sur la réputation, sur les mécènes, et sur les récompenses littéraires
Sine irâ et studio, quorum causas procul habeo. Tacit. Ann. lib. I, cap. i.
de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres
« Les Dieux n’ont pas donné à un seul tous les talents, vous avez celui de vaincre, mais non celui d’user de la victoire. »La renommée est une espèce de jeu de commerce où le hasard fait sans doute quelques fortunes, mais où le talent procure des gains bien plus sûrs, pourvu qu’en employant les mêmes ruses que les fripons on ne s’expose point à être démasqué par eux. Mais on s’accoutume un peu trop à la regarder comme une loterie toute pure, où l’on croit faire fortune en fabriquant de faux billets. Quand je considère attentivement l’empire littéraire, je crois voir une place publique, où une foule d’empiriques montés sur des tréteaux, appellent les passants, et en imposent au peuple qui commence par en rire, et qui finit par être leur dupe. C’est à ce métier que tant d’écrivains se font une espèce de nom. Voulez-vous passer pour homme d’esprit ? criez au public que vous l’êtes, vous serez d’abord ridicule pour le plus grand nombre, vous en imposerez pourtant à quelques sots qui se rangeront autour de vous, la foule grossira peu à peu, et ceux même qui ne vous écoutaient pas, ou finiront par être de l’avis de la multitude, ou seront forcés de se taire. Aussi la réputation de certains hommes de lettres, mise en parallèle avec leurs ouvrages et leurs personnes, est quelquefois pour bien des gens un phénomène extraordinaire, qu’ils ne tentent pas d’expliquer, mais qu’ils se croient obligés d’admettre par respect pour ce qu’ils appellent le public. Je leur conseille de suivre en pareille occasion l’exemple de ce physicien, qui voulant expliquer pourquoi les caves sont plus chaudes en hiver qu’en été, dit que cela vient peut-être de telle cause, peut-être de telle autre, et peut-être aussi de ce que cela n’est pas vrai. Je ne prêcherai point ici aux gens de lettres tous ces lieux communs sur le mépris de la gloire, si souvent et si peu sincèrement recommandé par les philosophes. Je ne chercherai point à avilir des motifs, qui sans avoir, si l’on veut, un fondement bien réel, sont pourtant la source de tout ce qui s’est fait de grand, d’utile et d’agréable parmi les hommes : l’estime de ses contemporains et de ses compatriotes est au moins un bien de convention, comme tant d’autres, et si généralement reconnu pour tel, qu’il serait insensé, inutile et dangereux de vouloir sur ce point détromper personne. Mais comme l’estime publique est l’objet qui fait produire de grandes choses, c’est aussi par de grandes choses qu’il faut l’obtenir ou du moins la mériter, et non l’envahir par des manœuvres inutiles et basses. Écrivez, peut-on dire à tous les gens de lettres, comme si vous aimiez la gloire ; conduisez-vous comme si elle vous était indifférente. Ces considérations semblent devoir être principalement utiles à ceux qu’on appelle beaux-esprits, et dont les ouvrages étant faits pour être lus, sont aussi plus mal jugés. Elles sont moins nécessaires aux gens de lettres qui s’occupent des sciences exactes, et dont le mérite pour être fixé a moins besoin de la mesure des autres. On en jugerait néanmoins tout autrement, à voir les ressorts qu’ils font jouer pour obtenir des suffrages plus éclatants qu’éclairés, et la haine envenimée qu’ils se portent, qu’ils n’ont pas même la prudence de tenir secrète ; ces hommes si faibles se font pourtant appeler philosophes, comme si la philosophie, avant de régler à sa manière et bien ou mal le système du monde, ne devait pas commencer par nous-mêmes, et nous apprendre à mettre le prix à chaque chose. On place ordinairement la haine des poètes après celle des femmes ; je ne sais si on ne ferait pas bien de placer entre deux, ou peut-être à la tête, celle des hommes dont je parle. Une mauvaise épigramme fait quelquefois toute la vengeance d’un poète ; celle de nos sages est plus constante et plus réfléchie ; quoiqu’elle n’ait quelquefois pour objet que de placer dans la liste de ses partisans une femme de plus, qui se croit un personnage pour avoir subi l’ennui de lire des ouvrages de physique sans les entendre. Je suis bien éloigné de croire que ce portrait doive s’étendre sur tous ceux qui courent la noble carrière des sciences ; je le suis encore plus d’en vouloir faire aucune application particulière ; ce serait avilir et défigurer par la satire un écrit que je voudrais uniquement consacrer à la vertu, à l’avantage des lettres et à la vérité. Les peintures générales sont les seules que la philosophie et l’humanité doivent se permettre : il est vrai que comme on pense rarement à se les appliquer, elles ne sont pas aussi utiles qu’elles devraient l’être ; mais les portraits isolés et ressemblants le sont encore moins. Pour éviter un pareil reproche, tirons le rideau sur ces tristes fruits de l’accueil qu’on fait dans le monde aux savants. Quand je dis les savants, je n’entends pas par là ceux qu’on appelle érudits ; c’est une nation jusqu’ici assez peu connue, peu nombreuse, peu commerçante, et qui certainement n’en est pas plus blâmable. Plusieurs ne sont encore que du seizième siècle, et ont le bonheur de ne pas connaître le nôtre. Nos physiciens et nos géomètres ne feraient-ils pas bien de vivre comme eux ? Leur travail en profiterait ; il ferait moins de bruit, et n’en serait peut-être que meilleur. Un étranger a fait un livre intitulé, de la charlatanerie des savants ; ce titre promet beaucoup ; si par malheur l’ouvrage n’était pas bon, ce ne seraient point les mémoires qui auraient manqué à l’auteur, ce serait l’auteur qui aurait manqué aux mémoires ; mais s’il n’a pas voyagé en France, il a privé son livre d’un excellent chapitre2. À examiner les choses sans prévention, pourquoi préfère-t-on à un érudit qu’on néglige, un physicien et un géomètre qu’on entend encore moins, et qui apparemment n’en amuse pas davantage ? L’opinion et l’usage établi ont certainement beaucoup de part à une préférence si arbitraire. Qu’est-ce qui a mis durant quelque temps les géomètres si fort à la mode parmi nous ? On regardait comme une chose décidée qu’un géomètre transporté hors de sa sphère, ne devait pas avoir le sens commun : il était facile de se détromper par la lecture de Descartes, de Hobbes, de Pascal, de Leibnitz, et de tant d’autres ; mais on ne remontait pas jusque-là ; combien de gens pour qui ces grands hommes n’ont jamais existé ! En Angleterre, on se contentait que Newton fût le plus grand génie de son siècle ; en France, on aurait aussi voulu qu’il fût aimable. Enfin un géomètre qui avait dans son corps une réputation méritée, et dont la Prusse a privé la France, s’est trouvé par hasard posséder dans un degré peu commun, cet agrément dans l’esprit dont nous faisons tant de cas, mais qu’il orne par des qualités plus solides, et que la géométrie ne peut pas plus ôter quand on l’a, que les belles-lettres ne peuvent le donner quand on ne l’a pas. Tout à coup nos yeux se sont ouverts comme à un phénomène extraordinaire et nouveau : on a été tout étonné qu’un géomètre ne fût pas une espèce d’animal sauvage. Bientôt, comme on n’observe guère de milieu dans ses jugements, tout géomètre s’est vu indistinctement recherché ; il est vrai que cette manie a duré peu, non parce qu’on a reconnu que c’était une manie, mais parce qu’aucune manie ne dure dans notre nation. Elle subsiste cependant encore quoique faiblement. Mais à la place de nos géomètres, il me semble que je ne serais pas fort flatté de l’accueil qu’ils reçoivent. Les éloges qu’on leur donne ne sont jamais que relatifs à l’idée peu favorable qu’on avait d’eux. C’est un grand géomètre, dit-on, et c’est pourtant un homme d’esprit ; louanges assez humiliantes dans leur principe, et semblables à celles que l’on donne aux grands seigneurs. Ces derniers raisonnent-ils passablement sur