et à cette occasion
sur la latinité des modernes
Ægritudo, dit ce grand orateur, est opinio recens mali præsentis, in quo demitti contrahique animo rectum esse videatur. Ægritudini subjiciuntur, angor, mœror, dolor, luctus, ærumna, afflictatio. Angor est ægritudo premens ; mœror, ægritudo flebilis ; ærumna, ægritudo laboriosa ; dolor, ægritudo crucians ; afflictatio, ægritudo cum cogitatione ; luctus, ægritudo ex ejus qui carus fuerit interitu acerbo.Qu’on examine ce passage avec attention, et qu’on dise ensuite de bonne foi si on se serait douté de toutes ces nuances, et si on n’aurait pas été fort embarrassé ayant à marquer dans un dictionnaire les acceptions précises d’ægritudo, mœror, dolor, angor, luctus, ærumna, afflictatio. Si le grand orateur que nous venons de citer, avait fait un livre de synonymes latins, comme l’abbé Girard en a fait un de synonymes français, et que cet ouvrage vînt à tomber tout à coup au milieu d’un cercle de latinistes modernes, j’imagine qu’il les rendrait un peu confus sur ce qu’ils croyaient si bien savoir. On pourrait encore le prouver par d’autres exemples, tirés de Cicéron même ; mais celui que nous venons de citer nous paraît plus que suffisant. Despréaux, quoique lié avec beaucoup de poètes latins de son temps, sentait bien le ridicule de vouloir écrire dans une langue morte. Il avait fait ou projeté sur ce sujet une espèce de dialogue, qu’il n’osa publier, de peur de désobliger deux ou trois régents qui avaient pris la peine de mettre en vers latins l’ode que ce poète avait faite en mauvais vers français sur la prise de Namur ; mais depuis sa mort on a publié et imprimé dans ses œuvres une esquisse de ce dialogue. Il y introduit Horace, qui veut parler français, et, qui pis est, faire des vers en cette langue, et qui se fait siffler par le ridicule des expressions dont il se sert sans pouvoir le sentir. Je sais tout cela sur l’extrémité du doigt, pour dire sur le bout du doigt ; la cité de Paris, pour la ville de Paris ; le Pont nouveau, pour le Pont neuf ; un homme grand, pour un grand homme ; amasser de l’arène, pour ramasser du sable, et ainsi du reste. J’ignore quelle réponse opposeront à Despréaux ceux que nous combattons dans cet écrit ; car Despréaux est pour eux une grande autorité, ne fût-ce que parce qu’il est mort. M. de Voltaire, dont l’autorité, quoiqu’il soit vivant, vaut pour le moins celle de Boileau en matière de goût, pense absolument de même. Voici comme il s’exprime en parlant d’un célèbre poète latin moderne :
« Il réussit auprès de ceux qui croient qu’on peut faire de bons vers latins, et qui pensent que des étrangers peuvent ressusciter le siècle d’Auguste dans une langue qu’ils ne peuvent pas même prononcer. In sylvam ne ligna feras. »Le témoignage de ce grand poète est d’autant moins suspect en cette matière, qu’il a fait lui-même en s’amusant quelques vers latins, aussi bons, ce me semble, que ceux d’aucun moderne ; témoins ces deux-ci, qu’il a mis à la tête d’une dissertation sur le feu :
Je ne crois pas qu’on puisse renfermer plus de choses en moins de mots ; et ce n’est pas d’ordinaire le talent de nos poètes latins modernes les plus vantés. Heureusement pour notre littérature, M. de Voltaire a fait de ce talent un meilleur usage, que de l’emprisonner dans une langue étrangère ; il a mieux aimé être le modèle des poètes français de notre siècle, et le rival de ceux du précédent, que l’imitateur équivoque de Lucrèce et de Virgile. Mais, dira-t-on, vous ne pouvez disconvenir au moins qu’un écrivain qui n’emploierait dans ses ouvrages que des phrases entières tirées des bons auteurs latins, n’écrivît bien en cette langue. Premièrement, est-il possible qu’on n’emploie absolument dans un ouvrage latin moderne, que des phrases empruntées d’ailleurs, sans être obligé