Préface des « Feuilles d’automne » (1831)
Le moment politique est grave : personne ne le conteste, et l’auteur de ce livre moins
que personne. Au-dedans, toutes les solutions sociales remises en question ; toutes les
membrures du corps politique tordues, refondues ou reforgées dans la fournaise d’une
révolution, sur l’enclume sonore des journaux ; le vieux mot pairie,
jadis presque aussi reluisant que le mot royauté, qui se transforme et
change de sens ; le retentissement perpétuel de la tribune sur la presse et de la presse
sur la tribune ; l’émeute qui fait la morte. Au dehors, çà et là, sur la face de
l’Europe, des peuples tout entiers qu’on assassine, qu’on déporte en masse ou qu’on met
aux fers, l’Irlande dont on fait un cimetière, l’Italie dont on fait un bagne, la
Sibérie qu’on peuple avec la Pologne ; partout d’ailleurs, dans les états même les plus
paisibles, quelque chose de vermoulu qui se disloque, et, pour les oreilles attentives,
le bruit sourd que font les révolutions, encore enfouies dans la sape, en poussant sous
tous les royaumes de l’Europe leurs galeries souterraines, ramifications de la grande
révolution centrale dont le cratère est Paris. Enfin, au-dehors comme au-dedans, les
croyances en lutte, les consciences en travail ; de nouvelles religions, chose
sérieuse ! qui bégayent des formules, mauvaises d’un côté, bonnes de l’autre ; les
vieilles religions qui font peau neuve ; Rome, la cité de la foi, qui va se redresser
peut-être à la hauteur de Paris, la cité de l’intelligence ; les théories, les
imaginations et les systèmes aux prises de toutes parts avec le vrai ; la question de
l’avenir déjà explorée et sondée comme celle du passé. Voilà où nous en sommes au mois
de novembre 1831.
Sans doute, en un pareil moment, au milieu d’un si orageux conflit de toutes les choses
et de tous les hommes, en présence de ce concile tumultueux de toutes les idées, de
toutes les croyances, de toutes les erreurs, occupées à rédiger et à débattre en
discussion publique la formule de l’humanité au dix-neuvième siècle, c’est folie de
publier un volume de pauvres vers désintéressés. Folie ! pourquoi ?
L’art, et l’auteur de ce livre n’a jamais varié dans cette pensée, l’art a sa loi qu’il
suit, comme le reste a la sienne. Parce que la terre tremble, est-ce une raison pour
qu’il ne marche pas ? Voyez le seizième siècle. C’est une immense époque pour la société
humaine, mais c’est une immense époque pour l’art. C’est le passage de l’unité
religieuse et politique à la liberté de conscience et de cité, de l’orthodoxie au
schisme, de la discipline à l’examen, de la grande synthèse sacerdotale qui a fait le
moyen-âge à l’analyse philosophique qui va le dissoudre ; c’est tout cela ; et c’est
aussi le tournant, magnifique et éblouissant de perspectives sans nombre, de l’art
gothique à l’art classique. Ce n’est partout, sur le sol de la vieille Europe, que
guerres religieuses, guerres civiles, guerres pour un dogme, guerres pour un sacrement,
guerres pour une idée, de peuple à peuple, de roi à roi, d’homme à homme, que cliquetis
d’épées toujours tirées et de docteurs toujours irrités, que commotions politiques, que
chutes et écroulements des choses anciennes, que bruyant et sonore avènement des
nouveautés ; en même temps, ce n’est dans l’art que chefs-d’œuvre. On convoque la diète
de Worms, mais on peint la chapelle Sixtine. Il y a Luther, mais il y a Michel-Ange.
Ce n’est donc pas une raison, parce que aujourd’hui d’autres vieilleries croulent à
leur tour autour de nous, et remarquons en passant que Luther est dans les vieilleries
et que Michel-Ange n’y est pas, ce n’est pas une raison parce qu’à leur tour aussi
d’autres nouveautés surgissent dans ces décombres, pour que l’art, cette chose
éternelle, ne continue pas de verdoyer et de florir entre la ruine d’une société qui
n’est plus et l’ébauche d’une société qui n’est pas encore.
Parce que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, parce que les rostres sont
encombrés de Cicérons, parce que nous avons trop de Mirabeaux, ce n’est pas une raison
pour que nous n’ayons pas, dans quelque coin obscur, un poëte.
