Gœthe
Pendant que les Prussiens obusaient Paris, je lisais Gœthe. La
librairie Hachette m’avait envoyé, avant le siège, pour en rendre compte dans un
journal, la traduction de ses Œuvres complètes, et, entre deux gardes,
je les étudiais, revenant, pour les affermir ou pour les jeter bas en moi, à des
opinions que j’avais déjà exprimées, çà et là, avec des formes trop rapides et trop
brèves, sur cet homme qui vaut bien qu’on s’arrête pour lui porter des coups plus
droits,
1 plus plongeants, plus à fond… Eh bien, le croirez-vous ? — oui ! vous le croirez si
vous avez lu Gœthe, — ce grand Gœthe m’ennuyait… Il m’obusait
d’ennui ! De tous les obus allemands qui pleuvaient sur mon quartier, le plus lourd,
c’était encore pour moi ses Œuvres complètes. Or, qu’on me permette
préalablement à tout jugement une question, — bien française, celle-là : — peut-on être
ce que l’on appelle un homme de génie et être ennuyeux ? et, si l’on est un immense
génie, être immensément ennuyeux ?…
Car il l’est, ce soi-disant génie, et l’ennui qu’il inspire est comme la petite vérole
du roi Louis XV, dont on disait : Tout est grand chez le Roi ! L’ennui que répand Gœthe
est grand comme sa gloire, et sa gloire littéraire — il faut bien en convenir — est la
plus grande des gloires modernes. Depuis Voltaire, — qui n’était pas un ennuyeux, lui,
— depuis Voltaire, à la gloire encyclopédique, on n’a acclamé personne en Europe de plus
encyclopédiquement grand que Wolfgang Gœthe ; et même sa gloire est
plus grande que celle de Voltaire, car l’esprit de parti, qui fut la cuiller acharnée
avec laquelle on a tant agité et fait flamber le punch de la gloire de Voltaire, n’est
pour rien dans la gloire de Goethe. Elle est par elle-même. Elle n’est
point parce qu’il la mérite. Elle est parce qu’elle est, et surtout
parce qu’une multitude de têtes se sont mises dans le même bonnet pour la faire, et que
ce bonnet, taillé à la mesure du front de la France, a été tricoté par madame de Staël,
qui avait des aiguilles enchantées.
Et de fait, comme je l’ai dit dans mon introduction, c’est la France qui est coupable
de la gloire de Gœthe. Sans la France, , sans la voix de la France, ce clairon du matin
qui éveille les peuples, sans la langue française et sans madame de Staël, qui la
parlait si bien, Gœthe n’aurait fait que son bruit allemand, — un glouglou dans une
bouteille d’encre ! Heureusement pour Gœthe et pour l’Allemagne que madame de Staël
s’éprit un beau jour de Schlegel, et cette femme qui voyait des étoiles sur le front de
Taima, où elles n’étaient pas, cette femme qui, comme toute femme, avait la faculté de
l’adoration, mais n’avait pas celle du discernement, regarda l’Allemagne à travers
Schlegel et éleva ce pays ainsi regardé à une puissance qu’il n’avait pas. La France, la
trop hospitalière et trop badaude France, crut à cette voix qu’elle aimait. Napoléon, de
son œil d’aigle, avait vu, lui, la portée du livre et de l’illusion de madame de Staël.
Il déclara que le livre n’était pas français et le fit mettre au pilon. C’était brutal,
mais c’était juste. L’Empire tomba, le livre reparut, illustré par un châtiment qu’on
avait appelé une persécution, et la France vécut plus de trente ans famélique-ment sur
les idées de madame de Staël. Les écrivains français se germanisèrent. Ils firent queue
en Allemagne pour s’accomplir, comme les philosophes grecs en Egypte. Nous savons
maintenant ce que cela nous a coûté de vanter et de grandir ainsi l’Allemagne ! Ingrate,
implacable, souterraine, cette candide et bonne Allemagne travaillait contre nous.
Pendant que madame de Staël faisait la fortune de son Gœthe, l’Allemagne rapetissait et
insultait notre Molière, qu’elle ne comprenait pas… Elle voulait en finir avec la
France. N’est-il donc pas bien temps, pour nous, d’en finir aussi avec elle ?… N’est-il
pas temps, au moins, d’examiner, d’un œil moins idolâtre que les beaux yeux de madame de
Staël, le génie de l’Allemagne, ses travaux, sa place, enfin, dans le monde de
l’intelligence ?… Au fond, ce n’est pas l’Allemagne qui nous a dupés… Elle n’a pas assez
d’esprit pour cela. C’est nous qui nous sommes dupés nous-mêmes. Si la France met
souvent son génie à être dupe, — ce qui n’arrive que rarement au génie, — le succès,
elle l’obtient toujours !
Pour en revenir à Gœthe, — la tête de colonne des écrivains allemands que madame de
Staël fait brillamment défiler dans son Allemagne et que je demande à
la critique d’un homme doué d’un esprit plus mâle de passer en revue à son tour, — pour
en revenir à Gœthe et pour être sûr de qui nous parlons, disons d’abord que le génie, la
première qualité du génie, c’est là spontanéité, c’est le jaillissement, c’est la
nature, plus forte que tout dans un homme et qui l’engendre presque violemment à la
vocation, irrésistible comme l’instinct, qui l’y pousse. Il est de grands esprits,
— même très grands, — réfléchis et cultivés, qui ont atteint des développements
considérables et une haute stature intellectuelle par la volonté et par le travail ;
mais ce ne sont pas des hommes de génie s’ils n’ont pas le jaillissement incoercible, la
spontanéité, qui est la chiquenaude de Dieu mettant en mouvement l’univers. Or, avant
d’entrer dans le détail des Œuvres de Gœthe, posons carrément qu’il
n’a pas ce signe du génie, qui est mieux qu’un signe, car sans cela le génie n’est pas.
Gœthe n’eut jamais de spontanéité. Littérairement, pas de jeunesse. Son autobiographie
nous éclaire suffisamment à ce sujet.
Suivez-le dans toutes les confidences de cette autobiographie, qu’il n’a pas écrite
pour se diminuer, vous trouverez que tout est, en cet homme, combinaison et parti pris.
Pour moi, c’est bien plus un caractère qu’un génie : un caractère veut
toujours la même chose, — un caractère dans l’ordre du talent, bien entendu, car
dans l’ordre de la moralité nous aurons aussi à juger Gœthe dans cette étude, et vous
verrez ce qu’il pesait.
Curieux beaucoup plus qu’inspiré, , nul s’il n’ayait eu autour de lui des littératures,
fait par l’éducation seule, il écrit en ses Mélanges (1789) :
« Depuis que l’inimitable « Voyage sentimental »
avait donné le ton et provoqué des imitateurs (sic),
les descriptions de voyages étaient remplies des sentiments et des vues du voyageur.
MOI, j’avais pris pour maxime de me dissimuler soigneusement et de
réfléchir l’objet aussi nettement que possible. » Ainsi, dès le début, cet homme sans
personnalité fait taire bien aisément la sienne, et, se créant un procédé à
contrario de ce qu’il prend peut-être pour un procédé dans Sterne, il imite les
choses en les renversant. Il se chauffe le dos au feu des autres. La description qu’il
donna, à cette époque, du Carnaval à Rome, sortit de cette méthode de travail bien plus
que d’une impression sincère. Ce n’est pas tout. Il dit ailleurs :
« L’aversion que j’avais pour le sentimental, le besoin de me livrer avec une espèce de
désespoir à l’inévitable réalité, me firent trouver dans le roman du Renard la matière qu’il me fallait pour un exercice qui tenait tout à la fois de
la traduction et du remaniement. » Et ces deux mots sont deux éclairs. Toute la manière
de procéder à jamais de Gœthe sera dans ces deux mots : remaniement et traduction. Faust, un de ses plus grands titres de gloire, n’est que cela… Beaucoup
plus érudit qu’inventeur, Gœthe ne fut guères toute sa vie qu’un traducteur et un
remanieur. Traduire, interpréter, remanier, renverser les choses faites pour les
renouveler en les renversant et en tirer des effets nouveaux, tout ce labeur, volontaire
et retors, atteste bien plus la patience du lettré curieux que l’entrain et
l’entrainement d’un homme de génie. La curiosité, l’infatigable curiosité, tel est donc
le signe particulier, la caractéristique de Gœthe, le timbre de sa
physionomie. C’est un curieux comme ceux qui le sont le plus. Il l’est jusqu’à la
badauderie. Il était, depuis l’axe de son être jusqu’à l’épiderme, un badaud !
Mais, par un contraste singulier, le badaud, chez lui, touchait au diplomate et au
directeur de théâtre, les deux hommes les plus préoccupés du résultat et du succès qu’il
y ait au monde. Comme eux, il pensait beaucoup moins à l’œuvre en elle-même qu’à son
arrangement pour le goût et l’encharmement du public. Il devint plus tard directeur de
spectacle et il s’ajusta parfaitement à cette fonction. Le spectacle l’attirait
tellement qu’en 1791 il s’inclinait bien plus vers l’opéra que vers le drame, et sa
traduction du Roi Jean. de Shakespeare ne vint qu’après un essai
d’opéra au théâtre de la cour. Molière aussi fut voué, mais bien plus par la destinée
que par sa libre fantaisie, au métier de directeur de théâtre ; mais chez lui le génie
dévorait l’arrangeur, tandis que Gœthe avait le talent trop froid pour oublier jamais
qu’il en était un.
Et ceci nous conduit tout naturellement à l’examen de son théâtre. C’est par là que
nous commencerons le tour de cet homme qui, s’il n’est pas le grand homme absolu qu’on
accepte, n’en est pas moins, il faut le dire, une très grosse personnalité, puisqu’elle
est enflée, comme une énorme bulle de savon, par le fuseau de tout le monde. Gœthe, ce
curieux qui a touché à tout, qui a voulu tout être et a été pris pour étant tout, — ce
qui, dans sa conscience, était la grande affaire, — ne peut être découpé et servi que
par tranches, comme les beaux melons et les citrouilles. Tour à tour et en même temps
poète dramatique et lyrique, romancier, historien, voyageur, critique d’art, philosophe,
naturaliste, musicien, botaniste, dessinateur, chimiste, ayant à peu près traversé
toutes les catégories de l’esprit humain, Gœthe n’était pas, bien évidemment, venu comme
cela d’une seule coulée, et son œuvre a trop de faces pour que nous ne soyons pas obligé
de les disjoindre pour les juger… Or, le plus large et le plus beau de ces morceaux qui
forment la mosaïque de Gœthe, celui que probablement il estimait le plus, — si son
orgueil, surexcité par le bonheur insolent de toute sa vie, ne le faisait pas s’avaler
tout entier dans ses moindres miettes, comme une hostie, — devait être certainement son
théâtre, Nous prendrons donc son théâtre d’abord pour le juger. Le poète lyrique, le
romancier, tous les autres Gœthe qui sont dans Gœthe, ne paraîtront dans ce travail
qu’après l’auteur dramatique ; mais tous y viendront, dans cette analyse, dans cette
décomposition de l’homme intégral, et, quand elle sera faite, on verra ce qui restera
dans le creuset !
Et d’ailleurs, quelle qu’ait pu être l’opinion particulière de Gœthe sur son théâtre,
le théâtre a été mis en premier dans ses Œuvres par l’opinion générale
de l’Europe, comme, parmi les pièces qui le composent, la plus admirée, la plus
retentissante, a été Faust. L’Allemagne, l’Allemagne seule, pour des
raisons plus nationales que littéraires, a placé Faust au-dessous du
Goetz de Berlichingen. Mais les opinions de l’Allemagne nous sont
indifférentes. Eli bien, Faust, le chef-d’œuvre de Gœthe, qui n’est
pas sorti de sa tête, mais qui y est entré au sortir de plusieurs autres têtes plus
inventives que la sienne, n’est pas autre chose (et je n’ai pas la prétention de
l’apprendre à personne) que la création légendaire du xve
siècle, pétrie et repétrie déjà par la puissante main de l’énergique
Marlowe ; et jamais le cas ne s’est mieux présenté d’appliquer à Gœthe le mot de lui
cité plus haut : remaniement et traduction ! Cet immense savetier littéraire (pardon !
mais le mot saveteur n’est pas français) a repris et remanié les vieux
Faust pour en faire le sien, et les a jetés on ne peut pas dire dans
le moule de Shakespeare, car la forme de Shakespeare n’est pas concrète, — et c’est même
là que cet incommensurable Shakespeare trouve la borne de son génie. Avec son
éparpillement de détails et son tourbillonnement de scènes qui se succèdent sans lien
entre elles, et pour le seul plaisir des yeux, le Faust de Gœthe est
bien plus un opéra qu’un drame.
Un drame a sa logique, même aux yeux. Il suppose une ordonnance quelconque. Mais dans
le Faust il n’y a qu’un fatras incohérent, sans aucune espèce de
composition, des tableaux vivants, quand ils vivent, et une érudition de moyen âge
versée à travers ces tableaux qui se succèdent et ne s’engendrent pas. En réalité, Faust produit l’effet d’une grande lanterne magique, comme aussi, du
reste, le Goetz de Berlichingen ; mais Faust l’est
bien davantage, à cause de la nature même du sujet, qui prêtait beaucoup plus à cette
succession d’images dont Goethe est l’imagier. Il ressemble, en effet, dans tous les
détails de cette pièce, à un peintre de vitraux. Il y sent son Allemand d’avant le protestantisme, et cette mauvaise odeur est chez lui le parfum. Si,
au milieu de tous les syncrétismes de la pensée de Gœthe, lequel se vante dans ses Mémoires de s’être dépouillé du catholicisme en trois temps, on aperçoit
encore quelques atomes de poète, il les doit à ce catholicisme plus fort que tout, qui
palpite encore, malgré lui, dans cette poitrine glacée, prise par des sots insensibles
pour celle d’un Dieu parce que rien n’y bat… Il les doit encore, non à son génie
particulier, mais au génie de sa race, et c’est là, du reste, quand on n’est pas
nettement supérieur par soi-même, ce qui peut arriver de mieux : avoir le génie de sa
race. Gœthe n’a pas échappé à cette loi. Il n’a de supériorité relative dans Faust que quand il est Allemand et qu’il se
maintient dans la plus stricte tradition allemande, et s’il s’y était plus franchement
placé, et avec une âme plus perméable que la sienne, il aurait obtenu des effets d’une
beauté que le scepticisme de son esprit et de son cœur n’a pas soupçonnés. Recroquevillé
dans les spirales de sa philosophie, Gœthe n’est pas le serpent du naturalisme ; il n’en
est que le limaçon. Il y a sur Dieu, dans Faust, quand Faust parle de
Dieu à Marguerite, le sublime du naturalisme ; mais c’était le super-sublime du surnaturalisme qu’il fallait. Certes ! la simplicité de
Marguerite, qui se contente de dire à Faust : « Vas-tu à confesse ? »
est déjà bien touchante ; mais si, au lieu de mettre, conception protestante, le
christianisme uniquement dans les pratiques extérieures, Gœthe l’eût mis où il est,
c’est-à-dire dans le fond même de son adorable essence, vous auriez vu la différence du
Gœthe réel au Gœthe possible. Vous auriez vu surgir un sublime comme celui de Polyeucte.
