Préface du « Rhin » (1842)
Il y a quelques années, un écrivain, celui qui trace ces lignes, voyageait sans autre
but que de voir des arbres et le ciel, deux choses qu’on ne voit pas à Paris.
C’était là son objet unique, comme le reconnaîtront ceux de ses lecteurs qui voudront
bien feuilleter les premières pages de ce premier volume.
Tout en allant ainsi devant lui presque au hasard, il arriva sur les bords du Rhin.
La rencontre de ce grand fleuve produisit en lui ce qu’aucun incident de son voyage ne
lui avait inspiré jusqu’à ce moment, une volonté de voir et d’observer dans un but
déterminé ; fixa la marche errante de ses idées, imprima une signification presque
précise à son excursion d’abord capricieuse, donna un centre à ses études, en un mot le
fit passer de la rêverie à la pensée.
Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n’étudie, que tout le
monde visite et que personne ne connaît, qu’on voit en passant et qu’on oublie en
courant, que tout regard effleure et qu’aucun esprit n’approfondit. Pourtant ses ruines
occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses ; et
cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poëte comme à l’œil du publiciste, sous
la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe.
L’écrivain ne put résister à la tentation d’examiner le Rhin sous ce double aspect. La
contemplation du passé dans les monuments qui meurent, le calcul de l’avenir dans les
résultantes probables des faits vivants, plaisaient à son instinct d’antiquaire et à son
instinct de songeur. Et puis, infailliblement, un jour, bientôt peut-être, le Rhin sera
la question flagrante du continent. Pourquoi ne pas tourner un peu d’avance sa
méditation de ce côté ? Fût-on en apparence plus assidûment livré à d’autres études, non
moins hautes, non moins fécondes, mais plus libres dans le temps et l’espace, il faut
accepter, lorsqu’elles se présentent, certaines tâches austères de la pensée. Pour peu
qu’il vive à l’une des époques décisives de la civilisation, l’âme de ce qu’on appelle
le poëte est nécessairement mêlée à tout, au naturalisme, à l’histoire, à la
philosophie, aux hommes et aux événements, et doit toujours être prête à aborder les
questions pratiques comme les autres. Il faut qu’il sache au besoin rendre un service
direct et mettre la main à la manœuvre. Il y a des jours où tout habitant doit se faire
soldat, où tout passager doit se faire matelot. Dans l’illustre et grand siècle où nous
sommes, n’avoir pas reculé dès le premier jour devant la laborieuse mission de
l’écrivain, c’est s’être imposé la loi de ne reculer jamais. Gouverner les nations,
c’est assumer une responsabilité ; parler aux esprits, c’est en assumer une autre ; et
l’homme de cœur, si chétif qu’il soit, dès qu’il s’est donné une fonction, la prend au
sérieux. Recueillir les faits, voir les choses par soi-même, apprécier les difficultés,
coopérer, s’il le peut, aux solutions, c’est la condition même de sa mission,
sincèrement comprise. Il ne s’épargne pas, il tente, il essaie, il s’efforce de
comprendre ; et, quand il a compris, il s’efforce d’expliquer. Il sait que la
persévérance est une force. Cette force, on peut toujours l’ajouter à sa faiblesse. La
goutte d’eau qui tombe du rocher perce la montagne, pourquoi la goutte d’eau qui tombe
d’un esprit ne percerait-elle pas les problèmes historiques ?
L’écrivain qui parle ici se donna donc en toute conscience et en tout dévouement au
grave travail qui surgissait devant lui ; et, après trois mois d’études, à la vérité
fort mêlées, il lui sembla que de ce voyage d’archéologue et de curieux, au milieu de sa
moisson de poésie et de souvenirs, il rapportait peut-être une pensée immédiatement
utile à son pays.
Études fort mêlées, c’est le mot exact ; mais il ne l’emploie pas ici pour qu’on le
prenne en mauvaise part. Tout en cherchant à sonder la question d’avenir qu’offre le
Rhin, il ne se dissimule point, et l’on s’en apercevra d’ailleurs, que la recherche du
passé l’occupait, non plus profondément, mais plus habituellement. Cela se comprend
d’ailleurs. Le passé est là en ruine ; l’avenir n’y est qu’en germe. On n’a qu’à ouvrir
sa fenêtre sur le Rhin, on voit le passé ; pour voir l’avenir, il faut, qu’on nous passe
cette expression, ouvrir une fenêtre en soi.