d’y mêler du moins quelque chose du sien, qui sera capable de tout gâter ? En second lieu, je suppose qu’on n’emploie en effet que de pareilles phrases ; et je nie qu’on puisse encore se flatter de bien écrire en latin. En effet, le vrai mérite d’un écrivain est d’avoir un style qui soit à lui ; le mérite au contraire d’un latiniste tel qu’on le suppose, serait d’avoir un style qui ne lui appartînt pas, et qui fût, pour ainsi dire, un centon de vingt styles différents. Or je demande ce qu’on devrait penser d’une pareille bigarrure ? Si le centon n’est que d’un seul auteur, ce qui est pour le moins fort difficile, j’avoue que la bigarrure n’aura plus lieu ; mais, en ce cas, à quoi bon cette rapsodie, et que peuvent ajouter à nos richesses littéraires ces petits lambeaux d’un ancien, ainsi décousu et mis en pièces ? Le lecteur peut dire alors comme ce philosophe, à qui on voulait présenter un jeune homme qui savait tout Cicéron par cœur ; il répondit,
j’ai le livre.On peut citer aussi ce que disait M. de Fontenelle :
J’ai fait dans ma jeunesse des vers grecs, et aussi bons que ceux d’Homère, car ils en étaient.Croit-on d’ailleurs, quand on met ainsi sans pitié un écrivain latin ou grec à contribution, que tout soit également correct, également pur, également élégant dans les meilleurs auteurs anciens ? Qui nous assurera donc que la phrase que nous aurons empruntée, n’est pas une phrase négligée, traînante, faible, de mauvais goût. Tout le monde sait la patavinité qu’Asinius Pollion a reprochée à Tite-Live. Y a-t-il un seul moderne qui puisse nous dire en quoi cette patavinité consiste ? Y en a-t-il par conséquent un seul qui puisse s’assurer qu’une phrase qu’il prendra de Tite-Live, n’est pas une phrase patavinienne ? Enfin, n’y a-t-il pas des auteurs latins, reconnus d’ailleurs pour excellents, qu’on doit s’interdire absolument d’imiter dans des ouvrages d’un autre genre que celui où ils ont écrit ? Quand je vois un orateur latin employer des mots de Térence, sur ce fondement que Térence est un auteur de la bonne latinité, c’est à peu près comme si un orateur français employait des phrases de Molière par la raison que Molière est un de nos meilleurs auteurs : « Messieurs, pourrait dire à son auditoire, ce harangueur si heureux en imitation, c’est une étrange affaire que d’avoir à se montrer face à face devant vous, et l’exemple de ceux qui s’y sont frottés est une leçon bien parlante pour moi. Cependant on entend les gens sans se fâcher, et j’oserai prendre, avec votre permission, la liberté de vous dire mon petit avis. Voulez-vous donc, Messieurs, que je vous parle net ? vous devriez mourir de pure honte d’être battus de l’oiseau pour le petit malheur qui vous est arrivé. Si vous vous êtes mis dans la tête que vous n’auriez jamais de guignon, rayez cela de vos papiers. » Je ne vais pas plus loin, pour ne pas abuser de la patience du lecteur. Voilà pourtant du Térence français tout pur ; et ce qu’il faut bien remarquer, la plupart de ces phrases sont prises du Misanthrope, c’est-à-dire de celle de ses pièces qui est dans le style le plus noble. Cet exemple suffit, je crois, pour prouver que ce n’est pas dans Térence qu’un orateur latin moderne doit former son style. On dira peut-être qu’il doit avoir soin de n’employer aucune expression, aucune phrase de cet auteur, qui ne soit autorisée par d’autres bons écrivains ; en ce cas, et par cette raison même, il est évident que Térence ne saurait lui servir de modèle. Mais je vais plus loin, et je demanderai si Térence peut même être un modèle dans un genre d’écrire beaucoup moins sérieux ? On prétend que M. Nicole, pour bien traduire les Provinciales en latin, avait lu et relu Térence, et se l’était rendu si familier que sa traduction paraît être Térence même : à cela je n’ai qu’une