Chapitre III.
Inconvénients de la vie de salon.
À la longue, le simple plaisir cesse de plaire, et, si agréable que soit la vie de
salon, elle finit par sembler vide. Quelque chose manque, sans qu’on puisse encore
dire clairement ce que c’est ; l’âme s’inquiète, et peu à peu, avec l’aide des
écrivains et des artistes, elle va démêler la cause de son malaise et l’objet de son
secret désir. Artificiel et sec, voilà les deux traits du monde, d’autant plus marqués
qu’il est plus parfait, et, dans celui-ci, poussés à l’extrême, parce qu’il est arrivé
au suprême raffinement. — D’abord le naturel en est exclu ; tout y est arrangé,
apprêté, le décor, le costume, l’attitude, le son de voix, les paroles, les idées et
jusqu’aux sentiments. « La rareté d’un sentiment vrai est si grande, disait M. de V.,
que, lorsque je reviens de Versailles, je m’arrête quelquefois dans les rues à
regarder un chien ronger un os297. » L’homme,
s’étant livré tout entier au monde, n’avait gardé pour soi aucune portion de sa
personne, et les convenances, comme autant de lianes, avaient enlacé toute la
substance de son être et tout le détail de son action. Il y avait alors, dit une
personne qui a subi cette éducation298,
une manière de marcher, de s’asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa
fourchette, de présenter un objet, enfin une mimique complète qu’on devait enseigner
aux enfants de très bonne heure, afin qu’elle leur devînt par l’habitude une seconde
nature, et cette convention était un article de si haute importance dans la vie des
hommes et des femmes de l’ancien beau monde que les acteurs ont peine aujourd’hui,
malgré toutes leurs études, à nous en donner une idée ». — Non
seulement le dehors, mais encore le dedans était factice ; il y avait une façon
obligée de sentir, de penser, de vivre et de mourir. Impossible de parler à un homme
sans se mettre à ses ordres, et à une femme sans se mettre à ses pieds. Le bon ton
avait réglé d’avance toutes les grandes et petites démarches, la manière de se
déclarer à une dame et de rompre avec elle, d’engager et de conduire un duel, de
traiter un égal, un subordonné, un supérieur. Si l’on manquait en quoi que ce fût à ce
code universel de l’usage, on était « une espèce ». Tel homme de cœur et de talent,
d’Argenson, fut surnommé « la bête », parce que son originalité dépassait le cadre
convenu. « Cela n’a pas de nom, cela ne ressemble à rien », tel est le blâme le plus
fort. Dans la conduite comme dans la littérature, tout ce qui s’écarte d’un certain
modèle est rejeté. Le nombre des actions permises s’est restreint comme le nombre des
mots autorisés. Le même goût épuré appauvrit l’initiative en même temps que la langue,
et l’on agit comme on écrit, selon des formes apprises, dans un cercle borné. À aucun
prix, l’excentrique, l’imprévu, le vif élan spontané ne sont de mise. — Entre vingt
exemples qui se pressent, je choisis le moindre, puisqu’il s’agit d’un simple geste :
de là on peut conclure aux autres choses. Mlle de…, par le crédit de sa famille,
obtient une pension pour Marcel, célèbre maître à danser, accourt chez lui toute
joyeuse et lui présente le brevet. Marcel le prend et le jette à terre : « Est-ce
ainsi, Mademoiselle, que je vous ai enseigné à présenter quelque chose ? Ramassez ce
papier, et rapportez-le-moi comme vous le devez. » Elle reprend le brevet, et le lui
présente avec toutes les grâces voulues. « C’est bien, Mademoiselle, dit Marcel, je le
reçois, quoique votre coude n’ait pas été assez arrondi, et vous remercie299. » — Tant de grâces finissent par lasser ; après n’avoir mangé pendant des
années que d’une cuisine savante, on demande du lait et du pain bis.