Quant à ce qui est du présent, le voyageur put dès lors constater deux choses ; la
première, c’est que le Rhin est beaucoup plus français que ne le pensent les allemands ;
la seconde, c’est que les allemands sont beaucoup moins hostiles à la France que ne le
croient les français.
Cette double conviction, absolument acquise et invariablement fixée en lui, devint un
de ses points de départ dans l’examen de la question.
Cependant les choses diverses que, durant cette excursion, il avait senties ou
observées, apprises ou devinées, cherchées ou trouvées, vues ou entrevues, il les avait
déposées, chemin faisant, dans des lettres dont la formation toute naturelle et toute
naïve doit être expliquée aux lecteurs. C’est chez lui une ancienne habitude qui remonte
à douze années. Chaque fois qu’il quitte Paris, il y laisse un ami profond et cher, fixé
à la grande ville par des devoirs de tous les instants qui lui permettent à peine la
maison de campagne à quatre lieues des barrières. Cet ami, qui, depuis leur jeunesse à
tous les deux, veut bien s’associer de cœur à tout ce qu’il fait, à tout ce qu’il
entreprend et à tout ce qu’il rêve, réclame de longues lettres de son ami absent, et ces
lettres, l’ami absent les écrit. Ce qu’elles contiennent, on le voit d’ici ; c’est
l’épanchement quotidien ; c’est le temps qu’il a fait aujourd’hui, la manière dont le
soleil s’est couché hier, la belle soirée ou le matin pluvieux ; c’est la voiture où le
voyageur est monté, chaise de poste ou carriole ; c’est l’enseigne de l’hôtellerie,
l’aspect des villes, la forme qu’avait tel arbre du chemin, la causerie de la berline ou
de l’impériale ; c’est un grand tombeau visité, un grand souvenir rencontré, un grand
édifice exploré, cathédrale ou église de village, car l’église de village n’est pas
moins grande que la cathédrale, dans l’une et dans l’autre il y a Dieu ; ce sont tous
les bruits qui passent, recueillis par l’oreille et par la rêverie, sonneries
du clocher, carillon de l’enclume, claquement du fouet du cocher, cri entendu au seuil
d’une prison, chanson de la jeune fille, juron du soldat ; c’est la peinture de tous les
pays coupée à chaque instant par des échappées sur ce doux pays de
fantaisie dont parle Montaigne, et où s’attardent si volontiers les songeurs ;
c’est cette foule d’aventures qui arrivent, non pas au voyageur, mais à son esprit ; en
un mot, c’est tout et ce n’est rien, c’est le journal d’une pensée plus encore que d’un
voyage.
Pendant que le corps se déplace, grâce au chemin de fer, à la diligence ou au bateau à
vapeur, l’imagination se déplace aussi. Le caprice de la pensée franchit les mers sans
navire, les fleuves sans pont et les montagnes sans route. L’esprit de tout rêveur
chausse les bottes de sept lieues. Ces deux voyages mêlés l’un à l’autre, voilà ce que
contiennent ces lettres.
Le voyageur a marché toute la journée, ramassant, recevant ou récoltant des idées, des
chimères, des incidents, des sensations, des visions, des fables, des raisonnements, des
réalités, des souvenirs. Le soir venu, il entre dans une auberge, et, pendant que le
souper s’apprête, il demande une plume, de l’encre et du papier, il s’accoude à l’angle
d’une table, et il écrit. Chacune de ses lettres est le sac où il vide la recette que
son esprit a faite dans la journée, et dans ce sac, il n’en disconvient pas, il y a
souvent plus de gros sous que de Louis d’or.
De retour à Paris, il revoit son ami et ne songe plus à son journal.
Depuis douze ans, il a écrit ainsi force lettres sur la France, la Belgique, la Suisse,
l’Océan et la Méditerranée, et il les a oubliées. Il avait oublié de même celles qu’il
avait écrites sur le Rhin quand, l’an passé, elles lui sont forcément revenues en
mémoire par un petit enchaînement de faits nécessaires à déduire ici.
On se rappelle qu’il y a six ou huit mois environ la question du Rhin s’est agitée tout
à coup. Des esprits, excellents et nobles d’ailleurs, l’ont controversée en France assez
vivement à cette époque, et ont pris tout d’abord, comme il arrive presque toujours,
deux partis opposés, deux partis extrêmes. Les uns ont considéré les traités de 1815
comme un fait accompli, et, partant de là, ont abandonné la rive gauche du Rhin à
l’Allemagne, ne lui demandant que son amitié ; les autres, protestant plus que jamais et
avec justice, selon nous, contre 1815, ont réclamé violemment la rive gauche du Rhin et
repoussé l’amitié de l’Allemagne. Les premiers sacrifiaient le Rhin à la paix, les
autres sacrifiaient la paix au Rhin. À notre sens, les uns et les autres avaient à la
fois tort et raison. Entre ces deux opinions exclusives et diamétralement contraires, il
nous a semblé qu’il y avait place pour une opinion conciliatrice. Maintenir le droit de
la France sans blesser la nationalité de l’Allemagne, c’était là le beau problème dont
celui qui écrit ces lignes avait, dans sa course sur le Rhin, cru entrevoir la solution.