Corneille a sur Gœthe sa supériorité de Corneille, mais il a aussi sa supériorité de
chrétien, et celle-là est plus grande encore.
Et, de fait, ce qu’il y a de foi naïve et de terreur religieuse dans Marguerite fait
d’elle cette figure qui se grave en vous pour jamais quand on l’a vue passer. Figure de
missel, qui entre en scène un missel à la main, et qui meurt dans l’église des remords
de son péché… Pauvre sainte qui n’a pas abouti, coupée, souillée et ensanglantée dans sa
fleur… En elle-même, Marguerite est pourtant peu de chose. Ce n’était pas là un type
difficile à trouver, une révélation, une découverte. Non ! c’est la jeune fille
primitive, cueillie aisément à la surface et au courant de la nature humaine, l’être
élémentaire sur lequel les femmes de toutes les sociétés et de toutes les civilisations
sont bâties et travaillées. Gœthe n’a jamais dans ses œuvres que cette femme-là qui soit
vraie et vivante. Toutes les filles y sont des Marguerites. Les propos entre Lisette et
Marguerite à la fontaine prouvent bien que Marguerite est une Lisette avant la chute et
que Lisette serait une Marguerite après. Toute la profondeur de cette pathétique
fillette, qui sans cela ne serait qu’une petite fille vulgaire, la femme élémentaire qui est partout, oui, toute sa profondeur et tout son charme
viennent de ce reste de catholicisme involontaire que j’ai signalé dans l’esprit de
Gœthe. La dernière scène de son drame, la scène de la cathédrale (par parenthèse, la
plus belle de toutes), est empruntée aussi à cet ordre de faits qui grandit Gœthe et, en
lui communiquant de sa grandeur, montre combien naturellement il est petit par lui-même,
ce caméléon littéraire qui se teint de la couleur de toutes les zones qu’il traverse. Le
lettré trop lettré dans Gœthe, et qui n’est jamais qu’un lettré, est marqué partout des
réminiscences de Shakespeare. La Scène de la folie de Marguerite est très émouvante,
mais il y a encore là un rayon égaré de la folie d’Ophélia, — et cet obstiné imitateur
n’imite pas que Shakespeare, voici qu’il imite jusqu’à Dante, en mettant ses ennemis au
Sabbat, comme Dante les siens en Enfer !
N’oublions pas non plus que de tous les personnages du Faust
Marguerite est le seul inventé et qui soit bien à Gœthe. Les autres étaient tous connus,
et jusqu’à Méphistophélès, qui n’est que le Méphistophélès de la légende. Ajoutez que
tous ces personnages sont d’ailleurs bien plus des marionnettes que des caractères. Et
quoi d’étonnant, puisque, de nature et de volonté, Gœthe ne voit jamais les choses que
par leur côté extérieur ?… Gœthe est un œil beaucoup plus qu’un cerveau, et qui s’en
vante. On a dit des gourmands qu’ils ont les yeux plus grands que le ventre ; Gœthe les
a plus grands que l’esprit. Quant au personnage de Méphistophélès, le Deus
ex machinâ de la pièce de Faust, et dont le nom même
n’appartient pas à Gœthe, certes ! il n’était pas de force à l’enlever. Et c’est ici le
sujet qui a terrassé Gœthe. Le diable lui a rendu, à Gœthe, le coup de pied dans le
ventre qu’il reçut, dit-on, autrefois, de saint Michel. A part un ou deux traits dans
deux ou trois Conversations, le Méphistophélès du Faust de Gœthe n’est
pas du tout, en effet, le grand diable qu’on a dit qu’il était. Demandez plutôt aux
connaisseurs en diables ! Ce n’est qu’un diable allemand. Et quand on songe que Gœthe,
cet arrangeur, avait derrière lui, pour s’en inspirer, cette ribambelle et cette
ribaudaille de démons : lago, Lovelace, Tartufe, don Juan, Valmont, le Satan de Milton
et celui de Byron dans la Vision du Jugement, tous les dandies de la
terre, Voltaire dans Candide et Talleyrand pendant quatre-vingts ans
d’existence, on est tout étonné que Gœthe, ce tondeur sur tous les œufs pour en
rapporter quelque chose, n’ait pas tondu sur ces œufs-là, qui sont des œufs d’autruche,
et ne nous ait pas donné mieux que son grand diable, déhanché et maigre, qui ne paraît à
l’imagination éveillée, pour peu qu’elle ait une conception juste du diable, qu’un
Crispin, — un Crispin de l’Enfer, écrasé par ce nom de Méphistophélès que le polisson
ose porter !
Tel, en résumé, le Faust de Gœthe, la pièce qui fut l’événement
fulgurant, le canon Krupp littéraire du temps où elle parut. Byron lui-même, le grand
Byron, un bien autre poète que Gœthe, un dandy qui n’admirait pas grand’chose, l’admira
au point de dédier son Manfred à l’auteur de Faust,
en l’appelant avec trop de respect son modèle et son maître. Il est vrai que pour ne pas
être trop impressionné par l’admiration de lord Byron on peut se rappeler que le grand
poète n’était nullement un critique, qu’il préférait Pope à Shakespeare, et sa
détestable paraphrase d’Horace à son Childe Harold. Eh bien, si,
réduit à la mesure que nous venons de prendre, le Faust ne nous paraît
plus que ce qu’il est, nous pouvons d’avance nous figurer ce que vont devenir à cette
mesure les autres pièces de Gœthe réputées inférieures à celle-là !
Et nous allons vous le montrer.
Goetz de Berlichingen, — cette préférée de l’Allemagne dans les
œuvres de l’homme qui fut, lui, le préféré de l’Europe au temps où vivaient cependant
Byron, Walter Scott et Chateaubriand, — Goetz de Berlichingen
appartient plus que Faust à Gœthe pour le fond du sujet, mais ne
révèle pas, quant aux détails, qui sont tout dans une œuvre d’art, une originalité plus
grande. L’originalité n’est jamais le fait de Gœthe, qui s’inspire toujours de
quelqu’un. Le Goetz n’est pas traduit, il est vrai,
mais il est imité de Shakespeare. Comme Henri IV, Henri V, Henri VI,
Richard III, Goetz de Berlichingen est un drame historique. Gœthe, ce fanfaron
calme des vices de son esprit, n’a cessé de répéter qu’il méprisait l’histoire.
Shakespeare ne la méprisait pas. Il ne la savait point, mais il la devinait par la forte
intuition de son génie. Aussi les personnages de ses drames sont-ils de la vérité la
plus historique et en même temps la plus intense. Gœthe n’a ni cette
profondeur ni cette intensité. Son Goetz est de l’histoire exacte,
mais plane, pour ne pas dire plate, superficielle, presque linéaire ; et ses
personnages, tout en surface, n’exigent pas ce puissant don de pénétration qui creuse
dans un homme et plonge jusque dans ses entrailles.
Goetz de Berlichingen, le héros de Gœthe, n’est rien de plus qu’un Don Quichotte
féodal, d’une chevaleresque bonhomie, rond de cordialité militaire et généreuse, à la
main ouverte encore plus qu’à la main de fer. Tout cela est facilement
et bientôt montré, et les autres personnages qui l’entourent n’ont pas plus de
complication dans leur nature que Goetz n’en a dans la sienne. Seulement, tous, dans le
drame, agissent, qu’on nous passe le mot ! comme s’ils étaient montés sur roulettes. On
n’a pas l’idée de la vélocité de leur action. Voulez-vous en juger ? Goetz, comme un
niais, d’ailleurs, se donne tout de suite aux Écorcheurs, qui le
traitent tout de suite comme les canailles traitent leurs chefs,
qu’elles poussent devant elles au lieu de les suivre et de leur obéir Wislingen se donne
tout de suite à Maria (la sœur de Goetz), pour se reprendre et se
donner tout de suite à Adélaïde, qui aime tout de
suite son page Franz, et tout de suite se jette à sa tête pour
lui faire tuer immédiatement Wislingen, devenu son mari. Et tous ces changements, sans
aucun des développements intermédiaires qui devraient expliquer ces rapidités d’action
et ces péripéties, s’agitent et se précipitent en des scènes qui sautent ici et là, car
il n’en est pas deux qui tiennent l’une à l’autre. Ici, plus que jamais, le faiseur
d’opéras domine Gœthe, et il le domine à ce point qu’il n’est plus guères, dans ce
fameux Goetz de Berlichingen, que la marionnette du décorateur. Rien
de semblable, je crois, ne s’était encore vu dans une œuvre dramatique. Comme dans le
théâtre des enfants, le lieu de l’action change à chaque scène, ou, pour mieux dire, à
chaque scénette, car il y a des scènes de six lignes de dialogue (j’ai compté !) entre
deux changements de décor. On dirait que le drame a été piqué de la tarentule, tant il
bondit de place en place sous l’influence d’une danse de Saint-Guy d’une espèce toute
particulière, affectée à l’art théâtral.
Shakespeare, qu’il faut toujours avoir devant soi quand on regarde Gœthe, parce qu’il
l’éclaire bien, mais d’une terrible lumière, Shakespeare, sans lequel, au théâtre, Gœthe
n’aurait jamais existé, a, je l’ai dit déjà, le grave défaut de manquer de cohésion dans
la structure de ses drames : c’est la tache au soleil dans ce soleil. Mais, au moins, il
étoffe opulemment ses scènes incohérentes, et l’intérêt de la situation ou de la passion
y est si palpitant ou si saignant, les personnages y sont si magnétiques, qu’on n’a le
temps ni le sang-froid de s’apercevoir ou de l’absence de suite et d’ensemble, ou de
l’illogique succession des tableaux qui se suivent sans raison d’être. Tandis que dans
Gœthe on en est extrêmement choqué… Conséquence singulière, mais inévitable : c’est en
lisant Gœthe qu’on se reprend à la littérature des trois unités, dont on s’est tant
moqué il y a trente ans. Gœthe réapprend, sans le vouloir et sans le savoir, je ne dirai
pas le respect de Corneille, — on ne l’avait pas entièrement perdu, — mais jusque de
l’abbé d’Aubignac ! Il est certain, en effet, qu’il y avait dans le théâtre classique un
besoin d’ordre, de lucidus ordo, d’enchaînement, d’organisation, que
les indépendants de la littérature dramatico-romantique n’ont jamais senti, tant
l’anarchie les tenait. D’ailleurs, le théâtre classique a produit des chefs-d’œuvre, et
avec l’exemple des pièces de Gœthe et sa fureur de voir tout, non des yeux de l’esprit,
mais des yeux de la tête, le théâtre romantique attend toujours les
siens.
Ainsi, malgré l’opinion allemande de l’Allemagne, le Goetz de Berlichingen n’est pas la première en mérite des œuvres de Gœthe. Selon
nous, qui voulons rester juste, même envers Gœthe, l’histoire méprisée lui a porté plus
de bonheur dans Egmont que dans Berlichingen. Le
sujet a été plus fort que les ressources de son esprit. Egmont est,
nous dit-il, une tragédie en prose, — ce qui, pour le dire en passant, rabaisse
idéalement cette tragédie de toute la distance qu’il y a des vers à la prose. Déjà La
Motte, en France, le ridicule La Motte-Houdard, avait eu l’idée d’une tragédie en prose
avant Gœthe. Car l’érudit Gœthe n’a l’initiative de rien, même dans le faux et le
mauvais. Mais passons.
Mieux distribué scéniquement, et de scènes de plus d’haleine, quoique ces scènes
semblent encore plus plaquées sur le sujet que tirées du sujet, Egmont est aussi plus intéressant par le fond du
sujet que Goetz de Berlichingen. L’Allemagne du temps de Goetz de
Berlichingen est si confuse, la guerre des Paysans est si peu montrée dans le drame de
Gœthe et sous un angle si aigu (or c’était la grande chose à peindre, dans son
épouvantable horreur, si Gœthe avait eu vraiment le génie tragique), les rapports des
nobles de l’Empire et de l’Empereur sont si mal déterminés, qu’un talent d’une force
moyenne — et il n’y a pas à accorder davantage si on n’est pas emporté dans la valse
allemande qu’on danse en ce moment en l’honneur de Gœthe — se trouvera moins à l’aise
là-dedans et moins lucide que dans Egmont. Excepté Claire, sur
laquelle on va tout à l’heure revenir, aucun personnage n’est de Gœthe, à proprement
parler, dans cette tragédie en prose qui n’est qu’une défilade de
personnages et d’événements connus, rien de plus qu’une tapisserie historique. Ces
personnages même n’y ont pas tous leur grandeur naturelle. L’œil de Gœthe, dont il est
si fier, est quelquefois comme la lunette du myope : il rapetisse ce qu’il regarde, et
c’est sa manière de le voir… Le duc d’Albe, dans sa pièce, n’est pas à la hauteur du
grand duc d’Albe de l’Histoire. Peut-on s’en étonner ? Gœthe est impie, mais il est
protestant ; il s’appelle cyniquement « un Diogène protestant » dans ses Mémoires. Comment donc aurait-il compris le duc d’Albe dans l’austère beauté de
son catholicisme espagnol ?… C’était impossible. D’un autre côté Gœthe, le contempteur
de l’Histoire, n’en lisait que ce qu’il lui en fallait pour faire des tragédies. Egmont
est mieux peint que le duc d’Albe ; il est plus vrai… C’est un caractère à la Goetz de
Berlichingen, un de ces caractères à fleur de peau très saisissable à l’œil de Gœthe,
conformé pour ne voir les choses et les hommes que par dehors, mais qui, dans les
pénombres profondes de la nature humaine et dans le clair obscur de la vie, n’y voit
plus.