Entre tous ces assaisonnements mondains, il en est un surtout dont on abuse, et qui,
employé sans relâche, communique à tous les mets sa saveur piquante et froide : je
veux dire le badinage. Le monde ne souffre pas la passion, et en cela il est dans son
droit. On n’est pas en compagnie pour se montrer véhément ou sombre ; l’air concentré
ou tendu y ferait disparate. La maîtresse de maison a toujours droit de dire à un
homme que son émotion contenue réduit au silence : « Monsieur un tel, vous n’êtes pas
aimable aujourd’hui ». Il faut donc être toujours aimable, et, à ce manège, la
sensibilité qui se disperse en mille petits canaux ne peut plus faire un grand
courant. « On avait cent amis, et sur cent amis, il y en a chaque jour deux ou trois
qui ont un chagrin vif : mais on ne pouvait longtemps s’attendrir sur leur compte, car
alors on eût manqué d’égards envers les quatre-vingt-dix-sept autres300 » ; on soupirait un instant avec quelques-uns des
quatre-vingt-dix-sept, et puis c’était tout. Mme du Deffand, ayant perdu son plus
ancien ami, le président Hénault, venait le jour même souper en grande compagnie :
« Hélas ! disait-elle, il est mort ce soir à six heures ; sans cela, vous ne me
verriez pas ici. » Sous ce régime continu de distractions et d’amusements, il n’y a
plus de sentiments profonds ; on n’en a que d’épiderme ; l’amour lui-même se réduit à
« l’échange de deux fantaisies » Et, comme on tombe toujours du côté où l’on penche,
la légèreté devient une élégance et un parti pris301. L’indifférence du cœur est à la mode ; on aurait honte d’être vraiment ému.
On se pique de jouer avec l’amour, de traiter une femme comme une poupée mécanique, de
toucher en elle un ressort, puis l’autre, pour en faire sortir à volonté
l’attendrissement ou la colère. Quoi qu’elle fasse, on ne se départ jamais avec elle
de la politesse la plus insultante, et l’exagération même des respects faux qu’on lui
prodigue est une ironie par laquelle on achève de lui montrer son détachement On va
plus loin, et, dans les âmes foncièrement sèches, la galanterie tourne à la
méchanceté. Par ennui et besoin d’excitation, par vanité et pour se prouver sa
dextérité, on se plaît à tourmenter, à faire pleurer, à déshonorer, à tuer longuement.
À la fin, comme l’amour-propre est un gouffre sans fond, il n’y a pas de « noirceurs »
dont ces bourreaux polis ne soient capables, et les personnages de Laclos ont eu leurs
originaux302 Sans doute, ces monstres sont rares ; mais l’on
n’a pas besoin d’avoir affaire à eux pour démêler ce que la galanterie du monde
renferme d’égoïsme. Les femmes qui l’ont érigée en obligation sont les premières à en
sentir le mensonge, et à regretter, parmi tant de froids hommages, la chaleur
communicative d’un sentiment fort. Le caractère du siècle reçoit alors son trait
final, et « l’homme sensible » apparaît.
Ce n’est pas que le fond des mœurs devienne différent ; elles restent aussi
mondaines, aussi dissipées jusqu’au bout. Mais la mode autorise une affectation
nouvelle, des effusions, des rêveries, des attendrissements qu’on n’avait point encore
connus. Il s’agit de revenir à la nature, d’admirer la campagne, d’aimer la simplicité
des mœurs rustiques, de s’intéresser aux villageois, d’être humain, d’avoir un cœur,
de goûter les douceurs et les tendresses des affections naturelles, d’être époux et
père, bien plus d’avoir une âme, des vertus, des émotions religieuses, de croire à la
providence et à l’immortalité, d’être capable d’enthousiasme. On veut être ainsi, ou
du moins on a la velléité d’être ainsi. En tout cas, si on le veut, c’est à la
condition sous-entendue qu’on ne sera pas trop dérangé de son train ordinaire et que
les sensations de cette nouvelle vie n’ôteront rien aux jouissances de l’ancienne.