un ouvrage de science ou de belles-lettres, on se récrie sur leur sagacité ; comme si un homme de qualité était obligé par état d’être moins instruit qu’un autre sur les choses dont il parle ; en un mot on traite en France les géomètres et les grands seigneurs à peu près comme on fait les ambassadeurs turcs et persans ; on est tout surpris de trouver le bon sens le plus ordinaire à un homme qui n’est ni Français ni chrétien, et en conséquence on recueille de sa bouche comme des apophtegmes les sottises les plus triviales. En vérité si on démêlait les motifs des éloges que prodiguent les hommes, on y trouverait bien de quoi se consoler de leurs satires, et peut-être même de leur mépris. Je ne quitterai point cette matière sans faire aussi quelques réflexions sur les causes de l’empressement que nous affectons pour les étrangers. Je m’écarte en cela d’autant moins de mon sujet, qu’étant aujourd’hui bien reçus partout, principalement lorsqu’ils sont riches et d’un grand nom, ils forment dans le monde comme une classe particulière qui mérite d’être observée, et dont les gens de lettres cherchent aussi à tirer parti pour cette réputation qu’ils ont si fort à cœur. Quand on considère avec attention les étrangers transplantés parmi nous, et qu’on rapproche leurs personnes des éloges que nous leur prodiguons, on découvre rarement d’autres motifs à ces éloges, qu’une prévention ridicule en notre faveur, jointe à l’envie de rabaisser nos compatriotes. Je serais fâché pour les Anglais, que nous affectons de louer par préférence, qu’ils fussent la dupe de ces motifs ; on m’accusera peut-être de leur révéler ici le secret de l’État, mais je ne crois pas faire un grand crime. Quoi qu’il en soit, j’avoue qu’avec tout le cas que je fais de leur personne, j’en fais encore plus de leur nation, et que je suis aussi peu curieux d’un Anglais à Paris que je le serais d’un Français à Londres. Tel milord arrive ici avec une réputation très méritée, qui ne paraît dans la conversation qu’un homme assez ordinaire ; c’est qu’on peut être un grand homme d’État, traiter éloquemment en sa propre langue dans les assemblées de sa nation des matières importantes qu’on a étudiées toute sa vie, et balbutier dans une langue étrangère parmi des sociétés dont on ne connaît ni les usages, ni les intérêts, ni les ridicules, ni la frivolité. C’est aux gens de lettres, il faut l’avouer, que la nation anglaise est principalement redevable de la fortune prodigieuse qu’elle a faite parmi nous. Inférieure à la nation française dans les choses de goût et d’agrément, mais supérieure soit par le mérite, soit au moins par le grand nombre d’excellents philosophes qu’elle a produits, elle nous a communiqué peu à peu dans les ouvrages de ses écrivains cette précieuse liberté de penser dont la raison profite, dont quelques gens d’esprit abusent, et dont les sots murmurent. Aussi tant de plumes françaises ont célébré l’Angleterre, que leurs éloges semblent avoir calmé la haine nationale, de notre part du moins ; car il faut convenir que sur ce point nous sommes un peu en avance avec eux, et qu’ils ne nous rendent pas fort exactement les louanges que nous leur donnons. Cette réserve, pour le dire en passant, ne serait-elle pas un aveu de notre supériorité ? Du moins l’honneur qu’ils nous font de venir chercher en France nos goûts, nos airs, et jusqu’à nos préjugés, est une sorte d’éloge tacite et involontaire, dont la vanité française doit s’accommoder mieux que d’aucun autre. Il semble que nous soyons actuellement dans une espèce d’échange avec l’Angleterre ; instruits et éclairés par elle, nous commençons à l’emporter, à lui tenir tête du moins pour les sciences exactes, et elle vient d’un autre côté puiser dans nos entretiens et dans nos livres, le goût, l’agrément, la méthode qui manque à ses productions. Prenons garde qu’elle ne surpasse bientôt ses maîtres. Nos gens de lettres qui ont tant contribué à la manie et au progrès de l’anglicisme, n’ont que de trop bonnes raisons de protéger et de respecter leur ouvrage ; ils se flattent que la considération qu’ils témoignent aux étrangers sera payée du même prix ; que ces étrangers de retour chez eux célébreront leurs admirateurs, et feront connaître à la France par leurs écrits des trésors qu’elle possédait quelquefois incognito et sans ostentation. C’est là sans doute faire prendre le grand tour à la renommée ; mais le chemin le plus long est en ce cas le moins orageux, et pourvu que la renommée arrive enfin, on se résout à prendre patience. Quelquefois on se rend étranger soi-même à sa patrie : ou met trois cents lieues entre soi et l’envie, après avoir lutté en vain contre elle. Mais on ne pense pas que cette distance qui affaiblit les traits de la satire, refroidit encore bien plus l’amitié que la haine, et qu’à l’égard des liaisons qui ont commencé dans l’éloignement, elles ne sont que trop souvent détruites par la présence. Ainsi on ne fait par cette démarche qu’affaiblir le zèle des partisans qu’on avait chez soi et dans le pays où l’on se retire, pour aller chercher dans ce pays même de nouveaux ennemis. On a beau se flatter que les étrangers sont une espèce de postérité vivante dont le suffrage impartial en imposera à des compatriotes aveugles ou de mauvaise foi ; on ne pense pas que plus on se rapproche des étrangers, plus ils perdent ce caractère de postérité, pour lequel la distance des lieux est du moins nécessaire, au défaut de la distance des temps. Devenus en quelque manière compatriotes, ils en adoptent les passions, parce qu’ils en ont les intérêts ; l’extrême supériorité ne peut entièrement étouffer la voix de l’envie ; et il faut attendre qu’on ne soit plus, pour recevoir sa récompense de cette postérité réelle, devant laquelle la jalousie s’éclipse, et tous les petits objets disparaissent. Le seul motif qui puisse autoriser un homme de lettres à renoncer à son pays, ce sont les cris de la superstition élevés contre ses ouvrages, et les persécutions, tantôt sourdes, tantôt ouvertes, qu’elle lui suscite. Quoique redevable de ses talents à ses compatriotes, il l’est encore plus à lui-même de son bonheur, et il doit alors dire comme Milon : Si je n’ai pu jouir des bienfaits de ma patrie, j’éviterai du moins les maux qu’on me veut faire, et j’irai chercher le repos dans un État libre et juste. C’est ainsi que se sont conduits les Aristotes, les Descartes et leurs semblables. Pour terminer ces réflexions, je souhaiterais que quelque auteur célèbre voulut nous décrire philosophiquement le temple de la renommée littéraire. Je vais, en attendant un plus habile architecte, présenter à mes lecteurs l’idée que je m’en suis formée. On arrive à ce vaste temple par une forêt immense, une espèce de labyrinthe semé de petits sentiers tortueux et fort étroits, où deux voyageurs ne peuvent se rencontrer sans que l’un des deux renverse l’autre. Au milieu de la forêt et en face du temple est une grande et unique avenue infestée de brigands, et peu fréquentée d’ailleurs, sinon par quelques hommes assez redoutables pour leur résister, ou pour les tenir en respect pendant leur marche. La renommée, espèce de spectre composé de bouches et d’oreilles sans yeux, une fausse balance dans une main, et une trompette discordante dans l’autre, fait entrer pêle-mêle dans le temple une partie des voyageurs ; là tous les états sont confondus, tandis que le reste des aspirants, empressé d’entrer et repoussé par la justice ou par la fortune, fait retentir les environs du temple de satires contre ceux qui y sont renfermés. Le sanctuaire n’est peuplé que de morts qui n’y ont point été pendant leur vie, ou de vivants qu’on en chasse presque tous après leur mort. Quelques bons livres en entier se trouvent dans ce sanctuaire, et quelques feuillets détachés d’un plus grand nombre : mais on lit au dehors du temple le simple titre d’une infinité d’autres, affiché à toutes les colonnes du