question à faire. Croit-on que le style épistolaire doive être le même que celui de la comédie ? Et serait-ce louer un auteur de lettres écrites en français, de dire qu’en le lisant on croit lire Molière ? J’ai entendu louer quelquefois des ouvrages latins modernes, en disant que le tour des phrases était très latin, que l’ouvrage était plein de latinismes. Je veux le croire pour un moment, quoique je doute que les modernes se connaissent en latinismes aussi parfaitement qu’ils l’imaginent. Mais Molière dont nous parlions tout à l’heure, et qu’on ne saurait trop citer ici, est plein de gallicismes ; aucun auteur n’est si riche en tours de phrases propres la langue française ; il est même, pour le dire en passant, beaucoup plus correct dans sa diction qu’on ne pense communément : d’après cette idée, un étranger qui écrirait en français, croirait, bien faire que d’emprunter beaucoup de phrases de Molière et se ferait moquer de lui ; faute d’avoir appris à distinguer dans les gallicismes, ceux qui sont admis dans le genre le plus noble, ceux qui sont permis dans le genre moins élevé, mais sérieux, et ceux qui ne sont propres qu’au genre familier. Or voilà ce qu’il me paraît impossible de démêler quand la langue n’est pas vivante. Je dis plus ; il ne serait peut-être pas difficile de montrer par des exemples, qu’un écrivain français, qui pour paraître bien posséder sa langue affecterait dans ses ouvrages beaucoup de gallicismes (même de ceux qu’on peut se permettre en écrivant), se ferait un style qu’il faudrait bien se garder d’imiter. La diction n’aurait peut-être à la rigueur rien de répréhensible, si on prenait les phrases une à une ; mais il résulterait du tout ensemble un style familier et bourgeois, sans élégance et sans grâces, qui voudrait être simple et naïf, et ne serait qu’ignoble. Le même inconvénient n’est il pas à craindre dans un ouvrage où l’on aurait affecté beaucoup de latinismes ? Ce n’est pas tout : croit-on qu’un auteur qui n’aurait absolument formé son style, que sur le plus excellent modèle de latinité, sur les ouvrages de Cicéron, et qui n’emprunterait rien que de ce seul modèle, pût être assuré de bien écrire en latin ? Cicéron a écrit dans bien des genres, et ces genres demandaient des styles différents ; il a écrit des dialogues qui pouvaient permettre des expressions familières ou moins relevées que les harangues ; il a écrit surtout un grand nombre de lettres, où certainement il a employé bien des tours de conversation, que le style grave et soutenu n’aurait pas permis ; que faudrait-il penser d’un écrivain qui risquerait ces mêmes phrases dans un discours sérieux ? Mais, dit-on, nous connaissons, en latin même, la différence des styles ; nous sentons, par exemple, que la manière d’écrire de Cicéron vaut mieux que celle de Sénèque, que le style de Tite-Live n’est pas celui de Tacite, et ainsi du reste ; donc nous sommes très au fait de la langue latine, et par conséquent très en état de la parler et de l’écrire. Plaisante raison ! Nous sentons, il est vrai, la différence d’un style simple à un style épigrammatique, d’un style périodique et arrondi d’avec un style coupé ; il suffit pour cela de savoir la langue très imparfaitement. Mais connaîtrons-nous la valeur et la nature des mots et des tours, connaissance absolument essentielle pour bien parler et bien écrire la langue ? Si nous savons que Cicéron a mieux parlé latin que les autres auteurs, c’est parce que toute l’antiquité l’a dit ; nous en jugeons sur la parole de ses contemporains et non d’après des nuances que nous ne pouvons sentir. Mais, dit-on encore, nous nous apercevons que le latin du moyen âge est barbare. Donc nous en sentons la différence d’avec le bon latin, quoique le latin soit une langue morte. Autre excellent raisonnement (1) ! C’est