Aussi l’exaltation qui commence ne sera guère qu’une ébullition de la cervelle, et
l’idylle presque entière se jouera dans les salons Voici donc la littérature, le
théâtre, la peinture et tous les arts qui entrent dans la voie sentimentale pour
fournir à l’imagination échauffée une pâture factice303. Rousseau prêche en périodes travaillées le
charme de la vie sauvage, et les petits-maîtres, entre deux madrigaux, rêvent au
bonheur de coucher nus dans la forêt vierge. Les amoureux de la Nouvelle
Héloïse échangent, pendant quatre volumes, des morceaux de style, et là-dessus
une personne, « non seulement mesurée, mais compassée », la comtesse de Blot, dans un
cercle chez la duchesse de Chartres, s’écrie « qu’à moins d’une vertu supérieure une
femme vraiment sensible ne pourrait rien refuser à la passion de Rousseau304 ». On s’étouffe au Salon autour de l’Accordée de
village, de la Cruche cassée, du Retour de
nourrice, et autres idylles rustiques et domestiques de Greuze ; la pointe de
volupté, l’arrière-fond de sensualité provocante qu’il laisse percer dans la naïveté
fragile de ses ingénues est une friandise pour les goûts libertins qui durent sous les
aspirations morales305. Après eux, Ducis, Thomas, Parny, Colardeau,
Roucher, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, Marmontel, Florian, tout le troupeau des
orateurs, des écrivains et des politiques, le misanthrope Chamfort, le raisonneur
Laharpe, le ministre Necker, les faiseurs de petits vers, les imitateurs de Gessner et
de Young, les Berquin, les Bitaubé, tous bien peignés, bien attifés, un mouchoir brodé
dans la main pour essuyer leurs larmes, vont conduire l’églogue universelle jusqu’au
plus fort de la Révolution. En tête du Mercure de 1791 et 1792
paraissent des Contes moraux de Marmontel306, et le
numéro qui suit les massacres de septembre s’ouvre par des vers « aux mânes de mon
serin ».
Par suite, dans tous les détails de la vie privée, la sensibilité étale son emphase.
On bâtit dans son parc un petit temple à l’Amitié. On dresse dans son cabinet un petit
autel à la Bienfaisance307. On porte des
robes à la Jean-Jacques Rousseau « analogues aux principes de cet auteur ». On choisit
pour coiffure « des poufs au sentiment », dans lesquels on place le portrait de sa
fille, de sa mère, de son serin, de son chien, tout cela garni des cheveux de son père
ou d’un ami de cœur ». On a des amies de cœur pour qui « on éprouve quelque chose de
si vif et de si tendre que véritablement c’est de la passion », et qu’on ne peut se
passer de voir trois fois par jour. « Toutes les fois que des amies se disent des
choses sensibles, elles doivent subitement prendre une petite voix
claire et traînante, se regarder tendrement en penchant la tête, et s’embrasser
souvent », sauf à bâiller tout bas au bout d’un quart d’heure et à s’endormir de
concert parce qu’elles n’ont plus rien à se dire. L’enthousiasme est d’obligation. À
la reprise du Père de famille, l’on compte autant de mouchoirs que
de spectateurs, et des femmes s’évanouissent. « Il est d’usage, surtout pour les
jeunes femmes, de s’émouvoir, de pâlir, de s’attendrir, et même en général de se
trouver mal en apercevant M. de Voltaire ; on se précipite dans ses bras, on balbutie,
on pleure, on est dans un trouble qui ressemble à l’amour le plus passionné308. » — Quand un auteur de société
vient lire sa pièce dans un salon, la mode veut qu’on s’exclame, qu’on sanglote, et
qu’il y ait quelque belle évanouie à délacer. Mme de Genlis, qui raille ces
affectations, n’est pas moins affectée que les autres. Tout à coup, au milieu d’une
compagnie, on l’entend dire à la jeune orpheline qu’elle exhibe : « Paméla, faites
Héloïse ! » Et Paméla, défaisant ses cheveux, s’agenouille, les yeux au ciel, d’un air
inspiré, aux applaudissements de l’assistance309. — La sensibilité devient une
institution. La même Mme de Genlis fonde l’ordre de la Persévérance, qui compte
bientôt « jusqu’à quatre-vingt-dix chevaliers du plus grand monde ». Pour y être
admis, il faut deviner une énigme, répondre à une question morale, faire un discours
sur une vertu. Toute dame ou chevalier qui découvre et vient annoncer « trois actions
vertueuses bien constatées », reçoit une médaille d’or. Chaque chevalier a son « frère
d’armes », chaque dame a son amie, chaque membre a sa devise, et chaque devise,
encadrée dans un petit tableau, va figurer dans « le Temple de l’Honneur », sorte de
tente très galamment décorée et que M. de Lauzun a fait dresser au milieu d’un
jardin310. — La parade sentimentale est complète, et, jusque dans cette
chevalerie restaurée, on retrouve une mascarade de salon.