Une fois que cette idée lui apparut, elle lui apparut non comme une idée, mais comme un
devoir. À son avis, tout devoir veut être rempli. Lorsqu’une question qui intéresse
l’Europe, c’est-à-dire l’humanité entière, est obscure, si peu de lumière qu’on ait, on
doit l’apporter. La raison humaine, d’accord en cela avec la loi Spartiate, oblige, dans
certains cas, à dire l’avis qu’on a. Il écrivit donc alors, en quelque sorte sans
préoccupation littéraire, mais avec le simple et sévère sentiment du devoir accompli,
les deux cents pages qui terminent le second volume de cette publication, et il se
disposa à les mettre au jour.
Au moment de les faire paraître, un scrupule lui vint. Que signifieraient ces deux
cents pages ainsi isolées de tout le travail qui s’était fait dans l’esprit de l’auteur
pendant son exploration du Rhin ? N’y aurait-il pas quelque chose de brusque et
d’étrange dans l’apparition de cette brochure spéciale et inattendue ? Ne faudrait-il
pas commencer par dire qu’il avait visité le Rhin, et alors ne s’étonnerait-on pas à bon
droit que lui, poëte par aspiration, archéologue par sympathie, il n’eût vu dans le Rhin
qu’une question politique internationale ? Éclairer par un rapprochement historique une
question contemporaine, sans doute cela peut être utile ; mais le Rhin, ce fleuve unique
au monde, ne vaut-il pas la peine d’être vu un peu pour lui-même et en lui-même ? Ne
serait-il pas vraiment inexplicable qu’il eût passé, lui, devant ces cathédrales sans y
entrer, devant ces forteresses sans y monter, devant ces ruines sans les regarder,
devant ce passé sans le sonder, devant cette rêverie sans s’y plonger ? N’est-ce pas un
devoir pour l’écrivain, quel qu’il soit, d’être toujours adhérent avec lui-même, et sibi constet, et de ne pas se produire autrement qu’on ne le connaît, et
de ne pas arriver autrement qu’il n’est attendu ? Agir différemment, ne serait-ce pas
dérouter le public, livrer la réalité même du voyage aux doutes et aux conjectures, et
par conséquent diminuer la confiance ?
Ceci sembla grave à l’auteur. Diminuer la confiance à l’heure même où on la réclame
plus que jamais ; faire douter de soi, surtout quand il faudrait y faire croire ; ne pas
rallier toute la foi de son auditoire quand on prend la parole pour ce qu’on s’imagine
être un devoir, c’était manquer le but.
Les lettres qu’il avait écrites durant son voyage se présentèrent alors à son esprit.
Il les relut, et il reconnut que, par leur réalité même, elles étaient le point d’appui
incontestable et naturel de ses conclusions dans la question rhénane ; que la
familiarité de certains détails, que la minutie de certaines peintures, que la
personnalité de certaines impressions, étaient une évidence de plus ; que toutes ces
choses vraies s’ajouteraient comme des contre-forts à la chose utile ; que, sous un
certain rapport, le voyage du rêveur, empreint de caprice, et peut-être pour quelques
esprits chagrins entaché de poésie, pourrait nuire à l’autorité du penseur ; mais que,
d’un autre côté, en étant plus sévère, on risquait d’être moins efficace ; que l’objet
de cette publication, malheureusement trop insuffisante, était de résoudre amicalement
une question de haine ; et que, dans tous les cas, du moment où la pensée de l’écrivain,
même la plus intime et la plus voilée, serait loyalement livrée aux lecteurs, quel que
fût le résultat, lors même qu’ils n’adhéreraient pas aux conclusions du livre, à coup
sûr ils croiraient aux convictions de l’auteur. — Ceci déjà serait un grand pas ;
l’avenir se chargerait peut-être du reste.
Tels sont les motifs impérieux, à ce qu’il lui semble, qui ont déterminé l’auteur à
mettre au jour ces lettres et à donner au public deux volumes sur le Rhin au lieu de
deux cents pages.
