Appendice — Plan d’une étude complète d’esthopsychologie
Ayant exposé la méthode et le but de la critique scientifique avec le plus d’exemples et
le plus de faits probants que nous avons pu, il reste à l’appliquer et à l’atteindre. La
démonstration de l’exactitude d’une théorie et du prix d’une méthode ne peut se faire
qu’en les employant à résoudre quelque vaste problème. Nous comptons faire prochainement
cette preuve. Il convient cependant de joindre dès maintenant à ce travail un exemple qui
montre son utilité pratique. Voici donc le plan d’une analyse d’esthopsychologie complète,
pour laquelle nous avons choisi l’un des génies littéraires les plus complexes et les plus
vastes de notre temps : Victor Hugo.
Nous donnons cette sorte de schéma à titre d’éclaircissement, sans aucun développement et
sans citations. Il se base cependant sur une lecture prolongée, sur un amas de notes, et
sur un article paru en décembre 1884, dans la Revue indépendante (première série).
1° Vocabulaire : Universel, avec prédominance de mots indéfinis.
2° Syntaxe : Lâche, abrupte, avec prédominance d’ellipses.
3° Composition : (Des paragraphes et des œuvres.)
a) Par répétition ; variation de la même idée en suites de phrases de sens
identique.
b) Par double répétition ; variation de deux idées adverses en phrases
antithétiques.
4° Ton : Révélateur, tendu, enthousiaste, bizarre.
5° Procédés de description :
a)Des lieux et des gens :
a′) par tentative d’expression immédiate et totale, sans détaillement, au moyen de
répétitions ;
b′) par antithèse, c’est-à-dire par tentative d’expression immédiate et totale,
corroborée par expression accolée du contraire.
b) Des âmes : Par description directe, par explication.
c) Des idées abstraites : Par métaphores, transposition en
images.
6° Sujets préférés :
a) Époques : Le moyen âge, l’antiquité orientale, l’époque moderne,
pittoresque ou hideuse ; caractères communs : le bizarre, le coloris.
b) Lieux : La mer, les forêts, les villes, la cathédrale, le château,
le bouge : caractères communs : le mystérieux, le ténébreux, l’infini, le coloris,
l’indistinct.
c) Moments : La nuit, le soir, l’ombre les crises, le trouble ; mêmes
caractères communs.
d) Personnages :
a′) extérieur :
* Simples ; beauté, laideur absolues
** Doubles ; beauté sinistre, laideur bonne
*** Beaux costumes, belles loques, coloris
b′) intérieur :
* Âmes simples à répétition d’actes
** Âmes doubles à actes antithétiques
*** Âmes doubles par volte-faces subites
c) Sujets abstraits :
a′) Vers à propos de rien, sujets nuls
b′) Sujets indifférents, vers à propos de tout, versatilité
c′) Développement de lieux communs
d′) Humanitarisme, socialisme, optimisme, idéalisme et panthéisme vagues
e′) Aspects grandioses, mystérieux ou bizarres, de la légende, de l’histoire ou de la
vie.
1° Effet général exaltant, par :
a) Richesse, éclat du style (l°)22
b) Imprévu de la syntaxe (2°)
c) Imprévu des métaphores et leur clarté (5° c)
d) Coloris violent des époques et des lieux ; (6° a, b, da′***)
e) Simplicité des personnages (5° b, 6° da′ et b′)
f) Humanitarisme et déisme optimiste (6° e d′)
g) Exaltation du ton (4°)
h) Saillie des objets par antithèse (3° b, 5° ab′, 6° d a′** et b′)
2° Grandiosité amplifiante, par :
a) Procédés de répétition (3° a, 5° a a′)
b) Absence de détaillement (5° a a′)
c) Lointain des époques (6° d, 6° ee′)
d) Clair-obscur des lieux (6° b
c)
e) Simplicité des personnages (6° d) ;
f) Art général des développements ascendants
g) Ton (4°)
h) Sujets (6° e e′)
3° Mystère, par :
a) Mots indéfinis (1°)
b) Ellipses (2°)
c) Tentative d’aperception immédiate, totale, peu claire (5° a a′)
d) Lointain des époques (6° a) et des sujets (6° e e′)
e) Vague métaphysique (6° e d′ et e′)
f) Obscurité des lieux (6° b, c)
g) Ton (4°)
h) Prédilection générale pour les sujets et les situations où l’imagination n’est pas
bornée par les faits, poétisme.