Néanmoins la mousse de l’enthousiasme et des grands mots laisse au fond des cœurs un
résidu de bonté active, de bienveillance confiante, et même de bonheur, à tout le
moins d’expansion et de facilité. Pour la première fois, on voit des femmes
accompagner leur mari en garnison ; des mères veulent nourrir, des pères s’intéressent
à l’éducation de leurs enfants. La simplicité rentre dans les manières. On ne met plus
de poudre aux petits garçons ; nombre de seigneurs quittent les galons, puis les
broderies, les talons rouges et l’épée, sauf lorsqu’ils sont en grand habit. On en
rencontre dans les rues « vêtus à la Franklin, en gros drap, avec un bâton noueux et
des souliers épais311 ».
Le goût n’est plus aux cascades, aux statues, aux décorations raides et pompeuses ; on
n’aime que les jardins anglais. La reine s’arrange un village à Trianon, où, « vêtue
d’une robe de percale blanche et d’un fichu de gaze, coiffée d’un chapeau de paille »,
elle pêche dans le lac et voit traire ses vaches. L’étiquette tombe par lambeaux,
comme un fard qui s’écaille, et laisse reparaître la vive couleur des émotions
naturelles. Madame Adélaïde prend un violon et remplace le ménétrier absent pour faire
danser des paysannes312. La duchesse de Bourbon sort le matin
incognito pour faire l’aumône et « chercher des pauvres dans leurs greniers ». La
Dauphine se jette à bas de son carrosse pour secourir un postillon blessé, un paysan
que le cerf a renversé. Le roi et le comte d’Artois aident un charretier embourbé à
dégager sa charrette. On ne songe plus à se composer et à se contraindre, à garder sa
dignité en toute circonstance, à soumettre les faiblesses de la nature aux exigences
du rang. À la mort du premier Dauphin313, pendant que les gens de la chambre se jettent au-devant du roi
pour l’empêcher d’entrer, la reine se précipite à genoux contre ses genoux, et lui
crie en pleurant : « Ah ! ma femme, notre cher enfant est mort puisqu’on ne veut pas
que je le voie ». Et le narrateur ajoute avec admiration : « Il me semble toujours
voir un bon cultivateur et son excellente compagne en proie au plus affreux désespoir
de la perte de leur fils chéri ». On ne cache plus ses larmes, on tient à honneur
d’être homme ; on est humain, on se familiarise avec ses inférieurs. Un prince,
passant une revue, dit aux soldats en leur présentant la princesse : « Mes enfants,
voici ma femme ». On voudrait rendre les hommes heureux et jouir délicieusement de
leur reconnaissance. Être bon, être aimé, voilà l’objet d’un chef d’État, d’un homme
en place Cela va si loin qu’on se figure Dieu sur ce modèle. On interprète « les
harmonies de la Nature » comme des attentions délicates de la Providence ; en
instituant l’amour filial, le Créateur a « daigné nous choisir pour première vertu
notre plus doux plaisir314 »
À l’idylle qu’on imagine au ciel, correspond l’idylle qu’on pratique sur la terre. Du
public aux princes, et des princes au public, en prose, en vers, par les compliments
de fête, par les réponses officielles, depuis le style des édits royaux jusqu’aux
chansons des dames de la halle, c’est un échange continuel de grâces et de tendresses.