portique, et présenté par des colporteurs à gage à tous les passants, à peu près comme le sont aux portes de nos spectacles les billets des farceurs et des empiriques que nous recevons sans les lire. Voilà, ce me semble, les principes d’après lesquels on peut apprécier cette réputation que les gens de lettres croient acquérir dans la société des grands. Il est encore une autre espèce d’avantage qu’ils croient trouver dans ce commerce ; c’est ce qu’ils appellent considération, et qu’il ne faut pas confondre avec la réputation ; celle-ci est principalement le fruit des talents ou du savoir-faire ; celle-là est attachée au rang, à la place, aux richesses, ou en général au besoin qu’on a de ceux à qui on l’accorde. L’absence ou l’éloignement, loin d’affaiblir la réputation, lui est souvent utile ; l’autre, au contraire, toute extérieure, semble attachée à la présence. Essayons d’envisager cette importante matière sous un point de vue philosophique. Tous les hommes, quoi qu’en dise l’imbécillité, la flatterie ou l’orgueil, sont égaux par le droit de la nature : le principe de cette égalité se trouve dans le besoin qu’ils ont les uns des autres, et dans la nécessité ou ils sont de vivre en société ; mais l’égalité naturelle est en quelque manière détruite par une inégalité de convention, qui, en distinguant les rangs, prescrit à chacun un certain ordre de devoirs extérieurs ; je dis extérieurs ; car les devoirs intérieurs et réels sont d’ailleurs parfaitement égaux pour tous, quoique d’une espèce différente. En effet, pour ne parler que des états extrêmes, le souverain doit la justice au dernier de ses sujets aussi rigoureusement que celui-ci lui doit l’obéissance. Trois choses distinguent principalement les hommes, les talents de l’esprit, la naissance et la fortune. On ne doit point être étonné que je commence par les talents. C’est en effet dans eux que consiste la vraie différence des hommes. Cependant s’il était question de régler la supériorité sur ce qui contribue le plus au bonheur, sur ce qui nous rend plus indépendants des autres, et les autres plus dépendants de nous, sur ce qui donne en un mot le plus d’amis apparents, et le moins d’envieux déclarés, la fortune devrait avoir la première place. Pourquoi néanmoins dans l’ordre de l’estime publique les talents lui sont-ils préférés ? C’est qu’ils ont le précieux avantage d’être une ressource certaine qu’on ne peut jamais enlever, et que les malheurs ne font que rendre plus sûre et plus prompte ; c’est qu’une nation est principalement redevable aux talents de l’estime des étrangers, et du bonheur qu’elle a d’attirer chez elle une foule de voisins équitables et jaloux. Mais si dans l’ordre de l’estime les talents marchent avant la naissance et la fortune, en revanche ils ne suivent l’une et l’autre que de fort loin dans l’ordre de la considération extérieure. Cet usage, tout bizarre et peut-être tout injuste qu’il est, est pourtant fondé sur quelques raisons ; car il est impossible que tous les hommes admettent, sans des motifs au moins plausibles, un préjugé onéreux au plus grand nombre. Voici, ce me semble, quel en est le principe. Les hommes ne pouvant être égaux, il est nécessaire pour que la différence entre les uns et les autres soit assurée et paisible, qu’elle soit appuyée sur des avantages qui ne puissent être ni disputés ni niés ; or c’est ce qu’on trouve dans la naissance et dans la fortune. Pour apprécier l’une et l’autre il ne faut que savoir compter des titres et des contrats, et cela est bien plutôt fait que de mettre des talents à leur place. La disparité qui est entre eux, ne sera jamais unanimement reconnue, surtout par les parties intéressées. On est donc convenu que la naissance et la fortune seraient le principe le plus marqué d’inégalité parmi les hommes, par la même raison que tout se décide dans les compagnies à la pluralité des voix, quoique souvent l’avis du plus grand nombre ne soit pas le meilleur. Voilà pourquoi la considération et la renommée ne vont point nécessairement ensemble. Un homme de lettres, plein de probité et de talents, est sans comparaison plus estimé qu’un ministre incapable de sa place, ou qu’un grand seigneur déshonoré : cependant qu’ils se trouvent ensemble dans le même lieu, toutes les attentions seront pour le rang, et l’homme de lettres oublié pourrait dire alors comme Philopœmen,
je paie l’intérêt de ma mauvaise mine. En vain m’objectera-t-on les honneurs rendus à Corneille, qui avait, dit-on, sa place au théâtre, et qui était salué dès qu’il se montrait, par toute l’assemblée ; je réponds ou que ce fait est exagéré, ou qu’on faisait acquitter à ce grand homme dans le particulier la préférence que la nation lui accordait en public. Il est si vrai que la considération tient beaucoup plus à l’état qu’aux talents, que de deux hommes de lettres même, celui qui est le plus sot et le plus riche est ordinairement celui à qui on marque le plus d’égards. Si les talents sont justement choqués de ce partage, c’est à eux seuls qu’ils doivent s’en prendre ; qu’ils cessent de prodiguer leurs hommages à des gens qui croient les honorer d’un regard, et qui semblent les avertir par les démonstrations de leur politesse même qu’elle est un acte de bienveillance plutôt que de justice ; qu’ils cessent de rechercher la société des grands malgré les dégoûts visibles ou secret qu’ils y rencontrent, d’ignorer les avantages que la supériorité du génie donne sur les autres hommes, de se prosterner enfin aux genoux de ceux qui devraient être à leurs pieds. Un homme de mérite me paraît jouer en cette occasion le rôle d’Achille à la cour de Scyros ; heureux quand il peut trouver un Ulysse assez habile pour l’en tirer ; mais où sont les Ulysses ? Les gens de lettres qui font leur cour aux grands, forment différentes classes ; les uns sont esclaves sans le sentir, et par conséquent sans remède ; d’autres s’indignant du personnage désagréable auquel on les force, ne laissent pas de le supporter constamment par l’avantage qu’ils se flattent d’en retirer pour leur fortune ; c’est leur faire grâce que de les plaindre : ils pourraient facilement se convaincre, par eux-mêmes, que ce moyen de parvenir à la fortune est encore plus long qu’il n’est sûr, et considérer par combien de complaisances ou de bassesses ils achètent le plus petit service. Une troisième classe, peu nombreuse, renferme ceux qui, après avoir formé le matin le projet sincère d’être libres, recommencent le soir à être esclaves, et qui tout à la fois audacieux et timides, nobles et intéressés, semblent rejeter d’une main ce qu’ils tâchent de saisir de l’autre. Le peu de consistance de leurs sentiments et de leurs démarches en fait comme des espèces d’amphibies mal décidés, qui ne cesseront jamais de l’être. Enfin, dans la dernière classe, à mon avis la plus blâmable, sont ceux qui, après avoir encensé, les grands en public, les déchirent en particulier, et font parade avec leurs égaux d’une philosophie qui ne leur coûte guère. Cette classe est beaucoup plus étendue qu’on ne pourrait se l’imaginer. Elle ressemble à ces sectes de philosophes anciens, qui, après avoir été en public au temple, donnaient en particulier des ridicules à Jupiter ; avec cette différence que les philosophes grecs et romains étaient forcés d’aller au temple, et que rien n’oblige les nôtres à offrir d’encens à personne. Je ne fais pas le même reproche à ceux qui ne vivraient avec les grands que pour leur dire la vérité. C’est là sans doute le plus beau rôle qu’on puisse jouer auprès des hommes. Mais méritent-ils qu’on en coure les risques ? Lucien, qu’on peut appeler le Swift des Grecs, parce qu’il se moquait de tout comme lui, même de ce qui n’en valait pas la peine, nous a laissé un écrit assez énergique sur les gens de lettres qui se dévouent au service des grands. Le tableau qu’il en a fait serait digne d’être placé à côté de celui d’Apelle sur la calomnie3.