4° Redondance, vide, irréalisme inadéquat par simplification :, par
a) Vocabulaire (1°)
b) Trop de répétitions et d’antithèses verbales (3°, 5° a a′ et 6° d a′ et b′)
c) Simplicité des âmes (6° d b′)
d) Vague des époques et des lieux (6° a et b)
e) Nullité fréquente des sujets (6° c a′, b′ et c′)
f) Prédominance générale de l’expression sur l’exprimé
5° Émotion générale de suspens et de surprise par :
a) Antithétisme général
b) Recherche du bizarre (6° a, 4°, 6° da***)
6° Émotions accidentelles et négligeables de réalisme
Résumé de l’analyse et de la synthèse esthétiques : Prévalence de l’élément mot sur
l’élément idée.
Hypothèse explicative : existence chez Victor Hugo d’une surabondance de mots
restreignant le nombre des idées sensuelles, des percepts, et créant par contre des
idées verbales, des concepts, ayant les caractères du mot même, dont elles sont le
retentissement intérieur. (Geiger : Sprache und Vernunft. Lazarus :
Leben der Seele. Steinthal : Grammatik, Logik, und
Psychologie. Taine : De l’Intelligence. Renan : De
l’origine du langage.)
Faits expliqués :
1° Par la surabondance du mot :
Le vocabulaire.
Faits de répétition de mots, d’actes.
Variations sur sujets nuls.
Effet exaltant :
— de grandiosité
— de redondance.
Ton.
2° Par le caractère absolu des mots, c’est-à-dire par le fait que le mot comprend un
abstrait d’images absolument tranché :
L’antithétisme général (des mots seulement pouvant être opposés).
La syntaxe, le ton.
3° Par le caractère borné des mots, c’est-à-dire par le fait qu’un mot n’exprime qu’un
petit nombre d’attributs généraux vagues d’une classe d’objets :
L’aperception immédiate des choses sans détaillement.
Simplicité des personnages.
Humanitarisme et idéalisme général optimiste
Époques et lieux connus verbalement
Sujets et développements verbaux.
Grandiosité.
Irréalisme inadéquat.
4° Par le caractère signe du mot, c’est-à-dire par le fait qu’un grand nombre de mots
sont de purs signes, auxquels aucune image ne correspond :
Abondance de mots indéfinis.
Ellipses.
Métaphores. (Substitution forcée de mots-images aux mots-signes.)
Métaphysique vague.
5° Par le caractère exagérant des mots, c’est-à-dire par le fait que le mot contient
les caractères principaux d’une classe de choses portés à leur plus haut degré :
L’effet exaltant.
Le ton.
La grandiosité.
Simplicité des êtres.
Beauté des lieux et des milieux.
Développements ascendants.
Caractère général de tension.
Insouciance du sujet.
6° Par le fait que ce caractère du mot est le plus fort, là où aucune limitation
expérimentale n’existe :
Ton.
Ténébrosité et lointain des lieux, des époques, des sujets.
Mystère
Grandiosité.
Vérification de ces explications sur la série des ouvrages : elles sont d’autant plus
exactes que ces œuvres sont le moins appliquées à rendre la réalité.
Prédominance probable, dans l’organisme cérébral de Victor Hugo, des éléments figurés
du langage et de la troisième circonvolution frontale.
Pour les poèmes : Lettrés, liseurs.
— Parmi les lettrés : tous les romantiques, tous les parnassiens, quelques
naturalistes ; peu de romanciers idéalistes, aucun critique notable,
journalistes.
— Parmi les lecteurs : une forte proportion de la jeunesse instruite.
— Vente : moyenne, relativement aux romans du même auteur, considérable en tant
que poèmes.
Pour les drames : Lettrés, liseurs, gens du monde.
Parmi les lettrés : les romantiques, moins de parnassiens, point de naturalistes,
quelques romanciers idéalistes ; point de critiques ; la plupart des feuilletonistes
théâtrals et des journalistes.
