence du serpent que le monde appelle la
sagesse ; il a les inflexions, les retorsions, toutes les souplesses du serpent, et sa
fascination aussi… sur les imbécilles, comme le serpent sur les oiseaux. Mais, ne vous y
trompez pas ! il en a surtout la froideur, et c’est par la froideur qu’il règne sur
cette génération d’à moitié morts et d’un pied dans la tombe, sur ces Narcisses de
l’épuisement qui viennent mirer leur pâleur blême dans le blême miroir de ses œuvres et
qui la trouvent intéressante. Gœthe a fait de cette froideur une poésie. C’est lui qui a
mis le calcul dans l’art, dans le succès et dans la vie. C’est un charlatan froid.
Diderot n’était qu’un charlatan chaud, qui avait des abandons, des oublis de rôle, des
imprudences d’une grande beauté et d’une grande bêtise. Gœthe n’est jamais cette
glorieuse bête-là. Cet homme qui a banni le cœur de ses œuvres et qui ne se l’est pas
arraché pour cela, qui a écrit, dans un jargon insultant pour l’âme humaine, « cette maudite tendance morale qui déflore la pureté de l’art », passe à l’heure qu’il est pour un plus grand poète que Byron.
Byron, cette âme d’un feu céleste, comme les étoiles et comme la foudre, paraît trop
divinement brûlante à la race, difficile en feu, de messieurs les pétroleurs actuels,
qui ne veulent plus de feu divin… On l’éteint partout dans les œuvres. Tous les têtards
de la poésie moderne grouillent dans le frai des théories de Gœthe, et Gautier, qui a
cherché à le reproduire chez nous, est fait avec son albumine. Ceci bat à plate couture
Diderot, qui n’aura pas de successeurs.
La salamandre qui s’appelait Diderot, et qui vivait dans le feu de l’esprit, dans le
feu du cœur, dans le feu des sens, dans le feu de l’enthousiasme, dans le feu de la
gaîté et dans le feu des larmes, dans tous les feux que l’homme, d’essence immortelle,
puisse allumer sur la terre avec la torche sublime de ses facultés, s’y est consumée… Et
Gœthe, cette gélatine figée, vit toujours.
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