(1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Dédicace, préface et poème liminaire de « La Légende des siècles » (1859) — La vision d’où est sorti ce livre (1857) »

La vision d’où est sorti ce livre (1857)


J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut.

C’était de la chair vive avec du granit brut,
Un édifice ayant un bruit de multitude,
Parfois le mur s’ouvrait et laissait voir des salles,
Des intérieurs d’or, de jaspe et de porphyre ;
Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphire ;
Tous les siècles, le front ceint de tours ou d’épis,
Étaient là, mornes sphinx sur l’énigme accroupis ;
Cela montait dans l’ombre ; on eût dit une armée
Pétrifiée avec le chef qui la conduit
Au moment qu’elle osait escalader la Nuit ;
Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ;
C’était une muraille et c’était une foule ;
Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet,
Les pierres qui tombaient avaient la forme humaine.
Tout l’homme, avec le souffle inconnu qui le mène,
Palpitaient sur ce mur, et l’être, et l’univers,
Parfois l’éclair faisait sur la paroi livide
Luire des millions de faces tout à coup.
Je voyais là ce Rien que nous appelons Tout ;
Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passages
Des générations à vau-l’eau dans les âges ;
Et devant mon regard se prolongeaient sans fin

Et ce mur, composé de tout ce qui croula,
Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres.
*
Il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,
Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,
À la fixité calme et profonde des yeux ;
Je regardais ce mur d’abord confus et vague,
Où la forme semblait flotter comme une vague,
Et, sous mon œil pensif, l’étrange vision
Devenait moins brumeuse et plus claire, à mesure
Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre.
*
Chaos d’êtres, montant du gouffre au firmament !
Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;
Ce rêve était l’histoire ouverte à deux battants ;
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches ;
Ici les paladins et là les patriarches ;
, sur les juifs luttant pour la terre promise,
Aaron et Hur levaient les deux mains de Moïse ;
Le char de feu d’Amos parmi les ouragans ;
Des Eddas, des Védas et des Romanceros ;
Ceux dont la volonté se dresse fer de lance ;
Ceux devant qui la terre et l’ombre font silence ;
Saül, David ; et Delphe, et la cave d’Endor
Dont on mouche la lampe avec des ciseaux d’or ;
Nemrod parmi les morts ; Booz parmi les gerbes ;
Ce vaste mur avait des versants de montagne.
Ô nuit ! Rien ne manquait à l’apparition.
De Romes sur des tas de Tyrs et de Carthages ;
Tous les fleuves, l’Escaut, le Rhin, le Nil, l’Aar,
Le Rubicon disant à quiconque est césar :
 Si vous êtes encor citoyens, vous ne l’êtes
Que jusqu’ici.  Les monts se dressaient, noirs squelettes,
Et sur ces monts erraient les nuages hideux,
Ces fantômes traînant la lune au milieu d’eux.
D’ombre d’un siècle à l’autre et du sceptre aux pavois,
Où l’Inde finissait par être l’Allemagne,
Salomon avait pour reflet Charlemagne ;
Secouant leurs flambeaux jusqu’au fond de la mer,
Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer ;
La Marseillaise, Eschyle, et l’ange après le spectre ;
Bonaparte est debout sur le pont de Lodi ;
Voilà l’affreux chemin du trône, ce pavage
L’homme-troupeau ! cela hurle, cela commet
Hélas ! et j’entendais sous mes pieds, dans le gouffre,
Sombre bouche incurable et qui se plaint toujours.
Et sur la vision lugubre, et sur moi-même
Que j’y voyais ainsi qu’au fond d’un miroir blême,
Et dans l’obscur taillis des êtres et des choses
*
Quel titan avait peint cette chose inouïe ?
Sur la paroi sans fond de l’ombre épanouie
Qui donc avait sculpté ce rêve où j’étouffais ?
Quel bras avait construit avec tous les forfaits,
Tous les deuils, tous les pleurs, toutes les épouvantes,
Ce rêve, et j’en tremblais, c’était une action
Ténébreuse entre l’homme et la création ;
Des clameurs jaillissaient de dessous les pilastres ;
La chair était Gomorrhe et l’âme était Sion ;
Songe énorme ! c’était la confrontation
De ce que nous étions avec ce que nous sommes ;
Comme dans un enfer ou dans un paradis ;
Et même les laideurs n’étaient pas malséantes
Je le sondais. Le mal au bien était lié
Ainsi que la vertèbre est jointe à la vertèbre.