Parmi les liseurs : faible proportion de l’extrême jeunesse instruite.
Parmi les gens du monde : les moins inaptes aux plaisirs littéraires, les Parisiens
allant fréquemment au théâtre.
Représentations à succès déclinant.
Pour les romans : Lettrés, liseurs.
Parmi les lettrés : les romantiques ; les parnassiens, quelques naturalistes, la
plupart des romanciers idéalistes, tous les feuilletonistes romanciers, quelques
critiques ; les journalistes.
Parmi les liseurs : la généralité, plus les femmes, le peuple.
Vente énorme : persistante pour les Misérables dans le peuple, pour
l’Homme qui rit dans le public lettré.
Insuccès et inintelligence généraux, sauf en Angleterre, où un disciple, Swinburne, et
en Italie.
Succès restreint, même dans ces deux pays.
Pour les poèmes : Prédominance particulière des moyens de vocabulaire, de composition
par répétition et par antithèse, de ton tendu et enthousiaste, de métaphores, d’époques,
lieux, moments caractéristiques, de sujets nuls (avec mélange de grandiose), de vague
idéalisme optimiste, d’effets de redondance et de simplification, avec les extrêmes du
grandiose et du mystère.
Pour leurs admirateurs :
Prédominance des particularités
psychologiques, correspondant chez V. Hugo à ces moyens et ces effets, soit : verbalisme
par surabondance de mots, caractère absolu des mots, leur caractère borné, exagérant,
etc. Cette similarité est la plus forte chez les lettrés, en tant que les plus
admirateurs.
Caractère verbal, général de toute la littérature poétique, française, contemporaine,
avec adjonction de variations individuelles ; verbalisme de Swinburne.
Pour les drames : prédominance particulière ; (moyens) des époques et des lieux
caractéristiques, des personnages préférés, versatilité des sujets ; (effets) de l’effet
exaltant, de la grandiosité amplifiante, de la redondance, du vide, de l’irréalisme.
Pour leurs admirateurs : Verbalisme, les caractères absolus et bornés du mot ;
irréalisme général du public des théâtres et des auteurs-poètes dramatiques ; préférence
des décors aux âmes. Simplicité d’esprit. Enfantillage et sensualité, atonie.
Pour les romans : prédominance ; (moyens) vocabulaire et syntaxe particulières,
composition, ton, procédés de description, lieux, moments, personnages, sujets
grandioses, humanitarisme le moins vague ; (effets) exaltant, grandiosité, mystère,
irréalisme moindre, suspens et surprise, réalisme momentané.
Pour leurs admirateurs : verbalisme ; tous les caractères du mot ;
plus faible somme d’idées non verbales, ou spécialement chez le peuple, présence de
passions humanitaires et socialistes verbales encore, et impratiques.
De 1830 à 1888, la plupart et les mieux doués des lettrés français ont accusé fortement
ou faiblement une prédominance d’idées verbales sur les idées réelles ; les liseurs :
une prédominance semblable moins accusée, atteignant spécialement la jeunesse ; les
auditeurs théâtrals : une atonie et une infériorité mentale générale, marquée par un
irréalisme, une inexpérience et une irréflexion complètes, accompagnées d’une
prédilection sensible pour les moyens d’émotion purement sensuels ; les décors, les
costumes, la sonorité des mots.
Les liseurs peuple : un verbalisme exalté, se traduisant par un idéalisme optimiste
vague et humanitaire, mais impratique et non résultant de l’expérience ; peuple
idéologue.
Ces faits psychologiques sont nationaux. Il serait facile d’en faire la démonstration
par les faits sociaux et historiques de l’époque contemporaine ; ils se sont traduits
notamment par l’incapacité politique du peuple ouvrier ; par rabaissement intellectuel
des classes aisées ; par le romantisme plus ou moins accusé de toute la littérature
française notable actuelle.
1° Synthèse artistique éparse dans les analyses
2° Synthèse biographique finale ;
3° Synthèse sociologique : le groupe romantique ; le groupe des romantisants ;
phénomènes généraux du verbalisme national.
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