Il est donc tout simple, quel que soit le tumulte de la place publique, que l’art
persiste, que l’art s’entête, que l’art se reste fidèle à lui-même, tenax
propositi. Car la poésie ne s’adresse pas seulement au sujet de telle monarchie,
au sénateur de telle oligarchie, au citoyen de telle république, au natif de telle
nation ; elle s’adresse à l’homme, à l’homme tout entier. À l’adolescent, elle parle de
l’amour ; au père, de la famille ; au vieillard, du passé ; et, quoi qu’on fasse,
quelles que soient les révolutions futures, soit qu’elles prennent les sociétés caduques
aux entrailles, soit qu’elles leur écorchent seulement l’épiderme, à travers tous les
changements politiques possibles, il y aura toujours des enfants, des mères, des jeunes
filles, des vieillards, des hommes enfin, qui aimeront, qui se réjouiront, qui
souffriront. C’est à eux que va la poésie. Les révolutions, ces glorieux changements
d’âge de l’humanité, les révolutions transforment tout, excepté le cœur humain. Le cœur
humain est comme la terre ; on peut semer, on peut planter, on peut bâtir ce qu’on veut
à sa surface ; mais il n’en continuera pas moins à produire ses verdures, ses fleurs,
ses fruits naturels ; mais jamais pioches ni sondes ne le troubleront à de certaines
profondeurs ; mais, de même qu’elle sera toujours la terre, il sera toujours le cœur
humain ; la base de l’art, comme elle de la nature.
Pour que l’art fût détruit, il faudrait donc commencer par détruire le cœur humain.
Ici se présente une objection d’une autre espèce : — Sans contredit, dans le moment
même le plus critique d’une crise politique, un pur ouvrage d’art peut apparaître à
l’horizon ; mais toutes les passions, toutes les attentions, toutes les intelligences ne
seront-elles pas trop absorbées par l’œuvre sociale qu’elles élaborent en commun, pour
que le lever de cette sereine étoile de poésie fasse tourner les yeux à la foule ?
— Ceci n’est plus qu’une question de second ordre, la question de succès, la question du
libraire et non du poëte. Le fait répond d’ordinaire oui ou non aux questions de ce
genre, et, au fond, il importe peu. Sans doute il y a des moments où les affaires
matérielles de la société vont mal, où le courant ne les porte pas, où, accrochées à
tous les accidents politiques qui se rencontrent chemin faisant, elles se gênent,
s’engorgent, se barrent et s’embarrassent les unes dans les autres. Mais qu’est-ce que
cela fait ? D’ailleurs, parce que le vent, comme on dit, n’est pas à la poésie, ce n’est
pas un motif pour que la poésie ne prenne pas son vol. Tout au contraire des vaisseaux,
les oiseaux ne volent bien que contre le vent. Or la poésie tient de l’oiseau. Musa ales, dit un ancien.
Et c’est pour cela même qu’elle est plus belle et plus forte, risquée au milieu des
orages politiques. Quand on sent la poésie d’une certaine façon, on l’aime mieux
habitant la montagne et la ruine, planant sur l’avalanche, bâtissant son aire dans la
tempête, qu’en fuite vers un perpétuel printemps. On l’aime mieux aigle
qu’hirondelle.
Hâtons-nous de déclarer ici, car il en est peut-être temps, que dans tout ce que
l’auteur de ce livre vient de dire pour expliquer l’opportunité d’un volume de véritable
poésie qui apparaîtrait dans un moment où il y a tant de prose dans les esprits, et à
cause de cette prose même, il est très loin d’avoir voulu faire la moindre allusion à
son propre ouvrage. Il en sent l’insuffisance et l’indigence tout le premier. L’artiste,
comme l’auteur le comprend, qui prouve la vitalité de l’art au milieu d’une révolution,
le poëte qui fait acte de poésie entre deux émeutes, est un grand homme, un génie, un
œil, ὀφθαλμός, comme dit admirablement la métaphore grecque. L’auteur n’a jamais
prétendu à la splendeur de ces titres, au-dessus desquels il n’y a rien. Non ; s’il
publie en ce mois de novembre 1831 les Feuilles d’Automne, c’est que
le contraste entre la tranquillité de ces vers et l’agitation fébrile des esprits lui a
paru curieux à voir au grand jour. Il ressent, en abandonnant ce livre inutile au flot
populaire qui emporte tant d’autres choses meilleures, un peu de ce mélancolique plaisir
qu’on éprouve à jeter une fleur dans un torrent, et à voir ce qu’elle devient.
Qu’on lui passe une image un peu ambitieuse, le volcan d’une révolution était ouvert
devant ses yeux. Le volcan l’a tenté. Il s’y précipite. Il sait fort bien du reste
qu’Empédocle n’est pas un grand homme, et qu’il n’est resté de lui que sa chaussure.