Quant à Claire, malgré des grâces naïves ici et là et de jolies faiblesses de femme,
c’est toujours la femme élémentaire, la femme à son premier degré,
dont nous avons parlé déjà et que
Gœthe campe partout. C’est la Marguerite de Faust, dans une autre
position et dans un autre costume. C’est la jeune fille allemande ; mais en Belgique.
Gœthe, ce pauvre sultan intellectuel, n’a jamais que cette femme-là dans tout le sérail
de ses œuvres. Seulement, réduit à Elle, il en aurait pu tirer plus de parti qu’il ne
l’a fait dans son Egmont. Quand elle y devient désespérée, elle n’est
plus que déclamatoire, et il la tue pour la changer en une machine d’opéra. Le démon de
l’opéra, qui est le Méphistophélès de Gœthe, a raté sa tragédie au plus intéressant
moment de la pièce. La vision de Claire, qui apparaît à Egmont dans sa prison au milieu
des anges pour le conduire au ciel, est d’une grossièreté de matérialisme théâtral qui
n’a pas échappé à madame de Staël, la spirituelle femme qui avait l’instinct du ridicule
autant que la faculté de l’enthousiasme, — heureusement pour elle ! N’est-ce pas elle qui a dit de cette fin ridicule de la tragédie d’Egmont : « la pièce ne finit pas, elle s’évapore… » ?
Et ici qu’on nous permette d’insister sur ce point capital pour bien juger Gœthe.
Stérile quoiqu’il paraisse abondant, comme beaucoup de bavards du reste, Gœthe est, en
matière de femmes, de la plus radicale infécondité. Or, on sait l’importance de la femme
dans les œuvres des hommes de génie. La femme, c’est la source de la passion humaine,
soit qu’elle l’éprouve, soit qu’elle l’inspire. Elle la respire toujours. Les œuvres des
hommes de génie sont pleines de la femme, mais, ne l’oubliez pas ! de la femme dans sa
prodigieuse variété, dans la richesse de tous ses types. Le génie des hommes de génie
est même en proportion du nombre de femmes et des types de femmes qu’on rencontre dans
leurs écrits. Pour ne parler que des modernes, comptez les femmes de Byron, de Balzac,
qui en a peint un si grand nombre, et de Walter Scott, à qui on a bien reproché de les
faire froides, mais qui, du moins, ne les fait pas se ressembler dans leur froideur.
Gœthe, au contraire, n’en a qu’une, lui, et c’est Marguerite… De son théâtre elle passe
dans ses romans, dans ses poésies : c’est Charlotte dans Werther,
c’est Dorothée dans Hermann et Dorothée, c’est Lily, c’est Ottilie,
c’est jusqu’à Mignon, car la Bohême est en Allemagne ; mais c’est, faussée, modifiée,
affectée, travestie très visiblement, toujours Marguerite. Elle le suit, elle le
poursuit, elle s’impose à lui, cette même figure, et il la met partout où il met
l’amour, ce monogame indigent ! Gœthe n’est pas capable de créer une Italienne ou une
Française. Il a essayé dans Clavijo pour une Française, mais sous sa
plume elle a tourné bientôt à l’Allemande, la seule femme dont Gœthe, qui avait pourtant
voyagé, ait jamais eu la notion.
Elle est là comme une étrangère dans ce sujet français de Clavijo,
taillé en tragédie par les ciseaux de Gœthe, l’éternel arrangeur, dans les Mémoires de Beaumarchais. Il nous a raconté qu’il eut l’idée de Clavijo après avoir lu ces brûlants Mémoires, et, pour se
vanter, sans doute, de la difficulté vaincue, qu’il le lit en huit jours et pour plaire
à Lily… le galant homme ! Voltaire avait fait Zaïre en vingt-deux jours, mais sans
penser à la difficulté vaincue, en descendant la montagne russe de l’inspiration. Pour
de la difficulté, si Gœthe, qui ne descend pas les montagnes russes, mais qui les
grimpe, en éprouva, il la diminua aisément, ce monsieur Sans-Gêne littéraire, en copiant
tout au long des pages entières de Beaumarchais et en les plaquant dans sa pièce, où
elles détonnèrent cruellement sur le style déclamatoire et glacé du reste de l’ouvrage.
Certes ! s’il y eut jamais des hommes dissemblables et des esprits contrastants, c’est
Beaumarchais, la flamme de l’esprit faite homme, le passionné jusqu’à la pointe de ses
beaux cheveux, qu’il avait beaux comme Mirabeau, — se ressemblant par là, ces deux
Samsons du xviiie
siècle ! — et Gœthe, ce lecturier de Gœthe, ce gratte-papier et ce coupe-papier de Gœthe, qui Coupait
une tragédie dans des Mémoires restés plus dramatiques que sa tragédie. Tout y était de
Beaumarchais, dans cette tragédie, excepté l’âme et l’esprit de Beaumarchais. Mais
conçoit-on que Gœthe, chauffé par Beaumarchais, n’ait pas trouvé, de son chef, un mot
frappant à lui faire dire et frappé à son effigie. Cependant, il faut en convenir, il y
a en Clavijo plusieurs choses qui, malheureusement, sont de Gœthe :
par exemple le dénoûment, à grand tapage mélodramatique, traduit et remanié et gâté de
Roméo et Juliette. Gœthe avait, en effet, la faculté la plus basse
des écrivains de théâtre. Il avait ce qu’on peut appeler la faculté mélodramatique, et
il s’en est servi quelquefois contre ses souvenirs de chefs-d’œuvre. Ce qui lui
appartient dans Clavijo, comme une chose peut lui appartenir, à ce
grand seigneur de l’emprunt facile, c’est la scène où Carlos reprend possession de l’âme
de Clavijo, comme Narcisse de l’âme de Néron dans Britannicus ; et
elle lui appartient d’autant plus, celle-là, que Carlos est un Méphistophélès clair de
lune, un Méphistophélès en taille douce. Résultat comique des habitudes de son esprit :
à force de traduire, d’imiter et de remanier tout le monde, Gœthe va jusqu’à se traduire
et se remanier lui-même ! Cet homme, que les Quinze-Vingts de l’admiration la plus
générale qui ait jamais existé ont pris pour un créateur, n’est qu’un Trublet colossal,
sans les épigrammes de Voltaire. Il compilait, compilait, lisait beaucoup et n’imaginait
rien, comme Trublet. Nul plus que lui, non plus, n’aimait à se reprendre en sous-œuvre,
à se tracasser, à se défaire, à se refaire. Il appelait cela de l’art.
Il a usé sa langue à lécher son petit. Il avait, quand il s’agissait de revenir sur ses
œuvres, la patience de l’insecte qui traîne son fétu et perce son lambris. Mais la
patience est particulière à l’insecte. Le génie est impatient, au contraire ; et d’un
coup d’aile il finit tout.
Et si vous voulez bien comprendre votre Gœthe, si vous voulez vous dépouiller de
l’illusion dans laquelle on vous a jusqu’ici entortillé, ne perdez jamais de vue son
procédé, ce procédé d’investigation, de recherche et de retouche, qui l’explique et qui
le suit partout, comme Marguerite. Allez ! il est très un, cet homme…
Après
Faust, Berlichingen, Egmont, Clavijo, écrits tous les quatre, comme
aurait dit. Rabelais, à grand renfort de bésicles, il a produit, dans le même genre, Torquato Tasso, Iphigénie en Tau-ride, Stella, et c’est encore moins
inventé. Le Torquato Tasso n’est certainement pas le Tasse historique,
mais est-il une création de Gœthe ?… au moins un jet de son esprit ? une pensée ?… Non !
c’est Rousseau, dont le monde était plein à l’heure où écrivait Gœthe, et auquel toute
la terre pouvait dire alors, comme dans la chanson grecque : « Tu as craché sur moi et
j’en suis tout empoisonnée ! » C’est Rousseau, passé à la double estompe de l’imbécille
platonisme de la Renaissance et de l’idéalisme allemand. Pour Iphigénie en
Tauride, cette pièce si vantée par tous les pédants, qui se reconnaissent dans
Gœthe, si pédant lui-même, elle n’est, allez ! qu’une imitation du théâtre grec, mais
qui ne lui ressemble que comme une statue de neige ressemble à une statue de marbre,
éclatant aux feux du soleil ! Enfin Stella, — où, pour la première et
l’unique fois, le muscle qui est le cœur de Gœthe semble avoir
tressailli, — Stella, la passion gâtée par la métaphysique et par la
quintessence, l’épicuréisme du sentiment, qui est toujours de l’épicuréisme encore,
c’est-à-dire un point de vue inférieur, une inspiration sans transcendance et sans
grandeur, Stella, pillerie de Werther, qui finit
comme Werther par un suicide, idée retournée de Werther où l’amant se tue, non parce qu’il n’est pas aimé d’une femme,
mais parce qu’il est aimé de deux ; Stella, Torquato Tasso, Iphigénie,
ont été composés — et c’est bien le mot — à l’aide de ces procédés de mémoire,
d’investigation, de retouche, de pointillé, de tortillé, qui sont les procédés de Gœthe,
lesquels ont leur genre de valeur, sans doute, mais ne sont point la grande manière du
génie. Aussi quel froid ces procédés n’ont-ils pas jeté dans l’œuvre de Gœthe ! Et,
comme le froid en littérature a bientôt engendré l’ennui, c’est ici que la question
soulevée au commencement de cette étude sur Gœthe se pose plus impérieusement que jamais
et demande une réponse directe : Le génie peut-il être ennuyeux ?
Son signe, que dis-je ? un de ses signes est-il l’ennui ? Ou l’ennui est-il sa mort,
son empêchement d’être, sa radicale inviabilité ? Le Torquato Tasso,
l’Iphigénie, Stella, sont de ces diluvions d’ennui auxquels l’homme le plus
solidement trempé et le plus cohérent ne saurait résister. Il s’y dissout, mais, hélas !
en gardant la conscience de l’ennui qui le noie et dont il meurt, sans en mourir. Or,
l’ennui vient de l’absence de vie. Si on vivait fort, on ne s’ennuierait pas. Mais voilà
précisément le cas fâcheux de ce grand Gœthe : il n’a pas la puissance de nous faire vivre fort. Il laisse froids même ceux qui l’admirent, qui en
conviennent tout en l’admirant. Il laisse froid parce qu’il est froid lui-même, comme
son procédé, et il l’est malgré les mots qu’il choisit les plus passionnés et les plus
brûlants, comme dans Stella, où l’ennui filtre encore, cet ennui
mystérieux, inexplicable, qui vient sur nous à travers des beautés relatives,
secondaires, obtenues par le travail et l’effort dans la plupart des œuvres de Gœthe,
et, pour quelques-unes d’entre elles que nous signalerons, tellement insupportable que
l’admiration des plus fanatiques en est déconcertée et que le livre leur en tombe des
mains.
Résumons cette partie de notre travail. Voilà, en bloc et en détail, le meilleur des
œuvres théâtrales, la fleur du panier dramatique de Gœthe : Faust, Goetz de
Berlichingen, Egmont, Clavijo, Torquato Tasso, Iphigénie et Stella. Je n’ai pas compté le Faust de 1833 (l’Enlèvement d’Hélène) ni la Fille naturelle dans ce bilan. J’ai
fait à Gœthe l’honneur de les rejeter… Le Faust de 1833 n’est pas même
compréhensible. On ne comprend pas que l’esprit de Gœthe ait pu absorber une telle masse
de puérilités mythologiques pendant toute sa vie, et qu’il ait passé le temps de sa
vieillesse à les éructer au nez du genre humain. C’est du radotage dans de
l’intempérance. La Fille naturelle est une autre aberration de Gœthe,
dans la tête de qui grouillait aussi du Diderot parmi bien d’autres grouillements.
L’incompréhensibilité dans le pompeux et le faux y est complète. Que veut-il dire par
cette pièce, dont l’idée est si obscure et le dénoûment si plat et si embarrassant que
l’honnête M. Porchat (et l’on sait l’honnêteté des traducteurs pour ceux qu’ils
traduisent) écrit, dans une note, démoralisé et la tête perdue, que Gœthe avait probablement dans l’esprit un autre dénoûment (comment le sait-il ?),
mais qu’il ne l’a pas écrit… On le voit bien.
Laissons ces drôleries de l’admiration embarrassée. N’en avons-nous pas assez comme
cela pour apprécier et faire apprécier le génie tragique du grand Gœthe ?… Il y a
maintenant à montrer son génie comique, car Gœthe se croyait l’enfant de la double
colline : il se croyait le double génie. Le touche-à-tout ambitieux qui était en lui
toucha aussi à la comédie, et il y mit sa patte d’Allemand comme un ours flanquerait sa
patte d’ours dans un travail en filigrane. Or le poète ou l’auteur comique est tenu,
avant tout, même avant d’être profond, ce qu’il faudrait qu’il fût aussi, d’être
spirituel et gai, les deux choses les plus antipathiques, les plus impossibles à
l’essence de Gœthe, assez infatué de soi pour se croire un Aristophane, mais qui ne
pouvait l’être qu’en plomb, comme son écritoire… Il a laissé à peu près un volume de
comédies, dans lesquelles on trouve les très pâles giroflées de deux à trois pastorales,
plates berquinades de Céladon pédant, fadeurs et fadaises qu’il imagina être du Florian
pondu en se jouant, comme si, tout Florianet qu’il fût, Florian
n’avait pas de l’esprit et de la grâce ! Gœthe n’eut jamais ni l’un ni l’autre. Ce patapouf allemand était absolument incapable de mettre debout le moindre
Arlequin, et Florian en a fait de charmants. Gœthe ne rappelle de Florian que l’âne de
sa fable, qui, trouvant une flûte à ses pieds et la prenant pour un chardon d’une espèce
particulière, y colla ses lourdes babines, souffla et en tira un son qui l’émerveilla
dans sa naïveté d’âme, tandis que Gœthe, pour avoir poussé son haleine dans ce trou de
flûte, ne s’est point étonné, mais s’est cru un Ménandre, — comme dans le Grand Cophte et les Complices, ses hautes comédies, il s’est
cru peut-être un Aristophane.