comme si on disait : un étranger très médiocrement versé dans la langue française, s’apercevra aisément que le style de nos vieux et mauvais poètes n’est pas celui de Racine ; donc cet étranger sera en état de bien écrire en français. Ménage, dit-on enfin pour dernière objection, écrivait parfaitement en italien ; cependant il n’avait jamais été en Italie, et jamais il n’avait parlé que français aux Italiens qu’il avait vus. Je veux croire, car je ne sais pas si les Italiens en conviendraient, que Ménage écrivait très bien en leur langue. Il n’avait jamais été en Italie ; à la bonne heure : il n’avait jamais parlé que français aux Italiens qu’il avait vus ; cela n’est guère vraisemblable, mais passe encore : on conviendra du moins qu’il avait eu avec ces Italiens de fréquentes et de profondes conférences sur leur langue ; or cela suffisait à la rigueur pour la bien savoir, et croit-on qu’il ne les consultât pas sur ses productions italiennes, et qu’il ne se corrigeât pas d’après leurs avis ? Pour moi, j’ose assurer que s’il n’avait jamais étudié l’italien que dans les livres, il n’aurait jamais écrit en cette langue que très imparfaitement. On me permettra même de douter que ses vers italiens fussent aussi bons qu’on nous l’assure, lorsque je vois que ses vers français étaient détestables. Que penser à plus forte raison de ses vers latins, et surtout de ses vers grecs ? On peut faire à peu près la même réflexion sur tant d’écrivains modernes, qui passent pour avoir fait d’excellents vers latins. Par quelle fatalité n’ont-ils jamais pu produire deux vers français supportables ! Que faut-il pour faire un bon poète ? De l’imagination, du goût, de l’oreille ; pourquoi des Français, qui prétendent avoir eu le bonheur de posséder ces qualités en parlant une langue morte et étrangère, ne les ont-ils plus retrouvées quand ils ont hasardé de faire des vers dans la leur ? Croit-on que si Virgile, Horace, Ovide eussent été nos compatriotes, ils n’eussent pas été d’excellents poètes français ? Et croit-on que s’ils revenaient au monde, ils ne se moquassent pas des vers latins de leurs imitateurs, comme nous nous moquons des vers français que ces imitateurs ont quelquefois eu la sottise de laisser échapper ? Il en est de la latinité moderne, comme de la versification française entre les mains d’un poète médiocre. Cette latinité ne sert souvent, si je puis m’exprimer ainsi, qu’à couvrir la nudité d’un ouvrage vide de choses, sans idées, sans âme et sans vie. Il faut avouer qu’à cet égard elle est bien commode pour un auteur qui ne sait ni penser ni sentir ; et lui, et ceux qui le lisent, sont beaucoup plus occupés des mots que des choses ; et il est bien doux en composant de n’avoir rien à produire, et de savoir que ses juges n’y seront pas difficiles. Aussi telle harangue qu’on ne pourrait pas lire, si elle était traduite en français, parce qu’elle ne contient que des idées triviales, est admirée d’un petit cercle de pédants, parce que le style leur en paraît cicéronien. Depuis qu’on a mis en français l’Éloge de la Folie par Érasme, je ne connais personne qui ne trouve cet ouvrage fort insipide ; dans la nouveauté cependant il eut un grand succès, par la beauté prétendue de la latinité, dont tout le monde croyait être juge, quoique personne ne le pût être. Parmi les latinistes modernes, il en est un assez peu connu, je ne sais pourquoi, qui me paraît avoir approché plus qu’aucun autre de la latinité et de la manière de Cicéron ; je dis approché, autant qu’il est possible que nous en jugions, c’est-à-dire très imparfaitement. Cet écrivain est un professeur de seconde au collège du Plessis, nommé Marin, mort il y a environ quarante ans3. (2) Ce même professeur a fait quelques épîtres dans le goût de celles d’Horace, où il paraît aussi, toujours