« Figurez-vous, dit-il, la fortune sur un trône élevé, environné de précipices, et autour d’elle une infinité de gens qui s’empressent d’y monter, tant ils sont éblouis de son éclat. L’espérance richement parée se présente à eux pour guide, ayant à ses côtés la tromperie et la servitude ; derrière elle le travail et la peine (j’y aurais ajouté l’ennui, fils de l’opulence et de la grandeur) tourmentent ces malheureux, et enfin les abandonnent à la vieillesse et au repentir. »Je suis fâché que ce même Lucien, après avoir dit que la servitude chez les grands prend le nom d’amitié ait fini par accepter une place au service de l’empereur, et ce qui est pis encore, par s’en justifier assez mal. Aussi se compare-t-il lui-même à un charlatan enrhumé qui vendait un remède infaillible contre la toux. Lucien avait commencé par être philosophe : la réputation de ses ouvrages le fit rechercher ; elle n’aurait dû servir qu’à rendre sa retraite plus sévère ; car la philosophie est comme la dévotion, c’est reculer que de n’y pas faire des progrès : il se livra à l’empressement qu’on eut pour lui, devint homme du monde sans s’en apercevoir, et finit par être courtisan. Ce dernier rôle est le plus bas que puisse jouer un homme de lettres. En effet, qu’est-ce qu’un courtisan ? c’est un homme que le malheur des rois et des peuples a placé entre les rois et la vérité pour la cacher à leurs yeux. Le tyran imbécile écoute et aime ces hommes vils et funestes, le tyran habile s’en sert et les méprise ; le roi qui sait l’être, les chasse et les punit, et la vérité se montre alors. On a dit que pour le bonheur des États les rois devraient être philosophes ; il suffirait qu’ils fussent environnés de sages ; mais la philosophie fuit la cour ; elle y serait ou misanthrope ou mal à son aise, et par conséquent déplacée. Aristote finit par être mécontent d’Alexandre ; et Platon à la cour de Denys se reprochait d’avoir été essuyer dans sa vieillesse les caprices d’un jeune tyran. En vain un autre philosophe, flatteur de ce même Denys, cherchait à s’excuser d’habiter la cour, en disant que les médecins devaient aller chez les malades. On aurait pu lui répondre que quand les maladies sont incurables et contagieuses, c’est s’exposer à les gagner que d’entreprendre de les guérir. S’il faut qu’il y ait à la cour des philosophes, c’est tout au plus comme il faut qu’il y ait dans la république des lettres des professeurs en arabe, pour y enseigner une langue que presque personne n’étudie, et qu’ils sont eux-mêmes en danger d’oublier, s’ils ne se la rappellent par un fréquent exercice. Le sage, en rendant à la naissance et à la fortune même les devoirs que la société lui prescrit, est en quelque sorte avare de ces devoirs ; il les borne à l’extérieur, parce qu’un philosophe sait ménager et non pas encenser les préjugés de sa nation, et qu’il salue les idoles du peuple quand on l’y oblige, mais ne va pas les chercher de lui-même. Se trouve-t-il dans cette nécessité très rare de faire sa cour que des motifs puissants et louables peuvent imposer quelquefois ? Enveloppé de ses talents et de sa vertu, il rit sans colère et sans dédain du personnage qu’il est alors obligé de faire. L’homme de qualité qui n’a que ses aïeux pour mérite n’est tout au plus aux yeux de la raison qu’un vieillard en enfance qui aurait fait autrefois de grandes choses ; ou plutôt c’est un homme à qui les autres sont convenus de parler une certaine langue, parce qu’une personne du même nom a eu quelques années auparavant ou du génie, ou du pouvoir, ou des richesses, ou de la célébrité, ou seulement du bonheur et de l’adresse. Le sage n’oublie point surtout que s’il est un respect extérieur que les talents doivent aux titres, il en est un autre plus réel que les titres doivent aux talents. Mais combien de gens de lettres pour qui la société des grands est un écueil à cet égard ! Si elle ne va pas jusqu’à la familiarité et à cette égalité parfaite hors de laquelle tout commerce est sans douceur et sans âme, la distance humilie, parce qu’on a de fréquentes occasions de la sentir ; et si la familiarité s’y joint, c’est pis encore, c’est la fable du lion avec lequel il est dangereux de jouer. Un homme de lettres forcé par des circonstances singulières à passer ses jours auprès d’un ministre, disait de lui avec beaucoup de vérité et de finesse : il veut se familiariser avec moi, mais je le repousse avec le respect. Parmi les grands seigneurs les plus affables, il en est peu qui se dépouillent avec les gens de lettres de leur grandeur vraie ou prétendue jusqu’au point de l’oublier tout-à-fait. C’est ce qu’on aperçoit surtout dans les conversations où l’on n’est pas de leur avis. Il semble qu’à mesure que l’homme d’esprit s’éclipse, l’homme de qualité se montre, et paraisse exiger la déférence dont l’homme d’esprit avait commencé par dispenser. Aussi le commerce intime des grands avec les gens de lettres ne finit que trop souvent par quelque rupture éclatante ; rupture qui vient presque toujours de l’oubli des égards réciproques auxquels on a manqué de part ou d’autre, peut-être même des deux côtés. J’avouerai cependant, par égard pour la vérité, et non par aucun autre motif, qu’il est quelques grands seigneurs qui méritent d’être exceptés : et si je ne craignais que leur nom et leur éloge ne devînt une satire indirecte et injuste de ceux, que j’omettrais sans les connaître, j’aurais le courage de les nommer ici4. Leur familiarité n’a rien de suspect, parce qu’elle est le fruit de l’estime qu’ils ont pour les talents, et du plaisir réel qu’ils trouvent dans la société des gens de lettres. En effet, cette société est réellement la plus utile et la plus noble que puisse désirer un homme qui pense. Si les connaissances adoucissent l’âme, elles l’élèvent aussi ; l’une de ces qualités est même la suite de l’autre, et il faut convenir (malgré les reproches fondés qu’on fait aux gens de lettres) que non seulement ils sont supérieurs aux autres hommes par les lumières, mais qu’ils sont aussi en général moins vicieux dans leurs sentiments et dans leurs procédés. Comme leurs désirs sont plus bornés, ils sont un peu plus délicats sur les moyens de les satisfaire, et un peu plus reconnaissants de ce qu’on fait pour eux ; car moins la reconnaissance a de devoirs à remplir, plus elle est scrupuleuse à s’en acquitter. M. Fouquet fut abandonné dans sa disgrâce de tous ceux qui lui devaient leur fortune ; deux hommes de lettres seuls lui restèrent fidèles, La Fontaine et Pélisson ; sans doute le nombre aurait pu en être plus grand, et je suis fâché de ne pouvoir joindre à ces deux noms ceux de Molière et du grand Corneille. Mais enfin les gens de lettres se distinguèrent en cette occasion, et les descendants de ce ministre ne sauraient trop s’en souvenir. Concluons de tout ce que nous venons de dire, que les seuls grands seigneurs dont un homme de lettres doive désirer le commerce, sont ceux qu’il peut traiter et regarder en toute sûreté comme ses égaux et ses amis, et qu’il doit sans exception fuir tous les autres. Philoxène, après avoir entendu des vers de Denys-le-Tyran, disait,
qu’on me ramène aux carrières; combien de gens de lettres arrachés à leur obscurité, et tombés tout à coup dans un cercle de courtisans, devraient dire presque en entrant : qu’on me ramène à ma solitude ? Je n’ai jamais compris pourquoi l’on admire la réponse d’Aristippe à Diogène :