Eh bien, le Grand Cophte n’est pas autre chose que la fameuse affaire
du Collier, arrangée pour la scène par Gœthe l’arrangeur ! Comme tous les charlatans de
l’art dramatique, les plus grands charlatans littéraires, qui se mettent effrontément,
pour les exploiter au point de vue du succès et du bruit, à califourchon sur tous les
événements contemporains, Gœthe, qui n’eut jamais une idée à lui, Gœthe, dont on ne peut
pas dire : prolem sine matre creatam, car il est le bâtard de tout le
monde, trouva d’une habileté et d’un succès sûr de maquignonner le scandale de l’affaire
du Collier, et il le maquignonna… Il descendit l’affaire du Collier de sa hauteur
historique pour la placer au niveau d’un drame aristocratico-bourgeois. L’évêque de
Rohan fut un chanoine, la reine Marie-Antoinette une princesse quelconque (la princesse
sans nom des Allemands, qui ne voient que les titres et qui mettent des abstractions à
la scène), et Cagliostro fut le Grand Cophte, un fripon qui pouvait être comique dans
les mains de Regnard, qui ne l’est point dans celles de Gœthe. Regnard est peut-être le
seul écrivain dramatique qui ait pu faire passer à la scène un personnage aussi
dégoûtamment odieux qu’un fripon ; Regnard est le seul génie d’un comique assez franc et
assez emportant de gaîté pour faire passer au théâtre la coquinerie.
Mais Gœthe reste empêtré au fond de son coquin, dans une pièce sans esprit et sans
caractère.
Et c’est la même chose pour les Complices, — pièce à grande
prétention qui n’est qu’une pure situation tenant à la disposition scénique, — une
confusion : — des gens qui se prennent les uns pour les autres, un curieux, une femme
amoureuse et un voleur (Gœthe les aimait à la scène). Le plaisant, ici, mais qui n’est
point un plaisant neuf, c’est que le voleur caché reconnaît, au rendez-vous, sa femme,
et ne peut se trahir et se faire prendre comme voleur. L’amant arrive. La scène pourrait
être très vive sous une plume française ; mais Gœthe n’est jamais acéré. La corde de son
arc est mouillée et le trait ne part pas. D’ailleurs, tous ces amours allemands puent la
même odeur de niaiserie que dans Auguste Lafontaine. La bêtise à fond de la race
s’ajoute à la bêtise naturelle à Gœthe, et cela fait, je vous jure, un joli total… Ce
qui nuit seulement au Sganarelle des Complices et à sa situation,
c’est que ce Sganarelle est un voleur, comme le Grand Cophte, et, nous l’avons dit, le
vol à la scène est odieux, et l’odieux jette un froid… le froid de
Gœthe, qui périt dans toutes ses œuvres par le froid, comme Napoléon en Russie. Le
comique, en effet, a besoin d’être chaud, et noble à sa manière. Ce qui est bas cesse
d’être spirituel. Dans les lieux bas, les lumières s’éteignent quand elles y entrent…
Phénomène que le monde intellectuel répète, le monde matériel et le monde moral n’étant
que des répétitions de l’un dans l’autre, — des répercussions.
Quant au Général et aux Révoltés, qui complètent
les comédies de Gœthe, ce ne sont que des farces révolutionnaires ; mais, lorsqu’un
Allemand fait le farceur, c’est lui qui est la farce, comme l’oie du pâté de foie gras,
dans sa croûte, est toujours le pâté ! En somme, il n’est pas de petit théâtre à Paris
qui n’ait dans son répertoire des comédies et même des vaudevilles plus spirituels, plus
caractérisés, plus comiques que les comédies de Gœthe. On voit ce que c’est que la
couverture du pavillon pour la marchandise. Le grand nom de Gœthe couvre tout et fait
croire à tout.
Mais, après tout, le pavillon n’est qu’un chiffon au bout d’un mât, et le mât peut
casser.
Il y a à la tête de ces Œuvres complètes publiées par Hachette un
portrait de Gœthe que je crois ressemblant. Dans ce portrait, d’une certaine
coquetterie, Gœthe n’est plus jeune, mais il est très bien conservé et de mise très
soignée. Il porte la redingote aux revers de soie, la haute cravate du temps, sans nœud,
fixée par une pierre précieuse, et à travers les plis mous de laquelle se devinent,
hélas ! les décharnements d’un cou qui n’est plus digne de la sculpture. Evidemment,
malgré les dépressions de l’âge, l’homme de ce portrait fut beau dans sa jeunesse.
Les traits sont larges et réguliers, le front élevé, mais les tempes étroites ; les
pans des joues superbes encore, les orbes des yeux très brillants, mais allant aux
choses plus qu’ils ne sont chargés de choses, et réfléchissant dans leur miroir
seulement toutes celles qui se voient. Goethe est tout à la fois dans
ce portrait un vieux magnifique beau, un vieux amateur d’objets d’art,
un vieux solennel secrétaire perpétuel d’un Institut quelconque, et un vieux impresario à la majesté consacrée pour ses pensionnaires. Et, de fait,
Gœthe était tout cela de nature. Il avait cette complexité. Mais le poète ?… Cherchez-le
dans ce portrait, le Jupiter-Gœthe, le Jupiter de la convention universelle qui fit
croire à sa fausse divinité jusqu’à ce moqueur d’Henri Heine, lequel, pourtant, finit un
jour par casser son grand Manitou et en jeta les morceaux par la fenêtre. Cherchez-y les
yeux du grand poète : soit les profonds de Beethoven, ce sourd qui écoute son âme ; soit
les rêveurs de lord Byron ; soit les trous d’ombre de Milton, l’aveugle, plus beaux que
des yeux, et par lesquels passait sa pensée ! Ils n’y sont pas plus que le poète, le
créateur, l’homme inspiré n’était en Gœthe. Nous avons déjà vu si le poète était dans le
Gœthe des œuvres dramatiques. Nous allons voir à présent s’il est davantage dans
l’écrivain lyrique, où le poète — quand il y est — se juge mieux, parce qu’il ne
s’inspire que de lui seul, parce que le lyrisme est le cri ou l’épanchement de la
personnalité humaine dans sa plus intense énergie, et qu’où il n’est point il n’est pas,
poétiquement, de réelle personnalité.
Eh bien, disons-le hardiment, — car je suis plus hardi à mesure que j’avance dans cette
thèse à tout faire cabrer, malgré mes précautions, parmi les admirateurs qui portent au vent du grand Gœthe ! — ce soi-disant Jupiter poétique n’avait
pas poétiquement de personnalité. Je suis comme Heine. Je casse mon Manitou. Dans ses
œuvres dramatiques, Gœthe cherchait, comme tous les écrivains dramatiques, à s’en faire
une dans des personnages plus ou moins historiques, dans des types plus ou moins
observés, plus ou moins traditionnels ; car il n’a pas, lui, un seul personnage
d’invention comme, par exemple, Falstaff, Shylock, lago, dans Shakespeare, et pour les
autres vous savez comme il y a réussi.
Mais lorsque, pour son propre compte, il n’a plus fallu entrer dans des bonshommes
connus mais être son bonhomme à soi-même, quand il a fallu sortir quelque chose du fond
de soi et le planter dans l’âme d’autrui comme une flèche de feu, quand il a fallu être
lyrique enfin, élégiaque, épique, grandiose, idéal en son propre nom, Gœthe est toujours
demeuré court, et, qu’on me passe l’insolence de l’expression ! il a fait
couac.
Aussi, sachant son vide, connaissant son impossibilité d’être par lui-même, il se
rejetait et se retrouvait dans sa nature et dans ses habitudes intellectuelles. Il se
remettait à décrire les objets extérieurs, cet œil sans cœur et sans cerveau, comme dans
ses Élégies romaines, qui ne sont pas des élégies, mais des
descriptions de la campagne de Rome ; ou, revenant à son procédé d’imitation et de
pastiche, — la seule poétique à son usage, — il singeait assez bien
une littérature dans laquelle il avait vécu et glané, et il composait son Divan, la meilleure chose qu’il ait, je ne dis pas sentie,
mais écrite.
Lisez, en effet, son recueil de Poésie et Vérité (qui, par
parenthèse, n’est ni l’une ni l’autre), et vous verrez s’il ne ramassait pas des
inspirations partout, avec son crochet d’érudit, et s’il était autre chose qu’un
chiffonnier poétique… Comme l’idée de son Divan lui vint après une
lecture d’Hafiz traduit par de Hammer, il se prit de goût pour les fables indiennes dans
les Voyages de Dapper, — ce qui ne m’étonne point, car il y avait de
l’Indou dans Gœthe, ainsi que je le montrerai tout à l’heure. De même encore il se
balança, harpe éolienne littéraire placée au confluent de toutes les littératures, au
vent de la mythologie du Nord, qui le ravit (nous dit-il) par le côté humoristique d’une
poésie qui avait inventé des géants et se moquait des dieux, — l’impiété étant en lui au
même degré que le polythéisme, ce jour-là, esprit ouvert à tout venant qui ressemblait à
une auberge dans laquelle toute idée quelconque pouvait passer la nuit.
Le premier volume de M. Porchat, qui contient toutes les poésies lyriques, donne, à
cela près de l’expression rhythmique et grammaticale, tout ce qui constitue la poésie de
Gœthe. On ne l’avait guères jugée, en France, que sur deux ou trois échantillons : la
Fiancée de Corinthe, le Pêcheur, etc., choisis par
madame de Staël, l’aumônière de Gœthe, laquelle leur avait fait la charité d’une
embellissante traduction, comme en fait la charité à un homme nu en lui donnant et en
lui brodant des culottes. Mais, dans le volume de M. Porchat, on a traduit sans
embellissement toute la masse poétique de Gœthe dans son essence et dans son
intégralité. Eh bien, — je vous défie de ne pas l’avouer ! — il n’y a là que mythologie
rebattue, vulgarité d’images, niaiseries sentimentales, — le niais et le retors
s’agençant très bien dans Gœthe, — comme nous en trouvons dans les Almanachs des Muses
et autres recueils de romances et d’idylles du siècle dernier.
Lorsque nous abordons, en ce moment, cette masse poétique, savez-vous quelle incroyable
évocation se fait tout à coup dans la pensée ?… Ni plus ni moins que les gravures
représentant les Quatre Saisons, coloriées, que nous avons vues pendant vingt ans dans
toutes les auberges de France, tous les Grévedons sur la Jeunesse, la Beauté, la Grâce,
le Sourire, l’Amabilité, etc., avec des mièvreries, des mignardises, des affectations
inconnues à Grévedon. Et, à travers tout cela, pas un mot venant du cœur, des
entrailles, d’un sentiment ou d’une pensée quelconque. Et voilà pour ce qui est
intelligible.
Mais il y a, dans Gœthe (Prophéties de Bacis, par exemple), toute une
partie si absolument incompréhensible que le traducteur lui-même, l’honnête M. Porchat,
qui est si honnête, ne se permet pas de l’interpréter ou de l’expliquer. Nous en avions
averti déjà : dans le Faust de 1833 le traducteur, M. Porchat, s’était
légèrement senti matagrabolisé, le pauvre homme ! Mais dans les Prophéties
de Bacis, c’est bien une autre affaire. Tout accoutumé qu’il soit à l’allemand et
à Gœthe, ce vertueux forçat de la traduction, pour le coup déchaussé de cervelle, sombre
entièrement dans cette mer ténébreuse de charades et de logogriphes. L’oracle de ce
poseur en Dieu de Gœthe n’a plus de sens même pour M. Porchat. Les Prophéties de Bacis sont la plus impertinente gageure qu’un homme ait jamais eu
l’idée de proposer au genre humain. Quant aux Distiques, ce sont des
sentences et des proverbes tellement vulgaires et ramassés au tas qu’ils ne méritaient
pas d’être versifiés, même par Gœthe. Almanach en morale que ces Proverbes, comme les poésies lyriques sont des Almanachs des Muses ou des Grâces
en vers. Et le tout, pour achever, recouvert de cette forte obscurité germanique qui est
restée sur les Germains depuis leurs bois primitifs jusqu’à leurs traités actuels de
philosophie.
Or, puisque j’ai lâché ce mot de philosophie, qu’on trouve embusqué derrière tout nom
allemand ou toute chose allemande, j’oserai me permettre la généralité suivante, que je
vous supplie, vu la grosseur du cas de Gœthe, de me pardonner.
Si misérable que soit la poésie ou la prose d’un écrivain, on peut toujours la
rattacher à une philosophie générale quelconque dont elle est sortie. Si mince que soit
un homme ou un écrit, il y a en cet homme ou en cet écrit une chose qu’il a faite ou
qu’il n’a pas faite, un principe d’instinct ou de réflexion, qu’il sait ou ne sait pas, peu importe ! mais qui domine ses
facultés, son talent, son génie, ou même sa bêtise. Vague, si vous voulez,
inconséquente, aussi mince elle-même que vous pouvez la supposer, cette philosophie,
involontaire et inévitable, ne peut pas ne pas être. Eh bien, quelle
est-elle, cette philosophie, dans l’esprit de Gœthe ?
C’est la philosophie de l’Orient, c’est la résignation pusillanime à tout
ce qui est, c’est la jouissance ruminante de la vie ; et la vie, c’est l’ensemble
des choses dans lequel la personnalité expire sans douleur. C’est la noyade du
bouddhisme dans l’infini. Chose singulière, Gœthe, cet homme qui tenait tant à sa place
au soleil et qui l’a eue si belle, cet égoïste qui s’est mis à côté de chaque événement
pour ne pas troubler son bonheur, cet arrangeur de toutes choses, depuis ses Poésies sans élan jusqu’à sa maison et ses bibelots, avait la
philosophie des fakirs, mais sans en avoir le mysticisme. Pour parler le patois
allemand, l’objet emportait le sujet, mais le sujet
n’avait pas l’ardeur de facultés qui plonge dans l’active contemplation de la Nature. Il
ne la contemplait que par dehors, comme un photographe qui veut la reproduire, non comme
un mystique qui veut la comprendre. Il avait lu Spinoza et s’en était affolé, si on peut
dire s’affoler quand il s’agit d’une âme aussi tranquille que celle de Gœthe. Il s’était
même brouillé avec Jacobi, l’auteur des Choses divines, parce que
Jacobi croyait que la Nature cachait Dieu, tandis que lui, Gœthe, croyait que la Nature
était dans Dieu et Dieu dans la Nature, ce qui est le panthéisme indou aussi bien que le
panthéisme allemand. Le Dieu-Nature, qui ne fait comprendre ni la Nature ni Dieu, il
l’accepta, sans bien s’en rendre compte (il n’en était pas capable), comme une solution
qui mettait à jamais son esprit en repos ; mais c’est trop lui faire honneur que de
croire qu’il fût autrement spinoziste. Lorsqu’il se trouvait à bout d’idées ou sans
idées (ce qui était beaucoup plus fréquent), il se pipait et pipait les autres avec les
mots nature, vie, ensemble et force des choses. Mais
le vague allemand pesait sur lui, et il entassait nuées sur nuées : Jupiter, puisque les
sots l’ont pris pour Jupiter, mais assemble-nuages
et non pas porte-foudre !