Montait dans l’infini vers un brumeux matin.
Allait s’évanouir dans une aube profonde,

Le jour triste y semblait une pâle sueur ;
Et cette silhouette informe était voilée
*
Tandis que je songeais, l’œil fixé sur ce mur
Et des gestes hagards d’un peuple de fantômes,
Une rumeur se fit sous les ténébreux dômes,
Le firmament que nul ne peut ouvrir ni clore
*
                                  Du côté de l’aurore,
L’esprit de l’Orestie, avec un fauve bruit,
À ma droite, à ma gauche, approchait, et j’eus peur
Comme si j’étais pris entre deux chars de l’ombre.

Et le premier esprit cria : Fatalité !
Le second cria : Dieu ! L’obscure éternité
Répéta ces deux cris dans ses échos funèbres.

Au bruit qu’ils firent, tout chancela ; la paroi
Pleine d’ombres, frémit ; tout s’y mêla ; le roi
Mit la main à son casque et l’idole à sa mitre ;
Toute la vision trembla comme une vitre,
Et se rompit, tombant dans la nuit en morceaux ;
Et quand les deux esprits, comme deux grands oiseaux,
Eurent fui, dans la brume étrange de l’idée,
Comme un temple en ruine aux gigantesques fûts,
Laissant voir de l’abîme entre ses pans confus.
*
Lorsque je la revis, après que les deux anges
L’eurent brisée au choc de leurs ailes étranges,
Ce n’était plus ce mur prodigieux, complet,
Où le destin avec l’infini s’accouplait,
Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre,
Où les siècles pouvaient s’interroger l’un l’autre
Sans que pas un fît faute et manquât à l’appel ;
Quelque pilier debout, ne soutenant plus rien ;
Tous les siècles tronqués gisaient ; plus de lien ;
Chaque époque pendait démantelée ; aucune
N’était sans déchirure et n’était sans lacune ;
Des stagnations d’ombre et des flaques de nuit.
Ce n’était plus, parmi les brouillards où l’œil plonge,
Ayant le vague aspect d’un pont intermittent
Qui tombe arche par arche et que le gouffre attend,
Et de toute une flotte en détresse qui sombre ;
Que l’ouragan, ce bègue errant sur les sommets,
Recommence toujours sans l’achever jamais.

Sur ces vestiges noirs qu’un pâle orient dore,
Et se levait avec un air d’astre, au milieu
D’un nuage, sans voir de foudre, on sentait Dieu.
*
De l’empreinte profonde et grave qu’a laissée
Ce chaos de la vie à ma sombre pensée,
Ce livre, où près d’hier on entrevoit demain,
Toute cette clarté vertigineuse et blême ;
La légende est parfois venue à mon chevet,
Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre.

Et qu’est-ce maintenant que ce livre, traduit
Du passé, du tombeau, du gouffre et de la nuit ?
C’est la tradition tombée à la secousse
C’est la construction des hommes, la masure
Des siècles, qu’emplit l’ombre et que l’idée azure,
Par la mort et bâti par la fatalité,
Où se posent pourtant parfois, quand elles l’osent,
De la façon dont l’aile et le rayon se posent,
Ce livre, c’est le reste effrayant de Babel ;
C’est la lugubre Tour des Choses, l’édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,
Aujourd’hui n’ayant plus que de hideux tronçons,