si tu savais vivre avec les hommes, tu ne vivrais pas de légumes.Diogène ne lui reprochait point de vivre avec les hommes, mais de faire sa cour à un tyran. Ce Diogène qui bravait dans son indigence le conquérant de l’Asie, et à qui il n’a manqué que de la décence pour être le modèle des sages, a été le philosophe de l’antiquité le plus décrié, parce que sa véracité intrépide le rendait le fléau des philosophes même ; il est en effet un de ceux qui ont montré le plus de connaissance des hommes, et de la vraie valeur des choses. Chaque siècle et le nôtre surtout auraient besoin d’un Diogène ; mais la difficulté est de trouver des hommes qui aient le courage de l’être, et des hommes qui aient le courage de le souffrir. Parmi les grands qui paraissent faire cas des gens de lettres, ceux qui ont quelques prétentions au bel esprit, forment une espèce singulière ; la vanité leur a donné ces prétentions, l’orgueil les empêche de les montrer indifféremment à tout le monde. Malgré cette lumière générale dont se glorifie notre siècle philosophe, il est encore bien des gens, et bien plus qu’on ne croit, pour qui la qualité d’auteur ou d’homme de lettres n’est pas un titre assez noble. Il faut avouer que la nation Française a bien de la peine à secouer le joug de la barbarie qu’elle a porté si longtemps. Cela ne doit point surprendre ; la naissance étant un avantage que le hasard donne, il est naturel non seulement de vouloir en jouir, mais encore de lui subordonner tous ceux dont l’acquisition est plus pénible. La paresse et l’amour-propre se trouvent également bien de ce partage. Je sais que la plupart des grands se récrieront contre un tel reproche ; mais qu’ils interrogent leur conscience, qu’ils nous laissent même examiner leurs discours, et nous demeurerons convaincus que le nom d’homme de lettres est regardé par eux comme un titre subalterne qui ne peut être le partage que d’un État inférieur ; comme si l’art d’instruire et d’éclairer les hommes n’était pas, après l’art si rare de bien gouverner, le plus noble apanage de la condition humaine. Un grand prince, sensible, comme il le doit être, à toutes les espèces de gloire, recherchera toujours celle qui vient des talents de l’esprit, quand il pourra l’acquérir ; parce qu’il sait que si elle n’est pas la plus brillante, elle a du moins cet avantage précieux, qu’on ne la partage avec personne. Pour se convaincre de ce que j’avance sur l’opinion peu relevée qu’on se forme communément dans le monde de l’état des gens de lettres, il suffira de faire attention à l’espèce d’accueil qu’ils y reçoivent pour l’ordinaire. Il est à peu près de même genre que celui qu’on fait à certaines professions agréables, qui demandent sans doute des talents, mais qu’en les recherchant, même nous affectons de rabaisser, comme nous honorons d’autres états, sans savoir pourquoi. L’ennui veut jouir du talent, et la vanité trouve moyen de le séparer de la personne. C’est ce qui fait que le rôle des gens de lettres est, après celui des gens d’église, le plus difficile à jouer dans le monde ; l’un de ces deux états marche continuellement entre l’hypocrisie et le scandale ; l’autre entre l’orgueil et la bassesse. Faudra-t-il donc que les gens de lettres renoncent tout-a-fait à la société des grands ? Indépendamment des exceptions que j’ai mises plus haut à cette règle, quelques considérations particulières obligent encore de la modifier et de la restreindre. Ceux des gens de lettres à qui le commerce du monde ne peut être d’aucune utilité pour les objets de leurs études, doivent se borner aux sociétés (de quelque espèce qu’elles puissent être) où ils trouvent dans les douceurs de la confiance et de l’amitié un délassement nécessaire. À quoi serviraient à un philosophe nos conversations frivoles, sinon à lui rétrécir l’esprit, et à le priver d’excellentes idées qu’il pourrait acquérir par la méditation et par la lecture ? Ce n’est point à l’hôtel de Rambouillet que Descartes a découvert l’application de l’algèbre à la géométrie, ni à la cour de Charles II que Newton a trouvé la gravitation universelle ; et pour ce qui regarde la manière d’écrire, Malebranche qui vivait dans la retraite, et dont les délassements n’étaient que des jeux d’enfant, n’en est pas moins par son style le modèle des philosophes. Il n’en est pas de même de ceux qu’on appelle beaux esprits. Pour peindre les hommes dans un ouvrage d’imagination, il faut les connaître ; faits comme ils sont, on ne doit pas se flatter de les deviner, tant pis du moins pour qui les devine : le commerce du monde est donc absolument nécessaire à cette portion des gens de lettres. Mais il serait à souhaiter du moins qu’ils fussent simples spectateurs dans cette société forcée, et spectateurs assez attentifs pour n’avoir pas besoin de retourner trop souvent à une comédie qui n’est pas toujours bonne à revoir ; qu’ils assistassent à la pièce comme le parterre qui juge les acteurs, et que les acteurs n’osent insulter : qu’en un mot ils y fussent à peu près dans le même esprit qu’Apollonius de Thyane allait autrefois à Rome du temps de Néron, pour voir de près, disait-il, quel animal c’était qu’un tyran. Il est à désirer encore que ceux de nos écrivains qui entreprennent, soit dans une pièce de théâtre, soit dans un autre ouvrage, la peinture de leur siècle, ne se bornent pas à en emprunter le jargon. Ils croiraient faire l’histoire des hommes, et ne feraient que celle de la langue. C’est à ce langage entortillé, impropre et barbare, qu’on prétend reconnaître aujourd’hui les auteurs qui fréquentent ce qu’on appelle la bonne compagnie, mais à qui cette fréquentation, quoi qu’on en dise, est très funeste, et dont la manière d’écrire vaudrait beaucoup mieux, comme l’expérience le prouve, s’ils vivaient dans une société moins brillante. Il n’est donné qu’à un petit nombre d’hommes rares de se préserver de cette contagion ; mais il est très singulier que les gens de lettres, faits pour étudier, pour connaître, et pour fixer la langue, soient presque tacitement convenus entre eux de prendre sur ce point la loi des grands, à qui ils devraient la donner. Dans le temps que notre langue n’était encore, grâce aux tribunaux d’esprit, qu’un mélange bizarre de bas et de précieux, les grands écrivains la devinaient pour ainsi dire, en proscrivant de leurs ouvrages les tours et les mots qu’ils sentaient devoir bientôt vieillir : c’est ce que Pascal a fait dans ses Provinciales, ouvrage qu’on croirait de nos jours, quoique composé il y a cent ans. Aujourd’hui que notre langue se dénature et se dégrade, les grands écrivains la devineront de même en proscrivant de leurs écrits le ramage éphémère de nos sociétés. Peut-être deviendra-t-il enfin si ridicule, que nos auteurs se trouveront plus ridicules encore de l’avoir adopté, et qu’ils en reviendront au vrai et au simple. Peut-être aussi cet heureux temps ne reviendra-t-il jamais. Il y a bien de l’apparence que ce sont des circonstances pareilles qui ont corrompu sans retour la langue du siècle d’Auguste. Un des principaux inconvénients de la société des grands et des gens de lettres, et pourtant un des principaux moyens par lesquels ceux-ci espèrent parvenir à l’estime et à la considération, est cette fureur de protéger qui produit parmi nous ce qu’on appelle des Mécènes. Que le favori d’Auguste serait surpris de voir son nom si souvent profané, et le ton rampant que les gens de lettres prennent avec ceux qui le portent ? Horace écrivait à Mécène, c’est-à-dire au plus grand seigneur du plus grand Empire qui fût jamais, sur un ton d’égalité qui faisait honneur à l’un et à l’autre ; et dans notre nation si éclairée, si polie et qui se prétend si peu esclave, un homme de lettres qui parlerait à son protecteur comme Horace parlait au sien, serait blâmé de ses confrères même. La forme trop ordinaire de nos épîtres dédicatoires est une des choses qui ont le plus avili les lettres. Presque toutes retentissent de l’honneur que les grands font aux lettres en les aimant, et nullement de l’honneur et du besoin qu’ils ont de les aimer. Il semble que la bassesse et la fausseté aient été jugées les attributs nécessaires de ces sortes d’ouvrages ; comme si des louanges données avec noblesse n’étaient pas plus flatteuses pour celui qui les reçoit, et plus honorables pour celui qui les donne. Faut-il s’étonner après cela que tant de talents médiocres, mais humbles, soient élevés aux dépens du génie ? L’Orphée de notre nation, qui en faisant changer si rapidement de face à la musique française, a préparé une révolution qu’il ne tient qu’à nous d’entrevoir, n’est-il pas, pour ne point chercher d’autres exemples, l’objet de la haine et de la persécution d’un grand nombre de Mécènes, sans avoir d’autre crime auprès d’eux, que d’être supérieur à leurs protégés ? Il est vrai qu’à l’exception d’un petit nombre de grands seigneurs, assez heureux pour sentir tout le prix du talent de cet homme célèbre, et assez courageux pour le dire, les autres n’ont pas la satisfaction de voir le public ratifier leur avis, et finissent au contraire par souscrire d’assez [mauvaise grâce au jugement de la nation ; jugement qu’ils auraient prévenu (sans savoir pourquoi) si l’illustre artiste avait daigné faire semblant de les consulter sur sa musique. Ses succès et sa gloire sont un exemple bien