Et c’est ainsi que l’Indou, dans Gœthe, va apparaître. Les travaux philologiques de ces
derniers temps ont fait croire aux savants qu’il y avait des rapports de race et de
langue entre les Allemands et les Indous. On se bat là-dessus et on se bouscule, en ce
moment, entre mandarins, et, comme Scaliger le disait des Basques, on prétend qu’ils
s’entendent. Gœthe serait une preuve de cela. Il y a de l’Indou en lui, mais tempéré par
la choucroute. Sa nature n’est pas une, mais mêlée comme son talent, qui est de l’ordre
composite et même confus. Il n’a pas fait le saut de Leucade à fond dans le bouddhisme,
mais il y a trempé les extrémités de son esprit. L’abîme lui a fait peur, à cet homme de
surface. Grec de fantaisie parce qu’il est extérieur, il se gendarme, dans ses Pensées poétiques (1er volume), contre les idoles
indiennes et l’art indien de tempérament, — je ne dis pas de génie, le génie indou, et
même tout le génie de l’Orient, étant ce qu’il y a de plus opposé à ce qu’en Occident
ceux qui pensent ont l’habitude d’appeler du génie.
Il était done Indou par le fond de son être, ce glorieux Allemand. Le Jocrisse indou
s’ajoutait dans sa boîte d’allemand au Jocrisse germanique, et, ne riez pas !
Et garde-toi de rire en ce grave sujet ! il est tellement Indou, ce grand national de
Germain, qu’à la page 335 de ses Mémoires il professe les belles
choses que voici : « L’humanité tout entière est l’homme véritable, et pour
être heureux et content l’homme n’a besoin que de se sentir dans l’ensemble… »
Hé ! hé ! qu’en dites-vous ? N’est-ce pas adorable ? Méthode de bonheur qu’il n’a pas eu
beaucoup de peine à s’appliquer, — lui, le Pangloss, car il est Pangloss, que les
circonstances ont dorloté depuis sa naissance jusqu’à sa mort, — mais qu’il appliquait à
ses amis et connaissances. C’est comme si le mouton ne se sentait
mouton que dans le troupeau, mais pas seul, au bout de son pré ! Et encore, les
moutons, malgré leur réputation de bêtise, ont au moins le sentiment
personnel de l’herbe qu’ils mangent, tandis que le raisonnement de cet auguste et
tout-puissant Gœthe est le raisonnement du zéro, qui, parmi les zéros, se console de
n’être pas une unité.
Franchement, une telle philosophie, qui est le fond du sac de la
pensée de Gœthe et qu’on retrouve plus ou moins à l’état torpide sous toutes les phrases
que Gœthe ait écrites en prose ou en vers, ne peut pas donner une bien grande idée de la
précision de son talent et de la dignité de sa vie. Son talent, nous venons d’en parler
et nous en parlerons encore. Sa vie, il l’a racontée dans ses Mémoires, dont nous parlerons, et qu’il a écrits avec le double soin prudent de sa
position dans la vie et de celle qu’il voulait se faire dans l’immortalité. Le poseur que Gœthe n’était peut-être pas naturellement, mais que ses
admirateurs ont fait de lui en l’admirant trop, cachait soigneusement le creux de son
être sous l’air olympien, comme Talleyrand, qui n’était pas moins creux, cachait le sien
sous sa : pose indolente et railleuse de grand seigneur blasé et qui en
avait vu bien d’autres…
Il y a, en effet, beaucoup de ressemblance entre Gœthe et Talleyrand, ces deux âmes de
princes ! Gœthe est un Talleyrand littéraire, monté sur cravate aussi comme Talleyrand.
Seulement, s’il avait la fameuse cravate qui faisait dix-huit tours, il n’avait pas de
Talleyrand l’impertinence du port de tête et cet œil fascinateur, à moitié clos, de la
vipère languissante, parce que ce sont là des choses spontanées et naturelles que
Talleyrand avait, — des dons de Dieu ou du diable ! — et que rien n’est spontané et
naturel dans Gœthe, cet acteur d’opéra, toujours devant une glace, et dont la pensée
fixe fut, toute sa vie, d’ajouter à son éducation première et à ses
effets de renommée. Dans Gœthe, l’érudit, qui envahit tout, n’étouffa pas le
poète, par la bonne raison qu’il n’y avait point de poète à étouffer en Gœthe ; mais
l’érudition, qui se frottait à tout et remportait de tout de la poussière, quelquefois
brillante, sur ses grosses ailes de papillon de nuit, — car l’érudition travaille à la
lampe, qui sent l’huile, — oui ! l’érudition fit croire à Gœthe, s’il
le crut, et au public, qui le croit encore, qu’il y avait vie de poète dans ce plâtre
humain, quand il n’y avait qu’une figure et qu’une apparence. Et ici aucune épigramme,
mais de la justice : Gœthe n’est ni purement un poète ni purement un érudit, mais il est
le mélange assez rare et neutre des deux. C’est une espèce non pas d’airain de Corinthe,
mais de carton-pâte de Corinthe. Combinaison très particulière d’éléments qui donne
Gœthe, et qu’on méprisera peut-être autant qu’on la vante quand ces éléments seront
désagrégés.
Car, il faut revenir sans cesse à cela, quand on a carré et cubé à un homme une telle
gloire, il faut que la Critique ne craigne pas de se répéter et de traîner derrière son
char neuf fois autour des murs de Troie le cadavre de ce faux Hector. Gœthe n’est pas
poète comme le mot l’implique, c’est-à-dire créateur. Il ne l’est nulle part, ni dans
aucun ordre d’idées, ni dans aucun ordre de faits. Tenez ! qu’on cite de lui un
caractère, méritant ce nom de caractère par la profondeur de son unité ou de sa
complexité. Qu’on cite de lui une situation nouvelle, à laquelle, avant lui, personne
n’aurait pensé ! Qu’on cite de lui un mot, — un de ces mots qui retentissent le long des
siècles une fois qu’un homme les a prononcés, comme le Qu’il mourût,
du vieux Corneille, le Ventrem feri de Tacite, le « Il
n’a pas d’enfants » de Shakespeare ! Citez cela, cherchez cela dans tout Gœthe,
vous ne le trouverez pas. Le bagage poétique de Gœthe qu’on déballe aujourd’hui, et qui
ne soit pas un amoncellement de choses ridicules et vulgaires, fastueusement avortées,
se compose exactement, en comptant sur nos doigts, de trois à quatre pièces d’accent
poétique sincère à travers des torrents d’emphase et de faux, — puis du Divan, excellent pastiche obtenu comme un fort parfum de toutes les
herbes de la Saint-Jean de l’érudition attentive, — et, finalement, de la bucolique
descriptive d’Hermann et Dorothée, malheureusement empâtée de cette
allemanderie patriarcalement bourgeoise qui endimanche si lourdement le naturel de Gœthe
quand il a la bonne volonté d’être naturel, mais, après tout, description bien faite,
digne de l’oculaire Gœthe, qu’ils ont appelé Jupiter et qu’il fallait plutôt appeler
Ophthalmos, car Gœthe n’aurait jamais pu être Milton : on l’eût tué en lui crevant les
yeux ! J’ai tout compté. Or, qu’y a-t-il là-dedans qui révèle le grand poète créateur,
le poète indiscutable et souverain ? Il pourrait être, il est vrai, dans le romancier,
puisque Gœthe a fait des romans. Eh bien, regardons-y ! Voulez-vous y voir ?
Le romancier est, en effet, créateur à la manière des poètes. Il peut être lyrique,
dramatique comme le poète, et même c’est notre dernier poète actuel dans la prose qui
monte, déferle et engloutit tout. En cet instant de mœurs littéraires et de civilisation
prosaïques, le romancier pourrait être notre dernier poète épique
s’il avait la langue spéciale et nécessaire du vers. Byron l’avait, lui qui fut un
romancier en vers, et c’est pour cela qu’il est Byron. Mais figurez-vous un Balzac avec
la puissance de vers de Byron, et devant un pareil idéal pensez un peu à Gœthe, qui
voulut aussi être romancier !
Il a écrit trois romans : Werther, Wilhelm Meister et les Affinités électives. Werther, qui fut le coup de pistolet du siècle à
mettre avec le coup de canon Krupp du Faust. Le Wilhelm
Meister, bien moins lu, moins célèbre, mais plus long. Et les Affinités électives, qui ne sont pas lues du tout, malgré madame de Staël, qui
les voulut tirer de leurs limbes et de la brume de leur nom allemand ; car le titre
français et clair des Affinités électives serait : les Concubinages du sentiment. Ces candides Allemands, ces faux bonshommes
d’Allemands, ont inventé la métaphysique pour cacher leur hypocrisie. Ils sont futés,
quoique lourds et benêts. La métaphysique, c’est le capuchon de leur immoralité
lorsqu’ils sont immoraux. Werther fut écrit en pleine jeunesse, quand
les facultés sont le plus à feu dans des hommes vivants ; mais ce beau lymphatique de
Gœthe n’a jamais vécu… Il était à Strasbourg. Il y suivait des cours : depuis les cours
de droit jusqu’aux cours de danse, maniaque déjà de curiosité, baguenaudeur et pédant,
préludant à ce grattage d’érudition en toutes choses qui est la marque de fabrique de
son talent et de ses œuvres. Un ami, de plus de passion qu’il n’en eut jamais, se fit,
dans un désespoir d’amour, sauter la cervelle, et, sous la dictée de ce coup de
pistolet, Gœthe, dont le destin était de ne jamais écrire que sous la dictée de
quelqu’un ou de quelque chose, partit du Werther, et à l’homme
passionné qui fut son ami il mêla son moi, à lui, ses affectations,
ses puérilités, son sentimentalisme, sa froideur et jusqu’à son grec. Werther faisant du
grec comme Vadius et Gœthe ! Genre de sauce, bien allemande, celle-là, qui n’empêcha pas
le public d’avaler le poisson… Le succès fut prodigieux partout, mais particulièrement
en Allemagne, où les livres ont une énorme influence et s’impriment aisément sur ces
têtes de papier.
On s’y tua par imitation, comme aussi un jour on s’y fit brigand par imitation des Brigands de Schiller. Dans Werther commença de poindre
la Marguerite de l’avenir sous le nom de Charlotte, la femme élémentaire et allemande
signalée déjà tant de fois en cette étude, l’éternel féminin, comme
l’appelle Gœthe, et que moi j’appelle plus justement « le têtard féminin » ! Elle
n’était pas plus inventée dans Werther que le coup de pistolet. Elle
était de la sphère très bourgeoise où cet astre de Gœthe roulait alors. Il n’avait pas
eu beaucoup de peine à trouver cette beurrière de tartines dans les
femmes qu’il voyait à cette époque, pas plus que celle-là qui emporte partout son tricot
dans Wilhelm Meister et qu’on peut appeler le « Tricot perpétuel ». A
part l’aventure du dénoûment, Werther, pour un accoucheur du génie,
est tout Gœthe en germe, avec toutes ses facultés et tous ses défauts en puissance.
C’était Gœthe, avec son absence de passion vraie et sa présence de déclamation fausse,
qui n’est pas même à lui, car elle est à Rousseau, à l’inflammatoire et putride
Rousseau, dont la jeunesse du temps était infectée. C’était Gœthe, avec ses
insupportables prétentions à la simplicité et à la nature, avec son pédantisme de
moralité sensible, avec sa vanité souffrante de petit bourgeois qui n’était pas encore
monsieur le Conseiller de Gœthe et son amour crédule et puéril des petits détails de la
vie qui auraient dû empêcher l’homme, ainsi décrit, de se jamais tuer.
Tel qu’il est, pourtant, ce petit roman, qui, quand on le lit maintenant après des
romans comme ceux de Balzac qui sont des mondes et des sociétés tout entières, paraît
aussi fané, aussi pâli, aussi démodé que les rubans roses du corsage de Charlotte et que
les culottes jaune serin de Werther, tel qu’il est, pourtant, c’est encore le meilleur
des trois romans de Gœthe. Évidemment cela ne vaut pas le René de
Chateaubriand, qui ne se tue point, qui ne tapagea pas comme Werther,
qui ne fit pas même le bruit d’Atala. Mais enfin Werther, malgré sa facile composition à bâtons rompus, est un livre qu’on peut
ouvrir encore avec un intérêt d’intelligence et peut-être une émotion de sensibilité,
tandis que le Wilhelm Meister et les Affinités
électives ne sont pas des livres, même mauvais, mais des choses sans nom,
inénarrables, illisibles, — et à aucun degré quelconque des compositions.
Oh ! il faut être net quand on touche à cette mystification du génie de Gœthe, et je le
serai. D’honneur, il est impossible de croire que ceux qui parlent de lui avec le
respect qu’on doit au génie aient lu, — oui ! aient lu et aient achevé le Wilhelm Meister et les Affinités électives. Je jurerais, sur
l’esprit de madame de Staël elle-même, comme sur un reliquaire, que cette ardente femme
n’avait pas lu Wilhelm Meister d’un bout à l’autre. Elle ne l’aurait
pas pu, avec son esprit de feu. Elle a pris là-dessus, ou là-dessous, ou là-dedans,
cette petite Mignon qui n’y est qu’une larve, et soufflé deux ou trois phrases
charmantes sur ce pauvre petit être presque inorganisé de Goethe, et elle en a fait
cette création de rose malade qui est la seule chose vivante de ce chaos d’êtres sans
figures qui roulent, on ne sait plus dans quoi, au milieu de cette cohue de notions, de
connaissances et de théories qui font l’effet d’un sabbat de fous dans du bric-à-brac
renversé. Il faut ne pas trembler avec les mots : le Wilhelm Meister
et les Affinités sont des phénomènes de sottise. On perdrait son temps
et son honneur à vouloir les analyser. Pour les Affinités électives,
je l’ai dit, c’est le concubinage consenti entre quatre ou cinq Mormons qui s’entendent.