Il laisse donc aller ce livre à sa destinée, quelle qu’elle soit,
liber, ibis in urbem
, et demain il se
tournera d’un autre côté. Qu’est-ce d’ailleurs que ces pages qu’il livre ainsi, au
hasard, au premier vent qui en voudra ? Des feuilles tombées, des feuilles mortes, comme
toutes feuilles d’automne. Ce n’est point-là de la poésie de tumulte et de bruit ; ce
sont des vers sereins et paisibles, des vers comme tout le monde en fait ou en rêve, des
vers de la famille, du foyer domestique, de la vie privée ; des vers de l’intérieur de
l’âme. C’est un regard mélancolique et résigné, jeté çà et là sur ce qui est, surtout
sur ce qui a été. C’est l’écho de ces pensées, souvent inexprimables, qu’éveillent
confusément dans notre esprit les mille objets de la création qui souffrent ou qui
languissent autour de nous, une fleur qui s’en va, une étoile qui tombe, un soleil qui
se couche, une église sans toit, une rue pleine d’herbe ; ou l’arrivée imprévue d’un ami
de collège presque oublié, quoique toujours aimé dans un repli obscur du cœur ; ou la
contemplation de ces hommes à volonté forte qui brisent le destin ou se font briser par
lui ; ou le passage d’un de ces êtres faibles qui ignorent l’avenir, tantôt un enfant,
tantôt un roi. Ce sont enfin, sur la vanité des projets et des espérances, sur l’amour à
vingt ans, sur l’amour à trente ans, sur ce qu’il y a de triste dans le bonheur, sur
cette infinité de choses douloureuses dont se composent nos années, ce sont de ces
élégies comme le cœur du poëte en laisse sans cesse écouler par toutes les fêlures que
lui font les secousses de la vie. Il y a deux mille ans que Térence disait :
C’est maintenant le lieu de répondre à la question des personnes qui ont bien voulu
demander à l’auteur si les deux ou trois odes inspirées par les événements
contemporains, qu’il a publiées à différentes époques depuis dix-huit mois, seraient
comprises dans les Feuilles d’Automne. Non. Il n’y a point ici place
pour cette poésie qu’on appelle politique et qu’il voudrait qu’on appelât historique.
Ces poésies véhémentes et passionnées auraient troublé le calme et l’unité de ce volume.
Elles font d’ailleurs partie d’un recueil de poésie politique, que l’auteur tient en
réserve. Il attend pour le publier un moment plus littéraire.
Ce que sera ce recueil, quelles sympathies et quelles antipathies l’inspireront, on
peut en juger, si l’on en est curieux, par la pièce XL du livre que nous mettons au
jour. Cependant, dans la position indépendante, désintéressée et laborieuse où l’auteur
a voulu rester, dégagé de toute haine comme de toute reconnaissance politique, ne devant
rien à aucun de ceux qui sont puissants aujourd’hui, prêt à se laisser reprendre tout ce
qu’on aurait pu lui laisser par indifférence ou par oubli, il croit avoir le droit de
dire d’avance que ses vers seront ceux d’un homme honnête, simple et sérieux, qui veut
toute liberté, toute amélioration, tout progrès, et en même temps toute précaution, tout
ménagement et toute mesure ; qui n’a plus, il est vrai, la même opinion qu’il y a dix
ans sur ces choses variables qui constituent les questions politiques, mais qui, dans
ses changements de conviction, s’est toujours laissé conseiller par sa conscience,
jamais par son intérêt. Il répétera en outre ici ce qu’il a déjà dit ailleurs8 et ce qu’il ne se
lassera jamais de dire et de prouver : que, quelle que soit sa partialité passionnée
pour les peuples dans l’immense querelle qui s’agite au dix-neuvième siècle entre eux et
les rois, jamais il n’oubliera quelles ont été les opinions, les crédulités, et même les
erreurs de sa première jeunesse. Il n’attendra jamais qu’on lui rappelle qu’il a été, à
dix-sept ans, stuartiste, jacobite et cavalier ; qu’il a presque aimé la Vendée avant la
France ; que si son père a été un des premiers volontaires de la grande république, sa
mère, pauvre fille de quinze ans, en fuite à travers le Bocage, a été une brigande, comme madame de Bonchamp et madame de Larochejaquelein. Il n’insultera
pas la race tombée, parce qu’il est de ceux qui ont eu foi en elle et qui, chacun pour
sa part et selon son importance, avaient cru pouvoir répondre d’elle à la France.
D’ailleurs, quelles que soient les fautes, quels que soient même les crimes, c’est le
cas plus que jamais de prononcer le nom de Bourbon avec précaution, gravité et respect,
maintenant que le vieillard qui a été le roi n’a plus sur la tête que des cheveux
blancs.
▲