Des applaudissements éclatent au théâtre lorsqu’un vers fait allusion à la vertu des
princes, et, un instant après, quand une tirade exalte les mérites du peuple, les
princes prennent leur revanche de politesse en applaudissant à leur tour315 De toutes parts, au moment où ce monde finit, une complaisance mutuelle, une
douceur affectueuse vient, comme un souffle tiède et moite d’automne, fondre ce qu’il
y avait encore de dureté dans sa sécheresse, et envelopper dans un parfum de roses
mourantes les élégances de ses derniers instants. On rencontre alors des actions, des
mots d’une grâce suprême, uniques en leur genre, comme une mignonne et adorable
figurine de vieux Sèvres. Un jour que la comtesse Amélie de Boufflers parlait un peu
légèrement de son mari, sa belle-mère lui dit : « Vous oubliez que vous parlez de mon
fils Il est vrai, maman, je croyais ne parler que de votre gendre ». C’est elle
encore qui, au jeu du bateau, obligée de choisir entre cette belle-mère bien-aimée et
sa mère qu’elle connaissait à peine, répondit : « Je sauverais ma mère et je me
noierais avec ma belle-mère316 ». La duchesse de Choiseul, d’autres encore, sont
des miniatures aussi exquises. Quand le cour et l’esprit réunissent leurs
délicatesses, ils font des chefs-d’œuvre, et ceux-ci, comme l’art, comme la politesse,
comme la société qui les entoure, ont un charme que rien ne surpasse, si ce n’est leur
fragilité.
C’est que, plus les hommes se sont adaptés à une situation, moins ils sont préparés
pour la situation contraire. Les habitudes et les facultés qui leur servaient dans
l’état ancien leur nuisent dans l’état nouveau. En acquérant les talents qui
conviennent aux temps de calme, ils ont perdu ceux qui conviennent aux temps de
trouble, et ils atteignent l’extrême faiblesse en même temps que l’extrême urbanité.
Plus une aristocratie se polit, plus elle se désarme, et, quand il ne lui manque plus
aucun attrait pour plaire, il ne lui reste plus aucune force pour lutter Et
cependant, dans ce monde, on est tenu de lutter si l’on veut vivre. L’empire est à la
force dans l’humanité comme dans la nature. Toute créature qui perd l’art et l’énergie
de se défendre devient une proie d’autant plus sûre que son éclat, son imprudence et
même sa gentillesse la livrent d’avance aux rudes appétits qui rôdent à l’entour. Où
trouver la résistance dans un caractère formé par les mœurs qu’on vient de décrire
Avant tout, pour se défendre, il faut regarder autour de soi, voir et prévoir, se
munir contre le danger. Comment le pourraient-ils, vivant comme ils font ? Leur cercle
est trop étroit et trop soigneusement clos. Enfermés dans leurs châteaux et leurs
hôtels, ils n’y voient que les gens de leur monde, ils n’entendent que l’écho de leurs
propres idées, ils n’imaginent rien au-delà ; deux cents personnes leur semblent le
public D’ailleurs, dans un salon, les vérités désagréables ne sont point admises,
surtout quand elles sont personnelles, et une chimère y devient un dogme parce qu’elle
y devient une convention. Les voilà donc qui, déjà abusés par l’étroitesse de leur
horizon ordinaire, fortifient encore leur illusion par l’illusion de leurs pareils.
Ils ne comprennent rien au vaste monde qui enveloppe leur petit monde ; ils sont
incapables d’entrer dans les sentiments d’un bourgeois, d’un villageois ; ils se
figurent le paysan, non pas tel qu’il est, mais tel qu’ils voudraient le voir.