Si l’auteur avait publié cette correspondance de voyageur dans un but purement
personnel, il lui eût probablement fait subir de notables altérations ; il eût supprimé
beaucoup de détails ; il eût effacé partout l’intimité et le sourire ; il eût extirpé et
sarclé avec soin le moi, cette mauvaise herbe qui repousse toujours
sous la plume de l’écrivain livré aux épanchements familiers ; il eût peut-être renoncé
absolument, par le sentiment même de son infériorité, à la forme épistolaire, que les
très grands esprits ont seuls, à son avis, le droit d’employer vis-à-vis du public.
Mais, au point de vue qu’on vient d’expliquer, ces altérations eussent été des
falsifications ; ces lettres, quoique en apparence à peu près étrangères à la Conclusion, deviennent pourtant en quelque sorte des pièces
justificatives ; chacune d’elles est un certificat de voyage, de passage et de
présence ; le moi, ici, est une affirmation. Les modifier, c’était
remplacer la vérité par la façon littéraire. C’était encore diminuer la confiance, et
par conséquent manquer le but.
Il ne faut pas oublier que ces lettres, qui pourtant n’auront peut-être pas deux
lecteurs, sont là pour appuyer une parole conciliante offerte à deux peuples. Devant un
si grand objet, qu’importent les petites coquetteries d’arrangeur et les raffinements de
toilette littéraire ! Leur vérité est leur parure14.
Il s’est donc déterminé à les publier telles à peu près qu’elles ont été écrites.
Il dit « à peu près », car il ne veut point cacher qu’il a néanmoins fait quelques
suppressions et quelques changements ; mais ces changements n’ont aucune importance pour
le public. Ils n’ont d’autre objet la plupart du temps que d’éviter les redites, ou
d’épargner à des tiers, à des indifférents, à des inconnus rencontrés, tantôt un blâme,
tantôt une indiscrétion, tantôt l’ennui de se reconnaître. Il importe peu au public, par
exemple, que toutes les fins de lettres, consacrées à des détails de famille, aient été
supprimées ; il importe peu que le lieu où s’est produit un accident quelconque, une
roue cassée, un incendie d’auberge, etc., ait été changé ou non. L’essentiel, pour que
l’auteur puisse dire, lui aussi : Ceci est un livre de bonne foi,
c’est que la forme et le fond des lettres soient restés ce qu’ils étaient. On pourrait
au besoin montrer aux curieux, s’il y en avait pour de si petites choses, toutes les
pièces de ce journal d’un voyageur authentiquement timbrées et datées par la poste.
De la part des grands écrivains, et il est inutile de citer ici d’illustres exemples
qui sont dans toutes les mémoires, ces sortes de confidences ont un charme extrême ; le
beau style donne la vie à tout ; de la part d’un simple passant, elles n’ont, nous le
répétons, de valeur que leur sincérité. À ce titre, et à ce titre seulement, elles
peuvent être quelquefois précieuses. Elles se classent, avec le moine de Saint-Gall,
avec le bourgeois de Paris sous Philippe-Auguste, avec Jean de Troyes, parmi les
matériaux utiles à consulter ; et, comme document honnête et sérieux, ont parfois plus
tard l’honneur d’aider la philosophie et l’histoire à caractériser l’esprit d’une époque
et d’une nation à un moment donné. S’il était possible d’avoir une prétention pour ces
deux volumes, l’auteur n’en aurait pas d’autre que celle-là.
Qu’on n’y cherche pas non plus les aventures dramatiques et les incidents pittoresques.
Comme l’auteur l’explique dès les premières pages de ce livre, il voyage solitaire sans
autre objet que de rêver beaucoup et de penser un peu. Dans ces excursions silencieuses,
il emporte deux vieux livres, ou, si on lui permet de citer sa propre expression, il
emmène deux vieux amis, Virgile et Tacite ; Virgile, c’est-à-dire toute la poésie qui
sort de la nature ; Tacite, c’est-à-dire toute la pensée qui sort de l’histoire.