sensible de ce que nous disions plus haut, que l’autorité des gens de lettres l’emporte à la longue : c’est à leur suffrage qu’il doit, après lui-même, la [réputation dont il jouit malgré la cabale et l’envie. Ce n’est pas que j’approuve le fanatisme de quelques-uns de ses admirateurs ; l’estime du sage est plus tranquille ; mais c’est le propre des grands talents de faire des fanatiques, et il faut s’attendre à en rencontrer dans un siècle ou c’est une espèce d’héroïsme que de célébrer les génies supérieurs ; comme on doit s’attendre à faire naître des enthousiastes, des flagellants et des convulsionnaires dans les sectes qu’on persécute. Il ne faut pas s’étonner que les petits talents, plus à la portée de l’esprit et de l’âme du commun des hommes, soient ce qu’ils aiment par préférence. Corneille, pour la consolation des grands génies qui le suivront, a été constamment persécuté par presque tous les amateurs de son temps, dont Scudéri et Boisrobert étaient les héros. Cela devait être : ce n’est point dans une antichambre que l’on apprend à dire, à penser et à faire de grandes choses ; et Corneille plus répandu aurait été plus loué, mais n’eût jamais fait Polyeucte. Racine, à qui peut-être il n’a manqué pour surpasser Corneille que d’avoir vécu comme lui, n’a pas laissé d’avoir des adversaires à combattre ; cet esprit de courtisan qu’il possédait trop, et qui sans Athalie, Phèdre, et Britannicus, serait une espèce de tache à sa gloire, ne l’a pas empêché d’essuyer bien des chagrins de la part de ceux dont Pradon était l’esclave et l’idole. Ce doit être néanmoins une consolation pour les talents persécutés, que de voir avec quelle satisfaction le public se plaît à casser les arrêts des prétendus gens de goût ; c’est presque une chute sûre pour un ouvrage que leur estime ; ils croient, en annonçant les talents de leurs protégés, inspirer pour eux une prévention favorable ; la nation au contraire, pour qui toute occasion d’exercer sa liberté est précieuse, et qui s’aperçoit qu’on veut surprendre ou enlever de force son suffrage, se trouve dès là moins disposée à l’accorder. Il en est de même des ouvrages annoncés qu’on attend depuis longtemps ; le public ne vit pas d’espérance ; plus elle a été longue, plus il veut que les effets y répondent, et malheur à qui le vient frustrer de son attente. Ce n’est point à toute cette ostentation si ridicule et si inutile que l’on doit la réussite d’un ouvrage. C’est à des amis éclairés et sévères qu’on en fait juges dans le secret, qui n’approuvent que quand ils ne sauraient faire autrement, et aux avis desquels on défère avec docilité. Je n’ai jusqu’à présent parlé que des amateurs qui se bornent à appuyer les gens de lettres de leur puissant crédit et de leur faible suffrage ; j’entends ici par crédit, celui qui se réduit à procurer des admirateurs, et non celui qui a le courage de tenir tête à des adversaires puissants. L’expérience ne prouve que trop que les talents persécutés n’ont rien à attendre de ce côté-là, et que les ennemis chassent bientôt les protecteurs. Mais les gens de lettres s’imaginent peut-être qu’ils trouveront plus de ressources dans les lumières de certains amateurs, qu’on peut diviser en deux classes. La première renferme ceux qui se connaissent assez pour n’oser paraître au grand jour, mais qui ne se bornent pas, comme la plupart de leurs confrères, à commander durant leur digestion, du sublime à un poète, ou des découvertes à un savant ; ils ont de plus la prétention d’éclairer leurs courtisans, de leur fournir des plans d’ouvrages, et de les diriger dans l’exécution. Je suis surpris qu’aucun protégé n’ait le courage de leur dire ce que disaient à Colbert quelques négociants qu’il instruisait, laissez-nous faire ; ce Colbert, assez grand homme pour ne parler que de ce qu’il entendait, et pour donner sur le commerce des avis utiles, l’était assez en même temps pour trouver bon que des gens plus éclairés que lui s’en tinssent à leurs propres lumières. Dans la seconde classe des Mécènes sont ceux qui aspirent eux-mêmes à la gloire d’être auteurs. Il en est peu à qui cette entreprise ne réussisse, grâce à l’adulation qui les encense : ne fussent-ils que les pères adoptifs d’un ouvrage médiocre publié sous leur nom, cent plumes s’empresseraient à le célébrer ; depuis les héros jusqu’aux Thersites de la littérature, tout leur crierait qu’ils ont produit un chef-d’œuvre : n’eussent-ils fait qu’un almanach, on leur démontrerait qu’ils ont trouvé le système du monde. C’est principalement à certains journalistes étrangers que ce reproche s’adresse (car je n’ose croire que parmi ceux de France, il y en ait aucun qui le mérite). D’une main ils élèvent à la médiocrité puissante des statues d’argile, et de l’autre ils font de vains efforts pour mutiler les statues d’or des grands hommes sans protection et sans crédit. Dans leurs mémoires périodiques, qu’on peut appeler, comme M. de Voltaire appelle l’histoire, d’immenses archives de mensonge et d’un peu de vérité, presque tout est loué, excepté ce qui mérite de l’être. Aussi le bien qu’ils disent des mauvais livres les décrédite encore plus que le mal qu’ils voudraient faire aux bons. On pourrait comparer les journalistes dont je parle, à ces mercenaires subalternes établis pour lever les droits aux portes des grandes villes, qui visitent sévèrement le peuple, laissent passer avec respect les grands seigneurs, permettent la contrebande à leurs amis, la font très souvent eux-mêmes, et saisissent en revanche pour contrebande ce qui n’en est pas. On ne doit point au reste exiger des critiques une injustice aussi basse que la flatterie ; mais il est au moins permis de les exhorter à distinguer l’ouvrage et l’auteur. Ce qu’il y a de plus honteux pour les grands et pour la littérature, c’est que des écrivains qui déshonorent leur État par la satire, trouvent des protecteurs encore plus méprisables qu’eux. L’homme de lettres digne de ce nom dédaigne également et de se plaindre des uns et de répondre aux autres ; mais quelque peu sensible qu’il doive être aux injures prises en elles-mêmes, il ne doit pas fermer les yeux sur l’appui qu’on leur prête, ne fût-ce que pour se former une idée juste de ceux qui daignent les favoriser. Dans les pays où la presse n’est pas libre, a licence d’insulter les gens de lettres par des satires n’est qu’une preuve du peu de considération réelle qu’on a pour eux, lu plaisir même qu’on prend à les voir insultés. Et pourquoi est-il plus permis d’outrager un homme de lettres qui honore la nation, que de rendre ridicule un homme en place qui avilit a sienne ? Si on croit devoir laisser un libre cours aux libelles et aux satires, en ce cas que toutes les conditions et tous les états en puissent être indifféremment l’objet. Disons mieux, qu’on punisse sévèrement les satires personnelles contre quelque citoyen que ce puisse être, celles qui l’attaquent dans sa probité, dans ses mœurs, dans son état ; mais qu’il soit libre l’apprécier devant le public l’esprit et les talents de ceux qui protègent, comme de ceux qui écrivent ; ces hommes orgueilleux et vils, qui regardent les gens de lettres comme des espèces d’animaux destinés à combattre dans l’arène pour le plaisir de la multitude, descendraient alors de l’amphithéâtre, et verraient leurs juges y remonter. Je ne puis me dispenser de rapporter à cette occasion une anecdote bien propre à faire connaître le caractère et l’injustice des hommes dont je parle. Un d’entre eux tournait en ridicule la délicatesse excessive d’un écrivain célèbre qui avait témoigné un chagrin (trop grand sans doute) de quelques satires publiées contre lui : l’écrivain célèbre fit une chanson où l’homme en place était effleuré très légèrement. Si on eût cru l’offensé, les lois n’avaient pas assez de supplices pour punir l’injure qu’on lui avait faite. Il est une dernière sorte d’amateurs qui méritent avec quelque raison d’être plus considérés que les autres, et qu’on peut regarder comme des protecteurs plus réels de la littérature ; ce sont ceux qui cherchent à contribuer au progrès des sciences et des arts par leurs bienfaits. Je plains les gens de lettres à qui leur fortune rend nécessaire une ressource si triste et si dangereuse ; c’est à eux de mettre au moins dans leur conduite tant de dignité et de noblesse que ce soit au bienfaiteur même à leur avoir obligation.