L’idylle étant à la mode, nul n’ose y contredire ; toute autre supposition est fausse
parce qu’elle serait pénible, et, les salons ayant décidé que tout ira bien, tout ira
bien. — Jamais aveuglement ne fut plus complet et plus volontaire. Le duc d’Orléans
offrait de parier cent louis que les États généraux s’en iraient sans avoir rien fait,
sans avoir même aboli les lettres de cachet. Quand la démolition sera commencée, bien
mieux, quand elle sera faite, ils ne jugeront pas plus juste. Ils n’ont aucune notion
de l’architecture sociale ; ils n’en connaissent ni les matériaux, ni les proportions,
ni l’équilibre ; ils n’y ont jamais mis la main, ils n’ont point de pratique. Ils
ignorent la structure de la vieille fabrique317 dont
ils occupent le premier étage. Ils n’en savent calculer ni les poussées, ni les
résistances318. Ils finissent par s’imaginer que le mieux est de
laisser l’écroulement s’achever, que l’édifice se reconstruira pour eux de lui-même,
qu’ils vont rentrer dans leur salon rebâti exprès et redoré à neuf, pour y recommencer
l’aimable causerie qu’un accident, un tumulte de rue vient d’interrompre319. Si clairvoyants dans le monde, leurs yeux sont obtus
en politique. Ils démêlent tout à la lumière artificielle des bougies ; ils se
troublent et s’éblouissent à la clarté naturelle du grand jour. C’est que le pli est
trop ancien et trop fort. L’organe, appliqué si longtemps sur les minces détails de la
vie élégante, n’embrasse plus les grandes masses de la vie populaire, et, dans le
milieu nouveau où subitement il est plongé, sa finesse fait son aveuglement.
Il faut agir cependant, car le danger est là qui les prend à la gorge. Mais c’est un
danger d’espèce ignoble, et, contre ses prises, leur éducation ne leur fournit pas les
armes appropriées. Ils ont appris l’escrime, et non la savate. Ils sont toujours les
fils de ceux qui, à Fontenoy, au lieu de tirer les premiers, mettaient le chapeau à la
main, et, courtoisement, disaient aux Anglais : « Non, Messieurs, tirez vous-mêmes ».
Assujettis, aux bienséances, ils sont gênés dans leurs mouvements. Nombre d’actions et
des plus nécessaires, toutes celles qui sont brusques, fortes et crues, sont
contraires aux égards qu’un homme bien élevé doit aux autres, ou du moins aux égards
qu’il se doit à lui-même Ils ne se les permettent pas ; ils ne songent pas à se les
permettre, et, plus ils sont haut placés, plus ils sont bridés par leur rang. Quand la
famille royale part pour Varennes, les retards accumulés qui la perdent sont un effet
de l’étiquette. Mme de Tourzel a réclamé sa place dans la voiture, et elle y avait
droit, comme gouvernante des Enfants de France. Le roi voulait, en arrivant, donner à
M. de Bouillé le bâton de maréchal, et, pour avoir un bâton, il a dû, après diverses
allées et venues, emprunter celui du duc de Choiseul. La reine ne pouvait se passer
d’un nécessaire de voyage, et il a fallu en fabriquer un énorme qui contient tous les
meubles imaginables, depuis une bassinoire jusqu’à une écuelle d’argent ; outre cela,
d’autres caisses et, comme s’il n’y avait pas de chemises à Bruxelles, un trousseau
complet pour elle et ses enfants320 La dévotion étroite, l’humanité quand même, la frivolité du petit esprit littéraire, l’urbanité
gracieuse, l’ignorance foncière321, la nullité ou la rigidité de l’intelligence et de la volonté
sont encore plus grandes chez les princes que chez les nobles Contre l’émeute sauvage
et grondante, tous sont impuissants. Ils n’ont pas l’ascendant physique qui la
maîtrise, le charlatanisme grossier qui la charme, les tours de Scapin qui la
dépistent, le front de taureau, les gestes de bateleur, le gosier de stentor, bref les
