Préface
Les essais qui forment ce livre sont consacrés à six écrivains de nationalités diverses,
introduits, accueillis et devenus célèbres en France pendant ces cinquante dernières
années et qui marquent ainsi un des traits particuliers de l’histoire de notre
littérature : l’influence qu’y ont exercée des auteurs étrangers de race, de langue, de
tournure d’esprit à tout ce que l’on considère comme le propre du génie gallo-latin. Ce
furent quelques classiques au XVe
siècle, les Italiens et
les Espagnols au XVIe
, quelques classiques encore au
XVIIe
, quelques philosophes et romanciers anglais au
XVIIIe
, et à l’époque du romantisme, les grands génies
germaniques de Shakespeare à Goethe et Byron, qui opérèrent cette fois une évolution
décisive. Nos arts lui doivent aujourd’hui leur tristesse, leur ferveur, leur grandeur,
d’être devenus de gravité presque septentrionale dans leurs chefs-d’œuvre et d’avoir perdu
en gaîté narquoise, en faconde conteuse.
Ce changement d’inspiration et d’humeur a été ratifié par le public. Le succès est venu
d’abord aux écrivains nationaux qui se réclamaient de modèles étrangers. Tandis que
Shakespeare et Byron restaient pour les lecteurs français de vagues noms vénérables
d’inconnus, Lamartine, Hugo et Musset allaient à la gloire. Puis on vint aux auteurs
exotiques eux-mêmes, à Walter Scott, d’abord, à d’autres Anglais, aux contes
d’Hoffmann.
Enfin ce fut le tour des écrivains que nous allons étudier et aujourd’hui, l’accueil
qu’ont reçu certains romans russes, a fait entreprendre d’un coup un nombre considérable
de traductions, dont il faut bien que la vente paraisse assurée.
Ce sont là des faits marquants ; ils se produisent et se sont produits non à des époques
de décadence, quand la production nationale eut faibli, mais en pleine prospérité
artistique. Ils ont lieu malgré la peine que le public peut avoir à goûter des écrits
peignant des lieux et des milieux lointains, conçus dans le style généralement médiocre
des adaptateurs, recommandés au début par quelques enthousiastes seulement. Il faut donc
admettre qu’une cause particulière détermine le succès de ces livres, le succès des
révolutions littéraires qu’ils ont provoquées. Il faut croire qu’à diverses périodes, ces
œuvres, et celles qui en ont été inspirées, ont mieux satisfait les penchants d’un nombre
notable de lecteurs français que les œuvres véritablement du terroir ; qu’en d’autres
termes la littérature nationale n’a jamais suffi, et aujourd’hui moins que jamais, à
exprimer les sentiments dominants de notre société, que celle-ci s’est mieux reconnue et
complue dans les productions de certains génies étrangers que dans celles des poètes et
des conteurs qu’elle a fait naître. Ainsi il y aurait, entre les esprits, des liens
électifs plus libres et plus vivaces que cette longue communauté du sang, du sol, de
l’idiome, de l’histoire, des mœurs qui paraît former et départager les peuples ; ceux-ci
ne seraient pas divisés par d’irréductibles particularités comme l’école historique
moderne s’est appliquée à le faire admettre ; la France, l’Allemagne plus encore, dont la
littérature est grecque et cosmopolite, aurait conservé intacte une sorte d’humanité
générale et large, toute à tous, sensible à l’ensemble des manifestations spirituelles de
l’espèce, payant cet excès de réceptivité par quelque défaut de production originale, le
compensant en universelle intelligibilité, réduite à emprunter souvent et à ouvrer pour
ainsi dire à façon, mais travaillait pour le monde, plutôt foyer de réflexion, de
convergence et de rayonnement que flambeau proprement et solitairement éclatant.
Ce sont là de lointaines hypothèses que ce livre pourra contribuer à préciser. Prenant le
groupe des littérateurs qui ont été les plus récemment francisés, nous essayerons de
distinguer la nature exacte de leur organisation mentale déduite de leurs écrits par une
méthode d’analyse esthétique et psychologique que nous avons tenté d’exposer ailleurs.
Considérant ensuite l’œuvre de chacun d’eux comme compréhensible et admirable seulement
pour des esprits dont elle exprime les penchants et qui se trouvent être ainsi dans une
certaine mesure, les pareils moralement de son auteur, nous saurons à la fois et ce qu’ont
de particulier les écrivains que nous sommes allés adopter à l’étranger, et ce que
signifient les adhésions qu’ils ont recueillies eux et les artistes qui les imitent en
France ou qui leur ressemblent.
Ce sera là faire en quelque sorte le contraire en méthode historique de ce qu’a tenté
M. Taine dans ses beaux travaux. Tandis que ce penseur s’est appliqué à rechercher les
causes formatrices des grands hommes dans l’hérédité, l’influence de la race, du milieu,
de l’habitat, nous laissons comme insoluble actuellement ce problème d’origine et c’est de
l’ascendant des conducteurs spirituels de peuples que nous nous préoccupons, de la
carrière de leurs idées et de leurs paroles, du fait et du sort de leur prestige. Le grand
homme en tout ordre est celui qui, en vertu de lui-même et par suite de son accord avec
l’âme des générations contemporaines ou postérieures, sans limites de temps, parvient à
gagner à sa personne ou aux manifestations sensibles qui l’expriment, un nombre,
proportionnel à sa gloire, de partisans, de croyants, d’admirateurs, qui, reconnaissant en
lui leur type exemplaire, amplifient pour ainsi dire et répandent son être en consentant à
faire ses volontés, à éprouver ses émotions, à concevoir ses pensées, à ressentir ses
croyances. C’est là toute l’histoire politique, guerrière, artistique, religieuse. Ces
mouvements d’agrégation des masses autour de l’homme qui sait se révéler leur maître ont
lieu sans acception de frontière, brisent le moral des nations et suscitent souvent au
héros d’une race des sectateurs d’une autre. Ce livre est une faible et partielle
justification de cette théorie évidente mais méconnue.
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