autant qu’il nous est possible d’en juger, avoir assez bien pris le goût et la manière de ce poète. Or je voudrais que ce Protée, si habile à imiter tous les styles en latin, se fût avisé d’écrire en français, et d’imiter la manière de Racine, de Despréaux, de La Fontaine, de Corneille, de M. de Voltaire, en un mot de quelqu’un de nos bons auteurs. Je doute fort qu’il nous parût en avoir approché si heureusement. Ce qui est certain, c’est que rien n’est si rare parmi nous que de bien imiter le style d’un autre écrivain, encore moins celui de deux ou trois écrivains différents ; pourquoi voudrait-on que cela fut plus facile en latin ? Serait-ce parce que nous savons parfaitement notre langue, et très imparfaitement la langue latine ? Je ne sais si les anciens Romains écrivaient beaucoup en grec ; ils avaient au moins cet avantage, qu’ils pouvaient se flatter de parvenir à bien écrire dans cette langue, qui de leur temps était vivante et fort répandue ; cependant je vois que les plus illustres d’entre eux se sont appliqués principalement à bien écrire dans leur propre langue ; imitons-les sur ce point. C’est déjà un assez grand inconvénient pour nous, que d’être obligés d’apprendre, bien ou mal, tant de langues différentes ; bornons notre ambition à bien posséder la nôtre, et à savoir la bien manier dans nos ouvrages. Pour peu que nous en fassions notre étude, nous y trouverons assez de difficultés pour nous occuper entièrement. Les Grecs avaient l’avantage de n’étudier que leur propre langue, aussi nous voyons à quel point de perfection ils l’avaient portée ; combien elle était riche, flexible et abondante ; en un mot combien elle avait d’avantages sur toutes les langues anciennes, et sur toutes les nôtres. Néanmoins cette supériorité n’est pas une raison qui doive nous engager à cultiver cette langue de préférence à la française. J’ai entendu quelquefois regretter les thèses de philosophie qu’on a autrefois soutenues en grec dans quelques collèges de l’Université ; j’ai bien plus de regret qu’on ne les soutienne pas en français. D’abord on y apprendrait à parler sa propre langue, qu’on sait pour l’ordinaire très mal au sortir du collège ; ensuite on serait obligé dans ces thèses de parler raison ou de se taire. Les spectateurs trouveraient trop ridicules en français les sottises qu’on y débite gravement en latin, et auxquelles même on a fait l’honneur de les débiter quelquefois en grec. Mais autant il serait à souhaiter qu’on n’écrivît jamais des ouvrages de goût que dans sa propre langue, autant il serait utile que les ouvrages de science, comme de géométrie, de physique, de médecine, d’érudition même, ne fussent écrits qu’en langue latine, c’est-à-dire dans une langue qu’il n’est pas nécessaire en ces cas-là de parler élégamment, mais qui est familière à presque tous ceux qui s’appliquent à ces sciences, en quelque pays qu’ils soient placés. C’est un vœu que nous avons fait il y a longtemps, mais que nous n’espérons pas de voir réaliser. La plupart des géomètres, des physiciens, des médecins, la plupart enfin des Académies de l’Europe, écrivent aujourd’hui en langue vulgaire. Ceux même qui voudraient lutter contre le torrent sont obligés d’y céder. Nous nous contenterons donc d’exhorter les savants et les corps littéraires qui n’ont pas encore cessé d’écrire, en langue, latine, à ne point perdre cet utile usage. Autrement il faudrait bientôt qu’un géomètre, un médecin, un physicien, fussent instruits de toutes les langues de l’Europe, depuis le russe jusqu’au portugais ; et il me semble que le progrès des sciences exactes doit en souffrir. Le temps qu’on donne à l’étude des mots est autant de perdu pour l’étude des choses ; et nous avons tant de choses utiles à apprendre, tant de vérités à chercher, et si peu de temps à perdre.