Je paie avec usure à votre père le bien qu’il m’a fait, disait Xénocrate à un de ses disciples ; car je suis cause qu’il est loué de tout le monde.Feu M. l’abbé de Saint-Pierre se privant autrefois en faveur de M. Varignon d’une portion considérable de sa fortune, lui disait :
Je ne vous donne pas une pension mais un contrat ; parce que je ne veux pas que vous dépendiez de moi.Espèce d’héroïsme bien digne d’être proposé pour modèle à tous les bienfaiteurs. Ce n’est qu’à ce prix qu’on mérite de l’être ; mais combien peu voudraient d’un pareil titre à de pareilles conditions ? Quelle leçon que l’exemple de M. l’abbé de Saint-Pierre pour certains bienfaiteurs souvent aussi avares que vains, qui se croient les pères de la littérature pour quelques bienfaits très légers, fort au-dessous de leur fortune, et qu’ils prennent même le soin de divulguer secrètement ? Quand on oblige d’honnêtes gens, on doit laisser parler en eux la reconnaissance, elle sait s’imposer à elle-même des lois sévères. Mais les hommes sont si attentifs à saisir tout ce qui peut leur donner de la supériorité sur leurs semblables, qu’un bienfait accordé est regardé pour l’ordinaire comme une espèce de titre, une prise de possession de celui qu’on oblige, un acte de souveraineté dont on abuse pour mettre quelque malheureux dans sa dépendance. On a beaucoup écrit et avec raison contre les ingrats, mais on a laissé les bienfaiteurs en repos, et c’est un chapitre qui manque à l’histoire des tyrans5. Aussi est-ce pour une âme bien née le plus grand obstacle à l’opulence, que de jouir de l’étroit nécessaire. L’indigence absolue mène bien plus sûrement aux places et aux richesses ; parce qu’en forçant à l’esclavage, elle y accoutume. La nécessité de se délivrer d’un état de misère profonde, rendant excusables presque tous les moyens d’en sortir, familiarise insensiblement avec ces moyens : il en coûte moins ensuite pour les faire servir à l’augmentation de sa fortune. On est fait aux dégoûts, et aux rebuts, et on ne pense plus qu’à mettre à profit la malheureuse habitude qu’on a prise de les dévorer. Que l’orgueil et le despotisme des bienfaiteurs rendent les bienfaits redoutables, et quelquefois humiliants ! Quel mal ne font pas aux talents même les bienfaits bassement reçus ? Ils communiquent à l’âme un avilissement qui dégrade insensiblement les idées, et dont les écrits se ressentent à la longue : car le style prend la teinture du caractère. Ayez de la hauteur dans les sentiments, votre manière d’écrire sera ferme et noble. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des exceptions à cette règle, comme il y en a à tout ; mais ces exceptions seraient une espèce de phénomène. Les Romains disaient :
du pain et des spectacles; qu’il serait à désirer que tous les gens de lettres eussent le courage de dire : du pain et la liberté ! Je parle de liberté non seulement dans leurs personnes, mais aussi dans leurs écrits ; je ne la confonds pas avec cette licence condamnable qui attaque ce qu’elle devrait respecter : le vrai courage est celui qui combat les ridicules et les vices, ménage les personnes, et obéit aux lois. Liberté, vérité et pauvreté, (car quand on craint cette dernière, on est bien loin des deux autres) voilà trois mots que les gens de lettres devraient toujours avoir devant les yeux, comme les souverains celui de postérité. Quand je dis que la pauvreté doit être un des mots de la devise des gens de lettres, je ne prétends pas qu’ils soient obligés d’être indigents, comme ils le sont d’être vrais et libres, et que la pauvreté doive être un attribut essentiel de leur état ; je dis seulement qu’ils ne doivent pas la redouter. Il serait même injuste de leur interdire les richesses. Et pourquoi un homme de lettres n’aurait-il pas le même droit à l’opulence, que tant d’hommes inutiles ou nuisibles à la patrie, dont le luxe scandaleux insulte à la misère publique ! Mais si un homme de lettres ambitionne la fortune, dit avec raison un de nos plus illustres écrivains, il doit la faire soi-même. Et il ne faut pas croire qu’il soit très difficile d’y parvenir, même en n’employant que des moyens honnêtes. On sait l’histoire de ce philosophe, à qui ses ennemis reprochaient de ne mépriser les richesses que faute de talent pour en acquérir ; il se mit dans le commerce, s’y enrichit en un an, distribua son gain à ses amis, et se remit ensuite à philosopher. S’il n’est pas difficile de faire fortune par des voies louables, il l’est encore moins d’y parvenir quand on se permet tout pour cet objet. Il ne faut pour cela que la résolution bien déterminée de réussir, de la patience et de l’audace. Peut-être est-ce le seul genre de succès qui ne prouve aucune espèce d’esprit ; car l’esprit d’intrigue et de manège ne mérite pas ce nom ; c’est l’esprit de ceux qui n’en ont point d’autre, et de tous ceux qui voudront l’avoir. C’est en faisant un long et heureux usage de cet esprit si commun, que des hommes sans mérite et sans nom peuvent arriver à la plus grande fortune et aux plus brillants emplois. L’Angleterre seule a cet avantage, que les talents vraiment supérieurs dans les lettres y ont quelquefois servi de degré pour s’élever aux grandes places. Parmi nous ils sont plutôt un motif d’exclusion, et peut-être n’est-ce pas un malheur pour eux. Ils n’ont pas même pour l’ordinaire de plus grands ennemis que ceux qui ont fait fortune par les lettres ou par l’apparence des lettres. Élevés par la faveur, ces hommes médiocres sentent que les bons juges les voient toujours à leur véritable place : et ils ne peuvent le leur pardonner. Néanmoins cette règle n’est pas entièrement générale. Parmi les différents Mécènes de notre siècle, il s’en trouve quelquefois qui s’étant enrichis par les lettres, prennent sous leur protection d’autres hommes de lettres moins riches et plus éclairés qu’eux. Mais à voir la manière dont ils les traitent, on serait tenté de croire que le mot de république des lettres est bien mal imaginé ; rien n’est moins républicain que leur conduite et leur manière d’agir envers leurs semblables. Ils paraissent persuadés qu’eux seuls méritent d’être riches ; et dans le temps même où ils se plaignent de leur indigence au milieu d’un bien très honnête, parlez-leur d’un homme de lettres qui possède à peine le nécessaire, ils ne manquent pas de le trouver fort à son aise. Tu as raison, leur eût répondu Diogène, mais je voudrais te voir seulement un jour à ma place. Les Mécènes dont je parle ont pour maxime qu’un homme de lettres doit être pauvre. La raison qu’ils en donnent est que la nécessité aiguise le génie, et que l’opulence l’engourdit et en affaiblit l’exercice ; mais leur véritable motif est d’avoir par ce moyen une cour plus nombreuse et plus de bouches pour les flatter. J’avoue qu’ils en sont quelquefois punis. Il n’est pas absolument sans exemple de voir ces despotes de la littérature, célébrés par les étrangers et par les Français, survivre, pour la frayeur de leurs semblables, à leur réputation littéraire, lorsqu’ils cessent, par le changement des circonstances, de pouvoir faire ni bien ni mal. C’est d’après ce même principe de la dépendance prétendue ou doivent être les gens de lettres, qu’on a vu s’établir dans quelques célèbres académies l’esprit de despotisme qui y règne, et-qui, j’ose le dire, aurait été funeste aux progrès des sciences, sans les talents supérieurs de plusieurs membres de ces compagnies ; car dans un État despotique les vertus de citoyen sont des vertus de dupe : mais il faut savoir être dupe quelquefois, et il se trouve toujours des gens assez bien nés pour l’être. Le cardinal de Richelieu avait donné à l’Académie Française une forme très simple et très noble, mais aussi c’était le cardinal de Richelieu. Il sentit, malgré le système de despotisme dont il était rempli et qu’il étendait si loin, que la forme démocratique convenait mieux qu’aucune autre à un État tel que la république des lettres qui ne vit que de sa liberté ; cet homme rare qui connaissait le prix des talents, voulut que dans l’Académie Française l’esprit marchât sur la même ligne à côté du rang et de la noblesse, et que tous les titres y cédassent à celui d’homme de lettres. Il voulut que cette académie fut presque entièrement composée des bons écrivains de la nation, pour la décorer aux yeux des sages ; d’un petit nombre de grands seigneurs, pour la décorer aux yeux du peuple ; que ces derniers vinssent remplir seulement les places que les grands écrivains laisseraient vides ; qu’ainsi dans l’Académie Française les préjugés, servissent à honorer le talent, et non le talent à flatter les préjugés, et qu’on eût surtout l’attention d’en