ressources du tempérament énergique et de la ruse animale, seules capables de
détourner la fureur de la bête déchaînée. Pour trouver de ces lutteurs, ils font
chercher trois ou quatre hommes de race ou d’éducation différente, tous ayant roulé et
pâti, un plébéien brutal comme l’abbé Maury, un satyre colossal et fangeux comme
Mirabeau, un aventurier audacieux et prompt comme ce Dumouriez qui, à Cherbourg,
lorsque la faiblesse du duc de Beuvron a livré les blés et lâché l’émeute, lui-même
hué et sur le point d’être mis en pièces, aperçoit tout d’un coup les clés du magasin
dans les mains d’un matelot hollandais, crie au peuple qu’on le trahit et qu’un
étranger lui a pris ses clés, saute à bas du perron, saisit le matelot à la gorge,
arrache les clés et les remet à l’officier de garde en disant au peuple : « Je suis
votre père, c’est moi qui vous réponds des magasins322 ». Se commettre avec des crocheteurs et des harengères, se colleter au club,
improviser dans les carrefours, aboyer plus haut que les aboyeurs, travailler de ses
poings et de son gourdin, comme plus tard la jeunesse dorée, sur les fous et les
brutes qui n’emploient pas d’autres arguments et auxquels il faut répondre par des
arguments de même nature, monter la garde autour de l’Assemblée, se faire constable
volontaire, n’épargner ni sa peau ni la peau d’autrui, être peuple en face du peuple,
voilà des procédés efficaces et simples, mais dont la grossièreté leur semble
dégoûtante. Il ne leur vient pas à l’idée d’y avoir recours ; ils ne savent ni ne
veulent se servir de leurs mains, surtout pour cette besogne323. Elles ne sont exercées qu’au duel, et, presque tout de suite, la
brutalité de l’opinion va, par des voies de fait, barrer le chemin aux combats polis.
Contre le taureau populaire, leurs armes sont des traits de salon, épigrammes, bons
mots, chansons, parodies et autres piqûres d’épingle324. Le fonds et la ressource manquent à ce
caractère ; à force de s’affiner, il s’est étiolé, et la nature, appauvrie par la
culture, est incapable des transformations par lesquelles on se renouvelle et on se
survit L’éducation toute-puissante a réprimé, adouci, exténué l’instinct lui-même.
Devant la mort présente, ils n’ont pas le soubresaut de sang et de colère, le
redressement universel et subit de toutes les puissances, l’accès meurtrier, le besoin
irrésistible et aveugle de frapper qui les frappe. Jamais on ne verra un gentilhomme
arrêté chez lui casser la tête du jacobin qui l’arrête325. Ils se laisseront prendre, ils iront docilement en prison ; faire du tapage
serait une marque de mauvais goût, et, avant tout, il s’agit pour eux de rester ce
qu’ils sont, gens de bonne compagnie. En prison, hommes et femmes s’habilleront avec
soin, se rendront des visites, tiendront salon ; ce sera au fond d’un corridor, entre
quatre chandelles ; mais on y badinera, on y fera des madrigaux, on y dira des
chansons, on se piquera d’y être aussi galant, aussi gai, aussi gracieux
qu’auparavant : faut-il devenir morose et mal appris parce qu’un accident vous loge
dans une mauvaise auberge Devant les juges, sur la charrette, ils garderont leur
dignité et leur sourire ; les femmes surtout iront à l’échafaud avec l’aisance et la
sérénité qu’elles portaient dans une soirée. Trait suprême du savoir-vivre qui, érigé
en devoir unique et devenu pour cette aristocratie une seconde nature, se retrouve
dans ses vertus comme dans ses vices, dans ses facultés comme dans ses impuissances,
dans sa prospérité comme dans sa chute, et la pare jusque dans la mort où il la
conduit.
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