Gœthe avait deviné les Mormons. Le Wilhelm Meister, c’est le
cabotinisme d’un homme qui a toujours mis la comédie au-dessus de la vie et le comédien
au-dessus du héros ; c’est du cabotinisme exaspéré, insensé, mais ennuyeux, ce qui n’est
pas permis au cabotinisme. Il est tenu d’être amusant. C’est de l’ennui dans des
proportions inconnues, du laudanum, non plus par bouteilles, par pintes et par pots,
mais par tonnes, — la tonne d’Heidelberg !
Et cette immensité d’ennui dont je reconnais en Gœthe la puissance, c’est la seule
manière dont il ait été créateur.
Avant de poursuivre cette étude sur Gœthe que je veux mener à bien, je hasarderai une
observation, non pour me donner le courage de continuer, — je l’avais en commençant
cette étude et quoi qu’il pût arriver, — mais pour redoubler en moi le
plaisir d’un travail sincère, qui n’a pas encore rencontré, que je sache, de
contradicteur4.
Franchement, je m’attendais presque à du scandale, — au moins à des réclamations et à
des contradictions de toute espèce, dans la sphère d’action, si bornée qu’elle soit, où
je me meus. Il me semblait que je ne toucherais pas à ce Dieu de Gœthe avec cet athéisme
sans que la religion qu’on a pour lui se révoltât. Et, cependant, j’ai eu cette chance
que personne ne s’est offensé de mon irrévérence quand j’ai secoué cette grande idole
pour montrer qu’elle sonne creux… Même quelques-uns de ses admirateurs nominatifs m’ont soufflé tout bas : « Nous pensons comme vous ». Si bien que je
puis avoir dit le mot de tout le monde, quand, une fois, il sera dit… et attaché ce
grelot, qui peut devenir une grosse cloche.
Étonné, tout d’abord, de cela, j’ai fini pourtant par le comprendre. La gloire de
Gœthe, cette énormité, ce mensonge, auquel les menteurs eux-mêmes se sont pris ; cette
gloire pour laquelle on n’a pas trouvé de socle assez haut, et qu’on a perchée sur un
obélisque et reléguée là à poste fixe, est trop loin de tout le monde et ne tient aux
entrailles de personne. Cette gloire est froide comme la convention, comme
l’éloignement, comme le talent même de Gœthe. C’est un marbre poncif,
une tradition déjà morte d’école… On dit : « le grand Gœthe », et c’est tout. Les
imbécilles, qui s’usent la langue sur le granit d’un mot, lèchent celui-là sans que cela
leur rapporte la moindre titillation de plaisir. Un jour on s’est battu pour Gluck, un
autre jour pour Piccini… mais pour Gœthe on restera tranquille, il n’y a que la vie pour
engendrer la vie, le feu pour faire l’incendie. Gœthe n’a pas dans le talent un atome de
pétrole. La gloire de Voltaire, plus ancienne que celle de Gœthe, est chaude encore.
Elle fume toujours des imprécations de Joseph de Maistre, cet inquisiteur d’Etat qui l’a
brûlée et qui pourrait recommencer. De malheureux et piètres voltairiens, grenouilles
vidées comme Celles de Spallanzani, sont galvanisés et remuent encore au nom de
Voltaire. Pour ma part, j’ai connu, étant enfant, un vieillard qui en était plein, qui
en débordait, de Voltaire ! C’était un vieux peintre de beaucoup d’esprit et de talent,
lequel gouvernait un musée : « Voyez-vous, — disait-il, tout pâle d’émotion, tremblant,
chevrotant, mais sublime, parce qu’il était ému et vrai, — voyez-vous cette vieille
main ?… Elle a eu l’honneur de toucher, le jour de son triomphe, au vitchoura de
Voltaire ! » Et il la baisait, cette vieille main ridée et sèche, comme un vieillard
amoureux eût baisé la main rose de la jeune maîtresse qui l’aurait rendu insensé. Je
doute fort qu’aucun vieillard de ce temps-ci se baise la main avec cet enthousiasme pour
avoir touché au vitchoura de Gœthe, — de Gœthe à qui je viens, moi, de retourner, pour
voir ce qu’il y a dessous, le grand et solennel manteau dans lequel on le drape, et, ma
foi ! sans cérémonie et comme si c’était le plus vulgaire casaquin.
Nous avons vu qu’il n’y avait, sous ce manteau trop sculptural, ni le grand poète
dramatique, ni le grand poète lyrique, ni le grand romancier, ni le grand philosophe, et
nous allons continuer de sortir des plis majestueux de ce manteau les autres prétentions
qui s’y carrent.
Gœthe avait celle de l’universalité. Il jouait au Voltaire. Seulement il n’avait de ce
diable de Voltaire ni le mouvement, ni la souplesse, ni l’abondance, ni la facilité, ni
la grâce de singe éparpillant la lumière, ni tout ce flou intellectuel qui distingue Voltaire et que n’eut jamais ce grand sec et
pédant de Gœthe. C’est même une chose digne de remarque qu’un homme qui a voulu
traverser, comme je l’ai dit, toutes les catégories de l’esprit humain, ait si peu
d’abondance que Gœthe, et n’ait laissé, après quatre-vingts ans de vie, qu’une dizaine
de volumes… Je sais bien que l’abondance n’est une grande chose que par le mérite des
œuvres qu’elle donne ; mais enfin, dans les choses de peu de mérite, Gœthe n’a pas cette
faculté de l’abondance qu’a eue, chez nous, par exemple, cette sous-ventrière lâchée
d’Alexandre Dumas. Évidemment, en comparaison d’un homme comme Dumas, Gœthe est un
esprit constipé. Sentait-il qu’il l’était ? Toujours est-il qu’il a écrit cette phrase
inouïe : « Écrire est un abus du langage », et qu’il est mort préférant le dessin, cette
langue des yeux, à la langue des mots, à la langue rationnelle du sentiment et des
idées. Cet esclave d’un organe unique, qui a écrit encore, dans son Voyage
d’Italie, qu’il « n’aimait ni les anciens ni l’histoire, parce qu’on
ne voit pas l’histoire », déclaration d’un matérialisme inférieur, sinon même
grossier, ne pouvait pas rester à Weimar, trônant comme Trissotin (car il a été
Trissotin comme il a été Trublet) parmi les Cathos, les Bélise et les Philaminte
allemandes. Pour obéir à sa nature, si elle eût été impérieuse, il eût dû être un
voyageur à la Humboldt, — un voyageur infatigable, tout le temps qu’il y aurait eu dans
le monde quelque chose à voir.
Eh bien, voyageur, il l’a été, comme il a été tout, dans les proportions de sa
médiocrité naturelle, dans ces proportions chétives de curiosité enfantine ou sénile et
de baguenauderie qui suffisaient à ses facultés d’érudition, lesquelles ne bouillirent
ni ne jetèrent jamais par-dessus bords, mais toujours mijotèrent ! Ses Voyages de Suisse, de France et d’Italie, ne classent pas très haut Gœthe comme
voyageur.
Son Voyage de France, il le fit en 1792, avec le duc de Brunswick,
sans fonction précise que celle de curieux à la suite du prince dont il aurait été
l’historiographe s’il eût moins méprisé l’histoire. Ce Grippe-Soleil de la
suite de Monseigneur ne grippa que la pluie et la boue de cette
campagne où les Prussiens furent trempés et détrempés jusqu’à disparition complète ; et
son récit, que nous avons, est aussi ennuyeux et aussi morne que cette boue et cette
pluie… Le Voyage en Suisse (antérieur à la campagne de France) n’est
guères que la description de quelques glaciers et de quelques effets de neige. Mais le
grand paysagiste à la façon de Chateaubriand, de Bernardin de Saint-Pierre et de Maurice
de Guérin, n’y est jamais. Ce qu’on trouverait peut-être de mieux dans ce Voyage en Suisse, c’est quelques intérieurs d’auberge ;
seulement on se demande ce que ces intérieurs seraient devenus sous la plume de Walter
Scott, avec sa sublime bonhomie. L’œil de Gœthe, de cet homme conformé
pour ne comprendre que ce qu’il voyait, l’œil de Gœthe n’était pas conformé à son tour pour prendre et étreindre autre
chose que ce qui était petit. L’horizon et ses immensités lui parlaient moins qu’un
schiste ou l’organisme d’un insecte. Quand il voit la mer pour la première fois, à
Venise, vous vous attendez à un grand cri de poète. Ah ! bien oui ! Il dit
tranquillement : « La mer, c’est un grand spectacle », et il consacre immédiatement une
page aux crabes et aux coquillages. Naturaliste, c’est vrai, mais qui allait de
préférence et de sympathie aux petites créations plutôt qu’aux grandes. Naturaliste à
microscope plus qu’à longue-vue, qui regardait encore plus qu’il ne voyait ; myope
attentif et chercheur d’atomes, qui, s’il ne s’était bouté le nez sur l’objet, ne
l’aurait même pas aperçu.
Et c’est pour cela que la beauté humaine exprimée par l’art, la beauté faite de main
d’homme et localisée dans un petit espace, lui était plus chère que la beauté divine de
la grande Nature flottant autour de nous dans les espaces illimités et éternels ! Et
c’est aussi pour cela qu’il s’en préoccupait bien davantage. Au milieu de tous mes
mépris pour Gœthe, pour ce faux grand homme multiface, taillé octogonalement comme un
palais par une critique de fantaisie, j’ai dit que je resterais juste, et je le serai en
reconnaissant qu’en matière d’art il est sorti parfois de sa médiocrité originelle et a
dépassé le niveau intellectuel qui fut le sien et qu’il ne s’agit plus à présent
d’élever. Ce fut dans son Voyage de Rome que le sentiment de l’art
commença d’entrer dans cette âme septentrionale d’Allemand, glacée et brumeuse. On
dirait qu’il a écrit pour lui-même cette phrase : « L’homme le plus
ordinaire devient à Rome quelque chose. On y naît de nouveau et l’on reporte ses
regards sur ses anciennes idées, comme sur ses souliers d’enfant »
L’expression est même plus jolie, pour dire une chose vraie, qu’elle n’a coutume de
l’être sous cette plume solennelle et vague. Cependant il ne renaquit
pas de manière à comprendre toutes les poésies de cette Rome qui le faisait renaître. Il
ne renaquit pas de manière à comprendre, par exemple, les poésies romaines du
catholicisme. Sa renaissance s’arrêta net ici.
Toutes les beautés transcendantes du culte catholique glissèrent sur son âme, dit-il,
comme sur un manteau de toile cirée (sic). Et la comparaison du
manteau était de trop, car l’âme de Gœthe n’est, elle-même, de nature, qu’une toile
cirée. Le Diogène protestant qu’il s’est tant vanté d’être dit au catholicisme, comme
l’autre Diogène à Alexandre : « Ote-toi de mon soleil ! » mais, plus badaud que le Grec,
le moderne ajoute : « Tu me caches l’humanité ». Gœthe, en effet, est un humanitaire
dans le sens le plus niais de ce mot si niais. Son humanité, comme dit Sterne, ne lui a,
il est vrai, jamais coûté un sou (j’aime mieux celle de Vincent de Paul). Mais enfin il
l’ajoutait, pour l’honneur de la philosophie allemande, à cet épicuréisme d’art qui lui
faisait trouver la forme humaine la plus belle des formes possibles, — car le païen grec
fut en lui plus fort, à Rome, que le païen hindou. Quoiqu’il s’y fût inspiré en matière
d’art de Winckelmann, comme en art dramatique il s’inspira plus tard de Shakespeare, il
s’y montra pourtant critique plus dextre, plus pénétrant, plus personnel qu’il ne devait
jamais être, le critique littéraire, dans Gœthe, n’étant digne que de la plus profonde
pitié. Les Entretiens d’Eckermann, publiés en ces derniers temps, nous
ont assez divertis, quand ils parurent, par les colossales balourdises sur la
littérature française contemporaine qui s’y prélassaient, comme des baleines nageant,
sur la mer, au soleil. Quoique la pensée de Gœthe, quand elle n’est pas une bêtise,
carrée ou sphérique, d’un poids énorme, ne soit guères qu’une espèce de fumée
intellectuelle qui ressemble plus à de la pensée qu’elle n’en est réellement, il y a
dans ses critiques d’art, sinon de grandes lueurs, au moins, ici et là, parfois de
l’étincelle. Il y écrit sur l’Apollon du Belvédère : « Le souffle sublime de la vie, la
jeunesse éternelle, la jeune liberté ne sont pas dans le plâtre : il faut le marbre,
dont la transparence fait chair… » Observation juste, qu’on peut lui appliquer, à lui,
Gœthe, chez qui le talent n’a jamais la transparence qui fait chair.
Il appelle le groupe du Laocoon « une idylle tragique ». Mot heureux. Et ce qu’il dit de
ce chef-d’œuvre peut se lire encore après le livre de Lessing. Mais pourtant qu’il est
loin de Lessing par la plénitude de la tête qui l’a pensé, par le mouvement d’idées, par
l’enthousiasme ! Ah ! l’enthousiasme, c’est ce qui a toujours le plus manqué à Gœthe, à
cette nature d’antiquaire qui fut plus heureuse de voir Rome que de voir la mer, à cette
âme sans passion, meublée de manies, qu’il arrangeait comme une chambre et époussetait
comme un musée ; à cette âme qu’il tenait d’un père baguenaudeur comme lui en art et en
littérature, et d’une mère affectée, douce égoïste, qui ne voulait pas qu’on lui parlât
de son fils quand, enfant, il était malade, parce que (textuel) « cela faisait mal à ses sentiments… » Deux âmes qui n’étaient pas capables d’en faire
une troisième, et qui, aussi, ne firent que Gœthe.