c’est tout au plus un homme propre à panser la mule de Potius. 5°. De ne pas appeler (page 171) l’Imitation de J.-C. un
ouvrage de goût; de ne pas croire (page 173) qu’il faille du goût pour être érudit ; et de ne pas conclure (page 169) qu’on fait bien d’écrire en latin des ouvrages de goût, parce que de grands hommes, tels que Bayle, Newton, et beaucoup d’autres, ont écrit dans cette langue des ouvrages de science. 6°. De se borner, dans ses critiques, à relever les erreurs de dates, de noms propres, d’une lettre mise pour une autre, d’une virgule de trop ou de moins, et autres méprises de cette espèce, à condition cependant qu’il y sera fort exact, ce qui ne lui arrive pas toujours ; mais de ne pas toucher aux raisonnements bons ou mauvais, et de s’abstenir de raisonner lui-même le plus qu’il lui sera possible. On vient de voir un échantillon de sa dialectique, en faveur de la latinité des modernes. En voici un autre de cette dialectique, en faveur des moines, qu’il paraît chérir beaucoup. Il prétend (page 172) que des religieux, voués par état à la prière, doivent être plus propres par cette raison même à faire des progrès dans la physique, la géométrie et les autres sciences profanes, parce que S. Thomas nous assure qu’il avait plus appris de théologie dans la prière que dans l’étude. 7°. Enfin, on conseille à ce critique de ne point attaquer grossièrement des hommes tels que M. de Voltaire, dont toutes les satires du chanoine, latines et françaises, ne pourraient effleurer la réfutation. De plus forts que cet adversaire y ont échoué, et même s’en sont repentis. (2) Voici le commencement d’une harangue de ce professeur, prononcée à la rentrée des classes, et qui a pour sujet : De hilaritate magistris in docendo necessaria.
Meditanti mihi justam orationem apud vos plenamque gravilatis, auditores, suspicio incidit, quæ me cum initio movisset parum, confidentiùs tamen existimata fecit, ut omissis gravibus et seriis, maluerim ad jucunda mentem stylumque traducere. Sic cogitabam ipse mecum, animos vestros, longa studiorum intermissione laxatos, paulatim et quibusdam quasi gradibus revocandos esse ad seria, nec protinus gravi tale sermonis alienandos, Nimirùm fastidit animus vel optima quæque, nisi tempestive se offerant ; nec facile admittit severitatem, cum semel occupavit hilaritas.On peut s’assurer que tout le reste du discours, et même les autres harangues prononcées par ce professeur, sont dans ce goût de latinité. Voyez le recueil intitulé : Selectæ Orationes quorumdam celeberrimorum ex Universitate Parisiensi professorum. Paris, 1728. Il me semble qu’aucun moderne, autant encore une fois qu’il nous est permis d’en juger, n’a approché de si près de la manière de Cicéron. Quand on est condamné à écrire en latin, il y a certainement quelque mérite à imiter de la sorte les bons modèles. J’ignore pourquoi ce professeur n’a pas dans l’Université une réputation du moins égale à celle des Hersan, des Rollin, des Coffin et des Grenan. J’ose même le croire supérieur aux Jouvency, aux Commire et aux autres jésuites tant célébrés sur le Parnasse latin moderne. Je remarquerai à cette occasion, qu’un professeur de l’école militaire, très versé, à ce qu’on assure, dans la langue latine, a prétendu récemment, et même entrepris de prouver, qu’il y avait un grand nombre de fautes dans quelques pages du père Jouvency. Que ce professeur ait tort ou raison, voilà deux habiles latinistes modernes dont l’un reproche à l’autre des erreurs grossières ; en faut-il davantage pour prouver que les modernes savent très imparfaitement le latin ? Quoi qu’il en soit, voici encore quelques vers d’une épître du professeur Marin, adressée à feu M. Boivin, de l’Académie Française, et qui a pour sujet : De Festivo. On jugera s’il n’y a pas autant approché, en apparence, de la manière d’Horace, qu’il a approché de celle de Cicéron dans sa prose latine.
Nous dirons aussi à cette occasion que le P. de La Rue nous paraît avoir assez bien imité, en apparence, la versification de Virgile. En voici un exemple tiré des poésies de ce jésuite.
Et dans une autre pièce :
Cette versification tient, ce me semble, à la fois de Virgile et d’Ovide, et paraît tenir plus du premier ; en tout l’imitation y semble moins exacte que dans les deux morceaux du professeur Marin, rapportés ci-dessus. Mais, encore une fois, que nous sommes peu en état d’apprécier cette sorte d’imitation !