Préface des « Voix intérieures » (1837)
La Porcia de Shakespeare parle quelque part de cette musique que tout
homme a en soi. — Malheur, dit-elle, à qui ne l’entend pas ! — Cette musique, la
nature aussi l’a en elle. Si le livre qu’on va lire est quelque chose, il est l’écho,
bien confus et bien affaibli sans doute, mais fidèle, l’auteur le croit, de ce chant qui
répond en nous au chant que nous entendons hors de nous.
Au reste, cet écho intime et secret étant, aux yeux de l’auteur, la poésie même, ce
volume, avec quelques nuances nouvelles peut-être et les développements que le temps a
amenés, ne fait que continuer ceux qui l’ont précédé. Ce qu’il contient, les autres le
contenaient ; à cette différence près que dans les Orientales, par exemple, la fleur
serait plus épanouie, dans les Voix intérieures, la goutte de rosée ou de pluie serait
plus cachée. La poésie, en supposant que ce soit ici le lieu de prononcer un si grand
mot, la poésie est comme Dieu : une et inépuisable.
Si l’homme a sa voix, si la nature a la sienne, les événements ont aussi la leur.
L’auteur a toujours pensé que la mission du poète était de fondre dans un même groupe de
chants cette triple parole qui renferme un triple enseignement, car la première
s’adresse plus particulièrement au cœur, la seconde à l’âme, la troisième à l’esprit.
Tres radios.
Et puis, dans l’époque où nous vivons, tout l’homme ne se retrouve-t-il pas là ?
N’est-il pas entièrement compris sous ce triple aspect de notre vie : Le foyer, le
champ, la rue ? Le foyer, qui est notre cœur même ; le champ, où la nature nous parle ;
la rue, ou tempête, à travers les coups de fouet des partis, cet embarras de charrettes
qu’on appelle les événements politiques.
Et, disons-le en passant, dans cette mêlée d’hommes, de doctrines et d’intérêts qui se
ruent si violemment tous les jours sur chacune des œuvres qu’il est donné à ce siècle de
faire, le poète a une fonction sérieuse. Sans parler même ici de son influence
civilisatrice, c’est à lui qu’il appartient d’élever, lorsqu’ils le méritent, les
événements politiques à la dignité d’événements historiques. Il faut, pour cela, qu’il
jette sur ses contemporains ce tranquille regard que l’histoire jette sur le passé ; il
faut que, sans se laisser tromper aux illusions d’optique, aux mirages menteurs, aux
voisinages momentanés, il mette dès à présent tout en perspective, diminuant ceci,
grandissant cela. Il faut qu’il ne trempe dans aucune voie de fait. Il faut qu’il sache
se maintenir, au-dessus du tumulte, inébranlable, austère et bienveillant ; indulgent
quelquefois, chose difficile, impartial toujours, chose plus difficile encore ; qu’il
ait dans le cœur cette sympathique intelligence des révolutions qui implique le dédain
de l’émeute, ce grave respect du peuple qui s’allie au mépris de la foule ; que son
esprit ne concède rien aux petites colères ni petites vanités ; que son éloge comme son
blâme prenne souvent à rebours, tantôt l’esprit de cour, tantôt l’esprit de faction. Il
faut qu’il puisse saluer le drapeau tricolore sans insulter les fleur de lys ; il faut
qu’il puisse dans le même livre, presque à la même page, flétrir « l’homme qui a vendu
une femme » et louer un noble jeune prince pour une bonne action bien faite, glorifier
la haute idée sculptée sur l’arc de l’Étoile et consoler la triste pensée enfermée dans
la tombe de Charles X. Il faut qu’il soit attentif à tout, sincère en tout, désintéressé
sur tout, et que, nous l’avons déjà dit ailleurs, il ne dépende de rien, pas même de ses
propres ressentiments, pas même de ses griefs personnels ; sachant être, dans
l’occasion, tout à la fois irrité comme homme et calme comme poète. Il faut enfin que,
dans ces temps livrés à la lutte furieuse des opinions, au milieu des attractions
violentes que sa raison devra subir sans dévier, il ait sans cesse présent à l’esprit ce
but sévère : être de tous les partis par leur côté généreux, n’être d’aucun par leur
côté mauvais.
La puissance du poète est faite d’indépendance.
L’auteur, on le voit, ne se dissimule aucune des conditions rigoureuses de la mission
qu’il s’est imposée, en attendant qu’un meilleur vienne. Le résultat de l’art ainsi
compris, c’est l’adoucissement des esprits et des mœurs, c’est la civilisation même. Ce
résultat, quoique l’auteur de ce livre soit bien peu de chose pour une fonction si
haute, il continuera d’y tendre par toutes les voies ouvertes à sa pensée, par le
théâtre comme par le livre, par le roman comme par le drame, par l’histoire comme par la
poésie. Il tâche, il essaie, il entreprend. Voilà tout. Bien des sympathies, nobles et
intelligentes, l’appuient. S’il réussit, c’est à elles et non à lui que sera dû le
succès.
Quant à la dédicace placée en tête de ce volume, l’auteur, surtout après les lignes qui
précèdent, pense n’avoir pas besoin de dire combien est calme et religieux le sentiment
qui l’a dictée. On le comprendra, en présence de ces deux monuments, le trophée de
l’Étoile, le tombeau de son père, l’un national, l’autre domestique, tous deux sacrés,
il ne pouvait y avoir place dans son âme que pour une pensée grave, paisible et sereine.
Il signale une omission, et, en attendant qu’elle soit réparée où elle doit l’être, il
la répare ici autant qu’il est en lui. Il donne à son père cette pauvre feuille de
papier, tout ce qu’il a, en regrettant de n’avoir pas de granit. Il agit comme tout
autre agirait dans la même situation. C’est donc tout simplement un devoir qu’il
accomplit, rien de plus, rien de moins, et qu’il accomplit comme s’accomplissent les
devoirs, sans bruit, sans colère, sans étonnement. Personne ne s’étonnera non plus de le
voir faire ce qu’il fait. Après tout, la France peut bien, sans trop de souci, laisser
tomber une feuille de son épaisse et glorieuse couronne ; cette feuille, un fils doit la
ramasser. Une nation est grande, une famille petite ; ce qui n’est rien pour l’une est
tout pour l’autre. La France a le droit d’oublier, la famille a le droit de se
souvenir.
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