exclure ceux qui prétendant être à la fois grands auteurs et grands seigneurs, ne seraient ni l’un ni l’autre. Il n’imaginait pas qu’un jour certaines gens dussent être choqués de se voir dans l’Académie Française entre Despréaux et Racine, place dont Mécène se serait fait honneur et qu’il n’eût occupée qu’avec modestie. En un mot, le cardinal de Richelieu vit sans peine qu’il était trop dangereux d’établir dans les compagnies littéraires un esprit d’inégalité capable d’y entretenir le trouble, de rebuter les grands talents, de remplir à la longue ces sociétés illustres de gens médiocres à qui le titre d’académicien est nécessaire, et de rendre les récompenses littéraires trop dépendantes du caprice et de l’envie. Ces récompenses, au reste, ne sont pas si nécessaires qu’on le croit aux progrès des lettres, même dans notre nation. Corneille, La Fontaine et beaucoup d’autres ont été sans elles ; et sans elles apparemment Racine aurait fait ses tragédies, et Despréaux son Art Poétique ; sans elles notre siècle a produit la Henriade, l’Esprit des Lois, Hippolyte et Aricie, et plusieurs beaux ouvrages des mêmes auteurs et de quelques autres. Les grands talents n’ont besoin pour se développer d’aucun autre principe que de l’impulsion de la nature. C’est elle et non la fortune qui force un grand homme à l’être. C’est elle qui au milieu des guerres civiles a peuplé la Flandre de peintres habiles et pauvres. C’est elle qui a donné à l’Italie tant d’artistes célèbres dont un petit nombre a vécu dans l’opulence. En fait de talents et de génie, la nature se plaît, pour ainsi dire, à ouvrir de temps en temps des mines qu’elle referme ensuite absolument et pour plusieurs siècles. Elle se joue également de l’injustice de la fortune et de celle des hommes ; elle produit des génies rares au milieu d’un peuple barbare, comme elle fait naître des plantes précieuses chez des peuples sauvages qui en ignorent la vertu. On se tromperait néanmoins, si on avançait sans restriction que les récompenses mal distribuées découragent toujours les génies supérieurs : elles sont bonnes quelquefois à faire produire de grandes choses à ceux qui ne les obtiennent pas ; ils travaillent non dans l’espoir d’y parvenir, mais dans la vue de les mériter. Telle est l’utilité principale de ces récompenses, surtout lorsqu’elles sont répandues pêle-mêle et à pleines mains. Ne désirons donc point qu’on en tarisse la source. Le découragement que cette conduite introduirait (du moins pour un temps) parmi les gens de lettres, serait à mon avis un plus grand mal que les hommages et l’espèce d’idolâtrie à laquelle l’intérêt les oblige ; et je ne veux point ressembler à cet empereur insensé qui fit brûler la bibliothèque de Constantinople, parce que les gens de lettres de son Empire avaient de la dévotion aux images. Je crois seulement que les récompenses devraient être moins fréquentes ; ce serait le moyen qu’elles fussent distribuées plus à propos ; l’économie est plus éclairée que la profusion. Par là les hommes seront remis plus à leur place, les grâces devenues moins faciles à obtenir ne seront plus disputées que par ceux qui pourront les mériter ; et les écrivains, les philosophes, les artistes célèbres, trouveront d’ailleurs dans l’estime de leur nation un prix assez flatteur pour attendre patiemment d’autres récompenses, ou pour faire rougir ceux qui les en priveraient. Mais ce que les grands ne doivent point oublier quand ils veulent faire du bien aux lettres, c’est que la considération personnelle est la récompense la plus réelle des talents, celle qui met le prix à toutes les autres ou même qui en tient lieu. C’est à elle que la Grèce a dû les grands hommes qu’elle a produits en tout genre ; c’est la faveur la plus précieuse que les lettres reçoivent aujourd’hui d’un monarque qui occupe le trône avec les lumières et les vertus de Julien sans en avoir la superstition. L’indifférence de Charles-Quint pour les lettres, transmise à ses descendants, semble être une des principales causes qui ont retardé les progrès de l’esprit dans les pays de sa dépendance. La Prusse par une raison contraire sera redevable à Frédéric des progrès qu’elle va faire dans les sciences et dans les arts. Supérieur aux préjugés, le seul mérite chez ce monarque distingue les hommes. La lumière et la vérité, si nécessaires et si cachées à la plupart des princes, mais qu’il aime et qu’il connaît parce qu’il en est digne, sont le fruit de la liberté noble et sage qu’il accorde aux lettres. Les talents, le malheur et la philosophie donnent des droits à ses bontés. Son goût pour les sciences et pour les beaux-arts, est d’autant plus éclairé, d’autant plus vrai, et d’autant plus louable, qu’il ne prend rien sur des soins plus importants, et qu’il sait être roi avant toute autre chose. Aussi les éloges qu’il reçoit ne se bornent pas au suffrage de ses sujets ; ratifiés par toute l’Europe, dont la voix unanime est la pierre de touche du mérite des souverains, ils le seront par le jugement des siècles futurs, qu’on peut lui annoncer d’avance parce qu’il n’a point à le redouter. Puisse-t-il recevoir cet hommage faible, mais désintéressé, d’un homme de lettres dont la plume n’a point encore été avilie par la flatterie ; qui n’espérait pas, quand il a écrit cet éloge, avoir un jour l’honneur de l’approcher pour le remercier de ses bienfaits ; que l’amitié retient dans sa patrie, parce qu’elle lui tient lieu de fortune, et qui jamais n’a désiré de lui que son estime. Que ne puis-je pour l’honneur de notre nation en dire autant de tous nos Mécènes ! Mais la vérité et la justice s’opposent à la bonne volonté que j’ai pour eux. Je puis protester au moins de n’avoir voulu appliquer à aucun en particulier les réflexions critiques qu’on pourra trouver dans cet écrit ; si, contre mon intention, quelqu’un croyait s’y reconnaître, je n’aurais d’autre réponse à lui faire que celle de Protogène à Démétrius ;
je ne puis croire que vous fassiez la guerre aux arts; car une protection mal entendue, est une véritable guerre qu’on fait aux talents. Heureux au moins les gens de lettres, s’ils reconnaissent enfin que le moyen le plus sûr de se faire respecter, est de vivre unis (s’il leur est possible) et presque renfermés entre eux ; que par cette union ils parviendront sans peine à donner la loi au reste de la nation sur les matières de goût et de philosophie ; que la véritable estime est celle qui est distribuée par des hommes dignes d’être estimés eux-mêmes ; que la charlatanerie enfin est une farce qui dégrade le spectateur et l’acteur ; et que la soif de la réputation et des richesses est une des causes qui contribueront le plus parmi nous à la décadence des lettres. Tels sont les réflexions et les vœux d’un écrivain sans manège, sans intrigue, sans appui, et par conséquent sans espérance, mais aussi sans soins et sans désirs. J’ai tâché de m’expliquer librement, quoique sans humeur, sur les différents objets qui font la matière de cet essai ; je suis et je dois être d’autant moins suspect à cet égard, qu’engagé par goût et par principes dans une carrière peu brillante, mais tranquille, où le nombre des juges, des ennemis et des prôneurs est fort petit, je me rends assez de justice pour n’aspirer ni aux places, ni aux récompenses littéraires ; que je n’ai l’honneur d’être ni le protégé ni le concurrent de personne, que j’ai assez vu la plupart des Mécènes et des grands pour n’avoir point à m’en louer, et assez peu pour n’avoir point à m’en plaindre. Le sort de cet écrit, lorsqu’il parut pour la première fois, a été absolument contraire à celui que j’aurais dû en attendre. Quelques grands seigneurs l’ont honoré de leurs éloges, quelques gens de lettres l’ont déchiré. Les premiers n’y ont vu qu’une fierté estimable, les autres qu’une vanité révoltante ; c’est au public à juger si les premiers m’ont rendu plus de justice que les seconds. Mon zèle serait suffisamment payé, si ceux qui l’ont blâmé le plus pratiquaient les maximes qu’il m’a dictées ; les lettres, ce me semble, en seraient plus respectées et plus dignes de l’être. Je sais que les faux intérêts des hommes s’opposeront toujours à leur intérêt véritable ; en ce cas je ne serai pas le premier missionnaire qui avec des talents médiocres, de très bonnes intentions, des raisons encore meilleures et une conduite conforme à sa doctrine, aura eu le malheur de ne convertir personne. Puisse cette même doctrine être prêchée plus efficacement par quelqu’un de nos beaux esprits les plus célèbres et les plus répandus ! Échappé à cette mer orageuse, que je n’ai fait qu’entrevoir, puisse-t-il dire aux gens de lettres avec autant de fruit que de vérité !