Et puis, il reste, comme il convient, toujours et partout retranché dans le silence et
le demi-jour, qui favorisent l’observation. Ici, quelques mots d’explication sont
indispensables. On le sait, la prodigieuse sonorité de la presse française, si
puissante, si féconde et si utile d’ailleurs, donne aux moindres noms littéraires de
Paris un retentissement qui ne permet pas à l’écrivain, même le plus humble et le plus
insignifiant, de croire hors de France à sa complète obscurité. Dans cette situation,
l’observateur, quel qu’il soit, pour peu qu’il se soit livré quelquefois à la publicité,
doit, s’il veut conserver entière son indépendance de pensée et d’action, garder
l’incognito comme s’il était quelque chose et l’anonyme comme s’il était quelqu’un. Ces
précautions, qui assurent au voyageur le bénéfice de l’ombre, l’auteur les a prises
durant son excursion aux bords du Rhin, bien qu’elles fussent à coup sûr surabondantes
pour lui et qu’il lui parût presque ridicule de les prendre. De cette façon, il a pu
recueillir ses notes à son aise et en toute liberté, sans que rien gênât sa curiosité ou
sa méditation dans cette promenade de fantaisie, qui, nous croyons l’avoir suffisamment
indiqué, admet pleinement le hasard des auberges et des tables d’hôte, et s’accommode
aussi volontiers de la patache que de la chaise de poste, de la banquette des diligences
que de la tente des bateaux à vapeur.
Quant à l’Allemagne, qui est à ses jeux la collaboratrice naturelle de la France, il
croit, dans les considérations qui terminent le second de ces deux volumes, l’avoir
appréciée justement et l’avoir vue telle qu’elle est. Qu’aucun lecteur ne s’arrête à
deux ou trois mots semés çà et là dans ces lettres, et maintenus par scrupule de
sincérité ; l’auteur proteste énergiquement contre toute intention d’ironie.
L’Allemagne, il ne le cache pas, est une des terres qu’il aime et une des nations qu’il
admire. Il a presque un sentiment lilial pour cette noble et sainte patrie de tous les
penseurs. S’il n’était pas français, il voudrait être allemand.
L’auteur ne croit pas devoir achever cette note préliminaire sans entretenir les
lecteurs d’un dernier scrupule qui lui est survenu. Au moment où l’impression de ce
livre se terminait, il s’est aperçu des événements tout récents et qui, à l’instant même
où nous sommes, occupent encore Paris, semblaient donner la valeur d’une application
directe à deux lignes du paragraphe XV de la Conclusion. Or, l’auteur
ayant toujours eu plutôt pour but de calmer que d’irriter, il se demanda s’il
n’effacerait pas ces deux lignes. Après réflexion, il s’est décidé à les maintenir. Il
suffit d’examiner la date où ces lignes ont été écrites pour reconnaître que, s’il y
avait à cette époque-là quelque chose dans l’esprit de l’auteur, c’était peut-être une
prévision, ce n’était pas, à coup sûr, et ce ne pouvait être une application. Si l’on se
reporte aux faits généraux de notre temps, on verra que cette prévision a pu en
résulter, même dans la forme précise que le hasard lui a donnée. En admettant que ces
deux lignes aient un sens, ce ne sont pas elles qui sont venues se superposer aux
événements, ce sont les événements qui sont venus se ranger sous elles. Il n’est pas
d’écrivain un peu réfléchi auquel cela ne soit arrivé. Quelquefois, à force d’étudier le
présent, on rencontre quelque chose qui ressemble à l’avenir. Il a donc laissé ces deux
lignes à leur place, de même qu’il s’était déjà déterminé à laisser dans le recueil
intitulé les Feuilles d’automne les vers intitulés Rêverie d’un passant à propos d’un roi, petit poëme écrit en juin 1830 qui
annonce la révolution de juillet.
Pour ce qui est de ces deux volumes en eux-mêmes, l’auteur n’a plus rien à en dire.
S’ils ne se dérobaient par leur peu de valeur à l’honneur des assimilations et des
comparaisons, l’auteur ne pourrait s’empêcher de faire remarquer que cet ouvrage, qui a
un fleuve pour sujet, s’est, par une coïncidence bizarre, produit lui-même tout
spontanément et tout naturellement à l’image d’un fleuve. Il commence comme un
ruisseau ; traverse un ravin près d’un groupe de chaumières, sous un petit pont d’une
arche ; côtoie l’auberge dans le village, le troupeau dans le pré, la poule dans le
buisson, le paysan dans le sentier ; puis il s’éloigne ; il touche un champ de bataille,
une plaine illustre, une grande ville ; il se développe, il s’enfonce dans les brumes de
l’horizon, reflète des cathédrales, visite des capitales, franchit des frontières, et,
après avoir réfléchi les arbres, les champs, les étoiles, les églises, les ruines, les
habitations, les barques et les voiles, les hommes et les idées, les ponts qui joignent
deux villages et les ponts qui joignent deux nations, il rencontre enfin, comme le but
de sa course et le terme de son élargissement, le double et profond océan du présent et
du passé, la politique et l’histoire.
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