Il croyait cependant en avoir une, — une âme ; ce qui prouve, du reste, qu’il n’était
pas un plus grand critique sur lui que sur les autres. Dans un jour de fatuité insensée,
ne s’est-il pas comparé, lui, le tiré à quatre épingles, à cet orageux artiste, profond,
enflammé, vagabond, d’Albert Dürer, à ce magnifique bohème qui, en Italie, échangeait
des tableaux superbes contre des perroquets, et, pour s’épargner des pourboires,
improvisait des portraits, qui sont des chefs-d’œuvre, avec les têtes des domestiques
qui lui apportaient des assiettes de fruits !
Quel rapport pouvait-il y avoir entre Gœthe et Albert Dürer, ces deux antipodes ? « Le
sort de ce fou — (il l’appelait fou, preuve qu’il ne lui ressemble
pas, ) — me touche, parce que c’est le mien », — ce qui est impudent et comique. — « Il
est vrai que je sais un peu mieux me tirer d’affaire », reprend-il avec le sourire
satisfait de l’homme entendu. Et revoilà Gœthe tout entier revenu, le vrai Gœthe,
l’habile homme, le metteur éternel en œuvre et en scène, pour qui la vie a toujours été
de se tirer d’affaire, et qui, parbleu ! s’en est toujours assez bien
tiré.
Quand on a de l’âme, on ne s’en tire pas ; on y reste… déchiré, en morceaux ; mais
c’est-il ce qui fait l’artiste sublime ! L’artiste sublime est toujours plus ou moins
saignant des coups de la vie. C’est la règle, depuis Homère jusqu’à Byron. Gœthe n’a
jamais saigné des coups de la sienne. Il l’avait assez capitonnée pour ne pas pouvoir
s’y cogner. Il avait pris ses précautions contre elle. Prudent, comme un serpent qui
craint pour sa queue, il fermait la main sur la vérité quand parfois il en attrapait
une, — espèce de Fontenelle, moins la grâce, avec un air de charlatan majestueux que le
bonhomme Fontenelle n’avait pas. C’est lui, prudent comme ce serpent qui est le Diable,
qui disait que sur Dieu et sur les choses divines le meilleur était de ne pas parler…
Éternelle femme de ménage de son bonheur comme de son esprit, et assez adroit pour ne
rien casser sur l’étagère de l’un et de l’autre, il savait se mettre à l’écart de tous
les événements qui pouvaient troubler ou menacer son immobile tranquillité. Il passa sa
vie dans la contemplation de son glorieux ombilic, bien plus que les moines du mont
Athos, et ce qu’il y eut de plus bouffon que la contemplation de ces pauvres moines,
c’est que toute l’Europe se mit, en rond, à genoux, devant ce glorieux ombilic ! On lui
a reproché d’avoir écrit le prologue d’Essex le jour de la bataille de
Leipsig, mais ce n’est pas moi qui lui ferai ce reproche. Je trouve très beau que
l’artiste vive dans son rêve. Je trouve très beau à notre Balzac, rencontré, pendant les
trois jours de juin sur les ponts où il pleuvait des balles, par un ami qui lui
reprochait de n’être pas préoccupé des malheurs publics et de la Révolution, de répondre
comme il répondit : « Mon cher, je fais en ce moment une chose plus difficile qu’une
révolution, c’est le mariage de M. de Vandenesse avec mademoiselle de Mort-sauf »,
Seulement, pour revenir à Gœthe, son rêve, à lui, ne fut jamais une absorption. Il ne se
fût pas laissé tuer, comme Archimède, dans Syracuse. Il se serait tiré
d’affaire, là comme ailleurs. C’est cette absence d’âme, bonne pour la vie, mais
un peu moins bonne pour le talent, qui probablement l’empêcha d’être coloré, dans ses
livres, d’une couleur à lui, broyée sur une palette à lui. Gall, auquel il croyait,
— car, badaud et curieux comme il était, il devait croire à toutes les chinoiseries
scientifiques du temps, — Gall avait dit qu’avec un front construit comme celui de Gœthe
on ne devait pas lâcher une seule parole qui ne fût un trope. Pourquoi donc y en a-t-il
si peu dans ses ouvrages ?… En ses Mémoires, très inférieurs
d’ailleurs à ses Voyages de Suisse et d’Italie, il
n’y a pas une seule page colorée, bombée et vivante.
Lui qui parle toujours de vie n’en a jamais quand il raconte la sienne. Le long de ces
six cents mortelles pages, j’ai rencontré deux expressions à noter. L’une sur le bruit
d’un cor qui s’élevait d’un vallon « comme une vapeur embaumée », et
l’autre sur une jeune fille qui était plus charmante à la promenade qu’à la maison et
qui semblait « rapporter au logis le lumineux éther dans lequel on eût dit qu’elle
nageait toujours ». Deux nuances saisies, comme vous voyez, mais
enfin deux nuances, — et pas une de plus. D’un autre côté, pas un portrait non plus qui
fasse voir un homme, et quels hommes Gœthe n’a-t-il pas connus ? Il avait connu Herder,
qui, par parenthèse, avait beaucoup pesé sur lui, Klopstock, Schiller, Lavater, une
foule d’autres célèbres dont il parle, et qu’il ne montre pas. Il
avait vu Napoléon, qui cherchait partout des poitrines pour y attacher sa Légion
d’Honneur, et qui, aussi faible que madame de Staël ce jour-là, crut que c’était là une
poitrine, que celle de Gœthe, qui grandirait son institution. Il la croyait une poitrine
européenne, et elle n’était qu’allemande. Gœthe ne dit même pas l’influence qu’Herder
exerça sur son esprit. Le vague sur les hommes et les choses est comme l’atmosphère de
sa pensée, et c’est même l’indéfini, l’indéterminé de ce vague qui donne à sa phrase
l’apparence de draperie flottante qu’on prend pour de la majesté d’écrivain, comme on
prend son parti de s’intéresser petitement à tout et de ne s’émouvoir grandement de rien
pour du calme olympien et de la jupitéréenne sérénité.
Du reste, si le peintre manque aux Mémoires de Gœthe, le fond des
mémoires manque au peintre. Rien d’ennuyeux (ah ! toujours l’ennui !) comme cette vie
allemande, bourgeoise et aulique d’une petite cour d’Allemagne, rien de plus bête que
les événements de la vie de Gœthe depuis Strasbourg jusqu’à Weimar. A Strasbourg,
pourtant, où il écrivit Werther, il fut jeune et il fut amoureux ;
mais les amours de Gœthe sont de niaises et lourdes amourettes, car il a trouvé le moyen
de faire lourd ce mot si léger et si français d’amourettes, qui ne sont plus chez lui
que les enfantillages des mariages entre petits garçons et petites filles, quand le
temps des poupées et des polichinelles est passé. Gœthe (à bien dire) n’a jamais été
amoureux. Ce grand Lindor littéraire n’était pas troussé pour l’amour. Il n’avait pas
plus le génie du cœur que l’autre génie… Il y a dans son Voyage à Rome
une aventure d’amour — vertueux — avec une jeune et ravissante Milanaise, qui peint trop
bien Gœthe pour que je ne la raconte pas en cette étude sur sa nature intellectuelle et
morale, c’est-à-dire sur la valeur absolue de cet homme si étrangement et si
prodigieusement surfait.
Il se résigna au triste dénoûment de cette aventure avec la facilité et la sagesse d’un
homme qui veut bien ornementer sa vie d’un sentiment., mais qui ne
veut pas l’en agiter. Les détails de sa dernière entrevue avec cette jeune Milanaise
pouvaient être charmants, mais il ne les a pas vus, ce guetteur de statues et de
peintures, qui tournait autour des moindres bibelots d’atelier pour en admirer les
incertaines perfections. Un romancier — et il était romancier — eût pu tirer un grand
parti de ces détails, mais lui, non. Écoutez !
Ils s’aiment, — et ils se quittent, n’ayant pas beaucoup appuyé sur des sentiments trop
tendres pour ne pas vibrer fort au moindre pressement, au moindre contact. Le frère de
la jeune fille est survenu. Donc, tout s’est passé sagement, — avec une sagesse nuancée
de tendresse et de mélancolie. On ne se reverra plus jamais. Goethe s’en va. Le cocher
qui l’attendait en bas s’en est allé flâner, laissant là sa voiture. Gœthe envoie un
petit garçon le chercher, quand la jeune fille, qui a voulu le voir partir, met la tête
à la fenêtre d’un entresol très bas, et elle l’aperçoit hors de la voiture. Alors ils se
parlent ainsi en attendant le cocher. Scène délicieuse, que je vois, moi, à travers les
indications sans netteté et les silences de ce récit impassible. Les cœurs, qui se sont
contenus jusque-là, débordent. Les mots suprêmes viennent aux lèvres, les larmes déjà
sont aux yeux. Un homme passionné remonterait…
Gœthe ne remonte pas. Le cocher l’emmène. Il a senti le charme amer et doux de ce
moment, mais ce moment irrésistible ne l’a pas vaincu, — ne lui a pas fait fondre le
cœur… Remonter et l’enlever, elle ! faire tenir toute sa vie dans ce moment ! ce n’était
pas possible à cet épicurien prudent, à ce dilettante d’art et de jouissance sans
danger, qui regagnait son Allemagne et qui emportait, parmi les plâtres achetés à Rome,
son sentiment comme un plâtre de plusAh ! plâtre toi-même, je te casserai !…
Le Gœthe littéraire, — le Gœthe de la traduction des Œuvres
complètes, de M. Porchat, est maintenant épuisé, et on a pu juger ici, en
connaissance de cause, de la force de sa littérature et de la légitimité de sa gloire.
Seulement, cette étude ne serait pas complète sur cet homme qui se croyait complet si je
ne disais pas un mot du savant qui était sous le littérateur, en Gœthe, et de l’homme,
enfin, qui était sous le littérateur et le savant ; car l’homme fait partie du génie ou
du talent qu’on a, et, je le prouverai à propos de Gœthe : les hommes qui ne sont pas
plus grands que leur génie n’ont pas un génie qui soit vraiment grand.
Gœthe, qui fut plus petit que le talent qu’il avait, quoique ce talent ne fût pas,
comme on l’a vu, très grand, n’a ni beaucoup de critiques ni beaucoup de biographes, et
si cela étonne au premier coup d’œil avec sa célébrité, cela se comprend au second.
Quand la gloire d’un homme est très discutée, les critiques et les biographies affluent
de toutes parts. Mais quand cette gloire terrorisante paraît indiscutable aux lâches de
l’esprit, qui sont nombreux, allez ! l’homme, cet idolâtre naturel, met devant elle,
dans la poussière, son pauvre cerveau démantibulé. Et c’est le cas, honteux pour
l’humanité, quand il s’agit de Goethe, J’ai vu traîner devant lui le front de
Sainte-Beuve.,
Pour ma part, dans l’état actuel de la littérature, Eckermann n’étant qu’un domestique,
je ne connais guères à Gœthe que trois biographes dont on puisse parler ; lui sur lui, d’abord, le vieux Narcisse qui se contempla toute
sa vie dans toutes les ornières et les gouttes d’eau de ses œuvres ; lui, le père à tous
ses autres biographes, et dont est particulièrement issu M. Henry
Lewes, qui a fait une Vie de Gœthe visant à l’importance, en
Angleterre, ce pays classique de la biographie ; et finalement M. le professeur Faivre,
en France, moins biographe, il est vrai, que critique, et qui, en sa qualité de critique
et de savant, a su, un peu mieux que les autres, échapper aux bassesses de l’adoration
universelle.
Il n’en est pas tout à fait net pourtant. M. Ernest Faivre n’a pas traduit — à la
Porchat — les oeuvres scientifiques de Gœthe. Il ne s’est point attelé
à ce haquet, comme le malheureux M. Porchat, aux fortes bricoles d’Auvergnat-traducteur,
s’est attelé à la rude charretée des Œuvres littéraires… complètes ! M. Faivre a lu attentivement les œuvres scientifiques de Gœthe,
— c’est déjà bien joli comme cela, — et, dans un livre substantiel en tout ce qui ne
touche pas directement à Gœthe, il les a jugées… timidement, il est vrai ; car le
formidable coup de gong de la réputation de Gœthe a dû agir sur les nerfs mandarins du
professeur, puisque M. Faivre est un professeur. Gœthe est né mandarin, et il a tant
ajouté de boutons à sa culotte de mandarin qu’il doit être cher à tous les professeurs,
à tous les candidats aux Instituts, amoureux tous de cette culotte. Mais le professeur,
en M. Faivre, a voulu résister à cette fascination chinoise. Il ne s’est pas risqué à
dire que Gœthe eût la grande vocation scientifique. Gœthe, qui avait également toutes
les vocations, depuis celle de la géologie jusqu’à celle du jeu de piquet, depuis celle
du chimiste, et même de l’alchimiste, jusqu’à celle du danseur et du patineur,
— rappelez-le-vous patinant avec la pelisse en velours rouge de madame sa mère !
— Gœthe, qui était apte à tout, ce qui équivaut à dire qu’il n’avait la vocation de
rien, n’était pas plus pourvu de la scientifique que de la littéraire… Médiocre en
science comme en littérature, mais attentif, et, par le fait de l’attention, arrivant
jusqu’à un certain degré de sagacité relative, il eut le mérite, en histoire naturelle,
d’entrevoir l’unité de composition, mais le bonheur (plus grand que le
mérite) d’avoir, pour le dire et l’apprendre au inonde, la grande voix de Geoffroy
Saint-Hilaire, qui, lui, la démontra, et qui reconnut, avec la magnanime bonne foi du
génie, que Gœthe en avait eu la lueur… La métamorphose des plantes fut, en botanique, un
titre pour Gœthe, dans l’ordre de la science, ainsi qu’en anatomie la découverte de l’os
intermaxillaire. Mais après ces trois observations, exactement faites (on ne nie rien en
cette étude), il faut arrêter et fermer modestement l’inventaire de Gœthe. On n’y trouve
plus, en effet, que du fatras, correspondant scientifiquement au fatras littéraire des
Proverbes, des Distiques, de Poésie
et Vérité, des Prophéties de Bacis, des Dialogues
des émigrés allemands, etc., etc. Quant à son Optique, sa Théorie des couleurs et sa Critique de Newton, la plus
grande prétention de toute la vie de Gœthe, il faut voir dans son livre ce qu’en pense
le professeur Faivre, malgré le coup de gong sur ses nerfs. Moi qui ne suis pas un
savant, je n’ai pas d’opinion à exprimer sur le plus ou moins de fausseté des idées de
Gœthe contre la théorie inébranlée, sinon inébranlable, de Newton ; mais ce que je puis et même ce que je dois constater,
c’est l’outrecuidance d’orgueil, la fureur d’entêtement, le radotage enragé de cette
incroyable prétention. Le seul chagrin de la vie de Gœthe, de cet insolent de bonheur,
de ce Nabuchodonosor qui resta sur pied et à qui Dieu n’a pas fait manger l’herbe à
laquelle il avait droit, a été le peu de succès de sa Critique de
Newton et le mépris dans lequel elle est tombée. Il tenait à cette théorie contre
Newton plus qu’à son Faust… comme M. Ingres tenait plus à son archet
qu’à son pinceau, et mademoiselle Mars à sa voix chantée, qui était
médiocre, plus qu’à sa voix parlée, qui était divine. Ce qui ne veut
pas dire que le Faust de Gœthe soit divin.
Du reste, c’est le sort de cette théorie d’avoir vengé les gens d’esprit, insultés par
l’outrageante fortune de Gœthe. Jusque-là, il n’était qu’insupportable, ce grand
Turcaret littéraire. Mais à partir de sa théorie contre Newton, il fut ridicule ;
malheureusement, ce fut dans un cercle où les connaisseurs en ridicule n’étaient pas
nombreux et manquaient de gaîté. Toujours le même homme qu’en littérature, Gœthe voulut
embrasser à la fois toutes les sciences naturelles, et il ne donna dans aucune ce coup
de pioche du génie qui va jusqu’au roc. Il n’était guères propre qu’à quêter dans tous
les buissons de la science, comme le chien de chasse qui évente le gibier… Espèce de
lévrier scientifique, qui a fait lever deux ou trois lièvres. Mais avec sa capacité
distraite par toutes les vanités contemporaines, avec la facilité d’un esprit qui
glissait sur tout et ses flâneries éternelles dans toutes les voies de l’érudition,
eût-il pu être davantage ? Il y aurait une réponse terrible à cette question, si ses
admirateurs la posaient, et c’est la théorie contre Newton. Où l’avait-il prise, cette
théorie ? Rapprochement piquant pour nous, mais accablant pour Gœthe, avant lui,
immédiatement avant lui, un homme s’était élevé cyniquement contre Newton, et c’était…
qui ? Étonnez-vous ou ne vous étonnez pas : c’était Marat !
Oui ! Marat, avant d’être Marat, et n’étant encore que le médecin du
chenil de Versailles ; Marat, qui, comme Gœthe, avait des aptitudes scientifiques, et
qui a fait sur le feu, la lumière, les couleurs, des recherches qu’on respecte encore à
ce qu’il paraît. Marat, esprit logiquement révolutionnaire, avait sans doute voulu
préluder au régicide politique par le régicide intellectuel. Mais il avait été moins
heureux avec la tête de Newton qu’avec la tête de Louis XVI. Il l’avait trouvée trop
difficile à couper, et elle était restée sur les épaules immortelles où Dieu l’avait
mise, comme un phare de lumière inextinguible pour tous les envieux de l’avenir. Gœthe,
qui partageait les idées de Marat, reprit la tentative de Marat après l’avoir
glorifiée ; seulement, écrasé sous le livre de Newton, il s’en vengea dans ces paroles
étonnamment jolies et poétiques : « Le livre de Newton est un micmac
de choux et de raves, — (il y a toujours un peu de
choucroute dans le cerveau allemand de Gœthe), — et il causera aux gens
bien élevés autant d’aversion qu’il m’en a inspiré quand je
l’ai parcouru », car il ne dit pas lu. Il suffit de
parcourir Newton pour lui répondre et pour l’anéantir ! C’est le trait le plus fin et le
plus exquis de ce petit morceau déjà si exquis. Ici on sort de l’impuissance de l’esprit
pour entrer dans toute la folie de l’orgueil. « J’ai beau faire pour être modeste,
— disait Voltaire, — il m’est impossible de croire que je suis un sot. » Gœthe écrit
moins gaîment : « Pour faire époque dans le monde, il faut une bonne tête et un grand
héritage. Napoléon a hérité de la révolution française, Pierre le Grand de la guerre
sibérienne, Luther de l’ignorance du clergé, moi de l’erreur de la doctrine de Newton. »
Certes ! si après avoir écrit cela il est impossible à Gœthe de se croire un sot, c’est
qu’il est plus fort que Voltaire.
Arrêtons-nous donc à ce mot d’un Kepler sans génie. D’ailleurs, après cet écrasement de
Gœthe sous cette montagne de Newton, il n’y a plus à voir que l’homme, dans Gœthe, à
travers les ruines du savant et du littérateur. Il n’y a plus à interroger que la
biographie. Celle qu’a publiée
M. Henri Lewes en Angleterre est, je crois, de 1853. C’est une des plus modernes, si ce
n’est pas la plus moderne. L’auteur, M. Lewes, n’est ni un savant, ni un critique, ni un
philosophe ; c’est tout simplement un biographe, et, je l’ai déjà dit, dont la
biographie sort de l’autobiographie de Gœthe comme un enfant sort de sa mère.
Monumentale de longueur, cette biographie n’en est pas moins vide de choses nouvelles,
comme la tour de la Faim, remplie seulement de choses que Gœthe a jetées par tous ses
écrits dans la circulation et qui courent le monde depuis longtemps. M. Henri Lewes n’a
pas la rougissante pudeur de M. Ernest Faivre, qui ne veut pas être fasciné par Gœthe et
qui l’est un peu par sa culotte de mandarin. Le Saxon, lui, est plus résolu. Il est
complètement fasciné et il ne s’en cache pas. Il n’a pas le coup de tam-tam de la
réputation de Gœthe dans ses petits nerfs, comme M. Faivre ; il l’a dans ses gros
muscles et au centre même de son cerveau. Dès les premiers jugements d’ensemble qu’il
porte sur l’organisation de l’homme dans Gœthe, on reconnaît la vibration staëlique. On reconnaît la résonnance de la bayadère au tambourin d’or (mais
sans le tambourin) qui a dansé devant Gœthe, l’idole allemande-indoue, comme David
devant l’Arche, et qui, avec son livre sonore De l’Allemagne, a
imprimé une oscillation qui dure encore à l’air ambiant européen.
Toutes les métaphores surannées qui ont passé sur la figure de Gœthe et la lui ont
allongée depuis madame de Staël y repassent, dans le livre de M. Lewes, et, quoique
retapées à l’anglaise, terriblement défraîchies. L’idée commune y plane sur ces ailes
d’oie, d’envergure de condor, qu’a l’idée commune, qui voudrait, au besoin, tasser tout
l’esprit humain sous ces bêtes d’ailes. Gœthe, que nous avons cherché à voir clairement
dans ses écrits tel qu’il était, ce bimbelotier d’érudition allemande, dans sa nature
moyenne et sa forte mémoire, cet égoïste sec qui remonte son âme comme un horloger
remonte sa montre, avec la précaution qu’il faut pour ne point la casser, redevient,
dans le livre de M. H. Lewes, le grand préjugé, — la grande pagode qu’il affecta d’être
toute sa vie… le Messie poétique, philosophique et scientifique des temps modernes, mort
sans calvaire, sous les courtines d’un lit bien chaud, après quatre-vingts ans de
bien-être, et dont une conjonction d’étoiles (rien que ça !) annonça la venue au monde
sublunaire en 1749 de notre âge fortuné. Cette légende magnifique, ce n’est pas M. Lewes
qui l’a inventée pour le compte et l’honneur de Gœthe, mais il l’a répétée de Gœthe
lui-même. Gœthe, le penseur du xixe
siècle, l’incrédule
Arlequin fait des pièces et morceaux de tous les systèmes, depuis
Platon jusqu’à Leibniz, ce pieux impie qui dit également, dans la même page, Dieu et les dieux, a parlé le premier des étoiles qui
ont conjoint à sa naissance. Est-ce orgueil ou crédulité ? C’est probablement l’un et
l’autre. Mais toujours est-il que Gœthe, ce Gargantua de Gœthe, a eu la bouche assez
grande pour avaler cette immense bourde de l’astrologie judiciaire, et sans rire,
peut-être parce qu’il l’avalait, tandis que M. Henri Lewes, qui ne l’avale point, ne rit
pas !
Eh bien, c’est cet imperturbable sérieux, qui se retrouve partout dans la vie de Gœthe
et que tout le monde a gardé avec Gœthe, même quand il hasarde des bouffonneries de
cette force… d’étoiles, c’est ce sérieux qui a fait de Gœthe ce qu’il est,
— c’est-à-dire une momie morale, qui n’a jamais vécu et dont on veut faire un grand
homme !
J’ai dit au commencement de cet article que les hommes de génie devaient être plus
grands que leur génie pour être grands, ou que du moins leur génie devait faire équation
avec leur âme. La preuve de cela est à toute page de l’histoire. Jean-Jacques Rousseau
avait l’âme basse ; Pascal, de toutes les manières supérieur à Rousseau, l’avait
troublée, violente et tremblante. Aussi ne furent-ils tous les deux que des génies
relatifs, fragmentaires, sans équilibre, sans solidité et sans harmonieuse grandeur.
Gœthe, né froid comme un cétacé, aurait, ce que je lui refuse, du génie, qu’il n’eût
jamais eu le substract du génie, le candélabre d’une âme sur lequel il
pût s’allumer. Mais ce qui a fait encore plus de tort à la moralité qu’il avait peu
qu’au génie qu’il n’avait pas, c’est le sérieux avec lequel le monde tout entier a
toujours accueilli le Gœthe intégral, avec toutes les sottises de son esprit, toutes les
prétentions de sa vanité, toutes les de sa fantaisie. Le monde a communié
placidement et respectueusement avec tout cela.
Des passions, excepté des passions scientifiques ou littéraires, Gœthe n’en avait pas.
Des vices, je ne lui en connais qu’un, — car le vice, c’est une habitude… Il fut un
concubinaire pendant plus de quinze ans de sa vie. Il était né pour le concubinage, cet
homme des Affinités électives.
Comme Rousseau, qui avait été laquais, M. le conseiller d’État de
Gœthe finit par épouser sa servante. Cette servante valait mieux que l’ignoble Thérèse,
pour laquelle Rousseau ne se mésalliait pas, mais elle n’aurait pas mieux valu que
l’Europe n’eût rien dit du tout de cette accointance du grand Gœthe, faisant du
concubinage avec tranquillité sous l’œil de son prince et du monde. La morale et
protestante Allemagne eût accepté la situation, comme elle l’a acceptée de cet homme à
qui tout fut permis, même d’être ridicule, sans perdre de son effet de dignité. Quand
cet Artaban de la littérature se permettait des choses sans fierté qui juraient avec ses
attitudes, si l’opinion publique l’avait cinglé de temps en temps du coup de cravache
d’un éclat de rire il se serait douté qu’il y avait peut-être des choses qui méritaient
le respect autant et plus que lui, et il eût compté avec elles.
Du reste, cette Capoue d’un bonheur permanent dans laquelle il passa ses jours, et qui,
vu sa froideur, l’a durci plus que corrompu, cette Capoue était, de splendeur
extérieure, proportionnée aux exigences de son âme. Ah ! ce n’était pas un satrape que
cet Artaban. Il a fait le Divan, mais ce n’était pas un calife. Cet
homme des yeux, qui ne parlait que de ses yeux, qui ne vivait que par ses yeux, ne leur
donna jamais des bains d’or et de pourpre. Sa maison, à ce poète, manquait profondément
de poésie. Cet amoureux des beaux marbres n’avait chez lui que des plâtres… Il
s’asseyait, non pas, comme le cardinal capucin Micara, sur un escabeau devant
l’ambassadeur d’Autriche debout, pour lui faire respecter la fière austérité de la
sainte Église, mais il s’asseyait sur une chaise de bois pour souper maigrement entre
deux chandelles, se posant, il est vrai, entre ces deux chandelles, le problème qui n’a
cessé de tourmenter sa vie et sa pensée et que l’invention de la bougie a résolu :
comment se passer de mouchettes ?… Épicurien comme il était stoïque, — à bon marché,
— il ne s’abstenait pas, mais il n’usait point. Il n’était pas sage, mais mesquin. Et
là, comme partout, dans le conseiller d’État solennel comme dans le poète qui posait
dans son auréole, je retrouve, de même qu’un rat dans une grande armoire, mon éternel
petit bourgeois.
Mesquinerie ! égoïsme ! bourgeoisisme ! Est-ce pour cela qu’il fut tant aimé de tout le
monde, cet homme qui n’aima personne ? La mesquinerie, l’égoïsme, le bourgeoisisme se
reconnaissaient-ils en lui et s’adoraient-ils, en l’adorant ? Je ne sais, mais tout le
temps qu’il a vécu jamais chapelle ne fut plus hantée par les pèlerins que sa
maisonnette de Weimar… L’Europe y déferlait en flots incessants. Ce favori du monde, à
qui le monde a donné tout ce qu’un roi imbécile peut donner à un favori, reçut du monde
le don du génie, de la passion, et même des larmes, qu’il n’avait pas et qu’on lui
inventa.
Des statues, à présent, tout le monde en a ; mais des mots mortuaires, qui durent plus
que des marbres, on lui en fit. En mourant il dit le mot de tous les mourants et de tous
les malades : il demanda de la lumière, toujours plus de lumière ! Peut-être pensait-il
au problème des chandelles sans mouchettes qui le hantait à sa dernière heure… Et l’on
mit sous son mot une intention et une aspiration sublimes. Sceptique qui n’avait bu
qu’un coup de Spinoza et dont l’ivresse ne dura pas, il s’était toujours trouvé si
commodément dans la vie qu’il pouvait bien ne pas vouloir finir et désirer
l’immortalité.
Exemple unique dans l’histoire littéraire, où tant d’usurpations se sont produites et
tant de faux mérites étalés, mais aucune dans des proportions d’un colossal si
prodigieux. On ne le lit guères déjà ; bientôt on ne le lira plus. Mais, comme les rois
persans, il gagnera à être invisible. Rien n’y fera, pas même cette étude entreprise
contre l’imbécille routine de sa renommée. La moralité de ce travail ne regarde pas
Gœthe, qu’on ne moralise pas plus mort que vivant. Elle est pour nous. Elle est pour
dégoûter de la gloire les esprits fiers (s’il en est) qui pourraient l’aimer !
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